tag:theconversation.com,2011:/africa/topics/moyen-age-23913/articlesMoyen Age – The Conversation2024-03-27T16:51:59Ztag:theconversation.com,2011:article/2260752024-03-27T16:51:59Z2024-03-27T16:51:59ZDe quoi riait-on au Moyen Âge ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582568/original/file-20240311-30-2s8dtc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=4%2C28%2C1330%2C710&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pontifical par Guillaume Durand (copié à Avignon vers 1357, marginalia ajoutés à la fin du siècle).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://archive.org/details/MS143/page/n297/mode/1up?view=theater">París, Bibliothèque Sainte-Geneviève, Ms. 143, fol. 145v.</a></span></figcaption></figure><p>Les gens riaient-ils au Moyen Âge ? Pas facile à imaginer. Après tout, c’est bien connu : cette période historique était <a href="https://books.openedition.org/pur/107792">sale</a>, <a href="https://www.louvrelens.fr/mon-louvre-lens/moyen-age-et-couleur/">sombre</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=I3uCKA9I6f4">misogyne</a>, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/sans-oser-le-demander/au-moyen-age-croyait-on-que-la-terre-etait-plate-5867779">platiste</a> ; globalement, c’est une époque effrayante. Cette croyance nous réconforte, nous permet de nous sentir supérieurs aux peuples du passé ou à d’autres cultures qui vivraient « encore au Moyen Âge »…</p>
<p>Donc, à cette époque où régnaient la peur, l’angoisse et la répression, le rire aurait même été condamné par l’Église, qui tenait les masses sous son emprise grâce à son pouvoir omnipotent.</p>
<p>Et pourtant, rien de tout cela n’est vrai. Si bien que le Moyen Âge est marqué par des formes d’humour qui sont encore subversives aujourd’hui.</p>
<h2>Les chansons d’Isabelle et de Ferdinand</h2>
<p>Dans la bibliothèque du Palais royal de Madrid se trouve un merveilleux livre (un « codex ») : le <a href="https://rbdigital.realbiblioteca.es/s/realbiblioteca/item/2396"><em>Cancionero musical de palacio</em></a>. Grâce à lui, nous pouvons connaître les paroles et la partition de centaines de chansons qui étaient jouées à la cour de la Reine Isabella I de Castille et du Roi Ferdinand II d’Aragon, les « Rois Catholiques » espagnols.</p>
<p>Plusieurs d’entre elles ont été composées par Juan del Enzina, né dans les terres de l’ancien royaume de León, qui deviendra prieur de la cathédrale de León. L’une des plus curieuses, intitulée « Si abrá en este baldrés », raconte comment trois jeunes femmes semblent manquer de cet objet mystérieux. « Est-ce qu’il y aura dans ce “baldrés” des manches pour nous trois ? », dit la chanson.</p>
<p>L’édition actuelle du dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne répertorie encore le mot <em>baldrés</em> ou <em>baldés</em>, qu’elle définit comme une « peau de mouton tannée, douce et souple, utilisée surtout pour les gants ». Les versions antérieures ajoutaient, pudiquement, « et d’autres choses ».</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Page du Cancionero Musical de Palacio où est reproduit « Si abrá en este baldrés », avec des biffures ultérieures qui suppriment du texte toutes les occurrences des mots « pija » et « carajo »" src="https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=389&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=488&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=488&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580486/original/file-20240307-26-ufhjlb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=488&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Page du <em>Cancionero Musical de Palacio</em> dans laquelle est reproduit « Si abrá en este baldrés », avec des biffures ultérieures qui éliminent du texte toutes les occurrences des mots « pija » et « carajo », des termes familiers pour désigner le pénis.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://rbdigital.realbiblioteca.es/s/realbiblioteca/item/2396">Patrimonio Nacional, Real Biblioteca de Palacio</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le XV<sup>e</sup> siècle étant un peu moins pudibond, nous pouvons apprendre la <a href="https://letraslibres.com/wp-content/uploads/2016/08/columnas-sheridan-esp_7.pdf">véritable nature de l’objet en question</a> grâce à un texte satirique anonyme connu sous le nom de <em>Coplas del provincial</em>. Il y demande sans détour « ce que vaut le <em>valdrés</em>/à défaut du corps d’un homme ».</p>
<p>On peut penser qu’un demi-millénaire plus tard, on ne chante plus de telles choses dans les cours royales. Ou, du moins, elles ne sont pas écrites. Au fil des siècles, nos oreilles semblent être devenues beaucoup plus sensibles au scandale que celles des monarques catholiques.</p>
<h2>Le rire du clergé</h2>
<p>À Paris, en 1414, une épidémie de coqueluche donna naissance à une chanson humoristique très appréciée des enfants qui se réunissaient en groupe pour faire les courses de l’après-midi. Son refrain était le suivant : <a href="https://www.studiahumanitatis.es/la-edad-media-impertinente-y-los-ninos-de-paris/">« Votre con tousse, commère, Votre con tousse, tousse »</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Peinture représentant un bouffon riant au couronnement d’un roi" src="https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1163&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1163&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580498/original/file-20240307-20-yxbbnq.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1163&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Fragment de « Comment Henry Curtmantle, fils de l’impératrice Mathilde, fut couronné roi d’Angleterre », par David Aubert, « Histoire abrégée des Empereurs » : Paris, BnF, Arsenal ms.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550069168/f102.item">gallica.bnf. fr/Bibliothèque nationale de France</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il y a peu de choses plus humaines que ce recours au rire comme mécanisme libérateur face à la peur produite par une épidémie. Il est donc surprenant que, alors qu’un ecclésiastique de l’époque n’a pas hésité à reprendre ces mots mot pour mot dans sa chronique (connue sous le nom de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1029253"><em>Journal d’un bourgeois de Paris</em></a>), l’historien qui en a préparé une <a href="https://books.google.es/books/about/Journal_d_un_bourgeois_de_Paris.html?id=BsWGQgAACAAJ">édition</a> pour le grand public en 1990 s’est senti obligé de censurer le gros mot.</p>
<p>Un millénaire plus tôt, le 13 août 1099, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/petit-precis-d-histoire-a-l-usage-des-candidats/l-election-pontificale-au-moyen-age-8496293">l’élection papale</a> avait lieu dans la vénérable basilique romaine Saint-Clément du Latran. La cérémonie se déroulait devant les fresques, alors récentes, qui recouvraient les murs de l’église et racontaient les miracles du saint titulaire.</p>
<p>Dans l’une d’entre elles, située tout près de l’autel, le rire est à l’honneur. À la manière d’une bande dessinée moderne avec ses bulles, on peut voir différents personnages et les phrases qu’ils prononcent. L’effet comique vient du contraste entre les registres de langage : saint Clément parle solennellement en latin, et les païens qui tentent en vain de s’emparer de lui profèrent des insanités en langue vulgaire (leurs paroles sont d’ailleurs l’un des plus anciens témoignages écrits des langues italiques). Le chef des païens donne un ordre grossièrement réaliste, peut-être le plus hilarant des textes fondateurs d’une langue : <a href="https://historiasdelahistoria.com/2017/06/02/hijos-puta-tirad-primer-registro-escrito-lengua-vernacula-italiana">« Fili dele pute traite »</a> (« Fils de putains, traînez-les ! »).</p>
<p>La plaisanterie ne semble pas avoir déplu aux prélats réunis, puisqu’ils ont élu pape précisément le cardinal à la tête de la basilique, Raniero de Bleda, qui allait prendre le nom pontifical de Pascal II. Contrairement à nous, les gens du XI<sup>e</sup> siècle trouvaient de la place pour l’humour, même dans les affaires sacrées.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Inscription de saint Clément, détail d’une fresque de la fin du XIᵉ siècle dans la basilique souterraine de San Clemente à Rome" src="https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=254&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=254&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=254&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=319&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=319&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580502/original/file-20240307-18-fv2t6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=319&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Inscription de saint Clément, détail d’une fresque de la fin du XIᵉ siècle dans la basilique souterraine de San Clemente à Rome.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Affreschi della Basilica di San Clemente</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Ce n’est pas la faute du Moyen Âge</h2>
<p>En effet, la comédie était un élément essentiel de la culture médiévale dans toutes ses manifestations : art, littérature, musique, rituels, <a href="https://www.telerama.fr/sortir/au-moyen-age,-on-faisait-la-fete-un-jour-sur-trois,n6197588.php">coutumes</a>…</p>
<p>Bien sûr, le Moyen Âge, comme toute autre époque, a eu ses fanatiques, ses inquisiteurs, ses eunuques, ses prédicateurs au visage râblé et au cœur froid, ses ennemis du corps, du plaisir et de la joie. Mais tout au long de ces siècles, ils n’ont jamais cessé d’être une minorité, même au sein du clergé. En général, les intellectuels et le clergé du Moyen Âge s’en tenaient à l’opinion d’Aristote, <a href="https://fontesmediae.hypotheses.org/6254">pour qui le rire était un attribut humain essentiel</a>. C’est pourquoi, lorsqu’en l’an 1000, le moine Notker rédigea un livre de définitions à l’abbaye de Saint-Gall (dans l’actuelle Suisse), il ne trouva pas de meilleure définition de l’être humain que celle d’un <a href="https://the-orb.arlima.net/non_spec/missteps/ch10.html">« animal rationnel, mortel, capable de rire »</a>.</p>
<p>Ce n’est pas l’époque médiévale mais les époques ultérieures qui ont éradiqué le <a href="https://laliebrededurero.com/2022/01/02/el-carnaval-segun-mijail-bajtin/">carnaval</a>, les charivaris, la <a href="https://www.chartes.psl.eu/fr/positions-these/fete-fous-nord-france-xive-xvie-si%C3%A8cles">Fête des fous</a>, le <a href="https://africa.la-croix.com/quest-ce-que-le-rire-de-paques/">rire pascal</a> ou les farces de la veille de la Toussaint. La disparition de ces traditions humoristiques, comme la domestication des corps, est un phénomène beaucoup plus récent qu’on ne veut le croire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226075/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Raúl González González no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>Non seulement le Moyen Âge n’était pas aussi horrible qu’on nous l’a fait croire, mais l’humour y était florissant !Raúl González González, Profesor de Historia Medieval, Universidad de LeónLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2238992024-03-18T15:33:49Z2024-03-18T15:33:49ZLe médiévalisme dans la haute couture, de Paco Rabanne à Alexander McQueen<p>Si la mode médiévale s’infiltre aujourd’hui <a href="https://theconversation.com/litterature-series-tele-architecture-cet-engouement-pour-le-moyen-age-qui-nous-vient-du-xix-si%C3%A8cle-218442">dans tous les domaines ou presque</a>, sa présence persistante dans le monde de la haute couture n’a pas encore fait l’objet de recherches approfondies.</p>
<p>Il existe certes, dans la mode, un Moyen Âge fantasmatique passé <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/le-preraphaelisme-en-2-minutes/">à la moulinette préraphaélite</a>, comme en témoigne la collection automne-hiver 2013-2014 de <a href="https://couturenotebook.com/best-haute-couture-blog/2013/07/15/franck-sorbier-fw-2013-revisiting-the-middle-ages">Franck Sorbier</a>, inspiré d’une imagerie du XIX<sup>e</sup> siècle, où les mannequins évoquent la dame d’Escalot <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Lady_of_Shalott_(Waterhouse)">immortalisée par le peintre John William Waterhouse en 1888</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=460&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/582540/original/file-20240318-26-hl8700.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">John William Waterhouse, The Lady of Shalott.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/The_Lady_of_Shalott#/media/Fichier:John_William_Waterhouse_-_The_Lady_of_Shalott_-_Google_Art_Project.jpg">Google Art Project</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais il est un autre Moyen Âge, queer et rétrofuturiste celui-ci, qui brouille les frontières des genres et s’est développé bien avant l’engouement suscité par <em>Game of Thrones</em>, chez deux stylistes en particulier, Paco Rabanne et Alexander McQueen.</p>
<h2>D’une filiation l’autre : de Paco Rabanne à Alexander McQueen</h2>
