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Afghanistan : comment expliquer la résilience des talibans

Rare photo des talibans, prise lors d'un éphémère cessez-le-feu, le 16 juin 2018, à Jalalabad (Afghanistan). Noorullah Shirzada/AFP

La guerre en Afghanistan dure depuis 1978 quand, le 27 avril, des communistes afghans, encouragés par une Union soviétique en sa période d’expansion territoriale, ont pris le pouvoir à Kaboul en assassinant le président Mohammed Daoud. Ce dernier avait lui-même renversé son cousin, le roi Mohammed Zaher Châh, le 17 juillet 1973, parti en exil à Rome.

Les révolutionnaires communistes étaient soit des officiers ayant goûté à la vie moderne lors de leurs périodes de formation en URSS, soit de jeunes professeurs et des diplômés à la recherche de reconnaissance sociale et financière.

Par leur ignorance des réalités du pays, ils ont vite provoqué la révolte des campagnes qu’ils prétendaient transformer. Ils ont tué ou emprisonné nombre de religieux respectés et décrété une réforme agraire sans prévoir de fournir aux métayers les moyens indispensables pour les cultures : semences, eau d’irrigation et attelage de bœufs pour la charrue. La dot coutumière pour les mariages était supprimée, et femmes et jeunes filles embrigadées de force dans les cours d’alphabétisation obligatoires. Les paysans n’ont pas voulu de cette marche forcée vers le monde moderne et ont pris les armes.

Voyant le régime en difficulté, Brejnev a cru facile de mater la révolte paysanne, qui s’est alors muée en résistance généralisée contre les armées de l’envahisseur. Les Soviétiques et le régime communiste afghan, affaibli par d’incessantes luttes intestines, très vite, n’ont plus tenu que les villes et leurs alentours. C’est l’époque où les humanitaires, largement français, évoluaient presque en liberté dans les campagnes.

Le 15 février 1989, l’armée soviétique s’est retirée d’Afghanistan, la guerre de dix ans étant devenue trop onéreuse. Les crédits étant coupés, le gouvernement afghan a tenu Kaboul jusqu’en avril 1992, grâce aux dissensions, déjà, entre les divers groupes de moudjahiddin, chacun revendiquant le pouvoir pour son seul clan.

L’irruption des talibans

Les désordres dans le pays, les luttes intestines et le phénomène de la transformation de trop nombreux « chefs de guerre » en entreprises de prise de pouvoir privé ont provoqué l’émergence, dès 1994, du mouvement des talibans (« les étudiants en religion »), largement soutenus et équipés par l’armée du pays voisin, le Pakistan. Brandissant le Coran, et promettant de restaurer l’ordre et la justice, ils ont suscité le ralliement immédiat des campagnes du Sud, la région des fiers Pachtounes.

Portrait de Massoud dans une rue de Kaboul (en 2007). Colleen Taugher/Flickr, CC BY

Ils prennent Kaboul le 26 septembre 1996. Et, à l’été 1998, ils contrôlent pratiquement tout le pays. Leur dernier opposant, le commandant Ahmed Châh Massoud en a été réduit à solliciter l’aide du Tadjikistan voisin, fraîchement sorti de l’orbite soviétique. Il est assassiné le 9 septembre 2001 par deux pseudo-journalistes missionnés par le réseau Al-Qaïda patiemment constitué par Oussama Ben Laden. Lequel a organisé l’attaque aérienne, deux jours après, contre les deux tours jumelles du World Trade Center, au cœur de New York, et des locaux du Pentagone, à Washington.

La réaction américaine était inévitable. Moins d’un mois après, leurs avions bombardent les bases talibanes. Le travail de nettoyage des ennemis et de reprise du pays est confié aux responsables militaires de « l’Alliance du Nord », coalition de forces anti-Pachtounes : Tâdjiks, Ouzbeks et Hazâras.

Le 5 décembre 2001, sous l’égide des Nations unies, Hamed Karzaï, un notable d’une famille, pachtoune, de Kandahar est nommé chef du gouvernement intérimaire. Il sera élu président le 13 juin suivant, confirmé le 7 octobre 2004 comme président de la République et réélu le 20 août 2009.

