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À Paris, le budget participatif est un outil citoyen surtout très politique

Jeanne Menjoulet. sur les hauts de Belleville. Une salariée de la mairie de Paris sur les hauts de Bellevile (pour faire remplir les choix de projets/Budget participatif). Jeanne Menjoulet/Flickr, CC BY-SA

Paris, capitale du budget participatif depuis 2014 ? Le processus, défendu comme une innovation démocratique par de nombreux élus dont la maire de Paris Anne Hidalgo – candidate à sa réélection – est aussi très contesté.

Les défenseurs de cette mesure – qui permet en théorie aux résidents d’une ville de décider où et comment allouer certaines ressources à certains projets – la désignent pourtant comme l’un outil qui permettrait à l’opinion de regagner un peu de confiance envers les institutions.

C’est dans cet objectif que, pour répondre à cette « crise de la représentativité », le mandat de Bertrand Delanoë et plus encore celui d’Anne Hidalgo ont vu le développement de politiques participatives.

Quelle est la marge de manœuvre des habitants dans ce dispositif ? Nos recherches montrent que l’organisation de cet outil participatif désavoue en partie les promesses de la municipalité.

Le pouvoir aux Parisiens ?

À Paris, les politiques participatives comprennent de nombreux dispositifs (conseils Parisien de la jeunesse, carte citoyenne…) parmi lesquels le budget participatif.

Ce dernier affirme donner « le pouvoir aux Parisien·ne·s » en allouant chaque année 5 % du budget d’investissement de la Ville à des projets proposés puis élus par les citoyens.

Sur un site Internet dédié et selon un calendrier établi par la municipalité, les Parisiens peuvent proposer des projets, les amender et voter pour ceux dont ils ont envie de voir la réalisation. Il s’agit d’un outil qui se veut innovant à la fois dans le processus de prise de décision et dans sa mise en œuvre, par le biais d’un site Internet.

L’utilisation du numérique pour conférer davantage de pouvoir aux Parisiens semble aller de soi. Or, les dispositifs numériques induisent des rapports de force qui leurs sont propres et ce d’autant plus que le fonctionnement de la machine les occulte.

Une mise en scène de la participation

Le site Internet du budget participatif met en scène les projets des Parisiens par le biais de vignettes sur lesquelles l’utilisateur peut cliquer pour avoir accès à plus de détails. Cette représentation des projets, en donnant à voir une multiplication de propositions distinctes, symbolise la participation des porteurs de projet : chaque cadre est le témoin de la contribution d’un citoyen et authentifie le processus participatif.

La page de consultation des projets déposés en 2019 : chaque cadre symbolise la participation d’un porteur de projet. Mairie de Paris

Les médiations numériques ont la particularité de rendre possibles la participation, son archivage et sa mise en scène de manière conjointe.

Dès lors, le risque est de croire que les outils, à eux seuls, permettent « naturellement » la participation. Cette croyance conduit les professionnels du secteur à se concentrer sur la gestion des outils, alors considérés comme neutres, tout en niant les rapports de force que construisent ou renforcent les dispositifs numériques.

Ainsi, la participation des Parisiens ne sert pas uniquement à peser sur la décision publique. Sa mise en scène sur le site Internet constitue aussi une preuve de la réussite du dispositif, relayé notamment dans les médias et légitimant le rôle de la municipalité à organiser un tel outil. D’une certaine manière, la participation des Parisiens est donc instrumentalisée, c’est-à-dire chargée d’un objectif à caractère politique pour répondre aux enjeux propres de la municipalité.

Mais ce détournement des participations initiales des Parisiens va plus loin puisque leurs contributions, qui sont censées être le reflet de leur prise de pouvoir servent aussi à réaffirmer le pouvoir de la municipalité.

Des espaces d’expression encadrés

En effet, contrairement aux promesses de la municipalité, la participation des Parisiens au budget participatif n’est pas « directe » : les projets doivent être décrits sur la plate-forme, ils font l’objet d’une médiation écrite et parfois de réécritures. Les textes proposés sont récupérés par la Ville de Paris pour être présentés dans des contextes différents : le pouvoir municipal réside donc dans sa capacité à organiser les espaces et les règles d’expression des citoyens.