<p>Paco Rabanne (1934-2023) est le premier styliste, <a href="https://www.harpersbazaar.fr/mode/paco-rabanne-chevalier-couture-dun-autre-temps_111">« ou métallurgiste de la couture »</a> pour reprendre la formule de Coco Chanel, qui s’inspire de cette période historique dès les années 1960-1970, <a href="https://www.vogue.fr/fashion/galerie/paco-rabanne-style-1960s-photos">avec sa célèbre robe cotte de mailles</a>.</p>
<p>En février 1966, sa première collection « Manifeste » présente « 12 robes importables en matériaux contemporains », agrémentées de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Sequin_(mode)">sequins</a>, anneaux métalliques et plaques en Rhodoïd, mettant en scène une <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Mode_futuriste">mode futuriste</a> <a href="https://www.fabula.org/actualites/107802/colloque-temporalites-alternatives--uchronies-mondes-paralleles-et-retrofuturisme.html">voire rétrofuturiste</a>.</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Avec le rétrofuturisme, il s’agit d’envisager le passé tel qu’on le voit depuis le futur, en offrant une alternative au présent, et en réfléchissant au présent au prisme d’un passé réinventé.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/O_s07WuaX8o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Pour la collection hiver 2020-21, le directeur artistique de la maison Paco Rabanne, Julien Dossena, rend hommage aux créations métalliques, emblématiques des inspirations médiévales du créateur. <a href="https://arca.irht.cnrs.fr/ark:/63955/md439z90587z">Les silhouettes</a> sont vêtues de cottes de mailles revisitées et camail (protection métallique souple recouvrant le crâne, le cou et le haut du torse et des épaules durant le bas Moyen Âge), ceinture mixant celle des chevaliers et celle de Chanel, aumônière et chaussures montantes. La guerrière rétrofuturiste est en marche, entre transparence et opacité, inspirée de l’imagerie autour de Jeanne d’Arc.</p>
<p>Ainsi la cotte de mailles et le camail deviennent deux emblèmes féministes, comme en témoigne la <a href="https://www.vogue.com/article/zendaya-met-gala-red-carpet">tenue qu’arbore Zendaya</a> au Met Gala 2018, dans une tenue Versace qui évoque une Jeanne d’Arc des temps modernes.</p>
<p>La cotte de mailles s’est allongée et elle est fendue sur le devant ; des fragments de haubert, c’est-à-dire de la cotte de mailles, ainsi que le gorgerin qui assure la protection du cou ont été conservés tandis que la cuirasse a disparu ; la braconnière, c’est-à-dire les lames articulées qui recouvrent le ventre et le haut des cuisses et les tassettes protégeant l’aine ont été conservées et revisitées.</p>
<p>On songe encore à la rappeuse Cardi B <a href="https://www.radiofrance.fr/mouv/balenciaga-remet-le-moyen-age-au-gout-du-jour-avec-ses-bottes-version-medieval-5519935">qui porte des chaussures Balenciaga</a>, lors d’un défilé digital, pour la sortie du jeu vidéo <em>Afterworld : The Age of Tomorrow</em>. L’objet improbable et importable comporte jambière, cuissot, genouillère articulée, grève qui protège le tibia et soleret pour le pied, pièces directement héritées des chausses du chevalier médiéval, le talon aiguille en plus.</p>
<p>Mais c’est Alexander McQueen (1969-2010), styliste britannique, qui a notamment habillé David Bowie ou Lady Gaga, qui a su réinventer un Moyen Âge rétrofuturiste, féministe et queer, entre obscurité et flamboyance. Son travail <a href="https://toutelaculture.com/tendances/mode/alexander-mcqueen-le-testament-un-film-poignant-signe-loic-prigent/">s’articule avec une réflexion sur la société post-moderne</a>.</p>
<p>Dès 2009, son défilé « The Horn of Plenty » (« La corne d’abondance ») résonne avec la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Crise_%C3%A9conomique_mondiale_des_ann%C3%A9es_2008_et_suivantes">crise économique</a> de l’époque : le créateur tend au monde de la mode le miroir de ses outrances et de ses névroses consuméristes. Le 6 octobre 2009, son défilé suivant « Plato’s Atlantis » évoque le thème de l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Atlantide">Atlantide</a> ». Mais c’est sa vision du Moyen Âge qui retiendra notre attention ici.</p>
<h2>« L’odeur mêlée du sang et des roses »</h2>
<p>Le défilé de la collection pour hommes d’A. McQueen, <a href="https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/46918">« The Bone Collector »</a>, (« Le Fossoyeur »), en janvier 2010, est une sorte de memento mori, créé quelques mois avant son suicide par pendaison, la veille des obsèques de sa mère. Il renoue ici avec un Moyen Âge macabre, celui précisément du XV<sup>e</sup> siècle de la Peste noire.</p>
<p>Dans un décor d’ossuaire évoquant les catacombes, les mannequins arborent des vêtements représentant tibias, crânes ou cordes. Les costumes sont taillés dans des « body bags », sacs qui servent à emballer les cadavres à la morgue ; les costumes noirs sont couverts d’argile comme s’ils sortaient de sous la terre. Les hommes aux cheveux blonds vénitiens ont une coupe au bol ou un chignon tressé. Certains portent des cagoules qui ne laissent voir que les yeux et le nez, d’autres ont des masques, d’autres enfin ont le visage nu et pâle.</p>
<p>L’homme ressemble à un cadavre déterré dans un costume impeccable, entre proto-zombie et néo danse macabre. Le spectateur assiste à une danse macabre post-moderne exclusivement masculine, ce qu’elle était originellement au Moyen Âge. Dans l’imaginaire collectif, le Moyen Âge tardif est le temps de la peste, de la guerre de Cent Ans, de la famine et de la mort orchestrant une réflexion sur la caducité des choses terrestres.</p>
<p>Dans son célèbre ouvrage <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/huyzinga_johan/declin_moyen_age/declin_moyen_age.html"><em>L’Automne du Moyen Âge</em>, Johan Huizinga</a> définit l’esthétique de ce Moyen Âge tardif à travers cette image de « l’odeur du sang et des roses » qu’il emprunte à la plume du Bourgeois de Paris pour évoquer ce XV<sup>e</sup> siècle instable et ambivalent. Alors que les historiens de l’art envisageaient le Moyen Âge tardif comme un renouvellement préparant et préfigurant la Renaissance, Huizinga affirme qu’il est synonyme du déclin des formes : « la forme, dans sa luxuriance, envahit l’idée ; l’ornement se saisit de toutes les lignes et de toutes les surfaces. C’est un art où règne cette horreur du vide qui est peut-être une caractéristique des cultures à leur déclin ». Tout laisse à penser que le styliste a lu l’historien. En effet, à l’opposé de cette vision macabre imageant la fin du Moyen Âge, McQueen imagine aussi une collection posthume, « Angels and Demons » (hiver 2010) qui creuse encore le sillon du Moyen Âge tardif mais dans une version flamboyante de rouge, de doré, de broderies et d’orfèvreries.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/H6K_27N4Lko?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Après la déploration de la mort autour de la figure masculine vient la louange de la flamboyance des couleurs et des étoffes, autour de la collection femmes. Avec cette collection qu’il ne verra pas dans sa forme définitive, McQueen propose une vision lumineuse de ces « Dark Ages ». Mais au fond cette vision flamboyante, luxuriante du costume féminin, par sa surenchère, n’est que l’autre face de la pièce : derrière ces broderies chargées se donne à voir l’angoisse existentielle ; sous les draps de soie et les ornements ne reste que le corps appelé à devenir squelette. Les cheveux ont disparu sous une cagoule couleur chair faite de bandages, la peau est diaphane, les lèvres et les sourcils ont été estompés presque effacés. Certains mannequins ont une crête iroquoise, entre univers punk et transhumanisme.</p>
<p>Dans cet univers mi-médiéval, mi-post-apocalyptique, le futur est déjà passé. Les mannequins sont comme entravées dans leur marche, perchées sur des plates-formes à talons aiguilles de vingt centimètres qui peuvent évoquer les chaussures à patins que les élégantes des XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècles arboraient. <a href="https://www.beauxarts.com/grand-format/le-jardin-des-delices-de-jerome-bosch-fantasmagorie-a-tous-les-etages/">Les dessins de Jérôme Bosch</a> représentant des humains suppliciés qui ornent les tissus voisinent avec des broderies dorées, des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lion_rampant">blasons à Lion rampant</a> sur une cape noire…</p>
<h2>Un Moyen Âge féministe et queer</h2>
<p>L’importance donnée à la figure emblématique de Jeanne d’Arc s’articule autour d’une recréation d’un Moyen Âge queer qui vient se substituer au Moyen Âge obscur des romantiques.</p>
<p>On sait que Jeanne d’Arc est une <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2022/11/11/dictionnaire-du-moyen-age-imaginaire-le-medievalisme-hier-et-aujourd-hui-il-etait-une-fois-le-moyen-age_6149506_3260.html">véritable icône pop outre-Atlantique</a>. Elle prête ainsi son nom aux femmes qui, par leurs discours militants, <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-etudes-americaines-2019-4-page-3.htm">transgressent les prescriptions du genre</a>.</p>
<p>Il n’est pas étonnant que cet « enfant terrible de la mode », Alexander McQueen, ait consacré un défilé en 1998 à cette figure mythique, imaginant un être caractérisé par sa fluidité de genre. Le défilé de mannequins aux yeux rouges, aux vêtements tantôt en cuir, tantôt en métal avec camail, met en scène des variations de Jeanne d’Arc aux côtés de représentants de l’Eglise, <a href="https://archived.co/Alexander-McQueen-Autumn-Winter-1998">ou encore de son bourreau</a>. Le spectacle se clôt sur Jeanne d’Arc en cotte de mailles rouge au visage entièrement recouvert d’une cagoule assortie, entourée de flammes au centre d’une scène circulaire. Les spectateurs assistent médusés <a href="https://www.vogue.fr/mode/article/hommage-mode-culture-queer-lgbt">à sa mise au bûcher</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/wjSL5vNrbjM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Chez Mc Queen, le Moyen Âge devient le symbole d’un double testament, celui d’une société en proie à la déraison et au déclin et celui, plus personnel, d’un homme en proie à ses démons.</p>
<p>Si Paco Rabanne et Alexander McQueen ont construit de toutes pièces une femme rétrofuturiste, on peut se demander s’ils avaient lu le Mallarmé chroniqueur de mode qui écrivait sous des pseudos comme Miss Satin ou Marguerite de Ponty, dans <em>La Dernière Mode</em> en 1874 et pour qui le vêtement féminin moderne devait se faire armure, « cotte de mailles et cuirasse » véritable « enveloppe d’une guerrière ou d’une déité marine » afin de transcender le corps ou les attributs classiques de la féminité pour en extraire la notion pure, l’idée ou « l’illusion ».</p>
<p>Au-delà du prisme romantique médiévalisant, illusion d’un Moyen Âge retrouvé, qu’ils ont refusé d’explorer, ces deux stylistes hors du commun ont su inventer un costume post-moderne, rétrofuturiste, féministe et queer, laissant notamment leur empreinte dans le travail de Balenciaga, maison dans laquelle la mère de Paco Rabanne avait débuté comme petite main, recréant ainsi des filiations symboliques.</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été corédigé avec Mathilde Lucken, étudiante à Sciences Po Rennes, autrice de l’ouvrage « Mémoires de femmes », paru en 2023.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223899/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patricia Victorin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Il existe dans la mode un Moyen Âge queer et rétrofuturiste qui ne cesse de renaître de ses cendres.Patricia Victorin, professeure des universités en langue et littérature médiévales, Université Bretagne SudLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2184422023-12-13T20:42:29Z2023-12-13T20:42:29ZLittérature, séries télé, architecture, cet engouement pour le Moyen Âge qui nous vient du XIXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565138/original/file-20231212-22-aauh1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C11%2C3988%2C2892&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_L'Education du jeune Clovis_, Lawrence Alma-Tadema, 1861.</span> </figcaption></figure><p>Le 15 avril 2019, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris suscitait une vague d’émotion et un élan de solidarité mondial. Conséquence inattendue de cette catastrophe, les ventes du roman de Victor Hugo, <em>Notre-Dame de Paris</em>, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/incendie-de-notre-dame-de-paris/notre-dame-de-paris-les-ventes-du-roman-de-victor-hugo-s-envolent_3400911.html">s’envolaient</a>, nouveau signe de l’engouement contemporain pour le Moyen Âge.</p>
<h2>Médiévalisme effréné</h2>
<p>Depuis plus de 40 ans, on assiste à une floraison de marchés et de banquets médiévaux, de <a href="https://www.fetes-medievales.com/">spectacles</a> comme celui du <a href="https://theconversation.com/le-puy-du-fou-sous-le-divertissement-un-combat-culturel-113888">Puy du Fou</a> ressuscitant des tournois de chevalerie et des démonstrations de fauconnerie, d’animations estivales dans des châteaux autour de l’herboristerie ou de la calligraphie, à quoi il faudrait ajouter des succès romanesques comme celui du <em>Nom de la Rose</em> d’Umberto Eco (1980), et dans un autre genre, celui du film <em>Les visiteurs</em> (1993), plus récemment le succès de la série <em>Game of Thrones</em> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaamelott">Kaamelott</a>, tout cela manifeste à l’évidence un attrait certain pour le Moyen Âge, ou tout au moins pour certains aspects d’un Moyen Âge fortement fantasmé. </p>
