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À Hongkong, la révolte des citoyens-oiseaux

Un moine bouddhiste libère des oiseaux, symbolisant les esprits des victimes du tsunami en 2004. Cette tradition chinoise de l'analogie a été reprise par les manifestants à Hong Kong. Samantha Sin/AFP

De nombreux commentateurs ont souligné la spécificité du mouvement de protestation qui a lieu à Hongkong depuis le 15 mars 2019 en contraste avec d’autres mouvements similaires (Liban, Chili, Algérie, France…) par leur revendication politique (le droit d’élire le gouvernement au suffrage universel, promis par la Grande-Bretagne au moment de la rétrocession en 1997 et indéfiniment repoussé par la Chine populaire) ou par leur organisation sociale (de petits groupes hyperconnectés largement alimentés par une jeunesse étudiante précaire et soutenus par une grande partie de la population).

Pourtant, peu de commentateurs ont interprété le sens des références à la nature dans les deux slogans majeurs du mouvement, « Be water » et « Blossom everywhere », qui inscrivent les protestations à Hongkong dans un espace culturel spécifiquement chinois.


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Une conception fluide de l’action collective

Il a été plusieurs fois remarqué que « Be water », qui signifie « Soyez de l’eau », était une référence directe à Bruce Lee, le héros du cinéma hongkongais qui a rendu populaire le kung-fu au niveau mondial.

Dans le documentaire A Warrior’s Journey, Bruce Lee cite une réplique qu’il a écrite pour son rôle dans le série américaine Longstreet :

« Vide ton esprit, sois informe. Informe, comme l’eau. »

Mais cette devise reprend le principe plus ancien du tai chi chuan selon lequel le contrôle de l’énergie interne implique de la percevoir comme une eau qui circule dans le corps.

En conseillant aux manifestants de se disperser rapidement à l’arrivée de la police, les organisateurs du mouvement à Hongkong adoptent ainsi une conception fluide de l’action collective qui s’inscrit profondément dans la tradition chinoise.

« Be water, my friend », Bruce Lee.

Une prolifération qui subvertit le maoïsme

Le second slogan, « Blossom everywhere », que l’on peut traduire par « Fleurissez partout », reprend de façon plus étonnante et moins remarquée un des slogans de la période maoïste. Mao Zedong avait lancé en 1956 le mouvement des « Cent fleurs » en encourageant les intellectuels à critiquer le nouveau régime communiste par le slogan

« Que cent fleurs s’épanouissent ! Que cent écoles se disputent. » (Bǎihuā qífàng, bǎijiā zhēngmíng)

Le succès inattendu du mouvement conduisit à sa répression par le même Mao en 1957-1959 à travers une campagne anti-droitière. Le slogan lancé par Mao en 1956 reprenait une phrase notée dans le Petit Livre rouge et prononcée au moment de la guerre civile contre Chiang Kai-Shek en 1945 :

« Partout où nous allons, nous devons nous unir avec le peuple, prendre racine et fleurir en son sein. »

En 1972, au déclin de son règne, Mao utilisait encore cette formule pour décrire une cité ouvrière modèle : « La fleur rouge de Dazai fleurit partout ».

En reprenant un slogan maoïste contre un régime qui prétend réaliser le rêve d’unification et de développement de Mao Zedong, le mouvement de protestation à Hongkong reprend ainsi une tradition de contestation interne à l’histoire de la Chine.

La nature comme source de référence contestataire

En quel sens peut-on dire que les citoyens de Hongkong sont des fleurs ou de l’eau ? Plutôt que d’énoncés contradictoires confondant les règnes de la nature et de la culture, il s’agit d’énoncés performatifs par lesquels les citoyens apprennent à percevoir autrement l’espace collectif en agissant « comme de l’eau » ou « comme des fleurs ».

Une telle référence à la nature dans un mouvement de contestation profondément inquiet de la crise écologique n’est pas sans analogie avec les mouvements alternatifs en France qui invitent à penser « comme un jaguar » ou « comme une forêt ». Mais au lieu d’aller chercher des pensées animistes en Amazonie, les mouvements de contestation à Hongkong s’appuient sur leur propre tradition.

Dans un ouvrage à paraître prochainement issu de 10 années d’enquête de terrain aux frontières méridionales de la Chine, j’ai montré que les citoyens de Hongkong se sont identifiés aux oiseaux depuis 1997, date à la fois de la rétrocession de l’ancienne colonie britannique à la Chine populaire et des premiers cas de grippe aviaire potentiellement pandémique dite H5N1.

