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Adolescents : et s’il était temps de les lâcher ?

La léthargie de certains adolescents pourrait s'expliquer par une prise en charge excessive de la part des parents. Kick Photo/Flickr, CC BY-ND

Jusqu’où les parents devraient-ils s’investir dans la scolarité, les activités et l’épanouissement de leurs enfants ? De nombreux psychologues et sociologues dénoncent ces derniers temps le trop plein d’attention déployé par les « parents hélicoptères », ainsi désignés car ils restent en position stationnaire au-dessus de leur progéniture, à l’affût du moindre de leurs besoins.

La question se pose avec d’autant plus d’acuité à l’adolescence, période de l’apprentissage supposé de l’autonomie. Les Semaines d’information sur la santé mentale (SISM), qui débutent le 12 mars, sont consacrées cette année au thème « parentalité et enfance ». L'occasion de se pencher sur la juste distance à trouver lorsque l'on est parent d'un adolescent ou d'une adolescente. Car en lui consacrant beaucoup de temps et d'énergie, le risque existe de provoquer précisément l'inverse de l'effet escompté : sa démobilisation.

Notre équipe de thérapeutes s’est fait connaître par son approche originale du harcèlement scolaire, visant à donner à l’enfant harcelé les moyens de se défendre lui-même. Depuis 2016, cette façon inédite d’aborder les situations de souffrance scolaire fait l’objet d’un enseignement à l’université de Bourgogne. Nous nous appuyons sur les travaux du Mental research institute (MRI), à Palo Alto (Etats-Unis), héritier de « l’école de Palo Alto », un courant fondé dans les années 1950 par le psychologue américain Gregory Bateson.

Chaque année, dans notre réseau Chagrin scolaire, nous recevons en consultation quelque 500 enfants et adolescents, ainsi que leurs parents, pour dénouer les problèmes fréquents de relations avec l’école. Et bon nombre viennent chercher de l’aide, non pas pour une phobie scolaire, mais plutôt l’inverse, ce que nous pourrions qualifier d’apathie scolaire.

La dernière ligne droite avant l’émancipation

Nous entendons souvent des pères et des mères confier leurs inquiétudes quant à la léthargie académique de leur rejeton, son inconscience face à son avenir professionnel et les conséquences dramatiques auxquelles ces défauts préoccupants ne manqueront pas de l’exposer dans un futur proche.

D’une façon stratégique, pour ne pas les heurter dans leur volonté de faire pour le mieux, nous tentons de les amener à faire assumer les conséquences de cette inaction scolaire à leur adolescent lui-même, pour mettre en place un contexte qui le responsabilise. Avec cette idée qu’en faisant ou voulant à sa place, ils lui interdisent de prendre l’élan essentiel lors de cette dernière ligne droite que représente l’adolescence, avant la falaise qui se présentera devant lui – l’émancipation.

C’est ce que j’ai tenté de faire avec la maman de Léopold, 15 ans, en lui proposant de ne plus jamais insister lorsque ce dernier montrerait des signes de déconcentration pendant les devoirs, le soir. Et même d’inviter Léopold à aller plutôt jouer aux jeux vidéos au premier de ces signes, pour observer ce que cela générerait comme comportement chez son fils. Et ce pendant une semaine afin, ai-je prétendu, d’affiner mon diagnostic quant à un éventuel TDAH, le nom que les psychologues donnent à l’hyperactivité et ses troubles de la concentration. Un prétexte, en réalité, pour faire vivre à cette maman préoccupée l’expérience émotionnelle de la responsabilisation et de ses bienfaits.

« Il regardait en l’air en bâillant »

Cette maman revient en consultation une semaine plus tard.

- « J’ai réussi, me dit-elle, et pourtant… Le premier jour, Léopold est parti jouer lorsque je lui ai dit que son cerveau était en train de fumer et qu’il valait mieux qu’on arrête, vu qu’il regardait en l’air en bâillant au lieu de lire les consignes de son DM [devoir à la maison]. Le deuxième jour, idem. J’aime autant vous dire que je trouvais l’exercice difficile. Deux jours sans aucun travail scolaire…

- J’imagine, Madame.

- Et puis le troisième jour, il s’est déconcentré pareil, mais seulement au bout de dix minutes, ce qui est une sorte de record mondial le concernant, il a eu le temps de faire un exercice d’anglais. Puis il est allé jouer quand je lui ai proposé, vu son agitation. Et le quatrième jour, grandiose : il est resté environ dix minutes à son bureau avant que je lui dise d’aller jouer parce qu’il s’agitait ; il est parti ; et revenu au bout de cinq minutes en disant : “Allez, si on s’y met sérieusement, on n’en a pas pour longtemps.” Je me suis retenue pour ne pas rire, c’est exactement ce que je lui disais à chaque fois, avant qu’on mette l’observation en place avec vous. Il a tenu une demi-heure, jusqu’au dernier exercice qui consistait à légender une carte ; là, il en avait trop marre, il a commencé à gratter le livre avec son cutter. J’ai dit : “Stop, tu es vraiment trop fatigué, Léop, regarde, ton corps le dit, va jouer.”

- Vous avez vraiment été remarquable, Madame.

- Oui, je sais, se rengorge-t-elle, attendez, vous allez voir le bouquet final. Le soir même, à 22 heures, il arrive en pyjama et dit : “Maman, s’il te plaît, aide-moi pour la carte, j’y arrive pas, je comprends pas ce que ça veut dire légender, c’est sans doute à cause de mon TDAH…”. Et là je dis “Chéri, je suis très fatiguée et franchement, ce n’est plus l’heure des devoirs, je trouve que tu as bien travaillé aujourd’hui ; tant pis, tu auras un zéro en géographie, ce n’est pas la fin du monde.” Et là, il s’est littéralement déchaîné, j’avais rarement vu ça. Il m’a dit que j’étais la pire mère du monde, qu’il le raconterait à tout le monde, qu’il allait contacter un avocat, Enfance et Partage et pour ça aller voir l’assistante sociale du collège le lendemain à la première heure.