<p>Dans le domaine pictural, on peut noter le succès des expositions de peintres préraphaélites, qui revendiquaient à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle des modèles antérieurs à la Renaissance. Nous sommes bien dans l’ère du <a href="https://editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/le-roi-arthur-un-mythe-contemporain">médiévalisme</a>, terme mis à l’honneur notamment par Vincent Ferré et objet d’un <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/hors-collection/dictionnaire-du-moyen-age-imaginaire-anne-besson-william-blanc-vincent-ferre-dir/">récent dictionnaire</a> (2022).</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/TNPa_Cl4P4k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Une fascination issue du Romantisme</h2>
<p>Mais d’où vient cette mode médiévale ? C’est dans le romantisme du début du XIX<sup>e</sup> siècle qu’il nous faut chercher l’origine de cette fascination. Les grandes figures qui hantent encore notre imaginaire, <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Ivanho%C3%A9_%28Scott_-_Dumas%29/Texte_entier">comme le chevalier Ivanhoé</a> ou le monstre Quasimodo attaché à sa cathédrale sont nées sous la plume des écrivains romantiques. C’est en effet en 1819 que le romancier écossais Walter Scott publie son célèbre roman, qui devient très vite un modèle pour les romantiques français.</p>
<p>Ce roman historique propose des images puissantes d’une époque qui s’offre à l’imaginaire : grandes scènes de tournoi, combats opposant les perfides Normands aux troupes de hors-la-loi commandées par le légendaire Robin des Bois, duel judiciaire au cours duquel Ivanhoé vole au secours de la belle juive Rébecca accusée de sorcellerie…</p>
<p>Plus tard, Flaubert ne manque pas de railler cette mode médiévale qui engendre une production littéraire médiocre, flattant le goût sentimental de <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Madame_Bovary/Texte_entier">son héroïne Emma Bovary</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit des choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. »</p>
</blockquote>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Affiche du film Ivanhoé (1913), avec l’acteur King Baggot dans le rôle d’Ivanhoé.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette mode médiévale ne se développe pas seulement en littérature, mais, de manière spectaculaire, en architecture. À la suite du <a href="https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/gothic-revival-architecture-et-arts-decoratifs-de-langleterre-victorienne?cHash=7b73c41b08"><em>gothic revival</em></a> anglais, qui donnera également naissance à un genre littéraire, le <a href="https://www.albin-michel.fr/le-roman-gothique-anglais-1764-1824-9782226076243">roman gothique</a> – friand de châteaux isolés, de monastères sombres et de moines pervers – la France se préoccupe de ses monuments médiévaux.</p>
<p>Victor Hugo lance le mouvement avec son roman historique <em>Notre-Dame de Paris</em>, ode à la cathédrale et à la beauté d’une ville dont les traces médiévales s’effacent inexorablement. Vaste fresque entremêlant le destin de personnages hauts en couleur comme le prêtre Frollo, la bohémienne Esmeralda et le monstre Quasimodo, le roman de Hugo synthétise la plupart des représentations romantiques du Moyen Âge : peuple misérable de la Cour des Miracles, justice barbare et expéditive, superstitions et croyances absurdes, mais aussi splendeur architecturale, fêtes populaires, temps des passions sublimes.</p>
<p>Ce roman vient poursuivre un combat déjà entamé par Victor Hugo contre le vandalisme, la destruction et la défiguration des monuments historiques, et qui aboutit à la nomination de Mérimée comme inspecteur des monuments historiques en 1834, puis aux travaux de restauration entrepris notamment par l’architecte Viollet-le-Duc. La cité de Carcassonne, qui accueille aujourd’hui de nombreux touristes et qui est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997, est un des emblèmes de ces <a href="https://whc.unesco.org/fr/list/345">restaurations néogothiques</a> conduites par Viollet-le-Duc.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Au début du XIXᵉ siècle, le romantisme trouve le charme des ruines et le souvenir de la splendeur gothique au château de Pierrefonds, restauré en 1857 par Eugène Viollet-le-Duc.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://histoire-image.org/etudes/viollet-duc-restauration-monumentale">Histoire par l’image</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces travaux témoignent d’un changement des mentalités au XIX<sup>e</sup> siècle et d’un intérêt pour le passé médiéval. Il s’agit d’y retrouver des racines et une identité mais aussi de fuir le présent en se réfugiant dans un passé idéalisé. Comme l’écrit Umberto Eco dans l’apostille au <em>Nom de la Rose</em>,</p>
<blockquote>
<p>« Le Moyen Âge est notre enfance à laquelle il nous faut toujours revenir pour faire une anamnèse. »</p>
</blockquote>
<p>Le mouvement mis en route par le romantisme se poursuit dans la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, notamment en architecture et en peinture, par exemple avec les <a href="https://theconversation.com/les-preraphaelites-enfants-terribles-de-lart-anglais-158112">préraphaélites en Angleterre</a>, ou <a href="https://musee-moreau.fr/fr/agenda/evenement/gustave-moreau-le-moyen-age-retrouve">Gustave Moreau</a> en France.</p>
<h2>Une « légende dorée »</h2>
<p>Ainsi, nous sommes redevables au romantisme de nombreux aspects de notre représentation du Moyen Âge et inévitablement d’une déformation. En 1964, dans son introduction à l’ouvrage sur <em>La civilisation de l’Occident médiéval</em>, Jacques le Goff mettait en garde ses lecteurs contre ce qu’il nommait la « légende dorée » du Moyen Âge, légende issue de l’époque romantique, et que notre modernité perpétue sous d’autres formes :</p>
<blockquote>
<p>« Il le [lecteur] sera tenté d’exorciser mon Moyen Âge de famines, d’épidémie, d’atrocités, de grossièretés, pour retrouver un Moyen Âge de chants sublimes, de cathédrales merveilleuses, de saints admirables. Je voudrais seulement que ceux-ci, qui ont existé à l’état d’exception, ne lui cachent pas le reste, qui était le commun. »</p>
</blockquote>
<p>En constituant cette mythification du Moyen Âge, les romantiques semblent avoir mis au jour certains invariants du comportement des sociétés face à leur passé : comme au début du XIX<sup>e</sup> siècle, l’homme moderne cherche dans le Moyen Âge à la fois un voyage temporel vers un univers mental radicalement différent, et les fondements de sa propre identité. Dans des périodes qui, chacune à leur manière, sont source d’instabilité politique et sociale et d’inquiétude face à l’avenir, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, âge d’or vers lequel nous ne cessons de revenir.</p>
<p>Même si les œuvres romantiques ont quelque peu brouillé la perception que l’on peut avoir de cette époque historique, elles nous ont permis de rendre vivant et disponible pour notre conscience ce vaste pan du passé dont nous admirons les images brillantes et contrastées que le romantisme nous en a livrées, images qui peuplent encore notre imaginaire collectif. Déjà nostalgique, le XIX<sup>e</sup> siècle nous laisse sa nostalgie médiévale en héritage.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218442/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Durand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis les Romantiques du XIXᵉ siècle, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, un âge d’or auquel on ne cesse de se référer.Isabelle Durand, Professeure de littérature comparée, Université Bretagne SudLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2162842023-10-30T19:09:19Z2023-10-30T19:09:19ZComment les sorcières sont devenues des icônes féministes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/556306/original/file-20231027-17-4bj4it.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1020%2C590&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Femmes accusées d'être sorcières brûlées sur le bûcher à Derenburg en 1555</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Zeitung_Derenburg_1555_crop.jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Halloween oblige, les sorcières réapparaissent, aux côtés d’autres figures d’épouvante convoquées pour l’occasion. Pourtant, contrairement aux citrouilles, zombies et autres <em>poltergeists</em>, elles n’ont jamais tout à fait quitté l’actualité ces dernières années – et surtout, elles se rapportent à une réalité historique.</p>
<p>Des personnalités contemporaines, comme la députée Sandrine Rousseau, ont par exemple signé des <a href="https://www.lejdd.fr/Societe/lappel-de-200-personnalites-sorcieres-de-tous-les-pays-unissons-nous-3928922">tribunes associant cette figure à leurs revendications</a>. Présentées comme des femmes persécutées en raison de leur genre, dans la lignée des <a href="https://entremonde.net/caliban-et-la-sorciere">travaux de la philosophe Silvia Federici</a> et de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">l’ouvrage de Mona Chollet</a>, les sorcières irriguent le débat public.</p>
<p>En effet, la répression de la sorcellerie peut être vue comme une <a href="https://www.nonfiction.fr/article-9624-la-sorciere-metaphore-de-la-condition-feminine.htm">métaphore de la condition féminine à travers l’histoire</a>, manifestation violente de l’hégémonie patriarcale.</p>
<p>Pour les historiennes et les historiens spécialistes, le <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/witchcraft-in-early-modern-europe/many-reasons-why-witchcraft-and-the-problem-of-multiple-explanation/8E67EE2828CB2F730F9E5D1DDB1B31A4">constat est plus contrasté</a>, <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">sans minimiser l’impact des discours et des imaginaires misogynes à l’œuvre dans ces accusations</a>, ni la réalité des dizaines de milliers de femmes persécutées et tuées pour crime de sorcellerie.</p>
<p>Finalement, de quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? De trois objets, complémentaires, mais distincts. La persécution réelle d’individus accusés de sorcellerie d’abord. D’une figure symbolique ensuite, s’appuyant sur cette dernière, mais construction culturelle au fil des siècles sur laquelle se sont bâtis et appuyés des discours puissants et encore actifs aujourd’hui. D’une nouvelle réalité, enfin, celle d’individus s’identifiant comme « sorcières » et dont les pratiques comme les croyances se revendiquent des accusées du passé, notamment les adeptes des <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">mouvements néo-païens</a>.</p>
<h2>La répression de la sorcellerie, une réalité historique</h2>
<p>De l’Antiquité, le Moyen Âge conserve le souvenir d’une législation <a href="https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1976_ant_27_1_2009">romaine</a> et impériale rigoureusement sévère contre les magiciens et la magie, <a href="https://www.jstor.org/stable/283219">qu’elle condamnait à mort lorsque celle-ci était destinée à nuire</a>. Héritier de ces conceptions, le Moyen Âge chrétien organise une lutte contre toutes formes de réminiscences du paganisme – pratiques magiques et divinatoires, culte des idoles, etc. – que l’Église englobe dans le champ des superstitions.</p>
<p>Les premiers procès de sorcellerie apparaissent, dans les sources, <a href="https://www.binge.audio/podcast/pop-culture/maxime-et-les-proces-de-sorcellerie-partie-1">dès le début du XIIIᵉ siècle, notamment en Italie du Nord</a>. Ils se rencontrent de plus en plus fréquemment en raison, notamment, d’un changement de perception.</p>
<p>De fait, la sorcellerie est progressivement considérée comme un crime plus grave. Dès les années 1280, elle tend à être assimilée à une hérésie, dans le cadre d’une mouvement plus large. En effet, à la même période, l’Église inaugure un vaste projet de lutte contre toutes les hérésies, dans un contexte de crise politique et d’affirmation du pouvoir pontifical. Elle se dote d’une institution spécifiquement dédiée à ce projet, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-lundis-de-l-histoire/heresie-et-inquisition-9253397">l’Inquisition</a>.</p>
<p>Dans ce nouveau paradigme, la sorcellerie impliquerait explicitement un pacte avec le diable et l’invocation des démons. De ce fait, les accusés encourent la peine réservée aux hérétiques : la <a href="https://journals.openedition.org/medievales/1087">condamnation au bûcher</a>. Un des moments clefs de cette nouvelle définition est la promulgation, en 1326, de la bulle <em>Super illius specula</em> <a href="https://www.cairn.info/satan-heretique--9782738113665-page-17.htm">par le pape Jean XXII (1316-1334)</a>. La sorcellerie est considérée comme une menace tangible pour la société chrétienne.</p>
<p>Pour la combattre, l’Église n’est pas seule. Les pouvoirs laïcs – les rois, les seigneurs, mais aussi les villes – et leur justice participent également à la répression.</p>
