tag:theconversation.com,2011:/africa/topics/kurdistan-44521/articlesKurdistan – The Conversation2023-11-30T17:00:05Ztag:theconversation.com,2011:article/2180692023-11-30T17:00:05Z2023-11-30T17:00:05ZComment les partis politiques kurdes gouvernent leurs populations<p><em>Les Kurdes sont l’un des plus importants peuples apatrides du monde. Ils seraient quelque 30 millions à vivre aujourd’hui en Turquie, en Irak et en Syrie. Plusieurs mouvements politiques militent depuis des décennies pour l’instauration d’autonomies régionales voire d’un Kurdistan indépendant au croisement de ces trois pays. <a href="https://www.karthala.com/accueil/3549-le-gouvernement-des-kurdes-gouvernement-partisan-et-ordres-sociaux-alternatifs.html">« Le gouvernement des Kurdes. Gouvernement partisan et ordres sociaux alternatifs »</a>, qui vient de paraître aux éditions Karthala sous la direction de Gilles Dorronsoro, professeur de sciences politiques à Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre senior de l’Institut universitaire de France, met en évidence le rôle majeur que jouent les partis politiques dans l’instauration des nouveaux ordres sociaux dans les zones où ils détiennent le pouvoir. Nous vous présentons ici un extrait de l’introduction.</em></p>
<hr>
<p>Les « conflits kurdes » durent, sous des formes diverses et avec des périodes d’accalmie, depuis la fin de la Première Guerre mondiale. Ils présentent la particularité de se développer simultanément sur plusieurs espaces étatiques – Turquie, Iran, Irak, Syrie – et mobilisent de plus la diaspora, principalement en Europe.</p>
<p>Depuis les années 1990, des interventions internationales et des guerres civiles, qui n’ont pas les Kurdes pour enjeu central, ont largement redéfini la carte politique du Moyen-Orient. Dans ces dynamiques complexes, qui se développent à de multiples échelles, notre objet d’études est l’émergence de régions kurdes autonomes en Syrie, en Irak et, de façon inaboutie, en Turquie où, même sans perspective réaliste de voir naître un État indépendant, des institutions kurdes administrent, parfois depuis une génération, des populations civiles.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/FfQhXhSB-mQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Qui sont les Kurdes ? Le Monde, octobre 2017.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ainsi, en Irak, la protection américaine à partir de 1991 a permis la formation d’un Gouvernement régional du Kurdistan (GRK), largement autonome de Bagdad. En Turquie, les partis de la mouvance apoïste ont acquis une forte assise municipale dans les années 1990 et des institutions kurdes ont concurrencé directement le gouvernement central – avant d’être démantelées par l’État turc pendant la « guerre des villes » (2015-2016). Après 2011, la guerre civile syrienne a permis au PYD (Parti de l’union démocratique) – la branche syrienne du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) – de créer des institutions qui administrent des populations kurdes (et non kurdes).</p>
<p>On vérifie ici que les guerres civiles, pourvu qu’elles durent, tendent à multiplier les institutions et à reconfigurer les rapports de pouvoir. En continuité avec le programme de recherches <a href="https://www.civilwars.eu/">« Social Dynamics of Civil Wars »</a>, nous avons souhaité explorer ce gouvernement des Kurdes par les Kurdes dans toute sa complexité et ses variations régionales.</p>
<p>Les régions autonomes sous contrôle de partis kurdes voient, avec un degré d’institutionnalisation variable, l’apparition d’ordres sociaux alternatifs, c’est-à-dire de hiérarchies identitaires, d’économies du droit et de la violence portées par des institutions en concurrence avec celles des régimes en place. Les études réunies ici mettent en évidence le rôle central des partis dans la constitution de la gouvernementalité kurde : genèse de nouvelles institutions, mise en place d’une nouvelle hiérarchie identitaire et, enfin, clientélisation des sociétés.</p>
<p>L’hypothèse sous-jacente à notre travail est que les partis politiques kurdes sont la matrice du gouvernement des populations, car – c’est une particularité par rapport à d’autres guerres civiles –, ils ont une histoire longue, un militantisme très ancré dans les sociétés locales et des projets politiques qui orientent effectivement leur action. Ils constituent la source principale des dispositifs qui façonnent la société – des rapports de genre au droit de la propriété.</p>
<p>Sans postuler une cohérence nécessaire de ces dispositifs, ni l’absence de contestation, au moins par l’inertie ou l’évitement, la capacité des partis – par exemple à juger, à transformer la hiérarchie ethnique ou à définir les règles d’une économie politique – instaure une relation de pouvoir profondément asymétrique avec le reste de la société.</p>
<p>Quel que soit le degré de complétude et de stabilité de ces ordres sociaux alternatifs, les partis politiques sont donc les acteurs qui définissent le nouvel ordre social par le biais de gouvernements partisans (Mède dans ce volume), dont la forme diffère, mais qui donnent à voir une faible autonomie des institutions publiques par rapport aux organisations politiques. Les mouvements politico-militaires qui nous intéressent en premier lieu – le PDK (Partiya Demokrata Kurdistanê, Parti démocratique du Kurdistan), le PKK, voire l’UPK (Union patriotique du Kurdistan) dans une moindre mesure – ont de fait une forte identité partisane.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/qdkhypCnU5U?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Dans ses pratiques, le PDK reprend en partie l’héritage du parti Baas, dans le sens d’un contrôle étroit de la société. En particulier, la convergence de la socialisation familiale et partisane permet une stabilité du militantisme, qui se conjugue avec le contrôle des instances dirigeantes par une élite liée à la famille Barzani.</p>
<p>Pour sa part, le PKK propose une idéologie ethno-nationaliste et internationaliste. Sa conversion au « confédéralisme démocratique » (Grojean dans ce volume) constitue certes une rupture, mais sa structure interne reste celle d’un mouvement léniniste organisé autour de cadres tenus à une discipline militaire, et la production d’un homme nouveau demeure la logique dominante. Par exemple le parti pratique, comme souvent dans les mouvements révolutionnaires, un contrôle de la sexualité, avec l’interdiction du mariage pour les cadres du mouvement (et des sanctions en cas de relations amoureuses).</p>
<p>Si l’on constate une même volonté de contrôle de la société par les partis, la mise en place d’institutions kurdes donne à voir deux modalités un peu différentes de gouvernement partisan. Le PKK cherche à pénétrer la société par la multiplication d’organisations qui sont en dernière instance sous le contrôle du parti. Pour leur part, le PDK et l’UPK limitent autant que possible le fonctionnement des institutions du Gouvernement régional du Kurdistan, notamment son accès aux ressources économiques. Après une période où certaines institutions se sont autonomisées (notamment le parlement), la compétition politique interne au Kurdistan irakien a finalement conduit à l’affirmation des partis au détriment des institutions (Mède dans ce volume).</p>
<p>Les ordres sociaux kurdes émergents imposent une nouvelle hiérarchie identitaire qui réorganise la société locale, notamment à travers les politiques culturelles, l’établissement de quotas, la gestion de la circulation et de l’installation des populations, la modification des circuits économiques (Haenni & Legrand dans ce volume ; Quesnay dans ce volume). Dans les zones de peuplement mixte, ces politiques entraînent une remise en question des solidarités de classe ou de territoire.</p>
<p>Sur un plan culturel, à partir des années 1990, l’autonomie des Kurdes en Irak entraîne initialement un recul de l’arabe au profit du kurde et, pour l’enseignement supérieur, de l’anglais.</p>
<p>Sur le plan démographique, les mouvements kurdes ont renversé les politiques d’arabisation en réinstallant des populations kurdes, notamment à Kirkouk (Quesnay dans ce volume). Les guerres civiles en Syrie et en Irak ont cependant créé des flux de réfugiés internes ou en provenance des pays voisins, qui ont remis en cause, au moins provisoirement, les équilibres démographiques. Par exemple, des centaines de milliers de réfugiés irakiens sunnites se sont réfugiés au GRK ; des Syriens arabes ont afflué dans l’enclave kurde d’Afrin.</p>
<p>Les trois espaces kurdes étudiés fonctionnent au sein d’économies politiques profondément différentes, mais toutes marquées par une compénétration très forte du politique et de l’économique. Ainsi, les partis dans le nord de l’Irak bénéficient d’une économie rentière où les revenus du pétrole sont déterminants, notamment pour le PDK, et ils contrôlent l’accès aux ressources publiques (emploi public, logement, bourses dans l’enseignement, etc.).</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=909&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=909&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=909&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1142&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1142&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/560785/original/file-20231121-21-5ortev.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1142&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Cet extrait est issu de « Le Gouvernement des Kurdes. Gouvernement partisan et ordres sociaux alternatifs », sous la direction de Gilles Dorronsoro, qui vient de paraître aux éditions Karthala.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Par ailleurs, le cas du Rojava montre l’installation par le PYD d’une économie de guerre qui permet de financer le PKK dans sa lutte sur d’autres espaces (Irak et surtout Turquie). En Turquie, le mouvement kurde légal a cherché ces dernières années à créer les conditions de l’émergence d’un champ économique kurde, mais le projet apoïste a échoué en raison de la répression et, surtout, de l’impossibilité d’autonomiser une économie fortement capitalisée et totalement intégrée dans l’espace national (voir Nicolas Ressler-Fessy dans ce volume).</p>
<p>Le répertoire d’action et le projet politique des partis kurdes sont directement affectés par le contexte international. Tout d’abord, la phase actuelle (depuis 1991) se caractérise par une double action des mouvements kurdes à l’international : mobiliser pour obtenir des soutiens et mimer l’État en reprenant les formes canoniques de la diplomatie (rencontres au sommet, équipes de négociation). Si le PDK multiplie les signes symboliques de la construction d’une représentation paraétatique à l’étranger à partir du GRK – sans, par ailleurs, disposer de soutiens militants significatifs –, l’action du PKK est, elle, marquée par la coexistence d’un double régime, militant et diplomatique.</p>
<p>L’action transnationale de soutien (via le PKK en Europe) mobilise les militants d’extrême gauche autour d’un discours révolutionnaire, mais, en parallèle, le parti s’affiche comme un interlocuteur des États-Unis sans pour autant qu’il n’y ait de perspective de reconnaissance politique d’un parti listé comme terroriste par les puissances occidentales (Haenni & Legrand dans ce volume).</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218069/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gilles Dorronsoro ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si les Kurdes n’ont pas su, à ce jour, obtenir un État indépendant et souverain, ils ont tout de même su instaurer dans certaines zones de nouvelles institutions et des ordres sociaux alternatifs.Gilles Dorronsoro, Professeur de science politique, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1975622023-01-12T18:44:39Z2023-01-12T18:44:39ZPourquoi l’État français entretient-il un rapport ambivalent avec les militants kurdes ?<p>Le nouvel <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/231222/attaque-paris-trois-kurdes-tues-par-balles-un-francais-de-69-ans-arrete">attentat</a> qui a frappé la communauté kurde parisienne du X<sup>e</sup> arrondissement de Paris le 23 décembre 2022 marque une nouvelle meurtrissure dans l’histoire du militantisme kurde en France ; près de dix ans jour pour jour après le <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/01/09/dix-ans-apres-la-communaute-kurde-demande-la-verite-et-la-justice-pour-le-triple-assassinat-de-la-rue-la-fayette_6157132_3224.html">triple assassinat du Centre d’Information du Kurdistan</a> dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013. </p>
<p>Il suffit de seulement quelques minutes de marche pour se rendre d’une scène de crime à l’autre, du 147 rue La Fayette au Centre Culturel Ahmet Kaya du 16 rue d’Enghien. Sur le chemin, on peut également passer devant la porte de l’Institut kurde de Paris, au 106 rue La Fayette. Un petit Kurdistan au centre de la France où l’on retrouve des nombreux commerces anatoliens à chaque coin de rue jusqu’au Faubourg Saint- Denis, comme le restaurant et le salon de coiffure où s’est également rendu le tueur du 23 décembre. </p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-kurdes-victimes-indirectes-de-la-guerre-en-ukraine-196372">Les Kurdes, victimes indirectes de la guerre en Ukraine</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Mais le quartier est loin d’être seulement marqué par l’identité kurde, le X<sup>e</sup> arrondissement et les artères adjacentes de la rue d’Enghien ont en effet une longue histoire d’accueil de différentes populations issues de l’immigration, turque autant que kurde par exemple. Les alentours de la porte Saint-Denis et de la Gare de l’Est représentent ainsi un carrefour multiethnique qui amène les proches des victimes de cette nouvelle tuerie <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/12/25/la-communaute-kurde-refuse-de-croire-a-la-these-de-l-attaque-raciste-au-lendemain-de-la-tuerie-de-la-rue-d-enghien_6155633_3224.html">à douter des motivations uniquement racistes</a> du meurtrier.</p>
<h2>D’une attaque à l’autre</h2>
<p>Alors que le <a href="https://www.20minutes.fr/justice/4016309-20221226-attaque-raciste-contre-kurdes-pourquoi-caractere-terroriste-encore-retenu">parquet national antiterroriste</a> n’a pas, pour l’instant, été saisi de l’affaire, la possibilité d’une organisation de l’attaque par le <a href="https://www.liberation.fr/societe/police-justice/pour-les-kurdes-de-france-lombre-de-la-turquie-derriere-le-crime-raciste-20221225_QZBHE5RUC5FHLJ4SCUY6QPIU5Y/">gouvernement turc</a> ne cesse de hanter les militants kurdes de France qui voient de nouveau dans cette affaire une volonté de les intimider dans leur combat, mené en exil comme au Moyen-Orient. </p>
<p>Le refus continu du gouvernement français de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/20/militantes-kurdes-tuees-en-2013-le-poids-du-secret-defense-pese-sur-l-enquete_6080850_3224.html">lever le secret-défense</a> sur les notes des services de renseignement confirmant potentiellement l’implication de leurs collègues turcs dans l’attaque de 2013 – dont la <a href="https://www.mediapart.fr/journal/france/070123/d-un-triple-meurtre-l-autre-des-milliers-de-kurdes-reclament-une-reaction-de-la-france">manifestation de commémoration des dix ans</a> était organisée au moment de l’attentat de 2022 –, est la raison principale de ce doute constant et illustre également toute l’ambiguïté de la France vis-à-vis du militantisme kurde.</p>
<h2>Soutien à géométrie variable</h2>
<p>Le lendemain de cette nouvelle attaque, les responsables du Centre Démocratique Kurde en France (CDK-F) – dont le siège est situé au 16 rue d’Enghien – ont ainsi été reçus par le <a href="https://twitter.com/Le_CDKF/status/1606695019037048833">ministre de la Justice</a>, alors qu’un an plus tôt, l’une des antennes de cette organisation faisait l’objet d’une descente de police menée par la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) et conduisant à une série d’arrestations. </p>
<p>Accusées de <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/20/le-pkk-a-nouveau-dans-le-viseur-de-la-justice-antiterroriste_6080851_3224.html">« financement terroriste »</a>, les personnes incriminées se voient reprochés leurs liens présumés avec le Parti des Travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan, PKK). Cette organisation est considérée comme terroriste par les États-Unis et l’Union européenne, du fait de son engagement dans la lutte armée en Turquie, l’un des principaux piliers de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Or, depuis l’été 2014, les États-Unis comme plusieurs pays européens membres de l’OTAN, dont la France, participent à une coalition militaire visant à combattre l’État islamique en Irak et en Syrie, notamment à travers l’appui aérien et logistique apporté à l’antenne syrienne du PKK, le Parti de l’Union Démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat, PYD).</p>
<p>Frappée de plein fouet par les attentats fomentés par l’autoproclamé État islamique depuis 2015, la France a été particulièrement engagée dans ce soutien aux milices kurdes du PYD : que ce soit à travers la mobilisation du <a href="https://www.opex360.com/2015/11/18/depart-de-toulon-du-porte-avions-charles-de-gaulle-de-son-escorte-pour-la-mediterranee-orientale/">porte-avions Charles de Gaulle</a>, la réception de <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/offensive-jihadiste-en-irak/emmanuel-macron-recoit-des-kurdes-syriens-et-les-assure-du-soutien-de-la-france-contre-le-groupe-etat-islamique_3405889.html">plusieurs délégations des Kurdes de Syrie à l’Élysée</a> ou encore la <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/cause-kurde-devenue-populaire-france/">médiatisation sans précédent</a> autour des Kurdes et de leurs revendications. </p>
<p>Ce fort soutien dont a bénéficié la cause kurde à cette époque a dès lors permis aux associations porteuses de ce militantisme sur le territoire français de jouir d’un nouveau souffle de reconnaissance et d’adhésion, autant que du témoignage de soutiens transpartisans – de <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2018/03/21/97001-20180321FILWWW00139-retailleau-accuse-macron-d-abandonner-les-kurdes.php">Bruno Retailleau</a> à <a href="https://www.lepoint.fr/politique/kurdes-tues-a-paris-melenchon-veut-une-saisine-du-parquet-antiterroriste-26-12-2022-2502885_20.php">Jean-Luc Mélenchon</a>, en passant par <a href="https://www.lepoint.fr/editos-du-point/bernard-henri-levy/bhl-ukraine-kurdistan-meme-combat-08-09-2022-2489140_69.php">Bernard Henri-Lévy</a> – parfois inespérés au vu des fondements idéologiques de ces organisations historiquement proches de la gauche plus ou moins radicale en France. </p>
<h2>Un militantisme kurde qui a évolué en France</h2>
<p>Si les prémisses de l’insertion des revendications kurdes dans l’espace des mouvements sociaux français remontent au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, je décris dans une recherche à paraître que c’est dans le contexte des luttes décoloniales, anti-impérialistes et tiers-mondistes que se sont véritablement développés des réseaux de soutien à la cause kurde en France. À cette époque les grandes revendications s’inscrivaient dans un discours reprenant les grandes lignes de la pensée marxiste et de ses dérivées, avec la mise en avant de l’héritage des combats menés par les révolutionnaires cubains et les indépendantistes algériens. Les combats des Kurdes s’inscrivent en effet dans une dynamique de lutte contre l’autoritarisme des régimes irakiens, turcs, iraniens ou syriens qui cherchent à marginaliser les revendications des minorités au sein de leurs populations respectives en menant des politiques de colonisation des régions concernées sur leurs propres territoires.</p>
<p>Et si les premiers porteurs du militantisme kurde en France vont réussir à faire connaître leurs mouvements à travers la légitimation de ce type de discours après mai 68, ainsi que grâce à leur proximité avec <a href="https://journals.openedition.org/hommesmigrations/2896?lang=en">Danielle Mitterrand</a> (qui s’est distinguée par son fort soutien aux Kurdes, notamment en Irak) ; les années 1980 vont justement être marquées par l’émergence et l’imposition du PKK comme nouvel acteur non négligeable, mais dérangeant, de la lutte des Kurdes pour la reconnaissance de leur droit à l’auto- détermination, que ce soit en Turquie ou à l’international.</p>
<h2>Internationalisation de la lutte et de sa répression</h2>
<p>Fondé par Abdullah Öcalan et ses camarades étudiants en 1978, le PKK va se démarquer des autres organisations partisanes kurdes actives à l’étranger en choisissant de transposer auprès de la diaspora son répertoire d’action politique révolutionnaire. Or, les Kurdes sont particulièrement nombreux à avoir émigré en Europe, et notamment en France, suite à la <a href="http://editionsdudetour.com/index.php/les-livres/histoire-des-turcs-en-france/">signature d’accord d’envoi de main-d’œuvre</a> entre la Turquie et les pays d’Europe de l’Ouest tout au long des années 1960. Puis à travers l’arrivée régulière de réfugiés politiques kurdes en provenance de Turquie, mais aussi d’Irak, de Syrie et d’Iran, selon les différentes périodes de répression plus ou moins violentes dont sont victimes les populations kurdes locales. Il existe donc en France, comme ailleurs en Europe, une importante population kurde sur laquelle le PKK va s’appuyer pour soutenir son combat au Moyen-Orient, à travers un réseau d’associations créées au contact des différents foyers d’installation de la diaspora à l’étranger. Ce maillage prend alors la forme d’une fédération d’associations kurdes étalées sur l’ensemble du continent européen, et qui finira par prendre le nom, pour la France, du Centre Démocratique du Kurdistan.</p>
