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À Saint-Martin, les catastrophes naturelles boostent les inégalités sociales

Fin septembre 2017, après le passage d’Irma sur l’île de Saint-Martin. Helene Valenzuela/AFP

Plusieurs catastrophes naturelles de grande ampleur ont touché le littoral ces dernières années : Katrina à la Nouvelle-Orléans (2005), Xynthia sur le littoral atlantique français (2010) ou encore Irma (2017) et Dorian (2019) dans les Caraïbes. Ces événements ont causé des dégâts matériels importants, fait des morts et des blessés. Leurs coûts associés augmentent du fait d’une urbanisation croissante dans les zones à risque. Limiter l’exposition à ces aléas est devenu une nécessité pour nos sociétés.

Plus de deux années après Irma – qui a touché les îles françaises de Saint-Martin et Saint-Barthélemy, tuant 11 habitants et détruisant de nombreuses habitations en 2017 – les dégâts sont encore visibles dans les quartiers pauvres alors que les quartiers riches reviennent ou sont revenus à la normale plus rapidement. Les fortes inégalités sociales préexistantes ont été renforcées.

Aujourd’hui, derrière l’incitation à s’adapter aux catastrophes naturelles à venir, il existe un autre risque : celui d’utiliser ces événements dramatiques comme un outil de réorganisation sociale au profit des plus aisés.

L’approbation du nouveau plan de prévention des risques naturels de Saint-Martin (Antilles françaises), début décembre 2019, a ainsi conduit à des blocages importants et des manifestations, principalement dans les quartiers défavorisés, mais avec des répercussions sur l’ensemble de l’île plusieurs jours durant. Ce qui a été remis en cause, c’est à la fois l’impact de ce plan sur les activités économiques de l’île, mais aussi l’effet sur les habitants des quartiers populaires, comme à Sandy Ground ou dans le quartier d’Orléans.

Voitures calcinées dans Marigot (Saint-Martin) durant les blocages du mois de décembre 2019. J. Gargani

Habiter sans cohabiter

Sur le littoral, la nature n’est pas qu’une menace ou un risque, elle constitue aussi une richesse. C’est un élément du bien-être, même si le traumatisme laissé par les ouragans ou les tempêtes peut être fort.

Le littoral est une zone convoitée mais qui, aux yeux de certains (acteurs économiques, propriétaires de biens immobiliers), ne peut être complètement exploitée du fait de la présence d’une population pauvre jugée trop nombreuse. La beauté des lieux est une ressource à laquelle ont aussi accès les plus modestes…

Pour la frange la plus aisée de la population, la coexistence avec ces habitants pauvres est un obstacle au développement économique de l’île, mais aussi à l’entre soi.

Il faut également rappeler que l’implantation de l’habitat sur la côte, à proximité immédiate de la mer, n’a pas toujours été un choix d’agréments, mais aussi un des derniers espaces disponibles. À Saint-Martin, l’urbanisation des hauts de plages s’est développée tardivement durant la seconde moitié du XXe siècle avec le tourisme, ce qui a longtemps laissé ces zones accessibles à des populations modestes et métissées.

Le littoral est désormais convoité par de multiples personnes et activités. De nombreuses constructions et infrastructures s’y sont implantées progressivement. La concurrence pour l’accès à cet espace s’est accrue. L’île s’est transformée, passant d’un territoire agricole, peu électrifié, avec une population éparse dans les années 1950, à un territoire organisé par et pour l’industrie du tourisme balnéaire avec un littoral densément urbanisé à partir du début des années 1990.

Incitations économiques

Le développement économique de l’île a été porté par des incitations fiscales à partir de 1986 – comme la loi Pons de défiscalisation pour l’outre-mer ainsi que les lois Paul (2001), Girardin (2003), Scellier outre-mer (2009) et Pinel (2015). Cela a conduit à un développement des activités en relation avec le tourisme, à un aménagement du littoral et à un accroissement démographique important.

Paradoxalement, c’est toujours en 1986 que la loi relative « à l’aménagement, la protection et la mise en valeur du littoral », dite loi littoral, a réglementé la construction afin d’encadrer la spéculation immobilière.

Dans la pratique, la construction en zone littoral a continué de se produire, à Saint-Martin comme ailleurs, avec l’extension progressive de l’urbanisation en continuité des constructions préexistantes. Entre 1986 et 2006, 530 000 habitants supplémentaires se sont implantés dans les communes littorales en France métropolitaine, sans compter les constructions en relation avec les activités économiques.

Habitations localisées sur les hauts de plage dans le quartier de Grand Case (Saint-Martin), décembre 2019. J. Gargani

Rien qu’à Saint-Martin, la population est passée de 8000 habitants en 1982 à 35000 en 2016 en raison d’incitations économiques. Les lois de défiscalisation ont favorisé le développement de l’industrie du tourisme et de la construction en permettant des remboursements d’une partie des dépenses engagées pour la construction des hôtels, des commerces ainsi que la construction de résidences principales et secondaires.

Les défiscalisations ont augmenté la prise de risque car le coût de construction effectif a été significativement diminué pour les investisseurs. Ceux qui ont fait construire ont pris peu de précaution en bâtissant là où ils imaginaient que les touristes souhaiteraient s’installer, c’est-à-dire au plus proche de la mer, comme à Baie Orientale et Anse Marcel. Ils ont anticipé les moyens de gagner de l’argent sur le court terme.