Les Américains, ces nouveaux envahisseurs

Repliés au Pakistan, les talibans vont progressivement retrouver de l’importance. Les nations occidentales – USA en tête – se sont entêtées à vouloir diriger le pays, en le menant vers plus de démocratie et d’égalité. Leur prétention, leur insistance à expliquer aux dirigeants et au peuple ce qu’ils doivent faire provoquent de nouveau l’ire des campagnes qui se livrent, volontairement souvent, de force parfois, aux talibans revenus.

Les bombardements, les incursions armées dans les villages, dans les habitations, même la nuit, finissent d’attiser la haine contre ces nouveaux envahisseurs, jusqu’à 100 000 troupes américaines. L’argent qu’ils déversent sans réflexion crée une nouvelle classe de parvenus enrichis qui pensent plus à leurs revenus qu’au bien du pays. La corruption est généralisée, avec le besoin de profiter de la situation quand il est encore temps.

Les talibans s’installent progressivement dans les campagnes, les administrant en remplaçant le pouvoir central, défaillant et absent, les fonctionnaires d’autorité ne pouvant plus sortir des villes. En de plus en plus de villages, ils perçoivent les impôts, la zakat de 10 % des revenus de chacun. Ils règlent les différends et rendent la justice. Mais ils reprennent leurs habitudes réactionnaires : ils remettent les femmes à la maison, et, souvent, ils ferment les écoles de filles. Ils font respecter leur morale et surveillent l’honneur des femmes, l’action qui leur est la plus facile.

On retrouve les luttes entre les campagnes traditionnalistes, souvent ultraconservatrices, et les gens des villes, ayant subi les influences occidentales et, pour cela considérés comme impies et dépravés.

La situation sécuritaire ne s’améliore pas : les gouvernementaux ne tiennent peut-être plus que 30 % du pays. Ce qui est nouveau, c’est que les talibans ne sont plus uniquement que des gens du Sud, des Pachtounes. Les poches d’agriculteurs et d’éleveurs pachtounes du Nord, mais aussi de jeunes Ouzbeks du Nord les ont rejoints, comme d’ailleurs des Ouzbeks venus de l’Ouzbékistan (ex-soviétique) voisin.

Démonstration de force des talibans

Kunduz, une des deux grandes villes du nord, a été temporairement prise par les talibans. Et, cette année, ils ont conquis d’autres districts ouzbeks du Nord : ils sont maintenant fortement présents dans les campagnes d’Aqcha, de Shiberghan, et de Sar-e Poul, à la lisière de la région montagneuse des Hazâras.

Une réfugiée afghane et ses deux enfants, à Peshawar (Pakistan), en mars 2018. Abdul Majeed/AFP

Les talibans ont montré de nouveau leur force, cette année, en s’emparant temporairement, le 15 mai, de la capitale provinciale de Farah qui jouxte l’Iran, puis ce 9 août de Ghazni, l’ancien centre de l’empire ghaznévide (1022-1150), récemment proclamée capitale de la Culture musulmane et riche de monuments anciens, maillon essentiel sur la route du Sud, entre Kaboul, Kandahar et Hérat.

La situation n’est pas plus claire dans la capitale. Kaboul est enclavée et ce sont les villes de la périphérie qui sont prospères, celles qui profitent du commerce transfrontalier, des droits de douane et de la contrebande, sport national. Hérat est tourné vers l’Iran, Mazar-e Charif vers l’Ouzbékistan ; Kandahar au Sud et Jalalabad, à l’Est, vers le Pakistan. Des fiefs se sont constitués grâce à cette possibilité de bénéficier de ressources indépendantes.

Le désespoir des jeunes

Un nouveau président a été élu le 21 septembre 2014 : Aschraf Ghani Ahmadzay, un universitaire pachtoun ayant longtemps enseigné l’ethnologie aux États-Unis. Les Américains, l’ayant trouvé mal élu et ne voulant pas de second tour aux élections, l’ont affublé d’un « chef de l’exécutif », son compétiteur tadjik, l’élégant Abdullah Abdullah (qui a été accusé d’avoir malmené l’une de ses collaboratrices).

Cette fonction de chef de l’exécutif n’est pas prévue dans la Constitution afghane du 4 janvier 2004 ; ses compétences et le budget dont il dispose sont donc flous, et les deux hommes s’ignorent ou se combattent. Les Américains qui avaient imposé à l’Afghanistan un régime présidentiel à l’américaine préfèrent maintenant un régime de type européen, avec un Président et un premier ministre, le même dispositif que du temps du roi Zaher Chah, jusqu’en 1973.