- Waouh, la puissance de cet enfant ! Je suis impressionnée !

- Mais j’ai tenu. Franchement, c’était vraiment difficile. Et… une heure plus tard, il est venu me voir, sa carte à la main. Il m’a demandé d’un air revêche si je voulais bien regarder. Là, c’était trop dur de dire non, alors j’ai regardé en râlant un peu. C’était franchement pas trop mal. Je lui ai dit, il avait l’air fier de lui. J’étais perturbée, parce que je me suis dit : “je ne le pensais pas capable de faire ça.” C’est dur quand même, penser ça de son fils, à tort !

- Alors, votre diagnostic sur son TDAH ?

- J’ai comme l’impression que son TDAH est assez réactionnel. C’est à dire que la responsabilisation l’atténue, non ? Mais pour en être sûres à 100 %, il faudrait que nous continuions sur cette voie-là. »

« Tu n’es pas capable », lui dit-on en substance

La prise en charge de l’adolescent par ses parents (ce qui consiste à faire à sa place ce qu’il devrait être capable d’assumer, par exemple sa scolarité), lui envoie deux messages implicites : le premier, c’est qu’on l’aime, c’est pour cela qu’on est inquiet pour lui ; le deuxième, c’est qu’on l’estime tellement incapable – scolairement, en l’espèce – qu’il nous semble essentiel de faire les choses à sa place. En dépit de la qualité du premier message, le deuxième message qui est très confortable pour l’adolescent à court terme (il est donc générateur de cette fameuse paresse que paradoxalement on lui reproche) est en fait assez destructeur de sa confiance en lui. « Tu n’es pas capable » lui dit-on en substance.

Notre approche, fondée sur la thérapie dite « brève et stratégique » née de l’école de Palo Alto, nous amènent, nous thérapeutes, à nous poser la question suivante : est ce que ce ne seraient pas précisément toutes ces modalités de prise en charge qui génèrent la léthargie chez cet adolescent ?

Ainsi, au lieu de percevoir le problème de façon linéaire – c’est parce que Léopold ne fait rien qu’on est obligé de le prendre en charge – nous le regardons alors de façon circulaire. Il ne travaille pas. Donc ses parents le prennent en charge. Il se démobilise encore plus puisque il est pris en charge (et qu’en quelque sorte on se mobilise à sa place). Cette démobilisation accrue inquiète les parents qui donc le prennent encore plus en charge. Il se démobilise un peu plus. Et les parents intensifient encore la prise en charge à la culotte et ainsi de suite.

La démobilisation qui désole les parents et leur semble incompréhensible – en dehors d’une mauvaise volonté ou d’un problème psychique de la part de leur fils – devient, dans cette perspective circulaire, une réponse logique à une prise en charge excessive.

La promesse de récompense, ou de sanction

Ce changement de perspective est l’apport de Gregory Bateson, le fondateur de l’école de Palo Alto, que son collègue Paul Watzlavick désigne comme « mutation méthodologique fondamentale » dans son livre Les cheveux du Baron de Münchhausen (Seuil).

Cette prise en charge excessive peut revêtir plusieurs formes, le parent d’adolescent inquiet étant très créatif pour la mettre en œuvre. Il y a la stimulation affectueuse et souriante : « Allez, chéri, c’est l’heure de se mettre aux devoirs, la la la la lère ! » Il y a aussi la promesse de récompense, ou de sanction, tenues ou pas.

- « On avait dit 11 de moyenne pour le smartphone…

- Papa, c’est abuser, j’ai 10,78 !

- Bon, d’accord ».

Il y a aussi les noms d’oiseaux, les cours particuliers imposés, les discours fleuves sur la crise économique et tout autre subterfuge qui consistera à prendre à son propre compte de parent, la motivation scolaire qui devrait pourtant être celle de l’adolescent.

Un résultat précisément inverse de celui qui était souhaité

Toutes ces manoeuvres constituent ce que les psychologues de l’école de Palo Alto appellent les « tentatives de régulation ». Elles sont mises en place pour résoudre un problème ou apaiser une souffrance et elles provoquent très précisément l’inverse de ce qui était souhaité. Ce mode d’interaction infructueux est précisément décrit dans l’article Thérapie courte, résolution d’un problème circonscrit, signé de quatre chercheurs de cette école et repris dans la somme collective des travaux menés de 1965 à 1974, Sur l’interaction (Seuil).

C’est sur ce concept fondateur que nous nous appuyons pour proposer à des patients chaque fois particuliers (enfants, adolescents mais aussi adultes), pour des problèmes tous différents (la phobie scolaire, le harcèlement au travail) un nouveau comportement, à 180° de ceux qui maintiennent le problème pour lequel ils sont venus chercher de l'aide. Avec cette idée, que cessant d’être alimenté par ces tentatives de régulation, le problème diminuera et la souffrance s’apaisera. Ce fut le cas avec la maman de Léopold, pour laquelle le virage à 180° a consisté à passer de la prise en charge à la responsabilisation d’un garçon par ailleurs… tout à fait représentatif de sa génération.


Emmanuelle Piquet a publié en 2017 aux Editions Payot Mon ado, ma bataille, comment apaiser la relation avec nos adolescents.

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