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40 jours de télétravail coupé du monde : conversation avec le « Web Robinson » Gauthier Toulemonde

« Il est parfois plus facile de travailler seul, même dans une grande solitude », confie notamment le télétravailleur de l'extrême. Gauthier Toulemonde.

Il y a 6 ans, Gauthier Toulemonde, actuel PDG de Timbropresse et rédacteur en chef de Timbres Magazine, débutait les expéditions « Web Robinson » dont l’objectif était de tester le télétravail en conditions extrêmes. Il est ainsi parti 40 jours sur une île déserte puis 40 jours dans le désert pour tenter d’assurer une activité professionnelle totalement coupé du monde et en mode survie.

Jean‑François Stich et Philippe Mairesse, chercheurs en sciences de gestion, ont travaillé sur ces expéditions « Web Robinson » dans le cadre de leur étude portant sur le désir de télétravail et de solitude. Ils ont recueilli pour The Conversation les réactions de Gauthier Toulemonde à la situation prolongée de télétravail subi que vivent de nombreux Français depuis une semaine.


Jean‑François Stich, Philippe Mairesse : Bonjour Gauthier. Vous avez testé les limites du télétravail dans des situations de confinement et de solitude extrêmes. Dans le contexte actuel, nous apprêtons-nous à revivre votre expérience, chez nous ?

Gauthier Toulemonde : Ce sera sûrement une découverte pour beaucoup qui n’ont jamais été dans ce type de conditions, comme ce fut le cas me concernant sur une île déserte. Cela crée des contraintes, surtout pour les personnes vivant dans des logements exigus. Ce qui pouvait parfois me déstabiliser, c’était de ne pas avoir d’humain avec moi.

Il n’y avait personne pour me calmer, m’aider à relativiser. J’étais comme Robinson Crusoé au début de son expérience, un souverain absolu mais de pacotille. Sans contradicteurs, de « comex » insulaire, j’organisais la vie de la cité, composée d’un chien, deux chats, une poule et un coq.

Sur une île déserte, pas de « comex insulaire » et une vie de cité organisée avec les animaux…. Gauthier Toulemonde

L’extrême solitude, le silence absolu, la jungle et ses serpents sont constitutifs d’un environnement parfois angoissant, mais il n’y n’a pas d’autre choix que de s’en accommoder. Ce n’est pas le cas du télétravail imposé par cette crise sanitaire. Nous pouvons ici parler entre nous, nous raisonner.

J.-F.S., P.M. : Le confinement risque pourtant de rendre toute compagnie insupportable. Pensez-vous que nous soyons préparés à vivre coupés du monde, mais dans l’exiguïté du domicile familial ?

G.T. : Cela peut être très compliqué et déstabilisant. Pour ma part, je ne tenais pas du tout à vivre cette expérience avec d’autres ni mettre leur vie en danger. Allez expliquer à un collaborateur qu’il ne doit pas bouger de son bureau parce qu’il y a un serpent mortel à ses pieds ! Il est parfois plus facile de travailler seul, même dans une grande solitude, que confiné avec beaucoup de monde autour de soi.

Dans toute expérience de confinement comme celle-ci, la volonté et l’autodiscipline sont indispensables. Sur une île déserte, personne n’est là pour vous rappeler les horaires d’une vie « normale ».

Concernant le confinement actuel, il est important de se fixer des heures et un espace réservé au travail. La vie commune oblige à en discuter, à redéfinir les relations que nous pouvons avoir au sein d’une famille ou dans un couple. Le fait de vivre les mêmes choses, avec les mêmes contraintes, va probablement créer du lien. On peut exprimer des choses que l’on n’aurait jamais exprimées précédemment.

Se fixer des heures, un principe d’organisation clé lorsque l’on télétravaille dans des conditions particulières. Gauthier Toulemonde

J.-F.S., P.M. : À un moment de votre expédition, « l’île devenait associée au travail ». Comment réussir à quitter le bureau sans pour autant pouvoir quitter le domicile ?

G.T. : Effectivement, par moments, j’imaginais qu’il n’y avait quasiment que des armoires métalliques sur la plage, avec des dossiers suspendus. Cela devenait insupportable, c’est dire à quel point on se conditionne. Face à ce qui me servait de bureau (une planche avec des tréteaux bricolés), il y avait un autre îlot désert que j’avais nommé « l’île de la tentation ».

Le lieu de travail. Gauthier Toulemonde

Je rêvais de m’y rendre le week-end ou pour des vacances. La solution que j’avais trouvée était de ranger mon espace de travail, de chasser le soir tout ce qui rappelait le travail. La nature m’a aussi beaucoup aidé à relativiser, même si certains jours elle apparaissait ingrate : j’étais parti à la saison des pluies, subissait des orages monstrueux et j’ai failli mourir noyé. Et puis, le lendemain, un lever de soleil me semblait être le premier du monde. Vous vous émerveillez du spectacle.

La personne qui travaille à distance doit faire un peu de pédagogie autour d’elle, dire quelles sont ses routines pour ensuite créer un cadre vraiment dédié au télétravail. Tous les navigateurs le disent : il faut de l’espace, un horizon dégagé, une sorte de tranquillité.

