tag:theconversation.com,2011:/africa/topics/decolonisation-41171/articlesdécolonisation – The Conversation2024-01-14T16:26:27Ztag:theconversation.com,2011:article/2197732024-01-14T16:26:27Z2024-01-14T16:26:27ZKouang Tchéou Wan : la concession française qui voulait rivaliser avec Hongkong<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567131/original/file-20231221-21-glb7sp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C907%2C578&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Miliciens chinois et officiers français dans le territoire français de Kouang Tchéou Wan. Carte postale des années 1920 ou 1930.</span> </figcaption></figure><p>La célébration du soixantième anniversaire de <a href="https://francearchives.gouv.fr/pages_histoire/39242">l’établissement des relations diplomatiques entre la France et la République populaire de Chine</a> (27 janvier 1964) invite à se retourner sur la longue histoire du lien entre les deux pays et, notamment, sur un épisode peu connu : celui de Kouang Tcheou Wan (KTW).</p>
<p>En 1899, la France signe un bail de 99 ans avec la Chine pour l’acquisition de ce territoire de 1 300 km<sup>2</sup>, peuplé d’environ 200 000 habitants, situé sur la péninsule de Leizhou, dans le sud de la Chine continentale. KTW aurait donc dû être restitué en 1998, peu après le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/en-1997-la-chine-recupere-hong-kong-et-fait-des-promesses-8398189">retour de Hongkong dans le giron chinois</a>. Mais il le fut dès 1946. Ce pan de l’histoire de la présence française en Chine est le symbole d’un échec de l’expansion française sur le continent asiatique.</p>
<p>L’implantation d’une concession française dans cette région est le fruit d’une politique chinoise de développement économique : au XIX<sup>e</sup> siècle, la Chine a décidé de céder des parties de son territoire à des puissances étrangères dans le but de faciliter son développement économique grâce aux investissements. C’est ainsi que la Russie (Lushunkou, 1897), la Prusse (Qingdao, 1898) ou encore le Royaume-Uni (Hongkong, 1898) se sont implantés en Chine.</p>
<p>Par le bail signé le 16 novembre 1899, Paris rattache administrativement ce territoire à <a href="https://cafi-histoires-memoires.fr/l-indochine/la-france-en-indochine">l’Indochine, instaurée en 1887</a>, et nomme sa capitale Fort-Bayard (aujourd’hui Zhanjiang), une petite ville cotière. La concession de Kouang Tchéou Wan s’est faite par le biais d’un <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5839871c/f77.item">échange de lettres</a> et non pas via un traité, démontrant la grande prudence de la Chine, qui précise dans ces lettres que « cette location n’affectera pas les droits de souveraineté de la Chine sur les territoires concédés », c’est-à-dire que Pékin reprendra entièrement la main 99 ans plus tard.</p>
<h2>Une concession aux enjeux stratégiques</h2>
<p>À travers l’obtention de cette concession, la France avait pour objectif de rivaliser avec le développement économique des Britanniques installés à Hongkong un an plus tôt. Paul Doumer, alors gouverneur général de l’Indochine, a choisi cette baie où le riche sous-sol avait été prospecté par un <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3754332.r=claudius%20madrolle?rk=193134;0">explorateur français en 1896</a> mais qui avait été qualifiée dans les cartes britanniques de « baie sans espoir ».</p>
<p>Avant Kouang Tchéou Wa, la France a déjà possédé des concessions en Chine à l’image de <a href="https://www.cairn.info/la-france-en-chine--9782262042097-page-226.htm">Shanghai</a> (1849-1946), <a href="https://souvenir-francais-asie.com/tag/concession-franco-britannique-de-shamian/">Canton</a> (1861-1946), <a href="https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01985187/document">Tientsin</a> (1861-1946) ou encore <a href="https://www.lepoint.fr/histoire/la-longue-histoire-des-francais-a-wuhan-03-05-2020-2373900_1615.php">Hankéou/Wuhan</a> (1886-1943). Ces précédentes concessions interdisaient cependant la construction d’un port destiné à la marine française, pour ne pas concurrencer les installations existantes (à Canton ou Shanghai), d’où le choix de KTW, où il n’y avait pas de port industriel.</p>
<p>Depuis ce port, la France pouvait ainsi exporter des produits miniers, contrôler le trafic maritime en mer de Chine méridionale pour mieux exporter, éviter la contrebande et éliminer les pirates <a href="https://www.entreprises-coloniales.fr/inde-indochine/Kouang-tcheou-Wan.pdf">(quelques centaines d’après la presse de l’époque</a>. Le phare de Fort-Bayard, construit en 1904, est emblématique de cette stratégie.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=398&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565495/original/file-20231213-14492-t4vjqa.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=501&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Carte postale avec le phare de Nao Tchéou. 1905.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Phare_de_Nao-Tchéo_%28Nǎozhōu%29_1905_%28carte_postale%29.jpg">Wikimedia</a></span>
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<p>Une chambre de commerce française est ouverte en 1930. La France organise administrativement le territoire en remplaçant les mandarins locaux, en recensant la population et les armes en circulation, en mettant en place un système d’impôts et de douane ainsi qu’un système judiciaire et un service de renseignement pour prévenir les risques de soulèvements et s’informer sur la piraterie. La présence française prend aussi une dimension militaire avec l’installation de trois bataillons d’infanterie de marine, une section d’artillerie, un bataillon de tirailleurs chinois et une milice chinoise.</p>
<h2>Le faible développement et la fin de la présence française</h2>
<p>KTW va se développer lentement et ne connaîtra pas le même succès économique que Hongkong. La population totale n’a pas réussi à dépasser les 200 000 habitants (dont seulement une centaine de Français). Dès le début, le développement est menacé par le manque de financement et l’hostilité des habitants. Les fonctionnaires ne reçoivent pas toujours leur paie, et l’approvisionnement en charbon des navires de passage est difficile tandis que les installations télégraphiques se font attendre.</p>
<p>KTW passe ainsi pour un <a href="https://journals.openedition.org/abpo/3492">« territoire oublié de la Marine »</a> marqué par un certain isolement et un quotidien morose d’après Charles Broquet, médecin de la Marine stationné à Kouang Tchéou Wan. Les épidémies de peste et la dysenterie rendent la vie sur place difficile, d’autant que les pirates, qui procèdent notamment à des enlèvements, demeurent une menace constante.</p>
<p>En matière d’échanges économiques, les exportations sont majoritairement tournées vers Hongkong, qui n’impose pas de droits de douane, au détriment de l’Indochine. La distance joue aussi un rôle, KTW se trouvant à 22 heures de route de Hongkong et 48 heures de Haiphong, la ville côtière indochinoise la plus proche. KTW devient ainsi simplement un satellite de Hongkong. Le chiffre d’affaires du commerce est toutefois trois fois supérieur à celui de La Rochelle mais correspond seulement à un quart du trafic du port aquitain (les marchandises étant plus coûteuses et plus rares).</p>
<p>D’après la géographe <a href="https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1925_num_34_187_8102">Andrée Choveaux</a>, l’agriculture a néanmoins fortement progressé durant la période. Avant l’arrivée de la France, la production locale de riz ne suffisait pas à la consommation locale et avait rendu indispensable le développement de nouvelles rizières afin de satisfaire les besoins grandissants.</p>
<p>Dans le même temps, la culture de la pomme de terre et du sel et la pêche ont aussi connu un développement alors que le coton, lui, n’a pu être développé en raison du climat et notamment des typhons fréquents. L’installation de sucreries, tanneries et briqueteries a complété l’industrie locale. Cependant, la Banque de l’Indochine, qui a alors le monopole de l’émission de la monnaie dans les colonies françaises d’Asie et du Pacifique, ne s’installe à KTW qu’à partir de 1925, signe d’une économie locale faible et peu intéressante.</p>
<p>Après la Première Guerre mondiale, la France souhaite mettre fin à son implantation en Chine et se recentrer sur l’Indochine, prenant conscience que KTW ne rivalisera pas avec Hongkong dont la population a doublé, atteignant plus de 600 000 habitants. En 1925, face à la pression impérialiste japonaise ayant des visées sur les côtes chinoises depuis plusieurs décennies, la France pense à transformer KTW en port de guerre. Cependant, les crédits ne suivent pas, notamment à cause de la crise économique des années 1930, et le projet ne voit jamais le jour.</p>
<p>En 1943, le territoire est occupé par le Japon. Le 18 août 1945, à Chongqing, la France et la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_de_Chine_(1912-1949)">République de Chine</a> (le régime qui a précédé la RPC) signent un acte de rétrocession du territoire. Le drapeau français est retiré le 20 novembre 1945 et la ville de Fort-Bayard change de nom pour redevenir Zhanjiang. L’idée de rétrocession avait été évoquée dès 1922, mais la France militait pour une rétrocession générale de toutes les concessions étrangères, qualifiées en 1924 de « traités inégaux » par <a href="https://www.cairn.info/les-trente-empereurs-qui-ont-fait-la-chine--9782262051587-page-459.htm">Sun Yat-sen</a>, premier président de la République de Chine, soulignant leur caractère discriminatoire et déséquilibré. Une première concession britannique, Wei-Ha-Wei, avait fini par être rétrocédée en 1930 après 7 ans de négociations.</p>
<h2>L’héritage français</h2>
<p>En 1940, la France avait inauguré un monument en bronze en souvenir de l’escale de six mois à KTW du bateau Amphitrite en 1701-1702 lors de son second voyage en Chine. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose de la présence française, si ce n’est quelques monuments chinois, dont certains symbolisent l’hostilité à l’ancien pouvoir colonial.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565496/original/file-20231213-17-bhtqqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Monument à la résistance anti-française.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Suixi_County_-_P1580467_-_Huanglüe_People_Anti-French_Resistance_Monument.jpg?uselang=fr">Vmenkov/Wikimedia</a></span>
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<p>Le quotidien des Français sur place a laissé une image ternie par le trafic d’absinthe et d’opium, dont KTW était une plaque tournante. Pour l’historien spécialiste du territoire <a href="https://www.lesindessavantes.com/ouvrage/kouang-tcheou-wan-colonie-clandestine/">Antoine Vanière</a>, la concession a été gérée comme une colonie mais avec opacité et affairisme. La France avait formé localement des cadres et une élite francophone d’un millier de personnes, avec un lycée français d’enseignement bilingue. Cependant, la francophonie a rapidement chuté dans les années 1960, lorsque parler français était considéré comme une attitude impérialiste.</p>
<p>À l’inverse, pour <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5839871c/f1.item">Alfred Bonningue</a>, fervent défenseur du colonialisme français, la présence française a été source de bienfaits avec des avancées dans les domaines sanitaires (hôpitaux), de l’instruction publique (collège Albert Sarraut) ou de la sécurité (paix, justice avec de nouveaux tribunaux et suppression des châtiments corporels). L’auteur avance une comparaison avec les investissements réalisés au Niger qui avait une population cinq fois plus importante, mais où les investissements français ont été inférieurs à 40 % de ceux réalisés à KTW.</p>
<p>L’héritage français se retrouve encore aujourd’hui à travers la religion catholique, pratiquée par environ 5 % de la population à Zhanjiang. Enfin, en 2014, la ville de Zhanjiang a construit une rue « à la française » sur le thème du voyage et des loisirs pour développer le tourisme. Cette rénovation s’inscrit dans une politique plus large qui promet de protéger et de rénover les anciens bâtiments de style français (police, église, chambre de commerce, phare), et de favoriser le développement du secteur de la mode.</p>
<h2>Zhanjiang aujourd’hui</h2>
<p>Après le départ des Français, Zhanjiang s’est développée rapidement : une base navale est construite en 1956 par le gouvernement chinois qui y abrite une flotte de guerre. Sa localisation stratégique sur les côtes de la mer de Chine a rapidement fait prospérer la ville, dont le port lui permet de commercer avec une centaine d’autres cités de Chine et d’ailleurs en Asie et dans le reste du monde.</p>
<p>Dès 1984, la Chine a ouvert la <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/ouverture-economique-chinoise">Zhanjiang Economic and Technological Development Zone</a>, permettant ainsi à la ville de recevoir des investisseurs étrangers. Cette zone favorise aussi l’implantation d’entreprises de biotechnologies et d’informatique. Les secteurs des chantiers navals et des industries automobiles, électriques et textiles fleurissent, tout comme les raffineries de sucre, minoteries et usines chimiques. Le tourisme se développe aussi, avec l’inauguration de parcs d’attractions. Aujourd’hui, Zhanjiang entretient des relations étroites avec Taïwan, notamment dans le domaine agricole, renforçant ainsi son rôle stratégique.</p>
<p>La présence française à Kouang Tchéou Wan de la Chine reste un échec, pour ne pas parler de <a href="https://www.cairn.info/nouvelle-histoire-de-l-indochine-francaise--9782262088019-page-170.htm">fiasco</a>. Le parallèle avec Hongkong est frappant : de tailles presque comparables – chacune abrite aujourd’hui environ 7 millions d’habitants – les deux sites ont connu des destins complètement différents et la politique économique britannique, plus audacieuse, y est pour beaucoup.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/219773/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Stéphane Aymard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Méconnu, le territoire Kouang Tchéou Wan est un fragment de l’histoire de la présence française en Chine. Son développement économique fut un échec vis-à-vis de sa rivale Hongkong.Stéphane Aymard, Ingénieur de Recherche, La Rochelle UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2178702023-11-21T16:50:22Z2023-11-21T16:50:22ZLe retour de l’afrocentrisme ou le « miracle africain »<p><em>Dans son ouvrage <a href="https://www.editionsmimesis.fr/catalogue/critique-de-la-raison-animiste/">« Critique de la raison animiste »</a>, récemment paru aux éditions Mimésis et dont The Conversation France publie ici un extrait, l’anthropologue Jean-Paul Amselle s’intéresse notamment aux concepts d’afrocentrisme et d’eurocentrisme. Tout en soulignant l’importance du mouvement afrocentrique dans les sciences sociales africaines et le mouvement décolonial, notamment à travers la figure de Cheikh Anta Diop (1923-1986), l’auteur, qui est directeur d’études émérite à l’EHESS et chercheur à l’Institut des mondes africains (IMAF), souligne le rôle de l’oralité dans la transmission de l’histoire africaine.</em></p>
<hr>
<p>On peut concevoir que pour un Blanc parler de l’afrocentrisme a quelque chose de délicat, voire d’impudent. Mais on peut également estimer que c’est une façon de critiquer l’eurocentrisme, son pendant symétrique et inverse, comme on va le voir.</p>
<p>[…]</p>
<p>La notion d’Afrocentrisme ou d’Afrocentricité est un moyen de tordre le bâton dans l’autre sens, c’est-à-dire de faire de l’Afrique […] subsaharienne, non pas l’objet passif d’une histoire, de l’histoire, mais un véritable sujet capable d’autonomie et ayant apporté sa contribution à l’évolution de l’humanité.</p>
<p>Dans ce dispositif, l’Égypte, au sens de la civilisation pharaonique, occupe de ce point de vue une place à part. C’est en effet au nom du penseur et militant politique sénégalais Cheikh Anta Diop (1923-1986) qu’il faut rattacher principalement la doctrine afrocentriste. Cheikh Anta Diop est l’auteur d’une thèse soutenue en Sorbonne en 1960 et il s’est employé dans ses différents ouvrages à démontrer son idée de l’« Antériorité des civilisations nègres » et l’influence déterminante des cultures africaines sur la <a href="https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1969_num_9_1_1296">civilisation égyptienne pharaonique</a>.</p>
<p>Selon Diop (infra CAD), les Égyptiens anciens étaient des Noirs. CAD est d’ailleurs presque unanimement célébré aujourd’hui au Sénégal où l’université la plus importante porte son nom et où le projet monumental d’histoire de son pays en vingt-cinq volumes est <a href="http://uhem-mesut.com/medu/fr0015.php">placé sous son égide</a>. CAD a été combattu de son vivant par certains égyptologues occidentaux sur la nature du peuplement de l’Égypte ancienne mais sa pensée a été reprise par d’autres penseurs africains comme le Congolais (Brazzaville) <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-la_philosophie_africaine_de_la_periode_pharaonique_2_780_330_avant_notre_ere_theophile_obenga-9782738405029-1174.html">Théophile Obenga</a> ou antillais comme Jean-Philippe Kalala Omotunde. </p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1324058448212987913"}"></div></p>
<p>[…]</p>
<p>À la fin des années 1990 et au début des années 2000, de nombreuses critiques dirigées contre les idées de CAD sont venues des milieux universitaires blancs, en réaction à l’essor de ses idées dans les départements de « Black Studies » des universités nord-américaines. Ces analyses et ces critiques <a href="https://theconversation.com/debat-legypte-noire-est-elle-une-imposture-199439">n’ont pas empêché sa pensée de prospérer</a>.</p>
<p>On pourrait résumer l’équation afrocentriste en disant qu’il s’agit d’un retournement du stigmate au sens où, pour le racisme colonial, l’Afrique n’a rien inventé et n’est qu’un pur réceptacle d’idées et de produits venant de l’extérieur tandis qu’à l’inverse pour CAD, tout vient de ce continent, l’homme en premier lieu, mais aussi, comme on va le voir, un certain nombre de valeurs et d’institutions dont l’Occident revendique le monopole.</p>
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<p>Bref, l’afrocentrisme est une réponse à l’eurocentrisme, et sans doute une façon de substituer un « miracle africain » à un « miracle grec ». Or, ce sont les « centrismes » en général qu’il s’agit d’interroger car il n’est pas douteux que « la pensée occidentale », qui se revendique exclusivement du « miracle grec », est une construction idéologique revendiquant une origine unique alors qu’elle est faite de tout bois. Elle a puisé, en effet, à l’instar de toutes les autres pensées dans des apports extérieurs, tout comme la « pensée africaine », d’ailleurs.</p>
<p>Toute pensée, pour reprendre l’expression de Cl. Lévi-Strauss, est un <a href="https://www.persee.fr/doc/tiers_0040-7356_1985_num_26_102_5749_t1_0472_0000_2">« signifiant flottant », dont la nature est performative</a>. Elle s’approprie un référentiel global en lui imprimant une <a href="https://journals.openedition.org/etudesafricaines/1528">inflexion ou une dérivation locale et située dans le temps</a>. Il n’existe pas de pensée singulière, de « miracle grec » ou de « miracle africain » : seul est présent un « tenir ensemble » de pensées régies par des rapports de forces entre elles et entre les individus qui s’emparent de leurs labels respectifs.</p>
<p>On a vu comment les idées de CAD avaient fait leur retour au Sénégal. Cela n’a été possible <a href="https://www.jeuneafrique.com/199095/politique/l-opold-s-dar-senghor-cheikh-anta-diop-la-guerre-id-ologique/">qu’après la disparition de Léopold Sédar Senghor</a> puisque c’est sous la présidence d’Abdou Diouf que l’université de Dakar a pris son nom. </p>
<p>Aujourd’hui au Sénégal, les idées de CAD sont populaires auprès des étudiants et on peut noter une large diffusion de l’afrocentrisme aussi bien dans l’ensemble du continent qu’à l’extérieur de celui-ci, aussi bien dans le domaine littéraire, philosophique <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/04/08/art-contemporain-ernest-duku-ou-comment-dessiner-l-invisible_6168770_3212.html">que dans celui dans celui de l’art</a>. Cet afrocentrisme se traduit notamment par la revendication de l’emploi dans les sciences sociales de <a href="https://www.soufflesmonde.com/mission">concepts produits localement et non de disciplines importées comme l’anthropologie ou la sociologie</a>.</p>
<p>En France, le renouveau des idées de CAD, pendant longtemps passées au second plan, s’inscrit dans le phénomène récent de l’apparition dans l’université d’une nouvelle génération d’enseignants et de chercheurs afropéens, afropolitains ou afro-descendants, c’est-à-dire revendiquant à un titre quelconque des racines africaines, qu’ils soient Français ou non. Il en va de même pour certains de leurs collègues « blancs » ayant adopté des positions afrocentristes.</p>
<p>Ce phénomène s’inscrit également dans le cadre d’un « basculement de l’universel » qui pousse ces jeunes chercheurs à contester la suprématie intellectuelle de l’Occident et à accorder aux autres continents de la pensée un préjugé favorable. C’est donc à l’intérieur de ce qui a été nommé un « pluriversalisme décolonial » qu’il faut sans doute resituer ce renouveau de l’afrocentrisme, renouveau qui se manifeste dans <a href="https://editionskime.fr/produit/n-48-pluriversalisme-decolonial/">plusieurs domaines du savoir et de la politique</a>.</p>
<p>Même s’il a existé des régions d’Afrique qui connaissaient l’écriture ou tout du moins une « littérarité restreinte », selon l’expression de l’anthropologue britannique Jack Goody, avant la colonisation, dans son ensemble ce continent se caractérisait essentiellement par la <a href="https://www.cambridge.org/us/universitypress/subjects/anthropology/social-and-cultural-anthropology/literacy-traditional-societies?format=PB&isbn=9780521290050">domination massive de l’oralité</a>. </p>
<p>Cette donnée a été perçue comme un manque par certains Africains <a href="https://journals.openedition.org/africanistes/2920">face aux cultures lettrées occidentale ou musulmane</a>. Ceux-là se sont reportés sur les quelques rares civilisations africaines anciennes qui connaissaient l’écriture comme l’Égypte pharaonique ou l’Éthiopie, ce qui a alimenté à son tour le discours afrocentriste à la fois dans sa version diopienne (CAD) ou rastafarie (celle des rastas antillais en Éthiopie).</p>
<p>[…]</p>
<p>L’absence d’écriture sur la plus grande partie du continent a conduit à se poser la question de l’existence d’une ou de philosophies proprement africaines. Cette question est devenue centrale, dans le sillage du postmodernisme, lorsque des philosophes africains formés à l’occidentale ont commencé à enseigner dans les universités européennes ou américaines.</p>
<p>Ils ou elles se sont alors demandé quels pouvaient être les philosophes africains correspondant aux auteurs canoniques de la philosophie occidentale comme Descartes, Kant ou Hegel. Ils ou elles les ont trouvés pour certains dans les ouvrages de l’ethnologie coloniale tels <a href="https://www.anthropomada.com/bibliotheque/DIEU-DEAU-Marcel-GRIAULE.pdf">« Dieu d’eau » de Marcel Griaule</a> sur les Dogons du Mali ou « La Philosophie bantoue » de Placide Tempels.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Page de couverture du livre « Critique de la raison animiste » de J.-L. Amselle" src="https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/559970/original/file-20231116-21-xdvp85.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est issu de « Critique de la raison animiste », qui vient de paraître aux Éditions Mimésis.</span>
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<p>Pour d’autres dans les mots mêmes de certaines langues africaines – le terme « ubuntu » (humanité) par exemple dans les langues bantoues ou son équivalent « maaya » en bambara, termes censés pouvoir servir de concepts philosophiques.</p>
<p>D’autres enfin les ont trouvés dans l’art africain « premier » (statues, masques) – on dit maintenant <a href="https://www.riveneuve.com/catalogue/leopold-sedar-senghor-lart-africain-comme-philosophie-2/">« art classique africain »</a>, considéré comme recelant en lui-même une philosophie proprement africaine. Étaient ainsi posées les conditions de possibilité d’une ou de philosophies existant à l’état « natif » « indigène », ce qui s’opposait à l’idée que la philosophie est le résultat de l’élaboration individuelle de concepts opérée par un ou une philosophe, idée à laquelle s’est rallié finalement le philosophe sénégalais Mamoussé Diagne <a href="https://www.decitre.fr/livres/de-la-philosophie-et-des-philosophes-en-afrique-noire-9782845867697.html">dans son dernier ouvrage</a>.</p>
<p>Ce transfert et ce déplacement du manque est une caractéristique de l’afrocentrisme dans son ensemble et il se retrouve dans d’autres domaines : ceux qui font l’objet de la fierté de l’Occident et qui sont considérés, à bon droit d’ailleurs par les décoloniaux, comme lui ayant permis pendant une longue période d’assurer son hégémonie sur le reste du monde.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217870/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’afrocentrisme, théorie née au XXᵉ siècle et affirmant que l’Afrique noire se trouve à l’origine de nombreuses connaissances humaines, continue de susciter débats et polémiques.Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147692023-10-23T18:05:47Z2023-10-23T18:05:47ZL’Afrique et le désenchantement démocratique<p><a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">La série de coups d’État militaires</a> intervenus dans la bande sahélienne au cours de ces dernières années a souvent été analysée, en France, du point de vue du <a href="https://theconversation.com/au-sahel-la-france-poussee-dehors-176067">rejet par les populations locales</a> (ou, en tout cas, par une partie d’entre elles) de la présence militaire, diplomatique et économique française.</p>
<p>Toutefois, ces putschs s’inscrivent également dans un processus que l’on observe plus largement dans les pays d’Afrique anciennement colonisés : le rejet de plus en plus assumé de la démocratie « à l’européenne », perçue comme une idéologie contraire aux traditions et aux volontés des peuples africains, et comme un instrument employé par les puissances occidentales sans cohérence et selon leur bon vouloir.</p>
<h2>Un rapport ambigu à la démocratie</h2>
<p>Les pouvoirs coloniaux européens n’ont pas instauré la démocratie dans les territoires africains conquis au cours du XIX<sup>e</sup> siècle, tant s’en faut. En fait, les administrations coloniales ont mis en place des pouvoirs despotiques qui prenaient assez bien le relais des <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1967/05/DECRAENE/27814">empires et des royaumes qui avaient existé en Afrique jusqu’alors</a> et qui avaient été vaincus par les armées conquérantes (tels ceux dirigés, sur le territoire de l’actuel Mali, par <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/umar-omar-saidou-tall/">El Hadj Omar</a> (1796-1864) ou <a href="https://www.liberation.fr/debats/2017/01/04/samori-de-l-histoire-au-mythe_1816858/">Samori</a> (1830-1900), entre autres exemples).</p>
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<p>Les paysans africains (largement majoritaires dans les populations du continent à l’époque) n’ont donc pas vraiment été dépaysés par la violence coloniale et tout ce qui l’accompagnait : perception d’impôts, recrutements forcés, cultures obligatoires (culture forcée du coton à l’Office du Niger, de l’arachide au Sénégal et au Mali), etc. Dans la conscience paysanne, l’anthropologue peut observer la <a href="https://editions-croquant.org/actualite-politique-et-sociale/835-l-invention-du-sahel.html">permanence de la notion de « force »</a>, qui a toujours été au cœur des relations entre États, et entre les États et leurs sujets.</p>
<p>Il n’en reste pas moins qu’au niveau villageois, un autre principe prévalait : celui selon lequel le chef de village devait prendre sa décision sur la base d’un consensus après avoir consulté l’ensemble des villageois.</p>
<p>Cette ambiguïté ou dualité du pouvoir, qui reposait à la fois sur une force d’émanation guerrière et sur le principe apparemment égalitaire de la « palabre », se retrouve aujourd’hui après qu’elle a été oblitérée par la mise en œuvre, dans la dernière période de la colonisation française, des <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2004-4-page-741.htm">élections</a>. Il faut en effet attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que la France mette en place des <a href="https://recherche-anom.culture.gouv.fr/ark:/61561/dy768auyx0f">processus électoraux</a> et que surgisse ainsi un principe démocratique.</p>
<p>Ce processus s’est poursuivi après les indépendances, sauf dans les pays qui se sont engagés dans la voie du socialisme comme la Guinée et le Mali. Interrompu dans certains pays par des coups d’État militaires, le processus démocratique a repris de plus belle après la <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/1279">fameuse déclaration de François Mitterrand à La Baule, en 1990</a>, sur la nécessité de la démocratisation du continent.</p>
<p>L’Afrique francophone s’est ainsi retrouvée à partir des années 1990 avec des pays modèles en matière de démocratie comme le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/05/democratie-en-afrique-l-exception-senegalaise_6180690_3232.html">Sénégal</a> et le <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/fr/content/dossiersduceri/mon-pays-sa-un-certain-retour-sur-la-democratie-exemplaire-du-mali-et-sa-deraison-islamique">Mali</a>. Puis est venu le temps du désenchantement avec la <a href="https://www.iris-france.org/151715-cote-divoire-une-guerre-de-trente-ans-qui-tire-a-sa-fin/">guerre civile en Côte d’Ivoire</a> (2002-2007) et la volonté de certains chefs d’État d’effectuer des mandats supplémentaires en modifiant les Constitutions de leurs pays respectifs (Côte d’Ivoire, Sénégal), sans compter les pays où des despotes se sont maintenus au pouvoir pendant des décennies (Guinée équatoriale, Cameroun, Congo-Brazzaville…).</p>
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<h2>La démocratie, une notion étrangère au continent ?</h2>
<p>Mais c’est <a href="https://theconversation.com/sahel-des-populations-civiles-a-lepreuve-dune-insurrection-djihadiste-201981">l’essor du djihadisme dans les pays du Sahel</a> qui a véritablement sonné le glas du mirage démocratique. La démocratie, avec ses élections, a été vue par bon nombre d’acteurs locaux, notamment militaires, comme un instrument d’affaiblissement des armées nationales, alors même qu’elles se trouvaient aux prises avec des éléments qualifiés de terroristes.</p>
<p>Au Mali notamment, et bien qu’<a href="https://theconversation.com/mali-le-president-ibrahim-boubacar-keita-pris-a-son-propre-jeu-146275">Ibrahim Boubacar Keita</a> ait été élu démocratiquement en 2013, a été pointée la déliquescence du régime avec son cortège de corruption, de népotisme et de prévarication. En deçà, la gestion du président Alpha Omar Konaré (1992-2002) qui jusque là avait été considérée comme sans tache, a récemment été mise en cause par le premier ministre actuel <a href="https://www.jeuneafrique.com/1446942/politique/au-mali-choguel-maiga-de-retour-sur-la-pointe-des-pieds/">Choguel Maiga</a> (arrivé au pouvoir à la suite du <a href="https://theconversation.com/mali-un-coup-detat-dans-le-coup-detat-161594">putsch de 2021</a>) en raison de son supposé abandon de l’armée au cours de ses mandats successifs, laissant ainsi libre cours à la poussée djihadiste. À l’inverse, est réhabilitée la figure du général Moussa Traoré, auteur en 1968 d’un coup d’État militaire qui avait mis fin au régime socialiste de Modibo Keita.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mali-moussa-traore-parcours-dun-dictateur-dechu-et-rehabilite-146661">Mali : Moussa Traoré, parcours d’un dictateur déchu et réhabilité</a>
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<p>Bref, le principe démocratique d’inspiration occidentale est censé, d’après certains responsables africains eux-mêmes, ne pas convenir à l’Afrique ; on retrouve là l’idée de Jacques Chirac qui estimait que le <a href="https://cafebabel.com/fr/article/lafrique-a-t-elle-jamais-ete-mure-pour-la-dictature-5ae0049ff723b35a145daf13/">continent africain n’était pas mûr</a> pour l’application de ce système politique.</p>
<p>La démocratie, avec son système électoral donnant des gagnants et des perdants, est en effet considérée comme étant l’objet de toutes les manipulations et de toutes les compromissions. Il existe une véritable nostalgie, au sein de larges secteurs des populations africaines, pour un pouvoir fort, un pouvoir guerrier qu’incarnent bien les militaires qui se sont emparés du pouvoir au Mali, en Guinée, au Burkina Faso et au Niger. Mais au-delà, il existe un goût prononcé pour des institutions proprement africaines, que celles-ci soient d’ordre coercitif ou consensuel.</p>
<h2>La remise en valeur de modèles précoloniaux</h2>
<p>Cette nostalgie prend plusieurs formes, celle de formations politiques et de certaines associations anciennes – que celles-ci aient disparu, qu’elles existent encore ou qu’elles se soient profondément transformées.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/democratie-ruecratie-theocratie-la-spirale-africaine-178961">Démocratie, « ruecratie », théocratie : la spirale africaine ?</a>
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<p>L’empire médiéval du Mali, ainsi que la <a href="https://editions.flammarion.com/branchements/9782082125475">Charte de Kurugan Fuga</a>, édictée par son fondateur Sunjata, continuent ainsi de servir de référence à certaines fractions de l’élite politique et intellectuelle malienne. Les pactes politiques entre clans qui ont été instaurés à cette période sont censés pouvoir servir de modèle alternatif aux Constitutions importées d’Occident.</p>
<p>De même, les sociétés de chasseurs mandingues et dogons, avec <a href="https://www.persee.fr/doc/jafr_0037-9166_1964_num_34_2_1383">leur organisation égalitaire</a>, fournissent un modèle de comportement concurrençant de façon convaincante les Constitutions occidentales, qui reposent sur le principe de l’égalité des citoyens. Enfin, la palabre villageoise, ou plutôt une version idéalisée de cette institution, paraît être à même de ramener la concorde et d’échapper aux procédures électorales sources de divisions.</p>
<p>Dans une perspective <a href="https://www.editions-mf.com/produit/107/9782378040505/l-ange-noir-de-l-histoire">afro-futuriste</a>, certaines formations politiques existant depuis une époque reculée mais toujours présentes actuellement comme le <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1985_num_40_6_283244_t1_1447_0000_002">royaume bamoun du Cameroun</a> sont présentées par des intellectuels africains comme pouvant fournir un contrepoint alternatif à un État camerounais défaillant (voir le passage « Foumban is Wakanda », pp. 47-49 dans le <a href="https://www.editionsmimesis.fr/catalogue/critique-de-la-raison-animiste/">récent ouvrage de l’auteur de ces lignes</a>).</p>
<p>Bref, l’Afrique disposerait de ressources politiques autochtones lui permettant de se passer de l’importation de modèles prétendument universels mais ne s’appliquant en réalité qu’à l’Occident.</p>
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<p><a href="https://www.lecturesanthropologiques.fr/1086">Le principe universaliste de la démocratie occidentale</a>, outre qu’il serait défendu de façon hypocrite par l’Europe et les États-Unis, qui s’accommodent parfaitement de nombreux régimes formellement démocratiques mais en réalité répressifs, est également vu par certains secteurs des opinions africaines comme le moyen d’imposer des valeurs contraires à leurs propres valeurs culturelles. Il en va ainsi des droits de l’homme qui sont brandis par les Occidentaux pour fustiger l’excision, les mariages forcés ou encore la condamnation de l’homosexualité.</p>
<p>En cela, certains pays africains trouvent un répondant dans la Russie de Poutine, qui lui aussi dénonce des valeurs occidentales « ne correspondant pas à la culture russe ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/russie-lhomophobie-detat-element-central-de-la-guerre-des-valeurs-contre-loccident-212396">Russie : l’homophobie d’État, élément central de la « guerre des valeurs » contre l’Occident</a>
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<p>Partout en Afrique, au Maghreb (Tunisie), dans certains pays européens (Hongrie, Slovaquie) et même aux États-Unis (Trump), la démocratie est battue en brèche au profit du culte du chef. Dans le cadre de ce modèle, plus aucun corps intermédiaire n’est censé subsister entre le leader et ses citoyens devenus des sujets. La démocratie devient une curiosité ou un vestige occidental, d’autant plus que certains de ses thuriféraires peuvent apparaître comme étant eux-mêmes nostalgiques d’un Ancien Régime où s’épanouissait la royauté (c’est ainsi <a href="https://theconversation.com/de-louis-xvi-a-emmanuel-macron-lheritage-monarchique-de-la-v-republique-90324">qu’est parfois présenté Emmanuel Macron</a>).</p>
<p>Dans de larges parties du monde, la démocratie n’a plus le vent en poupe et l’Occident a bien du mal à imposer au nom de ce principe des changements de régime dans des pays qui, il n’y a pas si longtemps, se trouvaient encore sous sa dépendance. Le renversement des dictateurs Saddam Hussein en Irak et Mouammar Kadhafi en Libye, et c’est un euphémisme, ne s’est pas avéré convaincant, de sorte que la politique de George W. Bush contre les États « voyous » est désormais abandonnée et que les États-Unis par exemple, à la différence de la France, se sont parfaitement accommodés, dans un premier temps, de l’arrivée au pouvoir au Niger d’une junte militaire, même s’ils ont <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2023/10/10/niger-washington-qualifie-la-prise-de-pouvoir-des-militaires-de-coup-d-etat-et-coupe-son-aide_6193601_3212.html">fait machine arrière par la suite</a>, tout en maintenant leurs troupes dans le pays.</p>
<h2>L’Histoire continue</h2>
<p>Bref, contrairement à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-histoire-de-la-fin-de-l-histoire-5290629">ce que prévoyait Francis Fukuyama</a>, l’Histoire ne s’est pas arrêtée après la chute du mur de Berlin et de l’Union soviétique. On assiste au contraire, dans l’esprit de la conférence de Bandung (1955), à une <a href="https://theconversation.com/avec-le-conflit-russie-ukraine-le-renouveau-des-non-alignes-184295">reprise d’initiative des pays du Sud</a>, avec par exemple l’émergence des BRICS auxquels sont venus s’adjoindre plusieurs pays, notamment africains (Égypte et Éthiopie), sans que la question de leur nature démocratique soit posée (pas plus d’ailleurs qu’elle n’est posée pour les membres fondateurs de ce groupe que sont la Chine et la Russie). Le débat international ne porte donc plus sur le régime politique de chaque pays membre mais sur la volonté contre-hégémonique de défier la suprématie de l’Occident, incarnée essentiellement par les États-Unis et l’Europe.</p>
<p>Il va sans dire que le <a href="https://www.france24.com/fr/%C3%A9co-tech/20230823-une-monnaie-commune-des-brics-peut-elle-faire-trembler-le-dollar">projet des BRICS d’instaurer une nouvelle monnaie</a> aura sans doute des répercussions dans les anciennes colonies françaises d’Afrique qui continuent de voir leur souveraineté limitée par l’existence du franc CFA. C’est sans doute dans ce domaine que sera mené le prochain combat politique et économique entre les pays africains francophones et la France, laissant ainsi de côté la question de savoir si ces pays sont de nature démocratique ou dictatoriale.</p>
<p>La vision d’une humanité se dirigeant dans son ensemble vers un avenir démocratique radieux n’a donc plus cours. Le combat démocratique universel a cédé la place à des rapports de force entre pays et entre nations, ce qui redonne une certaine actualité aux analyses des années 1960-1970 qui <a href="https://www.jstor.org/stable/23589873">mettaient en avant les rapports centre-périphérie</a> au sein du système économique mondial.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214769/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans de nombreux pays africains, le concept même de démocratie est aujourd’hui profondément déconsidéré.Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2154822023-10-17T19:33:33Z2023-10-17T19:33:33ZDébat : pourquoi il serait temps de bâtir un musée de l’histoire coloniale en France<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/554037/original/file-20231016-27-ylppr7.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1068%2C709&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La sculpture « Entreponts », par Pablo et Serge Castillo, dénonce l’objectivation et la marchandisation de l’humain par le capital. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://memorial-acte.fr/collection/">Pointe-à-Pitre, fonds MACTe, coll. Région Guadeloupe, </a></span></figcaption></figure><p>Les commissions d’historiens et de chercheurs sur le passé colonial et postcolonial de la France se succèdent depuis plus d’une décennie, sur un rythme de plus en plus rapide : <a href="http://www.cnmhe.fr/spip.php?article999">commission sur la mémoire des expositions ethnographiques et coloniales</a> (2011), sur les « événements » en <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/martinique/la-resonance-permanente-des-emeutes-de-decembre-1959-a-fort-de-france-1185916.html">Martinique en 1959</a>, en <a href="https://www.ctguyane.fr/retour-sur-une-page-de-lhistoire-de-guyane-le-guet-apens-le-14-juin-1962-la-population-guyanaise-subissait-une-repression-qui-marquera-lhistoire-du-pays/">Guyane en 1962</a> et en <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/guadeloupe/archives-d-outre-mer-il-y-a-55-ans-en-guadeloupe-le-massacre-de-mai-67-1288648.html">Guadeloupe en 1967</a> (2015), <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994">sur le Rwanda et le génocide des Tutsi</a> (2019), sur les relations France-Algérie entre 1830 et 1962 (<a href="https://issuu.com/la1ere/docs/rapport_commission_stora_pour_la_mi/1?e=7830984/40987597">synthèse en janvier 2021</a>) et la guerre d’Algérie (lancement janvier 2023) et enfin sur la guerre au Cameroun (lancement mars 2023).</p>
<p>Les ouvrages savants et les travaux collectifs trouvent leur public et occupent désormais les rayons des libraires ou des festivals (comme la semaine passée aux Rendez-vous de l’histoire de Blois) à l’image des ouvrages <em>Histoire globale de la France coloniale</em> (Éditions Philippe Rey), <em>Colonisation, notre histoire</em> (Seuil), <em>Histoire de l’Algérie à la période coloniale</em>, 1830-1962 (La Découverte), <em>L’Empire qui ne veut pas mourir. Une histoire de la Françafrique</em> (Seuil) ou encore <em>Décolonisations françaises. La chute d’un empire</em> (Éditions de La Martinière).</p>
<p>Les bandes dessinées, les romans (avec leurs prix littéraires prestigieux de Leïla Slimani à Alexis Jenni en passant par Alain Mabanckou, David Diop, Eric Vuillard, Christophe Boltanski et beaucoup d’autres), les documentaires trouvent leur public (de <a href="https://www.france.tv/france-2/decolonisations-du-sang-et-des-larmes/">« Décolonisations, du sang et des larmes »</a> (2020) sur France 2 à <a href="https://educ.arte.tv/thematic/decolonisations-tous-les-episodes">« Décolonisations »</a> (2020) sur Arte), les fictions cinématographiques telles <a href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm_gen_cfilm=289236.html"><em>Tirailleurs</em></a> (2022) s’emparent du sujet et les podcasts en radio sont des succès indéniables, comme l’excellente série de Pierre Haski sur France Inter depuis deux étés, intitulée <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/les-decolonisations-africaines">« Les décolonisations africaines »</a> en 2022 et 2023.</p>
<p>Partout, sur les réseaux sociaux, sur YouTube et dans des conférences en ligne le passé colonial et ses héritages sont questionnés et génèrent des dialogues, parfois houleux.</p>
<p>Ces dernières années, des expositions, encore rares, participent de ce processus de dévoilement, à l’image d’<a href="https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/exhibitions-34408">« Exhibitions, l’invention du sauvage »</a> (2012) ou <a href="https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/peintures-des-lointains-37627">« Peintures des lointains »</a> (2018) au Musée du quai Branly, en passant par <a href="https://theconversation.com/au-musee-dorsay-les-modeles-noirs-sortent-de-lombre-114878">« Le modèle noir, de Géricault à Matisse »</a> (2018) au Musée d’Orsay ou <a href="https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/I7QnnpN">« Décadrage colonial »</a> (2022) au Centre Pompidou.</p>
<p>Parallèlement, la France a entrepris de commencer à rendre des <a href="https://theconversation.com/restitution-des-biens-culturels-mal-acquis-a-qui-appartient-lart-89193">biens culturels pillés</a> au temps de la colonisation. Dans cette dynamique, une loi va bientôt s’attacher aux « restes humains » provenant des ex-espaces colonisés et conservés dans des institutions publiques (musées, hôpitaux, laboratoires) pour pouvoir rendre ceux-ci aux pays ou régions ultramarines et apaiser les mémoires.</p>
<p>Les manuels scolaires ne sont plus ceux du temps de François Mitterrand – pas le Mitterrand ministre des colonies de 1950-1951, mais celui président de la République de 1981-1988 : si l’étendue des parties des programmes d’histoire consacrées à ces questions continue à faire débat, la place de l’histoire coloniale a été incontestablement renforcée et les enseignants disposent désormais d’outils pédagogiques avancés (les expositions pédagogiques se comptent par dizaines et les plates-formes Lumni.fr et eduscol.education.fr sont bien dotées) pour aborder le passé colonial.</p>