<p>Forte de cette présence au plus près des populations kurdes expatriées, cette organisation va donc jouer dans ces différentes associations le double-rôle d’institution de sociabilité centrale pour ces populations migrantes qui cherchent à recréer du lien à l’étranger et de lieu de (re)politisation, autant pour les exilés que pour les populations locales intéressées par la cause kurde. Car bien que considéré comme terroriste, le PKK séduit certains militants internationaux pour sa position de fer de lance dans la lutte contre un État turc qui s’attire les foudres d’activiste des droits de l’homme, pour la répression qu’il mène contre ses propres compatriotes kurdes.</p>
<p>Au début des années 2000, le parti va présenter une mue idéologique qui va amener ses revendications à évoluer de l’indépendance vers l’autonomie, et son discours du marxisme-léninisme vers la nouvelle théorie du <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2014-2-page-27.htm">« confédéralisme démocratique »</a>. Un principe libertaire de communautés d’auto-administrations démocratiques, féministes et écologiques qui va séduire un activisme transnational se revendiquant notamment de l’altermondialisme. La tentative de mise en place de ce nouvel objectif politique dans le nord-est de la Syrie à partir de 2012 poussera ainsi de <a href="https://lundi.am/Rojava-y-partir-combattre-revenir">nombreux militants occidentaux</a> à faire le voyage dans la région pour y soutenir cette <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_revolution_kurde-9782707188472">« utopie »</a> en construction, et même certains à prendre les armes dans la guerre qui fait rage dans le pays, principalement contre l’État islamique (EI).</p>
<p>À leur retour dans leurs pays respectifs, dont la France, ces militants seront traités de la même manière que les volontaires partis combattre dans les rangs de l’EI. Fichés et surveillés du fait de la formation militaire et idéologique reçue en Syrie, certains seront même <a href="https://hal.science/hal-03879950/">arrêtés pour terrorisme</a>, du fait de leur engagement dans les rangs d’une organisation filiale du PKK, aux côtés de laquelle l’armée française a néanmoins elle-même combattu. </p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/197562/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Rémi Carcélès bénéficie d'une bourse doctorale financée par l'Université d'Aix-Marseille, dans le cadre de son travail de recherche - portant sur "la transposition des conflits nationaux en contexte migratoire par l'étude des militantismes turcs, kurdes et arméniens en France" - il est notamment amené à côtoyer régulièrement des associations militantes kurdes pouvant être en lien avec les réseaux mentionnés dans cet article. </span></em></p>Le nouvel attentat qui a frappé la communauté kurde marque une nouvelle meurtrissure dans l’histoire du militantisme kurde en France, près de dix ans jour pour jour après le triple-assassinat de 2013.Rémi Carcélès, Doctorant en science politique, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1963722022-12-29T17:42:31Z2022-12-29T17:42:31ZLes Kurdes, victimes indirectes de la guerre en Ukraine<p>La guerre en Ukraine a des répercussions géostratégiques importantes sur le Moyen-Orient et, notamment, sur le dossier kurde.</p>
<p>Cette guerre concentre toute l’attention de la Russie et une grande partie de celle des États-Unis, et rend donc ces deux acteurs moins enclins à s’opposer fermement aux opérations conduites par la Turquie contre le PKK (parti marxiste-léniniste pankurde). En outre, le contexte actuel contribue à créer une convergence objective entre Ankara et Téhéran sur la question kurde.</p>
<h2>Quand Ankara et Téhéran s’en prennent simultanément aux groupes kurdes</h2>
<p>La recherche d’un dialogue entre les puissances occidentales et Téhéran <a href="https://english.alarabiya.net/News/middle-east/2022/10/31/Military-option-is-on-the-table-if-needed-to-prevent-Iranian-nuclear-weapon-Malley">n’est plus à l’ordre du jour</a>.</p>
<p>Les Occidentaux fustigent l’Iran pour son <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220910-nucl%C3%A9aire-france-allemagne-et-royaume-uni-doutent-s%C3%A9rieusement-des-intentions-de-l-iran">inflexibilité sur le dossier nucléaire</a> et son engagement aux côtés de la Russie en Ukraine, qui s’est matérialisé par la <a href="https://www.lefigaro.fr/international/l-iran-reconnait-avoir-livre-des-drones-a-la-russie-avant-sa-guerre-contre-l-ukraine-20221105">livraison de drones à Moscou</a>.</p>
<p>De son côté, Téhéran dénonce l’ingérence des puissances occidentales <a href="https://www.plenglish.com/news/2022/09/21/iran-denounces-western-interference-in-its-internal-affairs/">dans ses affaires intérieures</a> (puisque ces puissances critiquent avec véhémence la répression du mouvement de contestation qui traverse le pays depuis le meurtre de la jeune Kurde Mahsa Amini) et le rôle déstabilisateur des États-Unis qui <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/gaillaud_washington_teheran_reconciliation_impossible_2022.pdf">affichent leur soutien à l’opposition iranienne</a> – à savoir les monarchistes, les <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Iran-sont-moudjahidines-peuple-2018-07-03-1200952241">Moujahidines du peuple</a> (comme composante politique identifiée) et aussi les manifestants actuels à l’intérieur du pays.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/comment-la-guerre-en-ukraine-bloque-un-accord-sur-le-nucleaire-iranien-192061">Comment la guerre en Ukraine bloque un accord sur le nucléaire iranien</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Pendant ce temps, la Turquie met à profit le contexte de la guerre en Ukraine, qui lui a permis de <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/turquie-arbitre-guerre-ukraine-2022">renforcer son influence diplomatique</a>, pour mener une offensive militaire en Syrie contre les forces kurdes affiliées au PKK. La branche syrienne du PKK, le Parti de l’union démocratique (PYD), domine les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Forces_d%C3%A9mocratiques_syriennes">Forces démocratiques syriennes</a>, structure militaire hétéroclite composée de plusieurs dizaines de milliers de combattants.</p>
<p>Depuis le 20 novembre, Ankara <a href="https://www.dw.com/en/kurds-in-the-middle-east-why-are-they-under-fire/a-63850573">conduit une suite d’opérations militaires</a> qui ont pris la forme d’une série de raids aériens et de tirs d’artillerie contre les positions en Syrie et en Irak du PKK, tenu pour responsable de <a href="https://www.lexpress.fr/monde/proche-moyen-orient/attentat-a-istanbul-le-spectre-du-terrorisme-de-retour-en-turquie_2183539.html">l’attentat à la bombe qui a fait six morts à Istanbul le 13 novembre</a>. La Turquie prépare ses forces terrestres à un <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1318947/erdogan-envisage-une-operation-terrestre-en-syrie.html">engagement majeur dans le nord de la Syrie</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/cWuABTFDQtE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La Turquie riposte à l’attentat d’Istanbul en frappant les régions kurdes de Syrie et d’Irak, France 24, 20 novembre 2022.</span></figcaption>
</figure>
<p>Téhéran, de son côté, a <a href="http://www.strato-analyse.org/fr/spip.php?article142">frappé les positions militarisées</a> dans le Mont Qandil (non nord-ouest de l’Irak) de plusieurs organisations kurdes – le Parti démocratique du Kurdistan d’Iran (PDKI), le Parti pour une Vie Libre au Kurdistan (PJAK, branche iranienne du PKK) et Komala (Organisation autonomiste kurde (de tendance maoïste). Ces groupes sont <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/21/l-iran-mene-de-nouvelles-frappes-au-kurdistan-d-irak_6150818_3210.html">accusés par Téhéran d’attiser les manifestations contre le régime</a> consécutives à la mort de Mahsa Amini.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/iran-quand-la-revolte-des-femmes-accueille-dautres-luttes-192156">Iran : quand la révolte des femmes accueille d’autres luttes</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Ces nouveaux développements démontrent que si, historiquement, la question kurde renvoie à une diversité de réalités et d’intérêts, le sentiment identitaire qui déborde les frontières et la trajectoire de certains mouvements indépendantistes, ainsi que <a href="https://www.institutkurde.org/info/opinion-wesre-americass-most-loyal-ally-in-syria-donst-forget-us-1232552220">leur alliance devenue inextricable avec les États-Unis</a>, fédèrent les deux principaux acteurs régionaux dans leur volonté de neutraliser la « menace intérieure kurde ».</p>
<h2>La passivité américaine</h2>
<p>Voilà près de 40 ans que des épisodes d’affrontements rythment l’histoire conflictuelle entre le PKK, créé en 1978 par Abdullah Öcalan (et inscrit depuis 1997 sur la <a href="https://www.state.gov/foreign-terrorist-organizations">liste américaine des organisations terroristes</a>), et les autorités turques. Le conflit armé, qui débute en <a href="https://rojinfo.com/le-15-ao%C3%BBt-1984-debut-dune-nouvelle-ere-dans-lhistoire-kurde/">1984</a> et atteint son paroxysme <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/conflitkurde">dans les années 1990</a>, est passé par plusieurs phases. Après une période d’accalmie à la fin de l’année 2012, faisant suite à des <a href="https://www.liberation.fr/planete/2013/01/10/kurdes-et-turcs-en-negociations-ouvertes_873047/">négociations entre les autorités turques et le PKK</a>, le conflit s’intensifie de nouveau à partir de 2015.</p>
<p>À la faveur de la guerre en Syrie et des évolutions sur le terrain, le PYD a connu une montée en puissance qui a accru les appréhensions d’Ankara. Pour la Turquie, cette force incarne une menace pesant sur son intégrité territoriale et son unité nationale puisque le projet du PKK (dont le PYD, nous l’avons dit, est la branche syrienne) est de créer un État kurde en séparant le Kurdistan de Turquie du reste du pays.</p>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2017/06/25/le-vrai-visage-des-liberateurs-de-rakka/">Fer de lance de la lutte contre le groupe État islamique</a>, le PYD est soutenu par les États-Unis, même si ceux-ci cherchent dans le même temps à ménager leur allié stratégique turc. Pour ne pas heurter la Turquie et appuyer de manière directe le PYD, Washington a favorisé la création des <a href="https://rojinfo.com/les-fds-representent-toutes-les-composantes-du-nord-de-la-syrie/">Forces démocratiques syriennes</a> (FDS), une coalition hétéroclite qui reste perçue par Ankara comme une structure-écran dominée par le PKK, et qui contrôle le Nord-Est de la Syrie. Cette alliance fluctuante au gré des contextes et de la redéfinition des priorités américaines est d’abord conçue dans l’intérêt des États-Unis.</p>
<p>Les FDS se sont, en effet, retrouvées dans un rapport de dépendance élevé à l’égard de Washington. Plusieurs épisodes du conflit en Syrie ont illustré la faiblesse de la garantie de sécurité américaine, à l’exemple des batailles de <a href="https://www.lorientlejour.com/article/990063/les-ambiguites-du-triangle-usa-turquie-kurdes-au-coeur-de-loffensive-contre-manbij.html">Manbij en 2016</a> et d’<a href="https://www.nytimes.com/2018/01/23/opinion/turkey-syria-kurds.html">Afrin en 2018</a> où les Kurdes ont été les otages des calculs américains, et traités davantage comme des partenaires circonstanciels que comme des alliés stratégiques.</p>
<p>L’opération militaire lancée par le président turc le 20 novembre pour <a href="https://www.atlanticcouncil.org/blogs/turkeysource/the-risks-and-rewards-of-erdogans-next-military-operation/">neutraliser la menace kurde dans les zones syriennes situées le long des frontières méridionales de la Turquie</a> en refoulant les YPG (bras armé du PYD) à près de trente kilomètres de la frontière turque a ravivé les inquiétudes des forces kurdes, qui craignent que la Turquie ne bénéficie une nouvelle fois de la mansuétude de Washington.</p>
<p>Le commandant général des FDS, Mazloum Kobane Abdi, a en effet demandé aux États-Unis d’adopter une <a href="https://www.voanews.com/a/us-backed-kurdish-commander-us-needs-stronger-position-on-turkish-threat-/6855246.html">position plus ferme « face aux menaces turques »</a>. Il a également appelé la Russie – qui avait joué un rôle de médiateur lors de la précédente offensive turque en 2019 et obtenu un accord en vertu duquel l’armée syrienne et des forces russes se sont déployées le long de la frontière – <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20221129-syrie-les-kurdes-exhortent-moscou-%C3%A0-emp%C3%AAcher-une-offensive-terrestre-turque">à faire pression sur la Turquie</a>.</p>
<p>Cette opération militaire de la Turquie pour sécuriser ses zones frontalières est toutefois perçue par les observateurs occidentaux comme s’inscrivant dans un agenda électoral : il s’agit de renforcer la position de l’AKP dans la perspective des prochaines échéances électorales, après sa défaite en 2019 aux élections locales <a href="https://www.aljazeera.com/news/2019/4/2/erdogans-ak-party-loses-major-turkey-cities-in-local-elections">à Izmir, Istanbul et Ankara</a> sur fond de profonde <a href="https://www.courrierinternational.com/article/crise-en-turquie-l-inflation-sur-un-an-atteint-83-un-pic-inedit-depuis-1998">crise économique</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1602006253802242051"}"></div></p>
<p>Mais pour Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’Études anatoliennes (IEFA), joint par téléphone, cette offensive militaire ne relève pas uniquement de l’instrumentalisation politique et obéit à un réel souci sécuritaire : « Les considérations de politique intérieure sont très importantes, les autorités turques veulent montrer que les responsables de l’attentat d’Istanbul ne sont pas restés impunis, et probablement également obtenir de meilleures chances de remporter les élections. Mais malgré cela, il y a une réalité dont nombre d’analystes ne veulent pas tenir compte : cette opération revêt un intérêt sécuritaire réel face à la menace que représente pour la Turquie la présence des milices kurdes à sa frontière. »</p>
<p>Bayram Balci estime que si jusque là ni les Russes, ni les Américains ne veulent d’une incursion militaire terrestre de la Turquie en Syrie, ils tolèrent toutefois les bombardements aériens et les tirs d’artillerie dans la mesure où ils « n’ont pas les moyens d’entrer en conflit avec Ankara et ont besoin d’elle dans le conflit en Ukraine ».</p>
<p>Pour Igor Delanoë, directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe à Moscou, contacté également par téléphone, les Russes sont hostiles non pas aux Kurdes en tant que tels mais à leur alliance militaire avec les États-Unis, qui <a href="https://www.justsecurity.org/81313/still-at-war-the-united-states-in-syria/">continuent de garder sous leur contrôle la rive orientale de l’Euphrate</a> : « Moscou a régulièrement critiqué cette présence américaine et appelé les Kurdes à rompre cette alliance. Rien n’indique à ce stade que les FDS vont troquer leur allégeance aux Américains contre un retour dans le giron de Damas. Les Russes ont manifestement poussé pour que les Kurdes évacuent la bande de 30 km attenante à la frontière avec la Turquie dans les zones sous leur contrôle, mais cela n’a rien donné. Maintenant, il est vrai que l’entêtement des Kurdes à privilégier leur alliance avec Washington irrite les Russes. Mais cela ne va pas au-delà. »</p>
<h2>Une nouvelle donne appelée à durer ?</h2>
<p>Du côté de Washington, bien que le <a href="https://apnews.com/article/islamic-state-group-nato-syria-bucharest-turkey-bb1980f532b5a44cbc693897c853d9f1">durcissement de ton à l’égard la Turquie</a> pour tenter de dissuader Recep Tayyip Erdogan de lancer la phase terrestre de l’offensive augure d’un raidissement de la position américaine, les moyens de pression restent limités en raison de l’importance du rôle de la Turquie dans le conflit en Ukraine.</p>
<p>Sur ce dossier, Ankara tient une position ambivalente. D’une part, elle a contribué à l’effort de guerre de ses alliés de l’OTAN. D’autre part, elle <a href="https://www.euronews.com/2022/11/04/hungary-and-turkey-are-the-last-two-roadblocks-to-nato-membership-for-finland-and-sweden">continue de bloquer la tentative de l’OTAN d’accélérer l’adhésion de la Suède et de la Finlande</a> à l’Alliance en dépit des sollicitations américaines. Ankara est l’un des deux seuls pays membres de l’OTAN, avec la Hongrie, à ne pas avoir donné son aval à l’adhésion des pays nordiques. Washington dispose donc de peu de leviers de pression contre la Turquie dans ce contexte.</p>
<p>Quant à l’Iran, s’il n’a pas d’antagonisme majeur avec les FDS en Syrie, et ne semble pas résolument hostile au PKK en Irak, il est aujourd’hui, nous l’avons dit, engagé dans une confrontation militaire avec le PDKI, le PJAK et Komala, considérés parmi les forces motrices du soulèvement actuel contre le régime (soulèvement au moins partiellement imputé à Washington).</p>
<p>Une nouvelle donne s’esquisse donc : la convergence de la Turquie et de l’Iran qui voient désormais les acteurs kurdes comme des auxiliaires d’une stratégie américaine de déstabilisation. Les grandes puissances ayant à fort à faire ailleurs, les Kurdes risquent de ne pouvoir compter que sur leurs propres ressources pour faire face à cette double offensive…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196372/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pendant que l’attention russe et américaine est largement fixée sur l’Ukraine, Ankara et Téhéran s’attaquent aux forces kurdes, en Syrie et à la frontière Irak-Iran.Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1814992022-04-24T20:28:15Z2022-04-24T20:28:15ZLe mouvement kurde et le travail de mémoire du génocide arménien encore menacés par l’État turc<p>Ce 24 avril 2022, la majorité des Français avaient les yeux rivés sur l’élection présidentielle. Les années précédentes, c’était pourtant bien la mémoire du peuple arménien massacré qui retenait toute l’attention.</p>
<p>Le 24 avril – une date choisie en référence à la rafle d’intellectuels arméniens de 1915 – est en effet devenu <a href="https://www.gouvernement.fr/actualite/genocide-armenien-chaque-annee-une-journee-de-commemoration">officiellement depuis 2019</a> une journée de commémoration du génocide arménien, que la France reconnaît <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000403928/">dans la loi depuis 2001</a>.</p>
<p>Cette année-là, le Premier ministre Édouard Philippe avait assuré que « la France entend contribuer à faire reconnaître le génocide arménien comme un crime contre l’humanité, contre la civilisation ».</p>
<h2>Un génocide toujours nié par l’État turc</h2>
<p>Lorsqu’un évènement malheureux survient au Kurdistan de Turquie, il est coutume de s’exclamer, comme on invoquerait la fatalité : « Cent ans de malédiction ! » L’origine de ce dicton populaire et le fantôme qu’elle évoque ne font aucun doute. Il se <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782343229065-la-malediction-le-genocide-des-armeniens-dans-la-memoire-des-kurdes-de-diyarbekir-adnan-celik-namik-kemal-dinc/">réfère au génocide des Arméniens</a>, déclenché dans l’Empire ottoman en avril 1915 par le Comité Union et Progrès.</p>
<p>Dans les régions kurdes, les chrétiens (près d’un tiers de la population, Arméniens et Assyriens) furent <a href="https://www.cairn.info/revue-revue-d-histoire-de-la-shoah1-2003-1-page-123.htm">massacrés et déportés</a> avec la participation de collaborateurs locaux, au nom d’une fraternité turco-kurde conçue sous la bannière de l’islam.</p>
<p>Ce crime fondateur fait l’objet d’un <a href="http://adl.hayway.org/default_zone/documents/le_tabou_du_genocide_armenien.pdf">négationnisme farouche en Turquie</a>. Les élites de l’État-nation turc, depuis sa naissance en 1923, ont fait de <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/la-turquie-toujours-dans-le-deni-du-genocide-armenien_4368997.html">ce déni un socle de l’histoire officielle</a>, et lourdement criminalisé les voix et mémoires dissidentes. <a href="https://www.la-croix.com/Monde/En-Turquie-genocide-armenien-reste-tabou-2021-05-08-1201154729">Diffusé depuis le sommet de l’État</a>, le discours négationniste, <a href="https://enrs.eu/article/teaching-the-armenian-genocide-a-comparative-analysis-of-national-history-curriculums-and-textbooks-in-turkey-armenia-and-france">enseigné à l’école</a>, a tôt infusé l’ensemble de la société, dont une partie a hérité des biens arméniens confisqués et accaparés.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/9RgB6v21GQk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Génocide arménien : « L’État turc n’arrive pas à assumer son histoire » – France 24.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pourtant, dans la capitale politico-culturelle du Kurdistan de Turquie, Diyarbakır, en 2015, des milliers de personnes <a href="https://armenianweekly.com/2015/05/01/armenian-genocide-commemorated-in-diyarbakir/">ont œuvré à la commémoration</a> du centenaire du génocide, point culminant du <em>réveil</em> <em>de mémoire</em>, dont le Kurdistan des deux décennies précédentes avait été le berceau. L’articulation publique de cette contre-mémoire s’inscrit dans un mouvement plus large d’éveil de la société civile.</p>
<h2>La contestation du récit national turc</h2>
<p>Dès les années 1990, de <a href="https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2005-4-page-101.html">nombreux groupes sociaux en Turquie</a> (femmes, mouvement LGBTI+, « minorités » religieuses et ethniques du pays) s’élèvent contre un récit officiel qui les a occultés, invisibilisés, criminalisés. Ils revendiquent une histoire propre, qui diffère de la glorieuse, linéaire et très nationaliste histoire imposée par les vainqueurs. Des bribes et fragments de mémoire diffus, jusqu’alors confinés dans la sphère privée, se rencontrent désormais sur la scène publique. Ces prises de parole se font écho les unes aux autres, se stimulent, et parfois se découvrent une relative communauté de destin, celle d’une oppression et d’une violence étatique récurrentes.</p>
<p>C’est ainsi notamment que le <a href="https://www.letemps.ch/monde/fantome-genocide-armenien-hante-kurdes">passé des Arméniens et celui des Kurdes s’unissent</a> sur un même registre « victimo-mémoriel ». En région kurde, des habitants « se souviennent » de cette mise en garde attribuée à des Arméniens sur le chemin de la déportation à leurs voisins kurdes : « Nous sommes le petit-déjeuner, vous serez le dîner ! »</p>
