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À l’hôpital, combien vaut vraiment une jambe cassée ?

PRORog01/Flickr, CC BY-NC-ND

Il est peu probable que la santé tienne la tête d’affiche dans les prochains mois ou lors de la campagne présidentielle à venir. Est-ce à dire que tout va pour le mieux, notamment du côté de l’hôpital public ? Sans doute pas. La constitution d’un mouvement « Hôpital Debout » ou encore le succès d’une vidéo en ligne d’une infirmière interpellant Martin Hirsch, directeur des Hôpitaux de Paris, l’atteste (Belorgey, 2010). Il convient donc de se pencher sur l’état des structures en charge du soin dans notre pays et notamment sur leurs situations financières, dès lors que celles-ci ont des effets concrets sur l’organisation et la qualité des soins, ou encore l’absentéisme des professionnels.

Parmi les causes désignées de cet état, les modalités de financement des hôpitaux sont en première ligne. Si les situations sont extrêmement diverses, de très nombreuses questions se posent concernant la façon dont il convient de financer les établissements de santé. Une commission a même été mise en place en novembre 2015 par le ministère de la Santé à cette fin. Bien qu’il s’agisse d’une question économique a priori extrêmement technique, le financement des hôpitaux constitue un enjeu démocratique important dans la mesure où il engage la pérennité du service public mais aussi la définition de celui-ci.

Les mécanismes économiques de financement doivent être pensés comme des objets politiques devant être discutés. À ce titre, la sociologie a un rôle important à jouer en rendant ces mécanismes plus compréhensibles, plus « lisibles », et en donnant prise au débat. De très nombreux travaux sociologiques et historiques ont insisté sur la nécessité d’étudier les processus de quantification c’est-à-dire la façon dont sont mis en chiffres des objets, des actions, dès lors que ces processus contribuent activement aux formes de gouvernement contemporaines. L’économie hospitalière ne saurait échapper à cette nécessité.

Quelle facture pour une fracture ?

Les dépenses des hôpitaux ont toujours été scrutées avec une attention soutenue, y compris tout récemment. Les années 1980 ont marqué un tournant puisqu’à partir de cette période, l’hôpital a été doté d’un système d’information et d’une comptabilité permettant de dire quels sont ses coûts et quelles doivent être ses dépenses. Cette transformation, analysée parfois comme l’émergence de l’hôpital-entreprise a reposé sur deux volontés principales : maîtriser les dépenses hospitalières au niveau national et répartir le plus efficacement possible les enveloppes budgétaires entre hôpitaux. Plusieurs mécanismes ont été mis en œuvre pour remplir ces objectifs. Le dernier en date, mis en place en 2004, prend le nom de Tarification à l’activité, aussi appelée T2A. La T2A repose sur un principe en apparence simple et, toujours en apparence, juste.

Simple, car elle consiste en un paiement des séjours en fonction de leurs coûts. Les séjours hospitaliers sont regroupés dans des grandes catégories de prise en charge, par exemple un « accouchement par voie basse sans complication ». Une agence de l’État est chargée de calculer le coût moyen de production de chaque catégorie, de la jambe cassée à l’ablation d’une tumeur du sein. Ce coût sert ensuite à déterminer le « prix » que l’assurance maladie versera à chaque hôpital.

Juste, car elle suppose que chaque hôpital est payé « pour ce qu’il fait » et selon un prix calculé au niveau national. Et pourtant, la T2A pose de multiples problèmes à de nombreux hôpitaux. Son principe dissimule en fait des pièges dans lesquels il est aisé de tomber. Pourquoi ? Parce que le fameux « coût moyen des prises en charge » n’a rien d’évident à déterminer.

La qualité des soins en question

L’enquête que j’ai conduite entre 2010 et 2014 sur le sujet le montre : plusieurs façons de calculer les coûts sont possibles et donc plusieurs tarifs sont imaginables. La technicité des calculs n’empêche donc pas des désaccords de fond sur ce qui est compté et sur ce qui compte… Car la question se pose de ce qui est entendu par une prise en charge. Cela implique de débattre de la qualité, entendue dans le sens courant d’une « prise en charge de qualité » mais aussi au sens de ce qui qualifie cette prise en charge : combien de jours la personne reste-t-elle à l’hôpital, combien de médecins travaillent à sa guérison, quel temps consacre-t-on à échanger avec elle, à l’informer, etc.

L’approche économique a souvent tendance à considérer la question des coûts comme une évidence, les incertitudes concernant pour elle davantage la fixation des prix. C’est à ce point précis que la sociologie politique des techniques de calcul intervient. Elle permet d’opérer un déplacement à la fois analytique et politique, dès lors qu’elle tend à remettre en cause la naturalité et l’évidence du « coût des choses ». Autrement dit, les coûts ne sont pas seulement des éléments à prendre en compte pour décider de ce qu’il faut faire ou non, de ce dans quoi il faut engager des moyens. Ils sont aussi des calculs qui peuvent en eux-mêmes être discutés puisqu’ils intègrent certains éléments et en excluent d’autres.

Quelle valeur accordons-nous à la santé ?

Et puisque le calcul des coûts impacte directement la façon dont sont pris en charge les patient(e)s, il convient de comprendre de quelle façon ils sont réalisés. Prenons un cas concret, celui des maladies chroniques. La T2A a été accusée de prendre extrêmement mal en compte ce type de soins. Le Journal du sida a alerté en 2009 sur le fait que cette tarification ne payait pas le suivi psychologique du patient, le travail pluridisciplinaire des professionnels, etc. L’association Vaincre la mucoviscidose a, elle aussi, dès 2010 contesté les modes de rémunération des services en charge de cette pathologie génétique. L’association est allée jusqu’à refaire les calculs en intégrant des éléments que l’État n’avait pas jugé pertinents, notamment le travail non technique des infirmières. Celles-ci gèrent par exemple pour les enfants les relations entre l’école, le kinésithérapeute de ville et le service hospitalier.

Ainsi, les études de coûts de l’agence publique sont remises en cause car, selon ses détracteurs, elles ne prendraient pas en compte des éléments importants. Deux solutions existent. Soit le tarif n’est pas assez élevé et il convient alors de le relever. Soit la T2A en elle-même ne convient pas à des activités peu standardisables et il s’agit alors de penser à d’autres modes de financement.

La sous-rémunération de certains services hospitaliers est précisément ce qui rend la vie si difficile à la fois pour les professionnel(le)s et pour les patient(e)s. Engager un débat sur la définition ce qui doit être pris en compte dans le calcul de coûts revient à dire ce que nous considérons être une prise en charge juste et efficace. Engager un débat sur les coûts, c’est aussi engager un débat sur les montants en jeu pour l’hôpital, sur les budgets que nous souhaitons y consacrer. Engager un débat sur ces calculs, c’est aussi dire la valeur que nous accordons à la santé, à la notre mais aussi, dans un système solidaire, à celle des autres.

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