<h2>Le passé colonial à l’agenda des débats publics</h2>
<p>Les débats sur le passé colonial dans l’espace public sont cependant particulièrement clivés : les tenants du décolonialisme les plus radicaux s’opposent aux animateurs de l’Observatoire du décolonialisme faisant la chasse à la « repentance », les nostalgiques du « bon temps des colonies » aux indigénistes et aux pourfendeurs de la Françafrique. Si l’on peut regretter une telle polarisation des débats publics – que nous avions identifiée dans l’ouvrage <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_fracture_coloniale-9782707149398"><em>La fracture coloniale</em></a> (2005) –, contrastant avec les travaux des historiens, on peut en revanche se réjouir de la visibilisation de l’histoire coloniale.</p>
<p>En effet, l’amnésie coloniale, institutionnalisée, a longtemps dominé malgré les efforts et les travaux des historiens : inaugurée sous le général de Gaulle, entretenue sous Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing, vitrifiée par un François Mitterrand mu par son désir d’ériger un musée nostalgique à Marseille (dont <a href="https://maitron.fr/spip.php?article16201">Maurice Benassayag</a> était l’inspirateur) et dont héritera Jacques Chirac, avant de transmettre le relai à Nicolas Sarkozy, ce dernier faisant de <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-esprit-public/comment-les-politiques-instrumentalisent-l-histoire-6608736">l’anti-repentance</a> l’une de ses thématiques favorites et jusqu’à François Hollande, s’affirmant comme l’héritier légitime d’un parti socialiste incapable de faire retour sur ses engagements coloniaux historiques et proposant systématiquement un « regard lucide » sur ce passé mais guère plus.</p>
<p>Nous avons pensé à l’instar de beaucoup d’historiens – que l’on soit en phase ou en désaccord avec cette déclaration – que les choses allaient changer en 2017 lors de la campagne présidentielle : Emmanuel Macron, en Algérie, déclare ainsi le <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/emmanuel-macron-algerie-candidat-presidentielle-voyage-colonisation-crime-contre-l-humanite">16 février 2017</a> à propos de la colonisation : « C’est un crime. C’est un crime contre l’humanité, c’est une vraie barbarie et ça fait partie de ce passé que nous devons regarder en face, en présentant aussi nos excuses à l’égard de celles et ceux envers lesquels nous avons commis ces gestes. »</p>
<p>François Fillon, candidat LR à l’élection présidentielle, n’y voit que la « détestation de notre Histoire, cette repentance permanente » ; Florian Philippot, alors vice-président du Front national, ajoute qu’il n’y a pas « pire insulte contre la France ».</p>
<p>Cette date est pourtant un tournant. Avec de nombreux pays – à l’image des Pays-Bas, de la Belgique, de l’Allemagne et, à un moindre niveau, du Danemark, du Portugal, de la Grande-Bretagne ou de la Suisse –, la France va engager sur plusieurs fronts un changement de posture institutionnelle. Outre les commissions d’historiens, on note la volonté de repenser la place des Français issus de l’immigration (dont une partie non négligeable provient de l’ex-Empire) dans l’espace public, avec la mission <a href="https://www.ecologie.gouv.fr/portraits-france">« Portraits de France »</a> proposant des noms pouvant être utilisés pour nommer rues et bâtiments publics ; l’ouverture de la question du retour des biens culturels à l’occasion du discours <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/11/28/discours-demmanuel-macron-a-luniversite-de-ouagadougou">d’Emmanuel Macron à Ouagadougou</a> (novembre 2017) ; les annonces réitérées de la fin de la Françafrique ; la <a href="https://www.saisonafrica2020.com/fr">programmation Africa2020</a> et la <a href="https://www.innovationdemocratie.org/">Fondation de l’innovation pour la démocratie</a> confiée à Achille Mbembe (2022) ; les engagements en faveur des anciens combattants des colonies… tout paraissait en place pour un « grand tournant » mémoriel.</p>
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<h2>Machine arrière…</h2>
<p>Et puis, la dynamique s’est étiolée. Alors que nous étions nombreux à imaginer que cette politique qui avait tous les atours de la nouveauté allait trouver sa cohérence par une redéfinition des relations avec l’Afrique mais aussi de la francophonie, par une écoute nouvelle de la relation avec les outre-mer, par un travail approfondi sur les programmes scolaires et, surtout, par la mise en place d’un grand projet muséal qui fait défaut en France <a href="https://www.rfi.fr/fr/culture/20161107-berlin-allemagne-expose-histoire-coloniale-colonialisme-allemand">(et que nos voisins allemands</a> et <a href="https://www.africamuseum.be/fr">belges viennent de mettre en place)</a>, cet élan s’est brisé et très peu a été entrepris.</p>
<p>À la place d’un musée d’histoire coloniale a été préférée une <a href="https://www.cite-langue-francaise.fr/">Cité de la langue française à Villers-Cotterêts</a> installée dans le château de François I<sup>er</sup> avec « 1 600 m<sup>2</sup> d’expositions permanentes et temporaires ouvertes au public, un auditorium de 250 places, douze ateliers de résidence pour des artistes… » Ce choix de sanctuariser la francophonie, avec un budget important (plus de 200 millions d’investissements, soit le deuxième plus gros chantier patrimonial de France après Notre-Dame de Paris !), avec une attente ambitieuse de 200 000 visiteurs annuels et l’accueil du prochain sommet de la francophonie, montre que de grands projets sont possibles.</p>
<p>La francophonie est certes politiquement moins inflammable que l’histoire coloniale et, dans le contexte de la déstabilisation de l’influence française en Afrique de l’Ouest, on peut concevoir que la francophonie peut être conçue comme un ciment culturel à même, sinon de préserver cette influence, sans doute de freiner son effacement. Mais ne nous y trompons pas : ce projet range pour la durée du second mandat d’Emmanuel Macron celui d’un musée de l’histoire coloniale aux oubliettes, avec uniquement à Montpellier l’annonce de la création d’un <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/01/14/pour-la-creation-d-un-institut-de-la-france-et-de-l-algerie-un-lieu-museal-ou-histoire-memoires-art-dialogue-et-cooperation-pourraient-coexister_6157893_3232.html">Institut de la France et de l’Algérie</a> qui ne s’attachera (sous une forme encore à définir) qu’à une partie de l’histoire coloniale (ce projet reprend un ancien projet, sur la base de collections aujourd’hui conservées au Mucem, à Marseille).</p>
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<p>Cette configuration rappelle de vielles querelles – elles remontent à 20 ans –, lorsque Jacques Chirac imagina son musée des « arts premiers » (actuel Musée du quai Branly) et pris conscience que le <a href="https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/PA00086583">Musée des arts africains et océaniens</a> (MAAO, situé Porte dorée) allait être vidé de ses collections. Le risque existait que certains réclament que ce lieu devienne un musée d’histoire coloniale, d’autant plus qu’il avait été érigé pour l’immense exposition coloniale internationale de 1931.</p>
<p>À l’époque, Jacques Chirac et Jean-Claude Gaudin, comme une grande partie de la droite aux côtés du mouvement « rapatrié », ont une autre idée en tête avec le projet de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9morial_national_de_la_France_d%27outre-mer">mémorial de la France d’outre-mer à Marseille</a> pour rendre « hommage » à une certaine vision de l’histoire (on est à deux ans des célèbres articles de loi sur la <a href="https://enseignants.lumni.fr/fiche-media/00000001889/polemique-sur-le-role-positif-reconnu-a-la-colonisation-par-la-loi-du-23-fevrier-2005.html">« colonisation positive »</a> de 2005) et veulent éviter une polémique face à ce lieu désormais « vide ». C’est ainsi que sera imaginée la Cité de l’immigration, qui occupe désormais cet espace (Musée national de l’histoire de l’immigration).</p>
<h2>À quoi pourrait servir un musée d’histoire coloniale ?</h2>
<p>Vingt ans après, le projet d’un musée d’histoire colonial est au point mort. À se demander à quoi il pourrait bien servir. Peut-être à faire que toutes les trajectoires, tous les récits, toutes les mémoires, tous les acteurs de ce passé et leurs descendants y trouvent place. À concevoir un espace ouvert sur le monde, sur les comparaisons avec les autres Empires, les sociétés colonisées avant et pendant la colonisation, la société française pendant et après la colonisation. À organiser de vastes expositions autour des grandes questions sur la colonisation ouvertes au grand public, aux scolaires et aussi aux touristes qui visitent notre pays et qui viennent aussi de ces « ailleurs ». À regrouper les patrimoines épars et riches qui dorment ou sommeillent dans les <a href="https://www.geo.fr/histoire/aux-archives-daix-en-provence-la-memoire-de-la-guerre-dalgerie-sort-partiellement-de-lombre-208154">archives d’Aix-en-Provence</a>, au musée du Quai Branly, dans les réserves du Mucem, du Musée des Confluences à Lyon ou au sein du musée de l’Armée aux Invalides… et dans moult institutions et collections publiques et privées.</p>
<p>À engager, aussi, une réflexion commune avec la quarantaine de pays ex-colonies ou ex-protectorats sur la manière de tourner ensemble la page coloniale. À dynamiser une réflexion sur la « décolonisation » de nos imaginaires afin d’irriguer des projets d’expositions en France, en Europe, en Afrique et ailleurs. À accompagner le processus de « retour » des biens culturels pillés en les contextualisant. À mettre en exergue les récits de l’histoire des immigrations postcoloniales, comme la <a href="https://fresques.ina.fr/rhone-alpes/fiche-media/Rhonal00271/la-marche-pour-l-egalite-et-contre-le-racisme.html">Marche pour l’égalité et contre le racisme</a> (1983) qui commémore cette année son 40<sup>e</sup> anniversaire ou la Marche du 23 mai 1998 qui commémore son 25<sup>e</sup> anniversaire et aboutira à la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-des-matins/esclavage-la-reconnaissance-d-un-crime-contre-l-humanite-christiane-taubira-raconte-20-ans-apres-7713701">loi Taubira</a> (2001).</p>
<p>À repenser, aussi, notre relation avec l’Afrique au moment même où la France est en rupture avec le continent. À sortir des fantasmes et nostalgies qui continuent à irriguer les extrêmes et leur discours de rejet de l’autre, à accepter la <a href="https://theconversation.com/dans-la-classe-de-lhomme-blanc-lenseignement-du-fait-colonial-en-france-102069">complexification d’un « récit national »</a>, à éviter que d’autres radicalités s’emparent de ces enjeux, bricolent leurs « mémoires », inventent des récits fictionnels qui les éloignent de leur propre pays. À proposer des conférences, des débats, des colloques, des bourses de recherches, des politiques d’éditions et d’initiatives entre le monde des arts, la recherche académique et les structures associatives.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/exhiber-lexhibition-quand-les-historiens-font-debat-retour-sur-sexe-race-et-colonies-105139">Exhiber l’exhibition ? Quand les historiens font débat : retour sur « Sexe, race et colonies »</a>
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<p>À faire, comme s’y emploie le Musée national de l’histoire de l’immigration, le Musée du quai Branly, la <a href="https://memoire-esclavage.org/">Fondation pour la mémoire de l’esclavage</a> (FME), le <a href="https://www.memorialdelashoah.org/">Mémorial de la Shoah</a>, le <a href="https://www.memoiresdesesclavages.fr/memorial-acte-guadeloupe/">MémoialACTe</a> (en Guadeloupe), un travail de transmission des savoirs.</p>
<p>Certes, la Cité de la langue française est sans doute un beau projet, sans doute est-il nécessaire, mais il met en lumière, aussi, ce qui n’a pas été fait et qui était tout autant nécessaire.</p>
<p>Nous serons bientôt dans le peloton de queue des pays européens pour ce type d’institutions sur le passé colonial, alors <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212">que vivent dans l’hexagone</a> les plus importantes présences en Europe des diasporas antillaises, maghrébines et subsahariennes, et d’importantes communautés issues de l’océan Indien, du Moyen-Orient, du Pacifique et de l’Asie du Sud-Est.</p>
<p>Cette page d’histoire se révèle aujourd’hui à la lumière de l’effondrement du « pré carré » africain. Les causes en sont nombreuses, et au premier chef les relations toxiques et quasi incestueuses mises en place après les indépendances entre une gouvernance française privatisée par les présidents de la République et leurs conseillers « Afrique » et des gouvernements africains le plus souvent autoritaires. Les nombreuses interventions militaires françaises, la présence de bases militaires, la permanence du franc CFA indexé sur le franc puis l’Euro ont décuplé le sentiment en Afrique, dans les nouvelles générations, que la décolonisation n’était pas achevée et qu’il fallait tourner la page. C’est une caractéristique forte de la crise de confiance qui se manifeste aujourd’hui. Mais pour tourner des pages, du côté français comme du côté africain, il faut aussi des livres et des musées.</p>
<h2>Un carrefour de notre relation au passé</h2>
<p>Nous sommes à un carrefour de l’histoire de notre relation au passé. Alors que se manifestent des mouvements pour <a href="https://theconversation.com/debat-faut-il-deboulonner-les-statues-140760">déboulonner les statues</a> issues de l’histoire coloniale et esclavagiste, que des noms de rues ou de bâtiments scolaires sont changés, la réflexion sur la création d’un musée colonial n’est pas une lubie portée par quelques spécialistes en quête d’un temple pour valoriser les connaissances accumulées. C’est aussi un lieu essentiel précisément pour « tourner la page » et faire pièce à ce point aveugle de notre histoire, surtout dans un pays où la notion « d’excuses » est récusée à priori, à la différence de l’Allemagne avec la Namibie, de la Belgique avec ses anciennes colonies et notamment le Congo, des Pays-Bas avec l’Indonésie…</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=846&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1063&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1063&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/554050/original/file-20231016-19-4z0sg5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1063&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Histoire globale de la France coloniale, sous la direction de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et Dominic Thomas.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Editions Philippe Rey</span></span>
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<p>Dans un pays qui se targue d’être le « pays des musées », où l’histoire est au cœur de nos enjeux de citoyenneté, où près d’un tiers des personnes qui y vivent – entre l’hexagone et les régions ultramarines – sont liés de manière intime ou en termes d’héritages intrafamiliaux à l’histoire coloniale et qui souffre d’une relation toxique avec les quartiers populaires et les <a href="https://theconversation.com/debat-comment-decoloniser-le-lexique-sur-l-outre-mer-191891">outre-mer</a>, un musée d’histoire coloniale ne résoudra pas évidemment tous les problèmes, mais peu y contribuer.</p>
<p>Cette histoire remonte à près de cinq siècles, à l’année 1534, lors de la « <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-hommes-aux-semelles-de-vent/la-fondation-de-la-nouvelle-france-3748958">prise de possession » par le royaume de France du Canada</a>. Faudra-t-il attendre 2034 pour qu’enfin un tel projet devienne une évidence en France ? Ne pourrait-on imaginer une mission de préfiguration pour engager cette réflexion avec toutes les parties prenantes ? Cela ferait sens, cela serait utile, c’est désormais urgent. Sinon, la date du 16 février 2017 restera dans les manuels scolaires du XXI<sup>e</sup> siècle comme un rendez-vous manqué avec l’histoire.</p>
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<p><em>Nicolas Bancel et Pascal Blanchard ont participé aux Rendez-vous de l’histoire de Blois les 6, 7 et 8 octobre autour de leur ouvrage « Histoire globale de la France coloniale » (Philippe Rey)</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215482/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Partout, le passé colonial et ses héritages sont questionnés et génèrent des dialogues. Pourtant, le projet d’un grand musée dédié à ces questions semble être passé aux oubliettes.Nicolas Bancel, Professeur ordinaire à l’université de Lausanne (Unil), chercheur au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation (Unil), co-directeur du Groupe de recherche Achac., Université de LausannePascal Blanchard, Historien, chercheur-associé au Centre d’histoire internationale et d’études politiques de la mondialisation, co-directeur du Groupe de recherche Achac, Université de LausanneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2140882023-10-12T17:29:42Z2023-10-12T17:29:42ZAustralie : un référendum historique pour donner aux Aborigènes une voix au Parlement<p>Samedi 14 octobre, les Australiens sont appelés aux urnes pour un référendum historique portant, selon son intitulé officiel, sur la <a href="https://www.aph.gov.au/Parliamentary_Business/Bills_Legislation/bd/bd2223a/23bd080">Voix des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres</a> et communément appelé <a href="https://www.sbs.com.au/language/french/fr/podcast-episode/voice-referendum-what-is-it-and-why-is-australia-having-one/ez1vzoo1b">« La Voix au Parlement »</a> (<em>Voice to Parliament</em>).</p>
<p>Le référendum propose de mettre en place un comité consultatif qui émanerait des peuples aborigènes australiens (il y en a des centaines) et de ceux des îles du détroit de Torres qui se situent entre l’Australie et la Nouvelle-Guinée. <a href="https://voice.gov.au/">Ce comité</a>, qui serait inscrit dans la Constitution australienne, pourrait donner son avis sur tout projet de loi concernant ces peuples, <a href="https://catalogue.nla.gov.au/catalog/682375">régulièrement opprimés</a> depuis le début de la colonisation britannique en 1788 et qui représentent aujourd’hui environ 3 % des 26 millions d’Australiens.</p>
<p>En clair, il s’agirait de mettre en œuvre un mécanisme de consultation direct des Aborigènes auprès du Parlement australien (qui est élu par tous les Australiens, y compris les Aborigènes) pour reconnaître les défis spécifiques aux populations aborigènes afin d’essayer d’y apporter des solutions qui proviendraient de ces dernières, plutôt que des décisions prises à leur place.</p>
<h2>Un référendum à l’issue très incertaine</h2>
<p>Les Australiens, pour lesquels le vote est obligatoire, doivent voter « oui » ou « non » concernant l’ajout de la section suivante à la Constitution du pays : </p>
<blockquote>
<p>« Chapitre IX portant reconnaissance des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres.</p>
<p>Section 129 : La voix aborigène et des îles du détroit de Torres.</p>
<p>En reconnaissance des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres en tant que peuples premiers de l’Australie :</p>
<p>I. Il sera établi un organisme qui sera appelé La voix aborigène et des îles du détroit de Torres.</p>
<p>II. La voix aborigène et des îles du détroit de Torres pourra chercher à faire des représentations auprès du Parlement et du Gouvernement fédéral sur des sujets ayant trait aux peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres.</p>
<p>III. Le Parlement aura, au regard de cette constitution, le pouvoir de légiférer en ce qui concerne les questions ayant trait à la voix aborigène et des îles du détroit de Torres, telles que sa composition, ses fonctions, ses pouvoirs et ses procédures. »</p>
</blockquote>
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<p>Une victoire du « non » constituerait indéniablement un retour en arrière pour la cause aborigène. La campagne des tenants du « non » est d’ailleurs marquée par des <a href="https://www.bbc.com/news/world-australia-66470376">relents de racisme</a> d’un autre temps. Contrairement à l’élan de fraternité auquel s’attendait le gouvernement travailliste d’Anthony Albanese élu en mai 2022, des <a href="https://www.theguardian.com/news/datablog/2023/sep/14/indigenous-voice-to-parliament-no-campaign-leading-in-every-state-poll-analysis-shows">sondages</a> toujours plus nombreux indiquent que le « non » pourrait l’emporter.</p>
<p>De fait, la <a href="https://www.sbs.com.au/language/french/fr/podcast-episode/lhistoire-cachee-des-referendums/nq3osxpjv">grande majorité des référendums</a> organisés dans l’histoire australienne se sont soldés par un échec. Le « non » l’a emporté 36 fois et le « oui » seulement à 8 reprises depuis le premier référendum de 1906.</p>
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<p>Cela s’explique en partie par le fait que pour qu’un référendum soit approuvé en Australie la majorité des votants en faveur de ce dernier est requise dans la majorité des États (il y en a six). Le but poursuivi vise à éviter que les deux États les plus peuplés et urbanisés (la Nouvelle-Galles du Sud et le Victoria) imposent leur volonté aux autres États de la fédération australienne.</p>
<h2>Rappel historique sur la condition aborigène de la colonisation à nos jours</h2>
<p>À la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle, les grands empires connaissent une expansion coloniale majeure. Cette vague atteint alors l’Australie, qui se voit progressivement découpée en une série de colonies britanniques. Celles-ci se <a href="https://peo.gov.au/understand-our-parliament/history-of-parliament/federation/the-federation-of-australia/">fédèrent en 1901</a> pour prendre la forme politique australienne actuelle. Dès l’arrivée des premiers colons sur l’île, la doctrine et fiction légale de la <a href="https://www.ruleoflaw.org.au/education/australian-colonies/terra-nullius/"><em>terra nullius</em></a> est proclamée : cette terre n’appartient à personne, elle peut donc être saisie par la Couronne pour être vendue aux colons.</p>
<p>Les navigateurs et explorateurs britanniques savaient pourtant pertinemment que cette terre était habitée. Dès leur arrivée, commence une compétition à <a href="https://www.sbs.com.au/ondemand/tv-series/the-australian-wars">armes inégales</a> qui verra les Aborigènes décimés par les <a href="https://openresearch-repository.anu.edu.au/bitstream/1885/7529/2/01Front_Dowling.pdf">maladies apportées par les colons</a> (en Tasmanie tout particulièrement), et <a href="https://c21ch.newcastle.edu.au/colonialmassacres/map.php">massacrés</a> jusque dans la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>En parallèle, des <a href="https://www.abc.net.au/education/the-australian-dream-history-and-truths/13591122">politiques paternalistes</a> visant à « <a href="https://humanrights.gov.au/our-work/bringing-them-home-appendix-6">protéger</a> » et à « civiliser » les Aborigènes sont mises en place par certains des États composant l’Australie. C’est le temps du darwinisme social et de la hiérarchie des races. Les enfants issus d’unions (pourtant juridiquement interdites) entre colons blancs et personnes aborigènes sont enlevés à leur famille pour être élevés à l’occidentale. Cette politique des <a href="https://australian.museum/learn/first-nations/stolen-generation/">« générations volées »</a> ne prend fin que dans les années 1970.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/550960/original/file-20230928-17-luj1p0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Photo datant de 1947, présentant trois générations d’Australiens, avec dans la légende d’origine la précision de leur proportion de sang aborigène, australien ou autre.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://artandcolonialmedicine.com/three-generations/">A. O. Neville/Museum Victoria</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Contrairement aux Maoris de Nouvelle-Zélande, nombreux, concentrés géographiquement et qui réussissent dès 1840 à obtenir un traité – le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_de_Waitangi">Traité de Waitangi</a> –, les peuples autochtones d’Australie sont longtemps niés dans leur existence même. Ainsi, ils sont <a href="https://digital-classroom.nma.gov.au/defining-moments/first-nations-peoples-counted-census">formellement exclus</a> du recensement général de la population jusqu’en 1967. Malgré ces vexations et oppressions, les Aborigènes résistent à l’invasion depuis le début de la colonisation.</p>
<h2>Pourquoi un tel référendum n’arrive-t-il qu’en 2023 ?</h2>
<p>Le XX<sup>e</sup> siècle fut un siècle de <a href="https://adb.anu.edu.au/the-quest-for-indigenous-recognition">contestation politique</a> pour les Aborigènes, qui manifestent déjà lors du 150<sup>e</sup> anniversaire de la colonisation en 1938. Lors du mouvement des droits civiques qui abolit la ségrégation raciale aux États-Unis dans les années 1960, les communautés aborigènes sont en ébullition et arrachent des droits aux divers États d’Australie, puis à <a href="https://aiatsis.gov.au/explore/1967-referendum">l’État fédéral</a>.</p>
<p>Des <a href="https://www.portrait.gov.au/magazines/24/a-handful-of-sand">grèves dans les fermes</a> sont organisées, des <a href="https://aiatsis.gov.au/explore/barunga-statement">pétitions</a> adressées au Parlement et en 1988, lors du bicentenaire de la colonisation, le premier ministre Bob Hawke promet même enfin un <a href="https://www.smh.com.au/national/nsw/the-aboriginal-rights-treaty-that-never-came-cabinet-papers-19881989-20141218-129yhm.html">traité</a> entre descendants des colons et Aborigènes, un projet resté lettre morte.</p>
<p>Les années 1990 sont la décennie de la réconciliation et en 1992, c’est l’euphorie : la Cour suprême annule la doctrine <em>terra nullius</em> et reconnaît par la <a href="https://aiatsis.gov.au/explore/mabo-case">décision Mabo</a> que les Aborigènes et les peuples des îles du détroit de Torres pourraient se prévaloir de droits ancestraux sur leurs terres, du moins celles restées inoccupées.</p>
<p>Panique à droite de l’échiquier politique : les cabinets Howard successifs de 1996 à 2007 reviennent progressivement sur de nombreuses avancées, rendant la rétrocession des terres fédérales et publiques aux Aborigènes <a href="http://nationalunitygovernment.org/content/john-howard-recognised-continuing-aboriginal-sovereignty-his-ten-point-plan-limiting-native">extrêmement compliquée</a>.</p>
<p>En 2004, le gouvernement Howard <a href="https://www.theage.com.au/national/howard-puts-atsic-to-death-20040416-gdxoqw.html">démantèle même l’ATSIC</a>, la Commission des peuples aborigènes et des îles du détroit de Torres, commission officielle établie par le gouvernement australien en 1989 qui travaillait à l’amélioration des conditions de vie pour les Aborigènes aux quatre coins du pays.</p>
<p>Le début des années 2000 marque un coup d’arrêt pour les mouvements aborigènes qui dénoncent inlassablement la colonisation et ses <a href="https://www.aihw.gov.au/reports/australias-welfare/australias-welfare-2017-in-brief/contents/indigenous-australians">inégalités qui perdurent</a>, les condamnant à vivre comme des citoyens de seconde zone avec une espérance de vie bien inférieure à celle des autres Australiens, tout en cumulant des taux de chômage, d’incarcération, d’alcoolisme, de violence et de racisme subi considérablement supérieurs à ces derniers.</p>
<p>Après ces années difficiles, des leaders aborigènes se réunissent sur l’emblématique site d’Uluru pour s’accorder sur une nouvelle pétition, qui est proposée en 2017. Cette dernière, appelée la Déclaration du cœur (<a href="https://voice.gov.au/about-voice/uluru-statement"><em>Uluru Statement from the Heart</em></a>), trace des grandes lignes pour l’Australie future. Elle comporte un traité avec les peuples aborigènes, la reconnaissance de vérités historiques pourtant toujours niées (tels que les nombreux massacres organisés qui ont égrené les 150 premières années d’occupation), une réelle réconciliation et des changements constitutionnels qui protégeraient définitivement (ou presque, car une Constitution est difficile à modifier) la voix des Aborigènes par le biais d’une institution à part entière.</p>
<p>C’est sur cette dernière proposition que les Australiens sont appelés à se prononcer par référendum samedi 14 octobre. Le but est d’éviter qu’une institution soit créée puis démantelée – comme l’ATSIC le fut en son temps – par un gouvernement qui n’en aimerait pas les positions. Une nouvelle commission consultative permanente entérinée par la Constitution serait inscrite dans la longue durée des institutions australiennes, ce qui permettrait aux Aborigènes une plus grande souveraineté et autonomie vis-à-vis de décisions qui les affectent directement.</p>
<h2>Les arguments des deux camps</h2>
<p>Le camp du « oui » est dirigé par le premier ministre travailliste Anthony Albanese, en poste depuis mai 2022 et dont ce référendum est une <a href="https://www.smh.com.au/politics/federal/first-nations-people-s-act-of-grace-deserves-an-indigenous-voice-albanese-20220518-p5amew.html">promesse de campagne</a>. Il s’agit de reconnaître les Aborigènes et les peuples des îles du détroit de Torres comme peuples premiers, présents pour certains depuis plus de 60 000 ans (oui, vous avez bien lu ce nombre), et de les munir d’un organisme représentatif pour participer à la vie politique du pays au-delà des institutions qui existent déjà et qui, depuis plus de 200 ans, n’ont pas fonctionné en leur faveur. Albanese est épaulé par de grandes figures des mouvements pour les droits des Aborigènes telles que <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Pat_Turner_(Aboriginal_activist)">Pat Turner</a>, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Noel_Pearson">Noel Pearson</a>, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Marcia_Langton">Marcia Langton</a>, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Jackie_Huggins">Jackie Huggins</a> ou encore <a href="https://treatynt.com.au/about-us">Tony McAvoy</a>.</p>
<p>Ils sont soutenus par des Australiens d’horizons différents et même par des représentants <a href="https://www.smh.com.au/politics/federal/it-s-okay-to-vote-yes-meet-the-liberals-campaigning-for-the-voice-20230603-p5ddn4.html">d’autres partis</a> politiques, tant à gauche qu’à droite. Le camp du « oui » transcende les lignes partisanes, mais, nous l’avons dit, il n’est pas pour autant certain de remporter la victoire.</p>
<p>Fin 2022, le « oui » était donné très largement vainqueur mais le vent a depuis tourné à mesure que les partisans du « non » se sont mobilisés, profitant d’une crise aiguë du logement et d’une inflation importante qui a attisé le mécontentement des Australiens au cours de ces derniers six mois.</p>
<p>Le leader du camp du « non », <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Peter_Dutton">Peter Dutton</a>, également leader de l’opposition au Parlement et chef du Parti libéral (la droite australienne), tente de se refaire une santé politique après la défaite monumentale de son parti aux élections générales de 2022. Depuis, Dutton a connu une traversée du désert et voit dans le référendum une occasion de sortir de ce marasme en <a href="https://www.smh.com.au/politics/federal/dutton-s-opposition-to-the-voice-casts-him-as-the-mansplaining-whitefella-20230411-p5czmh.html">fédérant le camp du « non »</a> : la droite conservatrice, l’extrême droite et les partis représentant les agriculteurs et le bush australien.</p>
<p>Ces derniers affirment que la Voix au Parlement divisera le pays, qu’on ne connaît pas le périmètre de ses prérogatives et qu’elle conférerait un statut spécial aux Aborigènes. Leur slogan <a href="https://www.unitedaustraliaparty.org.au/if-you-dont-know-vote-no/">« If you don’t know, vote no »</a> (si vous ne savez pas, votez contre) et leur stratégie médiatique ont pour but d’instiller la <a href="https://www.smh.com.au/politics/federal/no-campaign-s-fear-doubt-strategy-revealed-20230910-p5e3fu.html">peur et le doute</a> auprès d’Australiens qui, depuis la colonisation, s’inquiètent que leurs jardins de banlieue proprets ne leur soient <a href="https://www.rmit.edu.au/news/factlab-meta/voice-referendum-will-not-end-private-land-ownership">repris</a>. Ce camp peut s’appuyer sur le puissant groupe <em>News Corp Australia</em> de Rupert Murdoch qui contrôle la presse australienne et est <a href="https://www.sbs.com.au/news/article/cancer-on-our-democracy-kevin-rudd-calls-for-inquiry-into-murdoch-media-dominance/0b52bjo97">régulièrement dénoncé</a> pour son populisme et son interventionnisme dans la vie politique du pays.</p>
<p>Dans le camp du non, on trouve aussi des Aborigènes. Une minorité d’entre eux, telle que la <a href="https://www.sbs.com.au/nitv/article/lidia-thorpe-has-declared-her-opposition-to-the-voice-shes-calling-for-blak-sovereignty-instead/8re90yy67">sénatrice Lidia Thorpe</a>, considèrent que la Voix au Parlement serait un hochet <a href="https://www.theguardian.com/australia-news/2023/aug/16/lidia-thorpe-calls-for-referendum-called-off-indigenous-voice-to-parliament-no-campaign">sans pouvoir décisionnaire</a> qui acterait en réalité la légitimité des <a href="https://www.sbs.com.au/nitv/article/genocide-and-invasion-lidia-thorpe-says-voice-will-be-powerless-to-change-ongoing-disadvantage/3j7upimxo">institutions coloniales</a>. Et comme elle serait un comité consultatif, ses recommandations pourront parfaitement être ignorées par le gouvernement en place. Ces opposants perçoivent donc la Voix au Parlement comme une menace qui viendrait contrecarrer d’autres revendications plus radicales.</p>
<p>Alors que les sondages successifs se contredisent, qu’une certaine confusion semble régner et que d’aucuns reprochent au gouvernement de ne pas avoir été assez pédagogue pour expliquer son projet référendaire, l’issue du vote semble plus que jamais incertaine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214088/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Fathi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Longtemps méprisés et opprimés sur leurs terres ancestrales, les Aborigènes vont peut-être obtenir au Parlement australien une instance expressément consacrée à l’amélioration de leur sort.Romain Fathi, Senior Lecturer, History, Flinders UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2084862023-07-10T15:44:53Z2023-07-10T15:44:53ZZoos humains : quand des expositions suisses déshumanisaient les Noirs<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/534046/original/file-20230626-5693-3vz70v.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C5%2C1141%2C768&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Comme les autres zoos humains, le "Village noir" de l'exposition nationale de 1896 à Genève mettait en scène les Africains de façon à les rabaisser. Il fût un terreau fertile pour les idées racistes
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://blog.bge-geneve.ch/le-village-noir-de-lexposition-nationale-de-1896/">Antoine Elie Chevalley</a></span></figcaption></figure><p>Après un séjour à Loèche-les-Bains, <a href="https://www.babelio.com/livres/Baldwin-Un-etranger-au-village-Corps-noir/1505518">James Baldwin écrit</a> :</p>
<blockquote>
<p>« De mémoire d’homme et de toute évidence, aucun Noir n’avait jamais mis les pieds dans ce minuscule village suisse avant que j’y débarque. On me dit, avant mon arrivée, que je serais sans doute une “attraction” pour le village ; je pensais que cela voulait dire qu’en Suisse on voit peu de gens de mon teint, et aussi que les gens de la ville sont toujours quelque peu une “attraction” hors de la ville. Il ne me vint pas à l’esprit – peut-être parce que je suis un Américain – qu’il pouvait y avoir des gens, où que ce soit, qui n’ont jamais vu de Noir. »</p>
</blockquote>
<p>Cinquante ans avant que l’écrivain américain ne pose le pied dans les Alpes, environ <a href="https://libreo.ch/revues/didactica-historica/2018/didactica-historica-4-2018/c-est-la-fete-au-village-!-les-exhibitions-de-l-exposition-nationale-suisse-de-geneve-en-1896">deux tiers de la population suisse</a> ont visité un « Village noir » exhibant 200 Africains à Genève. Comment est-il possible que cette « exposition », visitée par deux millions de personnes soit tombée dans l’oubli ? Mais surtout, comment un pays tel que la Suisse a-t-il pu accueillir un « Village noir » ? Qu’est-ce que cela dit de la nation helvète ?</p>
<h2>Un « village noir » au cœur des Alpes</h2>
<p>Aujourd’hui, Genève est considérée comme l’une des capitales des droits humains. Mais en 1896, à l’occasion de la deuxième exposition nationale suisse, elle accueillait un zoo humain. Il y a très peu de références visibles à ce zoo, à l’exception d’une rue qui porte le nom de l’exposition « blanche » correspondante, le <a href="https://www.geneve.ch/sites/default/files/2022-03/monuments-heritage-raciste-colonial-espace-public-etude-2022-ville-geneve.pdf">« Village Suisse »</a>. Ce sont les travaux d’archive de plusieurs chercheurs, notamment <a href="https://www.cairn.info/publications-de-Patrick-Minder--32514.htm">ceux de l’historien Patrick Minder</a>, qui ont permis de mettre au jour le premier « Village noir » suisse.</p>
<p>Habité par plus de 200 personnes venant du Sénégal, le village était situé à quelques rues de la place centrale de la ville, la plaine de Plainpalais. Pendant six mois, des visiteurs ont payé pour les observer en train de « vivre ». Leurs cérémonies religieuses étaient présentées comme des événements publics. Les touristes pouvaient prendre des photos avec la troupe africaine et se promener dans leur logement.</p>
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<p>Ce « Village noir » suscita des critiques dans deux camps. D’un côté, les tenants du point de vue « missionnaire » <a href="https://www.peterlang.com/document/1052283">demandaient</a> le respect des « indigènes » et condamnaient le comportement de visiteurs censés être civilisés. La critique restait limitée : ils <a href="https://www.chahut.ch/decoloniserlaville/episode/7c593b9f/2-inventer-le-sauvage">ne remettaient pas en question</a> le système des zoos humains en lui-même.</p>
<p>De l’autre, des groupes racistes se plaignaient du fait que les Sénégalais puissent se déplacer en ville. Ils craignaient une « invasion noire ». Y voyez-vous une quelconque similitude avec les discours politiques suisses contemporains ? L’idéologie raciste qui s’est propagée depuis le Parc de Plaisance est encore largement présente parmi nous.</p>
<h2>De la foire aux monstres au zoo humain</h2>
<p>Loin d’être une spécificité suisse, ces exhibitions humaines étaient courantes en Occident. Conçues comme des divertissements, elles furent inventées au début du XIX<sup>e</sup> siècle en Grande-Bretagne. Le principe de ces <a href="https://www.historyextra.com/period/victorian/freak-shows-podcast-general-tom-thumb-pt-barnum-john-woolf/">« foires aux monstres »</a> était d’exhiber des personnes considérées comme « différentes » en raison de leur apparence physique inhabituelle (personnes noires, de petite tailles, albinos, etc.) L’un des spectacles les plus célèbres en Europe était celui de Saartjie Baartman, la « Vénus Hottentote ». Elle avait été amenée d’Afrique du Sud en raison de sa forme corporelle non conventionnelle.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/1-D8N5uaePw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">L’histoire de Saartjie Baartman et de son exhibition comme « phénomène de foire » a été adaptée au cinéma par Abdellatif Kechiche en 2010.</span></figcaption>
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<p>À la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, les zoos humains étaient devenus des <a href="https://theconversation.com/debate-welcome-to-the-new-old-global-age-of-weaponised-racism-126852">divertissements courants</a>. Ils firent alors leur entrée dans les expositions occidentales. La première exhibition ethnique de Nubiens eut lieu en 1877 à Paris – date à laquelle le terme de « zoo humain » semble avoir été utilisé pour la première fois.</p>
<p>Pour le public, l’expérience était comparable à une visite dans un zoo classique : il s’agissait d’observer des « animaux exotiques ». Les organisateurs recréaient d’ailleurs l’« habitat naturel » des sujets, comme c’est souvent fait avec les animaux (ici : huttes en terre, vêtements typiques, quelques rituels…)</p>
<p>Cette mise en scène était pensée pour simuler l’authenticité. Nourries d’un discours civilisationnel cherchant à justifier l’expansion et la domination coloniales, ces exhibitions ethniques exagéraient la représentation du « sauvage ». La prétendue brutalité de l’« indigène » était montrée à travers la mise en scène de sa « vie primitive ». Ces expositions ne présentaient pas la sauvagerie, <a href="https://www.si.edu/object/siris_sil_904393">elles en inventaient une</a> qui préparait le terrain pour légitimer de nouvelles colonisations et la domination de sociétés « barbares » et « non civilisées ».</p>
<p><a href="https://www.letemps.ch/opinions/suisse-exhibait-sauvages-geneve">Ces « indigènes » étaient des « acteurs » rémunérés</a>. Cela ne diminue en rien la violence inhérente au système, mais démontre son caractère performatif. Toutes les activités étaient en effet destinées à nourrir l’enthousiasme des Occidentaux pour l’exotisme : elles érotisaient le corps des femmes noires, déshumanisaient les hommes noirs et cherchaient à prouver leur force animale.</p>
<h2>Racismes scientifique et populaire</h2>
<p>Le tournant du siècle fut également la grande époque du racisme « scientifique », et les zoos humains fournissaient des « spécimens » aux eugénistes. Lors de l’Exposition nationale de Genève de 1896, le biologiste Émile Yung donna une <a href="https://www.geneve.ch/sites/default/files/2022-03/monuments-heritage-raciste-colonial-espace-public-etude-2022-ville-geneve.pdf">conférence</a> où il présenta des habitants du « Village noir ». Il compara la taille de leur crâne à celle d’un Genevois. Ce processus visait à démontrer que la taille du crâne affectait les capacités mentales et le niveau de civilisation. Ces idées furent <a href="https://www.letemps.ch/suisse/emile-yung-village-noir-deferlement-theories-racialistes">diffusées auprès des instituteurs</a>, amplifiant les stéréotypes.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/dxfbpnjUgUE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La sinistre histoire des zoos humains en Occident, de 1810 à 1940.</span></figcaption>
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<p>Les théories racistes sur le développement humain étaient au cœur des exhibitions ethniques, et elles avaient des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/1070289X.2014.944183">objectifs éducatifs clairs</a>. Le racisme « scientifique » développé au sein des universités allait de pair avec le racisme populaire. Les zoos humains étaient des lieux où se rencontraient ces deux faces d’une même pièce.</p>
<h2>S’attaquer à l’héritage des zoos humains</h2>
<p>Les exhibitions humaines étaient le <a href="https://www.cairn.info/l-invention-de-la-race--9782707178923-page-303.htm">fruit de la pensée coloniale occidentale</a>. Le « Village noir » genevois ne fait pas exception. En effet, la <a href="https://www.geneve.ch/sites/default/files/2022-03/monuments-heritage-raciste-colonial-espace-public-etude-2022-ville-geneve.pdf">Confédération helvétique n’a jamais été à l’abri du colonialisme et du racisme</a>. L’installation d’un zoo humain au centre de Genève a servi à répandre et à renforcer le discours sur la supériorité occidentale, son droit à la domination, ainsi que le racisme, que de nombreuses élites politiques, économiques et intellectuelles suisses partageaient. Bien que ne possédant pas de colonies, le pays était aussi impliqué dans le colonialisme et le racisme que le reste de l’Occident.</p>
<p>Contrairement à d’autres pays, la Suisse n’a pas cessé ses exhibitions humaines durant l’entre-deux-guerres. Elle a même continué jusque dans les années 1960, où le cirque national Knie présentait encore le <a href="https://www.orellfuessli.ch/shop/home/artikeldetails/A1030462950?ProvID=10917751&gclid=Cj0KCQiAlKmeBhCkARIsAHy7WVt8zV9ADHtR7dqc3Zuhf0q2vx95ntE9mlpeIAa6YYCevT3Vf09eizkaAq0BEALw_wcB">« Völkerschauen »</a> (littéralement « spectacle des peuples »).</p>
<p>Cette situation est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/1070289X.2014.944183">symptomatique de l’absence de processus de décolonisation en Suisse</a>. En se présentant comme une entité extérieure à la colonisation, la Suisse n’a jamais regardé en face sa mentalité coloniale. Elle n’a jamais questionné ses représentations et ses discours racistes, et n’a donc pas pu les déconstruire.</p>
<p>Parler des zoos humains en Suisse ne devrait pas seulement intéresser les historiens. C’est une étape cruciale pour permettre à la société suisse de prendre conscience de son passé.</p>
<p>Cela ne peut que susciter une réflexion plus large sur les héritages du colonialisme aujourd’hui. Si nous gardons le silence sur les zoos humains, nous ne pouvons pas voir comment la visite d’un village massaï « typique » fait écho aux <a href="https://www.letemps.ch/opinions/suisse-exhibait-sauvages-geneve">vieilles habitudes coloniales de mise en scène de la vie rurale et « primitive »</a>.</p>
