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À l’aube de l’âge des nucléases

Division cellulaire. L'ADN est en rouge. Wellcome, CC BY-NC-SA

Un nouvel âge s’ouvre devant nous avec la naissance de Lulu et Nana. Leur conception par fécondation in vitro, si elle a bien eu lieu dans les conditions décrites, a été pour la première fois l’objet d’une intervention CRISPR. C’est le symptôme que l’humanité a changé d’ère. Ce changement ne date pas d’hier, ni de la semaine dernière, mais de l’année 2012. C’est à cette date que s’est stabilisée la technique CRISPR-Cas9, devenue symbolique des nucléases.

Ces termes, encore trop peu entrés dans le débat public, font désormais partie du vocabulaire courant des techniciens du génome. De quoi parle-t-on ? CRISPR-Cas9 est dérivé d’un système de défense bactérien qui découpe l’ADN des virus qui l’attaquent. Ce système cible les séquences ADN qu’il reconnaît comme étant étrangères. Mais il peut être modifié en laboratoire pour repérer et découper une séquence ADN déterminée. Si on l’applique sur un gène de cellule humaine, l’organisme pourra essayer de se réparer en utilisant le brin d’ADN intact comme modèle. Ce processus peut lui-même être réorienté en injectant une séquence ADN artificielle, qui sert alors de modèle à la réparation. La technique CRISPR-Cas9 renforce considérablement les procédés précédemment utilisés par les biologistes moléculaires. Elle est rapide, fiable, efficace et relativement peu coûteuse. C’est un moyen, toujours en développement, de réécrire l’ADN. Nous pensions vivre dans l’Anthropocène. En réalité, nous venons d’entrer dans l’âge des nucléases.

Le changement vient encore une fois du laboratoire. L’expression « d’Anthropocène », ère géologique succédant à l’Holocène veut pointer la responsabilité de l’humanité comme principale force géologique planétaire. Elle a fusé hors de certains cercles scientifiques il y a une vingtaine d’années. Ce « virus sémantique », comme le qualifie le philosophe Peter Sloterdijk, a contaminé la sphère politique. C’est un moyen de mettre en procès l’humain pour les dommages qu’il inflige à la biosphère, un syntagme qui a su trouver des échos forts parce que son essence de pensée est ancienne. On trouve par exemple dans le premier livre du Capital de Karl Marx une qualification de l’action humaine particulièrement pertinente sous ce jour : « le travail est d’abord un procès qui se passe entre l’homme et la nature, un procès dans lequel l’homme règle et contrôle son métabolisme avec la nature par sa propre action. »

Cette idée de métabolisme rattache au vivant. L’Anthropocène manie des échelles de grandeurs qui sont plus celles des cailloux que des animaux parlants que nous sommes. Or, la rupture principale qui nous concerne n’est peut-être pas celle du carbone, mais la capacité à modifier l’information génétique dont l’expression, modulée par de nombreux facteurs, aboutit à l’humain. Le moyen technique de cette capacité à modifier l’ADN était déjà contenue dans le vivant. L’être humain se sert de différentes techniques issues de l’usage des nucléases (à « Doigts de Zinc », de type TALE ou CRISPR) pour modifier sa biologie.

CRISPR et le biopolitique

Giorgio Agamben. https://gabriellagiudici.it, CC BY

C’est une rupture majeure dans l’histoire de l’humanité. L’expression du concept de « biopolitique », popularisé par Michel Foucault dans La Volonté de Savoir et refaçonnée par Giorgio Agamben dans sa série Homo Sacer, pose une distinction entre la vie « biologique », nommée par les Grecs zoe, et la vie « politique », permise par la maîtrise du langage, nommée bios. Agamben explore cette dichotomie à partir de laquelle se fonde selon lui le pouvoir souverain. En ce qu’il ne s’occupe a priori que du bios (bios politicon, vie dans la cité) mais peut aussi en dernier recours atteindre la zoe, le pouvoir souverain – qui revendique le monopole de la violence physique – « fonde » un corps biopolitique. D’Auschwitz à Guantanamo, l’État peut créer des zones dans lesquelles les individus n’ont plus de droits fondamentaux ou politiques (et perdent donc leur vie en tant que bios), tout en restant sujets à la violence de l’État organisée par ce même droit. Ils deviennent vulnérables jusque dans le fonctionnement vital de leurs corps (zoe).