<p>Les procès se rencontrent de plus en plus fréquemment en Europe et se multiplient jusqu’à la fin du XV<sup>e</sup> siècle, sans être toutefois un phénomène de masse.</p>
<p>Bien qu’associées dans l’imaginaire collectif au Moyen Âge, les grandes « chasses aux sorcières » ne démarrent véritablement qu’à l’époque moderne.</p>
<p>L’approche quantitative de la répression de la sorcellerie est complexe. La conservation des sources est incomplète, leur étude non exhaustive. Néanmoins, un consensus se dégage. En Europe, entre les XIII<sup>e</sup> et XVIII<sup>e</sup> siècles, le nombre de procès en sorcellerie se situerait entre <a href="https://www.kaggle.com/datasets/michaelbryantds/witch-trials">100 000 et 120 000 pour 30 000 à 50 000 exécutions</a>.</p>
<h2>Entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies sont des femmes</h2>
<p>Parmi les individus accusés, les femmes occupent une part prépondérante sur l’ensemble de la période de criminalisation.</p>
<p>Celles-ci ont des profils très divers. Contrairement aux idées reçues, l’étude des procès révèle que ce ne sont <a href="https://www.persee.fr/doc/hes_0752-5702_1993_num_12_2_1668">pas exclusivement des femmes marginalisées, vieilles, célibataires ou veuves</a>. Toutes les catégories sociales se rencontrent devant les tribunaux, y compris les mieux insérées et les plus fortunées.</p>
<p><a href="https://www.cath.ch/newsf/la-chasse-aux-sorcieres-sest-developpee-comme-une-fake-news/">Personne n’est à l’abri d’une accusation de sorcellerie</a>, souvent issue d’une dénonciation, qui peut découler d’une rumeur ou de tensions.</p>
<p>À l’origine, la machine judiciaire n’est pas spécifiquement dirigée contre les femmes, mais la persécution se concentre sur elles <a href="https://books.openedition.org/pul/7157?lang=en">à partir de la fin du Moyen Âge et tout au long de l’époque moderne</a>.</p>
<p>Ainsi, si cette criminalisation touche à l’époque médiévale <a href="https://hal.science/hal-03296671/">autant les femmes que les hommes</a> – avec parfois des particularismes régionaux où peuvent s’observer <a href="https://journals.openedition.org/crm/11507?lang=es">certaines nuances</a>, <a href="https://www.routledge.com/The-Witch-Hunt-in-Early-Modern-Europe/Levack/p/book/9781138808102">entre 1550 et 1650, 80 à 85 % des personnes poursuivies auraient été des femmes</a>.</p>
<p>Pour comprendre cette évolution, il faut se pencher sur le concept novateur du sabbat, sur lequel se sont appuyées les chasses aux sorcières. Cet imaginaire, qui se construit au XV<sup>e</sup> siècle, englobe, en apparence, autant les hommes que les femmes. Toutefois, dès le départ, comme l’indiquent les historiennes Martine Ostorero et Catherine Chêne, il diffuse les ferments d’une misogynie destinée à s’amplifier par la suite, dans une <a href="https://shs.hal.science/halshs-03394529">période de circulation intense de stéréotypes contre les femmes</a>. Selon ce paradigme, les femmes, plus faibles, sont davantage susceptibles de <a href="https://journals.openedition.org/crm/768">céder au diable que les hommes</a>.</p>
<p>Avant toute chose, c’est du fait de la croyance en la réalité de leur pacte avec les démons que ces femmes, mais aussi ces hommes et ces enfants, font l’objet de poursuites judiciaires et, dans un cas sur deux, sont susceptibles d’être condamnés, le plus souvent à mort.</p>
<h2>La sorcière, de la répression à la figure « mythique »</h2>
<p>Plusieurs coups d’arrêts marquent la fin des procès et amorcent la décriminalisation de la sorcellerie (édit du Parlement de Paris de 1682, <em>Witchcraft Act</em> de 1736). Ainsi, en Europe, <a href="https://www.slate.fr/societe/femmes-coupables/anna-goldi-proces-injuste-sorciere-condamnee-mort-histoire-suisse">Anna Göldi</a> fut la dernière personne exécutée pour sorcellerie en 1734 à Glaris, en Suisse.</p>
<p>Désormais dépénalisé, le phénomène devient un objet d’études et de fascination.</p>
<p><em>La Sorcière</em> de Jules Michelet (1862) marque une rupture importante dans la réhabilitation du personnage. En insistant sur sa dimension symbolique et mythique dans le discours historique national, la sorcière ne serait plus simplement une création de l’Église et de l’État pour justifier leur pouvoir. C’est l’incarnation du peuple, auquel il attribue un génie particulier, et de sa <a href="https://books.openedition.org/septentrion/13577?lang=fr">révolte contre les oppressions du Moyen Âge</a>.</p>
<p>Une nouvelle approche de la sorcellerie émerge en parallèle, mettant l’accent sur ses éléments folkloriques. Certains auteurs, comme les frères Grimm, cherchent à démontrer les liens entre la <a href="https://publikationen.sulb.uni-saarland.de/handle/20.500.11880/23635">sorcellerie et les anciennes croyances païennes</a>. Leurs œuvres ont contribué à la circulation de la <a href="https://www.24heures.ch/comment-ma-sorciere-est-devenue-bien-aimee-259859275274">figure de la sorcière dans la culture populaire</a>, où l’on a assisté à son <a href="https://leclaireur.fnac.com/article/66475-sorcieres-des-icones-de-la-pop-culture-entre-bouc-emissaire-et-stars-des-reseaux-sociaux/">« réenchantement »</a>.</p>
<h2>Sorcières et paganisme</h2>
<p>Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, Alphonse Montague Summers suggère que les sorcières étaient membres d’une organisation secrète, hostile à l’Église et à l’État, qui poursuivrait des <a href="https://www.academia.edu/79069952/The_History_OF_Witch_Craft_And_Demonology_Montague_Summers_Complete_Edition_Ultra_Rare_Book_Exhaustive_Annalysis_on_Demons_to_the_Occult_ETC">cultes païens antérieurs au christianisme</a>. On lui doit surtout la traduction du <em>Marteau des sorcières</em>, traité du dominicain Heinrich Kramer, composé entre 1486-1487, dans lequel il appelle à la lutte contre l’hérésie des sorcières, que Summers produit pour donner une <a href="https://www.jstor.org/stable/43446479">nouvelle actualité à son contenu et à ses théories misogynes, auxquelles il adhère</a>.</p>
<p>En 1921, Margaret Alice Murray propose des <a href="https://books.openedition.org/pur/52872?lang=fr">interprétations nouvelles et controversées sur le paganisme des sorcières</a>.</p>
<p>Dans <em>The Witch-Cult in Western Europe</em> (1921), elle suppose l’existence continue d’un culte archaïque de la fertilité dédiée à la déesse Diane dont les sorcières avaient prolongé la pratique ainsi que l’existence réelle, partout en Europe, au sein de sectes de sorcières (des <em>covens</em>). En 1931, dans <em>God of Witches</em>, elle postule encore que ce culte rendrait hommage à un « dieu cornu », diabolisé au Moyen Âge, et que les sorcières avaient été persécutées, après que ces <em>covens</em> furent découverts, vers 1450, puisqu’elles auraient formé une résistance souterraine opposée à l’Église et à l’État.</p>
<p>Ses théories sont <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1997_num_100_1_1181_t1_0106_0000_3">à l’origine des mouvements néo-païens comme la Wicca</a>. Les adeptes de cette religion se nomment sorcières et sorciers. Initiée au Royaume-Uni par Gerald Gardner en s’inspirant des travaux de Murray, la Wicca fait partie d’un mouvement païen contemporain plus vaste fondant leurs pratiques <a href="https://theconversation.com/as-witchcraft-becomes-a-multibillion-dollar-business-practitioners-connection-to-the-natural-world-is-changing-209677">sur l’idée d’une réactivation d’une culture qualifiée de préchrétienne</a>.</p>
<p>Le nombre d’adeptes de cette religion fait l’objet de discussions intenses, mais on estime qu’il pourrait y avoir <a href="https://www.newsweek.com/witchcraft-wiccans-mysticism-astrology-witches-millennials-pagans-religion-1221019">environ 1,5 million de « sorcières » et de « sorciers » aux États-Unis</a>.</p>
<h2>Sorcières et féminisme</h2>
<p>Dès la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, dans la première vague féministe, la célèbre autrice et suffragette américaine <a href="https://www.jstor.org/stable/25163624?searchText=Matilda%20Joslyn%20Gage&searchUri=%2Faction%2FdoBasicSearch%3FQuery%3DMatilda%2BJoslyn%2BGage&ab_segments=0%2Fbasic_search_gsv2%2Fcontrol&refreqid=fastly-default%3A62c5b4843b71d8780360c10391a32089">Matilda Joslyn Gage</a> voit en la sorcière le symbole de la science réprimée par l’obscurantisme et l’Église.</p>
<p>Dans le cadre du mouvement de libération des femmes, l’œuvre de Murray inspire un <em>Witches Liberation Movement</em> qui donne naissance à de nombreux groupes féministes aux États-Unis <a href="https://www.jstor.org/stable/3173832">tout particulièrement à New York, à partir d’octobre 1968</a>.</p>
<p>En proposant de réhabiliter le terme « sorcière » grâce à la déconstruction des stéréotypes négatifs associés à ce terme, le mouvement le réinterprète comme une figure de résistance féminine.</p>
<p>Dans les milieux américains, en 1973, Barbara Ehrenreich et Deirdre English, journalistes et écrivaines, signent <em>Sorcières, sages-femmes et infirmières</em>. Elles avancent une théorie controversée. Si les femmes ont été persécutées comme sorcières, c’est en raison d’un savoir accumulé qui mettrait en péril la norme et la domination de genre, et plus spécifiquement la communauté médicale masculine concurrencée par leur connaissance du corps féminin. S’il est vrai que les <a href="https://theconversation.com/la-disparition-progressive-des-femmes-medecins-du-moyen-age-une-histoire-oubliee-192360">professions médicales se structurent au profit des hommes</a> à la fin du Moyen Âge, rien n’établit une corrélation entre un savoir détenu par les femmes et leur condamnation pour sorcellerie. L’historien David Harley parle même de <a href="https://academic.oup.com/shm/article-abstract/3/1/1/1689119">« mythe » de la sorcière sage-femme</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/iBpSYYJSf9k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Tremate, tremate le streghe son tornate ! » (Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !).</span></figcaption>
</figure>
<p>Dans le même temps, en Italie, les mouvements militants en faveur de la légalisation de l’avortement et engagés dans l’« Unione Donne Italiane », une association féministe italienne créée en 1944, s’inspirent de la vision de Michelet et utilisent pour slogan « Tremate, tremate, le streghe son tornate » (<em>Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour !</em>).</p>
<p>Issues de ces luttes, la sociologue Leopoldina Fortunati et la philosophe Silvia Federici proposent une lecture nouvelle de Karl Marx pour expliquer l’émergence du capitalisme. Selon elles, la naissance de ce système a nécessairement impliqué l’apport d’une <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/dictionnaire/definition/96548">accumulation primitive de capital</a> permise par la dépossession sytématique par les hommes du travail non payé des femmes, de leurs corps, de <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">leurs moyens de production et de reproduction</a>. En somme, pour les autrices, le <a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2014/07/09/le-corps-terrain-originel-de-l-exploitation-des-femmes_4454118_3260.html">capitalisme n’aurait pas pu se déployer sans le contrôle des corps féminins</a>. L’institutionnalisation du viol, de la prostitution et de la chasse aux sorcières auraient été des manifestations de l’assujettissement méthodique des femmes par les hommes <a href="https://journals.openedition.org/grm/783">et de l’appropriation de leur travail</a>.</p>
<p>Dans cette perspective, Françoise d’Eaubonne, grande figure du MLF et de l’écoféminisme français, dans <em>Le sexocide des sorcières</em> (1999), analyse la chasse aux sorcières comme une « guerre séculaire contre les femmes ».</p>
<p>Très largement médiatisée, la sorcière entre définitivement dans le langage commun comme une figure devenue incontournable de l’<em>empowerment</em> féminin.</p>
<p>Il existe donc un écart manifeste entre la compréhension historique d’un phénomène de répression et les discours et interprétations qui mobilisent la figure de la sorcière depuis le XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Ces réinvestissements – <a href="https://theyorkhistorian.com/2017/03/11/the-european-witch-hunts-a-mass-murder-of-women/">sans être exempts d’approximations ou d’anachronismes</a> – ne possèdent pas moins de valeur, tant sur le plan symbolique qu’analytique. Ils témoignent des préoccupations actuelles, politiques, sociales et culturelles.</p>
<p>Plus généralement, comme l’annonçait dès 1975 la <a href="https://femenrev.persee.fr/issue/sorci_0339-0705_1975_num_1_1">revue féministe française <em>Sorcières</em></a>, ils expriment le combat pour la cause des femmes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216284/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Gelly-Perbellini ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De quoi parle-t-on lorsque nous évoquons les « sorcières » ? Et quels imaginaires convoque cette figure historique devenue mythique ?Maxime Gelly-Perbellini, Doctorant en histoire du Moyen Âge, École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2011332023-03-12T17:14:11Z2023-03-12T17:14:11ZQuand les collectionneurs spéculent sur la religion : une bible à 50 millions de dollars ?<p>Il y a quelques jours, la presse internationale <a href="https://www.nytimes.com/2023/02/15/arts/hebrew-bible-auction-sothebys.html">annonçait</a> la mise aux enchères de ce qui pourrait être le livre le plus cher de tous les temps : une bible estimée à 50 millions de dollars. Il s’agirait de l’une des plus anciennes bibles au monde, un témoin unique de cet ouvrage pas comme les autres. Qu’en est-il vraiment ?</p>