<p>L’incapacité à affronter une partie du passé perpétue également les schémas racistes. Ce n’est qu’en reconnaissant une histoire coloniale européenne commune, régie par la construction artificielle d’une supériorité de la blancheur, que la Suisse pourra s’attaquer à ses problèmes de racisme. Pour reprendre les mots de Baldwin, sans une telle réflexion, les Suisses continueront de s’arroger le luxe de regarder les autres comme l’Altérité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208486/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Letizia Gaja Pinoja ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Sur le papier, la luxuriante et riche ville de Genève est l’une des capitales des droits humains. Pourtant, le travail d’historiens révèle une histoire plus sombre.Letizia Gaja Pinoja, PhD Candidate, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2007702023-06-26T17:22:21Z2023-06-26T17:22:21ZL’art de décoloniser un pays sans colonies<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/532959/original/file-20230620-5944-fg3o9f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=37%2C7%2C4955%2C3308&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Huit musées suisses se sont réunis pour faire des recherches sur les origines coloniales de leurs collections. C’est l’“Initiative Benin Suisse”, dirigée par le musée Rietberg.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://rietberg.ch/fr/">Musée Rietberg</a></span></figcaption></figure><blockquote>
<p>« Et j’ai dit à Monsieur et Madame la Ministre : je suis contente que la Suisse n’ait jamais participé ni à ces histoires d’esclavage ni à la colonisation. »</p>
</blockquote>
<p>Quatre ans après cette <a href="https://www.parlament.ch/fr/ratsbetrieb/suche-curia-vista/geschaeft?AffairId=20184067">déclaration</a> de l’ancienne Conseillère fédérale Doris Leuthard, huit musées suisses ont rejoint l’<a href="https://rietberg.ch/fr/recherche/initiative-benin">Initiative Bénin Suisse</a>. Celle-ci s’inscrit dans le processus de décolonisation des musées. À travers cette initiative, les musées suisses ont découvert que, parmi les 97 objets de la collection originaire du <a href="https://theconversation.com/restitution-des-bronzes-du-benin-par-lallemagne-pourquoi-cest-loin-detre-suffisant-167419">Royaume du Bénin</a>, <a href="https://www.letemps.ch/culture/decolonisation-musees">40 %</a> proviennent de la <a href="https://theconversation.com/le-retour-des-objets-pilles-pendant-la-periode-coloniale-un-enjeu-de-taille-au-nigeria-107242">période coloniale</a>. Pourquoi la Suisse, un pays qui n’a jamais possédé des colonies, détient des objets fruit d’une conquête violente ?</p>
<p>Si on demandait aux Suisses ce qu’ils pensent de leur histoire coloniale, la plupart répondraient qu’elle n’existe même pas. Des chercheurs ont néanmoins prouvé l’implication coloniale de la Suisse, ou plutôt de certains Suisses. Par exemple, le commerce triangulaire fonctionnait aussi grâce aux investissements des <a href="https://academic.oup.com/ahr/article-abstract/100/5/1535/91686">banques suisses</a> et 40 % de la « traite des noirs » était couverte par des <a href="https://www.antipodes.ch/produit/la-suisse-et-lesclavage/">assurances suisses</a>. La famille du fondateur du <a href="https://theconversation.com/credit-suisse-les-lecons-dune-lente-descente-aux-enfers-202363">Crédit Suisse</a>, Alfred Escher, possédait des <a href="http://institutions.ville-geneve.ch/fr/bm/interroge/questions-recentes/questions/detail/quel-role-la-suisse-a-t-elle-joue-dans-le-commerce-des-esclaves-vers-lamerique-et-quels-avantage/">plantations esclavagistes de café à Cuba</a>.</p>
<p>Quelle est la relation entre ce passé colonial et les musées ? Ceux-ci sont une fabrique de savoir. Depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, les « savants » ont utilisé ces lieux pour divulguer leurs idées à travers des expositions. Au XIX<sup>e</sup> et au début du XX<sup>e</sup> siècle, des objets appartenant aux communautés indigènes ainsi que des collections de <a href="https://www.ville-ge.ch/meg/sql/totem/totem58.pdf">restes humains</a> devinrent des articles d’exposition. Ni les intellectuels ni les responsables des musées n’avaient la moindre considération pour le caractère religieux ou sacré de ces items. L’essor des théories racistes façonnait alors la pensée académique des élites et, inévitablement, des musées ethnologiques suisses.</p>
<p>Avec le mouvement de <a href="https://theconversation.com/retour-des-tresors-dabomey-au-benin-lavenement-dune-logistique-memorielle-172830">restitution</a>, l’appréhension de ces objets et de leur histoire a changé. Ce processus est parfois conçu en accord avec ces cultures. En est un exemple le cas d’un masque sacré d’origine Haudenosaunee, qui, jusqu’il y a peu se trouvait au Musée Ethnographique de Genève. Ce n’est que le 7 février 2023 que le MEG a procédé à sa <a href="https://www.meg.ch/fr/programme-dactivites/ceremonie-retour-objets-sacres-haudenosaunee">restitution</a>. La cérémonie qui a suivi démontre le changement d’attitude : en signe de respect pour sa sacralité, lors de l’évènement, le masque a été enfermé dans une boîte et le rituel pour accueillir son retour n’a pas été filmé.</p>
<h2>Qu’appelle-t-on « décolonisation » ?</h2>
<p>Il n’existe pas de définition partagée de ce que signifie décoloniser. Selon l’<a href="https://provenienzforschung.ch/fr/schweizerischer-arbeitskreis-provenienzforschung-francais/">Association de recherche en provenance</a>, décoloniser implique l’acte de dénoncer l’idéologie coloniale qui persiste dans nos sociétés. Pour l’écrivaine <a href="https://www.museumnext.com/article/what-does-it-mean-to-decolonize-a-museum/">Elisa Schoenberger</a>, décoloniser signifie s’opposer à la domination blanche qui continue à structurer silencieusement nos sociétés et la violence latente (ou non) dans les rapports entre les communautés occidentales et non occidentales dans le monde. Ce qui fait consensus, c’est que ces relations de pouvoir inégales se manifestent dans la culture, la langue et les relations sociales et économiques. Elles persistent un peu partout dans notre société ; les musées ne font pas exception.</p>
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<p>Le <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2212682116300361">Musée ethnographique</a> est né avec les <a href="https://journals.openedition.org/iss/355?lang=en">premières campagnes de pillage</a> du continent américain au XVI<sup>e</sup> siècle. Vers la fin du XVIII<sup>e</sup> et le début du XIX<sup>e</sup> siècle, le musée devient un des instruments de la politique impériale européenne. Il permet de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09528822.2019.1653065">diffuser, d’affirmer et d’asseoir à travers des images et des objets la prétendue supériorité de l’Occident sur le « sauvage »</a>. Les musées incarnent l’autorité du savoir et véhiculent un certain récit de l’histoire nationale : une épopée glorificatrice et héroïque. C’est aussi le cas en Suisse, où le silence sur le passé colonial reste enveloppé dans un brouillard épais.</p>
<h2>Les musées suisses se décolonisent</h2>
<p>Depuis une vingtaine d’années, les curateurs de musées suisses prennent conscience de cette opacité. En mars 2002, le musée ethnographique de Neuchâtel inaugure l’exposition <a href="https://www.men.ch/fr/expositions/anciennes-expositions/black-box-depuis-1981/le-musee-cannibale">« Musée cannibale »</a>. Cette démarche pionnière ouvre la voie à la décolonisation des musées suisses. En 2010, compte tenu de l’importante collection provenant du royaume de Bamoun, le musée Rietberg de Zürich lance un <a href="https://rietberg.ch/fr/interconnecte/fumban_fr">projet de coopération et de restauration</a> avec le Cameroun. En 2019, le Musée ethnographique de Genève inclut dans ses plans stratégiques la nécessité de <a href="https://www.ville-ge.ch/meg/pdf/MEG_PS_2020_2024.pdf">« rendre visible l’histoire violente et inégale des collections coloniales et néocoloniales »</a>.</p>
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<p>Le mouvement <a href="https://theconversation.com/nouveaux-mouvements-antiracistes-importation-americaine-ou-modele-europeen-146315"><em>Black Lives Matter</em></a> a permis une <a href="https://www.chahut.ch/decoloniserlaville/episode/7978b8dc/5-peut-on-decoloniser-les-musees">accélération</a> de ce processus. Selon le professeur d’histoire et politique internationale Davide Rodogno, plusieurs <a href="https://www.chahut.ch/decoloniserlaville/episode/7978b8dc/5-peut-on-decoloniser-les-musees">directrices de musées suisses ont pris conscience</a> que reconnaître la violence subie par les peuples colonisés et les représentations stéréotypées et infériorisantes des peuples non européens dans les musées est un pas crucial vers le démantèlement des relations inégales.</p>
<p>L’exposition du Musée national suisse en 2024 sera consacrée au passé colonial suisse. Sa directrice, Denise Tonella, <a href="https://youtu.be/qQJnj5Ys1ug">souligne</a> que l’existence d’une histoire coloniale helvétique surprend encore la plupart des Suisses. Pour cette raison, elle préconise de commencer par reconnaître l’existence de ce passé en le racontant.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Décoloniser la narration », intervention de Denise Tonella, directrice du Musée national suisse.</span></figcaption>
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<h2>L’identité suisse au cœur du débat</h2>
<p><a href="https://www.bilan.ch/story/le-meg-va-restituer-des-objets-sacres-aux-iroquois-772424249796">Plusieurs prises de position</a> contre les démarches de décolonisation des musées <a href="https://www.tdg.ch/le-musee-dethnographie-de-geneve-na-jamais-ete-colonialiste-790856259454">illustrent</a> les controverses qui accompagnent ce sujet. Ces efforts de la part des directeurs de musées contrastent avec certaines réactions du grand public suisse. Certains rejettent, nient, ou sont ouvertement opposés à l’idée d’une Suisse coloniale ainsi qu’à ces initiatives. <a href="https://www.chahut.ch/decoloniserlaville/episode/7978b8dc/5-peut-on-decoloniser-les-musees">Pour la directrice du Château de Prangins</a>, Helen Bieri Thomson :</p>
<blockquote>
<p>« La Suisse a un problème avec son image, elle se voit volontiers comme neutre, démocratique, humanitaire et donc irréprochable, toujours du côté du bien. C’est difficile d’aborder des thèmes moins glorieux du passé et l’amnésie qui concerne la Suisse ».</p>
</blockquote>
<p>Le processus de décolonisation des musées suisses implique des enjeux identitaires et ouvre la voie à des réflexions plus profondes : ces différents projets mettent-ils en lumière une dangereuse crise de la Confédération ? Parler de l’histoire coloniale suisse remettrait-il en question le mythe du <a href="https://hls-dhs-dss.ch/fr/articles/049556/2012-12-20/">« Sonderfall »</a>, l’exceptionnalisme suisse ? Le cas échéant, pourquoi et pour qui déstabiliser l’histoire nationale (construite autour d’un récit de neutralité et de tradition humanitaire) en insistant sur des questions coloniales qui n’appartiennent pas aux Suisses ? Et si la Suisse se décolonise pour satisfaire un besoin propre, dans quelle mesure la démarche prendra-t-elle en compte les communautés colonisées ? Pour que le processus de décolonisation soit bien accueilli par la population suisse, ces sensibilités devraient être prises en compte et adressées dans la continuation de la démarche décolonisatrice suisse.</p>
<h2>Vers la fin des musées ethnographiques ?</h2>
<p>Grâce au processus de décolonisation, les propriétés, objets, ou encore les restes humains pillés et exposés dans les musées ont commencé à être reconnus pour leur valeur et leur histoire. Ce premier pas permet d’entamer des discussions concernant le retour des objets, comme dans le cas du MEG. Les communautés anciennement colonisées peuvent faire reconnaître « leur version de l’histoire ».</p>
<p>Afin de briser ces dynamiques inégales, les musées doivent être plus ambitieux. Le professeur d’histoire et politique internationale Mohamed Mahmoud Mohamedou est catégorique à cet égard : <a href="https://www.chahut.ch/decoloniserlaville/episode/7978b8dc/5-peut-on-decoloniser-les-musees">la décolonisation des musées passe par la décolonisation de l’esprit</a>.Les musées ethnographiques et d’histoire, comme d’autres institutions publiques, pourraient commencer par rendre public ce qu’ils ont omis de dire sur le passé. Ils devraient également adopter une approche critique envers eux-mêmes. Il s’agirait alors de faire connaître l’histoire du musée, ses implications coloniales, son financement et la provenance de ces objets.</p>
<p>Cette démarche fait surgir des questions plus profondes. Elles touchent la nature même du musée. En effet, si le musée ethnographique est un produit de la colonisation, une décolonisation réussie n’impliquerait-elle pas son « annulation », sa fermeture définitive ? Autrement dit, si, comme soutenue par le professeur d’anthropologie sociale Fabien Van Geert, la représentation de l’Autre est la <a href="https://journals.openedition.org/iss/355?lang=en">raison d’être</a> du musée ethnographique, son existence a-t-elle toujours un sens ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/200770/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Letizia Gaja Pinoja ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Réflexion sur la décolonisation des musées ethnographiques en Suisse.Letizia Gaja Pinoja, PhD Candidate, Graduate Institute – Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2081402023-06-21T12:06:46Z2023-06-21T12:06:46ZLa reine du textile Maman Creppy est décédée : la dernière des légendaires commerçantes de tissus wax d'Afrique de l'Ouest a laissé sa marque<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533016/original/file-20230620-19-lgr337.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Avec l'autorisation d'Yvette Sivomey</span> </figcaption></figure><p>Dédé Rose Gamélé Creppy, est <a href="https://nouvelangle.tg/index.php/2023/06/07/togo-disparition-de-maman-creppy-la-doyenne-des-nana-benz/">décédée</a> à l'âge de 89 ans. Elle fut l'une des plus influentes commerçantes de tissus wax d'Afrique de l'Ouest. Elle fut la plus jeune et la dernière des “Nana Benz”, la fameuse première génération de femmes commerçantes de tissus du Togo. </p>
<p>Le tissu wax est une adaptation européenne d'une technique indonésienne classique de teinture à la main, le batik, qui permet de créer des motifs à l'aide de cire chaude. Les zones de dessin sont masquées par l'application de cire chaude pour résister à la teinture. Le tissu a été introduit en Afrique de l'Ouest par des fabricants de textiles hollandais et anglais à la <a href="https://www.nationalarchives.gov.uk/wp-content/uploads/sites/13/2018/08/cloth-copyright-and-cultural-exchange.pdf">fin du 19e siècle</a>. Les commerçantes, devenues expertes dans l'art d'anticiper sur les besoins du marché, se mirent à proposer en amont à leurs fabricants des motifs et des couleurs. Elles ont joué un rôle essentiel dans le succès du tissu. Les Nana Benz excellaient en cela. </p>
<p>Le tissu wax est devenu populaire en raison de ses couleurs vives. Il pouvait être facilement adapté pour créer des tenues élégantes tant pour les hommes que pour les femmes. Ses couleurs sont résistantes et ne se décolorent pas après le linge. Ses motifs véhiculaient également des messages et des images portant sur le pouvoir, la politique, la beauté et la richesse. Ils évoquaient les relations joyeuses ou complexes entre hommes et femmes.</p>
<p>Les Nana Benz, un groupe d'une quinzaine de femmes togolaises, se sont lancées dans le commerce du wax imprimé. Le mot “Nana” est un diminutif de “mère” ou “grand-mère” et “Benz” désigne les voitures Mercedes-Benz que certaines d'entre elles aimaient conduire - et qu'elles avaient pu acheter grâce à leur grand succès. </p>
<p>En tant qu'anthropologue, j'ai rencontré Maman Creppy - comme on l'appelait affectueusement - à plusieurs reprises au cours de mes recherches pour mon <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/P/bo25126083.html">livre</a> <em>Patterns in Circulation : Cloth, Gender, and Materiality in West Africa</em>.</p>
<p>Le parcours de Rose Creppy est incroyable. Elle fut l'une des premières Nana Benz du Togo, qui a créé un puissant empire basé sur le monopole des motifs de tissus - les fabricants distribuaient des motifs uniquement à certaines femmes. Une Nana prospère pouvait être l'unique grossiste de plus de 60 motifs, vendus à des commerçants de tout le continent. </p>
<p>Ces droits de propriété sur les modèles, combinés à son sens des affaires et à une connaissance approfondie des goûts et des styles régionaux, ont fait de Maman Creppy, comme d'autres Nana Benz, une légende dans toute l'Afrique de l'Ouest. </p>
<p>Cependant, leur savoir-faire est malheureusement en déclin. Depuis le début des années 2000, la production du tissu s'est déplacée dans les <a href="https://theconversation.com/west-africans-ditch-dutch-wax-prints-for-chinese-real-fakes-59846">usines chinoises</a>. Aujourd'hui, le tissu wax est très loin de la confection traditionnelle. </p>
<h2>Des perles au tissu</h2>
<p>Née le 22 décembre 1934 dans la ville d'Aného, dans le sud du pays, Maman Creppy était déterminée à devenir une entrepreneuse prospère. Elle a commencé sa carrière en faisant le commerce de perles importées du Ghana. Toutefois, comme elle l'a rappelé lors d'une de nos nombreuses conversations, “c'était un travail manuel difficile”. C'est pourquoi, une fois constitué un petit stock de marchandises, elle se tourna vers le tissu. </p>
<p>Elle commença par le commerce de tissus fantaisie fabriqués en Europe. Ils étaient moins onéreux à produire et donc moins chers. L'industrie textile africaine avec sérigraphie fantaisie a démarré au début des années 1960 au moment où de nombreux pays nouvellement indépendants eurent recours à l'industrie textile pour soutenir leur économie. </p>
<p>Au fur et à mesure que Maman Creppy accumulait du capital, elle s'est tournée vers les imprimés wax anglais d'Arnold Brunnschweiler & Company (ABC) et, plus tard, vers le tissu wax néérlandais <a href="https://www.vlisco.com">Vlisco</a>.</p>
<p>Maman Creppy devint alors une Nana Benz, l'un des super-grossistes du tissu wax. Dans les années 1940, ses femmmes collectaient le tissu wax dans la capitale du Ghana, Accra, mais à la fin des années 1950, le coeur névralgique du commerce s'est déplacé vers le marché de Lomé, la capitale du Togo. Elles firent du marché de Lomé un lieu de pouvoir économique et de prestige national. </p>
<h2>L'essor des Nana Benz</h2>
<p>L'apogée des Nana Benz se situe entre les années 1960 et le début des années 1980. Les commerçants affluaient au marché de Lomé, non seulement d'Abidjan, d'Accra, de Kumasi, de Cotonou, de Porto-Novo, d'Onitsha et de Lagos, mais aussi de Kinshasa et de Libreville.</p>
<p>Elles ont bénéficié d'une position commerciale unique. Les règles commerciales en vigueur dans certains pays africains après l'indépendance rendaient difficile le commerce du tissu. Au Ghana, par exemple, les politiques nationalistes et protectionnistes de Kwame Nkrumah ont imposé des droits de douane élevés sur les importations. Les importations de tissus wax à motifs n'étaient donc pas rentables. Au Togo, les droits de douane peu élevés faisaient baisser les prix. Les Nana Benz devinrent des actrices clé du commerce de tissus wax et permirent aux Néerlandais de pénétrer d'autres marchés africains. </p>
<p>Les Nana Benz avaient également le monopole sur des motifs souvent uniques. Par exemple, elles interceptaient les réseaux commerciaux yorubas qui opéraient le long du corridor côtier entre Lagos et Accra, et vendaient des motifs dits yorubas et igbos avec des combinaisons de couleurs spécifiques à Lomé. C'est grâce à leur monopole effectif sur ces motifs que les Nana Benz ont accumulé une richesse sans précédent. </p>
<p>Les Nana Benz ont rapidement obtenu les droits de distribution de ces motifs classiques auprès d'entreprises coloniales, telles que la United Africa Company (UAC) d'Unilever. Ce faisant, elles ont renforcé leurs liens avec les entreprises européennes. Cela leur a permis d'exercer un contrôle sur une économie culturelle urbaine émergente basée sur le goût. </p>
<p>Les Nana Benz se sont habilement insérées dans les systèmes restrictifs de vente en gros des sociétés commerciales européennes, avec lesquelles elles ont négocié des droits exclusifs sur les motifs pour la distribution des tissus. </p>
<p>Dans un contexte de régimes politiques en mutation, les femmes ont su consolider leur pouvoir et leurs intérêts économiques en créant leur propre organisation professionnelle en 1965, l'Association Professionnelle des Revendeuses de Tissu, un organisme qui négociait les politiques commerciales directement avec l'État. Elles ont convenu d'un régime de bas tarifs qui a rendu leurs importations de tissus néerlandais et anglais relativement bon marché par rapport aux autres pays de la région. En retour, elles ont prêté leur image de marque à l'État, lui donnant une façade entrepreneuriale moderne et prospère. </p>
<h2>Le déclin</h2>
<p>La fin de la guerre froide et le <a href="https://www.jstor.org/stable/161005">mouvement démocratique</a> qui a libéralisé les espaces politiques et économiques ont eu de graves conséquences pour le commerce du tissu. Et pour aussi Rose Creppy. </p>
<p>La dévaluation du <a href="https://www.imf.org/external/pubs/ft/fabric/backgrnd.htm#:%7E:text=To%20address%20this%20situation%2C%20they,francs%20to%201%20French%20franc.">franc CFA (de 50 %) en 1994</a> a transformé un bien de consommation courante, le tissu wax , en un produit de luxe presque du jour au lendemain. Jusqu'alors, le tissu wax accessible au plus grand nombre, devint un produit de luxe, car son prix doubla. Beaucoup de consommateurs se tournèrent vers des alternatives moins chères, notamment des contrefaçons en provenance de Chine. </p>
<p>La libéralisation de l'économie dans le Togo de l'après-guerre froide a contribué à faire dérailler le commerce des Nana Benz encore davantage. Le principal distributeur de tissus wax - United Africa Company d'Unilever - s'est retiré du marché et le fabricant néerlandais Vlisco a repris ses points de distribution en Afrique de l'Ouest. Cette décision a démantelé le système de droits exclusifs de vente en gros qui en assurait le rentabilité. </p>
<p>Pour aggraver encore la situation des Nana Benz, des contrefaçons chinoises sont apparues sur le marché au début des années 2000. </p>
<h2>L'héritage de Maman Creppy</h2>
<p>Jusqu'à sa mort, Maman Creppy resta intimement liée au marché par le biais de sa fille, Yvette Sivomey, qu'elle a initiée au commerce du tissu au début des années 2000.</p>
<p>Comme beaucoup de ses aînées, Maman Creppy était mariée mais vivait de façon indépendante avec ses enfants, qu'elle enverra étudier en France. Elle possédait une propriété à Lyon. En plus de ses activités entrepreneuriales, elle a occupé un poste ministériel au palais royal Lolan, à Aného, sa ville natale. </p>
<p>Aujourd'hui, Sivomey est une entrepreneuse très prospère dans le domaine du tissu. Elle travaille en étroite collaboration avec Vlisco pour redécouvrir et faire renaître d'anciens motifs dans de nouvelles combinaisons de couleurs. </p>
<p>L'héritage de Dédé Rose Gamélé Creppy se poursuit au travers du travail de sa fille. Il est vivant et bien présent, intégré aux motifs classiques du wax qu'elle a co-conçu et commercialisé en tant qu'une des plus remarquables Nana Benz, ces femmes commerçantes du Togo.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208140/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nina Sylvanus does not work for, consult, own shares in or receive funding from any company or organisation that would benefit from this article, and has disclosed no relevant affiliations beyond their academic appointment.</span></em></p>Maman Creppy était l'une des premières Nana Benz du Togo, qui avait créé un puissant empire de tissus wax.Nina Sylvanus, Associate Professor of Anthropology, Northeastern UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2012502023-03-26T16:03:24Z2023-03-26T16:03:24ZUn empire bon marché : histoire et économie politique de la colonisation française<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/517450/original/file-20230324-26-crlmkn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C3%2C613%2C344&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La rue Paul-Bert à Hanoï, avec le théâtre municipal, vers 1905. </span> <span class="attribution"><span class="source">PIERRE DIEULEFILS / WIKIMEDIA COMMONS</span></span></figcaption></figure><p><em>Nous vous proposons de découvrir un extrait de l’ouvrage de Denis Cogneau, « Un empire bon marché : histoire et économie politique de la colonisation française, XIXe-XXI<sup>e</sup> siècle » paru aux Éditions du Seuil dans la collection « Eco-histoires » en janvier 2023.</em></p>
<p><em>Grâce à un long travail d’archives et d’analyse statistique, l’auteur y décrit les États coloniaux et leur fonctionnement – à travers notamment la fiscalité, le recrutement militaire, les flux de capitaux et les inégalités. Il montre que l’empire a peu coûté à la métropole jusqu’aux guerres d’indépendance, et que les capitaux français n’ont pas ruisselé vers les colonies. La « mission civilisatrice » que la République française s’était assignée n’a donc pas débouché sur le développement des pays occupés, et c’est plutôt un régime à la fois violent et ambigu qui s’y est établi. De fait, le régime colonial a surtout bénéficié à une petite minorité de colons et de capitalistes français. Quant aux élites nationalistes, elles ont le plus souvent reconduit un État autoritaire et inégalitaire après les indépendances.</em></p>
<p>L’un des aspects les plus frappants du colonialisme français des XIX<sup>e</sup> et XX<sup>e</sup> siècles est son faible coût pour la métropole. La mise sous tutelle d’un ensemble de pays couvrant une superficie vingt fois supérieure à celle de la France a peu demandé au contribuable métropolitain. […]</p>
<p>Au total, sur plus d’un siècle, entre 1833 et 1939, la domination coloniale n’a coûté au contribuable métropolitain que 0,5 % du revenu national, en moyenne et annuellement. Le fonctionnement des États coloniaux a été principalement financé par les impôts prélevés sur les autochtones colonisés, et sur les colons ou expatriés européens présents sur place, même si ces derniers ont bénéficié d’un traitement fiscal généreux.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Après la Seconde Guerre mondiale, la volonté de s’accrocher à l’empire colonial a certes fini par coûter cher. Les guerres d’Indochine puis d’Algérie, et la nécessité d’accroître partout la présence armée, ont conduit à des dépenses militaires dépassant 2,5 % du PIB en moyenne annuelle, sur la période 1946-1962. Au même moment, les plans de développement économique et social lancés par la métropole ont cherché à atteindre le même objectif de manière pacifique, trop peu et trop tard. Les subventions civiles atteignent alors une moyenne de 0,5 % du PIB, si bien que l’empire coûte 3 % de son revenu au contribuable français. De ce fait, les indépendances conduiront à une économie substantielle.</p>
<h2>1 % du PIB français</h2>
<p>Entre 1833 et 1962, les colonies auront donc coûté annuellement un peu plus de 1 % du PIB français en argent public ; comme on vient de le voir, cette moyenne recouvre cependant deux périodes très contrastées : 0,5 % avant-guerre, 3 % après-guerre. La colonisation n’a pas instauré un grand transfert de ressources entre la métropole et ses sujets, auxquels par ailleurs on a dénié l’essentiel des droits politiques, jusqu’au dernier moment.</p>
<p>Financée principalement par les impôts prélevés sur place, l’action des États coloniaux a été fortement contrainte par des coûts d’opération, notamment salariaux, très élevés. Du coup, le développement économique et social a été décevant. L’écart béant de richesse entre la France est ses colonies n’a pas été réduit. […] Le moins que l’on puisse dire c’est que la colonisation n’a pas permis de tirer vers le haut les régions colonisées […]. Un constat similaire s’impose pour le développement de l’éducation. […]</p>
<p>Il est […] tout à fait possible de penser que, tout au long de son existence [l’empire] a engendré des flux de revenu non négligeables vers la France. Avant la Première Guerre Mondiale, à la Belle Époque […] les actifs coloniaux ont […] pu rapporter au moins 0,5 % du revenu français […].</p>
<p>Par la suite, pendant la crise des années 1930 et jusqu’à la reconstruction d’après-guerre, certains investissements coloniaux ont constitué une valeur refuge, de même que le commerce avec les colonies a fourni une béquille à une économie française appauvrie.</p>
<h2>Des bénéfices pour une minorité de Français</h2>
<p>Beaucoup d’investissements ont été des échecs retentissants, mais d’autres ont été particulièrement florissants, jusqu’à la fin. Seule une petite minorité de Français en a bénéficié. Elle a rassemblé quelques entrepreneurs, banquiers, et grands commerçants, les actionnaires des entreprises qui n’ont pas fait faillite, et des fonctionnaires payés grassement qui ont accéléré leur carrière. Elle a inclus enfin de nombreux colons installés, parfois sur plusieurs générations, qui ont longtemps joui de conditions de vie qu’ils n’auraient pas pu espérer en métropole.</p>
<p>De ce point de vue, le contribuable moyen français a payé pour ces catégories privilégiées, en finançant l’entreprise coloniale. Ce dernier a surtout été rétribué symboliquement, avec la gloriole de la « plus grande France », et la bonne conscience illusoire d’une « mission civilisatrice ». Néanmoins, pendant longtemps, cet empire bon marché n’a pas eu beaucoup d’opposants, car son coût n’est devenu pesant que lorsqu’il a fallu se battre pour le préserver. À partir de ce moment, les Français se sont très majoritairement convaincus qu’il valait mieux plier bagage. Après les indépendances, en dépit de l’aide au développement, les relations avec les anciennes colonies redeviennent bon marché, et toujours profitables pour certains.</p>
<h2>Une décolonisation toujours en cours</h2>
<p>Depuis les indépendances, le lien entre la France et ses ex-colonies a indéniablement rétréci, que ce soit en termes d’aide au développement, de commerce, ou d’investissement direct. […] S’il est trop tôt pour acter sa disparition, le volume de jeu de la « Françafrique » est plus réduit qu’auparavant. En France, la persistance du racisme et la renaissance d’une extrême-droite chauvine doivent beaucoup à un passé colonial mal digéré, aussi la société n’a pas encore parcouru jusqu’au bout le chemin de sa décolonisation.</p>
<p>Du côté des anciennes colonies, la décolonisation des institutions et des structures socio-économiques est aussi un long chemin. La réhabilitation des langues nationales et locales soulève encore des difficultés, même si les progrès enregistrés permettent d’espérer que les sociétés parviendront à un multilinguisme apaisé qui sera un atout.</p>
<p>En Afrique subsaharienne, la délimitation des frontières issues de la carte coloniale a défini des entités politiques pour la plupart nouvelles, des États pauvres de petite taille, certains enclavés et loin de l’accès à la mer. Pour plusieurs d’entre eux, le processus de construction nationale s’avère encore difficile. Les tentatives d’intégration régionale ont jusqu’à maintenant échoué à réparer la « balkanisation » des indépendances. Les élites politiques tirant des rentes de souveraineté d’être maîtresses en leur domaine, aussi petit soit-il, elles ne sont pas forcément favorables à une mutualisation.</p>
<p>Si l’union monétaire autour du franc CFA constitue un héritage à préserver, en revanche son changement de nom et de mode de fonctionnement sont ardemment souhaités, même si son élargissement pose encore plusieurs questions compliquées.</p>
<p>Les États postcoloniaux ont hérité des États coloniaux de la dernière période : un système fiscal relativement extractif, mais des structures dualistes et inégalitaires, ainsi qu’une orientation développementaliste, mais l’absence de relais dans la société et de contre-pouvoirs. […]</p>
<h2>Des sociétés inégalitaires</h2>
<p>En Afrique, au sortir des indépendances, la plupart des élites au pouvoir ont surtout recouru au nationalisme autoritaire. Elles ont rarement cherché, et ne sont pas souvent parvenues à démocratiser leurs économies et leurs sociétés. De ce fait, la capacité d’action des États postcoloniaux est restée limitée, et leur légitimité s’est érodée. […] Une bourgeoisie de la fonction publique a émergé, et la structure dualiste et inégalitaire des sociétés s’est reproduite, même si elle a perdu sa dimension raciale.</p>
<p>Quels que soient les choix idéologiques effectués, l’expansion déséquilibrée des États a conduit à des déficits et à des niveaux d’endettement élevés lorsque la conjoncture internationale s’est retournée, dans les années 80. Alors, le virage néo-libéral mondial a imposé à la plupart des pays la libéralisation et la privatisation des économies, ainsi qu’une cure d’austérité financière souvent drastique. Ces réformes de choc ont effectivement résorbé les déficits financiers, en revanche elles ont peu changé la structure des économies, mais déstabilisé les États et entraîné de nouvelles inégalités. […]</p>
<p>Malgré la vague de démocratisation qui a suivi la chute du mur de Berlin, le renouvellement des élites politiques a fait long feu. Les déceptions du développement, la persistance des inégalités, la prévalence de la corruption et l’intensité de la fuite de capitaux exposent les États à des crises de légitimité récurrentes, face à des demandes démocratiques assez pressantes et assez unanimes.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/516366/original/file-20230320-26-syr3gc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p class="fine-print"><em><span>Denis Cogneau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Découvrez un extrait de l'ouvrage de Denis Cogneau, « Un empire bon marché : histoire et économie politique de la colonisation française, XIXe-XXIe siècle »Denis Cogneau, Economiste, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2010322023-03-21T17:48:59Z2023-03-21T17:48:59ZAlgérie : 60 ans plus tard, que reste-t-il des décrets de mars 1963 sur l’autogestion ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/515204/original/file-20230314-3238-7vd2qu.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C1513%2C848&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Meeting de soutien aux décrets de mars 1963, Algérie, 1963.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Collection privée</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Il y a tout juste 60 ans, fin mars 1963, la République algérienne à peine indépendante adoptait les fameux « décrets de mars » qui visaient à introduire dans certains secteurs de son économie un fonctionnement basé sur le principe de l’autogestion.</p>
<p>Une expérience aujourd’hui souvent méconnue, qui marqua pourtant son époque et eut un impact non négligeable dans de nombreux autres pays par la suite.</p>
<h2>De la propriété coloniale à la propriété algérienne</h2>
<p>Avec les <a href="https://mjp.univ-perp.fr/france/1962-1903evian.htm">accords d’Évian</a> signés le 19 mars 1962, s’ouvre une phase qui va aboutir à la <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/305">proclamation de l’indépendance de l’Algérie le 5 juillet 1962</a>. Les accords prévoient, dans leur titre IV, des « garanties des droits acquis et engagements antérieurs », ce qui concerne notamment la propriété des « Européens » d’Algérie.</p>
<p>Il convient de rappeler à qui appartient le secteur agricole à l’époque, sachant que 87 % de la population vit de ce secteur, qui représente 33 % de la production brute et 67 % des exportations du pays. Les terres et les forêts s’étendent sur plus 20 millions d’hectares, dont près de la moitié appartiennent à l’État colonial, 3 millions à la propriété privée européenne et 10 millions aux Algériens. Mais, pour les deux tiers, les terres appartenant aux Algériens sont des terres improductives ou de maigres pâturages. 450 000 fellahs (petits paysans) possèdent moins de 10 hectares, alors que la surface moyenne des terres possédées par les colons est de 125 ha, sur lesquelles travaillent 450 000 ouvriers agricoles.</p>
<p>1 800 000 personnes avaient été déplacées par l’armée française dans des « camps de regroupement » pour vider des centaines de villages et rendre impossible le soutien des villageois aux maquisards. Enfin, plusieurs centaines de milliers d’Algériens sont des travailleurs émigrés à l’étranger, notamment en France, et 200 000 sont réfugiés de l’autre côté des frontières en Tunisie et au Maroc.</p>
<p>À l’indépendance, la situation est dramatique : pour plus de onze millions et demi d’habitants on compte un million de chômeurs ruraux, et un autre million est venu grossir la population urbaine, constituant une sorte de plèbe.</p>
<h2>Les biens vacants</h2>
<p><a href="https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/1962-lexode-des-francais-dalgerie">L’exode, entre mars et juillet, de la plupart des Français</a>, laisse un nombre important de biens vacants ou de matériel détruit par les propriétaires. Ainsi, alors que l’on dénombrait 5 600 tracteurs en 1956, il n’en reste que moins d’un millier en 1962. Les récoltes risquent d’être perdues. Il faudra attendre 1963 pour que la Yougoslavie de Tito (qui avait <a href="https://www.cairn.info/les-balkans-1945-1960%E2%80%939782130355137-page-191.htm">instauré l’autogestion en 1950</a> et par ailleurs largement <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07075332.2015.1051569?journalCode=rinh20">soutenu le FLN pendant la guerre d’indépendance)</a> fournisse des engins agricoles en nombre à l’Algérie.</p>
<p>Le départ des Français se traduit, entre autres, par un déficit de l’encadrement, du fait du retour en métropole de 35 000 ingénieurs, 2 000 médecins et 20 000 enseignants. La Fédération de l’éducation nationale (syndicat majoritaire dans l’enseignement français) arrive toutefois à organiser l’arrivée de 8 000 enseignants dans l’Algérie nouvelle, et beaucoup d’autres Français viennent prêter main-forte, plutôt bien accueillis car pour beaucoup ils ont soutenu la lutte pour l’indépendance.</p>
<p>C’est dans ce contexte que l’on observe un fort mouvement d’occupation par des Algériens des logements, commerces et terres ayant anciennement appartenu aux Français. Dans les fermes de l’Algérois et d’Orléansville (aujourd’hui Chlef), des comités de gestion se mettent en place pour assurer d’urgence les récoltes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/515211/original/file-20230314-4703-vmz4q8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Meeting de soutien aux décrets de mars 1963, Algérie, 1963.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Collection privée</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Les nouveaux dirigeants du pays, qui craignent que de telles occupations fournissent à l’armée française un prétexte pour se maintenir afin de faire respecter les accords d’Évian, décident de protéger les biens vacants et prennent des mesures juridiques pour cela (<a href="https://www.lkeria.com/ordonnance-62-20-431">ordonnance du 24 août 1962</a>). Est constitué un <a href="https://www.joradp.dz/FTP/Jo-Francais/1962/F1962904.pdf">Bureau des biens vacants</a>. À son initiative, les comités de gestion sont légalisés le 22 octobre 1962 pour l’agriculture, puis en novembre pour l’industrie, le commerce et l’artisanat.</p>
<p>Ce même 22 octobre, les anciens propriétaires n’étant pas revenus, un décret transfère à l’État les propriétés européennes. Les achats effectués à bas prix par des Algériens nantis (commerçants, petits industriels, professions libérales) pendant la période de confusion des six mois précédents sont invalidés par un autre décret le 23 octobre 1962.</p>
<h2>Les décrets de mars 1963</h2>
<p>Le président Ben Bella, au départ réticent, constate la popularité du processus. C’est dans ces conditions que les « décrets de mars », adoptés les 18 et 22 mars 1963, instituent un secteur autogéré, sur la base des travaux et préconisations des membres du Bureau national d’animation du secteur socialiste (BNASS) qui a remplacé le Bureau des biens vacants, dans la perspective plus vaste d’une grande réforme agraire.</p>
<p>Cet organisme est composé d’Algériens, tel <a href="https://maitron.fr/spip.php?article138752">Mohammed Harbi</a>, mais aussi d’autres nationalités comme le juriste Français Yves Mathieu, mort dans un accident mystérieux, et dont la fille a réalisé un film, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=6hWCynieEaQ"><em>L’Algérie du possible</em></a>, le trotskiste grec <a href="https://autogestion.asso.fr/michel-pablo/">Michel Raptis</a>, le surréaliste égyptien <a href="https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpf07012208/interview-soliman-lotfallah">Lotfallah Soliman</a>, etc., qui se mettent « au service de la révolution algérienne ».</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=692&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=692&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=692&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=870&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=870&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/515205/original/file-20230314-166-ijoe21.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=870&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Journal officiel de la République algérienne portant publication des décrets du 22 mars 1963. Cliquer pour zoomer.</span>
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<p>L’architecture du système articule trois niveaux dans les entreprises concernées. Une assemblée des travailleurs, composée des ouvriers « permanents » ayant une ancienneté de six mois au moins (ce qui exclut les saisonniers) se réunissant chaque trimestre ; un conseil des travailleurs, désigné par l’assemblée générale, réunissant une fois par mois de 10 à 100 membres selon la taille de l’entreprise ; et enfin un comité de gestion de 3 à 11 membres, dont le président du comité, se réunissant chaque mois.</p>
<p>Dans l’agriculture, un organisme (ONRA, Office national de la réforme agraire) est chargé d’organiser la gestion des fermes abandonnées. À l’échelle du domaine, il désigne un chef d’exploitation doté d’une mission technique et un membre du comité de gestion. À une échelle locale, d’arrondissement, l’ONRA coordonne diverses activités, dont la réparation du matériel agricole, les coopératives d’écoulement et de commercialisation, et d’exportation des fruits et légumes.</p>
<h2>Les obstacles</h2>
<p>Dans la pratique, la mise en œuvre des décrets fut difficile. L’armée n’avait accepté l’autogestion qu’après avoir préempté pour elle-même 70 000 hectares des meilleures terres. Les enquêtes commandées par le BNASS ont révélé que dans beaucoup de cas, les ouvriers agricoles ont été expropriés au profit des anciens combattants appuyés par une administration non habituée à accepter des processus démocratiques. Le pouvoir politique lui-même n’a pas soutenu l’autogestion, tendant au contraire à accroître le contrôle du parti unique FLN sur les syndicats et les organisations sociales. Le nombre de travailleurs concernés fut limité ; le secteur autogéré en comptait environ 10 000 dans l’industrie, et 200 000 dans l’agriculture.</p>
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<p>Toutefois, l’impact politique et symbolique fut important à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. À l’intérieur, le syndicat UGTA (Union générale des travailleurs algériens) avait lancé une grande campagne de soutien aux décrets de mars, avec une grande manifestation à Alger le 3 avril 1963. Dans les villes, des ouvriers et des étudiants, à l’appel de leur syndicat l’UNEA (Union nationale des étudiants algériens), organisaient des brigades de solidarité pour réparer les machines ou participer aux récoltes.</p>
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<span class="caption">Une de « Révolution africaine » du 6 avril 1963. Cliquer pour zoomer.</span>
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<p><a href="https://m.youtube.com/watch?v=30LfSuLxUQ0">L’hebdomadaire <em>Révolution africaine</em> dirigé par Mohammed Harbi</a> est un outil d’information et de formation, n’hésitant pas à faire état des difficultés et blocages. Des enquêtes de terrain sont confiées à des universitaires, dirigés par la Française <a href="https://www.youtube.com/watch?v=jPQlcbRnpLA">Jeanne Favret-Saada</a> qui venait de remplacer Pierre Bourdieu à la faculté d’Alger. Les pressions et les menaces interrompent sa mission, son rapport de synthèse disparaît, mais beaucoup d’enquêtes de terrain ont pu être sauvées, et certaines récemment publiées dans un ouvrage de Mohammed Harbi, <a href="https://www.syllepse.net/l-autogestion-en-algerie-_r_76_i_879.html"><em>L’autogestion en Algérie : une autre révolution</em></a>.</p>
<h2>La renaissance de l’« utopie autogestionnaire »</h2>