L’utilisation des nucléases sur l’être humain vient reconfigurer cette structure. Le scientifique, grâce aux infrastructures (hôpitaux, universités, laboratoires) et au talent humain (étudiants, ingénieurs, chercheurs) que l’État met à sa disposition, organise l’intervention du bios sur la zoe, du produit du génie génétique humain sur la séquence d’ADN dont l’expression aboutira à une ou plusieurs formes de vies humaines. La « norme », au sens de la structure qui permet l’organisation du génie humain, articule la « violence », la capacité de l’intervention de la communauté sur la structure d’organisation du vivant lui-même, à un niveau jusqu’ici sans égal.

Humanité augmentée

Un génome humain présenté sous la forme d’une série de livres en minuscules caractères à la Wellcome Collection. Russ London/Wikipedia, CC BY-SA

L’âge des nucléases naît donc d’une rupture qui s’affranchit de la binarité biopolitique précédente. Si l’on adhère au postulat d’Agamben que « la production d’un corps biopolitique est l’acte original du pouvoir souverain », en d’autres termes que le pouvoir souverain réside dans sa capacité à créer l’exception permettant de faire vivre ou de faire mourir, alors il faut prendre acte de la redéfinition du pouvoir « faire vivre » par l’action des nucléases. Cette prise en main par l’humanité des modifications d’un des paramètres de ce qui fait la zoe, de ce qui fait la vie biologique, le fait que les modifications soient volontaires, affectent directement la conception d’un enfant et soient de plus héréditaires, posent immédiatement la question de la possibilité de la mise en chantier d’une forme d’humanité « augmentée ».

On pourrait opposer à ce raisonnement que justement, la conception de Lulu et Nana ne résulte pas d’un projet politique conscient et organisé, mais a tout d’une transgression et que l’auteur est déjà, ne serait-ce que moralement, sanctionné. Si on analyse la longue série de textes qui mettent en garde contre les conséquences que ces techniques peuvent produire (des rapports institutionnels nationaux aux grandes plates-formes internationales comme le comité de bioéthique de l’Unesco ou encore la convention d’Oviedo), les difficultés à modifier les accords anciens en raison des découvertes récentes, la multiplicité des propositions de chartes (dont celle que He Jiankui a fait publier trois jours avant la révélation), on pouvait prédire que – faute d’un accord mondial – une bonne composante de transgression (et de passage à l’acte personnel) accompagnerait la première naissance de bébé modifié. En effet, il apparaît aujourd’hui que He Jiankui était passé sous les radars des différentes agences et institutions de l’État chinois.

L’incrédulité est peut-être plus du côté de certains scientifiques que des politiques : comment un homme avec si peu de publications et de renommée dans ce secteur a-t-il pu être l’auteur d’un tel tour de force ? D’autres sont moins étonnés : la technique avait déjà été débattue et documentée, et les compétences dont on ne dispose pas s’achètent. Les fécondations in vitro sont des opérations complexes mais de routine depuis des dizaines d’années, les publications sur l’utilisation de CRIPSR sur des cellules animales et humaines se comptent en milliers. Certes, c’est arrivé beaucoup plus tôt que certains l’anticipaient. Comme toujours avec CRISPR.

Beaucoup de preuves, d’informations, de contexte restent à apporter sur ces naissances. Mais à mesure que les jours s’écoulent, le sentiment qu’il s’agit de l’étincelle qui éclaire le basculement se renforce. Nous sommes définitivement entrés dans l’âge des nucléases.

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