<p>Beaucoup plus proche dans le temps, les soldats turcs faisant la guerre aux combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), – qu’a lancé sur le sol turc une guérilla de décolonisation – dans la terrible décennie 1990 ne s’évertuaient-ils pas à les traiter de « bâtards d’Arméniens », la sinistre inscription conquérante et raciste.</p>
<h2>La tentative de faire émerger une conscience publique du génocide</h2>
<p>Avec <a href="https://merip.org/2020/08/the-armenian-genocide-in-kurdish-collective-memory/">l’apaisement relatif du conflit et les nouvelles dynamiques sociales</a>, les années 2000 sont propices à la remémoration et au questionnement. Il apparaît que la langue maternelle des Kurdes (<a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2009/12/09/progressivement-istanbul-autorise-la-langue-et-la-culture-kurdes-a-sortir-de-la-clandestinite_1278084_3214.html">longtemps interdite</a>), leur toponymie (turcisée mais toujours en usage), les récits de leur histoire orale et, plus silencieusement, leurs paysages, charrient irrémédiablement la mémoire de ce génocide. N’est-il pas temps, alors, de se confronter à ce passé, de se détourner de la voie des nationalismes excluants qui ont ensanglanté la région ? Pour qu’advienne le terme des <a href="https://information.tv5monde.com/info/ou-en-est-l-armenie-100-ans-apres-le-genocide-29928">« cent ans de malédiction »</a> ne faut-il pas se confronter au passé ?</p>
<p>Entraînée par les prises de parole profanes issues de la société civile et par un très fort désir de retour à la paix, l’émergence de la mémoire refoulée de 1915 fut aussi favorisée par la <a href="https://www.cairn.info/la-question-kurde--9782724607178-page-97.htm">mue idéologique du mouvement kurde</a>, qui dominait alors très largement la politique locale. En s’éloignant d’un prisme kurdocentré, fort d’un projet politique d’émancipation misant sur la résolution pacifique des conflits et la cohabitation des différences, celui-ci accompagna le déploiement du <em>travail de mémoire</em> qui s’opère dans le champ social. Ce travail de mémoire, pleinement embrassé par les municipalités kurdes, a débouché sur des <a href="https://aoc.media/analyse/2021/04/22/les-kurdes-et-la-construction-dune-contre-memoire-du-genocide-armenien/">actes symboliques</a> très forts notamment à Diyarbakir (restauration de monuments arméniens, changement de nom de rues, monuments d’hommage, etc.).</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/30RCaQh3_gE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les Arméniens commémorent le génocide de 1915 – Le Monde.</span></figcaption>
</figure>
<p>Entre 1999 (<a href="https://ovipot.hypotheses.org/11188">accession</a> du mouvement prokurde légal à la tête de la mairie de Diyarbakır) et 2015, divers acteurs se sont mobilisés pour la réhabilitation du passé multiculturel de la région et la reconnaissance du génocide de 1915. Cela s’est traduit <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2015/01/05/century-silence">par une multitude d’initiatives</a>, de la recherche académique au champ littéraire, de l’organisation de rencontres, discussions et festivals à des entreprises architecturales, commémoratives et muséales, jusqu’aux excuses publiques au nom du peuple kurde. La <a href="https://armenianweekly.com/2015/01/23/dink-anniversary-diyarbakir/">commémoration qui eut lieu en 2015</a>, en présence de figures de proue du mouvement kurde (comme la mairesse de la ville Gültan Kışanak et le co-président du Parti démocratique des peuples Selahattin Demirtaş, tous deux actuellement derrière les barreaux), a constitué l’apogée de ce long cheminement.</p>
<h2>Le retour en force négationniste</h2>
<p>Las ! Entre 2015 et 2021, après <a href="https://www.lesechos.fr/2015/07/turquie-erdogan-juge-impossible-la-poursuite-du-processus-de-paix-avec-le-pkk-268595">l’échec du processus de paix initié en 2013</a>, une nouvelle offensive de l’État turc a conduit au presque anéantissement des efforts et réalisations de ce processus mémoriel polymorphe. L’« ouverture kurde » promise par Erdoğan à l’aube de son second mandat a été maigre et de courte durée : quelques avancées symboliques, mais surtout des pourparlers de paix historiques, dont les <a href="https://boutique.lemonde.fr/hors-series/hs-turquie.html">espoirs ont été balayés dès 2015</a> par un retour à l’option belliciste et répressive. Depuis la reprise de la guerre contre le mouvement kurde, la violence étatique, militaire et judiciaire s’est à nouveau abattue massivement, non seulement dans les régions kurdes, mais aussi contre tous les acteurs de la société civile qui osaient élever une voix critique en Turquie. Au Kurdistan, les autorités locales élues ont été <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2018-4-page-125.htm">remplacées par des <em>kayyum</em></a> (administrateurs) nommés par le gouvernement, parfaite incarnation du despotisme étatique.</p>
<p>À la suite de cette offensive de l’État, on assista également au retour en force d’un discours kurde de déni de responsabilité vis-à-vis du génocide de 1915. Il ne faut pas oublier, en effet, l’existence de voix kurdes depuis le début hostiles à ce processus de reconnaissance.</p>
<p>Cette hostilité s’ancrait dans des perspectives diverses. Les uns pensaient qu’à travers la « repentance », les Kurdes s’affaiblissaient et endossaient à tort le « crime du maître » (l’État turc est pour eux le seul coupable). D’autres, partisans d’un Kurdistan kurdo-kurde, ne voulaient pas entendre parler d’un passé kurdo-arménien susceptible d’entacher l’homogénéité et les revendications territoriales d’un nationalisme kurde classique. D’autres enfin, islamistes radicaux, s’appropriaient sans réserve la part de la propagande étatique consistant à dénoncer le mouvement kurde dans son ensemble comme un mouvement au service des intérêts arméniens et occidentaux.</p>
<h2>La mémoire du génocide, ennemie de l’État turc</h2>
<p>Si ces voix avaient été de fait marginalisées et discrètes durant la montée en puissance du mouvement de réhabilitation de la mémoire arménienne, elles se sont exprimées sans retenue après l’offensive gouvernementale belliqueuse et <em>mémoricide</em> de 2015.</p>
<p>Au cours de celle-ci, le <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/a-la-une/image-a-la-une/gosse-diyarbakir">quartier historique de Sur à Diyarbakır</a>, qui accueillait notamment l’église arménienne Surp Giragos restaurée avec l’appui politique et économique de la municipalité et le « Monument de la conscience commune » érigé deux ans auparavant, a été rasé en deux temps : par l’armée lors des affrontements des « guerres urbaines » de 2015, puis par la politique d’expropriation-reconstruction qui a suivi. Ce dernier exemple est emblématique de la <a href="https://aoc.media/analyse/2021/04/22/les-kurdes-et-la-construction-dune-contre-memoire-du-genocide-armenien/">permanence du désir d’annihilation de tout retour des traces</a> de l’ancienne présence arménienne qui obsède les autorités turques depuis plus d’un siècle.</p>
<p>La brutalité du <em>mémoricide</em> et le retour du cycle infernal de la guerre et de la répression ont coupé court à l’extraordinaire travail de mémoire accompli sur le long chemin de la reconnaissance. Ce processus fut d’autant plus singulier et profond qu’il s’est déroulé dans un État-nation négationniste, au sein d’un groupe subalterne (Kurdes) dont les acteurs ont la particularité d’être aussi, pour partie, les descendants de perpétrateurs directs du génocide aux côtés du groupe dominant au pouvoir un siècle auparavant.</p>
<p>Il mérite d’être salué et raconté notamment car il fait apparaître combien la reconnaissance du génocide des Arméniens, la lutte pour les droits des Kurdes, et la possibilité démocratique en Turquie restent intimement et irrémédiablement interreliées.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181499/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Adnan Çelik est chercheur invité à l'Université de Cambridge et fait partie d'un projet de recherche sur les relations turco-arméniennes accueilli par le Programme interconfessionnel de Cambridge (Cambridge Interfaith Programme) et financé par la Fondation Calouste Gulbenkian. Les opinions exprimées sont celles de l'auteur. </span></em></p>Reconnu par vingt-neuf pays, le génocide arménien est encore nié par l’État turc. Ce tabou mémoriel est un enjeu crucial avec le droit des Kurdes et une démocratisation de la Turquie.Adnan Çelik, Chercheur anthropologue et historien, Sciences Po LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1655502021-08-05T17:43:02Z2021-08-05T17:43:02ZQuel avenir pour les États du Moyen-Orient ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/414394/original/file-20210803-27-146x94.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C3892%2C3034&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Nés en large partie des décisions des anciennes autorités coloniales, les États du Moyen-Orient sont-ils encore viables&nbsp;?
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/middle-east-under-magnifier-162063665">Popartic/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article est publié dans le cadre du cycle <a href="https://www.ipev-fmsh.org/fr/transition-from-violence-lessons-from-the-mena-region/">IPEV Live – Transition from violence : lessons from the MENA</a>, une série de 8 discussions en ligne, tous les mardis du 18 mai au 29 juin 2021.</em></p>
<p>Depuis leurs indépendances et jusqu’à l’avènement du Printemps arabe, les États du Moyen-Orient ont souffert de leur principe constituant, attribué aux volontés et arrangements entre les anciennes puissances coloniales. Si les exigences d’autonomie, d’arabité et de souveraineté exprimées par les habitants de la région furent satisfaites par l’indépendance, ces États n’en constituaient pas moins, du point de vue aussi bien de leurs peuples que de leurs élites et de leurs dirigeants, des entités artificielles créées et découpées à la guise des diplomaties occidentales.</p>
<p>Les guerres entre Arabes et Israéliens et le sort malheureux du peuple et des réfugiés palestiniens ont marqué et, en quelque sorte, confisqué l’histoire moderne de la région. Tout comme les <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/syrie-Sykes-Picot-1916.htm">accords de Sykes-Picot</a> et leur part de responsabilité dans la transformation du projet culturel de renaissance arabe en un projet nationaliste et idéologique.</p>
<h2>L’impact de plusieurs décennies de nationalisme arabe</h2>
<p>Or, ce fut le nationalisme arabe qui a largement empêché l’émergence du pluralisme politique et du débat civil au sein de ces sociétés. Les guerres avec Israël ont essentiellement servi d’excuses, dans de nombreux pays de la région, pour justifier des coups d’État et la mainmise des militaires sur la vie publique et constitutionnelle. Il suffit, pour s’en convaincre, de calculer le nombre de décennies passées au pouvoir par chacun des dictateurs arabes, y compris les chefs et les cadres de l’Autorité palestinienne.</p>
<p>Mais l’entreprise la plus radicale et la plus totalisante fut celle des régimes baasistes en Irak et en Syrie, surtout à la suite des accessions au pouvoir de Hafez Al-Assad et de Saddam Hussein, respectivement en 1970 et 1979. Le parti Baas a assumé une mission <em>déconstituante</em> de l’État en Irak et en Syrie pendant plus de trois décennies. Citoyens et élèves apprenaient en effet, dans les manuels scolaires et même dans la Constitution – syrienne en l’occurrence – que les États arabes étaient illégitimes, provisoires et voués à la disparition.</p>
<p>Ce messianisme politique promettant une unité arabe par la révolution baasiste s’accompagnait d’un déni démographique et culturel à l’égard des minorités, notamment les Kurdes. Un déni qui est allé jusqu’au <a href="http://guerredugolfe.free.fr/kurdes.htm">rasage de milliers de villages kurdes</a> dans le nord irakien durant la première guerre du Golfe, sans oublier les <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/NEZAN/3615">tueries massives aux armes chimiques</a> commises sous la dictature de Saddam Hussein. En Syrie, malgré les <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-droit-constitutionnel-2015-1-page-e29.htm">changements constitutionnels de 2014</a> qui tentaient de relégitimer le pouvoir en place face à la rébellion, les droits culturels des Kurdes ne sont toujours pas reconnus. De telles semences idéologiques et criminelles implantées pendant à peu près un demi-siècle ne pouvaient que conduire à un éclatement social et institutionnel au moindre affaiblissement de ces Régimes-États.</p>
<p>Aujourd’hui, avec la désintégration territoriale des souverainetés syrienne et irakienne, les Kurdes ne veulent ni cohabiter ni construire leur avenir avec les Arabes. Or, tout comme les Arabes lors de leurs indépendances, les Kurdes se trouvent aujourd’hui devant l’impasse de l’hétérogénéité territoriale ; là où ils sont dominants, ils ne sont pas seuls, mais seulement majoritaires.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/OfiZjqFAgIo?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Un <em>statu quo</em> territorial qui conserverait les États existants tout en favorisant une évolution des régimes et la mise en place de systèmes pluralistes et inclusifs ne semble pas à l’ordre du jour. Malgré le Printemps arabe et ses revendications sociales et post-idéologiques, l’heure est à la stagnation et à l’<a href="https://theconversation.com/moyen-orient-le-retour-a-letat-de-nature-64399">indétermination post-étatique</a>.</p>
<h2>La relation entre régime et État</h2>
<p>La crise syrienne a commencé en 2011 avec des <a href="https://www.liberation.fr/planete/2012/03/14/quand-la-syrie-se-revolta_803029/">manifestations populaires</a> exigeant des réformes politiques de la part du régime de Bachar Al-Assad. Ces revendications ne portaient ni sur le contenu identitaire ni sur les frontières nationales de l’État syrien. Elles élaboraient, et c’est là que se justifie leur caractère révolutionnaire, une conscience sociale et post-idéologique de la politique et un esprit constitutionnaliste de l’État.</p>
<p>Or, au Moyen-Orient, il n’y a pas de gouvernements dans un État mais plutôt des Régimes-États. Au sein des monarchies de cette région, le monarque ne symbolise pas l’unité de son peuple mais donne leur nom et leur nationalité à ses sujets. Ainsi, les populations de l’Arabie s’appellent bien « saoudiens » par référence à la souveraineté des Saoud. Les autres monarchies du Golfe présentent moins ce défaut, mais n’en restent pas moins articulées à un régime politique dépassé et sans avenir juridiquement sécurisé, celui de la monarchie médiévale et absolue. De même dans les systèmes dits « républicains » de la région, il n’y pas d’État pour ses habitants, mais seulement des États à hiérarchie ethnique : État nationaliste juif, État nationaliste arabe et peut-être, bientôt, État nationaliste kurde.</p>
<p>Autrement dit, l’homogénéité normative fait totalement défaut et tout conflit est donc voué à dépasser la dialectique justice/injustice, liberté/tyrannie ou peuple/régime politique. En effet, le cadre étatique finalisé au sein duquel se déroulerait l’affrontement entre plusieurs légitimités politiques n’existe pas encore, car la question de la légitimité politique au Moyen-Orient se pose au niveau de <a href="https://theconversation.com/espace-legal-et-espace-legitime-au-moyen-orient-49002">la <em>nature</em> de l’État</a> et non au niveau des luttes sociales et politiques au sein de celui-ci.</p>
<p>L’ouverture de l’espace syro-irakien aux influences régionales et internationales en a constitué la meilleure démonstration dans la mesure où, à la surprise générale, plusieurs embryons et types d’État ont fait surface.</p>
<p>Les Turcs, les Qataris et les Frères musulmans en général ne rêvaient pas d’une démocratie constitutionnelle et pluraliste en Syrie mais d’une constitutionnalité électorale et majoritaire de l’État, copiant les régimes de Morsi en Égypte, d’Erdogan en Turquie ou de Poutine en Russie. Ils ont réussi, d’après plusieurs opposants syriens, à accaparer et orienter les corps représentatifs de l’opposition syrienne, que ce soit au niveau diplomatique ou sur le terrain de guerre.</p>
<p>Quant à l’Iran et au Hezbollah, présents et très ambitieux en Syrie et en Irak, ils se réclament de l’islam chiite révolutionnaire et du système politique des mollahs et des ayatollahs. Ils jouent la carte des minorités de la région et orientent les conflits vers une irréductible opposition entre chiites et sunnites. Daech appartenait à la catégorie saoudienne et médiévale de la monarchie absolue, y ajoutant le devoir religieux du djihad et de l’expansion territoriale. Les Kurdes recopiaient et recopient encore l’erreur arabe et juive de l’État nationaliste et monolithique, et ainsi de suite.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"971675852999098370"}"></div></p>
<p>L’homogénéité normative signifie la <a href="http://www.revistasconstitucionales.unam.mx/pdf/3/art/art8.pdf"><em>sécurité juridique</em></a>. On peut traduire cette notion pour le Moyen-Orient comme ayant deux versants : l’accrochage de tout système politique à la légitimité populaire pour le versant philosophique (le Contrat), et l’accrochage des institutions de l’État à la souveraineté de la loi et des droits de l’homme pour le versant juridique (le Constitutionalisme).</p>
<p>Aujourd’hui, un changement de régime au Moyen-Orient pourrait signifier une transformation, voire une disparition de l’État, suivies d’une multitude de possibilités spatiales imprévisibles et impossibles à anticiper. L’existence juridique de la Syrie ou de l’Arabie saoudite, de l’Irak ou même de l’État d’Israël pourrait très facilement être remise en question. Les alternatives constituantes à ces États sont aussi variées que le nombre de minorités et d’ethnies présentes dans la région (Kurdes, Palestiniens, Druzes, chiites, etc.)</p>
<h2>Les questions d’avenir</h2>
<p>Le Printemps arabe a fait entrevoir, à ses débuts, un possible dépassement des idéologies identitaires et des régimes politiques au profit d’une fixation institutionnelle des États et d’une constitutionnalisation de leur vie politique. S’il est encore vivant, et si l’on veut entretenir sa suite et ses conséquences, il nous faudrait penser les problématiques suivantes :</p>
<ul>
<li><p>Quel est le statut historique du droit à l’autodétermination ? S’agissait-il d’un expédient et d’un d’idéal illusoire mais indispensable pour la sortie de l’Empire aux débuts du XX<sup>e</sup> siècle ? L’État du XXI<sup>e</sup> siècle devrait-il toujours représenter une expression identitaire du politique ?</p></li>
<li><p>Y a-t-il assez de place, d’espace, ou d’homogénéité démographique dans cette région pour satisfaire l’ensemble des légitimités politiques dites constituantes ? Où est la place de l’individu, de sa propre identité et de ses droits sociaux et politiques ?</p></li>
<li><p>La lutte du peuple kurde et celle du peuple palestinien devraient-elles se poursuivre dans le sens de l’autodétermination et de l’indépendance ? Ou bien faudrait-il repenser l’avenir de la région au sein d’États pluralistes et démocratiques, au service de tous leurs habitants et de tous leurs citoyens ? Cela ne résoudrait-il pas également les interrogations existentielles de certaines minorités émergentes, tels les alaouites en Syrie, les sunnites en Irak ou les chiites au Liban et ailleurs ?</p></li>
<li><p>Qu’en est-il des questions émergentes et extrêmement urgentes pour l’avenir de la région, comme le défi écologique, la gestion durable et la répartition équitable des ressources naturelles entre États ? La multiplication et l’apparition de nouveaux États ne constitueraient-elles pas, à cet égard, une menace encore plus grave que celle des conflits identitaires ?</p></li>
<li><p>Enfin, quelles sont les réponses que devraient apporter les initiatives civiles et privées face aux défis éthiques de la technologie, du flux des idées radicales par le web, ou du non-accès de millions de réfugiés à l’éducation et à l’information ? Comment former un <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03264927/document">pouvoir social-numérique</a> dépassant frontières et régimes et contribuant à une représentation civile et citoyenne de la chose politique ?</p></li>
</ul>
<p>Autant d’interrogations nécessaires pour les années à venir…</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/165550/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohamad Moustafa Alabsi a reçu des financements de Mellon Foundation Porgam for Displaced Scholars. </span></em></p>Au Moyen-Orient, les événements de la décennie passée ont profondément remis en cause les États existants, au point de menacer leur existence même.Mohamad Moustafa Alabsi, Chercheur postdoctoral au Mellon Fellowship Program, Columbia Global Centers, Amman, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1569862021-03-21T17:42:12Z2021-03-21T17:42:12ZLa carte kurde dans le jeu de Joe Biden face à l’Iran<p>La politique syrienne de l’administration Biden ne peut être décorrélée de son approche des relations avec l’Iran. Or, en la matière, en dépit d’une <a href="https://www.nytimes.com/2021/02/18/us/politics/biden-iran-nuclear.html">volonté proclamée de négocier avec la République islamique</a>, la stratégie des pressions se poursuit, compliquant pour l’instant toute perspective de pourparlers avec Téhéran.</p>
<p>Le 28 février dernier, l’Iran a <a href="https://www.washingtonpost.com/national-security/iran-rejects-early-nuclear-talks-us/2021/02/28/e62ee95c-79f2-11eb-85cd-9b7fa90c8873_story.html">rejeté</a> une proposition de discussion informelle avec les pays européens et les États-Unis dans une configuration où Washington <a href="https://www.challenges.fr/monde/les-etats-unis-ne-leveront-pas-pour-l-instant-les-sanctions-contre-l-iran-dit-biden_749892">maintient les sanctions contre Téhéran</a> et refuse toujours de donner son consentement au déblocage des <a href="https://www.eastasiaforum.org/2021/02/19/resolving-south-koreas-iran-conundrum">fonds iraniens gelés en Corée du Sud</a>.</p>