<p>Quand Ben Bella est renversé en juin 1965 par le <a href="https://recitsdalgerie.com/coup-d-etat-boumediene/">coup d’État de Boumedienne</a>, on ne touche ni aux lois ni au vocabulaire de l’autogestion, bien que nombre de ses promoteurs soient arrêtés pour les uns, expulsés pour les autres. Il faut attendre 1971 pour que les termes changent ; on parle alors de « la gestion socialiste des entreprises », qui sont étatisées. À ce moment-là, le secteur dit autogéré recouvrait 80 % de la surface des cultures permanentes, assurait 60 % du revenu brut agricole utile, et 30 % net du revenu algérien, mais il n’avait plus, avec la bureaucratisation et les accaparements évoqués plus haut, d’« autogéré » que de nom.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=691&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=868&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=868&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/515208/original/file-20230314-3609-qw6br.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=868&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une de « Sous le drapeau du socialisme », revue animée par Michel Raptis (Pablo). Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Pour l’extérieur, le vocabulaire « socialiste » du <a href="https://autogestion.asso.fr/app/uploads/2012/11/le-programme-de-tripoli1.pdf">programme de Tripoli</a> élaboré par le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) en mai 1962 dans la perspective de l’indépendance et de la <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/algerie-charte_d%27alger1964.htm">« charte d’Alger »</a>, adoptée au congrès du FLN d’avril 1964, donne un cadre aux décrets de mars 1963. Tout cela répondait aux espoirs placés par une grande partie de la gauche dans une voie nouvelle qui ne soit ni le capitalisme, ni une économie étatisée comme celle des pays de l’Est.</p>
<p>En Italie, par exemple, des coopératives se mettent en relation avec des fermes autogérées algériennes. Le Parti communiste italien appuie l’autogestion, comme le fait en France, le Parti socialiste unifié (PSU). En mai 1967, le n°3 de la revue <em>Autogestion</em> y consacre un <a href="https://www.persee.fr/doc/autog_0005-0970_1967_num_3_1_908">numéro spécial</a>. En mai 1968, la CFDT adopte officiellement la perspective de l’autogestion.</p>
<p>Malgré ses limites, et même son échec politique, l’expérience algérienne a redonné un souffle à « l’utopie autogestionnaire » qui sera revendiquée en France et dans bien d’autres pays dans les années 1968.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201032/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Membre de l'Association autogestion et co-préfacier de "L'autogestion en Algérie: une autre révolution?".</span></em></p>En mars 1963, l’Algérie se lançait dans l’aventure de l’autogestion. Si l’expérience ne dura guère, elle n’en constitua pas moins une source d’inspiration pour d’autres pays, y compris européens.Robi Morder, Chercheur Associé au Laboratoire Printemps, UVSQ/Paris-Saclay, président du Groupe d'études et de recherches sur les mouvements étudiants (Germe), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1900242022-09-14T18:05:42Z2022-09-14T18:05:42ZAlgérie-Indochine : l’asymétrie mémorielle française<p>Emmanuel Macron vient d’effectuer une <a href="https://www.europe1.fr/politique/algerie-quel-bilan-pour-la-visite-demmanuel-macron-sur-place-4130470">visite officielle à Alger</a> afin de mettre en œuvre une « réconciliation mémorielle » entre les sociétés française et algérienne sur la guerre qui les a déchirées entre 1954 et 1962.</p>
<p>En juillet 2020, déjà, le président avait confié à l’historien Benjamin Stora une <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/07/24/emmanuel-macron-confie-a-l-historien-benjamin-stora-une-mission-sur-la-memoire-de-la-colonisation-et-de-la-guerre-d-algerie_6047236_3212.html">« mission sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie »</a>. Six mois plus tard, ce dernier rendait <a href="https://journals.openedition.org/chrhc/16509">son rapport</a> comprenant des recommandations concrètes pour faciliter la réconciliation. En octobre 2021, <a href="https://www.france24.com/fr/france/20211016-17-octobre-1961-emmanuel-macron-va-reconna%C3%AEtre-une-v%C3%A9rit%C3%A9-incontestable">Emmanuel Macron déposait une gerbe</a> nationale sur les berges de Seine <a href="https://www.cairn.info/revue-plein-droit-2021-4-page-32.htm">à la mémoire des militants algériens</a> tués par la police française en 1961.</p>
<p>Ces démarches étaient, certes, motivées par un besoin d’affronter le passé, par les tensions récentes entre la France et l’Algérie, par des <a href="https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2017-1-page-29.htm">problèmes irrésolus d’intégration</a> dans l’Hexagone, et sans doute des préoccupations politiques lors de la campagne électorale du président sortant en 2022. Il est néanmoins frappant de constater à quel point l’Algérie occupe une place beaucoup plus importante que celle de l’Indochine dans la mémoire française. Et cela, malgré le fait que la <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2009-1-page-339.htm">guerre d’Indochine</a>, qui a opposé la France au Vietnam d’Hô Chi Minh entre 1945 et 1954, fut la <a href="https://www.lhistoire.fr/indochine-la-guerre-de-d%C3%A9colonisation-la-plus-violente-du-xxe-si%C3%A8cle%C2%A0">guerre de décolonisation la plus violente du XXᵉ siècle</a>.</p>
<p>Comment expliquer cet oubli relatif du Vietnam à une époque où la France semble plus prête qu’auparavant à regarder son passé colonial en face ?</p>
<h2>La « rive algérienne » de la mémoire française</h2>
<p>La prédominance algérienne s’explique par divers facteurs. Le premier, démographique, fait ressortir le maigre poids de la <a href="https://www.cairn.info/revue-annales-de-demographie-historique-2007-1-page-85.htm">population des « Français d’Indochine »</a> – 35 000 personnes en 1945 – comparé au million de « Français d’Algérie » qui se comptaient de façon assez stable entre 1945 et 1962. Après la guerre d’Algérie, la majorité d’entre eux <a href="https://cairn.info/revue-pole-sud-2006-1.htm?contenu=sommaire">s’installèrent en France</a>. Le poids politique et l’influence mémorielle des Français d’Indochine resteront toujours plus modestes par rapport à ceux des Français d’Algérie installés en France après 1962.</p>
<p>Le deuxième facteur tient à l’origine des combattants eux-mêmes. Pour garder l’Algérie française, Paris ne vit d’autre choix que d’imposer la <a href="https://www.cairn.info/revue-historique-2007-1-page-165.htm">conscription</a> aux jeunes Français de métropole. Un million et demi de soldats français furent ainsi envoyés en Algérie. La guerre terminée, des porte-paroles, des associations, des maisons d’édition, d’anciens colons aussi, échangeront souvenirs, traumas, commémorations.</p>
<p>En Indochine, la situation était très différente : le gouvernement français avait fait appel au Corps expéditionnaire, à la Légion étrangère, mais surtout aux <a href="https://www.penseemiliterre.fr/ressources/30114/43/de-la-politique-de-jaunissement_cdt-cadeau.pdf">soldats de son Empire</a>. La majorité des « anciens d’Indo » étaient en fait originaires de l’Indochine, du Maghreb et l’Afrique subsaharienne. La guerre terminée, ils ont ramené leur mémoire avec eux. L’homme qui a bâti la dalle commémorative à Diên Biên Phu en 1992, pour honorer les soldats tombés pour la France dans cette bataille historique de 1954, était un Allemand, un ancien de la Légion.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Mémorial en pierre en l’honneur des morts français au Vietnam" src="https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/484042/original/file-20220912-20-zjibcx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Mémorial en l’honneur des soldats français morts lors de la bataille de Diên Biên Phu au Vietnam.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:French_War_Memorial_-_Dien_Bien_Phu_-_Vietnam_%2848159141076%29.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Troisième facteur : si des dizaines de milliers de harkis algériens, qui s’étaient battus comme supplétifs aux côtés des Français, s’installèrent en France après 1962 avec leur famille, les soldats vietnamiens ayant combattu les troupes d’Hô Chi Minh auprès des Français d’abord, puis des Américains jusqu’à la <a href="https://www.lhistoire.fr/%C3%A9ph%C3%A9m%C3%A9ride/30-avril-1975-chute-de-saigon">chute de Saigon</a> en 1975, refirent principalement leur vie en Amérique du Nord. La diaspora vietnamienne en France ne peut pas être comparée à la diaspora vietnamienne aux États-Unis, ni à celle des Algériens en France. Le poids politique et mémoriel de cette communauté vietnamienne de France est en conséquence beaucoup plus faible. En 2019, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) comptait <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/3633212">846 400 immigrés algériens résidant sur le territoire français</a>. La même année, l’Institut national d’études démographiques (INED) estimait à <a href="https://www.ined.fr/fr/tout-savoir-population/chiffres/france/immigres-etrangers/descendants-dimmigres-par-pays-dorigine/">1 207 000 le nombre d’enfants d’immigrés algériens résidant en France</a>, soit 2,1 millions de personnes sur deux générations.</p>
<p>La diaspora vietnamienne en France est la deuxième dans le monde après celle des États-Unis, laquelle est forte de 2 100 000 membres. L’Insee dénombrait en 2018 159 000 personnes résidant en France <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/2381755">nées dans toute l’ex-Indochine française</a> (Cambodge, Laos, Vietnam) ainsi que <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/4186761">153 000 descendants directs d’au moins un parent né en ex-Indochine française</a>, soit 312 000 au total.</p>
<p>Que le président Macron se soit <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/30/la-therapie-memorielle-des-petits-enfants-de-la-guerre-d-algerie_6104100_823448.html">récemment adressé</a> aux « petits-enfants de la guerre d’Algérie » sans penser à évoquer leurs homologues vietnamiens est révélateur à cet égard.</p>
<p>Soulignons aussi que la guerre d’Algérie ne s’est jamais internationalisée comme ce fut le cas en Indochine. Cela a permis aux hommes politiques et anciens combattants français de présenter la guerre d’Indochine comme une lutte anticommuniste dans le cadre d’une coalition occidentale, non comme une <a href="https://www.lhistoire.fr/indochine-combat-pour-une-puissance-perdue">guerre coloniale</a> qu’elle fut assurément. La sortie de la France de la guerre d’Indochine apparut ainsi moins comme une défaite coloniale qu’un simple passage de flambeau anticommuniste aux Américains dans un lointain pays en Asie. Certes, la guerre d’Algérie eut un volet international, mais elle fut surtout une affaire coloniale. L’Indochine restera un enjeu géopolitique majeur dans les relations internationales jusque dans les années 1990.</p>
<p>Enfin, les <a href="https://www.persee.fr/doc/ihtp_0769-4504_1996_num_34_1_2369">intellectuels français critiques de la guerre d’Indochine</a> à l’époque se comptent sur les doigts d’une main. En revanche, la liste de ceux qui se sont opposés au conflit algérien est longue : Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Jacques Derrida, Franz Fanon et Pierre Bourdieu pour ne citer qu’eux. Même le cinéma français écarte les Vietnamiens. On voit les centurions français de la guerre d’Indochine dans les films de Pierre Schoendoerffer comme <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2019-3-page-37.htm"><em>La 317ᵉ Section</em></a> ou <a href="https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2011/11/17/le-crabe-tambour-de-pierre-schoendoerffer_1605198_4497319.html"><em>Le Crabe-tambour</em></a>. On suit les soldats français dans les camps communistes après Diên Biên Phu. Mais on cherche en vain un film critique portant sur la toile de fond coloniale de la guerre d’Indochine qui serait comparable à la <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2019-3-page-159.htm"><em>Bataille d’Alger</em></a> de Gillo Pontecorvo.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=749&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/484279/original/file-20220913-20-fi7apx.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=941&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<h2>Et la « rive vietnamienne » ?</h2>
<p>Les Vietnamiens auraient pu demander des comptes à Paris à la fin de la guerre en 1954. Mais ce n’était pas si facile. La <a href="https://www.cairn.info/revue-bulletin-de-l-institut-pierre-renouvin1-2012-2-page-57.htm">guerre américaine</a> éclipsa vite celle d’Indochine dans les années 1960. Puis survint la <a href="https://www.jstor.org/stable/25729173">troisième guerre d’Indochine</a>, qui opposa les communistes cambodgiens, vietnamiens et chinois en 1979. Les atrocités se cumulaient, s’écrasaient les unes sur les autres. Se préoccuper de l’Histoire, de la mémoire, quand le pays est encore en guerre ou tout est à reconstruire peut sembler difficile à entreprendre.</p>
<p>De nos jours, le gouvernement communiste du Vietnam ne tient pas particulièrement à se souvenir de ces pans conflictuels. Il répète à l’infini une histoire nationaliste héroïque, où la célèbre victoire sur l’armée française à <a href="https://www.cairn.info/la-guerre-d-indochine--9791021010192-page-431.htm">Diên Biên Phu</a> est un chaînon glorieux, primordial en termes mémoriels. Mais pour Hanoi, il est hors de question de réclamer la repentance de la France pour la guerre d’Indochine. Les massacres commis par l’armée française à la fin des années 1940 se commémorent au niveau local jusqu’à nos jours, mais le gouvernement actuel ne laisserait jamais ces <a href="https://www.herodote.net/16_mars_1968-evenement-19680316.php">« My Lai français »</a> mettre en danger ses relations avec la France.</p>
<p>Sans doute aussi, Hanoi, accolé à une Chine déterminée à jouer un rôle prédominant dans l’Indopacifique, ne souhaite pas mettre en cause ses relations discrètes, mais très importantes, avec les Américains et les Français. Au Moyen-Orient, aucun voisin de l’Algérie n’est une puissance un tant soit peu comparable à la Chine. Les dirigeants algériens ont donc les mains plus libres pour mobiliser différemment la mémoire vis-à-vis de la France.</p>
<p>Le contraste est patent entre la pensée mémorielle à Hanoi et à Alger, quand on songe à la volonté des dirigeants algériens depuis Abdelaziz Bouteflika, le président algérien entre 1999 et 2019, et son successeur, Abdelmadjid Tebboune, de faire le procès de la colonisation à la France. En 2021, le ministre algérien de la Communication <a href="https://www.lefigaro.fr/international/colonisation-alger-reclame-toujours-la-repentance-de-la-france-20210508">a demandé</a> « la reconnaissance officielle, définitive et globale, par la France, de ses crimes […] la repentance et des indemnisations équitables ». Emmanuel Macron, dans <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Pourquoi-torchon-brule-entre-France-lAlgerie-2021-10-03-1201178652">sa réplique</a>, a suscité la colère de la classe dirigeante à Alger en déclarant que l’Algérie s’est construite « sur une rente mémorielle » et « une haine de la France ». En signe de protestation, le <a href="https://www.rts.ch/info/monde/12538060-lalgerie-rappelle-son-ambassadeur-a-paris-apres-des-propos-demmanuel-macron.html">président algérien rappela son ambassadeur de Paris</a>. Aucun dirigeant communiste à Hanoi n’aurait jamais entamé un tel échange avec le gouvernement français.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/vers-une-reconciliation-franco-algerienne-189658">Vers une réconciliation franco-algérienne ?</a>
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<h2>France-Vietnam : la réconciliation s’est-elle vraiment déjà faite ?</h2>
<p>Au Vietnam comme en France, les dirigeants préfèrent regarder vers l’avenir. Ce fut déjà évident au début de la normalisation des relations franco-vietnamiennes à la fin de la guerre froide. Lorsque le président François Mitterrand effectua une <a href="https://www.universalis.fr/evenement/9-16-fevrier-1993-france-asie-visite-du-president-francois-mitterrand-au-vietnam-et-au-cambodge/">visite officielle au Vietnam en 1993</a> pour ouvrir un nouveau chapitre diplomatique, il mit surtout l’accent sur l’avenir.</p>
<p>Initiant une sorte de rituel qui continue jusqu’à nos jours, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/02/11/la-visite-du-president-francais-au-vietnam-m-mitterrand-estime-que-l-embargo-americain-n-a-plus-de-raison-d-etre_3914182_1819218.html">Mitterrand se rendit cependant sur le site de Diên Biên Phu</a> pour saluer l’héroïsme des combattants français tombés dans cette bataille épique, pour « ressentir tout ce qu’un Français peut éprouver devant le sacrifice de nos soldats, sans oublier les autres ». Dans ce voyage, Mitterrand était notamment accompagné de Pierre Schoendoerffer. Ce dernier venait de sortir son dernier film, <a href="https://www.cairn.info/revue-guerres-mondiales-et-conflits-contemporains-2003-3-page-107.htm"><em>Dien Bien Phu</em></a>, qui louait justement l’esprit de « sacrifice » des soldats français lors de cette perte « tragique » et pourtant « héroïque » que fut la bataille de Diên Biên Phu.</p>
<p>Emmanuel Macron ne s’est jamais rendu au Vietnam, mais il y a <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/10641-retour-sur-le-voyage-au-vietnam-d-edouard-philippe">envoyé son premier ministre</a> Édouard Philippe, en visite officielle en 2018. Celui-ci déposa solennellement une gerbe devant le monument aux morts français à Diên Biên Phu. Il évoqua la guerre franco-vietnamienne rapidement avant de se tourner vers l’avenir :</p>
<blockquote>
<p>« Nos deux pays, parce qu’ils sont réconciliés avec leur passé regardent avec plus de force encore leur avenir partagé. »</p>
</blockquote>
<p>Son homologue vietnamien fit une déclaration allant dans le même sens. En effet, à la différence du gouvernement algérien, les dirigeants vietnamiens veulent éviter de souligner le passé colonial afin de mettre l’accent sur un nouveau « partenariat stratégique » en Asie. Pour Paris et Hanoi, la réconciliation est déjà acquise. Il faut tourner la page.</p>
<p>Toutefois, les cicatrices de la guerre sont encore présentes dans le tissu social vietnamien. Selon Bernard Fall, un <a href="https://cgoscha.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/28/2022/07/Bernard-Fall-This-isnt-munich.pdf">million de Vietnamiens sont morts lors du conflit indochinois (contre 21 000 décès français)</a>. La plupart étaient des civils. Mais peu de journalistes, écrivains ou chercheurs ont enquêté sur les blessures de la guerre d’Indochine vécues par les Vietnamiens. Et pourtant, de <a href="https://cgoscha.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/28/2022/02/massacres-indochine-images-2.pdf">nombreux monuments</a> commémorent les pertes civiles causées par la guerre. Il suffit de regarder au-delà de Diên Biên Phu.</p>
<p>Plusieurs Vietnamiens nous ont aussi laissés <a href="https://cgoscha.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/28/2022/08/nguyen-cong-luan-nationalist-viet-nam-wars.pdf">leurs témoignages</a>. Il faut les lire. Car briser un mur de silence est une chose, mais un manque d’écoute pérennise l’oubli.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/190024/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christopher Goscha ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pourquoi, alors que le travail mémoriel sur la guerre d’Algérie est en cours en France, un travail similaire n’est-il pas effectué à propos de la guerre d’Indochine ?Christopher Goscha, Professor, Université du Québec à Montréal (UQAM)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1895812022-09-06T21:40:27Z2022-09-06T21:40:27ZPourquoi les jeunes Marocains préfèrent-ils l’anglais au français ?<p>Les jeunes Marocains sont de plus en plus nombreux à estimer que la maîtrise de l’anglais leur donnera accès à une meilleure éducation et accroîtra leurs chances d’obtenir un poste à l’étranger. Le français fait moins recette qu’auparavant.</p>
<p>Depuis <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/ma1956.htm">son indépendance</a> en 1956, le Maroc entretient des <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2016-4-page-67.htm">liens</a> diplomatiques, économiques et culturels forts avec la France. <a href="https://www.amb-maroc.fr/_rm/maroc_oif.html">L’ancrage dans la francophonie</a> a longtemps semblé une évidence, un horizon indépassable. Sans être une langue officielle du pays, le français est la première langue étrangère des écoliers marocains et la langue privilégiée de l’enseignement universitaire, se lit sur les devantures des bâtiments privés et publics, et son usage est largement diffusé dans les administrations et le monde des affaires.</p>
<p>Toutefois, l’attachement à la langue française se délite chez une partie des Marocains, notamment les plus jeunes. <a href="https://www.britishcouncil.ma/en/shift-english">Une étude</a> du British Council publiée au printemps 2021 révèle qu’une majorité des jeunes serait favorable à la substitution du français par l’anglais. Ainsi 40 % des <a href="https://m.facebook.com/brutmaroc/videos/ces-jeunes-marocains-qui-veulent-parler-anglais-plut%C3%B4t-que-fran%C3%A7ais/517741339338118/">jeunes Marocains préféreraient apprendre l’anglais</a>, contre seulement 10 % le français. Un nombre croissant de jeunes se dit plus à l’aise et privilégiant l’anglais, tant dans les interactions quotidiennes que pour leur parcours académique. Dans le même temps, les rayons anglophones des librairies s’agrandissent au détriment de la littérature et des écrits francophones.</p>
<p>Pour comprendre les motifs du détachement des jeunes Marocains du français au profit de l’anglais, nous avons conduit des focus groups avec les étudiants de première année d’une école de commerce. Les groupes ont été composés de manière à refléter la diversité des étudiants en matière d’origine sociale (des étudiants issus des classes les plus aisées et des étudiants boursiers) et de maîtrise des langues française et anglaise (certains étudiants affichant une appétence particulière pour l’une ou l’autre des deux langues).</p>
<p>L’expression des jeunes révèle un rapport ambivalent à la langue française. Nous identifions trois motifs sociaux et politiques de leur préférence pour l’anglais :</p>
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<li><p>un rapport pragmatique et fonctionnel des jeunes à la langue étrangère ;</p></li>
<li><p>une transformation des élites ; </p></li>
<li><p>une gestion du stigmate de langue chez les classes populaires.</p></li>
</ul>
<h2>L’anglais, langue des opportunités mondiales</h2>
<p>Les jeunes Marocains, dont l’arabe reste très majoritairement la première langue d’usage, adoptent un raisonnement pragmatique en « coûts/bénéfices » concernant leur langue étrangère d’usage. Ils arbitrent en particulier entre la difficulté perçue d’apprentissage de la langue et les opportunités que celle-ci offre en matière de connaissances, d’ouverture au monde, de mobilité internationale et d’opportunités professionnelles.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/YMbcGGtJPLY?wmode=transparent&start=21" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">21st Century Morocco Podcast: The shift to English in Morocco.</span></figcaption>
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<p>Dans ce match des « coûts/bénéfices », l’anglais l’emporte de plus en plus face au français dans l’esprit des jeunes Marocains.</p>
<p>D’abord parce que l’anglais est perçu comme accessible et aisé à apprendre, notamment grâce aux contenus culturels plus largement disponibles dans cette langue. Netflix, YouTube et les réseaux sociaux sont tout autant un moyen de divertissement qu’un outil d’apprentissage linguistique. Ensuite, parce que l’anglais est considéré comme la <a href="http://gerflint.fr/Base/Europe8/Hamel.pdf">langue internationale</a> qui ouvre les opportunités et les horizons les plus vastes en matière d’études, de voyages, d’affaires et d’échanges avec des personnes du monde entier.</p>
<p>A contrario, le français est décrit comme une langue qui, d’une part, est difficile à apprendre et, d’autre part, enferme dans un lien quasi exclusif avec la France et quelques rares pays francophones d’Europe et d’Afrique. Par pragmatisme et utilitarisme, bon nombre de jeunes Marocains ne s’embarrassent pas de maîtriser une <a href="https://revues.imist.ma/index.php/JALCS/article/view/22334">langue qui leur semble moins désirable</a> car moins porteuse d’opportunités.</p>
<h2>L’anglais, langue des nouvelles élites</h2>
<p>Les élites marocaines sont traditionnellement réputées francophones et francophiles. Le succès des établissements scolaires d’enseignement français, dits de la <a href="https://www.efmaroc.org/">mission française</a>, et le poids socio-économique des lauréats des grandes écoles françaises en attestent.</p>
<p>Mais cette élite se sent également trahie et se détourne d’un partenaire qui a multiplié les signes d’inimitié. Le premier remonte à la <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2012/05/31/la-circulaire-gueant-sur-les-etudiants-etrangers-abrogee-ce-jeudi_1710020_823448.html">loi Guéant</a> qui, en 2011, interdisait l’accès à l’emploi en France aux jeunes lauréats étrangers des grandes écoles et universités françaises. Si la loi a été abrogée un an plus tard après le retour de la gauche au pouvoir, la blessure narcissique des élites marocaines est restée. De plus, l’irrésistible progression des discours xénophobes portés par l’extrême droite et, plus récemment, la baisse drastique du <a href="https://www.facebook.com/watch/?ref=search&v=604750691085700&external_log_id=f296e94b-8c6f-4caa-be47-0e1ff6357501&q=brutmaroc">nombre de visas français octroyés</a> aux ressortissants marocains ont ravivé le sentiment de rejet et les interrogations des élites marocaines quant à leur relation privilégiée avec la France.</p>
<p>De manière concomitante, le Maroc a vu émerger une nouvelle élite plus anglophone, formée sur les bancs des universités américaines, canadiennes et britanniques. Celle-ci promeut un usage plus intense de l’anglais dans les milieux d’affaires et universitaires et le renforcement des liens politiques et économiques avec le monde anglo-saxon.</p>
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<p>Le royaume a entrepris une politique de diversification de ses partenariats politiques et commerciaux. La France n’est plus perçue comme le partenaire économique privilégié et la destination rêvée des jeunes Marocains pour poursuivre leurs études. Entre 2012 et 2017, le <a href="http://archimedeconsulting.com/mobilite-internationale-des-etudiants-marocains-1-5-la-destination-france-reste-la-plus-prisee/">nombre d’étudiants marocains à l’étranger</a> a progressé de 16 % au Canada, de 35 % en Allemagne, de 179 % en Ukraine, et de seulement 3 % en France. Les universités marocaines participent à cette politique de diversification. Elles ont multiplié les <a href="https://ledesk.ma/encontinu/la-faculte-de-medecine-de-lum6ss-dotee-dune-filiere-anglophone/">cursus anglophones</a> et les programmes d’échanges avec les universités non francophones.</p>
<p>De telle sorte que le français n’est plus perçu par les jeunes comme la langue de la réussite académique et professionnelle.</p>
<h2>Gestion du stigmate : la revanche des classes populaires</h2>
<p>Au Maroc, la maîtrise de la langue française s’est transformée en <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=WfWKkl4GbLAC">marqueur social et de classe</a>, à mesure que la qualité de l’enseignement de la langue s’est dégradée au sein de l’école publique.</p>
<p>Une partie conséquente de la jeunesse issue des classes populaires porte sa faible maîtrise du français comme un <a href="https://journals.openedition.org/sociologie/2572">stigmate</a>, c’est-à-dire un attribut social visant à dévaloriser certaines catégories de population qui sont censées s’écarter de la norme sociale dominante, tel que l’a décrit le sociologue américain Erving Goffman.</p>
<p>Chez les jeunes des classes populaires, le « shift to english » relève précisément de la gestion du stigmate. À défaut de maîtriser la norme sociale des élites, ils s’en éloignent encore plus et retournent le stigmate par leurs comportements et dans leur discours. Les plus modérés utilisent l’anglais parce qu’ils se sentent plus à leur aise dans cette langue et pour éviter les erreurs de français qui révèlent leur stigmate. Les plus radicaux en font une question d’identité et portent un discours de rupture avec <a href="http://www.unice.fr/ILF-CNRS/ofcaf/25/Benzakour%20Fouzia.pdf">l’ancienne langue coloniale</a>. Pour ces derniers, la francophonie du Maroc n’est que la queue de comète de la période coloniale. Ils s’en détournent et s’emploient à créer une nouvelle norme dominante.</p>
<p>Cette transformation de l’usage de la langue questionne l’avenir des liens économiques, politiques, éducatifs et culturels entre le Maroc et la France. Au-delà du Maroc, elle interroge sur le rôle de la francophonie comme outil d’influence de la France.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/189581/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une étude montre l’attrait croissant qu’exerce la langue anglaise sur les jeunes Marocains. Pour un ensemble de raisons, le français semble voué à reculer dans ce pays.Hicham Sebti, Directeur d'Euromed Fès Business School - Chercheur associé au Research Institute for European, Mediterranean, and African Studies (RIEMAS), Université Euro-Méditerranéenne de Fès - UEMFHafsa El Bekri, Enseignante-chercheure en économie internationale, Université Euro-Méditerranéenne de Fès - UEMFLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1896582022-09-05T22:55:16Z2022-09-05T22:55:16ZVers une réconciliation franco-algérienne ?<p>La visite du président Macron en Algérie du 25 au 27 août 2022 a eu pour but de reconstruire du lien avec ce pays qui occupe une place à part dans l’histoire française.</p>
<p>La relation bilatérale s’était en effet <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Pourquoi-torchon-brule-entre-France-lAlgerie-2021-10-03-1201178652">nettement dégradée</a> ces dernières années, en dépit des nombreux gestes mémoriels accomplis par Paris à la suite des préconisations du <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/278186-rapport-stora-memoire-sur-la-colonisation-et-la-guerre-dalgerie">rapport Stora</a>, la France ayant notamment reconnu des faits de torture et de disparitions forcées pendant la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/03/guerre-d-algerie-emmanuel-macron-reconnait-qu-ali-boumendjel-a-ete-torture-et-assassine-par-l-armee-francaise_6071747_3212.html">guerre d’Algérie</a>, ainsi que le <a href="https://www.france24.com/fr/france/20211016-17-octobre-1961-emmanuel-macron-va-reconna%C3%AEtre-une-v%C3%A9rit%C3%A9-incontestable">massacre des Algériens à Paris</a> lors de la manifestation du FLN du 17 octobre 1961.</p>
<p>Cette dégradation s’expliquait notamment par des <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-dalgerie-les-propos-de-macron-plongent-paris-et-alger-dans-une-crise-ouverte">propos tenus par Emmanuel Macron</a> le 30 septembre 2021 sur l’inexistence de la nation algérienne avant la colonisation française, qui avaient entraîné le <a href="https://www.france24.com/fr/afrique/20211002-l-alg%C3%A9rie-rappelle-son-ambassadeur-en-france-pour-consultations">rappel de l’ambassadeur algérien à Paris</a> pendant plusieurs mois et l’<a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20211003-l-alg%C3%A9rie-interdit-le-survol-de-son-territoire-aux-avions-militaires-fran%C3%A7ais">interdiction du survol du territoire algérien</a> par les avions militaires français pour se rendre au Mali ou au Niger.</p>
<p>Il reste que la France et l’Algérie ont toutes deux intérêt à protéger cette relation privilégiée.</p>
<h2>Une émancipation partielle de l’Algérie vis-à-vis de la France</h2>
<p>Rappelons d’abord que la <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2006-3-page-179.htm">perte d’influence</a> de la France en Algérie est un phénomène que l’on observe depuis longtemps et qui n’est pas imputable au président Macron.</p>
<p>La France est depuis maintenant des décennies concurrencée en Afrique et, en particulier, en Algérie, par des puissances émergentes. La deuxième puissance mondiale, la Chine, l’a supplantée comme <a href="https://afrique.latribune.fr/economie/strategies/2018-12-28/commerce-sans-surprise-la-chine-reste-le-premier-fournisseur-de-l-algerie-802309.html">premier partenaire commercial</a> de l’Algérie. La Turquie s’affirme également en Algérie, elle qui est héritière de l’Empire ottoman, qui avait exercé sa domination en Algérie avant la conquête française en 1830. Quant à la Russie, elle est le <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/l-algerie-tiraillee-entre-la-russie-pourvoyeuse-d-armes-et-l-europe-acheteuse-de-gaz_2172134.html">principal fournisseur d’armes</a> de l’Algérie depuis 1962. Mais elle vend aussi des armes au Maroc, notamment des chars et des véhicules blindés.</p>
<p>Les Français ont perdu de gros contrats. Suez ne gère plus l’eau à Alger. Aéroports de Paris a perdu le contrat de management de l’aéroport d’Alger, qui s’est récemment agrandi. La RATP n’est plus en charge du fonctionnement du métro d’Alger. Le français comme langue étrangère est également en perte de vitesse en Algérie <a href="https://journals.openedition.org/droitcultures/1860">par rapport à l’anglais</a>.</p>
<p>Toutefois, l’Algérie ne peut se passer de la France et de l’Union européenne. Le pays subit actuellement un relatif isolement. Alger a quand même des alliés dans la région, notamment en la personne du président tunisien <a href="https://news.gnet.tn/tunisie-kais-saied-en-algerie-degel-et-resultats-esperes/">Kais Saïed</a>, qui affiche de plus en plus son adhésion au nationalisme arabe. Mais elle voit d’un mauvais œil les ingérences en Libye de l’Égypte et des Émirats arabes unis, qui sont des soutiens importants du maréchal Haftar, très puissant en <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/autre-region/Cyr%C3%A9na%C3%AFque/115383">Cyrénaïque</a>. L’Algérie est en effet trés soucieuse de protéger ses vastes frontières, et cherche à les défendre tout en maintenant sa doctrine traditionnelle de non-intervention en dehors de son territoire.</p>
<p>[<em>Plus de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Son relatif isolement actuel a été suscité par les <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03566453/">accords d’Abraham</a> du 15 septembre 2020, qui ont entraîné une normalisation des relations entre Israël et certains pays arabes, dont le Maroc, qui a reconnu l’État israélien.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ce-que-change-laccord-de-cooperation-securitaire-entre-le-maroc-et-israel-178335">Ce que change l’accord de coopération sécuritaire entre le Maroc et Israël</a>
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<p>En contrepartie, les États-Unis ont <a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/les-etats-unis-r%C3%A9it%C3%A8rent-leur-position-reconnaissant-la-souverainet%C3%A9-du-maroc-sur-le-sahara/2292157">reconnu</a> la marocanité du Sahara occidental, ce qui va à l’encontre de la position de l’Algérie, qui <a href="https://theconversation.com/algerie-maroc-la-rupture-est-consommee-172430">soutient le combat du Front Polisario pour le droit à l’autodétermination du peuple sahraoui</a>. Madrid a également reconnu la marocanité du Sahara occidental, ce qui a fortement déplu à Alger qui a <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/le-president-algerien-coupe-le-robinet-du-gaz-au-maroc-430682">cessé ses livraisons de gaz</a> à l’Espagne à travers le gazoduc Maghreb Europe, qui transite par le Maroc.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1505255177825230850"}"></div></p>
<p>Alors que, du fait de la guerre en Ukraine, les <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ue/baisse-des-livraisons-de-gaz-l-europe-doit-s-affranchir-de-moscou-des-que-possible-estime-l-ue-530a27a8-0cb4-11ed-bc02-4fec2eb4421e">livraisons de gaz russe aux pays de l’UE devraient baisser significativement</a>, l’Algérie peut-elle prendre le relais de Moscou en la matière ? Pour l’heure, 8 % à 9 % du gaz consommé en France provient d’Algérie. Le gaz algérien arrive en France soit par gazoduc via des interconnexions gazières avec des pays européens, soit par transport maritime via le GNL (gaz naturel liquéfié). Un certain nombre de problèmes techniques doivent être réglés entre Français et Algériens pour permettre l’<a href="https://www.sudouest.fr/economie/energie/l-algerie-pourrait-augmenter-de-50-ses-livraisons-de-gaz-a-la-france-des-annonces-a-venir-12061041.php">augmentation de ces livraisons</a>.</p>
<p>Emmanuel Macron ne semble pas être un partisan du gazoduc <a href="https://www.ouest-france.fr/economie/energie/gaz-naturel/midcat-ce-gazoduc-qui-oppose-plus-que-jamais-la-france-a-l-espagne-l-allemagne-et-bruxelles-451fde18-2946-11ed-816a-f6aa922adaf4">Midcat</a>,</p>
<p>qui relierait l’Espagne à la France et qui permettrait d’augmenter les livraisons de gaz algérien transitant actuellement par le gazoduc <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/04/28/gaz-l-algerie-menace-de-rompre-son-contrat-avec-l-espagne_6124014_3212.html">Medgaz</a>. Une solution envisageable passerait par la construction d’un <a href="https://www.usinenouvelle.com/article/la-mise-en-service-d-un-terminal-methanier-flottant-au-havre-en-septembre-2023-confirmee.N2031367">terminal flottant de gaz liquéfié au Havre</a>. Les choses sont plus faciles avec l’Italie : Alger a augmenté ses livraisons de gaz aux Italiens via le gazoduc <a href="https://www.transmed-spa.it/sistema_di_trasporto.php?lingua=3">Transmed</a> qui va de Hassi R’Mel en Algérie jusqu’à Bologne en transitant par la Sicile et la Tunisie.</p>
<h2>Le rôle de l’Algérie dans le conflit malien et les intérêts stratégiques français</h2>
<p>Le partenariat renouvelé entre la France et l’Algérie revêt dans ces conditions un caractère stratégique. Les Français ont besoin d’Alger du fait des enjeux sécuritaires de la bande saharo-sahélienne, surtout après le <a href="https://www.francebleu.fr/infos/international/les-derniers-soldats-francais-de-l-operation-barkhane-ont-quitte-le-mali-1660571253">départ de leurs troupes du Mali</a> dont la présence suscitait le rejet de l’opinion publique malienne.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mali-fallait-il-renouveler-le-mandat-de-la-minusma-189079">Mali : Fallait-il renouveler le mandat de la Minusma ?</a>
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<p>En effet, Alger a patronné les <a href="https://peacemaker.un.org/sites/peacemaker.un.org/files/Accord%20pour%20la%20Paix%20et%20la%20R%C3%A9conciliation%20au%20Mali%20-%20Issu%20du%20Processus%20d%27Alger_0.pdf">accords d’Alger</a> signés en mai 2015 entre le gouvernement algérien et la rébellion touareg de la Coordination des mouvements touaregs de l’Azawad, qui n’ont d’ailleurs pas permis de ramener la paix dans la région en raison de la prolifération des milices, de leur désarmement différé et de la distinction artificielle entre rebellions touaregs séparatistes et djihadistes.</p>
<p>Les Algériens entretiennent aussi de <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/08/27/paris-cherche-l-appui-d-alger-sur-le-sahel_6139190_3212.html">très bonnes relations</a> avec la junte malienne au pouvoir à Bamako, qui est très hostile à la France, préférant les mercenaires russes à la force Barkhane.</p>
<p>Les Français ont besoin des Algériens pour redéfinir leurs relations avec le Sahel et ont un ennemi commun les djihadistes du <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Quest-GSIM-groupe-djihadiste-responsable-lenlevement-dOlivier-Dubois-2021-05-07-1201154647">GSIM</a> (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans), dirigé par le chef touareg radicalisé <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2018/07/27/mali-iyad-ag-ghali-l-ennemi-numero-un-de-la-france_5336668_3212.html">Iyad Ag Ghali</a>, ancien milicien au service du colonel Kadhafi. Il a fait allégeance à Al-Qaida au Maghreb islamique, dirigée par l’Algérien Abou Oubaïda Yousef al-Annabi, un ancien du GIA (Groupement islamique armé). Iyad Ad Ghali s’est allié aux djihadistes peuls de la <em>katîba</em> Macina. Le GSIM, désormais <a href="http://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2022/07/28/mali-le-gsim-annonce-des-operations-d-envergure-alors-que-les-attaques-se-m.html">actif dans le centre du Mali</a>, avec des possibilités de frappe dans le sud du pays, représente une menace pour toute l’Afrique de l’Ouest où la France conserve des intérêts, et une menace moindre – pour le moment – pour l’Algérie.</p>
<p>Concernant l’approfondissement des relations économiques, l’Algérie est demandeuse d’investissements plus productifs des entreprises françaises et de transferts de technologies, notamment dans le secteur énergétique, dans le domaine des énergies renouvelables avec l’énergie solaire et dans les hautes technologies. Elle souhaite une diversification des investissements français en Algérie.</p>
<h2>Le poids du passé colonial</h2>
<p>Les relations franco-algériennes sont évidemment aussi une affaire intérieure en France. Emmanuel Macron a annoncé durant son séjour la transition vers une <a href="https://www.algerie-eco.com/2022/08/27/visas-immigration-choisie-ce-qua-dit-macron/">immigration algérienne choisie</a> de travailleurs qualifiés et d’étudiants. Cette immigration choisie a déjà commencé dans les faits avec l’installation en France de nombreux <a href="https://www.visa-algerie.com/hopitaux-francais-1200-medecins-algeriens-autorises-a-exercer/# :%7E :text=Au %20total %2C %201 %20200 %20m %C3 %A9decins,en %20France %20pour %20cette %20ann %C3 %A9%3Csup%3Ee%3C/sup%3E.">médecins généralistes algériens</a> et ingénieurs informaticiens issus de grandes écoles et d’universités algériennes. </p>
<p>Cette politique d’immigration sélective peut entraîner des effets négatifs pour le développement algérien du fait de la <a href="https://www.courrierinternational.com/dessin/fuite-des-cerveaux-lalgerie-confrontee-au-depart-de-ses-medecins-vers-la-france">fuite des cerveaux</a> qu’elle représente pour le pays de départ. Paris ne semble plus vouloir des anciennes migrations algériennes de travailleurs peu qualifiés. Pourtant, ces populations ont bien <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2011-2-page-219.htm">participé à la construction de la France</a> depuis la Première Guerre mondiale jusqu’à nos jours.</p>
<p>Approfondir la relation franco-algérienne nécessite d’aplanir les maux hérités du passé colonial et de la guerre qui sont à l’origine de notre relation si forte et si particulière avec l’Algérie. Pendant sa visite à Alger, les présidents Macron et Tebboune ont annoncé la <a href="https://www.la-croix.com/Monde/France-Algerie-commission-mixte-regarder-lhistoire-face-2022-08-28-1201230572">création d’une commission mixte d’historiens français et algériens</a> pour établir ensemble les faits. À noter que le rapport Stora de 2021 ne recommandait que la nomination d’une commission d’historiens sur les <a href="https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php ?laref=2527&titre=victimes-des-massacres-d-oran-le-5-juillet-1962">massacres d’Oran</a>, et pas une commission d’historiens compétente globalement. </p>
<p>Les travaux produits par cette nouvelle commission d’historiens, si elle voit effectivement le jour, pourraient légitimer la reconnaissance par la France des crimes de la colonisation – même s’il est peu probable que le président français réitère les propos qu’il avait tenus en 2017 en tant que candidat, quand il avait évoqué les <a href="https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/15/macron-qualifie-la-colonisation-de-crime-contre-l-humanite-tolle-a-droite-et-au-front-national_5080331_4854003.html">crimes contre l’humanité commis par la France en Algérie</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1563579555809337346"}"></div></p>
<p>S’il <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-d-algerie-macron-recuse-toute-repentance-et-appelle-a-regarder-le-passe-avec-courage-20220826">refuse la repentance</a> et ne veut pas prononcer les excuses officielles demandées par l’Algérie, une telle reconnaissance forte du passé par le pouvoir politique français, légitimée par un travail historique commun, pourrait toutefois être fondatrice d’une nouvelle relation avec l’Algérie, en levant les blocages à la coopération entre nos sociétés et en permettant aux jeunesses de nos deux pays d’envisager pleinement un avenir commun sans haine et sans rancune. Cette initiative est probablement une des dernières chances du président Macron, qui voudrait rester dans l’histoire comme le réconciliateur de la France et de l’Algérie.</p>
<h2>Regarder la vérité historique en face, dans toute sa complexité</h2>
<p>Si on ne peut que se réjouir de la prise de conscience du pouvoir politique français et algérien de la nécessité de passer de la mémoire à l’histoire, un processus d’ailleurs largement entamé dans les travaux de plusieurs générations d’historiens – qu’ils portent sur l’histoire des Algériens avant 1830, la conquête de l’Algérie, l’histoire de la colonisation française, la guerre d’Algérie et sa fin tragique avec les <a href="https://theconversation.com/les-obstinations-nucleaires-des-dirigeants-francais-en-algerie-independante-185050">essais nucléaires français en Algérie</a>, le massacre du 17 octobre 1961, l’abandon des harkis, les massacres d’Oran… –, une telle commission sera amenée à évoquer la douloureuse question des responsabilités étatiques au plus haut sommet de l’État.</p>