<h2>Aux origines de la Bible</h2>
<p>La Bible est, dit-on, <a href="https://www.guinnessworldrecords.com/world-records/best-selling-book-of-non-fiction">l’ouvrage le plus vendu au monde</a>. Il faut dire qu’elle a une longueur d’avance : au XV<sup>e</sup> siècle, lorsque Gutenberg met au point sa célèbre technique d’imprimerie, c’est bien sûr la Bible qu’il choisit pour être diffusée à grande échelle. C’est une véritable révolution.</p>
<p>À l’époque, Gutenberg imprime une version latine de la Bible, qu’on appelle la « Vulgate », traduite par saint Jérôme au tournant du V<sup>e</sup> siècle après Jésus-Christ. Jérôme avait alors effectué sa traduction à partir des langues originales de la Bible, à savoir l’hébreu, l’araméen et le grec. Cette pluralité de langues est due au caractère composite de la Bible qui, en réalité, n’est pas un livre, mais une collection de livres écrits à des époques différentes par des auteurs qui ne parlaient pas tous la même langue. Le mot « Bible » lui-même signifie d’ailleurs « les livres », au pluriel (en grec : « ta biblia »). Tout est dans le titre !</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=375&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513425/original/file-20230303-20-tgc9ok.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Bible de Gutenberg, Lenox Copy, New York Public Library.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Starfire2k/Flickr</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La bible qui sera mise aux enchères le 16 mai est en hébreu et date du X<sup>e</sup> siècle après Jésus-Christ, environ. C’est un âge vénérable, mais il existe des manuscrits bien plus anciens. Mille ans plus tôt, des scribes copiaient les mêmes livres sur des rouleaux de parchemin (ou, plus rarement, de papyrus).</p>
<p>Certains de ces manuscrits ont traversé les millénaires cachés dans des grottes sur les rives occidentales la mer Morte. Ils ont été découverts au milieu du XX<sup>e</sup> siècle par des Bédouins ; ces « rouleaux de la mer Morte », comme on les appelle, sont, à ce jour, les plus anciens manuscrits de la Bible. Ils sont hélas disloqués et morcelés : on compte plus de <a href="https://www.deadseascrolls.org.il">30000 fragments</a> qui devaient correspondre à un millier de rouleaux environ. Autant de puzzles à reconstituer, sans modèle, et avec la majeure partie des pièces manquantes. Les plus anciens datent du III<sup>e</sup> siècle avant Jésus-Christ, et peut-être même du IV<sup>e</sup> voire V<sup>e</sup> siècle, ainsi que je l’ai <a href="http://michaellanglois.fr/?p=18261">récemment proposé</a>. Les plus récents datent du II<sup>e</sup> siècle après Jésus-Christ.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/517656/original/file-20230327-14-p6u06g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Grand rouleau d’Isaïe (1QIsᵃ), copié vers la fin du IIᵉ siècle avant Jésus-Christ.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://barhama.com/">Ardon Bar-Hama</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans la plupart des cas, la datation proposée se fonde sur la « paléographie » – la façon dont les lettres sont tracées –, l’idée étant qu’on n’écrit pas de la même manière au III<sup>e</sup> siècle avant Jésus-Christ et au II<sup>er</sup> siècle de notre ère.</p>
<h2>Un problème de datation</h2>
<p>Une datation au carbone 14 est, en théorie, utile, mais elle se heurte à plusieurs difficultés : c’est une méthode destructive, car il faut prélever et broyer des échantillons ; ces échantillons sont souvent contaminés et donnent des résultats aberrants ; même lorsqu’ils sont justes, les résultats doivent être calibrés, et l’on aboutit parfois à plusieurs datations possibles et assez imprécises ; enfin, même lorsque la datation s’avère plausible, on ne date que le parchemin ou le papyrus, et non la copie du texte, qui peut avoir été faite longtemps après – surtout si le parchemin a été lavé et réutilisé, comme ça se faisait souvent : à l’époque, tout se recyclait.</p>
<p>Le même problème de datation se pose pour cette bible mise aux enchères. Parfois, le scribe ajoute une mention précisant son identité, la date de la copie, le nom de la personne qui lui a commandé ce travail, etc. Un peu comme l’achevé d’imprimer que vous trouverez aujourd’hui à la fin de n’importe quel livre. Cette mention s’appelle un « colophon », mais il n’y en a pas ici. Tout juste sait-on qu’elle a été vendue au tournant du II<sup>e</sup> millénaire après Jésus-Christ. On en déduit qu’elle a été copiée avant et, grâce à la paléographie, on l’a datée des environs du X<sup>e</sup> siècle de notre ère.</p>
<p>À l’occasion de la mise aux enchères, une datation au carbone 14 a été effectuée, mais les résultats n’ont pas été publiés. On nous dit que cette bible daterait de la fin du IX<sup>e</sup> ou du début du X<sup>e</sup> siècle, mais sans plus de précision. Le vendeur a tout intérêt à proposer la datation la plus ancienne possible pour faire grimper les enchères, au point même de présenter cette bible comme un chaînon manquant avec les manuscrits de la mer Morte, alors qu’un millénaire les sépare, de sorte que quelques décennies ne feront guère de différence.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=620&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=620&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=620&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=779&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=779&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513439/original/file-20230303-24-fowbkn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=779&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Codex Vaticanus, copié vers le IVᵉ siècle après Jésus-Christ.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Unknown author</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un chaînon manquant ?</h2>
<p>Le chaînon manquant existe pourtant : ce sont des bibles grecques datées des IV<sup>e</sup> ou V<sup>e</sup> siècles après Jésus-Christ. La plus connue d’entre elles est au Vatican : c’est le <a href="https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.gr.1209">Codex Vaticanus</a>. Ces manuscrits permettent d’accéder au texte biblique dans sa langue originale, le grec, pour ce qui est des livres écrits dans cette langue. Mais pour les livres écrits en hébreu et en araméen, il faut se contenter d’une traduction grecque. Or, traduire, c’est trahir. </p>
<p>Se pose donc la question de la fiabilité de cette version grecque, d’autant qu’elle diffère parfois des bibles hébraïques plus tardives telles que celle qui est mise aux enchères. Les traducteurs grecs étaient-ils incompétents ? Distraits ? Orientés ? La découverte des manuscrits de la mer Morte a permis de résoudre cette énigme, puisque certains de ces rouleaux, y compris en hébreu, concordent avec la version grecque. Autrement dit, les traducteurs grecs ont plutôt bien travaillé, car ils avaient sous les yeux un texte hébreu différent de celui des bibles hébraïques médiévales.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=729&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=729&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=729&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=916&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=916&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513442/original/file-20230303-2362-9f7vc4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=916&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Codex d’Alep, copié vers 930 après Jésus-Christ.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Ardon Bar Hama</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’évolution du texte biblique ne s’est pas arrêtée là. Ces différentes versions de la Bible ont circulé pendant des siècles, copiées et recopiées par des scribes juifs et chrétiens qui ne se parlaient pas forcément beaucoup.</p>
<p>Au début du Moyen Âge, des savants juifs mettent au point des systèmes de ponctuation du texte biblique. Il faut dire que l’alphabet hébreu ne note pas les voyelles de façon systématique et précise ; le même texte peut être lu de différentes façons, avec les conséquences que l’on imagine lorsqu’il s’agit des saintes Écritures.</p>
<p>Pour lever toute ambiguïté, on a donc habillé le texte de petits points et traits permettant d’en préciser la prononciation exacte : voyelles, intonation, ponctuation, cantillation. Plusieurs prononciations étaient en concurrence, et il faudra attendre le X<sup>e</sup> siècle pour trouver la première bible hébraïque dotée de la prononciation encore en usage aujourd’hui. Cette bible, c’est le <a href="http://aleppocodex.org/">Codex d’Alep</a>, daté de l’an 930 environ, et que l’on peut admirer au Musée d’Israël à Jérusalem. Plusieurs feuilles sont perdues, mais son héritier, le Codex de Saint-Pétersbourg (ou Codex de Leningrad), copié en 1009 après Jésus-Christ, est complet. C’est ce manuscrit qui sert de référence à l’étude de la Bible hébraïque et à la plupart des <a href="https://lire.la-bible.net">traductions françaises modernes</a> de la Bible.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=705&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=705&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=705&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=886&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=886&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/513436/original/file-20230303-26-gifoy7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=886&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Codex Sassoon 1053, copié vers le Xᵉ siècle après Jésus-Christ.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Ardon Bar-Hama</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un texte vivant</h2>
<p>La bible qui est mise aux enchères n’est ni le Codex d’Alep, ni celui de Saint-Pétersbourg. Il s’agit du Codex Sassoon 1053. Contrairement au Codex de Saint-Pétersbourg, il lui manque des feuilles, de sorte qu’il ne peut prétendre au titre de plus ancienne bible hébraïque complète connue. En outre, sa ponctuation est légèrement différente de celle du Codex d’Alep. C’est à la fois un défaut et un atout : les croyants désireux de lire la Bible hébraïque selon la prononciation officielle écarteront le Codex Sassoon 1053, cependant que les spécialistes ont depuis longtemps noté l’intérêt de ce manuscrit pour une étude comparative de la ponctuation hébraïque.</p>
<p>Dans tous les cas, le prix astronomique évoqué pour cette vente aux enchères – jusqu’à 50 millions de dollars ! – est révélateur de l’importance de la Bible et de la religion pour des milliards de personnes à travers le monde. Au point que certains collectionneurs américains n’ont pas hésité à dépenser des millions de dollars pour des manuscrits de la mer Morte, et ce afin de s’acheter une crédibilité scientifique et politico-religieuse. Ironie du sort, <a href="https://theconversation.com/a-washington-la-bible-falsifiee-105624">ces manuscrits étaient des faux</a>…</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-washington-la-bible-falsifiee-105624">À Washington, la Bible falsifiée</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Il faut protéger ce patrimoine culturel de toute forme d’instrumentalisation et l’apprécier à sa juste valeur. Le Codex Sassoon 1053 a d’autres qualités : il dispose par exemple les livres de la Bible hébraïque dans un ordre légèrement différent de celui que nous connaissons. Le livre du prophète Isaïe a été placé après celui d’Ézéchiel et non avant celui de Jérémie. Imaginez que vous regardiez les films de la saga <em>Star Wars</em> dans un ordre différent de celui dans lequel ils sont sortis au cinéma ; l’effet ne serait pas le même ! C’est ce qui se passe ici : on lit la Bible d’une autre façon. Chaque manuscrit est unique. L’histoire plurimillénaire de la Bible nous invite à la découvrir, non pas comme un monolithe prisonnier d’une lecture univoque, mais comme un texte vivant et toujours différent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/201133/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michael Langlois ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Codex Sassoon de 1053 ne peut prétendre au titre de plus ancienne bible hébraïque complète connue. Alors, comment expliquer le prix astronomique de sa mise aux enchères ?Michael Langlois, Docteur ès sciences historiques et philologiques, maître de conférences HDR, membre honoraire de l’IUF, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1923602023-01-03T20:09:53Z2023-01-03T20:09:53ZLa disparition progressive des femmes médecins du Moyen Âge, une histoire oubliée<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499582/original/file-20221207-8673-qwv7pb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C343%2C1588%2C925&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L'école de médecine de Salerne telle qu'elle apparaît dans une miniature du Canon d'Avicenne. L'image représente l'histoire légendaire de Robert, duc de Normandie. Mortellement blessé par une flèche, il fut héroïquement sauvé par sa femme qui aspira le poison comme l'avaient prescrit les médecins de Salerne.</span> <span class="attribution"><span class="source">Wikipédia</span></span></figcaption></figure><p>La plupart des <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/la-chasse-aux-sorcieres-n-est-pas-le-fait-du-moyen-age-3679491">« sorcières »</a> persécutées en Europe à partir du XV<sup>e</sup> siècle étaient en réalité des sages-femmes et des guérisseuses, héritières d’une longue tradition d’exercice laïc de la médecine, plus pragmatique que théorique.</p>