<h2>Des soutiens de poids à la cause kurde au sein de la nouvelle administration</h2>
<p>L’administration Biden a en fait adopté une politique duale envers l’Iran, maintenant à la fois des canaux de négociation et de pression, notamment contre le principal allié de Téhéran, le régime syrien de Bachar Al-Assad.</p>
<p>La stratégie mise en œuvre sous le mandat de Donald Trump et consistant à dénier au régime syrien l’accès à une <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Dans-le-contexte-de-l-operation-militaire-turque-Source-de-paix-retour-sur-les.html">région particulièrement riche en ressources agricoles et énergétiques</a>, le nord-est du pays, sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS, coalition hétéroclite de forces supervisée par le PYD, branche syrienne du PKK), est poursuivie par une <a href="https://foreignpolicy.com/2021/03/05/biden-middle-east-team-pentagon-state-department-nsc/">nouvelle administration</a> qui compte en son sein d’ardents promoteurs de la cause kurde, à l’instar du coordinateur pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord au Conseil de sécurité nationale <a href="https://telquel.ma/2021/01/18/qui-est-brett-mcgurk-le-coordinateur-de-la-politique-americaine-au-moyen-orient-et-en-afrique-du-nord_1708148">Brett Mc Gurk</a> ou de la directrice pour la Syrie et l’Irak à ce même Conseil de sécurité nationale <a href="https://npasyria.com/en/37006/">Zehra Bell</a>.</p>
<p>Le premier a réaffirmé, à plusieurs reprises, le rôle incontournable joué par les FDS dans la stabilisation de la Syrie et défendu l’option d’un renforcement du soutien aux Kurdes, allant jusqu’à <a href="https://www.theguardian.com/us-news/2018/dec/22/us-anti-isis-envoy-brett-mcgurk-quits-trump-syria-withdrawal">démissionner en décembre 2018</a> de son poste d’émissaire américain auprès de la coalition internationale anti-Daech pour marquer son opposition à la décision de Trump de retirer ses troupes de Syrie et d’abandonner ses alliés.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1359185290276048898"}"></div></p>
<p>Zehra Bell, en charge au sein de l’administration Biden des dossiers Syrie et Irak et proche collaboratrice de Brett Mc Gurk, a su quant à elle concilier sa précédente mission de chef de l’équipe d’intervention pour l’assistance à la transition en Syrie avec celle de conseillère informelle de Mazloum Abdi, commandant des FDS à Kobané.</p>
<p>Enfin, le nouveau secrétaire d’État, Antony Blinken, préconisait pour sa part en 2019 de renforcer le volet dissuasion de l’approche américaine, estimant qu’en Syrie, Washington a fait <a href="https://www.brookings.edu/blog/order-from-chaos/2019/01/04/america-first-is-only-making-the-world-worse-heres-a-better-approach/">« l’erreur de ne pas en faire assez »</a>.</p>
<p>Aujourd’hui, dans les faits, l’administration américaine semble reconduire le pari stratégique du soutien aux Kurdes dans une zone d’<a href="https://www.mei.edu/publications/syrian-oil-crisis-causes-possible-responses-and-implications">importance vitale</a>. Cette mobilisation du facteur kurde est une constante de la politique américaine en Syrie.</p>
<h2>L’instrumentalisation des Kurdes au gré des priorités de l’agenda américain</h2>
<p>À mesure de l’évolution du conflit, les Kurdes se sont trouvés dans un rapport de dépendance stratégique trop élevé vis-à-vis de l’acteur américain, bien qu’ils n’aient jamais renoncé à leurs revendications nationalistes.</p>
<p>En 2011, dans le contexte de la crise, ils se distancient de l’opposition syrienne sous influence turque, en proie à des contradictions internes et accusée de ne pas reconnaître l’« identité kurde ». En juillet 2012, les Kurdes perçoivent dans le retrait partiel de l’armée syrienne du nord du pays l’opportunité d’occuper le vide et de concrétiser progressivement leurs aspirations. Mais l’évolution du rapport de force sur le terrain pulvérise cette dynamique autonome. Après l’offensive éclair du groupe État islamique (EI) en Syrie, les Kurdes se retrouvent <a href="https://www.reuters.com/article/ofrtp-syrie-islamistes-kobani-idFRKCN0HS1EH20141003">assiégés en octobre 2014 à Ain Arab</a> (Kobané), leur survie dépendant de l’aide des Américains après que les Russes, alliés à Damas, se soient montrés peu enclins à les soutenir.</p>
<p>Le poids de la réalité géopolitique et de ses contraintes impose donc aux Kurdes une alliance avec les États-Unis qui rend obsolète leur engagement idéologique – le PYD étant l’avatar du PKK turc, qui prône une idéologie <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=54A2DwAAQBAJ">anti-impérialiste</a> et est inscrit sur la <a href="https://www.state.gov/foreign-terrorist-organizations">liste américaine des organisations terroristes</a>.</p>
<p>Perçus comme la principale force combative et efficace dans la lutte contre le groupe EI, notamment après l’échec du <a href="https://www.lepoint.fr/monde/syrie-le-pentagone-reduit-son-programme-d-entrainement-de-rebelles-09-10-2015-1972215_24.php">programme américain de formation et d’équipement de rebelles syriens modérés</a>, les Kurdes deviennent le fer-de-lance de Washington et empêchent l’EI d’établir une liaison entre ses deux « capitales », Mossoul (en Irak) et Raqqa (en Syrie).</p>
<p>Cette coopération étroite entre les Américains et les Kurdes s’expliquerait, <a href="https://www.foreignaffairs.com/articles/syria/2019-04-16/hard-truths-syria">selon Brett Mc Gurk</a>, par la position intransigeante de la Turquie qui oppose une fin de non-recevoir aux demandes américaines de coordination opérationnelle dans le cadre de la lutte contre le groupe EI.</p>
<p>Une divergence d’approche dans la gestion de la crise syrienne a refroidi les relations entre Ankara et Washington. Alors que la Turquie réclamait une intervention militaire américaine massive à ses côtés pour favoriser un changement de régime en Syrie, elle se heurte au refus de Barack Obama en mai 2013. Les accrocs se sont multipliés à mesure que les États-Unis renforçaient leur soutien aux Kurdes sous couvert de lutte contre le groupe EI. Dans la perception d’Ankara, c’est bien l’aide américaine aux forces kurdes de Syrie – toutes liées au PKK perçu comme une menace pour l’intégrité territoriale et l’unité nationale de la Turquie – qui a dans une large mesure conforté les ambitions kurdes. De leur côté, les États-Unis voyaient d’un mauvais œil <a href="https://info.arte.tv/fr/turquie-daesherdogan-liaisons-dangereuses">l’attitude complaisante des Turcs à l’égard de l’EI</a> (une attitude s’expliquant par le fait que, aux yeux des Turcs, les deux dangers principaux étaient les <a href="https://information.tv5monde.com/info/kurdes-pour-la-turquie-pkk-plus-menacant-que-ei-46862">Kurdes</a> et le régime de Damas, plus que les groupes djihadistes).</p>
<p>Pourtant en dépit d’une alliance tactique avec les forces kurdes, Washington tente de ménager les intérêts de son partenaire stratégique turc. À plusieurs reprises, les Kurdes sont abandonnés à leur sort : l’épisode de la <a href="https://www.lefigaro.fr/vox/monde/2018/02/09/31002-20180209ARTFIG00284-bataille-d-afrine-la-trahison-des-kurdes-par-les-occidentaux.php">bataille d’Afrine</a> en 2018 en est une illustration éclatante.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/J_XRAyto87U?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Le soutien aux Kurdes demeure ainsi tributaire des priorités de l’agenda américain, qui évolue au gré du contexte. Après l’annonce, en décembre 2018, du retrait américain de Syrie, vécue comme une <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/En-Syrie-Kurdes-sentent-trahis-2018-12-21-1200991068">véritable trahison par les Kurdes</a>, Trump réaménage sa décision, souscrivant au point de vue des néoconservateurs. La priorité donnée à l’objectif de l’affaiblissement de l’Iran conduit les États-Unis à utiliser à la fois les sanctions en tant que leviers de pressions politiques contre le régime iranien, et à recourir aux instruments de la guerre hybride à travers les opérations spéciales comme <a href="https://www.lepoint.fr/monde/mort-de-soleimani-une-operation-sans-precedent-pour-l-armee-americaine-03-01-2020-2356024_24.php">l’élimination du général iranien Soleimani</a>, et le soutien aux minorités, notamment les Kurdes en Syrie.</p>
<h2>Changement d’administration mais continuité de la politique américaine en Syrie</h2>
<p>La nouvelle administration conforte certains principes directeurs de la politique syrienne de la précédente.</p>
<p>Pour traiter avec l’Iran, qui n’a cessé de <a href="http://www.opex360.com/2020/07/09/liran-va-renforcer-la-defense-aerienne-syrienne/">renforcer sa présence militaire en Syrie</a>, ses capacités balistiques et son soutien aux groupes qui lui sont organiquement liés comme le Hezbollah, il est devenu important pour Washington de réduire son potentiel de nuisance à l’échelle régionale. La stratégie de <em>Ressources Denial</em> privant d’accès le régime de Damas aux ressources du nord-est syrien crée un enjeu politique intérieur majeur, avec le risque d’une résurgence de la contestation, d’autant que l’<a href="https://www.atlanticcouncil.org/blogs/menasource/2021-budget-reveals-the-depth-of-syrias-economic-woes/">économie syrienne est exsangue</a>.</p>
<p>Mais cette approche est surtout conçue dans une logique de marchandage dans la perspective des négociations à venir avec l’Iran – bien que, pour l’instant, les <a href="https://responsiblestatecraft.org/2021/02/28/iran-rejects-meeting-as-bidens-slow-diplomacy-hits-predictable-snag/">conditions ne semblent pas réunies</a> pour progresser dans la direction d’un retour à l’accord nucléaire.</p>
<p>Les deux options – discuter avec l’Iran et faire pression sur la Syrie – ne sont pas contradictoires mais devraient permettre à terme aux Américains de négocier en position de force en posant de nouvelles conditions. Il s’agit également d’un gage donné à Israël <a href="https://newlinesmag.com/reportage/israel-to-biden-tehran-can-wait/">inquiet des perspectives d’un retour à l’accord sur le nucléaire et de la politique moyen-orientale</a> de la nouvelle administration américaine.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1327254837902401536"}"></div></p>
<p>Les <a href="https://www.bbc.com/news/world-middle-east-56205056">récentes frappes américaines en Syrie</a> en réponse aux attaques menées contre le personnel américain et de la coalition en Irak illustrent également cette volonté de l’administration Biden de ne pas séparer le cadre propre à la politique syrienne de celui, plus général, de la confrontation avec l’Iran, l’affaiblissement du rôle régional de ce dernier demeurant une priorité.</p>
<h2>Un pari risqué pour les Kurdes</h2>
<p>Quant aux Kurdes, s’ils s’enhardissent dans leurs prétentions territoriales en mettant à profit ce nouveau contexte, cette stratégie n’est pas sans conséquences.</p>
<p>D’un côté, l’engagement américain est loin d’être indéfectible et si l’équipe Biden voit aujourd’hui dans le facteur kurde un atout stratégique majeur, la configuration est susceptible d’évoluer au gré de la redéfinition des intérêts de Washington.</p>
<p>De l’autre, la gestion des ressources dans le nord-est de la Syrie est de plus en plus contestée par les populations arabes locales et réveille les antagonismes latents. Comme l’a rappelé, en janvier dernier, l’ex-ambassadeur américain en Syrie, Robert Stephen Ford <a href="https://www.foreignaffairs.com/articles/turkey/2021-01-25/us-strategy-syria-has-failed">dans un article pour Foreign Affairs</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Les alliés kurdes syriens des États-Unis ont exacerbé les tensions régionales de longue date entre Arabes et Kurdes. Parmi les communautés arabes en particulier, il existe une frustration généralisée face à la domination politique kurde – rendue possible par les États-Unis – et au contrôle kurde des champs pétrolifères locaux. Les résidents arabes protestent également contre la corruption administrative présumée des FDS, les opérations antiterroristes brutales et les pratiques de conscription. Pour leur part, les forces kurdes ont commis des attentats à la voiture piégée contre des villes arabes sous contrôle militaire turc. Dans un tel environnement, chargé de tensions ethniques et de conflits tribaux, l’État islamique peut opérer avec l’acceptation tacite des communautés locales et recruter dans leurs rangs. »</p>
</blockquote>
<p>Sans le soutien américain, les Kurdes ne pourraient assumer cette politique de plus en plus affirmée de revendication territoriale. Mais en faisant le pari exclusif de Washington pour parvenir à former une entité territoriale enclavée dans le nord-est de la Syrie, ils courent le risque, cette fois, d’un conflit ethnique. </p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/156986/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Affaiblir l’Iran en promouvant l’autonomie kurde dans le nord-est de la Syrie voisine : telle est la ligne complexe choisie par l’administration Biden.Lina Kennouche, Doctorante en géopolitique, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1476942020-10-19T19:32:47Z2020-10-19T19:32:47ZQue veut la Turquie en Méditerranée orientale ?<p>Depuis l'automne 2019, les ambitions régionales de la Turquie se heurtent régulièrement aux intérêts de l'Union européenne. De sa politique syrienne, marquée par sa volonté inébranlable de <a href="https://www.trt.net.tr/francais/turquie/2019/11/26/erdogan-le-pkk-pyd-ypg-est-une-organisation-terroriste-tout-comme-Daech-1312674">venir à bout</a> des milices kurdes du PYD, alliées de l'Occident face à Daech mais considérées comme terroristes par Ankara, à son <a href="https://www.lowyinstitute.org/the-interpreter/what-turkey-s-end-game-libya">soutien actif au gouvernement de Tripoli</a> en dépit de l'embargo sur les armes prononcé par les Nations unies, en passant par sa revendication de <a href="https://fmes-france.org/vers-une-politique-turque-de-delimitation-maritime-encore-plus-agressive-en-mediterranee-par-arnaud-peyronnet/">territoires maritimes en Méditerranée orientale</a> ou par son appui diplomatique et militaire à <a href="https://apnews.com/article/turkey-territorial-disputes-azerbaijan-ankara-armenia-9a95d9690569623adedffe8c16f3588d">l'Azerbaïdjan face à l'Arménie</a>, le président Erdogan poursuit un agenda résolument nationaliste.</p>
<p>Des facteurs tant intérieurs qu'extérieurs permettent de mieux comprendre la politique maximaliste poursuivie depuis un an par l'homme fort de la Turquie dans son environnement régional.</p>
<h2>L'AKP fragilisé sur la scène intérieure</h2>
<p>La Turquie rencontre, depuis plusieurs années, des <a href="https://www.nytimes.com/2020/08/27/business/turkey-currency-crisis.html">difficultés économiques</a> que la crise de la Covid-19 n'a fait que <a href="https://www.researchgate.net/publication/341714253_Covid-19_Could_Cause_Bigger_Cracks_in_Turkey's_Fragile_Crisis_Prone_Economy">renforcer</a>. Or l'AKP, le parti au pouvoir depuis 2002, tire précisément sa popularité de ses succès économiques, symbolisés par le <a href="https://www.senat.fr/rap/r12-716/r12-7161.html">fort taux de croissance</a> que la Turquie a affiché lors de la première décennie du nouveau millénaire. Afin de faire oublier la situation économique précaire à laquelle il ne semble pas en mesure de répondre efficacement, le gouvernement d'Erdogan redouble d'activisme sur la scène internationale, convoquant régulièrement <a href="https://www.france24.com/fr/20200711-en-turquie-erdogan-ravit-son-extr%C3%AAme-droite-en-transformant-sainte-sophie-en-mosqu%C3%A9e">l'intérêt national, discours à forte résonance auprès de l'électorat nationaliste du MHP sur lequel il compte pour remporter les prochaines élections</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EAbEi1rpg7M?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Turquie : Erdogan Land | ARTE Reportage.</span></figcaption>
</figure>
<p>Mais au-delà de ce parti ultranationaliste, les politiques régionales poursuivies par Erdogan rencontrent un écho favorable auprès d'une large majorité de Turcs, y compris du CHP, le <a href="https://www.courrierinternational.com/article/analyse-offensive-en-syrie-la-turquie-malade-de-son-nationalisme">parti d'opposition kémaliste</a>, qui soutient à la fois la politique menée à l'encontre des milices kurdes affiliées au PKK (tant en Syrie qu'en Irak) et l'appui apporté à Fayez el-Sarraj en Libye. Ce soutien ouvre la voie à des débouchés économiques et énergétiques, tout en permettant à la Turquie de revendiquer des <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/grece/l-article-a-lire-pour-comprendre-les-tensions-entre-la-turquie-la-grece-et-la-france-en-mediterranee-orientale_4104407.html">droits en Méditerranée orientale</a>, dont elle est largement exclue en dépit de sa longue zone côtière (elle se sent par exemple encerclée par la Grèce, qui clame sa souveraineté sur des territoires maritimes à plus de 500 kilomètres de sa métropole et à seulement 2km des côtes turques).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1316038486546317312"}"></div></p>
<p>Dans le même temps, Ankara se montre <a href="https://www.france24.com/fr/20201001-haut-karabakh-face-%C3%A0-la-russie-jusqu-o%C3%B9-ira-la-turquie-pour-soutenir-l-azerba%C3%AFdjan">solidaire de l'Azerbaïdjan</a> face à l'Arménie, en raison de liens ethniques et historiques unissant ces peuples turciques d'une part, et des <a href="https://repairfuture.net/index.php/fr/geopolitique-point-de-vue-de-turquie/turquie-azerbaidjan-quand-le-petit-frere-devient-presque-encombrant">coopérations économiques et énergétiques</a> mises en place depuis les années 1990 d'autre part. D'ailleurs, ce soutien s'insère dans la politique eurasiatique menée par les prédécesseurs de l'AKP, dont la vocation était de diversifier la politique étrangère de la Turquie en rompant avec son tropisme purement occidental afin de favoriser l'expansion du monde turcique de <a href="https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/2008-05-03/new-turkish-republic-turkey-pivotal-state-muslim-world">« l'Adriatique à la grande Muraille de Chine »</a> comme l'expliquait le premier ministre de l'époque, Süleyman Demirel.</p>
<h2>2020 : le centenaire du traité de Sèvres</h2>
<p>Face à des politiques jugées agressives, mais surtout heurtant les intérêts de l'UE et l'influence de certains de ses États membres dans la région, ces derniers redoublent de critiques envers la Turquie, n'hésitant pas, dans le cas d’<a href="https://www.20minutes.fr/politique/2858623-20200910-tensions-mediterranee-europe-doit-avoir-voix-plus-unie-plus-claire-face-turquie-demande-emmanuel-macron">Emmanuel Macron</a>, à adopter une rhétorique des plus virulentes couplée à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/13/tensions-entre-la-grece-et-la-turquie-la-france-envoie-deux-rafale-et-deux-batiments-de-la-marine-nationale_6048868_3210.html">l'usage du <em>hard power</em></a>.</p>
<p>Or, loin d'affaiblir Erdogan, ces postures ne font que renforcer la solidarité des Turcs envers un dirigeant qui semble défendre les intérêts de son pays contre des États étrangers cherchant à l'affaiblir et à empêcher son avènement. Ainsi Bulent Kusoglu, vice-président du CHP, prenant les propos de Macron à rebours, a <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/09/22/erdogan-a-reussi-son-objectif-creer-une-surenchere-nationaliste_6053117_3232.html">déclaré</a> qu'« il n'y a pas de différence entre le peuple turc et Erdogan quand il s'agit d'une question nationale ».</p>
<p>En fait, Erdogan parvient à capitaliser sur le <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2014-1-page-199.htm">syndrome de Sèvres</a> qui touche l'ensemble de la population turque. Alors qu'en 1920 l'Empire ottoman est en état de déliquescence, le Sultan consent à signer le <a href="https://mjp.univ-perp.fr/traites/1920sevres.htm">traité de Sèvres</a>, prévoyant le dépeçage de la Turquie par les puissances européennes, établissant en outre un Kurdistan indépendant et accordant à l'Arménie un territoire plus grand que celui dont elle dispose aujourd'hui. C'est dans ce contexte que le général Mustafa Kemal, livrant alors sa guerre d'indépendance dont il sort victorieux en 1923, impose aux Européens la révision du traité de Sèvres, auquel succède le <a href="https://www.herodote.net/24_juillet_1923-evenement-19230724.php">traité de Lausanne</a> (1923), plus avantageux pour la nouvelle République.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/E3QLVgLplB0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La fin de l'Empire ottoman.</span></figcaption>
</figure>
<p>Reste que le traumatisme de Sèvres est grand : les Turcs redoutent toujours que des forces étrangères, et a fortiori européennes, cherchent à porter atteinte à l'intégrité territoriale et à la sécurité nationale du pays. Les injonctions des Européens et leur refus de prendre en considération les droits jugés légitimes de la Turquie en Méditerranée orientale – du fait, selon les Turcs, d'un suivisme aveugle à l'égard de la Grèce et de la République de Chypre, deux pays hostiles à Ankara – ne font que renforcer ce complexe obsidional.</p>
<p>C'est ainsi qu'Erdogan, après avoir <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/12/10/un-accord-turco-libyen-de-delimitation-maritime-provoque-la-colere-de-la-grece_6022314_3210.html">signé en novembre 2019 un accord de délimitation maritime avec le GNA libyen</a> en réponse à la <a href="https://www.lepoint.fr/economie/en-mediterranee-ce-gaz-tant-convoite-19-08-2020-2388197_28.php">coopération énergétique offshore établie entre la Grèce, Chypre, Israël et l'Égypte</a> (qui exclut la Turquie de ce partage des ressources de la Méditerranée), déclare que [« grâce à cette coopération [avec le GNA]][…], on a renversé le traité de Sèvres »](https://www.lemonde.fr/international/article/2020/07/31/turquie-revanche-sur-le-traite-de-sevres_6047822_3210.html).</p>