<p>Elle ne peut éluder la séquence de la fin de la guerre d’Algérie et devra affronter le regard de la statue de commandeur du général de Gaulle, le dernier grand homme d’État français du XX<sup>e</sup> siècle, sans oublier les non-dits de la mémoire officielle algérienne. Cette prise en compte globale de l’histoire franco-algérienne est indispensable pour deux nations condamnées dans tous les cas par cette même histoire traumatique à avoir un avenir commun.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/189658/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuel Alcaraz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À Alger, Emmanuel Macron a discuté avec Abdelmadjid Tebboune d’enjeux gaziers, de lutte contre le djihadisme, d’immigration et d’histoire. Un rapprochement durable est-il possible ?Emmanuel Alcaraz, Docteur en histoire, Agrégé d'histoire géographie, Enseignant à Sorbonne Université, Chercheur associé à Mesopolhis(Sciences Po Aix UMR 7064)et à l'IRMC(Institut de recherches sur le Maghreb contemporain, CNRS), Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1854532022-07-25T19:54:27Z2022-07-25T19:54:27ZFiscalité des États africains : le poids de l’héritage colonial<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/472047/original/file-20220701-18-tb2wvl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C0%2C1176%2C761&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Un administrateur français pendant une tournée à travers le Congo français en 1905.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://sirismm.si.edu/eepa/eep2/eepa_a0023.jpg">J. Audema, Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p>Alors que la colonisation française en Afrique fait l’objet de nombreux débats, la recherche en histoire économique permet d’apporter un regard éclairé sur cette question à travers l’examen de données historiques quantitatives.</p>
<p>Un des marqueurs importants de la colonisation sur les ex-territoires colonisés est la mise en place d’outils fiscaux et budgétaires. Nous les étudions scrupuleusement dans <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-economic-history/article/abs/fiscal-capacity-and-dualism-in-colonial-states-the-french-empire-18301962/8523B1BFB35FBA23514F84605566CDE2">cet article</a>.</p>
<p>Comme cela a déjà été montré concernant l’<a href="https://www.cambridge.org/core/journals/journal-of-economic-history/article/abs/black-mans-burden-the-cost-of-colonization-of-french-west-africa/42EF127DCC7EA90A0DD1362A8D0B1954">Afrique de l’Ouest</a>, il apparaît que durant la quasi-totalité de la période coloniale l’objectif de la politique fiscale de Paris a été de prélever suffisamment de ressources dans chacun des territoires colonisés pour que la colonisation ne coûte quasiment rien aux contribuables de la France métropolitaine.</p>
<h2>Le niveau élevé de la taxation des colonies par la métropole</h2>
<p>À cette fin, la France a favorisé des modes de prélèvement bien spécifiques, rapidement rentables et relativement aisés à mettre en œuvre : taxes sur les monopoles de production ou de commercialisation sur des biens tels que l’alcool ; taxes sur les importations consommées par les résidents des colonies ; mais aussi impôts payés par les populations locales tels que l’« impôt de capitation ». Celui-ci consistait à exiger des chefs de village qu’ils collectent une somme forfaitaire auprès de chaque habitant en âge de travailler ou, au Niger et en Mauritanie, sur le nombre de têtes de troupeaux.</p>
<p>Autre procédé rentable pour le colonisateur : le <a href="https://ehne.fr/fr/encyclopedie/th%C3%A9matiques/l%27europe-et-le-monde/travail-et-migrations-forc%C3%A9s-dans-les-colonies-europ%C3%A9ennes/travail-forc%C3%A9-dans-les-colonies-europ%C3%A9ennes">travail forcé</a>, dédié à la construction des routes, ports et chemins de fer.</p>
<p>On a ainsi calculé que l’impôt de capitation et le travail forcé constituaient en 1925 la moitié des recettes publiques en Afrique subsaharienne francophone.</p>
<p>C’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que des outils fiscaux plus modernes tels que les impôts directs sur le revenu ont été développés. En effet, à cette époque, la France a voulu accélérer les investissements publics dans ses colonies, et, même si les gouvernements d’après-guerre étaient prêts à financer ces dépenses publiques par des subventions, il est devenu nécessaire de développer de nouveaux outils de prélèvements fiscaux au sein des territoires colonisés.</p>
<p>Grâce à un important travail de collecte et d’analyse des comptes publics des 18 anciennes colonies françaises d’Afrique du Nord et d’Afrique subsaharienne (Algérie, Bénin, Burkina Faso, Cameroun, Centrafrique, Congo, Côte d’Ivoire, Gabon, Guinée, Madagascar, Mali, Maroc, Mauritanie, Niger, Sénégal, Tchad, Togo, Tunisie) et des ministères en charge de la colonisation, nous montrons que les prélèvements fiscaux ont été assez élevés : en moyenne, les administrations coloniales de l’empire français prélevaient 9 % du PIB des colonies en 1925, et 16 % en 1955.</p>
<p>Ces chiffres étaient supérieurs à la moyenne des pays non colonisés ayant le même niveau de revenu par habitant à la même période. Cette forte extraction fiscale n’était pas une spécificité française mais plutôt une caractéristique générale des États coloniaux du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>L’évolution des dépenses</h2>
<p>Pendant la période coloniale, les dépenses publiques étaient biaisées – dans le sens où elles devaient d’abord servir les intérêts des colons et des investisseurs français. Elles étaient aussi coûteuses – car elles servaient aussi à rémunérer des fonctionnaires et des militaires français à des salaires relativement élevés.</p>
<p>Dans les années 1950, dans l’espoir de préserver sa domination, la puissance coloniale française est devenue plus « développementaliste » et a augmenté les dépenses sociales, notamment dans l’éducation.</p>
<p>Elle a accordé certains droits politiques aux populations locales et a donné satisfaction à des revendications en matière d’égalité salariale. Les coûts salariaux dans le secteur public étaient donc élevés. La prime salariale du secteur public – mesurée comme le rapport entre le salaire moyen dans le service public et le PIB par personne en âge de travailler – était nettement plus élevée dans les colonies (7,3) que dans l’Hexagone (1,3).</p>
<p>Compte tenu de ces coûts unitaires élevés, les investissements publics mis en œuvre et les subventions françaises fournies pour les financer se sont avérés insuffisants pour améliorer le développement économique des colonies de la façon souhaitée.</p>
<h2>Après les indépendances, une baisse temporaire de la pression fiscale</h2>
<p>Comment, une fois les indépendances acquises, les États nouvellement indépendants ont-ils géré leurs finances publiques ? Tel est l’objet de <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03420664">nos recherches en cours</a>.</p>
<p>En reconstituant pour la première fois les séries de données de finances publiques de l’ensemble des anciennes colonies françaises en Afrique du Nord et Afrique subsaharienne de 1900 à nos jours, et en examinant scrupuleusement les évolutions autour des indépendances, nous avons pu établir que la décolonisation a provoqué une baisse de la pression fiscale, mais seulement de manière temporaire.</p>
<p>En moyenne, entre 1965 et 1970, le niveau de recettes est remonté au niveau qui était le sien dans les années 1950 – et ce malgré le démantèlement des fédérations coloniales, le départ des administrateurs et colons français, et la fuite d’une partie des capitaux français. Le graphique ci-dessous illustre ce propos.</p>
<p>Il permet de comparer les parts des recettes publiques (hors dons et prêts) en pourcentage des PIB observées juste avant les indépendances (1949-1955) et celles observées dix ans plus tard (1965-1973). Il se lit de la manière suivante : les recettes publiques du Tchad représentaient 3,5 % du PIB en 1949-1955 et 8,9 % en 1965-1973.</p>
<p>Tous les pays qui se situent sur la diagonale (Niger, Burkina Faso, Bénin, Sénégal, Togo, Mali, Mauritanie) ont pu collecter, dix ans après les indépendances, autant que durant la dernière période coloniale ; ceux qui sont au-dessus de la diagonale (Algérie, Gabon, Centrafrique, Tunisie, Congo, Cameroun, Maroc, Madagascar, Tchad et Côte d’Ivoire) ont augmenté leurs recettes publiques. Le seul pays qui collecte moins est la Guinée.</p>
<p>Cela tient à plusieurs facteurs. L’impôt de capitation, fortement régressif – fixé de manière forfaitaire indépendamment des revenus, il augmente les inégalités –, a été maintenu dans la plupart des pays jusqu’aux années 1970, même s’il a changé de nom et parfois de modalité de collecte.</p>
<p>Des systèmes fiscaux plus modernes et progressifs ont été peu à peu mis en place en adoptant le prélèvement à la source des impôts sur les revenus salariaux formels. Les droits de douane sur les importations ont continué à être augmentés. Les extractions de matières premières allant croissant (pétrole en Algérie, Congo et Gabon, bauxite en Mauritanie, phosphate au Maroc…), des recettes fiscales sur ces produits miniers ont été prélevées.</p>
<p>Enfin, les exportations de produits agricoles ont été taxées à travers les organismes des « caisses de stabilisation » : en imposant un prix fixe aux producteurs, les États ont pu bénéficier des écarts avec les prix des exportations alignés sur les cours mondiaux, souvent supérieurs aux prix payés aux producteurs. Ces recettes leur ont alors permis de financer des dépenses plutôt favorables aux populations urbaines et non aux populations rurales.</p>
<p>Côté dépenses, les premiers résultats de nos recherches révèlent que, sans exception, ces États ont augmenté de manière significative la part des recettes publiques destinée au paiement des dépenses courantes en éducation (constituées essentiellement de salaires d’enseignants) tandis que celle consacrée aux services publics de santé a stagné, voire diminué.</p>
<p>Les graphiques ci-dessous montrent en effet que quasiment tous les pays, exception faite de trois d’entre eux, ont dédié une part plus importante de leurs recettes à l’éducation après les indépendances relativement à la dernière période coloniale (les points étant quasiment tous au-dessus de la diagonale). En revanche, le constat est inverse en matière de santé : quasiment tous ont baissé les budgets de santé relativement aux orientations des années 1950.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=437&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/474657/original/file-20220718-22-k01dq3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=549&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<h2>L’impact durable de la colonisation</h2>
<p>L’objectif de nos recherches en cours est de tenter de comprendre l’origine de ces choix budgétaires. Sont-ils dus à des contraintes de personnel ? Il est possible que, pour les pays décolonisés, il ait été plus facile et plus rapide de former des instituteurs que des personnels de santé qualifiés.</p>
<p>En tout état de cause, ces dépenses sociales ne sont qu’une partie des dépenses publiques ; il nous reste à examiner les autres postes de dépenses, telles que ceux de l’administration générale et des investissements publics (transports, télécommunication, électrification…), ainsi que les politiques mises en place en matière de nationalisation des entreprises privées.</p>
<p>On l’aura compris : les États nouvellement indépendants ont dû composer avec un mode de prélèvement hérité de la colonisation, dont seules les réformes mises en œuvre plus de 30 ou 40 ans après les indépendances ont semblé atténuer le poids.</p>
<p>Les taxes sur le commerce international représentaient un tiers des recettes publiques des années 1940 aux années 1970. Les libéralisations commerciales ont fait chuter ces prélèvements fiscaux. C’est seulement au tournant des années 2000 que les taxes domestiques compensent ces pertes de recettes fiscales.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est publié dans le cadre du colloque « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements », qui a lieu du 9 au 11 juin 2022 à l’ENS-PSL, sur les campus Jourdan et Ulm. <a href="https://www.ens.psl.eu/agenda/conference-olivier-legrain-sciences-et-societe/2022">Retrouvez ici le programme</a> de ces échanges.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185453/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sandrine Mesplé-Somps a reçu des financements de l'ANR, Agence nationale de la Recherche. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Denis Cogneau, Justine Knebelmann et Yannick Dupraz ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>La France avait mis en place une lourde politique fiscale visant à faire financer la colonisation par les territoires africains. Après les indépendances, cet héritage a été largement conservé.Sandrine Mesplé-Somps, Chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)Denis Cogneau, Economiste, Institut de recherche pour le développement (IRD)Justine Knebelmann, Economiste, Massachusetts Institute of Technology (MIT)Yannick Dupraz, Économiste, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1859722022-07-07T18:12:48Z2022-07-07T18:12:48ZRemède anti-Covid à Madagascar : une expression du panafricanisme sanitaire<p>Le 21 juillet 2021, les médias rapportaient que l’actuel président de Madagascar, Andry Rajoelina, avait <a href="https://www.france24.com/fr/afrique/20210722-madagascar-affirme-avoir-d%C3%A9jou%C3%A9-une-tentative-d-assassinat-de-son-pr%C3%A9sident-deux-fran%C3%A7ais-arr%C3%AAt%C3%A9s">survécu à une tentative d’assassinat</a>. C’est moins le contexte particulier de l’histoire politique et militaire malgache qui a retenu l’attention que le rôle joué par Rajoelina dans la lutte anti-Covid en Afrique.</p>
<p>Sur les réseaux sociaux, de nombreux internautes expliquent que c’est du fait de son action contre la pandémie que Rajoelina a failli être <a href="https://thecovidblog.com/2021/07/21/why-have-so-many-african-leaders-died-of-covid-19">victime d’un sort tragique</a>, comme l’ont été avant lui de nombreux présidents africains et afro-descendants. Voilà qui témoigne de l’image de l’île auprès de nombreux Africains : celle d’un pays qui a su résister à la pandémie par ses propres moyens, sans se plier aux injonctions occidentales.</p>
<h2>Face au Covid, l’exception africaine ?</h2>
<p>Il est vrai que la diplomatie sanitaire mise en œuvre par Madagascar au commencement de la crise sanitaire fit forte impression, projetant au-devant de la scène politique et médiatique africaine, voire mondiale l’île et son président Andry Rajoelina, <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/madagascar-ceremonie-d-investiture-du-nouveau-president-andry-rajoelina-280782">élu président en 2019</a> à l’issue d’une <a href="https://www.courrierinternational.com/article/presidentielle-la-revanche-des-deux-freres-ennemis-malgaches">crise électorale violente</a> l’ayant opposé au président sortant Marc Ravalomanana.</p>
<p>En mars 2020, alors que l’Europe est déjà durement affectée par la pandémie de Covid-19, des discours alarmistes annoncent l’imminence d’une <a href="https://www.sciencemag.org/news/2020/03/ticking-time-bomb-scientists-worry-about-coronavirus-spread-africa">catastrophe humanitaire africaine</a>, reproduisant une vision pessimiste imaginant toujours <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/08/coronavirus-le-catastrophisme-annonce-reflet-de-notre-vision-de-l-afrique_6039110_3212.html">« l’Afrique à la place du mort »</a></p>
<p>La même logique est à l’œuvre 18 mois plus tard après la détection en Afrique australe du variant baptisé Omicron. L’Afrique du Sud et sept autres pays sont <a href="https://www.nytimes.com/live/2021/11/26/world/covid-vaccine-boosters-variant?smid=url-share">mis à l’isolement</a>.</p>
<p>Toutefois, l’idée selon laquelle les pays africains pourraient être mieux préparés que l’Europe ou les États-Unis à affronter la crise sanitaire commence à émerger. Comme ses voisins africains, Madagascar aurait le bénéfice de la jeunesse de sa population et l’expérience de la médecine communautaire, en plus de la protection qu’offre <a href="https://theconversation.com/madagascar-face-au-coronavirus-les-possibilites-dune-ile-136871">son insularité</a>.</p>
<p>Le 9 avril 2020, le président de Rajoelina <a href="https://www.madagascar-tribune.com/Vers-un-test-d-un-medicament-traditionnel-malgache-pour-guerir-le-Covid-19.html">déclare</a>, lors d’une intervention télé et radiodiffusée, qu’une plante issue de la pharmacopée malgache, l’artemisia (<em>Artemisia annua</em>), fournirait le principe actif d’un traitement du Covid-19. Une dizaine de jours plus tard, il annonce lors d’une seconde <a href="https://www.jeuneafrique.com/931620/societe/madagascar-andry-rajoelina-lance-son-remede-contre-le-coronavirus/">intervention</a> la distribution prochaine du Covid-organics (CVO) à la population de son pays. Andry Rajoelina fait, ce jour-là, la démonstration de l’innocuité de ce remède en absorbant publiquement quelques gorgées du breuvage. Le CVO, mis au point par l’Institut malgache des recherches appliquées (IMRA), prend la forme de sachets d’herbes sèches à infuser et de boissons embouteillées.</p>
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<figcaption><span class="caption">Andry Rajoelina défend bec et ongles le Covid-organics (Africanews, 13 mai 2020).</span></figcaption>
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<h2>La médiatisation du Covid-organics</h2>
<p>L’opération médiatique devient diplomatique le 29 avril 2020, lorsque le président malgache présente le CVO à l’issue d’une <a href="https://au.int/sites/default/files/pressreleases/38450-pr-sc26734_f_-_communique_of_the_teleconference_of_the_hosg_with_recs_on_29_april_2020.pdf">réunion du bureau de l’Union africaine</a>. À la suite de la rencontre, des dirigeants africains et caribéens affrètent des avions à destination d’Antananarivo pour recevoir des doses de CVO : la <a href="https://www.aa.com.tr/fr/afrique/madagascar-le-covid-organics-%C3%A0-la-rescousse-des-malades-du-covid-19-dans-15-pays-africains-/1825985">Guinée</a>, la République démocratique du Congo, le Sénégal, la Tanzanie, le Tchad, les Comores et Haïti comptent parmi les premiers récipiendaires du remède malgache.</p>
<p>[<em>Près de 70 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5">Abonnez-vous aujourd’hui</a>.</em>]</p>
<p>Cette opération de solidarité interafricaine, organisée à partir d’un pays souvent bénéficiaire de l’aide internationale, fit date. Les médias et réseaux sociaux en Afrique et en Europe commentèrent abondamment l’initiative malgache. Les réactions favorables semblaient venir principalement du continent africain ; la distribution du CVO s’inscrivait dans des débats sur l’autonomie sanitaire et l’indépendance politique et économique de l’Afrique. À Madagascar cependant, journaux et réseaux sociaux ne manquèrent pas de caricaturer la geste diplomatique présidentielle, manifestant des inquiétudes, voire des oppositions, face à la stratégie sanitaire naissante.</p>
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<img alt="« Il n’y a pas de cure miracle », dans l’hebdomadaire sud-africain Mail & Guardian" src="https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/472024/original/file-20220701-22-wdb5bj.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">« Il n’y a pas de cure miracle ». En avril 2020, l’hebdomadaire sud-africain <em>Mail & Guardian</em> rapporte les doutes d’experts de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cédéao).</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Dès l’automne 2020, la diplomatie du CVO est rendue obsolète par l’arrivée des vaccins. Fin novembre 2020, le gouvernement malgache, refusant un alignement sur le nouvel ordre sanitaire, annonce son refus de participer au <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20201127-covid-19-%C3%A0-madagascar-le-gouvernement-refuse-les-vaccins-et-pr%C3%A9f%C3%A8re-les-rem%C3%A8des-locaux">Covax Facility</a>, l’initiative globale destinée à immuniser les populations des pays les plus pauvres. Toutefois, le 20 mars 2021, Andry Rajoelina cède finalement en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/covid-19-madagascar-decide-finalement-de-recourir-au-vaccin_4348161.html">autorisant</a> les vaccins contre le Covid-19 à Madagascar – non sans déclarer que lui-même et sa famille continueront à faire exclusivement confiance au CVO.</p>
<h2>Le soin par les plantes à Madagascar</h2>
<p>Dès le début de la crise du Covid-19 à Madagascar, les ventes de plantes médicinales augmentent ; <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/04/01/les-malgaches-se-ruent-sur-les-plantes-medicinales-traditionnelles-pour-eviter-le-coronavirus_6035223_3212.html">leurs prix s’envolent</a>.</p>
<p>Dans l’île, elles sont couramment employées comme remèdes. Il existe de multiples manières de se les procurer et de les préparer. Elles sont simplement récoltées aux abords des villages dans le cadre d’une médecine familiale, prescrites par les devins-guérisseurs <em>ombiasy</em>, vendues sur les marchés ou au bord des routes ; elles sont aussi transformées et conditionnées par l’industrie pharmaceutique locale.</p>
<p>Les itinéraires thérapeutiques combinent souvent différents types de soins, faisant du <a href="https://www.researchgate.net/publication/287813513_The_Place_of_Healers-Diviners_Ombiasa_in_Betsileo_Medical_Pluralism">pluralisme thérapeutique</a> la norme. Dès le XIX<sup>e</sup>, les thérapeutes dits traditionnels se sont approprié les traitements de la médecine européenne, comme l’a montré l’historien <a href="https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1992_num_32_127_1543">Gwyn Campbell</a>.</p>
<p>Madagascar est dotée d’une flore endémique exceptionnelle. Des enquêtes ethno-pharmacologiques révèlent régulièrement les molécules efficaces et prometteuses extraites des plantes déjà en usage dans la pharmacopée malgache. Ironiquement, la plante devenue célèbre à la faveur de la crise sanitaire n’est, elle, pas endémique de Madagascar. Le CVO a pour principal composant actif l’<em>artemisia annua</em> – en fait originaire de l’Est de l’Asie et appartenant à la pharmacopée chinoise. Connue pour ses vertus antipyrétique et anti-inflammatoire, elle est utilisée depuis plusieurs années à Madagascar en traitement symptomatique du paludisme.</p>
<h2>L’artemisia, principale substance active du Covid-organic</h2>
<p>La culture et l’usage de l’artemisia sont soutenus sur le continent africain par une ONG française à travers un réseau de <a href="https://maison-artemisia.org/l-association/">« maisons de l’artemisia »</a>, fondé par une <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/06/18/lucile-cornet-vernet-la-femme-qui-croyait-en-l-artemisia_6043325_3212.html">humanitaire française</a>. En octobre 2020, le chef de l’État <a href="https://www.aa.com.tr/en/africa/madagascar-opens-first-herbal-medicine-factory/1993916">annonce</a> la création d’une entreprise de production de médicaments phytothérapeutiques, <a href="https://www.opinion-internationale.com/2020/10/12/pharmalagasy-ou-de-la-progression-de-lindustrie-pharmaceutique-a-madagascar_79812.html">Pharmalagasy</a>, spécialisée en produits « non chimiques », avec l’objectif premier de commercialiser le CVO en Afrique. Une stratégie industrielle et commerciale se dessine alors.</p>
<p>Plusieurs instances, comme <a href="http://www.academie-medecine.fr/communique-de-lacademie-artemisia-et-covid-19/">l’Académie française de médecine</a>, ont <a href="https://presse.inserm.fr/lartemisia-plante-miracle-vraiment/40111/">rejeté</a> l’efficacité curative et préventive de l’artemisia, principale substance active du CVO, dans la lutte contre le Covid. Les évaluations positives et négatives du CVO ont été souvent interprétées à travers le prisme des relations internationales. La rumeur selon laquelle le président russe Vladimir Poutine avait exprimé son soutien au CVO connut un certain succès avant d’être <a href="https://factuel.afp.com/la-russie-commande-la-tisane-malgache-censee-guerir-le-coronavirus-il-nexiste-aucune-trace-dune">démentie</a>. Dans un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=0fc5e9d-cws">entretien accordé à France 24</a>, le président malgache assurait que les critiques européens du CVO trahissaient une incapacité à admettre un remède proposé par un pays plus pauvre.</p>
<h2>Décoloniser la diplomatie ?</h2>
<p>C’est à l’Afrique que la « mission » sanitaire malgache s’adresse d’abord. Cette posture diplomatique interroge au vu de l’ambivalence historique des relations de l’île au continent. La saga malgache du CVO a permis une reformulation momentanée des relations de Madagascar à l’Afrique – relations longtemps informées par les appartenances à la sphère d’influence française (désignée de manière élusive par le terme <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-empire-qui-ne-veut-pas-mourir-collectif/9782021464160">« Françafrique »</a></p>
<p>Les rapports entre Madagascar et l’Afrique ont été vécus dans une triangulation postcoloniale – la France faisant office de force médiatrice ou d’adversaire commun.</p>
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<figcaption><span class="caption">Andry Rajoelina : « Le problème, c’est que ça vient d’Afrique » (France 24, 11 mai 2020).</span></figcaption>
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<p>En 1963, Madagascar fait bien partie des membres fondateurs de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), mais la diplomatie malgache s’est poursuivie dans la première décennie postindépendance dans une coopération étroite avec l’ancien pouvoir colonial. Comme le note <a href="https://books.google.fr/books/about/Madagascar_et_l_Afrique.html?id=KaYwAQAAIAAJ&redir_esc=y">Didier Nativel</a>, Madagascar a fait le choix d’une proximité conservée avec la France, avant de s’engager dans un rapprochement avec l’Afrique de l’Ouest à travers ses institutions naissantes. La <a href="https://books.google.fr/books/about/Madagascar_et_l_Afrique.html?id=KaYwAQAAIAAJ&redir_esc=y">révolution socialiste de 1972</a> marque à ce titre un tournant dans la diplomatie malgache. Madagascar entre dès lors dans le camp des non-alignés sous l’impulsion de <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/03/28/didier-ratsiraka-l-ex-president-de-madagascar-est-mort_6074752_3212.html">Didier Ratsiraka</a>, futur président alors ministre des Affaires étrangères.</p>
<p>Des acteurs mieux connus, comme <a href="https://theconversation.com/cuba-face-au-coronavirus-dans-lile-et-dans-le-monde-135455">Cuba</a>, ont depuis longtemps montré la voie d’un internationalisme médical à partir du Sud. La « doctor diplomacy » cubaine s’est ainsi distinguée dans des théâtres d’intervention en Amérique du Sud, en Afrique et en Asie. Au cours de la première vague de la pandémie de Covid-19 au printemps 2020, les médecins cubains se rendirent d’ailleurs tant <a href="https://www.theguardian.com/world/2020/may/06/doctor-diplomacy-cuba-seeks-to-make-its-mark-in-europe-amid-covid-19-crisis">au Nord et que dans le Sud global</a>. Ces déploiements humanitaires constituent des répliques efficaces à la colonialité des instruments diplomatiques (qu’ils relèvent de la religion, des droits humains ou de la santé globale).</p>
<p>Les discussions sur les brevets des vaccins contre le Covid-19 et les luttes d’influences entre puissances détentrices de ceux-ci, ont, <em>a contrario</em>, rappelé les termes scandaleux de l’<a href="https://www.lecre.umontreal.ca/capitalist-philanthropy-and-vaccine-imperialism/">impérialisme vaccinal</a>. Les aléas de la campagne vaccinale à Madagascar, recourant au Covishield – un vaccin de composition identique à AstraZeneca mais fabriqué en Inde – ont fait craindre l’émergence de nouvelles frontières et illégalités en entravant les déplacements des vaccinés. En effet, la reconnaissance du vaccin Covishield par les pays européens fut retardée de plusieurs mois – la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/societe-africaine/le-vaccin-covishield-d-astrazeneca-utilise-dans-de-nombreux-pays-africains-reconnu-par-la-france_4708375.html">France ne le reconnaissant qu’au mois de juillet 2021</a>. L’impact de ces tergiversations sur le <a href="https://lexpress.mg/19/07/2021/immunisation-la-france-reconnait-le-vaccin-covishield/">scepticisme vaccinal</a> à Madagascar n’a pas été négligeable.</p>
<p>La proposition diplomatique nouvelle se produit autour de l’héroïsation du président malgache. Andry Rajoelina a été présenté par certaines publications africaines comme un <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20200512-madagascar-le-panafricanisme-sanitaire-rajoelina-trouve-%C3%A9chos-favorables">« nouveau Sankara »</a>. Le président-martyr burkinabé, assassiné en 1983, prôna une défiance à l’encontre des aides extérieures et demeure aujourd’hui l’apôtre posthume d’une Afrique solidaire, émancipée et autosuffisante. À la fin du mois d’août 2020, le quotidien malgache <a href="http://www.midi-madagasikara.mg/politique/2020/08/27/panafricanisme-et-developpement-andry-rajoelina-dans-le-top-5-des-presidents-africains/"><em>Midi Madagasikara</em></a> reprenait un sondage réalisé au Bénin dans lequel le président malgache était placé dans le top cinq des « visionnaires qui inspirent les jeunes générations » en Afrique. Les termes de « fierté » et de « dignité », rapportés à l’intervention présidentielle malgache, étaient alors récurrents dans les publications africaines et sur les réseaux sociaux sur le continent.</p>
<h2>De l’usage des symboles d’indépendance</h2>
<p>La séquence malgache de résistance à l’ordre sanitaire mondial a mobilisé différents aspects de l’imaginaire politique en Afrique et à Madagascar. L’opération panafricaine engagée par le président Rajoelina s’est inscrite dans une véritable stratégie de conquête et de consolidation du pouvoir. Dans leur livre <a href="https://www.editions.ird.fr/produit/453/9782709924108/l-enigme-et-le-paradoxe"><em>L’énigme et le paradoxe</em></a>, M. Razafindrakoto, F. Roubaud et J. M Wachtsberger relèvent une manipulation des symboles royaux dans la fabrication du charisme de Rajoelina, confirmée après son élection.</p>
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<img alt="Retour de la couronne du Dais de Ranavalona II à Antananarivo, la capitale de Madagascar" src="https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/472027/original/file-20220701-12-foi3zg.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=420&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Retour de la couronne du Dais de Ranavalona II à Antananarivo, la capitale de Madagascar.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/05/25/sur-les-hauteurs-d-antananarivo-le-colisee-de-la-discorde_6040710_3212.html">construction controversée d’un « colisée »</a> au site du <em>Rova</em> d’Antananarivo, l’ancienne enceinte royale, siège de l’empire merina, destinée à promouvoir la fierté nationale malgache, constitue un exemple d’appropriation de l’histoire royale modelée sur un symbole politique et culturel très eurocentré. Un article de novembre 2020 revient de façon critique sur la rétrocession par la France de la pièce décorative d’un dais royal, présenté comme le <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2020/11/05/la-france-remet-a-madagascar-la-couronne-ornant-le-dais-de-la-reine-ranavalona-iii_6058610_3212.html">retour de la couronne</a>de Ranavalona II. Nommant l’affaire <a href="https://www.koolsaina.com/couronnavirus-analyse-malgache-pret-coiffe-dais-royal-ranavalona/">« courronnavirus »</a>, l’auteur semble suggérer par l’usage de cet amalgame lexical fantaisiste un lien entre le recours aux symboles royaux et l’instrumentalisation de la pandémie.</p>
<p>L’opportunisme politique et économique a donné naissance à la saga du Covid-organic, une concoction devenue symbole de la résistance africaine. La stratégie diplomatique malgache a réussi à faire de Rajoelina un porte-étendard éphémère d’une autonomie sanitaire légitimement désirée dans un contexte d’inégalités globales accrues. Au risque toutefois de renforcer un scepticisme vaccinal déjà <a href="https://www.coronatimes.net/scepticism-fake-news-africa-vaccination-drive/">important sur le continent</a>.</p>
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre du partenariat avec le <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Retrouvez une version plus longue de ce texte <a href="https://blogterrain.hypotheses.org/18505">ici</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185972/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dominique Somda est un fellow de la Carnegie Corporation of New York. (Cette publication est rendue possible grâce au soutien de la Carnegie Corporation of New York. Les points de vue exprimés sont uniquement de la responsabilité de l’auteure.)</span></em></p>Les Malgaches utilisent couramment les plantes médicinales pour se protéger des maladies. Face au Covid, le président s’est fait le porte-étendard de l’artemisia, devenu un enjeu diplomatique.Dominique Somda, Anthropologue, HUMA (Institute for Humanities in Africa), University of Cape TownLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1827402022-06-21T19:21:46Z2022-06-21T19:21:46ZL’engagement d’un leader nigérian pour obtenir réparation de l’esclavage et du colonialisme<p>Alors que les études sur la question des réparations au titre de l’esclavage et du colonialisme se multiplient, elles sont peu nombreuses à se pencher précisément sur le continent africain. La position ambiguë de l’Afrique a été <a href="https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/books/first/s/soyinka-burden.html">soulignée par Wole Soyinka</a>, prix Nobel de littérature en 1986 : les Africains pouvaient être tenus pour co-responsables dans la vente d’êtres humains aux esclavagistes européens, mais ils pouvaient aussi revendiquer des réparations puisque l’esclavage avait ravagé les dynamiques organiques de leur développement.</p>
<p>Pour éclairer l’engagement de figures africaines dans le mouvement global pour des réparations, <a href="https://journals-openedition-org.inshs.bib.cnrs.fr/slaveries/4969">j’ai étudié l’engagement</a> du Nigérian <em>Bashorun</em> (ou « <em>Chief</em> » en anglais) <a href="https://www.liberation.fr/planete/1998/07/09/le-petit-vendeur-de-bois-devenu-prince-des-affaires-abiola-s-etait-taille-une-image-de-bienfaiteur_243442/">Moshood Kashimawo Olawale Abiola</a> pour les réparations au titre de l’esclavage et du colonialisme, ainsi que ses discours et ses initiatives opérationnelles, dont les conférences de Lagos en 1990 et d’Abuja en 1993. Pour la première fois, un représentant au plus haut niveau d’un État africain, candidat à l’élection présidentielle dans son pays, a mis tout son poids intellectuel, politique et financier dans une cause partagée avec les représentants des diasporas africaines et du mouvement panafricain.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/global-africa-une-nouvelle-revue-pour-un-concept-militant-182737">« Global Africa » : une nouvelle revue pour un concept militant</a>
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<p>Il formulait ainsi ce que j’ai appelé la promesse de l’Afrique : les États africains étaient prêts à s’engager au côté des militants de la cause des réparations, souvent issus des diasporas, pour inscrire les réparations au cœur des enjeux diplomatiques et politiques de la fin du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>L’engagement panafricaniste de Chief Abiola</h2>
<p>Chief Abiola est un de ces fameux <em>big men</em> qui ont marqué l’histoire politique et économique du Nigéria. Un entrepreneur prospère aux multiples responsabilités, qui s’est enrichi vite, qui a investi beaucoup, qui s’est marié souvent et qui dans un environnement dominé par les militaires, les coups d’État et les revenus du pétrole, a pris une dimension nationale, mais aussi panafricaine.</p>
<p>Dans cinq conférences prononcées entre 1987 et 1991 aux États-Unis, l’homme d’affaires s’appuie sur un imaginaire plus ancien, aux contours bibliques, pour encourager l’intérêt et l’engagement des Africains-Américains en Afrique. Il mobilise l’histoire pour <a href="https://www.worldcat.org/title/reparations-les-discours-de-mko-abiola/oclc/463751918">défendre l’idée</a> d’un « héritage commun de l’esclavage, du colonialisme et de la discrimination ».</p>
<p>Son raisonnement tient dans l’articulation entre deux phénomènes historiques entre lesquels il installe une relation de causalité : l’esclavage aurait eu comme conséquences le sous-développement de l’Afrique ainsi que la dette coloniale et néocoloniale qui entrave les économies africaines. Chief Abiola défend l’idée d’investissements massifs dans les infrastructures, l’industrie, l’énergie, les télécommunications, l’éducation, la santé, la technologie agricole et le soutien à la démocratie politique – qui sont qualifiés de réparations.</p>
<p>Joignant le geste à la parole, il organise et finance la première « conférence mondiale sur les réparations pour l’Afrique et les Africains de la diaspora » <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1990/12/19/l-afrique-demande-reparation-pour-cinq-siecles-d-esclavage_3980946_1819218.html">qui se tient à Lagos au Nigéria, les 13 et 14 décembre 1990</a>.</p>
<h2>La conférence de Lagos en 1990</h2>
<p>Organisée sous l’égide du général-président <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/personnage/Ibrahim_Babangida/107023">Babangida</a>, son objectif était clairement de « placer la question critique des réparations pour l’Afrique et les Africains de la diaspora comme prioritaire dans l’agenda du dialogue international pour une action globale ». Des personnalités nigérianes interviennent, comme le juriste <a href="https://dbpedia.org/page/Akinola_Aguda">Akinola Aguda</a> et le diplomate <a href="https://www.ohchr.org/en/hrc-subsidiaries/iwg-on-durban/professor-ibrahim-agboola-gambari">Ibrahim Gambari</a>, ainsi que l’intellectuel Chinweizu Ibekwe et Prof. Ade Ajayi, un historien reconnu – mais aucune femme.</p>
<p>Le monde panafricain est mobilisé : il y a <a href="https://www.jstor.org/stable/23493513?seq=1">Abdulrahman Mohammed Babu</a> de Zanzibar, un des organisateurs du futur 7<sup>e</sup> congrès panafricain qui se tiendra à Kampala en 1994 ; <a href="https://history.house.gov/People/Detail/23423">Craig Washington</a>, le représentant démocrate du Texas auprès du Congrès ; <a href="https://www.bishopsgate.org.uk/collections/bernie-grant">Bernie Grant</a>, du Guyana, élu au Parlement britannique ; Randolph Peters, l’ambassadeur de Trinidad au Nigéria ; et Dudley Thompson, ambassadeur de la Jamaïque au Nigéria, un vétéran des affaires panafricaines.</p>
<p>La conférence de Lagos nomme un comité international pour les réparations, recommande le développement d’un mouvement de masse et interpelle l’<a href="https://www.rfi.fr/fr/connaissances/20220524-25-mai-1963-naissance-de-l-organisation-de-l-unit%C3%A9-africaine">Organisation de l’Unité africaine</a> (OUA) afin d’obtenir son soutien avant d’amener ses revendications jusqu’aux Nations unies. Avec cette rencontre, Chief Abiola devient un acteur majeur de l’institutionnalisation de la question des réparations et formule cette promesse : l’Afrique s’engage politiquement au côté de ses diasporas dans la cause des réparations.</p>
<h2>La promesse de l’Afrique</h2>
<p>Elle prend forme d’abord à travers les commissions mises en place dans plusieurs pays, comme au Royaume-Uni où Bernie Grant <a href="https://archiveshub.jisc.ac.uk/search/archives/e592d7bc-9dd7-3c28-8a10-49f56aadecab">fonde le <em>African Reparation Movement</em></a> (ARM), et en Jamaïque, où le premier comité pour les réparations, porté par le rastafari George Nelson, est installé en 1991. Ensuite, Dudley Thompson invite l’avocat Lord Gifford à produire une base légale à cette cause et il devient le rapporteur du Groupe des éminentes personnalités (GEP) pour les réparations, établi par l’OUA et présidé par Chief Abiola. Enfin, ce GEP organise à Abuja du 27 au 29 avril 1993 une <a href="https://www.inosaar.llc.ed.ac.uk/fr/chronologie/premiere-conference-panafricaine-sur-les-reparations">conférence panafricaine de haut niveau</a> sous le patronage de l’OUA et du Nigéria.</p>
<p>La <a href="http://ncobra.org/resources/pdf/TheAbujaProclamation.pdf">résolution finale de la conférence d’Abuja</a> soulignait que l’essentiel était la reconnaissance d’une responsabilité, le transfert de capitaux et l’annulation de la dette, et la facilitation du « droit au retour » des diasporas.</p>
<p>Chief Abiola ne cachait pas son ambition de présenter l’affaire des réparations devant les Nations unies s’il était élu président du Nigéria aux élections prévues le 12 juin 1993. La promesse de l’Afrique n’avait jamais semblé aussi proche, aussi tangible, aussi possible qu’au sortir de la conférence d’Abuja.</p>
<p>Mais c’était sans compter avec le <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/06/29/nigeria-apres-l-annulation-du-scrutin-du-12-juin-le-general-babangida-annonce-une-nouvelle-election-presidentielle_3954373_1819218.html">désastre des élections nigérianes</a>. <a href="https://www.universalis.fr/media/PH00P098/">Remportées par Chief Abiola</a>, elles furent <a href="https://www.universalis.fr/evenement/12-26-juin-1993-annulation-de-l-election-presidentielle/">annulées dans la foulée</a> par le général-président Babangida. Cinq mois plus tard, un <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1993/11/19/nigeria-la-prise-du-pouvoir-par-les-militaires-sani-abacha-l-ancien-tuteur-du-gouvernement_3973904_1819218.html">coup d’État</a> portait le général Sani Abacha au pouvoir, Chief Abiola se cache <a href="https://www.letemps.ch/monde/nigeria-liberation-prochaine-dabiola-nannonce-forcement-jours-meilleurs">avant d’être arrêté</a> alors que la répression s’abat sur les forces pro-démocratie nigérianes.</p>
<h2>Une promesse qui reste à réaliser</h2>
<p>De nombreuses questions restent en suspens. Est-ce que le réseau panafricain de Chief Abiola pouvait servir son dessein politique national ? Pensait-il vraiment que l’annulation de la dette des pays africains pouvait servir de réparation à l’esclavage et au colonialisme ? Est-ce que l’économie extravertie du secteur pétrolier pouvait être affectée par cette cause ? Y avait-il un lien entre les réparations portées par Chief Abiola et le désastre des élections de 1993 ? Le Royaume-Uni et les États-Unis, menacés par les enjeux soulevés par le mouvement pour les réparations, auraient-ils poussé à l’annulation de l’élection, qui jetait pourtant l’opprobre sur le pays ? C’est l’interprétation, peut-être déformée par l’engagement, que certains défendent.</p>
<p>Le <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2007-2-page-4.htm">Nigéria s’enfonçait dans la violence politique</a> et la cause des réparations perdait son leadership africain. La promesse de l’Afrique, à peine formulée, était déjà brisée. L’homme d’affaires richissime, panafricaniste et engagé avait été écrasé par les forces politiques et armées de son pays. En 1996 <a href="https://www.la-croix.com/Archives/1996-06-06/L-epouse-du-chef-de-l-opposition-nigeriane-a-ete-assassinee-a-Lagos-_NP_-1996-06-06-376381">sa seconde épouse était assassinée</a> en pleine rue. Et le 7 juillet 1998, le jour où il devait sortir de prison, Chief Abiola <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/07/09/la-mort-de-moshood-abiola-provoque-des-emeutes-au-nigeria_3676840_1819218.html">décède</a> durant la visite de deux émissaires américains. S’il est devenu un <a href="https://www.voaafrique.com/a/le-nigeria-r%C3%A9habilite-tardivement-le-vainqueur-pr%C3%A9sum%C3%A9-des-%C3%A9lections-de-1993/4434953.html">martyr de la démocratie</a>, sa dimension panafricaine reste moins connue. Pourtant, Chief Abiola a été l’artisan d’une promesse de nature politique et panafricaine, qui n’a pas pu être honorée pour l’instant et qui a laissé orphelines les forces démocratiques nigérianes, ainsi que la dimension africaine du mouvement global pour les réparations – même si celle-ci n’a depuis cessé de se réinventer.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/182740/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Giulia Bonacci a reçu un financement géré par l'Agence Nationale de la Recherche au titre du projet Investissements d’Avenir UCAJEDI portant la référence n° ANR-15-IDEX-01 pour conduire ses enquêtes au Royaume-Uni et en Jamaïque. </span></em></p>Chief Abiola a dynamisé le mouvement panafricain en portant la cause des réparations au cœur des enjeux diplomatiques et politiques de la fin du XXᵉ siècle.Giulia Bonacci, Historienne, chargée de recherche, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1844992022-06-09T08:28:46Z2022-06-09T08:28:46ZL’humanité n’est pas une simple juxtaposition de tribus<p>Quel est le lien entre l’algèbre – du terme arabe al-djabra –, le penseur <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_Merleau-Ponty">Maurice Merleau-Ponty</a> et l’<a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2011-3-page-44.htm">ubuntu</a>, principe de philosophie africaine ? Un fort désir de mathématiques <a href="https://www.theses.fr/1988PA010501">ayant façonné ma pensée philosophique</a> je souhaite proposer une réflexion dans laquelle le monde est pris à la fois dans un système de logique et dans sa globalité, celle d’un universalisme que je qualifie de « latéral », puissamment nourri par l’histoire des sociétés post-coloniales.</p>
<p>Les mathématiques permettent d’exprimer un langage symbolique très puissant. Certes aujourd’hui, on a le sentiment que le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_binaire">système binaire</a>, travaillé par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Gottfried_Wilhelm_Leibniz?tableofcontents=0">Gottfried Leibniz</a>, à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle, sublimé par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alg%C3%A8bre_de_Boole_(logique)">Georges Boole</a> le siècle suivant a pris le dessus et a imposé une forme de mathématisation des choses, un <a href="https://www.college-de-france.fr/site/alain-supiot/La-gouvernance-par-les-nombres-film.htm">gouvernement par les nombres</a>) comme le suggère le penseur Alain Supiot.</p>
<p>Or, c’est bien ce qui échappe à cette mise en algorithmes qu’il faut analyser, ces failles constitutives de la réalité qui en font toute la richesse, voire la poésie. Les sciences que je nomme « subtiles » permettent d’appréhender cette autre réalité.</p>