<p>Mais pour <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/27464406">raconter l’histoire</a> de ces expertes (avant qu’elles soient totalement évincées), les chercheurs se heurtent à plusieurs obstacles : les informations sont peu nombreuses et disparates, fragmentées en de nombreuses sources très différentes ; sources biographiques, par exemple, mais aussi sources économiques, judiciaires, administratives. Quelquefois ne subsistent que des prénoms ou des noms, comme ceux des femmes inscrits à l’<em>Ars Medicina</em> de Florence (un traité médical), ou celui de la religieuse apothicaire Giovanna Ginori, inscrite sur les registres fiscaux de la pharmacie dans laquelle elle travaillait pendant les années 1560.</p>
<p>Ces recherches permettent néanmoins de mieux comprendre comment les femmes ont peu à peu été exclues de la médecine, de sa pratique et de ses études, de par un système institutionnel et hiérarchique totalement dominé par les hommes.</p>
<h2>La Scola Salernitana</h2>
<p>Il faut d’abord évoquer la plus célèbre École de Médecine active au début du Moyen Âge, celle de Salerne, la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_m%C3%A9decine_de_Salerne">Scola Salernitana</a>. Elle comptait dans ses rangs plusieurs femmes médecins : <a href="https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/biographies/?refbiogr=8138">Trota</a> (ou Trotula), pionnière de la gynécologie et chirurgienne, Costanza Calenda, Abella di Castellomata, Francesca di Romano, Toppi Salernitana, Rebecca Guarna et Mercuriade, <a href="https://www.treccani.it/enciclopedia/scuola-medica-salernitana_%28Federiciana%29/">qui sont assez connues</a> et aussi celles qu’on nommait les <em>mulieres salernitanae</em>.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Contrairement aux femmes médecins de l’École, les <em>mulieres</em> travaillaient à un niveau plus empirique. Leurs remèdes étaient examinés par les médecins de l’École, qui décidaient ou non de les accepter, comme en témoignent le manuel <a href="https://ilpalazzodisichelgaita.wordpress.com/2016/09/30/scuola-medica-salernitana-istruzioni-per-luso-pubblicata-la-practica-brevis-di-giovanni-plateario/"><em>Practica Brevis</em></a> de <a href="https://www.treccani.it/enciclopedia/plateario_(Dizionario-Biografico)/">Giovanni Plateario</a> et les écrits de <a href="https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/23610222/">Bernard de Gordon</a>. A Salerne se croisaient savants chrétiens, juifs et musulmans ; différentes cultures y cohabitaient, faisant de l’École un lieu exceptionnel, vivier de rencontres et d’influences scientifiques.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=843&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=843&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=843&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1059&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1059&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/499594/original/file-20221207-4221-c4okzz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1059&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Un médecin femme, peut-être Trotula de Salerne, tenant un flacon d’urine. Miscellanea medica XVIII, Folio 65 recto (=33 recto), début du XIVᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_de_m%C3%A9decine_de_Salerne">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des femmes accusées d’exercer illégalement</h2>
<p>Cependant, dès 1220, la situation se complique car nul ne peut plus exercer la médecine s’il n’est pas diplômé de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8539706t/f60.item">l’Université de Paris</a> ou s’il n’a pas obtenu l’accord des médecins et du chancelier de l’Université, sous peine d’excommunication. Citons l’exemple de Jacoba Felicie de Alemannia. Selon un document produit par l’Université de Paris en 1322, elle traitait ses patients sans connaître « vraiment » la médecine (c’est-à-dire sans avoir reçu d’enseignement universitaire) et était passible d’excommunication ; elle devait par conséquent payer une amende. Les actes du litige décrivent le déroulement d’un examen médical prodigué par cette femme : on apprend qu'elle analysait visuellement l’urine, prenait les pouls, palpait les membres du malade, et qu’elle soignait des hommes. C’est l’un des rares témoignages qui mentionne le fait que les femmes soignaient aussi des hommes.</p>
<p>Le procès de la jeune médecin a lieu pendant une période où l’on dénonçait et condamnait celles et ceux qui n’étaient pas diplômés de l’université. Avant elle, Clarice de Rouen avait été excommuniée pour l’exercice de la profession de médecin pour la même raison – avoir soigné des hommes – tandis que d’autres femmes expertes en médecine furent à nouveau condamnées en 1322 : Jeanne la converse de Saint-Médicis, Marguerite d’Ypres et la juive Belota.</p>
<p>En 1330, les rabbins de Paris sont également accusés d’exercer illégalement l’art de la médecine, ainsi que quelques autres « guérisseurs » qui se faisaient passer pour des experts sans l’être (selon les autorités) : on les taxait d'imposture, même s'ils étaient compétents. En 1325, le pape Jean XXII, opportunément sollicité par les professeurs de l’Université de Paris après l’affaire Clarice, s’adresse à l’évêque de Paris Stephen en lui ordonnant d’interdire aux ignorantes de la médecine et aux sages-femmes l’exercice de la médecine à Paris et dans les environs, en insistant sur le fait que ces femmes pratiquaient des sortilèges.</p>
<h2>La formalisation des études</h2>
<p>L’interdiction progressive de la pratique de la médecine pour le genre féminin a lieu parallèlement à la formalisation du canon des études, le début de contrôle minutieux par les hiérarchies d’enseignants et par les corporations, marginalisant toujours plus les femmes médecins.</p>
<p>Elles continuent pourtant d’exister et d’exercer – parmi les italiennes on connaît les Florentines Monna Neccia, mentionnée <a href="https://archiviodistatofirenze.cultura.gov.it/asfi/fileadmin/risorse/allegati_inventari_on_line/N91_Estimo.pdf">dans un registre fiscal, l’Estimo</a> de 1359, Monna Iacopa, qui a soigné les pestiférés en 1374, les dix femmes inscrites à la corporation des médecins de Florence – l’Arte dei Medici e degli Speziali – entre 1320 et 1444, ou les Siennoises Agnese et Mita, payées par la Ville pour leurs services en 1390, par exemple.</p>
<p>Toutefois, pratiquer la médecine devient très risqué pour elles, les soupçons de sorcellerie se faisant de plus en plus pesants.</p>
<p>Malheureusement, les sources officielles manquent de données au sujet des femmes médecins, car elles exerçaient dans une société dans laquelle seuls les hommes accédaient aux plus hautes fonctions.</p>
<p>Malgré tout, le cadre historique que l’on peut reconstituer montre l’existence non seulement de femmes qui étaient expertes et pratiquaient l’art de la médecine, mais aussi de femmes médecins qui ont étudié, souvent à titre non officiel – la plupart étaient instruites par leur père, leur frère ou leur mari.</p>
<h2>Les femmes médecins dans les sources littéraires</h2>
<p>Les sources non institutionnelles, comme les textes littéraires, sont très précieuses. Par exemple, Bocacce évoque une femme médecin dans le <em>Decameron</em>. Le narrateur, Dioneo, parle d’une certaine Giletta di Nerbona, une femme médecin intelligente qui parvint à épouser l’homme qu’elle aimait – Beltramo da Rossiglione – en récompense d’avoir guéri le roi de France d’une fistule à la poitrine. Boccacce fait dire à Giletta, qui perçoit bien le manque de confiance du souverain en elle, en tant que femme et jeune femme :</p>
<blockquote>
<p>« Je vous rappelle que je ne suis pas médecin grâce à ma science, mais avec l’aide de Dieu et grâce à la science de Maître Gerardo Nerbonese, qui fut mon père et un célèbre médecin de son vivant ».</p>
</blockquote>
<p>Boccace nous présente donc une femme experte en médecine d’une manière simple et naturelle : c’est peut-être un signe du fait qu’il se référait à des situations plus communes et connues par son public de lecteurs qu’on ne le croit généralement. Ce que dit Giletta au reflète une réalité de l'époque pour les femmes qui pratiquaient la médecine : ce qu’elle sait, elle l'a appris de son père.</p>
<p>Il existe en particulier beaucoup de données concernant les femmes médecins juives, actives en particulier dans le Sud de l’Italie et en Sicile, qui apprenaient l’art médical dans leur familles.</p>
<p>L’Université de Paris a joué un rôle très important dans le processus historique de normalisation et d’institutionnalisation de la profession médicale. Dans son article <a href="https://www.utpjournals.press/doi/abs/10.3138/cbmh.13.1.3">« Les femmes et les pratiques de la santé dans le Registre des plaidoiries du Parlement de Paris, 1364–1427 »</a>, Geneviève Dumas a bien montré l’importance des sources judiciaires parisiennes du XIV<sup>e</sup> et XV<sup>e</sup> siècle, parce qu’on y trouve la <a href="https://journals.openedition.org/medievales/7977">mémoire des femmes</a> qui ont été condamnées pour avoir pratiqué illicitement la médecine ou la chirurgie. Dumas a publié deux procès : celui qui a été mené contre Perette la Pétone, chirurgienne, et contre Jeanne Pouquelin, barbier (les barbiers étaient aussi autorisés à pratiquer certains actes de chirurgie).</p>
<p>Tandis que l’enseignement de la médecine à l’Université de Paris devenait la seule formation valable en Europe et que l’École de Salerne perdait en influence, les femmes ont été peu à peu exclues de ces professions.</p>
<p>La disparition progressive des femmes médecins est à mettre en relation avec les interdictions ecclésiastiques, mais aussi avec la professionnalisation progressive de la médecine et avec la création d’institutions de plus en plus strictes telle que les Universités, les Arts et les Guildes, fondées et contrôlées par des hommes.</p>
<p>En Europe, il faudra attendre le milieu du XIX<sup>e</sup> siècle pour que les premières femmes médecins diplômées <a href="https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/presentations/entree-femmes-en-medecine.php">puissent exercer</a>, non sans essuyer de vives critiques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192360/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabella Gagliardi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les femmes ont peu à peu été exclues de la médecine, de sa pratique et de ses études, par un système institutionnel et hiérarchique totalement dominé par les hommes.Isabella Gagliardi, Professeur Associé d’Histoire du christianisme, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1931462022-11-07T19:52:46Z2022-11-07T19:52:46ZChaucer, poète médiéval accusé de viol : pourquoi son cas divise le milieu littéraire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/493836/original/file-20221107-3517-bi5p9x.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C1%2C814%2C513&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Chaucer par Thomas Occleve (1369 - 1426), dans le Regiment of Princes (1412). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Contes_de_Canterbury#/media/Fichier:Chaucer_Hoccleve.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le 11 octobre dernier, un séisme a secoué le monde des études médiévales anglaises. Plus de six siècles après la mort du poète Geoffrey Chaucer, Sebastian Sobecki (professeur de littérature médiévale anglaise à l’Université de Toronto) et Euan Roger (historien aux Archives nationales britanniques) ont levé le voile sur une accusation de viol ayant longtemps terni la réputation du poète.</p>
<p>Souvent défini comme le père de la littérature anglaise, Chaucer est de bien des façons le poète emblématique de Moyen Âge anglais. Auteur, traducteur, diplomate, ce poète courtois s’est notamment montré décisif dans l’avènement de la Renaissance en Angleterre, de par la richesse de ses emprunts à la poésie italienne du Trecento. Mais cette affaire souligne toute l’ambiguïté de son rapport aux femmes. En effet, s’il est parfois perçu <a href="https://theconversation.com/calls-to-cancel-chaucer-ignore-his-defense-of-women-and-the-innocent-and-assume-all-his-characters-opinions-are-his-152312">comme un féministe</a> et un défenseur des opprimés, ses écrits ne sont pas pour autant exempts d’une forme de violence sexuelle à ne pas sous-estimer (c’est par exemple le cas du Conte du Régisseur dans <em>Les Contes de Canterbury</em>).