<h2>Le <a href="https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/01_turkey_taspinar.pdf">« gaullisme »</a> d'Erdogan</h2>
<p>Les choix de politique étrangère de l'actuel gouvernement répondent donc à une logique électorale (les prochaines élections ayant lieu en 2023, année du centenaire de la République et donc hautement symbolique), d'où ses discours, postures et politiques nationalistes. Mais ils sont aussi la conséquence de l'accession de la Turquie au statut de puissance émergente qui la conduit à adopter une politique proactive sur la scène internationale cherchant à <a href="https://journals.openedition.org/remmm/9768">défendre sa souveraineté et à maximiser son intérêt national</a> comme l'explique Jana Jabbour dans son livre <em>La Turquie. L'invention d'une diplomatie émergente</em>. C'est ce que le chercheur Ömer Taspinar qualifie de <a href="https://www.brookings.edu/wp-content/uploads/2016/06/01_turkey_taspinar.pdf">« gaullisme »</a> d'Erdogan.</p>
<p>C'est ainsi que désormais en position de force face, d'une part, à une UE dépeinte à son tour comme « l'homme malade de l'Europe », désunie, désarmée, affaiblie économiquement et déliquescente et, d'autre part, à une Amérique en retrait (et qui de toute façon a tendance à soutenir Ankara en raison de la lutte d'influence que celle-ci livre à Moscou et Téhéran), la Turquie entend réviser des traités signés quand le rapport de force était inversé. Rappelons d'ailleurs que le tropisme européen de Kemal Atatürk avait pour vocation non pas de s'aligner en tout sur les Européens, mais de rattraper le retard accumulé par les Ottomans afin de pouvoir, à terme, supplanter ses anciens adversaires. En ce sens, la politique menée par Erdogan s'inscrirait dans la continuité de l'action du fondateur de la République.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nr1bafCX8Uo?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Entre Macron et Erdogan, la guerre est-elle déclarée ? – 28 Minutes – ARTE.</span></figcaption>
</figure>
<p>Par conséquent, la Turquie compte dorénavant étendre son influence et défendre ses intérêts, fût-ce par le biais de son <em>hard power</em>. C'est ce qui justifie ses interventions en Syrie ou son soutien sans faille à l'Azerbaijan.</p>
<p>Et c'est là, par exemple, l'esprit de sa politique de la « patrie bleue » (<em>Mavi Vatan</em>) défendue par Ankara en Méditerranée orientale notamment. La Turquie ne veut plus se sentir <a href="https://www.setav.org/en/eastern-mediterranean-and-turkey-political-judicial-and-economic-perspectives/">« emprisonnée »</a> dans cette mer, qui ressemble, dit-elle, à un « lac grec », alors même qu'elle jouit de la plus grande zone côtière des pays de la région. En outre, son engagement en Méditerranée orientale est bien sûr guidé par sa recherche de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/08/18/turquie-grece-chypre-pourquoi-le-gaz-fait-flamber-la-mediterranee_6049201_3210.html">sécurité énergétique</a> (elle importe 99 % du gaz qu'elle consomme), puisqu'il s'agit d'une zone riche en hydrocarbures et que la <a href="https://fmes-france.org/vers-une-politique-turque-de-delimitation-maritime-encore-plus-agressive-en-mediterranee-par-arnaud-peyronnet/">Turquie ambitionne de devenir un hub énergétique régional</a>. Ankara revendique donc sa souveraineté sur des zones maritimes desquelles elle a été exclue au lendemain de l'effondrement de son Empire. L'objectif est maintenant de réviser le traité de Lausanne, jugé désavantageux pour la Turquie « renaissante », comme en atteste le vaste espace maritime dont est pourvue la Grèce au détriment du pays d'Atatürk.</p>
<p>Face à ces politiques turques allant à l'encontre de ses intérêts (qu'il s'agisse de la lutte armée contre le PYD en Syrie, du détournement de l'embargo sur les armes de l'ONU en Libye, des explorations dans la ZEE grecque et chypriote en Méditerranée ou du soutien apporté à Bakou), l'UE est divisée et son allié américain silencieux ; de quoi conforter le sentiment de force de Recep Tayyip Erdogan…</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147694/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Margaux Magalhaes ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La politique conduite par Ankara en Méditerranée orientale vise à réviser l'ordre international issu de l'effondrement de l'Empire ottoman il y a 100 ans.Margaux Magalhaes, Enseignante chercheuse, Sciences Po LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1424242020-09-10T18:39:26Z2020-09-10T18:39:26ZLes yézidis : du trauma au combat politique<p>En août 2014 l’État islamique (EI) a attaqué les yézidis de la région de Sinjar (Irak). Des milliers d’hommes ont été tués, des milliers de femmes et enfants ont été kidnappés et des centaines de milliers de yézidis ont été contraints à l’exil. Les <a href="https://oxfordre.com/religion/view/10.1093/acrefore/9780199340378.001.0001/acrefore-9780199340378-e-254">yézidis</a>, (communauté confessionnelle ou ethno-confessionnelle partagée entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et le Caucase) inconnus de l’Occident, ont fait la une des journaux, portant leur attention, dans la très grande majorité des cas, sur les esclaves sexuelles.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=553&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356784/original/file-20200907-16-1e5icxw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=696&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Répartition de la population yézidie en Irak et en Syrie.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les yézidis, dans leur malheur, ont incarné pour l’Occident les victimes par excellence de l’EI. Dans un élan de compassion, des actions ont été mises en place par les gouvernements ou par des ONG et associations : programmes d’aide humanitaire, programmes de soutien psychologique pour les femmes ex-captives, procédures d’accueil. La nomination de Nadia Murad ex-captive de l’EI pour le <a href="https://www.lemonde.fr/prix-nobel/article/2018/10/05/nadia-murad-des-chaines-de-l-etat-islamique-au-prix-nobel-de-la-paix_5365315_1772031.html">prix Nobel de la Paix en 2018</a> s’inscrit dans cette suite d’actions.</p>
<h2>Du salon de beauté au prix Nobel pour la paix</h2>
<p>Nadia Murad est une jeune femme d’origine modeste. Son destin bascule le 3 août 2014, lorsque son village – Kocho, au sud des monts Sinjar – est envahi par l’EI. Les assaillants divisent les habitants en plusieurs groupes : les hommes et les personnes âgées sont exécutés et jetés dans des fosses communes ; les femmes et les enfants sont enlevés.</p>
<p>Ces femmes sont par la suite vendues sur des marchés aux esclaves, tandis que les enfants sont enrôlés dans les rangs de l’EI. <a href="https://www.nobelprize.org/prizes/peace/2018/murad/55710-nadia-murad-nobel-lecture-3/">Nadia Murad a alors 21 ans</a>.</p>
<blockquote>
<p>« Je rêvais de finir mes études secondaires, d’ouvrir un salon de beauté dans notre village et de vivre près de ma famille à Sinjar. Mais ce rêve a tourné au cauchemar. »</p>
</blockquote>
<p>En quelques heures, elle voit périr sa mère et six de ses frères avant d’être emmenée avec deux de ses sœurs à Mossoul. Elle racontera plus tard aux médias occidentaux comment elle fut contrainte à l’esclavage sexuel, comment elle tenta une première fois de s’enfuir, comment elle fut rattrapée et sévèrement punie. Pendant des semaines, elle passa de propriétaire en propriétaire jusqu’au jour où elle parvint à s’échapper. Elle courut alors dans les rues en frappant aux portes jusqu’à ce qu’une famille musulmane sunnite accepte de l’héberger. Celle-ci lui donna les papiers d’identité de leur fille pour qu’elle puisse passer la frontière et rejoindre un camp de réfugiés près de Dohuk au Kurdistan irakien.</p>
<p>Sous un prénom d’emprunt, Nadia Murad réalisa un <a href="https://www.lalibre.be/international/la-sixieme-nuit-j-ai-ete-violee-par-tous-les-gardes-salman-a-dit-elle-est-a-vous-maintenant-54e9fd2a35701001a1dfe527">premier témoignage</a> en février 2015, publié dans le journal <em>La Libre Belgique</em>. En septembre 2015, l’ONG américaine Yazda l’aida à rejoindre sa sœur en Allemagne. L’association avait été fondée un an plus tôt par des yézidis vivant aux États-Unis pour porter assistance aux yézidis de la région de Sinjar.</p>
<p>Elle sut mettre à profit pour Nadia Murad et d’autres femmes dans la même situation une politique de quotas que le gouvernement du Baden-Württemberg venait d’adopter. Le sort de Nadia, parvenue en Allemagne, attira l’attention de l’avocate <a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/02/10/le-combat-damal-clooney-en-faveur-des-yezidis/">Amal Clooney</a>, spécialiste du droit international. Par son entremise, Nadia Murad est amenée à témoigner devant le Conseil de sécurité des Nations unies. À la suite de cette intervention, le Conseil s’engage à aider l’Irak à réunir les preuves des crimes commis contre les yézidis. La jeune femme est nommée en 2016 « Ambassadrice de bonne volonté de l’ONU pour la dignité des survivants de la traite des êtres humains ».</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/T3k5cO6qA2w?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Alexandria Bombach,On her shoulders, Los Angeles, RYOT Films, 95 min, 2018.</span></figcaption>
</figure>
<p>La même année, elle reçoit le prix Sakharov pour la liberté de l’esprit avec Lamia Haji Bachar, autre rescapée de l’EI, et le prix des droits de l’homme Václav-Havel. En 2018, elle reçoit le prix Nobel de la paix, partagé avec Denis Mukwege. Nadia Murad est l’auteur <a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/pour-que-je-sois-la-derniere-9782213705545">d’un récit</a> sur son calvaire paru en 2018. Un film documentaire lui a également été consacré, ainsi que de nombreux articles de journaux dans la presse internationale.</p>
<h2>Des victimes exemplaires</h2>
<p>Depuis 2014, les médias occidentaux ont porté à maintes reprises leur attention sur le sort des yézidis, et en particulier sur celui des esclaves sexuelles. Les femmes interviewées sont questionnées sur les violences personnelles qu’elles ont subies. Le portrait de ces femmes est celui de victimes exemplaires ayant enduré les pires supplices tout en conservant leur foi. Dans une époque que Didier Fassin et Richard Rechtman décrivent comme un <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/l-empire-du-traumatisme">« empire du traumatisme »</a>, les esclaves sexuelles ont ému l’Occident et semblent avoir gagné, par leur histoire personnelle traumatique, le statut de « victimes légitimes ».</p>
<p>Leur trauma n’est plus considéré comme une simple condition psychique qui les affecte et leur confère une communauté de destins. Il acquiert, continuent les auteurs, une « légitimité » morale en vertu de laquelle est établie la justesse de leurs plaintes.</p>
<p>Nadia Murad est ainsi devenue, contre toute attente, la porte-parole principale des yézidis, rompant avec les règles strictes qui dominent la communauté yézidie, régie par un système de groupes endogames, héréditaires et strictement hiérarchisés.</p>
<h2>Un court-circuit des autorités traditionnelles</h2>
<p>Traditionnellement, les porte-paroles des yézidis sont le <em>mîr</em>, chef spirituel des yézidis (dont le statut est héréditaire), et le conseil spirituel dirigé par le <em>baba cheikh</em> et constitué d’hommes issus de <a href="https://books.google.fr/books/about/Yezidism_its_Background_Observances_and.html?id=OTQqAQAAMAAJ&redir_esc=y">lignages religieux</a>.</p>
<p>Nadia Murad est une femme, jeune, d’un lignage de disciples (<em>mirîd</em>). Rien ne la prédestinait à devenir ambassadrice de son groupe. Au regard des règles en vigueur dans la communauté, Nadia Murad aurait même dû être excommuniée pour avoir eu des relations sexuelles avec des non-yézidis.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Deux chefs religieux yezidis" src="https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356941/original/file-20200908-18-ise3nc.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Mîr Tahsin Saied Beg (à gauche) avec le baba cheikh Khurto Hajji Ismail, chefs religieux des Yezidis d’Iraq.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jesidische_Geistliche.jpeg">Shalwol/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette règle était appliquée jusqu’en 2014 de manière stricte. Cependant, au vu du nombre des viols – des femmes ont été kidnappées dans la quasi-totalité des familles de la région de Sinjar –, le <em>mîr</em> a déclaré que les femmes réduites en esclavage par l’EI pourraient effectuer un « baptême de réintégration » au temple de Lalesh.</p>
<h2>« Redevenir » yézidies</h2>
<p>Situé dans les montagnes du Kurdistan irakien, ce temple constitue le lieu de pèlerinage principal des yézidis. Le rituel, qui inclut des ablutions avec l’eau de la source sacrée (<em>kaniya spî</em>), fut inventé pour ce cas spécifique et a permis aux anciennes captives de « redevenir » yézidies.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Temple yezidi de Lalish" src="https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/354572/original/file-20200825-14-rt5o29.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Temple de Lalish ou Lalesh, dans les montagnes du Kurdistan irakien.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lalesh#/media/Fichier:Lalish.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les dispositifs médico-sociaux mis en place en Occident à leur égard et l’attention médiatique qu’elles ont reçue ont certainement également contribué à leur préserver une place au sein de la communauté.</p>
<p>Mes interlocuteurs yézidis apprécient Nadia Murad. Ils la suivent sur Facebook et postent des commentaires en pluies de cœurs à chacune de ses actions. Ils admirent son courage pour parler de choses si intimes en public et son combat pour la cause de leur communauté. C’est surtout le cas des plus jeunes d’entre eux : les personnes âgées sont parfois plus réservées. D’après Rehan, une yézidie de 18 ans originaire de Sinjar, réfugiée dans la Drôme :</p>
<blockquote>
<p>« les vieux pensent à l’honneur (namûs) et à la honte (șerm) et ils n’aiment pas qu’on parle trop de Nadia ».</p>
</blockquote>
<p>La publicité internationale autour de l’esclavagisme sexuel pratiqué par l’EI a souligné l’incapacité des hommes yézidis à défendre l’honneur de leurs femmes.</p>
<p>Lors de la commémoration du génocide de Sinjar organisée le 3 août 2019 à Sarcelles par l’ONG Voice of Ezidis, Diler, 25 ans, originaire de Sinjar et réfugié à Soissons, <a href="https://www.rfi.fr/en/france/20190805-yazidi-genocide-commemoration-france-islamic-state-iraq">confiait à une journaliste de RFI</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Quand ta sœur est kidnappée et utilisée comme esclave sexuelle et que tu réalises que tu ne peux rien faire, alors tu perds ta dignité et ton respect. »</p>
</blockquote>
<p>Ce genre de témoignage est en fait peu courant dans les médias, où les paroles d’hommes, d’enfants et de personnes âgées sont rares. Les voix qui s’éloignent du stéréotype narratif sur les yézidis – les femmes captives et la narration victimaire qui y est associée – s’expriment surtout dans les discussions intracommunautaires, mais restent sous-représentées dans les médias.</p>
<h2>« Le visage du génocide »</h2>
<p>Aujourd’hui, Nadia Murad est peu ou prou la seule personne yézidie connue internationalement. Sa visibilité et sa légitimité sont le fruit d’un travail complexe mené largement en dehors de sa communauté d’origine.</p>
<p>L’Américaine Elizabeth Schaeffer-Brown fut l’une des personnes impliquées dans ce processus. En tant que cofondatrice d’une société de conseil et de relations publiques aux États-Unis, <a href="https://www.latimes.com/opinion/story/2019-10-10/yazidi-nobel-peace-prize-nadia-murad">elle prit en charge</a> la campagne de promotion de Nadia Murad :</p>
<blockquote>
<p>« C’était mon travail de persuader l’élite sociale, économique et politique que soutenir Nadia et les yézidis leur permettrait de se présenter au monde comme vertueux. Notre petite équipe avait travaillé à faire augmenter la valeur (value) de Nadia […] en faisant d’elle le visage du génocide. Quand Nadia a gagné le prix Nobel, elle est devenue une marque (<em>a brand</em>), une célébrité. Les pays, les millionnaires et les ONG ont payé cher la fondation Nadia’s Initiative pour que Nadia vienne leur parler. »</p>
</blockquote>
<p>Ce travail parfaitement ciblé et informé permit à la narration victimaire de Nadia Murad de se transformer en un combat politique. Nadia Murad demande aujourd’hui une réparation collective : la reconnaissance du crime de génocide commis par l’EI à Sinjar et le jugement des coupables par une cour internationale.</p>
<h2>Impact concret</h2>
<p>En incarnant les victimes de l’EI et en leur donnant voix, Nadia Murad occupe une place stratégique au croisement des intérêts des yézidis et de ceux de la communauté internationale. Érigée en victime exemplaire, elle a désormais accès aux plus hautes instances diplomatiques et politiques (ONU, gouvernements, G10, etc.).</p>
<p>Ceci lui permet de demander, voire de « proposer », d’égal à égal. À la suite, par exemple, de l’entretien qu’elle eut avec le président français Emmanuel Macron en 2018, un <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2018/10/26/communique-entretien-du-president-de-la-republique-avec-mme-nadia-murad-prix-nobel-de-la-paix-201">communiqué de l’Élysée annonçait</a> :</p>
<blockquote>
<p>« en réponse à la proposition de Nadia Murad, la France accueillerait 100 femmes yézidies victimes de l’EI, libérées mais actuellement bloquées et sans soins dans les camps de réfugiés du Kurdistan irakien ».</p>
</blockquote>
<p>Une telle communication montre à la fois la force et les limites de l’action d’une victime diplomate. Sa « proposition », telle qu’elle est entendue et représentée par la diplomatie française, ne semble porter que sur les femmes.</p>
<h2>Les limites de l’approche victimaire</h2>
<p>Dans les faits, la France a également accueilli leurs enfants, et parfois leur mari lorsque celui-ci était encore en vie (près de 500 personnes en tout). Mais dans le contexte émotionnel induit par la figure de Nadia Murad, les victimes à secourir n’étaient pas ces familles yézidies vivant dans la détresse. L’aide mise en place ne devait concerner spécifiquement que les femmes qui ouvraient l’accès au droit d’asile pour les autres survivants, comme si la cause des yézidis en tant que communauté était subordonnée à celle des femmes en tant que genre opprimé.</p>
<p>Le rôle politique d’une victime exemplaire est également limité par le principe même de sa légitimité : son statut lui permet de dénoncer et de demander réparation, mais pas de prendre part aux choix concrets qui affectent la politique régionale, ni même de promouvoir auprès de son auditoire international les particularités culturelles de sa communauté d’origine.</p>
<p>Ainsi, alors que différents groupes politiques pourraient soutenir un projet de reconstruction de la région de Sinjar (prokurde ou pro-Irak par exemple), Nadia Murad ne se prononce pour aucune d’entre elles. Elle ne parle jamais des spécificités de la communauté yézidie comme l’obligation d’endogamie ou l’organisation en castes hiérarchisées.</p>
<h2>Un diplomatie par l’émotion</h2>
<p>Nadia Murad incarne ainsi parfaitement la barbarie de l’État islamique et justifie le combat à l’encontre de cette idéologie. Mais elle ne porte, elle-même, aucune autre cause si ce n’est celle fort générale de la justice et des droits de l’Homme. Pour les yézidis eux-mêmes, elle n’est qu’une des nombreuses victimes exemplaires dont ils gardent la mémoire.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=426&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/356918/original/file-20200908-18-1mjk3kw.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=535&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Des bougies sont allumées sur la stèle en hommage aux victimes de Sinjar le 3 août 2020 à Sarcelles (commémoration organisée par les associations « Voice of Ezidis » et « Union des Yezidis de France »).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Estelle Amy de la Bretèque</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Davantage que les méfaits d’un système de pensée totalitaire et extrémiste, ces figures incarnent l’un des rares points de consensus au sein de la communauté et dans ses relations avec les sociétés environnantes. Le massacre de Sinjar n’est en effet pas le premier dont les yézidis furent victimes. Dans le calendrier yézidi, Sinjar est le 74ème massacre (<em>ferman</em>). Pour ne citer que les deux précédents <em>ferman</em>, le 73ème, en 2007, est l’explosion de deux voitures piégées dans la région de Sinjar (à Qahtaniya et Siba Cheikh Khidir) qui a fait plus de 500 victimes. Le 72ème <em>ferman</em> était le génocide arménien de 1915-16 au cours duquel de nombreux yézidis ont aussi été tués.</p>
<p>La mémoire des persécutions fait émerger une diplomatie par l’émotion qui constitue aujourd’hui le cadre dans lequel les yézidis peuvent faire entendre leur voix et espérer agir en tant que minorité dans l’arène internationale.</p>
<hr>
<p><em>Billet publié en collaboration avec le <a href="http://blogterrain.hypotheses.org/">blog de la revue Terrain</a>. Dans le numéro 73, <a href="https://journals.openedition.org/terrain/19542">« Homo diplomaticus »</a>, Terrain s’écarte de la diplomatie traditionnelle pour observer des pratiques émergentes, ou non occidentales, en prêtant une attention spéciale aux adaptations et aux inventions des vaincus</em>.</p>