<p>L’une des façons d’en tenir compte est de s’attacher aux pensées complexes qui ont éclos dans les Suds, qu’il s’agisse des études dites <a href="https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/11042">post-coloniales</a>, des études <a href="http://publictionnaire.huma-num.fr/notice/subalternes-etudes/">subalternes</a> (qui s’intéressent aux catégories sociales à la base de la société) ou encore des enseignements invitant à <a href="https://theconversation.com/islamo-gauchisme-sen-prendre-a-la-recherche-montre-limpossible-decolonisation-de-luniversite-149411">décoloniser</a> les sciences.</p>
<p>Par exemple, les sciences mathématiques nous enseignent précisément que l’Occident n’a pas le monopole de la science, y compris de la science moderne. <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/cultures-d-islam/de-l-invention-de-l-algebre-a-descartes-1084823">L’histoire de l’algèbre</a>, et son origine arabe, est d’ailleurs bien rappelée par René Descartes.</p>
<h2>Circulation des connaissances</h2>
<p>La meilleure manière d’effectuer cette décolonisation des sciences c’est d’appréhender l’histoire des savoirs comme histoire de l’humanité dans sa totalité. Personne ne peut se réclamer propriétaire d’un savoir : les connaissances circulent, ont une histoire et des géographies multiples comme le rappellent les travaux de l’historien indien Sanjay Subrahmanyam ou encore les écrits <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/l-invite-e-culture/amin-maalouf-l-humanite-a-besoin-d-un-evenement-miraculeux-1824191">d’Amin Maalouf</a>.</p>
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<figcaption><span class="caption">Sanjay Subrahmanyan.</span></figcaption>
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<p>C’est dans cette optique aussi que s’inscrivent les cours multidisciplinaires que <a href="https://french.columbia.edu/content/souleymane-bachir-diagne">j’enseigne</a> à Columbia. Dans mon cours sur les études africaines, nous cherchons à éclairer le continent africain dans son histoire, dans son présent, et peut-être aussi dans son devenir. Les États-Unis, en raison de leur histoire, ont joué un rôle clef dans le domaine des « African Studies » avec par exemple la fondation du centre d’études de l’Afrique, à l’université de <a href="https://history.northwestern.edu/people/faculty/faculty-by-field/african-history.html">NorthWestern</a> sous la houlette de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Melville_Herskovits">l’anthropologue Melville Herkovits</a> ou du penseur afro-américain <a href="https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-1-page-97.htm">W.E.B Dubois</a>.</p>
<p>Ces intellectuels ont été fondamentaux dans l’idée de concevoir l’histoire du continent dans sa globalité et dans son mouvement, et non pas uniquement par ce que les explorateurs impériaux ou colons avaient à en dire dans un temps figé et imaginé par eux.</p>
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<figcaption><span class="caption">W.E.B Dubois, YouTube.</span></figcaption>
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<h2>Penser l’Afrique en dehors d’elle-même</h2>
<p>Ce changement de curseur a permis à beaucoup d’universités américaines de s’intéresser aux études de philosophie africaine, de faire <a href="https://journals.openedition.org/assr/48811?lang=en">dialoguer les savoirs</a> tout en développant des collaborations avec des universités africaines ou des organisations <a href="https://www.cairn.info/africa-unite--9782707196408-page-5.htm">panafricanistes</a>.</p>
<p>Et au-delà, de rappeler que l’Afrique n’existe pas « juste » en Afrique. Il est donc important que les études africaines soient également des études de la diaspora africaine, ce que Paul Gilroy a appelé le <em>Black Atlantic</em>, <a href="https://books.openedition.org/iheal/2772?lang=fr">l’Atlantique noir</a>.</p>
<p>Dans le même temps, il faut être vigilant afin que l’Afrique ne finisse pas par devenir la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-2011-8-page-611.htm">périphérie</a> de sa propre diaspora. Qu’en est-il de l’étude très précise des sociétés africaines aujourd’hui ou d’une histoire africaine qui n’est pas nécessairement orientée vers le moment de l’esclavage et le moment de la constitution des diasporas africaines, etc. ?</p>
<p>Le travail récent mené par François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont, <em>L’Afrique et le monde : histoires renouées</em>, auquel j’ai participé (à paraître aux éditions de la Découverte, septembre 2022) <a href="https://lamanufacturedidees.org/2022/05/17/fauvelle-francois-xavier/">permet cette diffusion des savoirs</a>. Nous nous sommes ainsi intéressés à certaines villes qui, bien avant la période coloniale, ont joué un rôle clef dans l’apprentissage et la circulation des savoirs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/467432/original/file-20220607-14-7kjn49.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mosquée de Sankore, Tombouctou, en 2008.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/5/5f/Timbuktu_Sankore_Mosque.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>La ville de Tombouctou est, par exemple, très symbolique. Comment peut-on dire qu’elle n’a existé qu’à partir de sa « <a href="https://www.herodote.net/20_avril_1828-evenement-18280420.php">découverte</a> » par l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ren%C3%A9_Cailli%C3%A9">aventurier René Caillé</a> en 1828 ?</p>
<p>Tombouctou était la capitale intellectuelle de deux grands empires ouest-africains : <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_du_Mali">l’empire du Mali</a>, d’abord, puis <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_songha%C3%AF">l’empire Songhaï</a>.</p>
<p>C’est une ville <a href="https://www.liberation.fr/debats/2017/08/07/tombouctou-village-global-seculaire_1588648/">témoin d’une mondialisation</a> des savoirs dans le monde islamique ainsi que dans une grande partie de l’Ouest africain.</p>
<p>On ne peut pas saisir l’histoire intellectuelle du continent africain si on n’étudie pas l’importance de ces cités qui accueillaient des mosquées – universités où des savants de tout le monde musulman et au-delà se retrouvaient pour échanger. Les voyages se faisaient depuis le Sud de la région ouest-africaine vers l’Égypte, vers l’Arabie et vers l’Afrique du Nord ; d’autres faisaient le périple en sens inverse, depuis l’Andalousie, depuis l’Afrique du Nord, depuis l’Égypte, etc.</p>
<h2>Reconstituer l’histoire de l’Afrique</h2>
<p>Il est donc important de reconstituer une histoire de l’Afrique centrée sur elle-même en montrant que ce continent n’a jamais été fermé ou coupé du Nord par le désert du Sahara comme on le lit parfois, désert qui est tout sauf un <a href="https://journals.openedition.org/rac/13462">mur</a> et est parcouru de routes aussi physiques, spirituelles qu’intellectuelles.</p>
<p>On discute souvent de la philosophie africaine en se demandant si l’oralité peut être véritablement le support d’une pensée critique tel que l’exige la philosophie, en oubliant que l’Afrique n’est pas uniquement le lieu d’une transmission orale des savoirs. C’est aussi un lieu de forte <a href="https://www.cairn.info/revue-annales-2009-4-page-751.htm">érudition écrite</a> dont des centres comme Tombouctou sont les témoins.</p>
<p>La ville de Saint Louis au Sénégal, que j’évoque dans <a href="http://www.philippe-rey.fr/livre-Le_fagot_de_ma_m%C3%A9moire-500-1-1-0-1.html"><em>Le fagot de ma mémoire</em></a> a elle aussi été un phare intellectuel important où beaucoup de savants musulmans venaient de loin pour s’instruire.</p>
<p>On connaît peu cette histoire qui a été souvent occultée par une <a href="https://journals.openedition.org/trans/1515">approche strictement ethnologique</a> de l’Afrique. Celle-ci, dans la lignée de travaux comme ceux de <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/L-Afrique-fantome">Michel Leiris</a> ou d’autres, considérait souvent que des sociétés sans écriture étaient des sociétés sans véritable histoire. François-Xavier Fauvelle et Anne Lafont font un travail de déconstruction de ces stéréotypes et au contraire ont entrepris de bâtir une histoire intellectuelle peu connue du continent.</p>
<p>Au cœur de cette dernière on peut ainsi évoquer la place des érudites africaines de tradition écrite <a href="https://www.routledge.com/The-Caliphs-Sister-Nana-Asmau-1793-1865-Teacher-Poet-and-Islamic-Leader/Boyd/p/book/9780714640679 ?gclid=CjwKCAjw7vuUBhBUEiwAEdu2pFrXc62Q5aLLUEdbcAIO7j92tPXjyULy2u3qWz0pVIXkrVijkJRKCRoCfOQQAvD_BwE">comme Nana Asma’u</a>, qui était de la famille d’Ousmane Fujio, le fondateur du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Empire_de_Sokoto">califat de Sokoto</a> dans le Nord du Nigeria, un centre intellectuel important jusqu’au XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>C’est par une meilleure compréhension de cet héritage intellectuel qu’on peut également penser aujourd’hui ce que je nomme le <a href="https://www.cnrseditions.fr/catalogue/histoire/bergson-postcolonial-souleymane-bachir-diagne/">moment philosophique post-colonial</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/anticolonialisme-droits-des-femmes-trajectoires-meconnues-de-pionnieres-africaines-183869">Anticolonialisme, droits des femmes : trajectoires méconnues de pionnières africaines</a>
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<h2>Le post-colonial, condition de l’universel</h2>
<p>Loin d’être en opposition avec l’universel ou l’universalisme, le post-colonial est condition, au contraire, de l’universel. À l’époque des grandes missions dites « civilisatrices », l’universel n’était pensé que par le prisme du moment colonial.</p>
<p>En d’autres termes et dans ces contextes, c’est l’Europe qui a estimé qu’elle était « naturellement » porteuse d’universalité sur la base de ses propres particularismes.</p>
<p>Ce n’est pas ce que je définirais comme universel. Pour reprendre Merleau-Ponty, le philosophe évoque le concept <a href="https://www.cairn.info/revue-raison-publique1-2014-2-page-15.htm">« d’universel latéral »</a>. Plutôt que d’avoir un « universel de surplomb » comme il écrit, qui serait dicté de haut par une culture qui estimerait qu’elle seule a cette dimension de la verticalité, on aurait un universel où les cultures seraient placées sur le <a href="http://www.transfers.ens.fr/souleymane-bachir-diagne">même plan d’immanence de manière horizontale</a>.</p>
<p>Prenons un exemple précis, celui des langues. Lorsque vous êtes confronté à un monde où cohabitent une pluralité de langues, deux attitudes s’offrent à vous. Soit vous décidez qu’une langue domine et s’impose à tous. Ce modèle est celui de l’universel impérial.</p>
<p>En revanche il est aussi possible de considérer que les langues se rencontrent, sans qu’une ne domine l’autre, mais que pour se faire comprendre il est nécessaire de recourir à la traduction. Cette médiation permet une co-existence, une horizontalité des modes de pensées.</p>
<h2>Ubuntu ou comment faire humanité ensemble</h2>
<p>Le concept sud-africain de « ubuntu » évoque aussi cela. Il s’agit de <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2011-3-page-44.htm">faire humanité ensemble</a>, selon la traduction que je propose de ce terme. Soit, de répondre aux défis qui s’adressent à nous en tant qu’une seule et même humanité qui habite la Terre.</p>
<p>Habiter ensemble la terre, c’est l’habiter avec l’ensemble des vivants. Et c’est d’ailleurs dans ce cadre là qu’il est important d’explorer les <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2018-3-page-45.html">philosophies africaines de la relation de l’humain à la nature</a>.</p>
<p>Dans ces philosophies se trouve exprimée l’idée d’une solidarité du vivant en général. C’est le contraire la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/descartes-se-rendre-comme-maitres-et-possesseurs-de-la-nature-2440596">phrase bien connue de Descartes</a>, qui affirme que l’humain est maître et possesseur de la nature. Au contraire, l’ubuntu stipule que l’humain n’a pas à transformer la nature en ressources naturelles, qu’un fleuve a le droit de ne pas être pollué et qu’il faut pouvoir articuler ce droit comme un droit environnemental.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quelle-protection-juridique-pour-les-forets-122732">Quelle protection juridique pour les forêts ?</a>
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<h2>Se battre contre le rétrécissement du monde</h2>
<p>Certes, la résurgence des tribalismes, la <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/201712/18/01-5147616-lonu-sinquiete-dun-courant-ethno-nationaliste-en-europe.php">forte montée des ethno-nationalismes</a>, les identités meurtrières, pour reprendre le <a href="https://www.grasset.fr/livres/les-identites-meurtrieres-9782246548812">terme de Maalouf</a>, le brouhaha de la pensée et leurs conséquences, la violence – pensons à la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/28/tuerie-d-uvalde-les-rates-de-la-police-restee-inactive-pendant-40-minutes_6127975_3210.html">tuerie d’Uvalde</a> par un suprémaciste blanc par exemple – rendent ce travail d’identification d’universelle très difficile.</p>
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<figcaption><span class="caption">Léopold Sédar Senghor, YouTube.</span></figcaption>
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<p>La simple évocation d’un vivre-ensemble est naïve. Le combat contre ces idées doit alors se situer à deux niveaux. D’abord la lutte contre les inégalités entre nations, en particulier ce que Léopold Sédar Senghor appelait la ligne d’injustice Nord-Sud. Cette ligne n’est pas uniquement économique.</p>
<p>Pour Senghor et d’autres aujourd’hui, il s’agit aussi de se battre contre le mépris culturel. Cela revient à se battre aussi par la pensée et opposer aux ethno-nationalismes une autre manière de penser le monde. Pour les tenants de ces idéologies, l’humanité revient à une juxtaposition de tribus, une simple addition. A cela il faut opposer l’idée de société humaine, ce qu’Étienne Balibar <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/cosmopolitique-9782348072505">nomme le cosmopolitique</a>, c’est-à-dire une politique de l’espèce humaine dans sa globalité, pas par petits bouts.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/apres-l-ivoirite-voici-la-congolite-illustration-dune-faille-des-democraties-modernes-166118">Après l’« ivoirité », voici la « congolité » : illustration d’une faille des démocraties modernes</a>
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<h2>Le métissage est une notion morale</h2>
<p>Pour réaliser une politique de l’humanité, il nous semble important de sublimer l’idée du métissage, non pas physiologique <a href="https://www.philomag.com/articles/souleymane-bachir-diagne-l%C5%93uvre-de-civilisation-vient-de-commencer">mais moral</a>. Penser ainsi un monde créole, où l’on puisse <a href="https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal %3A184830/datastream/PDF_01/view">apprendre à se décentrer</a>. Il s’agit selon moi d’un devoir, d’une disposition éthique : chacun doit être métissé à sa façon.</p>
<p>En d’autres termes, il faut apprendre à voir sa langue depuis le point de vue d’une autre langue, apprendre à voir sa culture depuis le point de vue d’une autre culture et c’est à cette condition-là <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/04/01/souleymane-bachir-diagne-contre-la-pensee-tribale-qui-fragmente-l-humanite-il-faut-tenir-le-discours-de-l-universel_6120068_3232.html">que nous dépasserons les ethno-nationalismes et les tribalismes</a>.</p>
<p>Quand des gouvernements adoptent des principes ethno-nationalistes au lieu de valoriser une forme de pluralisme, comme cela se voit aujourd’hui <a href="https://www.nytimes.com/2021/09/15/magazine/india-assam-muslims.html">avec l’Inde par exemple</a>, il n’y a pas de décentrement. Il existe au contraire des lignes étanches fabriquées entre les individus, les collectifs, entre « eux » et « nous ».</p>
<p>Mais c’est loin d’être simple. Le philosophe Henri Bergson <a href="https://www.philomag.com/dossiers/henri-bergson-vu-par-souleymane-bachir-diagne">nous enseigne</a> ainsi que la pensée tribale est d’une certaine manière plus immédiate et plus facile, parce qu’elle nous est donnée par un instinct. Nous avons un instinct de tribu, qui revient à considérer que sont nôtres ceux qui nous ressemblent, qui ont la même couleur de peau, qui ont la même langue, qui ont la même religion, etc. Or, penser l’humanité, explique Bergson, est infiniment plus difficile parce que cela peut paraître trop abstrait.</p>
<p>Mais le philosophe propose aussi quelques pistes afin de donner réalité à cette humanité : l’une d’elles, la plus complexe, est la raison philosophique. L’autre est la <a href="https://philosophie.cegeptr.qc.ca/wp-content/documents/Les-deux-sources-de-la-morale-et-de-la-religion.pdf">religion</a> qui, selon lui, « se répand comme un incendie ». Malheureusement, les religions peuvent facilement être instrumentalisées et enfermer dans des <a href="http://www.journaldumauss.net/ ?Le-MAUSS-nouveau-est-arrive-Tempete-sur-les-identites&fbclid=IwAR1wJvZOCW_wyXRsSrF8LlPsRy-48eKFSUDMV1hcr_2pfr73RPlmFf5O2dc">identités</a> meurtrières.</p>
<h2>Former les jeunes générations</h2>
<p>Dans ce combat enfin demeure une question centrale : celle de l’éducation. Il s’agit précisément de former les jeunes générations à cette philosophie du décentrement et à ce devoir éthique de métissage. Et sur ce plan-là, l’histoire de la philosophie est un bon exemple à prendre.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=935&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/467430/original/file-20220607-24-gfelke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1175&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Ibn Sina (en persan : ابن سینا), aussi connu en Occident sous le nom d’Avicenne (du latin médiéval Avicenna), est un philosophe et médecin, né le 7 août 980 près de Boukhara, dans l’actuel Ouzbékistan et mort en juin 1037 à Hamadan (Iran.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Avicenne#/media/Fichier:Avicenna-miniatur.jpg">miniature/anonyme/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’histoire de la philosophie est enseignée telle qu’elle a été fabriquée à un moment donné, comme étant une histoire exclusivement européenne – où les grands textes sont ceux des présocratiques puis de Socrate, puis des disciples de Socrate, Aristote et autres, puis de l’Antiquité européenne, puis du Moyen Âge européen, latin, puis de la modernité européenne… Or ces enseignements se font dans l’ignorance totale des philosophies qui ont émergé partout ailleurs, comme les philosophies chinoises ou celles qui se sont développées <a href="https://www.cairn.info/revue-diogene-2003-2-page-145.htm">dans le monde de l’islam et ont essaimées dans la pensée grecque par exemple</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=776&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=776&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=776&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=975&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=975&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/467429/original/file-20220607-18-jk3nxp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=975&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Mohamed Iqbal (1877-1938), est un poète, avocat et philosophe de l’époque de l’Inde britannique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Mohamed_Iqbal#/media/Fichier:Iqbal_2.jpg">Amrita Sher-Gil/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il est donc important que <a href="https://www.cairn.info/revue-rue-descartes-2014-2-page-24.htm">l’histoire de la philosophie</a> soit enseignée de cette manière-là, que cette histoire soit une histoire plurielle dans ses géographies et dans ses langues. Nous pourrions imaginer un <a href="https://iqbal.hypotheses.org/4324">enseignement</a> où, par exemple, à côté d’un texte de Bergson on trouve aussi un texte du poète et intellectuel sud-asiatique Mohammed Iqbal, qui est un bergsonien, à bien des égards.</p>
<p>De la même façon, il semble indispensable d’enseigner des textes <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Avicenne">d’Avicenne</a> ou d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Averro %C3 %A8s">Averroes</a> dans un programme de philosophie en France. Il existe d’ailleurs des progrès en ce sens.</p>
<p>Je rêverai d’enseigner un cours qui serait un lieu de dialogue et non de juxtaposition entre penseurs venus de régions et époques différentes, de langues différentes, de traditions différentes. Comme le relevait mon ami Roger-Pol Droit : il s’agirait d’évoluer avec une <a href="https://rpdroit.com/1988/01/05/la-compagnie-des-philosophes/">« compagnie des philosophes »</a>, une compagnie qui grandit sans cesse et qui n’est pas limitée à une géographie.</p>
<hr>
<p><em>Cet article fait suite à un entretien donné par le philosophe à The Conversation France et publié dans le cadre du colloque « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements », qui a lieu du 9 au 11 juin 2022 à l’ENS-PSL, sur les campus Jourdan et Ulm. <a href="https://www.ens.psl.eu/agenda/conference-olivier-legrain-sciences-et-societe/2022">Retrouvez ici le programme</a> de ces échanges</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/184499/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Souleymane Bachir Diagne participe au colloque ENS Modernités Africaines organisé les 9, 10 et 11 juin 2022.</span></em></p>Personne ne peut se réclamer propriétaire d'un savoir: les connaissances circulent, ont une histoire et des géographies multiples qui contribuent à penser une humanité dans sa globalité.Souleymane Bachir Diagne, Professeur dans les départements d’Études francophones et de Philosophie, directeur de l'Institut d’Études africaines (IAS), Columbia UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1838692022-06-06T19:43:18Z2022-06-06T19:43:18ZAnticolonialisme, droits des femmes : trajectoires méconnues de pionnières africaines<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/466933/original/file-20220603-25-9i76po.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=26%2C29%2C1570%2C972&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des élèves-institutrices à l’École normale de jeunes filles de l’AOF au début des années quarante.
Assise au premier rang, 7ème en partant de la gauche, Jeanne Martin Cissé fait partie des trois Guinéennes de la promotion 1940-1944.</span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>C'est l'histoire méconnue d'une génération de pionnières africaines, sages-femmes et institutrices, devenues militantes pour les indépendances et pour la cause des femmes. </p>
<p>Parmi elles, Jeanne Martin Cissé. Originaire de Guinée, elle exerce en 1972 la présidence du Conseil de sécurité de l’ONU en tant que représentante permanente de son pays, qui est alors membre non permanent du Conseil. Elle est née 46 ans plus tôt à l’époque de la colonisation française, <a href="https://maitron.fr/spip.php?article160090">dans la petite ville de Kankan</a>. </p>
<p>Au début des années 1970, cela fait presque vingt ans qu’elle sillonne le monde, familière des instances onusiennes et des organisations internationales. Elle a quitté l’Afrique pour la première fois en 1954, pour se rendre à Asnières, en région parisienne, déléguée par le président du Parti démocratique de Guinée, <a href="https://www.jeuneafrique.com/1309774/politique/guinee-pourquoi-sekou-toure-divise-encore-cent-ans-apres-sa-naissance/">Ahmed Sékou Touré</a>, à une réunion de la section française de la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF), une organisation proche du mouvement communiste.</p>
<p>La lutte était alors intense contre les autorités coloniales françaises. Pour faire connaître les combats menés en Afrique, celle qui fut la dixième institutrice diplômée de son pays s'est aussi rendue en Autriche, en Hongrie, en Chine ou encore en URSS. </p>
<p>Sa trajectoire, hors du commun, n’est pourtant pas unique. Des femmes de sa génération, formées par les colonisateurs français pour devenir des institutrices, des sages-femmes ou des infirmières, ont transgressé les frontières de genre, de classe et de race pour s’engager politiquement, malgré les contraintes qui pesaient sur elles.</p>
<h2>De l’école coloniale au combat politique</h2>
<p>En créant des écoles fédérales de filles au Sénégal, les responsables de la politique coloniale française n’avaient certainement pas pour objectif de contribuer à une transformation des rôles sociaux et sexués. </p>
<p>Au contraire, il s’agissait bien de permettre aux jeunes médecins, pharmaciens, instituteurs dits « indigènes » des fédérations d’Afrique occidentale (puis équatoriale) française (AOF et AEF) de trouver des épouses « à leur niveau », de les inciter à former des <a href="https://books.openedition.org/pur/102305?lang=fr">« ménages d’évolués » intermédiaires de l’administration et dévoués à la « mère patrie »</a>. </p>
<p>L’objectif était aussi économique : en l’absence d’enseignantes et de personnel de santé féminin en nombre suffisant, la formation à moindre coût d’auxiliaires locaux devait permettre de lutter contre l’analphabétisme et les taux élevés de mortalité maternelle et infantile.</p>
<p>C’est ainsi qu’entre 1918 et 1957 (date de sortie des dernières cohortes de sages-femmes et d’institutrices) l’École de médecine de Dakar et l’École normale d’institutrices de Rufisque <a href="https://books.openedition.org/pur/102419">ont accueilli 1 286 jeunes filles, dont 990 ont obtenu leur diplôme</a> : 633 sages-femmes, 63 infirmières-visiteuses et 294 enseignantes. </p>
<p>Au cours d’une formation de trois ou quatre années en internat, sous la férule plus ou moins bienveillante et autoritaire de directrices françaises, ces jeunes filles venues des différentes colonies qui composaient l’Afrique occidentale française (AOF) <a href="http://www.editionsdelasorbonne.fr/fr/livre/?GCOI=28405100202510">ont tissé des liens étroits de camaraderie</a>, fondés aussi sur le sentiment d’appartenir à une toute petite minorité dont la marge de manœuvre était réduite mais réelle. </p>
<p>Ces femmes étaient insérées dans le réseau plus vaste des hommes lettrés dont l’histoire a retenu les noms. Elles ont ainsi côtoyé <a href="https://www2.assemblee-nationale.fr/sycomore/fiche/(num_dept)/3874">Félix Houphouët-Boigny</a>, premier président de Côte d'Ivoire, <a href="https://www.rfi.fr/fr/tag/modibo-ke%C3%AFta/">Modibo Keita</a>, ancien instituteur qui mena son pays à l'indépendance, champion du panafricanisme, président de la Fédération du Mali dans les années 1950, Mamadou Dia, premier ministre du Sénégal qui s'opposa à Léopold Sédar Senghor, ou encore l'écrivain sénégalais Abdoulaye Sadji. </p>
<p>Ces premières promotions de « femmes savantes » ont bousculé les hiérarchies. Fait rare à l’époque, elles ont d’abord quitté leur famille pour poursuivre leur scolarité au Sénégal. Leurs premiers voyages, du Dahomey (actuel Bénin), de Guinée ou du Niger pour rejoindre Dakar et, non loin, Rufisque, sont une étape majeure dans leur formation, <a href="https://www.cairn.info/revue-annales-2009-4-page-825.htm">comme un premier moment d’ouverture au monde</a>.</p>
<p>Au lendemain du second conflit mondial, alors que l’accès à la citoyenneté des peuples colonisés <a href="https://journals.openedition.org/lectures/16764">est l’objet d’intenses débats</a> et que les demandes de réformes se multiplient, elles participent avec leurs frères, pères et maris, aux combats contre les colonisateurs, essayant de mener de front lutte anticoloniale et lutte pour les droits des femmes.</p>
<h2>Une position d’équilibriste</h2>
<p>Pour cette génération de femmes, qui ne se définissent jamais comme féministes, l’enjeu est double : combattre les inégalités raciales et revendiquer davantage de droits en tant que femmes. Le premier objectif est prioritaire. C’est d’abord pour réclamer l’égalité entre Blancs et Noirs, entre colonisateurs et colonisés, pour dénoncer les violences coloniales puis pour obtenir l’indépendance, que ces femmes s’engagent. </p>
<p>La plupart d’entre elles rejoignent le <a href="https://www.jeuneafrique.com/103057/archives-thematique/naissance-du-rassemblement-d-mocratique-africain/">Rassemblement démocratique africain (RDA)</a>, principal parti d’opposition aux autorités coloniales fondé en octobre 1946. Elles s’y font une place, entre participation aux mobilisations mixtes et formation de comités féminins indépendants sinon autonomes. </p>
<p>Leur instruction les conduit à occuper les fonctions de secrétaires ou de trésorières des sections féminines du parti. Au Soudan français (Mali actuel), la sage-femme <a href="https://theconversation.com/le-destin-daoua-keita-femme-dexception-et-figure-de-lindependance-du-mali-146163">Aoua Keita</a> rejoint le RDA en 1946, et fonde le premier comité de femmes de Nara en 1949.</p>
<p>Des institutrices président les sous-sections du RDA des villes où elles sont affectées. Certaines adhèrent en parallèle à des syndicats, comme Nima Bâ qui rejoint le syndicat des enseignants de Guinée à la fin des années quarante. Elle explique qu’on a fait appel à elle parce qu’elle avait « un certain niveau ». </p>
<p>Certaines militent en métropole, comme Jacqueline Coulibaly, étudiante à la Sorbonne, qui s’engage à partir de 1954 aux côtés de <a href="https://www.rfi.fr/fr/emission/20170816-litterature-afrique-joseph-k-zerbo-le-renouveau-histoire">Joseph Ki-Zerbo</a> devenu son mari, au sein de la Fédération des Étudiants d’Afrique Noire en France (FEANF). Ses prises de position sont révélatrices des dilemmes qui se posent alors aux femmes de sa génération. Dans <em>Tam Tam</em>, le bulletin des étudiants catholiques africains, elle écrit en 1956 : </p>
<blockquote>
<p>« Le véritable problème, c’est la recherche d’une synthèse des éléments occidentaux et des coutumes africaines, la recherche d’un moyen d’intégrer l’instruction donnée dans les écoles aux éléments traditionnels de l’éducation familiale. Au fur et à mesure que les Africains, garçons aussi bien que filles, prendront conscience de ce problème, ils comprendront nécessairement qu’il leur faut choisir le meilleur de ce que l’Occident leur apporte et garder ce qui peut et doit être sauvé des traditions ancestrales. »</p>
</blockquote>
<p>Défendre l’accès à l’éducation, combattre l’excision, les mariages précoces ou forcés et surtout la polygamie est bien souvent perçu comme une trahison des cultures africaines. Les premières diplômées, souvent accusées d’être une petite minorité bourgeoise occidentalisée et déconnectée des réalités, tentent une difficile synthèse. </p>
<p>Jeanne Chapman, institutrice depuis 1944 dans une école du quartier populaire de Treichville, à Abidjan, condamne en 1960 la polygamie en comparant les hommes à des coqs dans une basse-cour (<em>Fraternité</em>, janvier 1960) mais appelle un an plus tard à l’invention d’une « civilisation négro-occidentale » (<em>Abidjan Matin</em>, 9 avril 1961). </p>
<p>Cette position d’équilibriste qui revendique des droits égaux sur la base de rôles sociaux complémentaires entre hommes et femmes se construit en lien avec un militantisme international qu’elles sont les premières femmes d’Afrique à expérimenter.</p>
<h2>L’expérience internationale, levier d’une émancipation</h2>
<p>Dans les parcours de ces pionnières, le fait de participer à des congrès internationaux, de quitter leur pays et parfois le continent pour rencontrer des femmes du reste du monde est déterminant dans la construction d’un discours militant. </p>
<p>En 1949, Célestine Ouezzin Coulibaly, qui n’est pas une ancienne « normalienne » mais monitrice d’enseignement, est déléguée par ses compagnes pour se rendre à Pékin, <a href="https://www.cairn.info/revue-le-mouvement-social-2016-2-page-17.htm">au congrès de la Fédération démocratique internationale des femmes</a>. </p>
<p>Elle en revient déterminée à lutter pour davantage de droits. Jeanne Martin Cissé est frappée par l’esprit de solidarité qui règne entre les femmes présentes au congrès de la FDIF à Asnières, qu’elles viennent des Antilles, d’Afrique ou d’Indochine. Elle découvre « de nouvelles perspectives » et se sent mieux informée, comme elle l'écrit dans <a href="https://www.presenceafricaine.com/essais-afrique-caraibes/781-la-fille-du-milo-9782708708020.html"><em>La fille du Milo</em></a> (Présence africaine, 2009). </p>
<p>Deux ans plus tard, en juin 1956, la première Conférence mondiale des femmes travailleuses organisée par la Fédération syndicale mondiale à Budapest fournit à Jeanne Martin Cissé l’occasion de rencontrer <a href="https://journals.openedition.org/lectures/54622">l’institutrice malienne Aïssata Sow Coulibaly</a> . </p>
<p>À Vienne, en juin 1958, au IVe congrès de la FDIF, un petit groupe de déléguées africaines venues du Sénégal, du Mali, mais aussi du Cameroun et de Madagascar dénonce l’oppression coloniale mais réfléchit aussi à la nécessité d’unir leurs forces à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, voire du continent tout entier.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=743&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=743&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=743&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=934&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=934&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/466772/original/file-20220602-26-vwz8n1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=934&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Le congrès de Vienne en photographies</em>, FDIF, 1958. « Aucune barrière raciale ne séparait les femmes. Une déléguée de l’Uruguay avec des déléguées du Sénégal et du Soudan français » mentionne la légende. On reconnaît Jeanne Martin Cissé à droite et il s’agit probablement de la Malienne Bassata Djiré Dembélé à gauche.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le projet aboutit quatre ans plus tard, en 1962, à Dar es-Salam, la capitale de la future Tanzanie. C’est là qu’une trentaine de représentantes de 21 pays du nord comme du sud du continent participent à la première Conférence des femmes africaines, appelée par la suite la Panafricaine. </p>
<p>Parmi elles, les institutrices et les sages-femmes représentent 11 des 18 membres des différentes délégations des anciennes colonies françaises. Jeanne Martin Cissé devient la Secrétaire générale de l’organisation qui fixe son siège à Bamako, la capitale du Mali. </p>
<p><a href="https://www.awamagazine.org/fr/acr_posts/janvier-1964-page-12/">Dans une interview au magazine <em>Awa</em></a>, la revue de la femme noire, dont le premier numéro paraît en janvier 1964, elle insiste sur la nécessité pour les femmes d’Afrique de faire entendre leurs voix, en dialogue avec les femmes du monde entier.</p>
<hr>
<p><em>Cet article est publié dans le cadre du colloque « Modernités africaines. Conversations, circulations, décentrements », qui a lieu du 9 au 11 juin 2022 à l'ENS-PSL, sur les campus Jourdan et Ulm. <a href="https://www.ens.psl.eu/agenda/conference-olivier-legrain-sciences-et-societe/2022">Retrouvez ici le programme</a> de ces échanges.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183869/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pascale Barthélémy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Bravant les contraintes, toute une génération de femmes africaines a mené de front lutte anticoloniale et pour les droits des femmes. Beaucoup parmi elles ont étudié dans les écoles normales de l’AOF.Pascale Barthélémy, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine, ENS de LyonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1768142022-02-17T20:49:56Z2022-02-17T20:49:56ZVers un universalisme postcolonial ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/446235/original/file-20220214-13-1mq2id4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C115%2C5940%2C3832&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bol à thé, style Mingei, grès avec réparations à l'or (Kintsugi, musée Guimet, France). L'art du Kintsugi, est celui de mettre en valeur les imperfections pour réinventer l'objet et le magnifier: l'universalisme peut s'en inspirer. Legs Henri Rivière, 1952.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/dalbera/51197908308">Jean-Pierre Dalbéra/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Dans les disputes contemporaines autour des mots qui fâchent, la querelle de l’universalisme occupe une place décisive. En effet, chacun revendique, à travers tribunes et officines, séminaires et <a href="https://academia.hypotheses.org/33603">colloques</a>, le bon usage du terme, et renvoie l’adversaire à ses présupposés. Peut-on se vouloir fidèle à l’exigence universaliste en négligeant qu’elle a servi à justifier l’infériorisation de l’Autre dans l’expansion coloniale ? Doit-on pour autant réduire ce concept à ses applications politiques voire à ses mésusages ?</p>
<p>Pour les uns, que l’on retrouve aussi bien à droite qu’à gauche, les minorités stigmatisées se nourrissent de passions identitaires, à tel point que leur antiracisme, <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2021/11/19/l-antiracisme-devenu-fou-de-pierre-andre-taguieff-la-chronique-essais-de-roger-pol-droit_6102671_3260.html">« devenu fou »</a> (selon le titre du dernier ouvrage de Pierre-André Taguieff), tournerait le dos à l’universalisme.</p>
<p>Cette vision rejette la <a href="https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2016-1-page-33.htm">notion de racisme systémique</a> (compris comme ensemble de processus non individuels produisant des différenciations raciales dans la distribution des biens sociaux) et s’alarme des importations de théories et du vocabulaire venus des États-Unis, notamment la « Théorie critique de la race ». <a href="https://www.cairn.info/revue-philosophique-2017-3-page-359.htm">Ce courant</a> s’intéresse à la parole des subordonnés, et, ce faisant, dénonce l’idée que le droit parlerait le langage de l’objectivité) et l’intersectionnalité (forgé en 1989 par la juriste étatsunienne <a href="https://bibliobs.nouvelobs.com/idees/20190109.OBS8245/kimberle-crenshaw-la-juriste-qui-a-invente-l-intersectionnalite.html">Kimberlé Crenshaw</a>, le concept désigne un outil et une méthode qui permet de saisir les rapports sociaux comme co-produits et imbriqués).</p>
<h2>Des associations militantes</h2>
<p>On retrouve le rejet de ces concepts dans les positions défendues par des associations (comme <a href="https://decolonialisme.fr/">l’Observatoire du décolonialisme</a> ou le <a href="https://www.printempsrepublicain.fr/">Printemps républicain</a>). Certains des animateurs de cette mouvance n’hésitent pas à établir une corrélation entre le <a href="https://www.lemonde.fr/podcasts/article/2021/11/04/c-est-quoi-exactement-le-wokisme_6100875_5463015.html">« wokisme »</a> (terme qui désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT, etc.) et la haine de la civilisation occidentale voire, parfois, la <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/10/31/une-centaine-d-universitaires-alertent-sur-l-islamisme-ce-qui-nous-menace-c-est-la-persistance-du-deni_6057989_3232.html">complaisance</a> vis-à-vis du <a href="https://www.liberation.fr/debats/2020/11/04/islamisme-ou-est-le-deni-des-universitaires_1804439">terrorisme islamiste</a>.</p>
<p>Leurs opposants affirment au contraire que le véritable universalisme <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/15/alain-policar-nous-defendons-un-universalisme-pluriel-concu-comme-coexistence-de-tous-les-particuliers_6102087_3232.html">doit être pluriel</a>, ainsi que l’entendait <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-chronique-de-jean-birnbaum/plus-est-negre-est-universel-cesaire-une-pensee-contemporaine-de-la-difference">Aimé Césaire</a>, et non de surplomb (selon l’expression de <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2015-4-page-399.htm">Michaël Walzer</a>). Ils s’inspirent des travaux des auteurs postcoloniaux tels qu’Edward Saïd, Édouard Glissant, Frantz Fanon ou décoloniaux comme Enrique Dussel, Aníbal Quijano, Walter Mignolo, qu’il convient de distinguer.</p>
<p>Une part de la distinction tient au fait que les premiers considèrent que la <a href="https://calenda.org/748291">modernité</a> commence au XVIII<sup>e</sup> siècle alors que les seconds la datent de la colonisation de l’Amérique. Tous se demandent si le sang des populations colonisées n’a pas marqué d’une tache indélébile le cœur même de l’universalisme puisque c’est en son nom qu’ont été justifiés le colonialisme et sa « mission civilisatrice », pour reprendre les termes du discours de Jules Ferry <a href="https://www2.assemblee-nationale.fr/decouvrir-l-assemblee/histoire/grands-discours-parlementaires/jules-ferry-28-juillet-1885">du 28 juillet 1885</a>. Contrairement au reproche d’<a href="https://www.franceinter.fr/emissions/l-edito-politique/l-edito-politique-14-octobre-2020">essentialisme</a> qui leur est adressé, la plupart des auteurs décoloniaux ne font pas de la race une catégorie substantielle, mais ils insistent sur la <a href="https://www.cairn.info/revue-cahiers-du-genre-2010-1-page-193.htm">racisation comme construction sociale</a> (ce qui, notons-le, leur est tout autant reproché).</p>
<p>Dans cet affrontement, qui structure de plus en plus nos débats politiques et culturels, on doit saluer l’ouvrage de Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau, sobrement intitulé <a href="https://anamosa.fr/livre/universalisme/"><em>Universalisme</em></a> (Anamosa). Tout en instruisant le procès d’un universalisme corrompu, les auteurs cherchent à penser, avec rigueur et clarté, les conditions à remplir pour que celui-ci devienne enfin un horizon d’émancipation. L’un des principaux mérites de leur livre est de ne pas renoncer à défendre une République, antiraciste et universaliste, nonobstant la posture incantatoire de ceux qui en usurpent l’identité.</p>
<h2>Misère de l’« universalisme » colonial</h2>
<p>Leur réflexion pourrait revendiquer les mots de Georges Clemenceau lorsqu’il proclamait qu’il fallait <a href="https://www.cairn.info/de-l-algerie-francaise-a-l-algerie-algerienne--9789961966259-page-257.htm">refuser</a> « de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation ». Il ajoutait dans sa « Réponse à Jules Ferry », Chambre des députés, 30 juillet 1885, reproduit dans <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2001/11/A/8164">Le Monde diplomatique</a>, novembre 2001, p. 28 :</p>
<blockquote>
<p>« La conquête que vous préconisez, c’est l’abus pur et simple de la force que donne la civilisation scientifique sur les civilisations rudimentaires pour s’approprier l’homme, le torturer, en extraire toute la force qui est en lui au profit du prétendu civilisateur. Ce n’est pas le droit, c’en est la négation ».</p>
</blockquote>
<p>Si, aujourd’hui, les mots et les justifications peuvent être différents, il est difficile de nier la rémanence dans nos débats contemporains de ce faux universalisme, indifférent à l’assujettissement de l’autre.</p>
<p>Il semble donc nécessaire de parler de réparation. Mame-Fatou Niang et J. Suaudeau évoquent à ce sujet le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kintsugi">Kintsugi</a>, cette technique japonaise qui vise à réparer une céramique en prenant en compte son histoire, de façon non à en dissimuler les imperfections mais à les mettre en avant.</p>
<p>Ils invoquent en outre la figure de la mosaïque : l’universalisme devient alors une structure fluide, apte à se réinventer, dès lors très éloignée de la conception surplombante inhérente à l’entreprise coloniale. C’est dans ce cadre que les auteurs se penchent sur la « généalogie d’une illusion eurocentrée » (p. 15), objectif dont la nécessité tient notamment à une particulière occultation française de la sauvagerie coloniale.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/6xcqEdGjGBM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Exterminez toutes ces brutes », le documentaire choc de Raoul Peck, Arte.</span></figcaption>
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<p>Cette occultation n’est-elle pas la preuve de la pertinence du concept de colonialité, tant on ne peut douter que persiste, après les indépendances, un système racial/colonial ? La colonialité peut être définie comme l’ordre blanc, un ordre social global articulé autour de la « race ».</p>
<p>La domination exercée sur les populations non blanches est donc structurelle. L’historienne <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-un-monde-en-negre-et-blanc-149646">Aurélia Michel écrit</a>, avec bonheur, « domi-nation » pour évoquer le premier moment de ce qu’elle nomme « le règne du blanc », soit entre 1790 et 1830. Ce règne reçoit le renfort du racisme biologique, lequel fonde « scientifiquement » la rupture fondamentale en humanité produite par l’esclavage. C’est dire que celui-ci est central dans la construction de la modernité européenne puisque, une fois aboli, la « race » en perpétue la logique.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-travail-pour-autrui-survivance-de-lesclavagisme-dans-nos-economies-150317">Le « travail pour autrui », survivance de l’esclavagisme dans nos économies</a>
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</em>
</p>
<hr>
<h2>Un universalisme à la mesure du monde</h2>
<p>Pourquoi, se demandent les auteurs, la fin des « mensonges dérivés de l’universalisme impérial » (p. 31) est-elle si longue à se dessiner ? On peut avancer deux raisons : une réticence philosophique et un phénomène sociologique.</p>