Pour déposer un projet, les Parisiens doivent le décrire sur une page prévue à cet effet qui fonctionne comme une base de données. Les mots qui y sont inscrits servent dans un second temps à alimenter la page de présentation des projets accessible aux utilisateurs. Ces deux pages sont le résultat visuel de deux textes de code différents dont les seuls points communs sont les mots inscrits par le porteur de projet pour décrire son idée. Ainsi, la page de consultation des projets « cite » des fragments de la page de dépôt des projets qui est le texte initial.

La page Dépôt de projet : celle-ci a l’allure d’un formulaire. Mairie de Paris

Symboliquement, les espaces d’expression des Parisiens sont encadrés et entourés par l’énonciation municipale. L’ensemble constitue un patchwork comprenant des fragments de discours de citoyens.

Or, cette opération de citation du texte n’est pas explicitement mentionnée. Ainsi, affirmer qu’il s’agit d’une prise de parole directe alors qu’il s’agit de la sélection et de la recontextualisation d’un texte écrit, est erroné : c’est faire passer une représentation pour une présentation.

C’est là que réside la récupération et une forme de manipulation. Elle est surtout symbolique au premier abord, mais a des conséquences sur la manière de considérer les relations de pouvoir : c’est bien la municipalité qui fixe le cadre et qui réorganise les propos et le contexte dans lequel les Parisiens s’expriment.

Une machine à fabriquer des citations

Cependant, dans le cas d’une citation, le texte existe avant qu’il ne soit lu, sélectionné puis cité. Or, la Ville de Paris ne choisit pas, après lecture, des projets parce qu’elle les juge intéressants.

En réalité elle organise en amont la pratique d’écriture et de sélection : les porteurs de projets remplissent des champs d’information qui « collent » à ce dont la Ville a besoin (thème, localisation, titre…). Autrement dit, les citoyens confectionnent sur mesure des fragments de textes qui seront réutilisés sur le site du budget participatif. D’une certaine manière, ce sont donc eux qui font le travail de sélection et d’écriture pour produire des « citations » dont la Mairie se servira pour présenter les projets des Parisiens.

Cela se voit très bien sur la page « Je dépose un projet », montrée plus haut. Les Parisiens doivent remplir une page qui a tout l’air d’un formulaire en décrivant leur projet et en indiquant par exemple son thème ou sa localisation. Ensuite, ces différentes informations apparaîtront, dans une autre mise en forme sur la page de consultation des projets, comme le montre la capture d’écran ci-dessous. Les informations données par l’utilisateur sont donc réutilisées, dans un autre contexte et avec une autre mise en page, par la Mairie sur la page de consultation des projets. Entre ces deux pages, le contexte aura changé : de la page de dépôt des projets et celle de consultation, on sera passé de la production de citation à la mise en scène de la participation.

Capture d’écran d’une page présentant un projet de Parisien : les informations données par le porteur de projet dans le formulaire initial sont ici réutilisées, mais dans une autre mise en page. Mairie de Paris

Enfin, les textes des Parisiens font l’objet de réécritures puisque le projet ci-dessous, intitulé « Restaurer la nature dans l’îlot sportif Neuve Saint-Pierre » est décrit une première fois plutôt longuement. Le projet a ensuite évolué et sa description, reformulée, est beaucoup plus courte.

Deuxième version du projet précédent : la description, remodelée, est beaucoup plus courte et une photo a été ajoutée. Le texte global de la page n’est pas le même.

D’information sur des projets donnés par des Parisiens, les mots qui décrivent les projets deviendront la trace de la participation de citoyens au sein d’un texte encadré par la Mairie.

La production de citations – qui sont autant de preuves de la réussite du dispositif – est automatisée par le biais du site Internet et des formulaires que les Parisiens doivent remplir pour répondre à l’enjeu d’authentification du débat qui légitime le pouvoir municipal. Loin de pouvoir proposer librement leurs idées, les Parisiens doivent s’astreindre aux attentes de la Mairie en remplissant les cases d’un formulaire pour proposer leur projet.

Autrement dit, le site Internet, par lequel le processus participatif se réalise en grande partie, est conçu de manière à fournir les preuves dont la municipalité a besoin pour authentifier la participation et légitimer sa posture.

L’invisibilisation du fonctionnement effectif de la médiation numérique pose problème car elle occulte les jeux de pouvoir propres aux réécritures, et ce, d’autant plus que l’argument initial est de rendre du pouvoir aux Parisiens. Ce fonctionnement réaffirme donc le pouvoir municipal sous couvert d’une déprise du pouvoir.

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