<p><em>Cet article est republié dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/142424/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Estelle Amy de la Bretèque remercie le Cpa-Ethnopôle « Migrations frontières, mémoires » de Valence pour son soutien logistique lors de ses recherches de terrain auprès des Yézidis de la Drôme.</span></em></p>Victimes par excellence de l’État Islamique, les yezidis sont aujourd’hui représentés par Nadia Murad, figure de la scène internationale qui rompt pourtant avec les traditions de sa communauté.Estelle Amy de la Bretèque, Anthropologue, Ethnomusicologue, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1252722019-10-19T08:37:42Z2019-10-19T08:37:42ZParmi les Kurdes visés par l’offensive turque : les milliers de femmes qui ont affronté Daech<p>Les combattants kurdes qui font face à l’offensive turque – dont on vient d’apprendre la <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Turquie-suspend-provisoirement-offensive-Syrie-2019-10-18-1201055128">suspension temporaire</a> – ont comparé la décision de Donald Trump de retirer les troupes américaines du nord de la Syrie à un <a href="https://www.thetimes.co.uk/edition/world/trump-has-stabbed-us-in-the-back-over-us-troop-withdrawal-claim-kurds-7mb8w8ql6">« coup de poignard dans le dos »</a>.</p>
<p>Depuis le début des bombardements, le 9 octobre, les opérations militaires menées par l’armée turque dans le nord de la Syrie contre les Forces démocratiques syriennes – qui sont les alliés les plus déterminés et les plus efficaces de Washington dans la guerre contre Daech – ont fait <a href="https://www.straitstimes.com/world/middle-east/amnesty-accuses-turkey-of-war-crimes-in-syria">au moins 72 morts parmi la population</a> et plusieurs autres dans les rangs des combattants kurdes, au sein desquels les pertes pourraient se compter en <a href="https://www.reuters.com/article/us-syria-security-turkey-usa/thousands-flee-hundreds-reported-dead-in-turkish-attack-on-us-allied-kurds-in-syria-idUSKBN1WP0VH">dizaines</a>, voire en <a href="https://www.aljazeera.com/news/2019/10/turkey-military-operation-syria-latest-updates-191011060434166.html">centaines</a>.</p>
<p>Les combattants kurdes sont des partenaires majeurs des États-Unis au Moyen-Orient. Entre 2003 et 2017, ils ont contribué à renverser le régime de Saddam Hussein, <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/worldnews/middleeast/iraq/10896557/Iraq-crisis-al-Qaeda-inspired-forces-battle-Kurdish-fighters-on-the-frontline-of-a-new-war.html">lutté contre Al-Qaïda</a> et <a href="https://www.cnn.com/2017/09/27/middleeast/kurdish-independent-state/index.html">chassé Daech</a> du nord de l’Irak et de la Syrie.</p>
<p>Les femmes <a href="http://www.bbc.co.uk/news/resources/idt-sh/female_front_line">ont largement participé</a> à ces combats, comme c’est le cas depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, période à laquelle la commandante kurde Kara Fatma <a href="https://cdnc.ucr.edu/cgi-bin/cdnc?a=d&d=DAC18871114.2.56">dirigea un bataillon ottoman</a> de 700 hommes et 43 femmes contre l’Empire russe.</p>
<p>C’était certes inhabituel à l’époque, mais les femmes kurdes font depuis longtemps figure d’exceptions dans un Moyen-Orient en général très conservateur.</p>
<h2>Qui sont les Kurdes ?</h2>
<p>Le Kurdistan, où je suis né, est l’une des plus grandes nations du monde à ne pas avoir d’État propre. Quelque 35 millions de Kurdes occupent une région montagneuse qui s’étend sur une partie de la Turquie, de l’Iran, de l’Irak, de la Syrie et de l’Arménie.</p>
<p>Le peuple kurde a été divisé une première fois sur le plan politique au XVII<sup>e</sup> siècle, quand son territoire a été réparti entre les <a href="https://thediplomat.com/2014/08/this-16th-century-battle-created-the-modern-middle-east/">empires ottoman et safavide</a>. Lorsque l’érudit romain Pietro Della Valle se rendit dans la région, il s’étonna d’y croiser « des femmes kurdes qui se déplaçaient en toute liberté, sans porter le hijab ». Il précisa par ailleurs dans <a href="https://quod.lib.umich.edu/e/eebo/A65012.0001.001?view=toc">son carnet de voyage de 1667</a> qu’elles « s’entretenaient avec les hommes, Kurdes comme étrangers, sans la moindre difficulté ».</p>
<p>Après la Première Guerre mondiale, les <a href="https://www.britannica.com/event/Sykes-Picot-Agreement">accords Sykes-Picot</a>, conclus entre la Grande-Bretagne et la France, ont conduit au tracé de frontières arbitraires au sein du Moyen-Orient <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/world/kurdistan-independence-referendum/how-kurds-became-part-of-iraq">et à la création de protectorats coloniaux</a>. Ce partage a de nouveau divisé le peuple kurde, en quatre pays distincts : la Turquie, l’Iran, l’Irak et la Syrie tels que nous les connaissons aujourd’hui.</p>
<p>Depuis, les Kurdes n’ont eu de cesse de se battre pour leur indépendance. Au cours des dernières décennies, ils sont parvenus à établir des régions autonomes en <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/world/kurdistan-independence-referendum/history-of-britain-and-the-kurdish-people/">Irak</a> et en Syrie.</p>
<p>En revanche, leur <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1057/9780230513082_6">lutte armée</a> se poursuit en Iran et en Turquie. Les deux pays considèrent que cette minorité ethnique représente une menace terroriste et <a href="https://www.amnesty.org/en/countries/middle-east-and-north-africa/iran/report-iran/">oppriment les populations kurdes en toute impunité</a>.</p>
<p>Cette configuration a placé le Kurdistan – qui se trouve être, sur son territoire, une nation plutôt pacifique et prospère, car dotée <a href="https://www.economist.com/news/middle-east-and-africa/21587271-iraqi-kurds-haven-peace-being-buffeted-last-turmoil">d’importantes réserves pétrolières</a> – au cœur d’un véritable bourbier sur le plan géopolitique.</p>
<p>Jusqu’à la récente volte-face de Donald Trump, les États-Unis ont apporté leur concours aux Kurdes en Syrie, en Irak et en Iran, ce qui s’est révélé <a href="https://www.reuters.com/investigates/special-report/mideast-crisis-kurds-land/">essentiel dans le cadre de la lutte contre Daech</a>, puisque pas moins de <a href="https://www.washingtonpost.com/national-security/pentagon-wont-take-over-islamic-state-prisons-if-partner-forces-withdraw-officials-say/2019/10/08/32ba187e-e9d9-11e9-9c6d-436a0df4f31d_story.html">11 000 membres de l’organisation terroriste ont été capturés</a>.</p>
<p>Or la Turquie, alliée des États-Unis, estime que les Forces armées syriennes sont intimement liées au <a href="http://www.bbc.com/news/world-europe-20971100">Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK</a>, lequel se bat en faveur de l’autonomie kurde en Turquie depuis les années 1980.</p>
<p>En mai 2018, plus de 250 personnes ont été tuées lorsque la Turquie <a href="http://www.bbc.com/news/world-middle-east-43447624">a bombardé la ville syrienne d’Afrin, à majorité kurde</a>, considérée par l’armée turque comme un « corridor terroriste ».</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/296518/original/file-20191010-188814-vn0ny4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Des panaches de fumée s’élèvent du côté syrien, aux abords de la frontière sud-est de la Turquie, au cours des bombardements des forces turques, le 10 octobre 2019.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.apimages.com/metadata/Index/APTOPIX-Turkey-US-Syria/089e0fb4fdc44d3c820608d92280a802/3/0">Lefteris Pitarakis/AP</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Les féministes du PKK</h2>
<p>Si le PKK, mouvement marxiste-léniniste fondé en 1978, fait sans conteste figure d’<a href="https://www.washingtonpost.com/news/monkey-cage/wp/2017/03/21/how-competition-helped-then-hurt-kurds-in-turkey/">adversaire de l’État turc</a>, il s’agit aussi de l’un des mouvements les plus féministes de tout le Moyen-Orient.</p>
<p>L’organisation politique a tenu son premier congrès sur les droits des femmes en 1987. À cette occasion, Sakine Cansiz, cofondatrice du parti <a href="http://www.bbc.com/news/world-europe-20968375">assassinée en 2013</a>, faisait valoir que le principe fondateur du PKK, à savoir « l’émancipation de tous », s’appliquait aussi aux femmes.</p>
<p>Aujourd’hui, l’une des priorités politiques du parti consiste en la reconnaissance expresse de la place essentielle des <a href="http://www.e-flux.com/journal/63/60907/to-make-a-world-part-iii-stateless-democracy/">minorités religieuses, des dissidents et des femmes au sein de la vie démocratique</a>.</p>
<p>Dans les régions autonomes kurdes d’Irak et de Syrie, les femmes jouissent des <a href="https://theconversation.com/turkish-attack-on-syria-endangers-a-remarkable-democratic-experiment-by-the-kurds-125105">mêmes droits que les hommes</a>. Par ailleurs, le gouvernement régional kurde irakien <a href="https://thekurdishproject.org/history-and-culture/kurdish-women/">compte une plus forte proportion de femmes</a> que le gouvernement du Royaume-Uni, par exemple (30 % contre 20 %).</p>
<p>La charte de la Fédération syrienne semi-autonome du Kurdistan, établie en 2012, prévoit que les femmes occupent au moins <a href="http://www.e-flux.com/journal/63/60907/to-make-a-world-part-iii-stateless-democracy/">40 % des postes dans la fonction publique</a>. Chaque institution publique syrienne kurde doit en outre être coprésidée par un homme et par une femme.</p>
<p>Les femmes représentent par ailleurs <a href="https://thekurdishproject.org/history-and-culture/kurdish-women/">30 % des combattants kurdes déployés au Moyen-Orient</a>. Plus de 25 000 Kurdes sont par ailleurs mobilisées en Syrie au sein des Unités de protection des femmes, brigades exclusivement féminines reflétant les <a href="https://www.europe-solidaire.org/spip.php?article37467">principes d’émancipation des femmes du PKK</a>. À titre de comparaison, l’armée américaine ne compte que <a href="https://www.cnn.com/2013/01/24/us/military-women-glance/index.html">14 % de femmes dans ses rangs</a>.</p>
<p>Ce sont des troupes kurdes féminines qui ont sauvé des milliers de Yazidis <a href="https://www.aljazeera.com/news/2016/07/iraq-yazidis-living-fear-mount-sinjar-160726063155982.html">pris au piège par Daech sur le mont Sinjar en Irak</a> en 2014, et ont participé à la <a href="https://www.cnn.com/2017/10/20/middleeast/raqqa-syria-isis-total-liberation/index.html">libération de la ville de Raqqa du joug de l’organisation terroriste en 2017</a>.</p>
<h2>Égalité au front, mais pas sur tous les fronts</h2>
<p>Malgré la relative liberté dont jouissent les femmes au Kurdistan par rapport à d’autres régions du Moyen-Orient, l’égalité des sexes n’est pas un fait accompli dans la société kurde.</p>
<p>En 2014, au Kurdistan irakien, seuls <a href="https://www.opendemocracy.net/westminster/zeynep-n-kaya/women-in-post-conflict-iraqi-kurdistan">12 juges sur 250 étaient des femmes, et le gouvernement ne comptait qu’une ministre</a>. Les mutilations génitales féminines, les mariages d’enfants et les crimes d’honneur – l’assassinat de femmes accusées d’avoir déshonoré la famille d’un homme – <a href="http://www.nytimes.com/2010/11/21/world/middleeast/21honor.html">persistent</a>, notamment dans les zones rurales du territoire kurde. De plus, à ma connaissance, les préoccupations féministes telles que l’égalité salariale ou le mouvement #MeToo ne sont pas d’actualité dans la région. </p>
<p>Il apparaît par ailleurs clairement, d’un point de vue historique, que de nombreuses dirigeantes kurdes de renom n’ont réussi que dans la mesure où leur émancipation ne remettait pas en cause l’autorité masculine. Au cours de la Première Guerre mondiale, Lady Adela Khanum, alors à la tête de la province kurde d’Halabja, a sauvé la vie de <a href="https://thekurdishproject.org/history-and-culture/famous-kurds/lady-adela-khanum/">nombreux officiers de l’armée britannique sur le champ de bataille</a>, ce qui lui a valu d’être surnommée la « Princesse des braves ».</p>
<p>Il se trouve qu’elle n’avait accédé au pouvoir à la mort de son mari. Bien qu’elle ait gouverné la province de 1909 à 1924, elle n’a rien fait de particulier en faveur des droits des femmes.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=428&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=428&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/209981/original/file-20180312-30994-cr7n6t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=428&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Alors que les femmes britanniques se battaient encore pour obtenir le droit de vote, la dirigeante kurde Lady Adela menait ses propres troupes dans le cadre de la Grande Guerre.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Lady_Adela#/media/File:Lady_Adela.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Une liberté durement acquise</h2>
<p>Bien souvent, lorsque les femmes kurdes ont été perçues comme défiant l’autorité masculine, elles l’ont payé très cher, parfois de leur vie.</p>
<p>C’est ce qui est arrivé à la toute première femme à avoir combattu au sein de l’armée kurde. Margaret George Malik a rapidement gravi les échelons d’une hiérarchie exclusivement masculine dans les années 1960, ce qui l’a amenée à diriger les troupes kurdes au cours de la guerre d’indépendance contre l’Irak.</p>
<p>Elle a été <a href="http://kurdishquestion.com/oldarticle.php?aid=beyond-kurdistan-remembering-those-who-lost-their-lives-for-the-kurds">assassinée en 1969 dans des circonstances non élucidées</a>. Certains historiens pensent qu’elle a été tuée par son amant pour avoir rejeté sa demande en mariage, tandis que d’autres sont convaincus qu’elle a été assassinée par les autorités kurdes, qui voyaient d’un mauvais œil son influence croissante. Quoi qu’il en soit, le meurtre de Margaret Malik témoigne des combats que doivent encore mener les femmes kurdes aujourd’hui.</p>
<p>Il est intéressant de noter que, dans la langue kurde, le mot « femme », <em>jin</em>, a la même racine que le terme utilisé pour désigner la vie, <em>jiyan</em>. <em>Jin</em> et <em>jiyan</em> sont par ailleurs tous deux liés au mot <em>jan</em>, qui renvoie aux contractions de l’accouchement.</p>
<p>Dans une région où de multiples menaces pèsent sur elles – qu’il s’agisse des frappes de la Turquie, des actes terroristes perpétrés par Daech ou des multiples manifestations du patriarcat –, les femmes du Kurdistan se battent pour rester en vie et demeurer libres, au prix d’efforts considérables et courageux.</p>
<hr>
<p><em>Traduit de l’anglais par Damien Allo pour <a href="http://www.fastforword.fr/">Fast ForWord</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/125272/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Haidar Khezri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’offensive turque contre le Kurdistan met notamment en danger des milliers de femmes qui ont héroïquement combattu Daech.Haidar Khezri, Assistant Professor, University of Central FloridaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/947732018-04-19T21:06:23Z2018-04-19T21:06:23ZQuel avenir pour les femmes kurdes d’Irak et de Syrie ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/215629/original/file-20180419-163978-1l8os9y.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C6%2C1341%2C988&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les femmes kurdes ont été à la fois actrices et enjeux du conflit contre Daech. À quel prix? (photos issues du compte flickr du mouvement de guérilla kurde).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/26009321417/">Kurdish YPG Fighters/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span></figcaption></figure><p>L’opération militaire « Rameau d’olivier », relativement mal-nommée, débutée le 20 janvier contre l’enclave kurde d’Afrine dans le Nord-ouest syrien, <a href="https://www.slate.fr/story/159940/kurdistan-syrie-peur-ankara-turquie">a été menée d’une main de fer</a> par le gouvernement turc, qui vise ainsi à détruire les fondements d’un gouvernement autonome kurde dans la région.</p>
<p>Tandis que la France, au risque d’énerver Ankara, a récemment <a href="https://www.nouvelobs.com/monde/guerre-en-syrie/20180330.OBS4401/la-france-va-t-elle-envoyer-des-soldats-pour-aider-les-kurdes-en-syrie.html">réitéré son soutien aux Kurdes de Syrie</a>, alliés précieux de la coalition dans la lutte contre Daech, le projet d’autonomie kurde lui pourrait vivre ses derniers instants. Et avec ce projet, celui de l’autonomie et montée en puissance des femmes kurdes, à la fois actrices et enjeux médiatiques de cette tragédie géopolitique.</p>
<h2>Un partage inique</h2>
<p>La région kurde de l’Irak est la seule qui jusqu’à présent a bénéficié d’une autonomie <a href="https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2015-1-page-21.htm">reconnue par l’État central</a> (constitution irakienne de 2005), créant un précédent.</p>
<p>Cette région est l’aboutissement d’un partage territorial, initié par la France et la Grande-Bretagne au Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale. Ces pays ont divisé le territoire kurde entre quatre états : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/215625/original/file-20180419-164001-1o7cxih.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Carte de la répartition de la population kurde en 2003. D’après David McDowall, <em>A Modern History of the Kurds</em>, 2003, dans « Afrique et mondialisation », MOOC, Sciences Po.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://cartotheque.sciences-po.fr/media/Population_kurde_au_Moyen-Orient/2805/">FNSP. Sciences Po -- Atelier de cartographie</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc/4.0/">CC BY-NC</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les populations kurdes y ont subi <a href="https://www.sciencespo.fr/mass-violence-war-massacre-resistance/en/document/dersim-massacre-1937-1938">depuis lors des persécutions</a>, des déportations, des massacres, le <a href="https://www.persee.fr/doc/espos_0755-7809_1997_num_15_1_1791">déni de leur existence</a> en tant que peuple et des actes de génocide).</p>
<p><a href="https://archive.org/details/TheKurdsAndKurdistanASelectiveAndAnnotatedBibliographyBibliographiesAndIndexesInWorldHistory">Sa population</a> se compose principalement de Kurdes sunnites mais comprend également des minorités ethniques telles que des Turcomans et des Arabes ainsi que des minorités religieuses de confessions yézidie et de diverses confessions chrétiennes.</p>
<h2>Une longue histoire de résistance</h2>
<p>La société kurde irakienne a été l’objet d’une occupation prolongée, a subi le joug d’une dictature sanguinaire et a traversé les affres de plusieurs guerres mettant en jeu à la fois l’Irak et le Kurdistan : une guerre contre l’Iran, deux guerres du Golfe, un génocide, une guerre civile parmi les Kurdes eux-mêmes.</p>
<p>De 2004 à 2014, le Kurdistan a joui d’une paix retrouvée qui lui permettait d’entamer une reconstruction grâce à son statut de région autonome, le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK). Toutefois, en 2014, le Kurdistan a du s’engager dans une <a href="http://www.liberation.fr/debats/2015/12/08/la-question-kurde-a-l-heure-de-Daech_1419266">guerre contre Daech</a> qui s’apprêtait à envahir le Kurdistan, ayant au préalable prononcé les Kurdes apostats, c’est-à-dire destinés à être exécutés. Aujourd’hui, les tensions intestines et l’hostilité manifeste du gouvernement irakien menacent les progrès en cours dans la société kurde.</p>
<p>Face aux multiples tentatives visant à les mettre en échec ou les annihiler, la société et la culture kurde se distinguent par une <a href="https://www.la-croix.com/Actualite/Monde/La-longue-histoire-de-la-question-kurde-2014-10-26-1227315">longue histoire de résistance</a>, dans laquelle es femmes kurdes sont à la fois actrices et enjeu.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/215626/original/file-20180419-163971-47io2l.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Les Filles du soleil</em>, film d’Eva Husson en lice à Cannes en 2018 raconte la vie de ces combattantes kurdes, avec l’actrice iranienne Golshifteh Farahani.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.allocine.fr/film/fichefilm-253969/photos/detail/?cmediafile=21498438">Wild Bunch</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un projet de société féministe</h2>
<p>Les femmes ont été partie prenante de la lutte pour <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13642987.2016.1192535">défendre les droits des kurdes</a>.</p>
<p>Elles s’associent à un projet résolument national porté par la vaste majorité des Kurdes irakiens, comme en témoigne le <a href="https://theconversation.com/au-kurdistan-irakien-une-nouvelle-etape-sur-le-chemin-de-lindependance-84651">résultat du référendum du 25 septembre 2017</a>, se prononçant à 92,7 % en faveur de l’indépendance. Cependant, les femmes proposent aussi un récit national prenant en compte leurs revendications propres et se sont mobilisées pour contribuer à l’élaboration d’un projet de société qui intègre pleinement les droits de femmes.</p>
<p>En effet, bien qu’ils soient traversés par des tensions, <a href="https://warwick.ac.uk/fac/soc/pais/people/pratt/publications/mjcc_004_03_06_al-ali_and_pratt.pdf">nationalisme et féminisme</a> ne sont pas nécessairement incompatibles. Les femmes kurdes se sont investies dans une contestation du modèle patriarcal porteur de traditions et de normes qui leur assignent des rôles sociaux contraignants et selon lesquels elles sont le dépositaire de l’honneur familial et communautaire.</p>
<p>Un modèle que l’islam traditionnel ne fait que renforcer. La société kurde en pleine transformation post-2003 a présenté aux femmes des opportunités nouvelles dont elles se sont saisies pour accroître leur capacité d’action et leur participation politique, civique et sociétale.</p>
<p>Elles se sont appuyées sur le discours des partis politiques qui vantent modernisme et égalité entre les femmes et les hommes, mais elles doivent aussi combattre les influences traditionnelles auxquels les partis sont sensibles dans leurs visées électorales.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=516&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=516&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=516&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=649&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=649&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/215627/original/file-20180419-163962-1d6oidv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=649&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Drapeau kurde. Le projet national kurde propose d’impliquer les femmes à tous les niveaux de la société.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/15481588504/">Kurdish Army/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Tous les partis intègrent la participation des femmes dans un projet national : les partis politiques laïcs qui dominent la scène et les partis islamiques qui recueillent 17 % des votes. Ces derniers incorporent les femmes tout en proposant des normes conformes à leur interprétation de la chariah, dont certaines femmes se réclament, mais que la majorité d’entre elles perçoit comme une entrave à l’égalité de genre.</p>