<p>La première s’exprime dans la tendance, plus ou moins consciente, à hiérarchiser les types de racisme, alors que racisme colonial et racisme génocidaire sont en réalité extrêmement proches (bien entendu, proximité ne signifie pas similitude). Dans un discours prononcé le 21 juin 1933 au Trocadéro, Gaston Monnerville (1897-1991), petit-fils d’esclave, souligne la continuité entre, d’une part, le racisme colonial allemand et la guerre d’extermination au début du vingtième siècle (dès 1904) dans le Sud-Ouest africain (l’actuelle Namibie) menée contre les Héréros et les Namas et, d’autre part, le racisme nazi contre les juifs (même si, bien entendu, à cette date, il n’en mesure pas l’horreur).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/rp5y6Ig3Ebk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Gaston Monnerville, avocat des droits humains.</span></figcaption>
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<p>Très clairement, pour Monnerville, les atrocités de 1904-1905 préfigurent « l’actuel martyre des juifs allemands », et les massacres africains sont analysés comme <a href="https://revue.alarmer.org/gaston-monnerville-le-drame-juif-allocution-du-21-juin-1933-au-trocadero/">« des promesses aujourd’hui tenues »</a>.</p>
<p>Car ce qui caractérise fondamentalement la pensée raciale, lorsqu’elle est confrontée à la non-évidence de traits phénotypiques, est la hantise du mélange. Devant l’invisibilité des distinctions, <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/pour-une-histoire-politique-de-la-race-jean-frederic-schaub/9782021237016">elle cherche à en révéler d’autres</a> que « l’œil n’identifie pas ».</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=671&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=671&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=671&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=843&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=843&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/446240/original/file-20220214-25-jvjzf4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=843&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>Expulsion des juifs d’Espagne</em>, Emilio Sala y Francés, 1889. Torquemada offre aux rois catholiques l’édit d’expulsion des juifs d’Espagne contre leur signature.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Expulsion_des_Juifs_d%27Espagne#/media/Fichier:Expulsi%C3%B3n_de_los_jud%C3%ADos.jpg">Emilio Sala Frances/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>On a ainsi recours à la généalogie en espérant trouver dans le sang la vérité de la personne (comme le montre l’exemple des juifs dans l’Espagne médiévale).</p>
<h2>Déconstruire le roman national</h2>
<p>Quant au phénomène sociologique, il est compris par Mame-Fatou Niang et Julien Suaudeau comme :</p>
<blockquote>
<p>« le réflexe d’autodéfense d’une caste intellectuelle et politique qui refuse d’abandonner ses privilèges et sa mainmise sur la production du discours républicain : liberté, égalité, fraternité, c’est ce que nous avons décidé » (p. 36).</p>
</blockquote>
<p>Dès lors, il est essentiel de déconstruire le roman national, c’est-à-dire de questionner « la mythologie républicaine d’une France post-raciale, colorblind » (p. 57). Il nous faut interroger notre bonne conscience, notre innocence pseudo-universaliste, laquelle constitue, pour les auteurs, « l’ultime avatar du privilège blanc, ce droit naturel à l’indifférence qui est le legs de la domination » (p. 58).</p>
<p>C’est seulement dans de telles conditions que peut être sauvegardé l’universalisme.</p>
<p>Pour y parvenir, il convient d’entendre la leçon d’Aimé Césaire. Dans son <em>Discours sur le colonialisme</em> (1950), <a href="https://www.larevuedesressources.org/IMG/pdf/CESAIRE.pdf">il écrivait</a> :</p>
<blockquote>
<p>« De ceci que jamais l’Occident, dans le temps même où il se gargarise le plus du mot, n’a été plus éloigné de pouvoir assumer les exigences d’un humanisme vrai, de pouvoir vivre l’humanisme vrai – l’humanisme à la mesure du monde. »</p>
</blockquote>
<p>Et c’est dans cette voie que les auteurs s’engagent résolument en esquissant, une nouvelle phénoménologie de l’universalisme qui tiendrait en trois recommandations : s’éveiller à la conscience historique, relativiser les points de vue – ce qui les conduit à défendre, <a href="https://journals.openedition.org/essais/1897">sous le patronage de Montaigne</a>, une « éthique du dérangement »- et renoncer à avoir le dernier mot, c’est-à-dire cultiver l’art du dialogue (mais non se perdre dans le relativisme, selon lequel tout se vaut).</p>
<p>Et, peut-on ajouter, qu’un monde commun, c’est-à-dire un monde animé par le souci de réunir ce qui est séparé, devienne possible.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176814/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Policar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’universalisme peut être pluriel et s’appuyer sur ses imperfections pour se réinventer.Alain Policar, Chercheur associé en science politique (Cevipof), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1738462021-12-16T20:11:18Z2021-12-16T20:11:18ZRéférendum en Nouvelle-Calédonie : un rendez-vous manqué dans le processus de décolonisation<p>Dimanche 12 décembre a pris fin un cycle de référendums d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie. Celui-ci ponctue d’une manière à la fois inattendue et inachevée un processus de décolonisation négocié commencé en 1988 avec les Accords de Matignon-Oudinot, reconduits et concrétisés par l’Accord de Nouméa en 1998.</p>
<p>La question posée lors de ces référendums « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? » était clairement binaire. Si les deux premiers référendums ont vu le camp indépendantiste progresser (de <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/dimanche-et-apres/resultats-du-referendum-en-nouvelle-caledonie">43,6 % en 2018</a>, à <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/sur-quelles-bases-discuter-au-lendemain-du-referendum-880812.html">46,74 % en 2020</a>), avec un taux de participation très élevé et en croissance (<a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/11/05/en-nouvelle-caledonie-deception-chez-les-vainqueurs-satisfaction-chez-les-vaincus_5378854_823448.html">80,62 % en 2018</a> et <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/sur-quelles-bases-discuter-au-lendemain-du-referendum-880812.html">85,64 % en 2020</a>), le troisième référendum a quant à lui fait l’objet d’un <a href="https://www.lnc.nc/article/politique/referendum/nouvelle-caledonie/les-partisans-du-oui-demandent-d-une-seule-voix-le-report-du-referendum">appel à non-participation du camp indépendantiste</a> en raison de la crise sanitaire qui a rattrapé tardivement la Nouvelle-Calédonie. Sans surprise, le taux de <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/12/les-bureaux-de-vote-pour-le-referendum-sur-l-independance-de-la-nouvelle-caledonie-ont-ouvert_6105720_823448.html">participation au dernier referendum</a> est donc peu représentatif (43,90 %) et voit le « non » à l’indépendance l’emporter de manière écrasante (96,49 %).</p>
<p>Les circonstances de la tenue de ce troisième référendum ont contribué à la déception ressentie par une partie de la population, eu égard au lourd héritage colonial auquel il était censé répondre. Il est urgent de repenser la forme politique et institutionnelle d’une décolonisation qui affiche pour projet un « destin commun » pour l’ensemble des Calédoniens sur la base de la reconnaissance de l’antériorité du peuple premier.</p>
<h2>De l’assujettissement colonial à un processus de décolonisation négocié</h2>
<p>« Découverte » par James Cook en 1774, la Nouvelle-Calédonie est déclarée colonie française en 1853. Se met peu à peu en place une politique de colonisation de peuplement, principalement pénale, qui se traduit pour le peuple autochtone, les Kanaks, par une forme radicale de ségrégation raciale et spatiale. Les Kanaks sont soumis à partir de 1887 à un régime juridique d’exception, inventé et appliqué en Algérie, appelé le <a href="https://www.persee.fr/doc/polix_0295-2319_2004_num_17_66_1019">régime de l’Indigénat</a>, qui en fait des sujets de l’empire. Spoliés de leurs terres, ils sont <a href="https://books.openedition.org/editionsmsh/2788">cantonnés dans des réserves</a> et subissent un déclin démographique tel que l’administration coloniale n’exclue pas la possibilité de leur <a href="https://journals.openedition.org/eps/6197">extinction</a>.</p>
<p>Si les Kanaks accèdent progressivement à la <a href="https://theconversation.com/passe-colonial-et-reconstruction-de-lidentite-caledonienne-149219">citoyenneté française</a> à partir de 1946, le choix est fait de maintenir un <a href="https://outremers360.com/societe/nouvelle-caledonie-quest-ce-que-le-statut-civil-de-droit-coutumier">statut juridique « particulier » ou « coutumier »</a>. C’est autour de la revendication de leur particularité identitaire que se construisent les revendications nationalistes puis indépendantistes de <a href="https://books.google.be/books/about/Le_r%C3%A9veil_kanak.html?id=6AkztAEACAAJ&redir_esc=y">leaders kanaks dans la seconde moitié du XXᵉ siècle</a>.</p>
<p>Ces revendications répondent en particulier à la reprise en main coloniale de la France dans les années 1960 et à l’organisation d’une migration visant à minoriser les Kanaks au moment du boom du nickel des années 1967-1972. À cette stratégie étatique s’ajoutent les résistances des <a href="https://books.google.be/books/about/Exp%C3%A9riences_coloniales.html?id=1iFzAAAAMAAJ&redir_esc=y">descendants de colons</a> pour qui le lien avec l’État français reste essentiel d’un point de vue économique et identitaire.</p>
<p>Après des décennies de mobilisation politique pacifique de la part des Kanaks, traduite par de <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02891218">forts taux de participation électorale</a>, le pays va entrer dans une période d’instabilité politique et de violence insurrectionnelle, appelée <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2017/10/30/quand-la-nouvelle-caledonie-s-embrasait_5207835_823448.html">« les Évènements »</a>, par analogie approximative avec la guerre d’indépendance en Algérie.</p>
<p>Le Front de Libération Nationale Kanak Socialiste (FLNKS), créé en septembre 1984, décrète un « boycott actif » des élections territoriales, que symbolise la destruction d’une urne à coups de machette par <a href="https://journals.openedition.org/jso/6936">Éloi Machoro en 1984</a>.</p>
<p>Le <a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20211211-en-nouvelle-cal%C3%A9donie-les-ind%C3%A9pendantistes-ont-d%C3%A9j%C3%A0-boud%C3%A9-les-urnes">référendum de 1987</a> organisé par le gouvernement Chirac, ouvert à toute personne ayant plus de 3 ans de résidence en Nouvelle-Calédonie, est également boycotté par les indépendantistes (98,3 % de non, 40,9 % d’abstention), car ils y voient à juste titre la volonté de la puissance coloniale de noyer démographiquement et électoralement la revendication d’indépendance.</p>
<p>Les tensions politiques culminent lors du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/11/02/grotte-d-ouvea-la-republique-a-ete-devoyee-pour-des-raisons-de-basse-politique_1597407_3232.html">drame d’Ouvéa</a>, en 1988 qui reste, encore aujourd’hui, une <a href="https://www.lnc.nc/article/gros-plan/nouvelle-caledonie/gros-plan-les-enfants-des-evenements-decus">plaie ouverte</a> dans l’histoire de la Nouvelle-Calédonie. Mettant fin aux violences et jetant les bases institutionnelles d’une décolonisation négociée, les Accords de Matignon-Oudinot vont marquer le début d’une nouvelle séquence historique..</p>
<p>On ne peut que faire le rapprochement entre la situation de 1987 et l’appel à la « non-participation » des indépendantistes à ce troisième référendum d’autodétermination. Justement en raison de cette histoire récente traumatique, les tenants de la « non-participation » ont demandé à ce que la situation reste pacifique, en dépit d’un <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/10/referendum-en-nouvelle-caledonie-un-deploiement-de-forces-disproportionne_6105585_823448.html">déploiement des forces françaises</a> très renforcé voire disproportionné.</p>
<p>L’héritage colonial de la Nouvelle-Calédonie est en fait présent à chaque pas du processus de décolonisation et s’inscrit dans un appareil institutionnel qui reconnaît la spécificité culturelle kanake, à savoir, ses « coutumes ».</p>
<p>Juridiquement, cela s’exprime par un <a href="https://www.francetvinfo.fr/politique/referendum-en-nouvelle-caledonie/grand-format-c-etait-la-france-mais-je-n-avais-plus-aucun-repere-voyage-au-coeur-de-la-nouvelle-caledonie-ce-caillou-tiraille-entre-deux-mondes_2986809.html">« tribunal coutumier »</a>, composé d’un magistrat de droit civil et <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/il-y-trente-ans-six-ans-instauration-assesseurs-coutumiers-638060.html">d’assesseurs coutumiers</a> qui prennent des décisions en fonction de la « coutume » pour toute la matière civile.</p>
<p>En termes de représentation institutionnelle, le <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/09/crise-sanitaire-vie-politique-et-economique-le-poids-croissant-des-coutumiers-en-nouvelle-caledonie_6105272_823448.html">Sénat coutumier</a> est le « gardien de l’identité kanak » et mobilise son droit d’expression sur « tous les sujets concernant le pays et son avenir ». À ce titre, il s’est <a href="https://www.lnc.nc/article-direct/referendum/nouvelle-caledonie/le-senat-coutumier-se-felicite-de-la-forte-abstention">aligné avec les partisans à la non-participation</a> au dernier référendum montrant un front indépendantiste uni entre leaders politiques et autorités coutumières.</p>
<h2>Un référendum qui a provoqué de nombreux remous</h2>
<p>La <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/09/29/avec-plus-de-100-morts-en-un-mois-flambee-de-covid-19-en-nouvelle-caledonie_6096428_823448.html">crise du Covid</a> a révélé qu’en dépit de la politique de « rééquilibrage » économique partie intégrante de la décolonisation négociée, de <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/08/inegalites-sociales-en-nouvelle-caledonie-il-y-a-vraiment-deux-mondes-et-la-situation-s-aggrave_6105130_823448.html">lourdes inégalités socio économiques</a>, bien plus profondes qu’en France métropolitaine, subsistaient entre les différentes communautés du territoire.</p>
<p>Le Covid a provoqué environ 280 décès, une large part de ceux-ci concernent les communautés océaniennes, kanakes, wallisiennes, futuniennes et polynésiennes qui cumulent les facteurs de comorbidité. Pour cette raison, le Sénat coutumier a décrété début novembre un <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/nouvellecaledonie/le-senat-coutumier-decrete-un-deuil-kanak-d-une-annee-et-se-positionne-en-faveur-du-report-du-referendum-1149691.html">« deuil coutumier national »</a> d’un an, à partir du 6 septembre 2021.</p>
<p>Les deuils coutumiers sont des <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/11/23/respectons-le-deuil-kanak-reportons-le-referendum-en-nouvelle-caledonie_6103237_3232.html">cérémonies complexes</a> consistant en l’échange de dons dont la temporalité peut s’étendre de quelques jours à plusieurs mois. C’est la raison pour laquelle un « <a href="https://www.lnc.nc/article/politique/referendum/nouvelle-caledonie/les-partisans-du-oui-demandent-d-une-seule-voix-le-report-du-referendum">comité stratégique indépendantiste de non-participation</a> » a réuni plusieurs groupes indépendantistes pour demander le report du référendum.</p>
<p>La requête de report du référendum n’a été entendue ni par le gouvernement ni par le <a href="https://www-mediapart-fr.acces-distant.sciencespo.fr/journal/fil-dactualites/081221/nouvelle-caledonie-le-conseil-d-etat-rejette-la-demande-de-report-du-referendum">Conseil d’État</a>, ne laissant le choix aux partisans de l’indépendance que de se tourner vers des <a href="https://outremers360.com/bassin-pacifique-appli/nouvelle-caledonie-le-deplacement-a-lonu-dune-delegation-du-flnks-cree-la-polemique">instances internationales</a> – rappelons que la Nouvelle-Calédonie est <a href="https://www.un.org/dppa/decolonization/fr/nsgt">inscrite depuis 1986 sur la liste de l’ONU des pays à décoloniser</a>.</p>
<p>Face au refus du gouvernement français de reporter le référendum, ce même comité a appelé à une non-participation pacifique. Or, l’abstention de l’un des groupes fondamentaux dans les négociations de l’avenir institutionnel du territoire se relève être en totale contradiction avec l’esprit et la logique des Accords de Matignon et de Nouméa. Ceux-ci avaient placé au cœur du processus de décolonisation la reconnaissance et le respect de l’identité kanak dans le cadre d’une démarche basée sur le dialogue et la construction négociée de compromis acceptables dans le but de construire un « destin commun ».</p>
<p>De surcroît, le report du référendum confirme que l’État français a unilatéralement rompu le contrat tacite qui lie les trois partenaires des Accords de Nouméa (loyalistes, indépendantistes et gouvernement français) qui voulait que ce dernier conserve une neutralité (même de façade) en se positionnant ostensiblement en faveur d’une <a href="https://www.bing.com/videos/search ?q=emmanuel+macron+nouvelle+cal %c3 %a9donie&docid=20758443473158&mid=645A97FCA94A16BDCD6A645A97FCA94A16BDCD6A&view=detail&FORM=VIRE">continuité de la présence française en Nouvelle-Calédonie</a>.</p>
<p>La Nouvelle-Calédonie permet à la France de se positionner stratégiquement dans le Pacifique, notamment vis-à-vis des inquiétudes provoquées par la présence influente de la <a href="https://outremers360.com/bassin-pacifique-appli/nouvelle-caledonie-le-depute-philippe-gomes-met-en-garde-contre-logre-chinois">Chine en Océanie</a>. S’ajoute à cela <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/12/11/referendum-en-nouvelle-caledonie-l-economie-du-nickel-l-autre-enjeu-de-l-independance_6105694_823448.html">l’enjeu du nickel</a>, minerai dont la Nouvelle-Calédonie assure 8 % de la production mondiale et dont la gestion soulève des enjeux politiques importants en tant que pilier de l’économie calédonienne. Or cette dernière a été mise à rude épreuve par la crise du Covid, rendant d’autant plus visible le lourd héritage colonial de la <a href="https://www.france24.com/fr/ %C3 %A9missions/info- %C3 %A9co/20211210-r %C3 %A9f %C3 %A9rendum-en-nouvelle-cal %C3 %A9donie-l- %C3 %A9conomie-l-autre-enjeu-du-scrutin">dépendance économique</a> dans laquelle la Nouvelle-Calédonie se trouve vis-à-vis de la France.</p>
<h2>Les enjeux institutionnels à venir : La possibilité de sortir d’un débat polarisant ?</h2>
<p>Au-delà de la question du référendum, la Ligue des droits humains en Nouvelle-Calédonie rappelle que <a href="https://www.lnc.nc/article-direct/referendum/nouvelle-caledonie/ldh-la-decolonisation-ne-sera-pas-close-le-12-decembre-2021">« la décolonisation ne sera pas close le 12 décembre 2021 »</a>. En effet, les institutions mises en place ces trente dernières années ne vont pas disparaître du jour au lendemain et il a été acté qu’au lendemain du référendum, quel que soit le résultat, une phase de transition institutionnelle de dix-huit mois (du 13 décembre 2021 au 30 juin 2023) est enclenchée.</p>
<p>L’Accord de Nouméa dont l’importance est incontestable n’en est pas moins une solution de transition et c’est seulement maintenant que la question des référendums a été évacuée que les discussions autour d’un avenir institutionnel durable peuvent être tenues. En effet <a href="https://www.lnc.nc/article/politique/referendum/justice/nouvelle-caledonie/lea-havard-l-accord-de-noumea-n-aura-pas-disparu-le-13-decembre">Léa Havard, Maîtresse de conférence à l’Université de Nouvelle-Calédonie</a>, rappelle que « le grand défi des politiques et de l’État sera de concevoir un statut qui, non seulement corresponde aux aspirations locales, mais aussi qui rentre dans le cadre de la Constitution ». Cela passera nécessairement par une révision de la Constitution (Titre XIII) qui renvoyait jusqu’ici aux Accords de Nouméa. Cette « période d’instabilité juridique » peut être appréhendée avec inquiétude, ou bien (et ce n’est pas mutuellement exclusif) avec la volonté d’inventer un avenir institutionnel inclusif.</p>
<p>Rappelons que <a href="https://www.nouvelle-caledonie.gouv.fr/content/download/8400/64716/file/Nouvelle-Cale %CC %81donie %20OUI-NON.pdf">contrairement à ce que le gouvernement français</a> et les partis loyalistes tendent à mettre en avant, le camp indépendantiste ne milite plus pour une indépendance-rupture depuis longtemps. La voie de sortie préférée qui pourrait convenir à tout le monde serait un projet <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-monde/nouvelle-caledonie-la-decolonisation-par-referendum">d’État-association</a> qui maintiendrait des liens privilégiés avec la France, tout en remédiant à <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/100627-126-A/nouvelle-caledonie-le-referendum-ne-resoudra-rien/">l’asymétrie historique héritée de la colonisation</a>.</p>
<p>On peut se demander si les débats autour de ce dernier référendum ne seraient pas symptomatiques de l’impossibilité de régler un processus de décolonisation au XXI<sup>e</sup> siècle autour d’une alternative aussi binaire. La décolonisation requiert une volonté politique et un sens du dialogue inscrit dans la durée. Si les leçons de ce rendez-vous manqué parviennent à être comprises par toutes et tous, en particulier le constat d’un dialogue encore inabouti, la réflexion sur l’avenir des institutions mises en place ces trente dernières années pourra alors reprendre à nouveaux frais. Au pari sur l’intelligence tenté par Jean-Marie Tjibaou doit s’ajouter un pari, également risqué, sur l’imagination (politique, institutionnelle, juridique). Comme affirmé avec force et justesse par Louis Mapou, président du gouvernement calédonien dans son discours du 25 novembre 2021 : <a href="https://www.lnc.nc/article-direct/politique/nouvelle-caledonie/louis-mapou-la-nouvelle-caledonie-ressemble-a-un-chantier-a-ciel-ouvert">« La Nouvelle-Calédonie ressemble à un chantier à ciel ouvert »</a>.</p>
<hr>
<p><em>Oona Le Meur mène des recherches sur le droit coutumier en Nouvelle-Calédonie. Son doctorat est encadré par l’École de droit de Sciences Po (Paris) et le Centre d’histoire du droit et d’anthropologie juridique de l’Université Libre de Bruxelles, sous la direction des Prof. Louis Assier-Andrieu et Barbara Truffin</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173846/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Oona Le Meur a reçu des financements de Sciences Po (Paris) et de l'Université Libre de Bruxelles. </span></em></p>Le 12 décembre a pris fin un cycle de référendums d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie. Il ponctue d’une manière à la fois inattendue et inachevée un processus de décolonisation commencé en 1988.Oona Le Meur, Doctorante en droit et anthropologie, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1727962021-12-09T18:26:26Z2021-12-09T18:26:26ZFrance-Algérie : l’impasse diplomatique<p>Le 2 octobre 2021, le journal <em>Le Monde</em> <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/10/02/vous-etes-une-projection-de-la-france-emmanuel-macron-s-adresse-aux-petits-enfants-de-la-guerre-d-algerie_6096830_823448.html">rapporte</a> les propos tenus par Emmanuel Macron lors d’un échange avec des jeunes issus de familles liées à l’histoire de l’Algérie. À cette occasion, le président français critique un système algérien « politico-militaire » qui entretient une « rente mémorielle » et « la haine de la France », et ajoute :</p>
<blockquote>
<p>« La construction de l’Algérie comme nation est un phénomène à regarder. Est-ce qu’il y avait une nation algérienne avant la colonisation française ? »</p>
</blockquote>
<p>Contre toute attente et de façon incompréhensible, Emmanuel Macron reprend ici des propos que tiennent régulièrement les <a href="https://twitter.com/cnews/status/1445792612846391297">partisans de « l’Algérie française »</a>.</p>
<p>Dans cet <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/afrique/france-algerie-le-malaise-des-historiens-apres-les-propos-d-emmanuel-macron_2160348.html">égarement historique</a>, le chef de l’État français, irrité par la <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/tensions-en-mediterranee-erdogan-promet-la-lecon-qu-elle-merite-a-la-grece_2136417.html">politique agressive de son homologue turc Recep Tayyip Erdogan</a> en Méditerranée, ose une comparaison historique erronée entre la <a href="https://journals.openedition.org/insaniyat/14758">colonisation française de l’Algérie</a> et la <a href="https://www.lhistoire.fr/carte/lempire-ottoman-domine-lafrique-du-nord-xvie-xviiie-si%C3%A8cle">domination ottomane sur ce territoire</a> entre le XVI<sup>e</sup> et le XVIII<sup>e</sup> siècle. Il se dit ainsi « fasciné de voir la capacité qu’a la Turquie à faire totalement oublier le rôle qu’elle a joué en Algérie et la domination qu’elle a exercée ».</p>
<p>À Alger, ces propos ont provoqué une vague d’indignation, y compris <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/10/04/a-alger-questions-et-critiques-apres-la-sortie-rugueuse-d-emmanuel-macron-sur-l-algerie_6097091_3212.html">parmi les opposants au régime</a>. La présidence de la République algérienne les qualifie d’<a href="https://www.lavoixdunord.fr/1078994/article/2021-10-03/l-algerie-furieuse-de-propos-irresponsables-attribues-emmanuel-macron">« irresponsables »</a> puis rappelle pour consultation son ambassadeur à Paris, Mohamed-Antar Daoud, et <a href="https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20211003-l-alg%C3%A9rie-interdit-le-survol-de-son-territoire-aux-avions-militaires-fran%C3%A7ais">interdit le survol</a> de son espace aérien aux avions militaires français.</p>
<h2>L’ire algérienne</h2>
<p>Les autorités algériennes exploitent habilement cette crise avec la France, dans l’espoir de restaurer un semblant de légitimité <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/le-zoom-de-la-redaction/le-zoom-de-la-redaction-du-mercredi-16-juin-2021">après la contestation portée par le Hirak</a>, un mouvement pacifique qui aspire à une transition démocratique.</p>
<p>Dans les médias et sur la toile, des propos incendiaires sont tenus contre la France et sa persistance à nier l’existence d’une <a href="https://www.jeuneafrique.com/1247481/politique/algerie-france-y-avait-il-une-nation-algerienne-avant-la-colonisation-francaise/">Algérie précoloniale</a>.</p>
<p>Ainsi, dans un <a href="https://www.spiegel.de/international/world/algerian-president-abdelmadjid-tebboune-you-can-t-question-a-p3eople-s-history-and-you-can-t-insult-the-algerians-a-44033dcb-53b4-4660-8e24-44aff8756c2e">entretien</a> accordé le 6 novembre 2021 à <em>Der Spiegel</em>, le <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-abdelmadjid-tebboune-un-apparatchik-devenu-president-336981">président Tebboune</a> souligne que « Macron a rouvert un vieux conflit de manière totalement inutile » et précise, concernant une éventuelle réconciliation :</p>
<blockquote>
<p>« Je ne serai pas celui qui fera le premier pas… Aucun Algérien n’accepterait que je contacte ceux qui nous ont insultés. »</p>
</blockquote>
<p>Le 9 novembre, Emmanuel Macron <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/11/09/emmanuel-macron-regrette-les-malentendus-avec-l-algerie-apres-ses-propos-sur-le-systeme-politico-militaire_6101548_823448.html">répond</a>. Il « regrette les polémiques et malentendus engendrés par les propos rapportés » et exprime son « plus grand respect pour la nation algérienne, pour son histoire et pour la souveraineté de l’Algérie ».</p>
<p>Mais cette volonté d’apaisement se heurte à une relation dépourvue d’intérêts communs stratégiques à l’instar de celle avec le Maroc ou d’une vision partagée des problèmes régionaux, cela depuis une décennie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Crise entre Paris et Alger : pourquoi de tels propos d’E. Macron ? France 24, 4 octobre 2021.</span></figcaption>
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<p>Pourtant, en 2017, le candidat Macron laissait espérer une relation amicale et constructive avec l’Algérie. Ses propos sur la colonisation, qu’il avait qualifiée de <a href="https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/15/macron-qualifie-la-colonisation-de-crime-contre-l-humanite-tolle-a-droite-et-au-front-national_5080331_4854003.html">« crimes contre l’humanité »</a> lors de sa visite à Alger, avaient notamment touché une corde sensible de l’histoire de du pays.</p>
<p>Par ailleurs, beaucoup ont cru que le <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/278186-rapport-stora-memoire-sur-la-colonisation-et-la-guerre-dalgerie">rapport Stora</a>, publié en janvier 2021, préparerait la France à reconnaître ses crimes coloniaux et à émettre des excuses, ouvrant la voie à une relation amicale. En fait, le rapport avait pour objectif la réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie au travers de la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/20/france-algerie-les-22-recommandations-du-rapport-stora_6066931_3212.htm">création d’une commission Mémoire et Vérité</a>, chargée de proposer des initiatives. La déception fut totale et le rejet unanime en Algérie.</p>
<p>Pour Alger, le rapport Stora répond à des préoccupations françaises (le vivre-ensemble de populations liées à l’Algérie) mais ne correspond pas aux attentes algériennes, à savoir la reconnaissance officielle par la France des crimes coloniaux, « perpétrés durant 130 ans de l’occupation de l’Algérie ». Comme le souligne le porte-parole du gouvernement Ammar Belhimmer, le rapport <a href="https://algeriebrevesnews.dz/ammar-belhimer-le-rapport-stora-sur-la-memoire-est-en-deca-des-attentes-et-non-objectif/">place « sur un même pied d’égalité la victime et le bourreau »</a>.</p>
<p>L’amertume était d’autant plus forte que, deux mois plus tard, le <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994">rapport Duclert</a> sur le Rwanda, rendu public en mars 2021, souligne avec insistance « la lourde responsabilité politique et militaire » de la France dans le génocide des Tutsis, ce qui montre que, en d’autres circonstances, Paris sait admettre ses torts.</p>
<p>Force est de constater qu’à la veille de l’élection présidentielle de 2022, la relation entre la France et l’Algérie est dans une impasse. Cela à un moment où le contexte régional (Libye, Sahel, Maroc) nécessite plus que jamais une entente entre ces deux pays.</p>
<h2>Frustration économique de la France</h2>
<p>En 2012, la <a href="https://www.universalis.fr/evenement/19-20-decembre-2012-france-algerie-visite-officielle-du-president-francois-hollande-en-algerie/">visite d’État en Algérie</a> de François Hollande avait pour ambition d’établir « une relation apaisée » avec l’Algérie d’<a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/09/22/abdelaziz-bouteflika-un-homme-qui-traverse-l-histoire-algerienne_6095606_3212.html">Abdelaziz Bouteflika</a>, alors au sommet de sa puissance financière avec ses <a href="https://www.lematindz.net/news/11150-algerie-les-reserves-de-change-estimees-a-plus-de-190-milliards-de-dollars.html">190 milliards de dollars de réserve de change</a> accumulés grâce à la montée du prix du baril de pétrole depuis 2002. La signature de nombreux accords commerciaux avec des entreprises comme Renault, Alstom ou encore Sanofi, et la mise en œuvre d’un Comité intergouvernemental bilatéral de haut niveau (CIHN) présidé par les premiers ministres respectifs, venaient illustrer la qualité du partenariat.</p>
<p>Toutefois, les relations stagnent. La grave maladie qui frappe le président algérien en 2013 le contraint à disparaître de la vie publique. Sa réélection en 2014 ne soulève pas encore les foules mais suscite des interrogations sur sa santé réelle, et la seconde brève visite de François Hollande à Alger, en 2015, indigne les opposants et rivaux du président Bouteflika. Ils voient dans celle-ci un <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20150615-algerie-visite-hollande-fait-grincer-dents-bouteflika">soutien politique déplacé</a> à un chef d’État malade, affaibli et dans l’incapacité de parler en public. Cela d’autant plus que le quatrième mandat d’Abdelaziz Bouteflika (2014-2019) marque l’amplification d’un <a href="https://algeria-watch.org/?p=7224">système de détournement colossal de fonds publics</a> dans les transports, les infrastructures et les achats d’armements, de céréales et de véhicules qui prospère à l’ombre des investissements publics.</p>
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<figcaption><span class="caption">Algérie, le grand gâchis. Le Dessous des cartes, Arte.</span></figcaption>
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<p>Par ailleurs, contrairement aux attentes françaises, l’abondance financière de l’Algérie profite en premier lieu aux entreprises chinoises.</p>
<p>En effet, depuis 2013, la Chine est devenue le <a href="https://afrique.latribune.fr/economie/strategies/2018-12-28/commerce-sans-surprise-la-chine-reste-le-premier-fournisseur-de-l-algerie-802309.html">premier fournisseur de l’Algérie</a>, remplaçant la France. En 2020, la France reste le deuxième fournisseur avec une <a href="https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/DZ/commerce-exterieur-de-l-algerie">part de marché de 10,6 %</a>, loin derrière la Chine et ses 17 % (2 0 % en 2019). Les échanges commerciaux Paris-Alger ne cessent de chuter – -24 % en 2020, – 18 % au premier semestre 2021 –, bien qu’il faille prendre en compte les réductions générales des importations algériennes suite à la chute des revenus issus de la vente des hydrocarbures.</p>
<p>Après la Chine, c’est la Russie, déjà <a href="https://fr.hespress.com/234318-armement-la-dependance-de-lalgerie-envers-la-russie-decortiquee.html">premier fournisseur d’armements</a> de l’Algérie, qui menace la place des importations françaises, notamment dans le secteur du blé, dont le pays est l’un des principaux importateurs mondiaux. Premier importateur de blé français depuis des années, l’Algérie d’Abdelmadjid Tebboune affiche clairement sa volonté de <a href="https://www.terre-net.fr/marche-agricole/actualite-marche-agricole/article/l-algerie-restera-t-elle-encore-longtemps-le-premier-client-du-ble-francais-1395-165889.html">réduire cette tendance</a> au profit de la Russie.</p>
<p>À la crainte française de perdre le principal débouché du blé tendre à l’extérieur, s’ajoute la montée de l’Italie dans les parts de marché en Algérie. En 2020, l’Italie est le premier client de l’Algérie (14,7 %), devant la France (13,3 %). En pleine brouille avec la France, la visite d’État du président italien, Sergio Mattarella, le 6 novembre 2021, est venue conforter la position centrale de l’Italie en Algérie.</p>
<p>Enfin, le rapprochement de l’Algérie avec la Turquie d’Erdogan s’est traduit par une hausse des investissements turcs dans le pays (5 milliards de dollars) et une augmentation des échanges commerciaux. La Turquie est ainsi devenue en 2020 le troisième client de l’Algérie. Qualifiées d’« excellentes » par le président Tebboune, les relations entre Alger et Ankara suscitent de nombreuses inquiétudes, en particulier au Sahel où des pays comme la Russie ne cachent plus leur volonté de remplacer la France en Afrique. Or, l’Algérie constitue un formidable relais sur le continent pour ces deux pays.</p>
<h2>Déception française au Sahel</h2>
<p>Les désaccords entre l’Algérie et la France se sont d’abord illustrés sur le dossier du renversement du régime de Mouammar Kadhafi, en octobre 2011. Avec 900 km de frontières avec la Libye, Alger ne pouvait qu’être inquiet des effets déstabilisateurs de la situation dans ce pays sur sa sécurité.</p>
<p>En 2013, l’attaque par des groupes terroristes provenant de Libye <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/politique-africaine/il-y-a-5-ans-la-prise-d-otages-sanglante-d-in-amenas-en-algerie_3055625.html">du site gazier d’In Amenas</a> est venue illustrer de façon dramatique les craintes de voir la Libye post-Kadhafi se transformer en zone refuge pour les groupes djihadistes.</p>
<p>Du renversement du régime, en 2011, jusqu’à la <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2021/11/12/conference-internationale-pour-la-libye-a-paris">Conférence de Paris</a> sur la sortie de crise en novembre 2021, la France et l’Algérie n’ont pas réussi à développer une vision commune sur l’avenir de ce pays.</p>
<p>Bien au contraire, l’Algérie a rejoint la Turquie dans son opposition à l’offensive ratée du général Haftar sur Tripoli au printemps 2019, là où la France <a href="https://www.jeuneafrique.com/mag/909987/politique/le-marechal-haftar-lami-libyen-controverse-de-lelysee/">l’a toujours soutenu</a>.</p>
<p>De même, l’Algérie <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/03/24/la-securite-au-sahel-se-construit-sans-l-algerie-jusqu-a-quand_4889730_3212.html">n’a pas accompagné</a> la France dans son intervention au Mali dans le cadre de l’opération Barkhane en 2013. L’intervention française a été vécue par Alger comme une ingérence dans son pré carré sahélien. De plus, la France a toujours défendu une ligne de non-négociation avec les djihadistes, au premier rang desquels Iyad Ag Ghali, chef du groupe Ansar Dine. Alger, au contraire, voit en lui un acteur central d’un éventuel processus de paix au Mali, et <a href="https://www.jeuneafrique.com/1180965/politique/sahel-negocier-avec-iyad-ag-ghali-est-un-point-de-desaccord-majeur-entre-paris-et-alger/">soutient le projet de Bamako de discuter avec lui</a>.</p>
<p>Or, l’opération Barkhane est un échec. La France va se retirer, en 2022, sans qu’une solution ait été atteinte : face aux défis du développement d’une région sahélienne en pleine transformation, la réponse militaire est vaine.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/fin-de-loperation-barkhane-au-mali-mythe-ou-realite-166291">Fin de l’opération Barkhane au Mali, mythe ou réalité ?</a>
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<p>Ce repli français annonce une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mali/avec-la-fin-annoncee-de-loperation-barkhane-alger-pourrait-etre-tente-de-jouer-un-role-plus-actif-au-sahel_4677757.html">possible intervention</a> de l’Algérie au Mali au côté de la Russie via la société <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/afrique/mali/wagner-qui-sont-ces-mercenaires-que-le-kremlin-affirme-ne-pas-connaitre_4811199.html">Wagner</a>. Une telle évolution, au-delà du symbole, ne manquerait pas d’accroître les divergences de vues et d’intérêts entre la France et l’Algérie.</p>
<h2>L’urgence de rétablir une relation apaisée</h2>
<p>En désaccord sur presque tous les sujets avec la France, l’Algérie est entrée dans une stratégie de tension avec le Maroc, pays devenu pour la France un partenaire essentiel sur le continent africain. Depuis la <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/08/25/rupture-des-relations-diplomatiques-entre-alger-et-rabat-un-impact-surtout-politique_6092297_3212.html">rupture des relations diplomatiques</a> avec le Maroc annoncé le 24 août 2021, le risque d’un conflit entre les deux puissances de l’Afrique du Nord ne cesse de croitre.</p>
<p>Les deux pays sont engagés dans un <a href="https://fr.hespress.com/230732-la-course-a-larmement-entre-lalgerie-et-le-maroc-en-chiffres.html">renforcement de leurs capacités militaires</a> et chacun s’efforce de persuader sa population de la supériorité de son armée. En 2021, l’armée algérienne est classée à la 27<sup>e</sup> place sur 140 armées par le <a href="https://www.globalfirepower.com/countries-listing.php">classement <em>Global Fire Power</em></a> et est en théorie plus puissante que celle du Maroc, classée 53<sup>e</sup>. Les deux pays sont donc très lourdement armés et disposent chacun d’un gros demi-million de soldats. Autant dire qu’un conflit aujourd’hui prendrait des proportions sans commune mesure avec la <a href="https://www.jeuneafrique.com/124805/archives-thematique/d-but-de-la-guerre-des-sables/">« Guerre des sables »</a> de 1963. Il contraindrait les populations à basculer dans un nationalisme grégaire aux effets dévastateurs pour toute la région.</p>
<p>Dans ce contexte explosif, le rétablissement d’une relation apaisée et constructive avec l’Algérie devient un impératif pour la France. C’est l’objet du <a href="https://fr.news.yahoo.com/alg %C3 %A9rie-france-jean-yves-drian-150000275.html">déplacement</a> qu’effectue Jean‑Yves Le Drian à Alger ce 8 décembre ; sans doute faudra-t-il encore bien plus d’efforts pour y parvenir…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172796/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Luis Martinez ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors que les relations avec l’Algérie n’ont jamais été aussi mauvaises, il est urgent de renouer le dialogue.Luis Martinez, Directeur de recherches, CERI, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1727282021-12-06T22:33:11Z2021-12-06T22:33:11ZLa « Françafriche », nouvel avatar de la Françafrique ?<p>La coopération culturelle et artistique franco-africaine – la <a href="https://www.lespressesdureel.com/ouvrage.php?id=9208&menu=0">« Françafriche »</a> – n’a-t-elle pas trouvé son point d’orgue avec <a href="https://www.pro.institutfrancais.com/fr/offre/africa-2020">« Africa 2020 »</a> ? C’est la question que l’on peut se poser à propos de cette saison africaine en France, interrompue un temps en raison de la pandémie mais qui s’est poursuivie cette année.</p>
<p>En organisant cette série d'événements, la France a voulu rendre hommage à l’Afrique. Toutefois, si l'on y regarde de plus près, Africa2020 et, au-delà, la vision qu'a aujourd'hui Paris de sa coopération avec l'Afrique suscitent quelques questionnements…</p>
<h2>Les deux primitivismes</h2>
<p>Malgré la bonne volonté qui a présidé à la mise en oeuvre d'Africa2020, un stéréotype primitiviste accolé de façon illégitime au continent continuait à émaner de cette opération. Et en la matière, il convient de distinguer un « primitivisme premier » et un « primitivisme second ». Le premier, lié aux <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/art_premier/187292">arts dits « premiers »</a> est classiquement reconnu comme ayant fortement influencé l’art occidental alors que le second est plus difficile à débusquer.</p>
<p>Aujourd’hui, ce primitivisme premier n’est plus l’objet de controverses puisqu’on parle désormais d’« art classique africain » et que le principe de la restitution de ces œuvres d’art aux pays africains a acquis droit de cité. Même s’il subsiste, comme on le verra à propos de l’exposition <a href="https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/ex-africa-38922/">« Ex-Africa »</a>, il a été remplacé par un autre paradigme – le primitivisme second – qui a trait à l’enrichissement ou à la re-fécondation de la culture artistique française par l’art contemporain africain.</p>
<p>Ce processus de re-fécondation accompagne le « nettoyage » artistique et toponymique auquel se livrent les gouvernements de nombreux pays <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/geopolitique/geopolitique-09-juin-2020">à la suite du meurtre de George Floyd</a>. Il s’est ensuivi un processus de déboulonnage de statues de personnages esclavagistes ou coloniaux et de remplacement de ces statues, ainsi que de noms de rue et de places de même nature, par des « figures de la diversité ».</p>
<p>Pour la première fois en France, avec l’opération « Africa 2020 », lancée par Emmanuel Macron, on peut voir des monuments français portant la marque d’artistes africains. C’est notamment le cas avec l’installation d’œuvres d’<a href="http://www.paris-conciergerie.fr/Actualites/el-anatsui-revisite-conciergerie-artiste-sculpture">El Anatsui à La Conciergerie</a>, de <a href="http://www.aigues-mortes-monument.fr/Actualites/Brise-du-rouge-soleil-carte-blanche-a-Joel-Andrianomearisoa">Joël Andrianomearisoa sur les remparts d’Aigues-Mortes</a> ou bien encore celles de l’artiste de République démocratique du Congo <a href="https://www.grandpalais.fr/fr/article/le-grand-palais-invite-lartiste-sammy-baloji-dans-le-cadre-de-la-saison-africa-2020">Sami Baloji à l’entrée du Musée du Grand Palais</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/435560/original/file-20211203-25-1iaabj6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une partie de l’installation d’El Anatsui exposée à la Conciergerie à Paris du 20 mai au 14 novembre 2021 à l’occasion de la saison Africa2020.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Eric Sander/Centre des monuments nationaux</span></span>
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<p>Bref, la France, l’Europe, l’Occident se débarrassent de leurs vieux oripeaux coloniaux – les « fétiches » –, qui sont désormais promis à un recyclage dans les musées de sociétés déjà créés ou en cours de construction en Afrique. À l’occasion d’« Africa 2020 », la France a manifesté l’existence d’une « présence africaine », comme dans le cas de l’exposition <a href="https://www.quaibranly.fr/fr/expositions-evenements/au-musee/expositions/details-de-levenement/e/ex-africa-38922/">« Ex Africa »</a> (Musée du quai Branly) – même si cette dernière exposition n’est pas exempte de présupposés primitivistes, puisqu’elle a mis en évidence le poids que continuent d’occuper les représentations anciennes de l’art classique africain dans l’esprit de certains artistes contemporains, qu’ils soient occidentaux ou africains.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Ex Africa » au quai Branly en 100 secondes chrono, Beaux-Arts Magazine, 6 avril 2021.</span></figcaption>
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<p>De la sorte, c’est toute l’ambiguïté de la saison « Africa 2020 » qui s’exprime au prisme de ces quatre expositions. Tout autant qu’une opération de reconnaissance de l’art contemporain africain, <em>per se</em>, il s’agit largement d’indexer l’art contemporain africain à des monuments datant de plusieurs siècles et d’assimiler ainsi cet art au patrimoine architectural et historique français.</p>