Il faut cependant noter que les écrits de Chaucer n'ont rien de particulièrement exceptionnels dans leur représentation des femmes par rapport aux autres oeuvres littéraires médiévales, sachant que les scènes de violence sexuelle sont particulièrement répandues dans le genre du fabliau (très populaire au Moyen Âge). </p>
<h2>Les origines de l’accusation</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Frederick James Furnivall (1825-1910).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 1873, Frederick J. Furnivall (fondateur de la <a href="https://newchaucersociety.org/">Chaucer Society</a>) mit la main sur un texte qui devait profondément nuire à la réputation du poète. Daté du 4 mai 1380, ce <a href="https://chaumpaigne.org/the-legal-documents/may-4/">document juridique</a> rédigé en latin stipule qu’une dénommée <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/452/318659/Who-Was-Cecily-Chaumpaigne">Cecily Champagne</a> (une femme guère plus jeune que Chaucer lui-même et issue d’une famille aisée et influente), « fille de feu William Champagne et de sa femme Agnès », libère pour toujours Geoffrey Chaucer des charges liées à <em>de raptu meo</em>, à savoir « de mon viol » ou « de mon enlèvement » (selon la traduction).</p>
<p>Plus d’un siècle plus tard, en 1993, <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.2307/2863835">Christopher Canon</a> dévoila à son tour un mémorandum daté du 7 mai 1380 ne jouant guère en la faveur de Chaucer en raison de sa référence à un crime liant Chaucer à Champagne – bien que le terme <em>raptus</em> en soit absent.</p>
<p>Embarrassés par ces découvertes, de nombreux chercheurs (pour la plupart des hommes, même si quelques femmes ont pu se joindre à eux) n’ont eu de cesse au fil des décennies que de défendre leur poète. Furnivall lui-même souhaita, un peu comme Robert Oppenheimer, le physicien à l’origine de la concrétisation du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/projet-manhattan-et-l-humanite-toucha-sa-fin-5342640">Projet Manhattan</a>, n’avoir jamais fait cette découverte.</p>
<p>D’autres, en revanche, refusèrent d’y croire, comme ce fut le cas en 1968 d’Edward Wagenknecht, critique littéraire et professeur américain – comment la fine fleur de la poésie courtoise anglaise pourrait-elle être à l’origine d’un acte aussi infâme ? Peut-être ne s’agissait-il pas d’un viol et que la traduction du terme <em>raptus</em> devait être nuancée. Chaucer aurait peut-être fait des avances à Champagne, il aurait pu la séduire, Champagne aurait pu mentir, ou bien elle aurait pu céder à Chaucer et se retourner contre lui après coup. Qui plus est, malgré l’accusation, elle libéra Chaucer de toutes charges, preuve que le poète était innocent aux yeux de la loi, non ?</p>
<p>Cet embarras en dit long sur le rapport aux femmes de ces chercheurs et du poids du patriarcat dans le monde universitaire. On reconnaît d’ailleurs sans mal certains des arguments énumérés par les <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/12/cinq-ans-apres-metoo-l-antifeminisme-prospere-sur-les-reseaux-sociaux_6145406_4408996.html">plus fervents opposants</a> aux affaires mises en lumière par le mouvement #MeToo…</p>
<p>De fait, la véhémence de la réaction de ces universitaires nous pousserait presque à croire que ce n’est pas Chaucer qui est accusé, mais bien les hommes dans leur ensemble. Pire encore, en réduisant Champagne au rang de simple sous-intrigue amoureuse dans la biographie du poète (c’est par exemple le cas du médiéviste américain <a href="https://slate.com/culture/2022/10/chaucer-rape-allegation-servant-new-documents-cecily-chaumpaigne.html">John Fisher</a> en 1991), ils la réifient au point de n’en faire qu’un simple objet sexuel, une passade dans la vie d’un homme vivant loin de sa propre épouse. Or, les choses sont, comme souvent, bien plus complexes qu’elles n’y paraissent. Et à en croire la <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2022/10/11/chaucer-wrongly-accused-rape-150-years-newly-unearthed-documents/">presse internationale</a>, ce qu’il faut retenir de cette découverte, c’est l’innocence d’un homme mis sur le banc des accusés à tort. Plus qu’un simple micro-événement relatif à un point de la biographie d’un poète mort il y a 622 ans, cette révélation a pris une dimension dépassant de loin les limites du monde académique.</p>
<h2>Chaucer, Champagne et le Statut des travailleurs</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le Statut des travailleurs (1351). Catalogue ref : C 74/1, m. 18.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Revenons-en donc au 11 octobre dernier. Lors d’une présentation en ligne devant des centaines d’historiens et médiévistes, Sebastian Sobecki et Euan Roger ont annoncé avoir de nouveaux documents pouvant démêler cette sordide affaire.</p>
<p>Un an avant l’accusation de <em>raptus</em>, soit le 16 octobre 1379, Chaucer et Champagne furent tous deux poursuivis par Thomas Staundon selon le <a href="https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803100046308">Statut des travailleurs</a>, une loi votée en 1351 afin de répondre à la pénurie de main-d’œuvre consécutive à l’épidémie de peste noire.</p>
<p>Champagne, alors au service de Staundon, abandonna son poste de servante avant la fin de son contrat afin d’être employée par Chaucer. Or, le Statut des travailleurs fut justement conçu pour réguler le marché du travail, endiguer les hausses de salaires et empêcher le débauchage de serviteurs. Et c’est précisément cela que Staundon reproche à Chaucer. Ainsi, selon Sobecki et Roger, les deux principaux protagonistes de cette affaire seraient en fait codéfendeurs face à Staundon.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Note tardive précisant que l’affaire Chaucer/Champagne n’a pas été traduite en justice.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Catalogue ref : KB 136/5/3/1/2</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le terme <em>raptus</em> prendrait un tout autre sens dans ce contexte et le document de 1380 pourrait, dans ce cas, être lu comme une stratégie juridique permettant de contrecarrer de potentielles nouvelles poursuites de Staundon contre Chaucer. En libérant officiellement Chaucer de toutes responsabilités dans cette histoire de droit du travail, elle lui permet de se sortir d’affaire. Le fait est qu’à la période de Pâques en 1380, Staundon retira sa plainte et qu’une note ajoutée plus tard dans la marge de l’assignation précise que l’affaire fut <em>non prosecutum</em> (« non traduite en justice »).</p>
<p>Ces révélations, publiées dans un <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/403/318660/The-Case-of-Geoffrey-Chaucer-and-Cecily">numéro spécial de <em>The Chaucer Review</em></a>, sont toutefois à nuancer et c’est bien ce qu’on fait les deux chercheurs en proposant à Sarah Baechle, Carissa Harris et Samantha Katz Seal (respectivement spécialistes de littérature médiévale à l’Université du Mississipi, Temple University, et à l’Université du New Hampshire) de contextualiser leur découverte. Ils ont fait en sorte de garder au cœur du débat une approche féministe qui risquerait de pâtir de cette découverte.</p>
<p><a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/475/318658/On-Servant-Women-Rape-Culture-and-Endurance?searchresult=1">Carissa Harris</a> souligne, par exemple, la nécessité de s’intéresser aux femmes en position de servitude que l’on retrouve dans l’œuvre de Chaucer et d’analyser leurs conditions de travails ainsi que leurs obligations, ce qui pourrait éclairer l’affaire Chaucer-Champagne d’une nouvelle manière. De même, <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/463/318663/Speaking-Survival-Chaucer-Studies-and-the?searchresult=1">Sarah Baechle</a> note que cette découverte est une opportunité de transformer notre approche du poète et de la violence sexuelle. Puisque nous n’avons plus à gérer la culpabilité de Chaucer et la victimisation de Champagne, nous sommes désormais en position d’adopter une approche structurelle nous permettant d’étudier les récits de viols (comme le Conte du Régisseur) du poète sous un nouveau jour. <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/484/318664/Whose-Chaucer-On-Cecily-Chaumpaigne-Cancellation?searchresult=1">Samantha Katz Seal</a>, de son côté, nous rappelle avec justesse que si Chaucer est innocent, cela n’absout en rien les critiques littéraires et historiens qui ont, au cours du siècle passé, exploité une représentation fantasmée de Champagne et justifié son rôle d’objet sexuel.</p>
<h2>Des zones d’ombre persistantes</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les pèlerins des Contes de Canterbury réunis à l’auberge, illustration de l’édition de Richard Pynson en 1492.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>À la lumière de ces documents, il est désormais possible de penser que Chaucer n’ait pas violé Cecily Champagne. Or, si nous avons tous cru pendant si longtemps à ces allégations, c’est bien parce que la poésie de Chaucer, empreinte de violence sexuelle, nous permettait de voir en lui un violeur potentiel (les fabliaux des <em>Contes de Canterbury</em> regorgent d’exemples allant dans ce sens). Sobecki a d’ailleurs été clair à ce sujet durant la présentation en ligne : cette découverte n’enlève rien au fait que la culture du viol existait et existe hélas toujours. Chaucer peut avoir enfreint la loi en employant Champagne avant la fin de son contrat (c’est ce que les nouveaux documents indiquent bel et bien), mais cela n’efface pas entièrement l’ardoise pour autant. Il demeure impossible d’écarter la possibilité qu’une forme de violence physique et/ou sexuelle ait joué un rôle dans ce transfert, d’une manière ou d’une autre.</p>
<p>Cette découverte demeure profondément polémique car loin d’apaiser les esprits (Chaucer est dans les faits innocent), elle soulève énormément de questions quant à notre rapport, en tant qu’universitaires, à la place des femmes dans notre discipline et à leur représentation littéraire. Hélas, cela tend à reléguer dans l’ombre <a href="https://blog.nationalarchives.gov.uk/geoffrey-chaucer-and-cecily-chaumpaigne-rethinking-the-record/">l’incroyable travail réalisé par Sobecki et Roger</a>, et qu’il est important de saluer ici. Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que cette découverte ne discrédite en rien les dernières décennies de critique féministe de l’œuvre du poète. Car à y regarder de plus près, ce n’est pas tant Chaucer qui est en cause, un homme du Moyen Âge mort il y a fort longtemps, mais bien la réaction d’hommes et de femmes modernes à une affaire hautement symbolique.</p>
<p>Au final, notre façon d’appréhender cette question en dit long sur notre champ d’études et notre société.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis le XIXᵉ siècle, une accusation de viol pesait sur le poète médiéval Geoffrey Chaucer. À tort, si l’on en croit une découverte récente.Jonathan Fruoco, Chercheur associé, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1868732022-10-04T17:49:23Z2022-10-04T17:49:23ZL’Écosse, un désir d’indépendance depuis 10 siècles<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/487038/original/file-20220928-18-vg4xmf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C1200%2C662&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bienvenue en Écosse: panneau touristique aux couleurs du drapeau écossais (royaume d'Alba).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/828405">Pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Un nouveau referendum « consultatif » sur l’indépendance de l’Écosse devrait être organisé pour octobre 2023, comme l’a annoncé <a href="https://www.la-croix.com/Monde/LEcosse-reclame-nouveau-referendum-dindependance-octobre-2023-2022-06-28-1201222429">fin juin</a> la première ministre écossaise, Nicola Sturgeon. Un « coup de poker » pour les <a href="https://www.courrierinternational.com/article/decryptage-coup-de-poker-vers-un-referendum-sur-l-independance-de-l-ecosse-en-2023">journaux britanniques</a> mais aussi le deuxième depuis 2014. Le sujet revient tout particulièrement dans le débat public <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/referendum-en-ecosse/royaume-uni-le-debat-sur-l-independance-de-l-ecosse-relance-par-la-mort-d-elizabeth-ii-mais-apres-la-periode-de-deuil_5354752.html">avec l’accession au trône de Charles III</a> et depuis le décès de la reine Eliszabeth II.</p>
<p>Cette question rappelle à quel point les enjeux d’indépendance demeurent cruciaux, notamment dans le contexte de Brexit qui impose à l’Écosse le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/en-ecosse-leternel-remords-du-brexit-1413203">retrait de l’UE contre son gré</a>. Ils remontent aussi à une aspiration très ancienne, bien avant l’union officielle de la nation écossaise à l’Angleterre en 1707.</p>
<h2>Naissance du royaume d’Écosse</h2>