<h2>Activisme institutionnel</h2>
<p>Les femmes kurdes poursuivent leur action jusqu’au sein du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) dans un parlement qui leur réserve 30 % des sièges. La mise en place par le GRK <a href="https://www.humanite.fr/kurdistan-nous-inventons-de-nouvelles-formes-de-democratie-558404">d’institutions et de libertés démocratiques</a> ont facilité l’expansion de l’activisme féminin. Notamment, des médias indépendants ainsi que des ONG et des associations ont ouvert de nouvelles avenues de participation aux femmes, des sphères d’action qu’elles tendent à privilégier. Les femmes kurdes proposent un projet sociétal qui démarque la société kurde de son homologue arabe irakien et célèbrent l’autonomie du Kurdistan en promouvant les droits des femmes ainsi que des normes différentes pour les relations de genre.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/215632/original/file-20180419-163995-qw79kf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Jeunes Kurdes en mission à Afrin, février 2018.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/40025918072/">Kurdish YPG Fighters</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Par exemple, la <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2011/07/26/kurdistan-irakien-la-loi-interdisant-les-mutilations-genitales-feminines-constitue">loi de 2011</a> contre les mutilations génitales féminines a démontré cette volonté de combattre la violence contre les femmes et a été emblématique de cette autodéfinition kurde.</p>
<p>Cette loi a été le fruit de larges mobilisations dont les femmes ont été la cheville ouvrière et sanctionne un spectre très vaste de violences faites aux femmes, tels que les mariages forcés, les divorces forcés/répudiations, les entraves à l’emploi par le chef de famille, le droit du chef de famille d’infliger un châtiment corporel, l’excision, les crimes d’honneur, le viol et même le viol conjugal.</p>
<h2>Une radicalité progressiste</h2>
<p>Ces dispositions législatives se caractérisent par leur radicalité, les plus avancées dans le monde arabo-musulman sur le thème de la violence contre les femmes. La loi sur le statut personnel, quant à elle, a considérablement restreint les possibilités de polygamie – sans l’interdire toutefois – et a octroyé aux femmes des droits en ce qui concerne la garde des enfants et le témoignage en justice.</p>
<p>La région autonome se différencie clairement de l’Irak par ces dispositions législatives alors que la <a href="http://www.europe1.fr/emissions/le-journal-du-monde/irak-ce-projet-de-loi-qui-inquiete-les-femmes-3493700">loi irakienne</a> continue d’accorder des circonstances atténuantes aux coupables de crimes d’honneur (des peines très réduites), octroie au chef de famille le droit d’infliger des châtiments corporels et remet entre les mains des communautés religieuses la régulation du statut personnel.</p>
<p>La mobilisation des femmes kurdes, et par extension, la société kurde, marque une exception dans un Moyen-Orient patriarcal où la tradition de la supériorité de l’homme constitue le principe générateur et régulateur des relations de pouvoir et des modes d’action.</p>
<p>Or, aujourd’hui, les retombées de la guerre contre Daech en Irak et au Kurdistan, les interventions militaires turques, doublées d’une crise politique et économique, enrayent les progrès à venir sur les droits des femmes dans le projet national, et, de fait, la possibilité d’un projet démocratique progressiste unique en son genre dans la région.</p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=298&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=375&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=375&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/194148/original/file-20171110-29364-1vw6o0w.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=375&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Cet article est publié en collaboration avec le numéro 38 de Fellows publié par RFIEA, intitulé <a href="http://fellows.rfiea.fr/dossier/minorites-religions-genre-dans-la-construction-de-l-etat">Minorités, religions, genre dans la construction de l’État</a>. Le réseau des quatre instituts d’études avancées a accueilli plus de 500 chercheurs du monde entier depuis 2007. Découvrez leurs productions sur le site <a href="http://fellows.rfiea.fr/">Fellows</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/94773/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Danièle Joly est également membre du Panel et Plateforme Sortie de la Violence (FMSH).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Adel Bakawan est directeur Général du Kurdistan Centre for Sociology (KCS), Soran University.</span></em></p>La fin du projet d’autonomie kurde emportera-t-elle avec elle l’avenir des femmes kurdes, à la fois actrices et enjeux médiatiques de la géopolitique syro-irakienne ?Danièle Joly, Sociologue, professeure émérite, Université de Warwick, Fellows 2011-IEA de Paris, Institut d'études avancées de Paris (IEA) – RFIEAAdel Bakawan, Sociologue, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/853702017-10-08T18:52:57Z2017-10-08T18:52:57ZLes passions indépendantistes et la démocratie<p>L’amour de la nation est souvent une passion conservatrice, voire réactionnaire ou extrémiste, il est plus rarement un sentiment adossé à l’idée de progrès. On le voit, aujourd’hui, avec partout dans le monde la poussée de forces d’extrême droite, souverainistes, soucieuses d’obtenir la fermeture de la société sur elle-même, et plus ou moins obsédées par l’homogénéité culturelle, voire ethnique ou raciale du corps social.</p>
<p>Pourtant, dans l’histoire, il est arrivé que le thème de la nation soit associé à des logiques d’émancipation : il en a été ainsi, notamment, en 1848 avec le « printemps des peuples » qui a fleuri dans plusieurs pays d’Europe. Et dans la période actuelle, ou récente, certaines mobilisations à forte teneur nationaliste ne peuvent en aucune façon être taxées d’extrémisme antidémocratique. Ceci vaut <a href="https://theconversation.com/lecosse-et-langleterre-des-tourments-de-lhistoire-ravives-par-le-Brexit-72947">pour l'Écosse</a>, où le référendum pour l’indépendance (septembre 2014) s’est soldé par la victoire du « non » (plus de 55 % des suffrages exprimés), comme pour la Catalogne et le <a href="https://theconversation.com/au-kurdistan-irakien-une-nouvelle-etape-sur-le-chemin-de-lindependance-84651">Kurdistan</a>, où le oui à l’autodétermination vient de l’emporter.</p>
<p>Ce type de situation pose de belles questions de philosophie politique, et appelle une réflexion nuancée et complexe, mobilisant des catégories variées : démocratie, légitimité, nation, etc. Il pose aussi la question du réalisme en politique : le moment du vote n’est pas nécessairement celui où la raison et la réflexion en profondeur l’emportent.</p>
<h2>Légitimité et légalité</h2>
<p>Un État peut difficilement accepter la sécession d’une partie du territoire national. Pour fonder son refus de toute amputation, <a href="https://theconversation.com/la-reinvention-de-la-nation-espagnole-est-elle-encore-possible-85113">il mettra en avant la Constitution</a>, et donc la légalité, et il cherchera dans la communauté des autres États un appui, ou tout au moins une compréhension. Mais la légalité n’est pas nécessairement la légitimité dont les pouvoirs centraux – à Londres, Madrid ou Bagdad – n’ont pas l’exclusivité : comme en Écosse, les mobilisations catalanes et kurdes en Irak ont une réelle légitimité, <a href="https://theconversation.com/catalogne-victoire-legale-et-defaite-politique-de-madrid-84696">à défaut d'être légales</a>. Ainsi, deux légitimités s’affrontent dans ces expériences, celle d’un État, de l’ordre, de la légalité, et celle d’une Nation minoritaire qui tente d’être reconnue et de se doter d’un État.</p>
<p>L’État espagnol est un État fort, et démocratique depuis les années 70, l’État irakien est faible. Dès lors, l’affaire catalane est, pour l’essentiel, contenue dans le cadre de l’État-nation espagnol, alors que le dossier kurde est dominé par les intérêts de nombreux États plus ou moins concernés pour lesquels l’indépendance du Kurdistan irakien est inacceptable. Seul à ce jour Israël a fait connaître son soutien au référendum organisé par le Président Barzani.</p>
<p>Dans le cas espagnol, la démocratie est première, et avec elle l’État de droit. Dans le cas irakien, la géopolitique régionale et mondiale joue un rôle décisif. Encore faut-il ajouter qu’en ce qui concerne l’Espagne, la question débouche sur des dimensions européennes importantes – on notera que jusqu’ici, les <a href="https://theconversation.com/catalogne-le-silence-de-leurope-et-le-spectre-de-la-souverainete-85230">chefs de gouvernement des pays de l'Union européenne</a> ont été d’une grande discrétion sur ce sujet.</p>
<h2>Le périmètre du référendum</h2>
<p>Qu’il s’agisse de Madrid ou de Bagdad, l’absence d’ouverture est frappante. Quand David Cameron avait été confronté à la demande écossaise d’autodétermination, il avait su trouver la voie d’un processus démocratique. Quand, en 1988, Michel Rocard avait su faire aboutir <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-23-decembre-2016">à Matignon</a> une négociation particulièrement délicate à propos de la Nouvelle-Calédonie, il s’agissait bien, là aussi, de faire prévaloir l’esprit démocratique.</p>
<p>Ces jours-ci, ce n’est pas ce que l’on observe de la part des pouvoirs espagnol et irakien qui ont choisi, en tout cas pour l’instant, de fermer la porte à toute discussion et même, s’il s’agit de l’Irak, de fermer les aéroports internationaux de Souleymanieh et Erbil.</p>
<p>Enfin, à partir du moment où une séparation est en jeu, le périmètre d’un vote éventuel est susceptible d’être au cœur de conflits. L’exemple récent du débat autour de l’<a href="https://theconversation.com/moi-president-il-ny-aura-jamais-de-referendum-58159">aéroport de Notre-Dame-des-Landes</a>, près de Nantes, peut illustrer ce type de question : quand le pouvoir a annoncé la tenue d’un référendum, la question qui s’est posée a été celle du territoire concerné par le vote : la commune, l’agglomération nantaise, plus encore… ? De même, bien des adversaires de l’idée d’indépendance pour la Catalogne ont indiqué qu’un référendum n’aurait eu à leurs yeux de sens qu’à l’échelle de l’Espagne.</p>
<h2>Des mobilisations profondément démocratiques</h2>
<p>Il serait injuste de rejeter les mobilisations de Catalogne ou du Kurdistan irakien dans les ténèbres de la non-démocratie : elles ont été et demeurent profondément démocratiques, et n’envisagent en aucune façon un régime politique qui ne le serait pas. L’autoritarisme et la violence ont été, pour l’instant, du seul côté espagnol face aux indépendantistes catalans. Le quasi-État que constitue déjà le Kurdistan est doté d’institutions démocratiques exceptionnelles dans cette partie du monde, avec notamment, l’inscription dans la Constitution de l’égalité des hommes et des femmes.</p>
<p>En Catalogne, une réelle maturité politique a toujours prédominé, il n’y a pas eu l’équivalent du terrorisme basque d’ETA. De même, le Kurdistan irakien est désireux de discuter et négocier son statut, il pourrait se satisfaire d’une solution intermédiaire – de type confédéral – entre la situation actuelle et l’indépendance. Dans les deux cas, le nationalisme présente, certes, quelques aspects qui pourraient inquiéter, et les tensions internes à la Catalogne comme au Kurdistan irakien sont considérables. Mais rien ne permet d’affirmer que les votes, en Catalogne ou au Kurdistan, annoncent nécessairement des dérives dangereuses.</p>
<p>Dans le cas catalan, il faut regretter que des mécanismes démocratiques internes à l’Espagne n’aient pas à ce jour été activés ; et dans le cas kurde, il faut d’abord s’inquiéter de voir la communauté internationale incapable d’apporter une autre réponse que purement négative et hostile à une initiative légitime, alors même qu’existent des possibilités de sortie du problème par le haut.</p>
<h2>L’enjeu de la temporalité</h2>
<p>Et c’est ici qu’il faut faire intervenir dans l’analyse la question de la temporalité, indissociable de celle du réalisme politique.</p>
<p>Les ressources dont dispose dans les deux cas chacune des deux parties ne sont pas symétriques. Les pouvoirs centraux ont, en fait, de <a href="http://lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/04/les-huit-questions-que-pose-la-future-declaration-d-independance-de-la-catalogne_5195953_4355770.html">nombreux et puissants leviers à actionner</a> – économiques, financiers, politiques et géopolitiques. Ils peuvent mettre en place un blocus, au moins partiel, éventuellement avec l’aide d’autres États, exercer des pressions en tous genres. Ils peuvent s’appuyer sur certains acteurs du secteur privé, des chefs d’entreprise qui, par exemple, peuvent en déplacer le siège et les activités.</p>
<p>En face, les dirigeants indépendantistes n’ont pas les mêmes ressources. Si un traitement politique, négocié, de leurs demandes leur est refusé, ils risquent d’entrer en dissidence, d’envisager la violence ou de devoir la laisser apparaître, ou bien encore céder, au risque alors d’un immense découragement de la partie de la population qui les a soutenus.</p>
<p>Les pulsions indépendantistes sont chargées d’utopie, d’émotion et de passions, plus que d’anticipation rationnelle et stratégique, et la capacité de traiter dans un esprit d’ouverture et de dialogue des demandes qui sont à la fois démocratiques et nationalistes comme celles de Catalogne ou du Kurdistan irakien est toujours faible. Ne pas tout faire pour aller dans ce sens ne peut que dangereusement pousser vers la violence et le rejet de la démocratie des forces qui, pour l’instant, en sont très éloignées.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/85370/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Deux légitimités s’affrontent dans ces expériences : celle d’un État, de l’ordre, de la légalité, et celle d’une nation minoritaire qui tente d’être reconnue et de se doter d’un État.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/846512017-09-26T22:01:16Z2017-09-26T22:01:16ZAu Kurdistan irakien, une nouvelle étape sur le chemin de l’indépendance<p>Le peuple du Kurdistan irakien a enfin choisi, en votant pour son indépendance. « Sur 3 305 925 votants, le oui a obtenu 92,73 % et le non 7,27 % », a indiqué, mercredi 27 septembre, la commission électorale, précisant que la participation avait atteint 72,16 %. Le nom du Kurdistan existe depuis plus de huit cents ans, mais le « le pays des Kurdes » ne connaît qu’une indépendance partielle, et <em>de facto</em>, depuis 1991.</p>
<p>Écartelé entre quatre États – l’Irak, la Turquie, l’Iran et la Syrie –, le Kurdistan ne dispose d’une forme de statut juridique que dans sa partie irakienne (intégré au sein de la Fédération irakienne). À l’issue du référendum d’indépendance du 25 septembre 2017, ce statut est fortement invité à évoluer vers un État indépendant ou vers une confédération irako-kurdistanaise.</p>
<p>À ce stade, il convient de préciser d’emblée que le terme de Kurdistan désigne la région où les Kurdes sont majoritaires. Sur place, d’autres ethnies sont présentes : les Assyriens, les Chaldéens, les Arméniens, les Turkmènes et les Arabes. En parcourant cet article, le lecteur rencontrera le terme « kurdistanais ». Bien que rarement utilisé dans la langue française, il est le plus approprié pour désigner les habitants et institutions du Kurdistan irakien. Cette distinction met en exergue la portée de cet article qui ne se limite pas au cadre du droit des minorités kurdes, mais tente de définir le statut d’un territoire peuplé principalement par les Kurdes.</p>
<h2>Maîtres de chez eux</h2>
<p>L’idée de référendum d’indépendance n’est pas bien reçue dans une région du monde qui souffre d’instabilité permanente et des guerres confessionnelles, le Moyen-Orient.</p>
<p>L’apparition récente de l’État islamique en Irak et au Levant à la frontière de régions peuplées des Kurdes a changé la donne au Moyen-Orient. Grâce à leurs combattants, les Kurdes sont parvenus à protéger leur région. Malgré la guerre entre les <em>peshmarga</em> (les combattants kurdes) et l’État islamique, cette situation a favorisé l’aspiration nationale kurde à l’indépendance. Les Kurdistanais sont en effet les seuls maîtres de leur territoire en Irak.</p>
<p>L’histoire de l’Irak se répète avec peu ou prou les mêmes acteurs. Aujourd’hui comme il y a 100 ans, ce pays est divisé en trois parties : une partie à majorité kurde (le Kurdistan) en quête d’indépendance depuis 1991, une partie à majorité arabe sunnite et une troisième à majorité arabe chiite.</p>
<p>La région du Kurdistan mène un double combat. Le premier est militaire : contre l’État islamique qui contrôle les zones majoritairement arabes sunnites en Irak et en Syrie. Le deuxième combat, qui est d’ordre économique et politique, se déroule avec le gouvernement fédéral qui exerce uniquement son pouvoir à Bagdad et dans le sud du pays à majorité arabe chiite. Ce pouvoir, en revanche n’est toujours pas parvenu à trouver un juste équilibre national, ethnique et religieux pour gérer le pays par-delà les appartenances confessionnelles et sans recourir à l’intervention des États voisins.</p>
<h2>L’État kurde, un projet historique</h2>
<p>Les Kurdes ne sont pas une nation sans histoire. Le traité de paix signé le 10 août 1920 entre puissances alliées (et associées) et la Turquie, plus connu sous le nom de Traité de Sèvres (non ratifié par la Turquie) avait prévu la création de l’État du Kurdistan. Il était également stipulé, dans son article 64, que les Alliés n’émettraient aucune objection à l’adhésion volontaire des Kurdes habitant le Wilayet de Mossoul au futur État indépendant du Kurdistan.</p>
<p>En 1925, la Société des Nations a envoyé une commission internationale pour vérifier la situation sur le terrain. Cette Commission déclarait alors :</p>
<blockquote>
<p>« Les Kurdes forment la majorité de la population. Ils ne sont ni Turcs ni Arabes […] Seuls les Kurdes et les Arabes habitent en masse compacte de grands territoires. Seuls ces deux éléments de la population pourraient, par leur répartition, fournir la base de tracé d’une ligne de séparation des races. […] S’il fallait tirer une conclusion de l’argument ethnique isolément, elle conduirait à préconiser la création d’un État kurde indépendant […].<br>(Rapport de la Commission de l’enquête sur la question de la frontière entre la Turquie et l’Irak, Société des Nations, 1925).</p>
</blockquote>
<p>En effet, depuis l’intégration des Kurdes en Irak en 1925, les Kurdes n’ont pas hésité de confirmer leur volonté indépendantiste.</p>
<h2>Le référendum et l’État-nation en marche</h2>
<p>Bien qu’ils représentent le quatrième peuple quantitativement au Moyen-Orient – après les Arabes, les Perses et les Turcs – et constituent l’une des plus grandes nations apatrides du monde, les Kurdes n’ont toujours pas un État indépendant, ni de représentant à l’Organisation des Nations unies (ONU).</p>
<p>Une question revient de manière récurrente : les Kurdes sont-ils une nation ? En dehors de la portée juridique et politique de cette interrogation, il s’agit là d’un véritable défi académique pour un enseignant de droit international public au Kurdistan-Irak, surtout lorsqu’il l’aborde devant les étudiants kurdes. À cet égard, le référendum du 25 septembre semble bien attester de la construction d’un État-nation.</p>
<p>Dans l’ordre juridique irakien, il est proprement incompréhensible d’affirmer qu’il existe une nation irakienne, une nation syrienne, etc. Dans cette partie du monde, en effet, chaque individu s’identifie d’abord par sa langue, par son ethnie ou par sa confession, tandis que la citoyenneté vient en second lieu. Par exemple, le sentiment d’appartenir à une nation kurde est plus puissant que la citoyenneté irakienne. Dans le même ordre d’idée, l’article 3 de la Constitution irakienne de 2005 stipule que l’Irak est un pays composé de multiples nations (<em>Qaumyat</em>), religions et confessions.</p>
<p>Cette réalité amène à appréhender d’une manière différente le rapport de la nation et de l’État que celle véhiculée par le modèle des États européens.</p>
<h2>Les nations, un « État dans l’État »</h2>
<p>La devise connue comme <em>in varietate concordia</em> n’est pas d’actualité en Irak. La définition de l’État multinational retenue par le <a href="http://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1995_num_60_4_4479_t1_1055_0000_2">professeur Stéphane Pierré-Caps</a> est celle d’un État composé « de deux ou plusieurs nations existant en tant que communautés différentes, chacune ayant conscience de sa spécificité et manifestant le désir de la conserver. » Elle ne trouve pas sa traduction en Irak. En effet, lorsque le seul moyen pour <em>conserver cette spécificité</em> est le rapport de force, l’existence même d’un État multinational perd sa signification. Ainsi, l’ancien Président irakien, Saddam Hussein, a commis des crimes internationaux massifs contre les Kurdes.</p>
<p>Plus l’État se montre incapable d’être véritablement multinational, en Irak mais aussi en Syrie, plus le sentiment national kurde en faveur de l’indépendance s’épanouit.</p>
<p>Certes, personne ne peut nier l’existence de l’État en Irak et en Syrie. Certes, il existe bien une nationalité irakienne ou syrienne. En revanche, il est bien difficile d’affirmer l’existence d’une nation irakienne. Les pays arabes sont quasiment unanimes sur le fait qu’ils font partie d’une nation arabe. La quasi-totalité de leur Constitution affirme cette appartenance, au détriment de la présence des minorités. Dans cette partie du monde, officialiser les nations revient à entériner l’existence d’un État dans l’État.</p>