La plupart des soldats étrangers ont quitté le pays, et l’argent déversé à Kaboul s’est tari. Il ne reste plus que 14 000 soldats américains, la plupart des commandos d’élite et des aviateurs, indispensables soutiens de la faible armée afghane. Les jeunes sont sans emploi et désespérés, ils ne cherchent plus qu’à gagner les pays occidentaux : ils y forment le gros des demandeurs d’asile.

A la merci des influences étrangères

Et il faut compter avec les influences étrangères. L’Iran, proche de Hérat et qui exerce son magistère religieux sur les Hazâras, de confession musulmane chiite, n’oublie pas de s’efforcer de contrer son ennemi américain, en armant ou entraînant nombre de talibans, pourtant Pachtounes et sunnites.

La Russie de Poutine craint l’influence sur ses anciennes républiques musulmanes des islamistes extrémistes. Tout bien considéré, Moscou préfère les talibans aux restes d’Al-Qaïda, ou à ce nouvel arrivant dans la région, ce Daech incontrôlable et sanguinaire.

Le Président afghan Ghani, et son épouse, à Kaboul, en février 2018. Shah Marai/AFP

Le Pakistan, ou plutôt ses puissants généraux, n’a qu’une crainte : une alliance en gestation entre son voisin afghan et son ennemi indien. Et les gouvernements afghans successifs refusent de voir les données essentielles de leur destin : l’Afghanistan est un pays enclavé, sans débouché sur les océans, et dépend (presque en tout) pour ses importations et exportations du grand port pakistanais de Karachi.

Ce ne sont pas les liaisons aériennes avec l’Inde qui modifieront sensiblement la donne. Ni le rêve du commerce à partir du nouveau port de Chabahar sur les côtes iraniennes du Golfe persique. Et beaucoup de hauts officiers pakistanais sont d’origine pachtoune, de tempérament plus guerrier que les Pandjabis de l’Est. Sans la guerre, ils n’auraient ni les honneurs, ni les avantages.

Le Pakistan vigilant

Le pays pachtoune a été coupé en deux par la ligne établie entre 1893 et 1896 par Mortimer Durand et le roi afghan Abdour Rahmân Khân (1880-1901), contre une solide contribution financière britannique. Aucun gouvernement afghan n’a admis cette « Ligne Durand », tracée un peu arbitrairement, vu les conditions de l’époque. Et la constitution du Pakistan en 1947 n’a pas été reconnue par les Afghans.

Le fait est que si les gouvernements afghans s’obstinent à ne pas reconnaître la frontière et à rêver à un « Grand Pachtounistan », les Pakistanais ne tiennent pas à annexer leur turbulent voisin. Exercer une influence décisive sur lui leur suffirait bien. Quand aux Pachtounes ruraux, des deux côtés, ils se satisfont aisément de la situation actuelle : les frontières sont nécessaires à la contrebande organisée. « Smugglers need borders », selon l’expression d’Olivier Roy.

N’oublions pas les riches commerçants des pays sunnites du Golfe. Ils ont soutenu et financé les talibans, et les soutiennent encore par idéologie religieuse.

Le rejet d’un compromis par les talibans

Dans ces conditions, les talibans ne sont guère enclins à accepter les demandes répétées de trêve de la part du président Ghani. Le pays est en guerre ; et l’été est la saison des offensives, pas des trêves. L’armée afghane est démoralisée, mal équipée, mal formée et désemparée. Les pertes y sont énormes, du fait des combats ou des désertions.

Les talibans ont exercé le pouvoir de 1996 à 2001. Ce qu’ils cherchent c’est de le reprendre totalement. Les compromis ne les tentent pas. Ils sont bien installés dans les campagnes, d’où ils lancent des raids meurtriers contre Kaboul et les grandes villes. Ils comptent sur la lassitude de l’armée et des citadins, sur la fatigue des donateurs et soldats étrangers pour s’imposer.

Aux négociateurs, ils tiennent le même langage : « Nous discuterons après le départ des envahisseurs étrangers. » Mais ce départ signerait la disparition du régime de Kaboul. La guerre dure depuis maintenant quarante ans, et ils sont prêts à la prolonger. Chacun veut gagner, complètement.


L’auteur a publié « Désastres afghans. Carnets de route 1963-2014 », Gallimard, « Témoins », octobre 2015, 325 p.

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