Même confinés dans un studio, il faut lever le nez à la fenêtre. Nous avons tous une part d’imaginaire, un jardin secret. Nous pouvons écrire, nous inventer des histoires, ou nous réfugier dans un hobby. Il faut cultiver ses passions. Je conseille aussi d’expérimenter le yoga.

J.-F.S., P.M. : Pensez-vous que le télétravail confiné, bien qu’imposé et pas forcément vécu en solitaire, puisse faire prendre conscience des bienfaits de la solitude et en ranimer l’envie ?

G.T. : Il est difficile, dans l’apprentissage d’un nouveau mode de vie, de ne pas voir que les aspects négatifs. Mais d’ici deux semaines vont se créer des routines, une discipline de vie par rapport à ce nouvel environnement.

Le travail sur soi peut constituer une réponse à l’isolement. Gauthier Toulemonde

L’écrivain Patrick Chamoiseau disait que « le pire dans l’isolement, c’est quand il n’ouvre à aucune solitude ». Bien vécue, elle est précieuse. Nous pouvons la trouver même avec quelqu’un à côté de soi, en lisant, en développant l’imaginaire. C’est justement ce travail sur soi, sur le mental, qui est très efficace.

Dans la situation actuelle, les personnes confinées peuvent très bien s’essayer à essayer de méditer, éventuellement à tenter de faire du yoga par exemple, de sorte que le mental et le corps soient vraiment en parfaite harmonie. J’ai vécu sur la fin une solitude très heureuse. C’est du temps pour soi, pour méditer. C’est quelque chose que les télétravailleurs « forcés » auront à découvrir.

J.-F.S., P.M. : Il peut être en effet difficile de trouver ces moments de solitude lorsque le télétravail nous rend d’astreinte permanente, avec la pression psychologique que cela comporte. Quelles étaient vos routines pour maintenir un semblant de vie privée sur votre île ou dans votre désert ?

G.T. : J’ai éprouvé très vite le besoin de couper, sinon mes horaires devenaient déments, de 5h à minuit, du fait du décalage horaire avec la France. Il fallait savoir débrancher et se dire que, s’il y a une urgence, elle peut attendre le lendemain. D’autant que je devais aussi assurer ma survie.

Même dans le désert, le besoin de couper se fait ressentir. Gauthier Toulemonde

Il me paraît très important que les heures passées devant son ordinateur soient celles habituelles de bureau, et qu’ensuite on ne soit pas dérangé. Surtout lorsque le confinement se partage avec le conjoint ou les enfants, il est important que, passée une certaine heure, tout soit fermé, physiquement fermé. On éteint son ordinateur, on éteint tout. Ça n’a rien de désobligeant par rapport aux autres, il faut vraiment s’accorder du temps pour soi.

J.-F.S., P.M. : Dans votre expédition, la débrouillardise était primordiale. Toute panne informatique peut être extrêmement stressante. Comment résoudre les problèmes par nous-mêmes en télétravail confiné ?

G.T. : Quand nous n’avons pas le choix, nous trouvons toujours des solutions. On relativise et on s’aperçoit que ce qui n’est pas de première nécessité, on n’en a pas forcément besoin, beaucoup de choses superflues nous paraissent essentielles, on fait le tri.

Je crois que dans toute expérience solitaire comme celle-ci, extrême ou non, le mental est très important : ne pas céder à la panique, prendre le temps de regarder le problème, de l’analyser, et ensuite de résoudre le problème. Nous sommes beaucoup plus imaginatifs et capables que nous ne le pensons. Par ailleurs dans la situation actuelle, le recours à l’autre est quand même assez aisé.

Pas le moment de rencontrer un problème informatique…. Gauthier Toulemonde

Un informaticien peut très bien prendre la main à distance sur un ordinateur, et beaucoup de solutions sont disponibles sur les réseaux sociaux ou dans des tutoriels. Des enfants peuvent même aider leurs parents à résoudre des problèmes technologiques.

J.-F.S., P.M. : Le moment que nous vivons est exceptionnel mais inquiétant. Que pouvons-nous malgré tout trouver de positif, de rassurant, d’optimiste, dans cette situation de télétravail confiné ?

G.T. : Une situation nouvelle, aussi inédite, improbable il y a encore quelques semaines entraîne des peurs. Quand tout sera terminé, les télétravailleurs tireront le bilan de leur expérience, et je pense qu’il sera positif. Surtout s’ils arrivent à décrocher de leur télétravail, à en profiter pour changer certaines habitudes et de créer de nouveaux liens plus fraternels, plus humains, avec leurs collègues, que favorise cette adversité partagée.

Ils reviendront au bureau, seront ravis de les retrouver pour partager leurs expériences. C’est une occasion exceptionnelle de réinventer notre façon de vivre et de travailler, plus en ligne avec la nécessité de préserver l’environnement. La situation d’aujourd’hui me paraît intéressante parce qu’elle va nous obliger peut-être à reconsidérer notre modèle économique, notre façon de travailler, notre façon de vivre, tout simplement.

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