Marché d’oiseaux de Hongkong. Frédéric Keck, Author provided

Une telle identification était ambivalente, puisqu’elle portait en même temps vers les poulets domestiques, abattus par millions en cas d’infection dans une ferme ou un marché de volailles, et vers les oiseaux sauvages, soupçonnés de porter le virus à travers les frontières alors qu’ils n’ont que très rarement été infectés (même s’ils constituent le réservoir animal des mutations du virus de grippe, qu’ils portent de façon asymptomatique).


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Des citoyens-oiseaux

Les citoyens de Hongkong que j’ai rencontrés se sont souvent comparés à des oiseaux pour souligner soit l’exiguïté des logements dans lesquels ils vivent comme des poulets en batterie, soit la facilité avec laquelle ils peuvent prendre l’avion pour migrer vers les quatre coins du monde. Une telle identification ambivalente est notamment au cœur du film de Johnny To, Sparrow (2008).

Bande annonce de Sparrow, 2008.

Lorsque le gouvernement de Hongkong a abattu en 1997 toutes les volailles vivant sur son territoire, soit environ un million et demi de poules, coqs, canards, oies et cailles, la population de Hongkong y a vu un geste violent de démonstration de la nouvelle souveraineté chinoise.

Une devise traditionnelle du pouvoir chinois dit en effet : « Tuer le coq pour effrayer le singe » (shā jī xià hóu).

On pouvait alors considérer que les volailles étaient les victimes émissaires d’un sacrifice dont le spectacle était offert par le nouveau souverain à ses sujets pour les avertir qu’ils pourraient en être les prochaines victimes.

Une telle interprétation sacrificielle résonne avec les motivations des jeunes manifestants hongkongais, qui sont prêts à mourir pour dénoncer l’emprise du pouvoir chinois comme l’avait fait la génération précédente d’étudiants à Pékin en 1989.

Répression place Tian’anmen en à Pékin, INA.

Symboles, sacrifice et images motrices

C’est ici que l’attention aux symboles permet de distinguer le nouveau mouvement de contestation à Hongkong, et de parier sur sa vitalité. Les étudiants de Pékin avaient construit une statue de la Liberté devant l’Assemblée nationale et la Cité interdite, opposant ainsi un symbole occidental à un symbole chinois, ce qui a permis au pouvoir de justifier la répression avant de l’effacer des mémoires dans sa population.

Un étudiant d’art plastique termine la nuque de la « Déesse de la démocratie » une réplique de la statue de la Liberté de New York sur la place Tiananmen le 30 mai 1989. Catherine Henriette/AFP

Les citoyens hongkongais mobilisent davantage des images motrices qui leur permettent d’agir comme des éléments naturels pour détourner les forces de la police. C’est dans le même sens que pour critiquer les mesures de précaution contre la grippe aviaire, les citoyens hongkongais se sont identifiés non plus aux poulets abattus en masse pour nettoyer le territoire mais aux oiseaux migrateurs qui traversent les frontières. En ce sens, ils ont refusé d’être des victimes sacrificielles pour devenir des sentinelles de la crise écologique globale.

Philippe Descola a montré que la pensée analogiste qui domine la tradition chinoise, centrée autour de l’opération sacrificielle qui permet de tenir ensemble les « dix mille êtres » composant le monde, est compatible avec des formes d’animisme, qui contestent et renversent les polarités constitutives de l’analogisme.

En ce sens, on peut dire que les citoyens de Hongkong ont réintroduit de l’animisme dans l’analogisme de la même façon que les mouvements alternatifs en France, comme celui de Notre-Dame des Landes, ont réintroduit de l’animisme dans le naturalisme.

En s’identifiant à de l’eau, des fleurs ou des oiseaux sauvages, les citoyens de Hongkong ont contesté de l’intérieur le pouvoir sacrificiel de la souveraineté chinoise. Même si l’anthropologie de la nature n’est pas une science prédictive, on peut parier qu’une telle opération a de l’avenir devant elle.


En 2014-2018, le Fonds de Recherche Axa a soutenu le projet dirigé par Frédéric Keck au Collège de France sur les représentations sociales des pathogènes aux frontières entre les espèces. Créé en 2007 pour accélérer et partager les connaissances scientifiques sur les grands enjeux sociétaux, le Fonds de Recherche Axa a soutenu près de 600 projets à travers le monde menés par des chercheurs de 54 pays. Pour en savoir plus, visitez le site du Axa Research Fund.

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