La défiscalisation a eu pour effet de reporter une partie des dépenses de construction vers l’État – ce sont donc les contribuables qui ont financé et favorisé des implantations dans des zones à risque de submersion marine par un système de moins-value fiscale. Le marché de la construction et de la reconstruction aiguise toujours les appétits financiers à Saint-Martin, comme ailleurs en France et dans le monde. L’industrie de la construction et du tourisme offrent actuellement la possibilité de placements ou de gains financiers.

L’habitat « fragile »

À Saint-Martin, des quartiers populaires ont aussi été construits dans des zones à risque de submersion marine en cas d’ouragan. L’urbanisation a coïncidé avec le besoin de logements pour la main-d’œuvre, souvent étrangère, nécessaire à l’industrie de la construction et du tourisme.

La population installée dans les quartiers populaires est désormais fortement touchée par le chômage depuis le ralentissement de l’activité dans les métiers de la construction. La réduction de l’activité de la construction a été liée à la réduction des avantages fiscaux dans ce secteur et au durcissement des conditions pour pouvoir en bénéficier. L’État a un rôle important dans l’évolution de l’économie et de nos sociétés. Depuis Irma, le secteur de la construction a été redynamisé, mais conduit dans la majorité des cas à des emplois sans contrat de travail et sans cotisation sociales.

Les habitants affectés par les ouragans ont dû faire face à des dépenses de reconstruction que n’ont pu supporter les habitants les plus pauvres. Beaucoup vivent au rez-de-chaussée d’habitations dont le premier étage est laissé à l’abandon, sans toit, ni fenêtres. Les habitants ne sont souvent pas assurés, ni ne possèdent de quoi effectuer des réparations pérennes. Celles-ci sont réalisées à bas coût et grâce à l’entraide. Les habitations des quartiers populaires sont construites de manière moins solide que celles des beaux quartiers. Non seulement elles sont réalisées en dehors des zones autorisées, mais aussi avec des matériaux de moins bonne qualité et en ne respectant pas les normes de construction anticyclonique et parasismique.

L’habitat fragile est aussi celui des habitants fragilisés par des revenus faibles et des situations administratives précaires (clandestins, travailleurs non déclarés, travailleurs pauvres, ni locataire ni propriétaire, habitat hors légalité). Ces habitations sont endommagées de façon importante et récurrente lors des ouragans. En revanche, les constructions des quartiers aisées résistent mieux aux ouragans, même si les plus fortes rafales d’Irma ont abîmé aussi une partie des résidences luxueuses.

Lors de l’ouragan Dorian dans les Bahamas en septembre 2019, certains des habitants les plus aisés ont eu l’opportunité de ne pas être exposés physiquement aux effets de la catastrophe en évacuant les lieux grâce à des vols sur de petits avions privés. Ainsi, lorsque les destructions affectent de façon indifférenciée le bâti de tous les habitants, les personnes aisées parviennent plus facilement à préserver leur intégrité physique, mais aussi psychologique, en n’assistant pas (ou moins) à la situation de crise la plus critique. À Saint-Martin, il a été estimé que 7 000 à 8 000 habitants avaient quitté l’île après l’ouragan Irma. Souvent les habitations dans les quartiers aisés bénéficient de groupes électrogènes et de citernes d’eau leur permettant de faire face plus facilement à la période de crise, juste après les ouragans, lorsque les réseaux d’eau et d’électricité ne fonctionnent plus.

À Saint-Martin, les catastrophes naturelles sont des catalyseurs de la différenciation sociale parce qu’elles touchent plus les pauvres, mais aussi parce que les aides (assurances, aides psychologiques) ne sont pas perçues par les plus pauvres. C’est aussi eux que l’on expulse en premier, comme cela s’était déjà produit après l’ouragan Luis (1995) à Saint-Martin. Qu’en sera-t-il à présent ?

Un renforcement des inégalités

Dans un système capitaliste, les catastrophes accentuent la différenciation sociale. Les aléas naturels sont susceptibles de détruire aussi les liens sociaux en éparpillant les populations. La catastrophe n’est pas que dans la destruction des habitations, mais dans la destruction de la confiance en l’avenir, dans la destruction des communs et des communautés, dans la peur insufflée qui affecte la perception de la nature.

La réorganisation post-catastrophe est un moment délicat pour la reconstruction des liens sociaux, de l’habitat et de l’économie, mais qui peut être considérée comme une opportunité pour certains. Les crues de 1840 et 1856 en France ont été l’occasion de réorganiser les fleuves, leurs abords et les massifs montagneux qui les alimentent, mais aussi de réorganiser les populations limitrophes.

On a vu à La Nouvelle-Orléans que la reconstruction post-Katrina (2005) s’était faite aux dépens des plus pauvres et au bénéfice de certaines entreprises. Le risque inondation dans les quartiers portuaires d’une ville comme Le Havre a pu être l’occasion de favoriser une sélection sociale par le haut des nouveaux arrivants, c’est-à-dire une gentrification des anciens quartiers populaires. Ce fut également le cas à Blois.

Les coûts élevés pour construire selon des normes plus élevées constituent un droit d’entrée et une barrière sociale. Les catastrophes, passées et à venir, stimulent la différenciation sociale.

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