<h2>Le sort des régions disputées</h2>
<p>Le référendum du 25 septembre 2017 s’est déroulé non seulement au Kurdistan irakien mais également dans les régions disputées entre le gouvernement de Bagdad et le gouvernement du Kurdistan. Ce sont les forces kurdes qui ont protégé ces zones pendant la guerre de Daech (2014-2017). Les forces irakiennes ont en effet abandonné ces territoires, les laissant dans un vide sécuritaire total.</p>
<p>Un mécanisme comportant plusieurs étapes est prévu dans l’article 140 de la Constitution irakienne de 2005 permettant théoriquement aux Kurdes de rattacher administrativement les régions conflictuelles mentionnées auparavant au Kurdistan. La dernière étape pour y parvenir stipule en effet l’organisation d’un référendum dans ces territoires. Dès lors, le vote du 25 septembre constitue, aux yeux des Kurdes, l’application stricte de la Constitution : ce référendum permet ainsi de rattacher de facto ces territoires à la région du Kurdistan.</p>
<h2>Le droit à l’autodétermination face au principe de l’intégrité territoriale</h2>
<p>L’éternel débat entre le droit à l’autodétermination et le principe de l’intégrité territoriale n’est toujours pas résolu. <a href="https://www.un.org/press/fr/2017/sgsm18682.doc.htm">Dans une récente déclaration, le Secrétaire général des Nations Unies, Antonio Guterres</a>, considère que « toute décision unilatérale d’organiser un référendum en ce moment dérogerait à la nécessité de vaincre EIIL ». En même temps, il rappelle le respect de « la souveraineté, intégrité territoriale et l’unité de l’Irak » et considère que « toutes les questions en suspens entre le gouvernement fédéral et le gouvernement de la région du Kurdistan devraient être résolues dans le cadre d’un dialogue structuré et d’un compromis constructif ».</p>
<p>Le principe de l’intégrité territoriale apparaît, en définitive, comme un moyen de protéger les frontières. A cet égard, le professeur Pierre-Marie Dupuy note à propos du peuple kurde que :</p>
<blockquote>
<p>« réclamant avec constance depuis des temps reculés son indépendance à l’égard des quatre États sur le territoire desquels il est dispersé (Iran, Irak, Syrie et la Turquie), le principe de l’intégrité territoriale est invoqué indépendamment de celui de <em>l’uti possedetis juris</em> puisqu’il ne s’agit pas, à titre principal, d’une situation héritée de la colonisation. »<br>(Droit international public, Dalloz, 8<sup>e</sup> édition, 2006).</p>
</blockquote>
<p>Mais, comme le souligne la Cour internationale de justice, <a href="http://www.icj-cij.org/fr/affaire/141">dans son avis concernant l’indépendance du Kosovo en 2008</a>, « la portée du principe de l’intégrité territoriale est limitée à la sphère des relations interétatiques. » Se pose alors la question suivante : le droit international public se divise-t-il selon deux sphères – étatique et non-étatique ? Selon cette formule de la Cour, les nations sans État, comme les Kurdes, ne font pas partie de la « sphère des relations interétatiques ». En se dotant d’un État, une nation passerait donc d’une sphère à une autre. Chaque sphère a ainsi ses propres principes et ses lois. <a href="http://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2015-1-p-111.htm">André Moine</a> souligne, à juste titre, que « le respect de l’intégrité territoriale n’[est] pas opposable à une entité non étatique ».</p>
<h2>Deux poids, deux mesures</h2>
<p><a href="http://www.un.org/press/fr/2017/sc13002.doc.htm">Dans un communiqué de presse du 22 septembre 2017</a>, les membres du Conseil de sécurité s’étaient dit « inquiets de l’effet déstabilisateur que pourrait avoir le projet du gouvernement de la région du Kurdistan. » Dans cette partie du monde, la priorité de la communauté internationale semble être « les opérations menées contre l’EIIL (Daech) – au sein desquelles les forces kurdes ont joué un rôle essentiel », et le « retour librement consenti et en toute sécurité de plus de trois millions de réfugiés et de déplacés », qui vivent majoritairement au Kurdistan irakien.</p>
<p>Pourtant, la région contrôlée par les Kurdes en Irak reste le territoire le plus sûr pour les minorités linguistiques et religieuses ainsi que pour les réfugiés. Suite à l’avancée de l’État islamique en Irak et en Syrie, des centaines des milliers des chrétiens et des Yézidis, des Turkmènes et des Shabak s’étaient réfugiés au Kurdistan irakien.</p>
<p>Les mouvements séparatistes sont perçus par les Nations Unies comme des perturbateurs de l’ordre international. Ainsi, une majorité d’États s’opposent au référendum d’indépendance du Kurdistan irakien, un mécanisme pourtant totalement démocratique. Les raisons de cette opposition varient selon l’intérêt des États.</p>
<p>Le Kurdistan n’est pas un exemple isolé de tentative de gouverner un territoire et de revendication du droit à l’autodétermination. La situation du Kurdistan est parfois comparée – mais pas analogue – au Kosovo, à la Palestine, la Crimée, le Haut-Karabakh la Tchétchénie, le Tibet, le Cachemire, Taiwan, l’Écosse, Québec, etc.</p>
<p>Autre paradoxe : si le Secrétaire général des Nations Unies a critiqué le référendum du Kurdistan, les Nations Unies n’ont procédé à aucune déclaration par rapport à un autre référendum d’indépendance unilatéral, celui qui se déroulera le 1<sup>er</sup> octobre à Catalogne. Faut-il y voir un effet du principe bien connu du deux poids et deux mesures ? Ou, doit-on considérer seulement que la position géopolitique du Kurdistan et de la Catalogne sont radicalement différentes ?</p>
<h2>La crainte de l’effet domino</h2>
<p>La proclamation d’un État indépendant au Kurdistan irakien se heurterait à des oppositions non seulement en Irak, mais également de la part des pays voisins. Pour la Syrie, l’Iran et la Turquie, l’indépendance du Kurdistan ne constitue pas une solution, mais bien un problème qui touche à leur sécurité nationale. Chaque revendication des Kurdes est perçue par ces pays comme une expression du séparatisme. À l’inverse, dans l’esprit des Kurdes, chaque avancée sur le plan juridique est considérée comme une nouvelle étape franchie sur le chemin du futur État indépendant.</p>
<p>Le premier référendum d’indépendance peut-il faire vaciller un domino proche ? C’est la plus grande crainte des voisins du Kurdistan irakien. Cette question ne se pose pas seulement pour les pays où habitent les Kurdes. Une telle évolution pourrait créer un précédent pour d’autres régions et minorités au Moyen-Orient, en proie à une instabilité permanente.</p>
<p>Dans le discours des dirigeants kurde, le recours au référendum d’indépendance et son application en faveur des nations sans État pourraient apaiser une partie des tensions –- mais pas l’ensemble – au Moyen-Orient. Du point de vue des Kurdes, ce référendum n’est qu’une manifestation de justice.</p>
<p>La question qui se pose, enfin, est de savoir si la guerre contre l’État islamique est le « dernier combat » pour les Kurdes avant l’indépendance. Sachant que les combattants kurdes sont aujourd’hui en première ligne sur le champ de bataille contre le terrorisme international, seront-ils récompensés par la reconnaissance d’un État indépendant par la société internationale ?</p>
<p>Pour les Kurdes, la guerre contre le terrorisme international est bien perçue comme une guerre d’indépendance. C’est cet objectif qui les a poussés à combattre, et non pas la volonté de défendre l’intégrité territoriale de l’Irak. Par le biais du référendum d’indépendance, les Kurdes ont voulu délivrer au monde entier un message clair : « Nous voulons notre État ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/84651/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bryar S. Baban ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans cette partie du monde, chaque individu s’identifie d’abord par sa langue, par son ethnie ou par sa confession, tandis que la citoyenneté vient en second lieu.Bryar S. Baban, Maître de conférences en droit public, Salahaddin University-ErbilLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/649162016-09-08T18:20:06Z2016-09-08T18:20:06ZErdoğan, la guerre tous azimuts<blockquote>
<p>« Yurtta harp, cihanda harp »<br>
(Guerre dans la patrie, guerre dans le monde)</p>
</blockquote>
<p>La célèbre citation de Carl Von Clausewitz, l’officier prussien qui a ferraillé contre Napoléon au début du XIX<sup>e</sup> siècle, m’a toujours semblé une erreur, un prétexte inventé de toutes pièces, pour justifier une situation de conflit physique alors qu’il existe une autre option, même si celle-ci ne peut être appelée « la paix » si facilement. La guerre n’est pas la continuation de la politique par d’autres moyens. La guerre est le contraire de la politique, le contraire de la gestion des affaires de la cité. Tout au plus peut-elle être considérée comme un outil qui légitimerait l’absence de politique.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/erdogan-le-choc-et-les-voix-50120">Depuis les élections du 7 juin 2015</a>, où – en l’absence relative de conflit physique en Turquie – la politique a pu regagner ses lettres de noblesse et provoquer un effritement logique du pouvoir de Recep Tayyip Erdoğan, ce dernier a bien appris sa leçon. Lui qui espérait vivre, à travers ce nouveau mandat, sa période de <em>Usta</em> (maître), à l’issue de celles d’apprenti et de compagnon, considère désormais qu’il doit mener une guerre à l’intérieur comme à l’extérieur. Et constate, avec une délectation mélangée à de la paranoïa, que la guerre continue lui garantit des pouvoirs absolus que la paix (ou du moins l’absence de guerre) ne lui garantissait pas.</p>
<p>Cette guerre est tridimensionnelle.</p>
<h2>Une guerre horizontale</h2>
<p>Il s’agit tout d’abord d’une guerre horizontale : celle-ci est très étendue dans l’espace. Elle se déroule notamment dans le Kurdistan turc et dans le Kurdistan syrien, mais pas seulement. La totalité du territoire national et ses marges sont vues comme des espaces de conflit légitime – des grandes villes aux petites localités rurales. Les combats visent l’État islamique (EI), mais aussi les Kurdes de Turquie, de Syrie et du nord d’Irak. Des villes entières comme Cizre, Şırnak ou Sur, le quartier historique de Diyarbakır sont la scène de violences quotidiennes entre l’armée, les forces spéciales et le PKK qui joue sa partition.</p>
<p>Plus largement, toutes les villes du pays – des plus grandes aux plus petites – sont le théâtre de violence entre divers groupes : le TAK (Teyrêbazên Azadiya Kurdistan, les Faucons de la Liberté du Kurdistan), l’État islamique, le DHKP-C (Devrimci Halk Kurtuluş Partisi-Cephesi, Parti-Front révolutionnaire de libération du peuple) et les forces armées de Turquie. Il s’agit, dans la plupart des cas, d’une violence provoquée, calculée et voulue par ceux qui s’en nourrissent et qui assoient ainsi leur pouvoir dans ce climat de conflit permanent. Dans un tel contexte, la parole politique est inaudible.</p>
<p>Les affaires de la cité sont sujettes à la violence et sont gérées selon les paramètres de cette violence et non pas selon le « bien public ». Ainsi, même si le terme n’est pas prononcé (car trop effrayant), la construction d’une route est-elle présentée comme une réponse à la guerre, le réajustement des impôts est justifié par le conflit, de même que le limogeage d’un ministre ou la révocation d’un haut fonctionnaire. Autant de mesures « nécessaires » en « temps de « guerre »…</p>
<h2>Une guerre verticale</h2>
<p>Cette « guerre » est également verticale : elle est continue dans le temps. Il s’agit d’une guerre structurelle durable, parsemée à intervalles réguliers de <em>Blitzkrieg</em>. Elle est l’<a href="https://theconversation.com/turquie-la-crise-permanente-comme-outil-de-domination-62731">outil principal de domination depuis la fondation de la République</a> : guerre contre les forces réactionnaires, contre les islamistes, contre les tenants de l’ancien régime, contre les Kurdes… Ces guerres multiples ont toujours permis de justifier les mesures exceptionnelles de pression et de répression. Il s’agirait de conjurer le danger du « séparatisme ». Il en a toujours été ainsi, même quand les revendications kurdes ont été réduites à des simples demandes de droits linguistiques.</p>
<p>L’action menée par le régime d’Erdoğan s’inscrit donc pleinement dans la tradition républicaine, inversant simplement les rôles : les kémalistes attaquaient les islamistes et les Kurdes ; aujourd’hui, les islamistes attaquent les kémalistes, les gauchistes et les Kurdes. Demeure une constante : la guerre contre les revendications des Kurdes. De 1925 à 2016, ces derniers ont été la cible principale de la violence, quel que soit le régime.</p>
<p>Et pourtant, entre les années 2011 et 2015, à la faveur d’une période globalement pacifique, une fenêtre s’est entrouverte sur la politique et a été mise à profit, tant bien que mal, par une coalition dirigée par le mouvement politique kurde HDP et incluant toute une série d’organisations politiques et civiles – des écologistes au mouvement LGBT, de la gauche radicale aux libéraux, des jeunes de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Mouvement_protestataire_de_2013_en_Turquie">Gezi</a> aux révolutionnaires revigorés.</p>
<p>La réussite relative du HDP aux élections du 7 juin 2015 a eu deux conséquences immédiates :</p>
<ul>
<li><p>pour la première fois depuis 2002, l’AKP (le parti au pouvoir à Ankara) perdait la majorité absolue à l’Assemblée nationale.</p></li>
<li><p>pour la première fois également, les actions violentes du PKK (le Parti des Travailleurs du Kurdistan), l’organisation armée installée au nord d’Irak mais également bien implantée dans les montagnes du Kurdistan turc, perdaient toute justification.</p></li>
</ul>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/136907/original/image-20160907-25244-ncgrqv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Un combattant kurde (peshmerga) lors de la prise de la ville à l’État islamique, en décembre 2014.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/kurdishstruggle/16065315256/in/photolist-qtCWw5-piq7Kt-qYGUeh-q7Aitv-pargkR-qWKi7b-qJfxmY-p3NtXd-rNxSsJ-pwCjiw-qVeBfn-rcxBxM-pTCKLr-ptgb73-raoWds-pdNaCD-pHZp6a-oMbTkc-prA2mq-pFTWZf-pvikvM-qtKEHu-pzmFnM-pgDZqE-qJWbGS-o3krS4-qsBrih-prA3iq-pE839t-uMwui4-oPZjzs-s5G5E5-rxZg9o-qYPz55-s2k3qu-qvLwRB-q9JM3x-pDQNpx-qfzxBj-qgWxi3-rkWb9Y-q7khMn-qQMNfy-ri1QLG-qLf2Du-prdgS4-phPaWZ-q9wap8-pXGB1E-tGKPXK">Kurdishstruggle Suivre/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ainsi la politique faisait progresser la question kurde, et la démocratisation de toute la Turquie. Or, dès l’attentat de Suruç en juillet 2015, le cycle de la violence a été réamorcé, d’abord timidement à l’égard de l’État islamique, pourtant soutenu pendant des années directement et indirectement par Ankara, comme l’ont démontré plusieurs documents russes ainsi que la publication du quotidien <em>Cumhuriyet</em> des photos des convois de camions livrant des armes en Syrie. Ce scoop a d’ailleurs valu à son rédacteur en chef, Can Dündar, un emprisonnement avant l’exil à Berlin.</p>
<p>La violence a ensuite repris ouvertement contre les Kurdes d’Irak et de Syrie afin d’empêcher l’établissement d’une région autonome kurde dans le nord de la Syrie, à Kobane.</p>
<p>Ainsi, en Syrie la guerre a visé tout à tour trois forces présentes sur le terrain :</p>
<ul>
<li><p>le régime de Bachar al-Assad, longtemps allié, puis érigé en ennemi dans l’espoir d’installer à Damas un régime sunnite dirigé par les Frères musulmans.</p></li>
<li><p>l’État islamique, qui a commencé à organiser des attaques sur le territoire turc, tel un monstre se retournant contre son créateur sans jamais revendiquer ses attentats</p></li>
<li><p>contre le PYD, l’organisation armée kurde de Syrie, très proche du PKK des Kurdes de Turquie.</p></li>
</ul>
<p>En somme, un cycle ininterrompu de violence dû aux gigantesques erreurs du régime d’Ankara en matière de politique étrangère comme de politique intérieure, mais instrumentalisées par le pouvoir afin d’instaurer un régime d’exception (qui devient la règle) dans le Kurdistan turc.</p>
<h2>Une guerre dans la profondeur</h2>
<p>Mais surtout, cette guerre cible en profondeur la société et le système politique turc. Pour ainsi dire, elle est « totale ». Recep Tayyip Erdoğan est en effet en train d’instaurer un régime <em>alla turca</em>, sans séparation des pouvoirs. Toute représentation politique et civile qui n’apparaîtrait pas comme un soutien du régime devient aussitôt un ennemi de la patrie. Ne pas être opposant ne suffit plus.</p>
<p>Avec la tentative ratée de putsch du 15 juillet 2016, attribuée au mouvement guleniste – lui aussi ex-allié principal pendant une décennie avant d’être érigé en ennemi principal –, une occasion en or a été donnée au pouvoir d’étendre l’état d’exception à l’ensemble du pays et, par conséquent, de s’affranchir de tout cadre juridique. Depuis lors, aux yeux du régime, tout le monde est guleniste et tout le monde est putschiste : fonctionnaires, militaires, officiers, enseignants, juges, avocats, procureurs, journalistes, universitaires, écrivains, chercheurs, médecins, commerçants, hommes et femmes d’affaires, intellectuels. Ainsi que leur famille, leurs époux et épouses, leur mères et pères. Tout le monde, sans exception.</p>
<p>Des centaines de milliers de personnes ont ainsi été révoquées de la fonction publique. À tel point que les organisations de la défense des droits de l’Homme ne peuvent plus suivre le rythme des « décrets de force de loi », proclamés à minuit et suivis d’arrestations le lendemain à l’aube. A une semaine de la rentrée universitaire, un récent décret, lui aussi pris à minuit, a provoqué la révocation de 2 346 universitaires, dont une centaine de signataires de l’<a href="https://theconversation.com/la-democratie-en-turquie-victime-collaterale-des-negociations-avec-lue-56180">appel pour la paix de janvier 2016</a> qui avait suscité depuis l’ire du Président.</p>
<p>La plupart de ces universitaires, comme les centaines qui les ont précédés depuis janvier, sont des intellectuels de gauche, défenseurs des droits humains, situés à mille lieues du mouvement guleniste, transformé en bouc-émissaire. Il s’agit là rien de moins que de mener une guerre contre la classe intellectuelle pour installer dans les universités des « universitaires nationaux », <a href="http://gundem.millet.com.tr/erdoganin-ardindan-harekete-gectiler-haberi/1281508">selon les termes du Président</a>, et non des « traîtres à la patrie ».</p>
<h2>Une guerre contre l’État</h2>
<p>En réalité, depuis le divorce fracassant de l’AKP et du mouvement guleniste en décembre 2013 – suite aux accusations de corruption massive visant Erdogan lui-même, sa famille, ainsi que trois ministres qui ont du démissionner –, nous sommes témoins d’une chasse aux sorcières permanente où, par paquets, des fonctionnaires sont virés et/ou emprisonnés, remplacés par des cadres entièrement soumis au régime, voire par des militants du régime. Depuis le 15 juillet 2016, cette purge sans précédent a pris des proportions difficiles à décrire. Il s’agit bien d’une guerre menée par le pouvoir contre son propre État pour le vider de sa substance et pour en installer un nouveau. Dans cette République de décrets, le droit n’est et ne sera bientôt qu’une chaîne brisée.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=723&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=723&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=723&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=908&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=908&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/136929/original/image-20160907-25237-1gpmyhv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=908&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Fetullah Gulen, l’ancien allié devenu la bête noire d’Erdogan.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://www.amerikaninsesi.com/a/fetullah-gulen-suclamalar-iftira-darbe-iddialarini-arastimak-icin-uluslararasi-bir-komisyon-kurulsun/3421653.html">VOA/Wimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’un des adages les plus usités de Mustafa Kemal Atatürk, le leader du mouvement qui a fondé la République de Turquie, était le suivant : « Paix dans la Patrie, paix dans le Monde » (<em>Yurtta Sulh, Cihanda Sulh</em>). En 1923, il s’agissait de mettre fin, d’une main de fer, à l’état de guerre en vigueur depuis un siècle pour s’atteler à la fondation d’un nouvel État et d’une nouvelle société en utilisant de temps à autre « l’outil » de la violence. Après l’extermination des Arméniens en 1915 et l’exil forcé des Grecs en 1923, les kémalistes s’étaient évertués à assimiler les Kurdes de force, et d’user la force si nécessaire (comme ce fut le cas à Dersim en 1938).</p>
<p>Un siècle plus tard, Recep Tayyip Erdoğan est en passe de devenir le premier homme politique – selon toute vraisemblance – dont le règne sera plus long que celui du héros national : Atatürk a dirigé l’État turc pendant 15 ans, Erdoğan est déjà dans sa 13<sup>e</sup> année, et ce à la moitié de son premier mandat présidentiel. Mais ce dernier opte pour une stratégie inverse par rapport à celle de son célèbre aîné pour fonder un nouvel État aux ordres et forger une société cimentée par l’islamisme et le nationalisme. Sa devise est désormais : « Guerre dans la Patrie, guerre dans le Monde » (<em>Yurtta harp, Cihanda Harp</em>). Avec, de temps à autre, mais de plus en plus rarement, des périodes d’accalmie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/64916/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samim Akgönül est membre de ASTU (Actions citoyennes interculturelles).</span></em></p>Un temps affaibli politiquement, le président turc a lancé une offensive contre tout ce qui de près ou de loin risquerait de le menacer, aussi bien à l’extérieur de ses frontières qu’à l’intérieur.Samim Akgönül, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.