<p>Dans les deux cas, ces opérations se traduisent par une massification des différentes œuvres de ces artistes qui peinent à exister dans leur individualité.</p>
<h2>Un aggiornamento du rapport de la France à l’Afrique ?</h2>
<p>Ce sommet artistique Afrique-France n’avait-il pas en définitive pour but de faire oublier <a href="https://sommetafriquefrance.org/">celui, beaucoup plus concret, de Montpellier</a> qui devait, pour une énième fois, rafistoler les relations franco-africaines dans les domaines politique, économique et stratégique ? En somme, « Africa 2020 » – ce dernier avatar de la « Françafriche » – aurait constitué le prélude au rajeunissement de la Françafrique.</p>
<p>Ces deux événements – Africa 2020 et le sommet Afrique-France de Montpellier – semblent en effet dessiner les nouveaux linéaments de la politique française en Afrique. Ils peuvent être interprétés comme un <em>aggiornamento</em> visant à rompre avec les pratiques politiques anciennes.</p>
<p>Dans le domaine militaire, il s’agit, pour le gouvernement français, de manifester sa volonté de se retirer du continent africain et notamment du Sahel pour faire pièce à l’opposition croissante que cette présence suscite. En témoigne l’abandon par la force Barkhane des bases de Kidal, Tombouctou et Tessalit au Mali.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1460601832342835205"}"></div></p>
<p>En même temps, la force Barkhane ne quitte pas totalement le Sahel car il lui reste la tâche de protéger l’approvisionnement de la France en uranium du Niger – une ressource d’autant plus indispensable qu’Emmanuel Macron vient d’<a href="https://www.europe1.fr/politique/nucleaire-macron-annonce-la-construction-de-nouveaux-reacteurs-4076148">annoncer</a> la construction de nouveaux réacteurs nucléaires. C’est en tenant compte de ce souci de sécuriser cet apport énergétique qu’il faut apprécier la hantise de voir les Russes pénétrer sur le pré carré français dans la zone sahélienne.</p>
<p>Le maintien de la présence française en Afrique, outre le domaine militaire avec ses opérations extérieures et ses bases, a également un volet diplomatique. En la matière, la politique française est fragile puisqu’elle repose sur le principe « deux poids-deux mesures ». Selon les cas, la France peut aussi bien soutenir une transition non démocratique du pouvoir effectuée par le biais de coups d’État illégaux comme au Tchad ou légaux comme en Côte d’Ivoire, ou désavouer des putschs, comme au Mali et en Guinée.</p>
<p>Le sommet de Montpellier, avec toutes ses ambiguïtés, avait pour but de permettre à Paris de se démarquer des despotes africains au pouvoir depuis plusieurs dizaines d’années, tout en tentant de nouer des liens avec les différentes « sociétés civiles » du continent et en projetant de mettre sur pied une sorte de « start up Africa ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Sommet Afrique-France : Emmanuel Macron « bousculé » par la jeunesse, France 24, 8 octobre 2021.</span></figcaption>
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<p>De la même façon, la mise en scène de la restitution de pièces d’art « premier » aux pays africains n’est que l’amorce de la continuation d’une politique de coopération artistique et culturelle « new look » entre la France et l’Afrique, coopération déjà à l’œuvre avec « Africa 2020 ».</p>
<p>Ainsi est instauré un nouveau partenariat <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/11/15/chacun-apporte-sa-pierre-quand-musees-francais-et-africains-uvrent-main-dans-la-main_6102159_3212.html">qui se veut paritaire</a> entre musées français et musées africains. En témoigne l’exposition « Picasso à Dakar, 1972-2022 » qui doit avoir lieu au Musée des civilisations noires de Dakar où seront sempiternellement mises en regard les œuvres du maître catalan avec les pièces d’art « classique » africain qui l’ont inspiré.</p>
<p>De la même façon, sans préjuger de ce que sera la reconstruction du Festival Mondial des Arts nègres de 1966 au Grand Palais en 2025, on peut se demander pourquoi il faut que ce soit presque toujours la France qui soit impliquée dans les projets artistiques ou muséaux concernant l’Afrique et particulièrement sa partie francophone. Même s’il existe d’autres projets ou réalisations artistiques et muséales qui ont par exemple entraîné la participation de la Corée du Sud ou de la Chine, la présence massive et presque sans rival de la France dans ce domaine conduit inévitablement à se demander si ne se maintient pas là, d’une certaine façon, une forme de paternalisme.</p>
<h2>La complexité du lien entre la France et l’Afrique</h2>
<p>Enfin, l’attribution du prix Goncourt 2021 à Mohamed Mbougar Sarr, qui a participé au sommet de Montpellier, s’inscrit dans le droit fil de cette recherche de rajeunissement à laquelle contribue la Françafriche. Mohamed Mbougar Sarr, indépendamment de son talent d’écrivain, coche en effet toutes les cases. Il est jeune, francophone, est publié par un petit éditeur français et fait référence dans son roman <a href="http://www.philippe-rey.fr/livre-La_plus_secr%C3%A8te_m%C3%A9moire_des_hommes-504-1-1-0-1.html">« La plus secrète mémoire des hommes »</a> aux écrivains les plus prestigieux – Gombrovicz, Bolano et Borges, entre autres.</p>
<p>Cette attribution, qui intervient cent ans après que le Goncourt a <a href="https://www.jeuneafrique.com/1258062/culture/rene-maran-premier-auteur-noir-a-remporter-le-goncourt-de-retour/">couronné un autre écrivain « noir »</a>, René Maran, avec <a href="https://www.albin-michel.fr/batouala-9782226463432"><em>Batouala</em></a>, montre l’attachement indéfectible de la France, et notamment de la France littéraire, à ses « petits frères africains ».</p>
<p>« Africa is so important for us » a déclaré récemment Emmanuel Macron en exhortant les responsables d’institutions artistiques à renforcer leurs liens avec l’Afrique.</p>
<p>Cette injonction, certes généreuse et visant à une reconnaissance du rôle de l’Afrique dans la culture mondiale, renvoie à la place que continue d’occuper le continent africain, particulièrement sa partie supposément francophone, dans le destin de cette grande puissance de deuxième ordre qu’est maintenant devenue la France.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172728/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Loup Amselle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La France a beaucoup mis en scène sa relation avec l’Afrique en 2021, avec la saison artistique Afrique2020 ou le sommet de Montpellier. Une nouvelle ère est-elle vraiment en train de s'ouvrir ?Jean-Loup Amselle, Anthropologue et ethnologue, directeur d'études émérite à l'EHESS, chercheur à l'Institut des mondes africains, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1709032021-11-21T16:51:11Z2021-11-21T16:51:11ZMexique : Christophe Colomb est mort, vive la jeune femme d’Amayac !<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429374/original/file-20211029-27-1hq5hqb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Aujourd’hui, l’emplacement de la statue est occupé par une figure féminine, poing en l’air, érigée par les collectifs féministes et baptisée l’<em>Antimonumenta</em>. Le piédestal est entouré de plaques de protection sur lesquelles sont inscrits des centaines de noms de femmes assassinées ou de mères dont les enfants ont disparu. Ici les mères des victimes du massacre d’Ayotzinapa, en 2014, qui a coûté la vie à 43 étudiants..</span>
<span class="attribution"><span class="source">A. Exbalin</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Mexico, 12 octobre 2021. Le monument à Christophe Colomb, retiré de son socle il y a un an, sera <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/tanguy-pastureau-maltraite-l-info/tanguy-pastureau-maltraite-l-info-du-mercredi-08-septembre-2021">remplacé</a> par une reproduction d’une statue d’origine olmèque, la Joven de Amayac. Cette annonce de la maire de Mexico, Claudia Sheinbaum, qui appartient au même parti (<a href="https://www.iris-france.org/153789-avec-le-mouvement-de-renovation-nationale-morena-le-mexique-perpetue-la-pinata-politique%E2%80%AF/">Morena</a> gauche) que le président du pays, Andrés Manuel López Obrador, a déchaîné les opinions contradictoires, suscité des réactions hostiles de la part de l’opposition et divisé la communauté des historiens.</p>
<p>Lue dans un premier temps par les médias comme une manifestation du tournant iconoclaste de l’été 2020 à la suite du mouvement nord-américain Black Lives Matter, la nouvelle exige d’être appréhendée dans son contexte national et replacée dans une séquence plus longue. Au Mexique, le monument à Colomb n’a, à vrai dire, jamais fait l’unanimité et il est régulièrement contesté, au moins depuis la fin des années 1980.</p>
<p>La Joven de Amayac est une statue découverte il y a un an par des paysans de la Huastèque dans la région de Veracruz. Avec ses mains jointes sur le ventre, elle représente la déesse Teem de la fertilité et de la terre, à moins qu’elle n’incarne avec sa coiffe, son collier et ses boucles d’oreille, une jeune gouvernante de l’élite locale de la fin du XV<sup>e</sup> siècle. La statue est actuellement présentée au Musée d’Anthropologie et d’Histoire de Mexico pour l’exposition <a href="https://www.gob.mx/cultura/prensa/abre-al-publico-la-exposicion-dual-la-grandeza-de-mexico?idiom=es"><em>La grandeza de México</em></a>. Une reproduction de grande taille (six mètres de hauteur) remplacera le monument à Colomb.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=407&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/432235/original/file-20211116-25-1tthrsy.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La Joven de Amayac.</span>
<span class="attribution"><span class="source">A. Exbalin</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Un monument à Colomb ou à la colonisation ?</h2>
<p>Le monument à Colomb est situé sur l’axe le plus emblématique de la capitale mexicaine. Le paseo de Reforma est une grande avenue qui va du Centre historique au bois de Chapultepec, résidence de Maximilien d’Autriche lorsqu’il fut porté au pouvoir en 1862 après l’invasion française et qui planifia le tracé de cette promenade de prestige. <em>Reforma</em> concentre aujourd’hui le pouvoir économique, politique et symbolique du pays.</p>
<p>Entre 1870 et 1900, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Porfirio_D%C3%ADaz">Porfirio Diaz</a> mena une politique active d’édification de statues à la gloire de la nation mexicaine, une politique édilitaire dont on retrouve des équivalents à la même époque au Chili sous Manuel Bulnes, au Guatemala sous José María Reyna Barrios mais aussi en Espagne ou en France sous la III<sup>e</sup> République. Le monument à Colomb de Mexico s’inscrit donc dans un ensemble monumental dont la composition n’a cessé d’évoluer depuis sa création au gré des régimes politiques et mémoriels.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=425&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429376/original/file-20211029-23-x4rbgq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce plan de la ville est traversé par le Paseo de la Reforma : la retonde du monument à Colomb de 1877 (n° 6) jouxte le monument à Cuauhtémoc de 1887 (n° 5) et la retonde au Caballito (n° 7) où la statue équestre de Charles IV d’Espagne demeura de 1852 à 1977. Références à la monarchie espagnole et au passé préhispanique se mêlaient jusqu’à une date récente sur cette avenue monumentale.</span>
<span class="attribution"><span class="source">INEGI 2015/Google maps</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La statue de Colomb, en bronze, mesure près de quatre mètres de hauteur et repose sur un piédestal de trois mètres. Le « découvreur de l’Amérique » est représenté en pied, sans arme ni armure, le regard et une main tendus vers l’horizon, l’autre main découvrant le voile qui drape un planisphère centré sur l’Amérique. La statue surmonte un groupe de quatre autres statues situées sur un plan inférieur et en position assise. Le monument a donc été conçu comme un dialogue entre ces cinq personnages.</p>
<p>Pedro Gante (1478-1572) fut l’un des treize franciscains débarqués en 1523 dans le Mexique tout juste conquis par Cortés, missionnaire, traducteur inlassable des langues indigènes et auteur de catéchismes en images destinés à évangéliser ceux que l’on appelait alors les Naturels. Bartolomé de Las Casas (1484-1566), plus connu, dominicain, fut d’abord <em>encomendero</em> (propriétaire d’Indiens) à Cuba puis évêque du Chiapas et grand protecteur des Indiens. Diego de Dieza (1443-1523), lui aussi frère dominicain, fut le confesseur et chapelain des Rois Catholiques avant d’être nommé archevêque et Grand Inquisiteur de Castille. S’il n’a jamais foulé le Nouveau Monde, il fut le plus sûr soutien de Colomb auprès d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon. Enfin, Juan Pérez, franciscain du Couvent de la Rabida en Andalousie où Colomb prit asile avec son fils en 1484, accompagna le navigateur génois lors de son premier voyage.</p>
<p>L’ensemble monumental n’est pas uniquement centré sur le moment de la Découverte ; il inclut également ce qui suit : la conquête « légitime » des terres nouvelles au nom de Dieu et du monarque espagnol, l’évangélisation des natifs et la colonisation.</p>
<p>Éléments de décoration, gestuelle, position des corps et accessoires participent au sein de cet ensemble à un discours politique alors en vogue parmi les élites conservatrices hispanophiles qui plaçaient clairement la nation mexicaine dans la lignée des découvreurs, des conquistadors et des frères évangélisateurs. Ce monument fut pourtant moins le fruit d’une politique nationale que l’œuvre d’un homme d’affaires mexicain alors exilé en France…</p>
<h2>La naissance du Colomb mexicain</h2>
<p>Son nom apparaît comme donateur en bas de la dédicace en latin apposée sur une plaque en bronze. C’est une consécration. Antonio Escandón (1825-1877) est un magnat de l’industrie du chemin de fer. Il fit fortune, devint banquier, acquit la concession de la ligne ferroviaire entre Veracruz et Mexico et se lia, grâce à un mariage opportuniste, à la noblesse de l’ancien régime colonial. Compromis avec le régime de Maximilien, il dut s’exiler en France en 1867, à l’avènement du gouvernement libéral de Benito Juarez. Il entra en grâce sous le premier gouvernement de Porfirio Diaz, qui l’impliqua personnellement dans l’érection du monument.</p>
<p>Le magnat et le président passèrent un contrat : une donation de 60 000 pesos contre la concession d’une nouvelle ligne ferroviaire. Escandón joua un rôle déterminant non seulement dans le financement, mais aussi dans les choix esthétiques et idéologiques du monument. C’est lui qui imposa les quatre statues des religieux au détriment des figures allégoriques des quatre océans initialement prévues. C’est également lui qui décida de confier l’exécution de l’œuvre à un sculpteur français, <a href="https://galerietourbillon.com/biographie-charles-cordier/">Charles Cordier</a>.</p>
<p>Le groupe de statues fut donc fondu à Paris, le corps principal et le piédestal sculptés dans du marbre des Vosges et l’ensemble convoyé en bateau jusqu’à Veracruz en décembre 1875. Le convoi est interrompu à plusieurs reprises par des révoltes indiennes dont on craint qu’ils s’en prennent à la statue. Le Colomb de Cordier met près de 18 mois pour arriver jusqu’à Mexico !</p>
<p>Lorsque le monument fut inauguré en août 1877 en présence de Porfirio Diaz, Antonio Escandón venait de décéder à Paris. Dans le milieu artistique mexicain et les gazettes de l’époque, les réactions au monument furent globalement hostiles : manque d’harmonie dans les formats (les religieux avaient une place démesurée), problèmes de proportions, accusations de plagiat du sculpteur français à partir de modèles conçus au Mexique, etc. Dans la presse, les journalistes fustigeaient une œuvre réalisée par un étranger et l’influence culturelle de la France sur le Porfiriat. Mais durant un siècle, le monument demeura intact, trônant sur la plus belle avenue du Mexique et, chose remarquable, il ne fut jamais inquiété pendant la <a href="https://www.herodote.net/20_novembre_1910-evenement-19101120.php">Révolution mexicaine</a> de 1910.</p>
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<span class="caption">Le 12 octobre 1892, pour le IVᵉ centenaire de la Découverte, Porfirio Diaz inaugurait un autre monument à Colomb situé en face de la gare ferroviaire de Buenavista. Cette statue toujours sur pied, n’a pas été attaquée, ni remise en cause dans l’actualité, du fait de sa situation excentrée et peut-être aussi parce que, contrairement à celle de Reforma, elle n’est pas entourée de personnages liés à la conquête. Photographie de la fin du XIXᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Collection Villasana-Torres</span></span>
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<h2>Le monument contesté</h2>
<p>Depuis 1928, le 12 octobre, <a href="https://www.persee.fr/doc/mat_0769-3206_1992_num_27_1_410625">Día de la Raza</a>, est au Mexique un jour férié qui célèbre l’arrivée de Colomb et la fusion des races indienne et européenne.</p>
<p>Le 12 octobre 1989, le jour de la Race, des membres de Coordinadora Nacional de Pueblos Indios (CNPI), qui regroupe des communautés indiennes, manifestent et défilent jusqu’au Zocalo (la Place centrale) où, dans une annonce officielle, ils déclinent l’invitation faite par le président Carlos Salinas de Gortari (1988-1994) à participer aux futures commémorations de la Découverte prévues en 1992. Sur le parcours, le délégué politique de la CNPI passe le cordon policier qui protégeait l’édifice, dérobe une gerbe de fleurs déposée en l’honneur du découvreur pour l’offrir à la statue de Cuauhtémoc située sur la même avenue à 200 mètres de là. Cuauhtémoc fut l’empereur qui assura la défense de Mexico pendant le siège de Tenochtitlan en 1521 et dont la statue fut érigée en 1887.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=904&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429377/original/file-20211029-13-151wu7a.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1136&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le corps principal du monument à Colomb est occupé par quatre autres statues, on voit ici Gante et Las Casas. Sur cette photographie, le monument a été fleuri à l’occasion du Jour de la Race, le 12 octobre 1989. Au premier plan, un jeune homme en béquilles dérobe ostensiblement une couronne de fleurs.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives photographiques de El Universal</span></span>
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</figure>
<p>Un an plus tard, toujours un 12 octobre, même scénario : cette fois, les gerbes de fleurs furent brûlées. En 1992, lors des <a href="https://www.persee.fr/doc/carav_1147-6753_1992_num_58_1_2492">commémorations du Vᵉ centenaire de la Découverte</a>, des manifestations contre le jour de la Race éclosent en Bolivie, au Chili, au Costa Rica, au Honduras, au Guatemala, etc. <a href="https://www.nytimes.com/1992/10/13/world/indians-in-protest-against-columbus.html">À Mexico</a>, près de 25 000 contre-manifestants partis depuis la Place des Trois Cultures, des groupes d’étudiants, des activistes anarchistes, des organisations indigènes communautaires et des partisans du Parti écologique accrochent à la statue de Colomb un drap blanc sur lequel on pouvait lire : « V<sup>e</sup> centenaire des massacres d’Indiens » et bariolent le monument de graffitis : « Répudiation du conquistador/Respect aux Indiens/Christophe Colomb au poteau d’exécution/Le Mexique ne célèbre pas, il est en deuil/500 ans de résistance indigène ». Les dirigeants du Parti écologique rédigent une demande officielle au gouvernement de la ville pour faire enlever la statue.</p>
<p>Le monument à Colomb de Reforma fut par la suite la cible régulière de dégradations successives commises par des altermondialistes, néo-zapatistes, membres des confréries de danseurs néo-aztèques. En 1994, des manifestants tentèrent à l’aide de cordes d’abattre la statue, en vain : elle était trop lourde.</p>
<p>C’est dans le contexte nouveau d’émergence de groupes féministes en août 2019 que le monument est à nouveau graffé. Les activistes dénoncent le sexisme structurel et les viols commis par les Européens sur les jeunes femmes indigènes depuis la découverte qu’incarne Colomb. La statue est retirée en octobre 2020, officiellement pour restauration, officieusement pour la préserver d’une destruction prochaine annoncée par le mouvement « Nous allons le faire tomber ».</p>
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<span class="caption">En 1992, pour le Vᵉ centenaire de la Découverte, des étudiants montent sur la statue de Colomb pour y fixer une banderole, « Vᵉ centenaire des massacres d’Indiens ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Archives El Universal</span></span>
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<p>Ces attaques doivent être lues comme des tentatives de réécriture de l’histoire officielle. Les spécialistes de l’histoire de l’iconoclasme, d’<a href="https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1994_num_211_4_10283">Olivier Christin</a> à <a href="https://journals.openedition.org/rh19/7257">Emmanuel Fureix</a> en passant par <a href="https://www.unige.ch/lejournal/numeros/125/article4/">Dario Gamboni</a>, ont montré que ces moments destructeurs correspondaient à des transformations politiques majeures de l’histoire de l’humanité : la Réforme au XVI<sup>e</sup> siècle, la Révolution française ou la chute des régimes communistes qui ont vu des milliers de statues brisées.</p>
<h2>Les réécritures de l’histoire mexicaine en 2021</h2>
<p>Le retrait de la statue de Colomb et des quatre religieux doit finalement être replacé dans le <a href="https://www.lapresse.ca/international/amerique-latine/2021-10-12/le-mexique-reactive-l-indigenisme-d-etat-pour-effacer-toute-trace-de-colomb.php">mandat d’Andrés Manuel López Obrador</a>. Le président du Mexique est l’héritier d’une certaine conception de l’histoire nationale dont les programmes scolaires, les politiques mémorielles et patrimoniales puisent dans l’<a href="https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1961_num_26_5_6155">indigénisme</a> des années 1950-1960 : valoriser le passé indigène – quitte à l’embellir et à l’instrumentaliser – et minimiser les apports de la culture européenne trop longtemps survalorisée dans la construction nationale.</p>
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<span class="caption">Alvarado était un capitaine de Hernan Cortés. L’Avenue du Pont d’Alvarado, en référence à un épisode de la Conquête, a été débaptisée et renommée Avenue Mexico-Tenochtitlan en septembre 2021.</span>
<span class="attribution"><span class="source">A. Exbalin</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Le retrait du monument à Colomb n’est qu’une action parmi d’autres qui forment un véritable <a href="https://historia21.org/">programme de commémoration-décommémoration</a>.</p>
<p>Le jour de la Race a été transformé en journée de la Nation Pluriculturelle ; l’Arbre de la Nuit triste sous lequel Cortés aurait pleuré la perte de ses soldats face à la vigueur d’une attaque aztèque en 1520 a été rebaptisé Arbre de la Nuit Victorieuse ; la station de métro de la place centrale où se trouvent la cathédrale, le Palais présidentiel et le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Templo_Mayor">Templo mayor</a> s’appelle désormais Zocalo-Tenochtitlan. Parmi les 15 dates retenues par le gouvernement pour les commémorations du bicentenaire de l’Indépendance en 2021, seront célébrés les sept siècles de fondation de Tenochtitlan et les cinq cents ans de « résistance indigène », un slogan porté par les contre-manifestants de 1992.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/429383/original/file-20211029-13-10h6pgn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">À Buenos Aires, la statue de Colomb qui se trouvait en face du palais présidentiel et qui avait été offerte par la communauté italienne à la Ville en 1921 a été retirée en 2013 sous le gouvernement de Cristina Kirchner et remplacée par la statue d’une guérillera des guerres d’indépendance, Juana Azurduy, originaire de Sucre (Bolivie), don du gouvernement bolivien d’Evo Morales.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Contrairement à nombre de statues de Colomb détruites aux quatre coins du continent pendant l’été 2020, le monument de Mexico survivra. Une fois « restaurée », la statue sera replacée dans le <a href="https://www.forbes.com.mx/confirmado-estatua-de-colon-sera-reubicada-en-el-parque-america-en-polanco/">Parc de l’Amérique à Polanco</a> l’un des quartiers les plus riches, les plus blancs et les plus cosmopolites de la capitale. Y sera-t-elle davantage en sécurité ? Sera-t-elle défendue par le voisinage ? Affaire à suivre…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/170903/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Arnaud Exbalin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Analyse du déboulonnement du monument à Christophe Colomb, qui trônait en plein cœur de Mexico depuis 1877, et de son remplacement par une statue plus « locale ».Arnaud Exbalin, Maître de conférence, histoire, Labex Tepsis – Mondes Américains (EHESS), Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1690402021-10-18T18:48:14Z2021-10-18T18:48:14ZComment la constitution de la Vᵉ République a modelé la décolonisation<p>La demande de pardon officielle du président Macron adressée aux harkis et l’annonce de l’adoption prochaine d’une loi de réparation <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2021/09/20/emmanuel-macron-demande-pardon-aux-harkis-et-annonce-une-loi-de-reconnaissance-et-de-reparation_6095314_823448.html">marquent une étape importante</a> dans le processus de réconciliation nationale de la France avec son passé colonial.</p>
<p>Le droit, et l’enseignement du droit, ont aussi leur rôle à jouer dans l’entreprise de décolonisation. En effet, une colonisation va de pair avec une domination légale, celle d’un système juridique et judiciaire pensé et appliqué pour maintenir un territoire et sa population sous le joug du <a href="http://www.bloomsburycollections.com/book/revolutionary-constitutionalism-law-legitimacy-power">colonisateur</a>.</p>
<p>La domination légale se concrétise avant tout au niveau des droits personnels, comme ce fut le cas de la différence de statut entre le <a href="http://juspoliticum.com/article/La-citoyennete-dans-l-empire-colonial-francais-est-elle-specifique-980.html">citoyen français</a> de métropole et l’indigène – dépourvu de la plupart des droits civiques. Mais elle se concrétise aussi au niveau des <a href="http://juspoliticum.com/article/La-France-libre-Vichy-l-empire-colonial-978.html">institutions</a> avec une organisation des relations de pouvoir entre la métropole et les colonies destinés à asseoir la domination de la première sur les secondes.</p>
<p>Ainsi une décolonisation est un processus de transition dite juridique. Il s’agit de débarrasser le système juridique du pays nouvellement indépendant des rapports juridiques qui le liaient à l’ancienne métropole. En France, cette transition juridique a été actée par la <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/2018/08/23/26001-20180823ARTFIG00243-le-discours-du-general-de-gaulle-a-brazzaville-le-24-ao%C3%BBt-1958.php">constitution de 1958</a>. Si cette dernière marqua le début de la V<sup>e</sup> République, elle fut surtout l’occasion pour les territoires d’Afrique francophone d’affirmer leur volonté d’indépendance.</p>
<h2>Une constitution de décolonisation</h2>
<p>Il est de bon ton, dans les facultés de droit et ailleurs, d’expliquer que la raison d’être de la <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1959_num_9_1_402982?q=constitution+1958">constitution de 1958</a> repose dans l’instabilité gouvernementale de la IV<sup>e</sup> République. Cette dernière, et ses 22 gouvernements en 12 ans, était devenu dangereusement inefficace. Il fallait retrouver de la stabilité grâce à un président qui « assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l’État » (<a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/le-bloc-de-constitutionnalite/texte-integral-de-la-constitution-du-4-octobre-1958-en-vigueur">article 5</a>) et un gouvernement sans la menace constance d’une motion de censure du Parlement.</p>
<p>Rares sont cependant les étudiants à connaître l’objectif de décolonisation attaché à la constitution de 1958. En effet, ce point n’apparaît dans aucun des ouvrages de référence. De Gaulle, dans son <a href="https://mjp.univ-perp.fr/textes/degaulle04091958.htm">discours</a> du 4 septembre 1958 était pourtant clair : il fallait une nouvelle constitution pour </p>
<blockquote>
<p>« qu’entre la nation française et ceux des territoires d’outre-mer qui le veulent, soit formée une Communauté, au sein de laquelle chaque territoire va devenir un État qui se gouvernera lui-même ».</p>
</blockquote>
<p>Un des objectifs principaux de la constitution de 1958 était donc de finir le processus de décolonisation amorcé par la IV<sup>e</sup> République. Cette dernière, en affirmant l’égalité des peuples dans son préambule, se devait de mettre en terme à l’impérialisme français.</p>
<h2>Les étapes</h2>
<p>L’apport principal de la constitution de 1946 fut de transformer l’Empire Français en Union française à la suite de quoi le Cambodge et le Laos en 1953, le Vietnam en 1954, la Tunisie et le Maroc en 1956 retrouvèrent leur <a href="https://www.worldcat.org/title/droit-doutre-mer-et-de-la-cooperation/oclc/923234055&referer=brief_results">indépendance</a>. En dehors de ces pays, la majorité des anciennes colonies restèrent sous le statut de territoires d’outre-mer c’est-à-dire sous une tutelle encore très forte de la métropole qui décida notamment de leurs relations extérieures ou des <a href="https://www.conseil-constitutionnel.fr/les-constitutions-dans-l-histoire/constitution-de-1946-ive-republique">modalités de représentation politique</a> (Titre VIII, constitution de 1946).</p>
<p>La pierre angulaire du processus de décolonisation fut le référendum du 28 septembre 1958. Si en France, celui-ci servait à approuver la V<sup>e</sup> République, pour les territoires d’outre-mer, il représentait la première étape vers l’indépendance. Un « non » signifiait un rejet de la constitution et un accès immédiat à l’indépendance. Seule la Guinée opta pour cette option. Si les territoires votaient oui, ils pouvaient choisir entre un maintien du statu quo, une assimilation en tant que département ou une élévation au rang d’État membre de la Communauté. Comme l’ancien <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Constitution_de_la_France_de_1958_(version_initiale)">article 86</a> de la constitution le précisait, un État membre pouvait devenir indépendant et cesser d’appartenir à la Communauté.</p>
<p>Entre novembre et décembre 1958, tous les territoires d’outre-mer, à l’exception de la Guinée, choisirent le régime de la Communauté, après avoir voté oui au référendum. En août 1960, le Bénin, le Burkina Faso, le Chad, la Centrafrique, le Congo, la Côte d’Ivoire, le Gabon et le Niger proclamèrent leur indépendance. En juin ce fut le tour de Madagascar suivi de la Mauritanie en novembre. La procédure d’indépendance progressive prévue par la constitution de 1958 peut donc être considérée comme un succès.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=459&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/425296/original/file-20211007-17-2p8ml3.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=577&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les étapes vers l’indépendance.</span>
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<h2>De l’indépendance à la dictature du parti unique</h2>
<p>Ce fut cependant un bref succès. À l’exception de Madagascar, tous les États se dotèrent d’une nouvelle constitution quelques mois à peine après leur indépendance. Ces constitutions instaurèrent toutes un régime présidentiel fort, sur le modèle de la constitution de 1958 après l’élection au suffrage universel direct du président de la République. Elles marquèrent le début des dictatures dites du parti unique qui sclérosent l’Afrique francophone depuis 1960.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=342&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=342&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=342&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=430&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=430&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/425297/original/file-20211007-26-7a2azo.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=430&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Chronologie comparative – de l’inclusion à la Communauté à l’adoption d’une constitution autoritaire.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Une adoption si coordonnée de constitutions si similaires interroge forcément sur l’influence de l’ancienne métropole.</p>
<h2>La reproduction d’un modèle autoritaire</h2>
<p>Entre le oui au référendum et la déclaration d’indépendance, le régime de la Communauté s’appliquait. Or ce régime était caractérisé par une concentration des pouvoirs dans les mains du président de la République, lui-même président de la Communauté (article 80). Par décision présidentielle du 9 février 1959, le français resta langue officielle, la Marseillaise demeura l’hymne des États, l’armée française pouvait y stationner. La France contrôlait de fait ces anciens territoires jusqu’à l’aune de leur indépendance.</p>
<p>En 1963, le professeur de droit public <a href="http://www.worldcat.org/oclc/299896883">François Luchaire</a>, décrivait le caractère autoritaire des pays d’Afrique francophone avec les mots suivants :</p>
<blockquote>
<p>« Les États d’expression française n’ont pas eu l’impression de rompre avec l’exemple français ; bien au contraire, chacun a voulu donner à son chef d’État une autorité constitutionnelle comparable à l’autorité qui est celle du général de Gaulle en France ; parfois conseillés par des experts français, ils ont d’ailleurs utilisé les innovations contenues dans la constitution française avec les adaptations qui s’expliquent. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/169040/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Théo Fournier est Fellow du Re:constitution Programme pour l'année 2021, un programme du Forum Transregionale Studen financé par le Mercartor Stiftung.</span></em></p>La constitution de 1958 portait en elle la décolonisation juridique des territoires envahis par la France. Mais son modèle facilita aussi l’émergence de dictatures.Théo Fournier, Docteur en droit - Chercheur associé au centre Sorbonne Constitutions et Libertés (Paris 1), Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1674192021-09-12T16:31:42Z2021-09-12T16:31:42ZRestitution des « bronzes du Bénin » par l’Allemagne : pourquoi c’est loin d’être suffisant<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/420267/original/file-20210909-19-64rauw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2048%2C1360&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Acquis dans des conditions pour le moins discutables, les bronzes du Bénin sont dispersés dans de nombreux musées européens.</span> <span class="attribution"><span class="source">Son of Groucho/Flickr</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Après des années de pressions, l’Allemagne a <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/04/30/l-allemagne-va-restituer-au-nigeria-des-bronzes-du-benin_6078608_3212.html">annoncé en avril dernier</a> qu’elle allait restituer au Nigeria des centaines d’objets d’art inestimables pillés à l’époque coloniale et exposés depuis dans ses musées.</p>
<p>Communément appelés « bronzes du Bénin », ces artefacts étaient devenus un <a href="https://www.liberation.fr/debats/2020/11/05/diplomatie-museale-britannique-et-restitution-des-objets-d-art-voles_1815586/">symbole des débats</a> sur la restitution des œuvres pillées. Pourquoi cela a-t-il pris autant de temps ? D’autres pays vont-ils suivre cet exemple ? Et que vont devenir les bronzes désormais ? Le professeur Jürgen Zimmerer, spécialiste de l’histoire coloniale allemande <a href="https://decolonizingmuseums.pl/speakers/jurgen-zimmerer/">connu pour son implication dans le débat autour des œuvres pillées</a>, explique pourquoi (presque) tout reste à faire.</p>
<h2>Que sont les bronzes du Bénin et pourquoi sont-ils si importants ?</h2>
<p>Les bronzes du Bénin – ou plutôt les objets du Bénin, car ils ne sont pas tous en métal ; certains sont en ivoire ou en bois – sont des objets originaires du <a href="https://www.worldhistory.org/trans/fr/1-18066/royaume-du-benin/">royaume du Bénin</a>, situé dans l’actuel Nigeria. Des milliers d’entre eux ont été pillés lors de l’invasion du royaume en 1897 par l’Empire britannique, en partie pour payer les frais de l’expédition militaire.</p>
<p>Vendus aux enchères à Londres et ailleurs, ils sont rapidement devenus des <a href="https://www.britishmuseum.org/about-us/british-museum-story/contested-objects-collection/benin-bronzes">pièces centrales des collections de nombreux musées des pays du Nord</a>. En raison de leur grande valeur artistique, ils ont changé la façon dont les Européens voyaient l’art africain, celle-ci rendant caduc le vieux stéréotype raciste hérité de l’ère coloniale selon lequel il n’y jamais eu d’art en Afrique mais que de l’artisanat. Néanmoins, les Européens, et plus tard les États-Unis, n’eurent aucun scrupule à garder le butin.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/Zme31-St91Y?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">L’Allemagne va rendre au Nigeria des « bronzes du Bénin » pillés durant l’époque coloniale, Euronews, 1ᵉʳ mai 2021.</span></figcaption>
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<h2>Pourquoi font-ils parler d’eux aujourd’hui ?</h2>
<p>Le Nigeria et d’autres États africains <a href="https://www.reuters.com/article/us-global-race-nigeria-bronzes-idUSKBN27S25V">réclament leur restitution</a> quasiment depuis qu’ils ont été dérobés. Ils n’ont donc jamais été totalement oubliés, même si le sujet n’a que rarement été abordé dans la presse internationale. Aujourd’hui, alors que l’intérêt pour la question du <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-lhistoire/une-histoire-mondiale-des-pillages-coloniaux">pillage colonial</a> est en hausse, l’attention se porte également sur eux. Le point de bascule fut <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/11/29/le-discours-de-ouagadougou-d-emmanuel-macron_5222245_3212.html">l’annonce faite par Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017</a>, expliquant qu’il allait restituer le butin colonial des musées français et commander un <a href="https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/194000291.pdf">rapport sur ce thème</a> à Felwine Sarr, universitaire et écrivain sénégalais, et à Bénédicte Savoy, historienne de l’art française : une révolution à l’échelle du débat.</p>
<p>L’approche de l’ouverture du <a href="https://www.humboldtforum.org/en/">Forum Humboldt</a> à Berlin, l’un des plus grands musées du monde, a également suscité des discussions. Ce musée allait abriter les collections des anciens musées ethnologiques de Berlin, et plus de 200 bronzes du Bénin devaient y être exposés. Toutefois, des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=maBPlU4Txdw">activistes</a> et des universitaires ont pointé du doigt le problème du pillage colonial, ce qui a abouti à la suspension partielle du projet, notamment en raison de <a href="https://www.lemonde.fr/culture/article/2020/12/17/berlin-inaugure-le-humboldt-forum-qui-ressuscite-son-passe-imperial-et-colonial_6063696_3246.html">l’intérêt de la presse internationale</a>. Ouvert au public depuis fin juillet 2021, le musée contient pour l’instant une <a href="https://www.theguardian.com/culture/2021/sep/09/berlin-museum-humboldt-forum">salle remplie des cartels et présentoirs prévus à l’origine</a>, mais vide de toute œuvre.</p>
<p>En Allemagne, cette polémique eut lieu au même moment que d’autres controverses à propos du premier génocide du XX<sup>e</sup> siècle, commis par l’ancien empire colonial contre les peuples indigènes Herero et Nama dans ce qui était alors le <a href="https://www.wdl.org/fr/item/666/">Sud-Ouest africain allemand</a>, aujourd’hui la Namibie, qui avaient déjà fait apparaître la question du colonialisme et de ses conséquences dans le débat public.</p>
<h2>Comment l’Allemagne a-t-elle géré cette restitution ?</h2>
<p>Très mal. Au départ, les responsables de la politique culturelle et de nombreux musées n’étaient pas du tout conscients du « problème » du butin colonial.</p>
<p>Lorsque la polémique s’est mise à enfler, ils ont minimisé la critique, tourné leurs détracteurs en ridicule, puis les ont attaqués et diffamés. Le pire épisode, jusqu’ici, s’est produit lorsque l’historien de l’art <a href="https://sms.hypotheses.org/20650">Horst Bredekamp</a> (l’un des premiers directeurs fondateurs du Humboldt Forum) <a href="https://boasblogs.org/dcntr/a-response-to-horst-bredekamp/">a accusé</a> les critiques postcoloniaux d’être antisémites. Tout cela dans le but de protéger les collections et la « tradition du savoir » occidentale, accusées – de manière justifiée à mon avis – d’avoir ignoré les éléments racistes de leur histoire.</p>
<p>Ce n’est qu’après les <a href="https://www.youtube.com/watch?v=maBPlU4Txdw">pressions de la société civile allemande</a> et de la presse internationale que le gouvernement et les musées ont concédé que certains – le <a href="https://www.bundesregierung.de/breg-de/bundesregierung/staatsministerin-fuer-kultur-und-medien/aktuelles/benin-bronzen-1899336">communiqué officiel</a> parle d’un « nombre substantiel » – bronzes du Bénin devaient être restitués.</p>
<h2>Où se trouve le reste des bronzes ?</h2>
<p>Ils sont <a href="https://www.theartnewspaper.com/news/will-museums-give-the-benin-bronzes-back">répartis dans tout l’hémisphère Nord</a>. Même si l’Allemagne devait restituer tous les objets béninois se trouvant à Berlin, cela ne représenterait guère plus de 10 % de ce qui a été pillé.</p>
<p>Il est certain que <a href="https://www.lefigaro.fr/culture/le-met-va-rendre-au-nigeria-deux-bronzes-pilles-au-XIXe-siecle-20210611">d’autres musées suivront</a>, voire joueront les premiers rôles dans les restitutions, comme les musées de Stuttgart ou de Cologne. Cependant, d’autres grands musées en dehors de l’Allemagne tardent à agir. Le colonialisme était un projet européen, tout comme le pillage des œuvres d’art. Toute l’Europe, tous les pays du Nord, sont donc impliqués et doivent s’attaquer à ce problème. De nombreux bronzes du Bénin se trouvent par exemple aux États-Unis.</p>
<p>La collection la plus importante, qui compte près de 800 objets, se trouve au British Museum de Londres, qui, apparemment avec le soutien du gouvernement, ne s’empresse pas de procéder à la moindre restitution.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Le British Museum est rempli d’objets volés », Vox (<em>sous-titré en français</em>).</span></figcaption>
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<p>Cette position est liée à un <a href="https://www.lemonde.fr/election-presidentielle-2017/article/2017/02/16/pour-macron-la-colonisation-fut-un-crime-contre-l-humanite_5080621_4854003.html">débat plus large sur la responsabilité du colonialisme en tant que crime contre l’humanité</a>. Dans les pays du Nord, nous sommes désormais prêts à admettre que le colonialisme a donné lieu à des actes de violence, mais nous devons comprendre que le colonialisme en lui-même était (et est) une violence.</p>
<h2>Que va-t-il se passer après leur arrivée au Nigeria ?</h2>
<p><a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20201117-nigeria-grand-mus%C3%A9e-d-art-en-projet-accueillir-les-bronzes-royaume-b%C3%A9nin">Un musée d’art ouest-africain</a> est en construction à Benin City, dans l’État d’Edo (sud du Nigeria), et devrait accueillir des bronzes du Bénin. Cependant, la manière dont les œuvres d’art restituées sont réparties entre le Nigeria en tant qu’État-nation, l’État d’Edo en tant qu’entité fédérale et le roi Oba – en tant qu’héritier de l’ancien royaume et représentant du peuple d’Edo – fait encore <a href="https://www.bbc.com/afrique/region-57928599">l’objet de discussions</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/420272/original/file-20210909-25-10b4jsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=423&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’Edo Museum of West African Art devrait être érigé d’ici cinq ans.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Adjaye Associates</span></span>
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<p>En tout état de cause, cela ne concerne pas les Européens. Il appartient aux propriétaires légitimes de décider ce qu’ils feront de leurs œuvres d’art, et cela ne doit pas retarder la restitution.</p>
<hr>
<p><em>La traduction vers la version française a été assurée par le site <a href="https://www.justiceinfo.net/fr/">Justice Info</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167419/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jürgen Zimmerer a reçu des financements de la ville de Hambourg, de la fondation Gerda-Henkel et de la fondation Volkswagen.</span></em></p>Alors que certains musées allemands restituent une partie des bronzes du Bénin, la majorité se trouve toujours dans des musées occidentaux, malgré des demandes de rendu de plus en plus insistantes.Jürgen Zimmerer, Professor, University of HamburgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.