<p>C’est à la fin du IX<sup>e</sup> siècle que naît véritablement le royaume d’Écosse. Les terres de ce royaume, dit d’Alba, s’étendent du nord de l’Ile (les Highlands) jusqu’à la rivière Tweed. Ses fondateurs sont des Pictes et des Scots. L’Écosse témoigne déjà d’un fort particularisme avec des usages et une langue qui lui sont propres. Elle est dominée par différents clans, qui s’identifient par le port de tartans distincts. Ce jeune royaume d’Écosse réussi à imposer son indépendance vis-à-vis de son voisin saxon unifié par Alfred le Grand, qui doit lui-même composer avec la présence danoise (Danelaw).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Carte représentant l’Écosse médiévale" src="https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/481126/original/file-20220825-12-m10lfb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1066&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Carte présentant l’aire d’influence des royaumes de Dál Riata (vers 600), de Fortriú (vers 800) et d’Alba (vers 900).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cosse_au_haut_Moyen_%C3%82ge">Angus McLellan,/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au XI<sup>e</sup> siècle, la <a href="https://www.cairn.info/revue-prospective-et-strategie-2010-1-page-173.htm">conquête de l’Angleterre</a> par Guillaume le Conquérant après la victoire d’Hastings (1066) va quelque peu redistribuer les cartes du jeu politique. Il institue une puissante monarchie qui sait tirer profit des héritages saxons et des innovations normandes, mais la vielle aristocratie anglo-saxonne se rebelle contre ce nouveau roi normand et cherche des appuis en Écosse. </p>
<p>C’est ainsi qu’ Edgard, l’un des prétendants à la couronne d’Angleterre se réfugie en Écosse et donne sa sœur Marguerite en mariage au puissant roi d’Écosse, Malcolm, celui-là même qui avait tué le fameux Macbeth, <a href="https://www.oxforddnb.com/view/10.1093/ref:odnb/9780198614128.001.0001/odnb-9780198614128-e-17859?docPos=1">pour reconquérir le trône d’Écosse</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/7diaK7fRfas?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Guillaume Le Conquérant et la conquête de l’Angleterre.</span></figcaption>
</figure>
<p>Guillaume le Conquérant envahit alors l’Écosse et prend le fils de Malcom en otage. Le rapport de force fait basculer l’Écosse qui entre dans la vassalité du roi d’Angleterre. Mais Guillaume réussit à négocier avec l’Écosse pour neutraliser la rébellion. C’est à ce moment que la culture anglo-normande commence à se diffuser dans le royaume écossais.</p>
<p>L’Écosse, qui dispose d’institutions propres avec un Parlement installé à Scone, vit dans une situation de <a href="http://elibrary.bsu.edu.az/files/books_163/N_125.pdf">relative indépendance</a> vis-à-vis de l’Angleterre. Le XIII<sup>e</sup> siècle est marqué par le développement des villes et de l’économie en général. Mais la mort accidentelle du roi d’Écosse en 1286, à la suite d’une malheureuse chute de cheval, brise ce fragile équilibre. Cette disparition brutale va ouvrir l’une des crises de successions les plus graves, l’une des plus sanglantes, qu’ait connu l’Écosse.</p>
<h2>Une sanglante guerre de succession</h2>
<p>Le roi défunt, sans héritier direct depuis la mort de ses fils, laisse comme unique prétendante au trône sa petite-fille Marguerite. C’est une enfant de 4 ans, née de l’union de la fille de l’ancien roi d’Écosse et du roi de Norvège. Mais alors qu’elle embarque en plein hiver pour rejoindre l’Écosse, Marguerite meurt au cours de la traversée.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Jean Balliol dans l’armorial de Forman (1562). Son sceptre et sa couronne sont brisés, et son blason vierge reflète son surnom de « tabard vide »" src="https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=813&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=813&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=813&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1022&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1022&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/481129/original/file-20220825-20-lr6ozp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1022&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Jean Balliol dans l’armorial de Forman (1562). Son sceptre et sa couronne sont brisés, et son blason vierge reflète son surnom de « tabard vide ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Balliol#/media/Fichier:John_Balliol.jpg">Librairie nationale d’Écosse/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Nombre de prétendants se bousculent pour accéder au trône, et sollicitent le roi anglais pour les départager. Mais ce soutien a un prix : la soumission du futur roi d’Écosse à l’Angleterre ! L’intéressé, John Balliol, accepte le marché ainsi que l’obligation d’envoyer des contingents écossais servir dans les rangs de l’armée anglaise.</p>
<p>Mais nombre d’Écossais s’y opposent avec force. John Balliol rompt son serment et envoie un défi à Édouard d’Angleterre. C’est à ce moment que les nobles écossais choississent de se rapprocher du roi français pour mieux combattre les Anglais. C’est ainsi qu’est signé avec Philippe le Bel un traité d’alliance militaire : « the Auld alliance » en 1295, chacun devant apporter hommes et armes pour lutter contres les armées anglaises sur les terres d’Écosse comme sur le continent.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ZAb4gMAoB0M?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Vidéo sur la « Auld Alliance » (chaine Gallia).</span></figcaption>
</figure>
<p>Toutefois, la rébellion écossaise est rapidement écrasée par les Anglais. L’infanterie est massacrée et les nobles écossais sont presque tous capturés. Balliol est enfermé dans la tour de Londres.</p>
<p>Les hostilités reprennent en 1296 par un raid écossais sur la frontière nord de l’Angleterre. Le roi anglais réplique en massacrant la population civile de Berwick, la ville la plus peuplée d’Écosse. C’est à cette occasion que le roi anglais Édouard I<sup>er</sup> s’empare de la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_du_destin">« Pierre du destin »</a>, sorte de pierre magique indispensable au rituel de couronnement des rois écossais.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Réplique de la « Pierre du destin », au palais de Scone en Écosse" src="https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=510&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/481131/original/file-20220825-12-1dqvhp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=641&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Réplique de la « Pierre du destin », au palais de Scone en Écosse.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre_du_destin#/media/Fichier:Stone_of_scone_replica_170609.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Le vrai « Braveheart »</h2>
<p>Cette redoutable répression ne brise cependant pas le désir d’indépendance de l’Écosse. En 1297, C’est un simple écuyer qui prend la relève de la révolte : William Wallace. Le film <em>Braveheart</em> avec Mel Gibbons (1995) retrace sur le mode épique cet épisode emblématique de l’histoire écossaise. William Wallace devient bientôt le héros de résistance écossaise face à l’Anglais. Il assassine un sheriff anglais, et <a href="https://www.google.fr/books/edition/William_Wallace/FZ4kDQAAQBAJ?hl=fr&gbpv=1&dq=William+Wallace,+Cairn&pg=PA143&printsec=frontcover">rassemble tous les révoltés derrière lui</a>.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nMft5QDOHek?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Bande annonce de <em>Braveheart</em>, 1995.</span></figcaption>
</figure>
<p>Wallace s’empare de plusieurs forteresses contrôlées par les Anglais. Édouard I<sup>er</sup> rassemble une imposante armée en Écosse (3000 hommes d’armes, 25000 fantassins anglais et gallois dit-on). Mais à Falkirk, les archers anglais et gallois déciment les « schiltroms » écossais (bataillons de piquiers).</p>
<p>En décembre 1305, William Wallace est capturé et supplicié : traîné, pendu et écartelé, ses restes envoyés pour partie en Écosse à titre d’exemple. Mais la terreur attendue ne porte pas ses fruits. Un autre Écossais va se dresser face aux Anglais : Robert Bruce. Celui-ci parvient à être couronné le 25 mars 1306, mais c’est pour vivre dans la clandestinité.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Le roi Robert I d’Écosse et Isabella of Mar son épouse" src="https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=806&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/481135/original/file-20220825-24-x3slpg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1013&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le roi Robert I d’Écosse et Isabella of Mar son épouse.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Ier_(roi_d%27%C3%89cosse)#/media/Fichier:Robert_I_and_Isabella_of_Mar.jpg">Enluminures créées pour Marie Scott/Wikimédia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Alors qu’il prend la fuite en Irlande, ses partisans sont impitoyablement pourchassés et exécutés. Ses trois frères sont suppliciés et sa sœur enfermée dans un cage dans le château de Roxburgh. Mais la mort d’Édouard I<sup>er</sup> lui permet de réunir des ambassadeurs français au parlement d’Écosse pour reconnaitre officiellement son pouvoir. L’héritier d’Angleterre, Édouard II réagit très vite pour briser cet élan en envoyant son armée prendre position dans le sud de l’Écosse.</p>
<p>Bruce prend soin d’éviter toute bataille rangée, il mène une guerre de harcèlement contre les Anglais. En 1314, il met le siège devant Stirling, une place stratégique sur la frontière. Le roi anglais Edouard II en personne vole au secours de la place. S’engage alors un affrontement entre l’armée d’Édouard et celle de Robert Bruce : c’est la <a href="https://www.jstor.org/stable/10.3366/j.ctt1r28n6?searchText=robert%20Bruce&searchUri=%2Faction%2FdoBasicSearch%3FQuery%3Drobert%2BBruce%26so%3Drel%26efqs%3DeyJjdHkiOlsiWTJoaGNIUmxjZz09Il19&ab_segments=0%2Fbasic_search_gsv2%2Fcontrol&refreqid=fastly-default%3A52467e75fd61cee0afcc5baf3c7d9694">célèbre bataille de Bannockburn</a>.</p>
<p>L’affrontement dure deux jours au terme desquels Edouard d’Angleterre est extrait in-extremis de la mêlée. Bannockburn s’est ainsi inscrite comme la grande victoire du peuple écossais et le symbole de sa lutte pour son indépendance.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Drapeau écossais flottant sur le site de la bataille de Bannockburn qui se visite aujourd’hui en Écosse" src="https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/481138/original/file-20220825-15-xxfx19.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Drapeau écossais flottant sur le site de la bataille de Bannockburn qui se visite aujourd’hui en Écosse.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:MK18543_Bannockburn.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Tournant français</h2>
<p>En 1320, des nobles écossais envoient une missive au pape – alors reconnu comme une sorte d’arbitre international – pour l’informer de l’indépendance officielle de l’Écosse face à l’Angleterre, c’est la <a href="https://www.euppublishing.com/doi/abs/10.3366/scot.2017.0209">déclaration d’Abroath</a>.</p>
<p>Robert Bruce renouvelle aussi son alliance avec les Français (1326). En 1328, le nouveau roi anglais Édouard III reconnaît l’indépendance de l’Écosse (traité de Northampton), tout en divisant la noblesse écossaise. En 1332, à la bataille de Duplin Moor, une partie des nobles écossais dissidents s’associent aux Anglais contre leurs compatriotes. C’est la revanche de l’armée anglaise qui expérimente une nouvelle tactique : les chevaliers combattent cette fois-ci à pied.</p>
<p>L’héritier de Robert Bruce, David trouve refuge en France, auprès de Philippe VI. En 1346, aidés des Français, les Écossais mobilisent leurs troupes contre le roi d’Angleterre, mais ils sont à nouveau vaincus à la bataille de Neville’s cross. David est emprisonné à la tour de Londres. Il est libéré après 11 ans de captivité. Il meurt en 1371 dans le discrédit, après s’être marié avec la veuve d’un petit noble anglais.</p>
<p>À cette date, les Anglais mobilisent l’essentiel de leurs forces dans leur guerre contre la France, dans laquelle les Écossais vont cette fois aider les Français contre leur ennemi commun. Jusqu’au milieu du XV<sup>e</sup> siècle, on trouve des combattants écossais aux côtés des Français. Le roi de France choisira même un Écossais comme connétable, c’est-à-dire pour conduire son armée !</p>
<h2>La pierre du Destin, emblème d’une défiance</h2>
<p>Les relations entre l’Angleterre et l’Écosse vont se pacifier au fil des siècles et l’Écosse deviendra nation constitutive du Royaume-Uni (son statut actuel), une union politique avec le Royaume d’Angleterre, le 1<sup>er</sup> mai 1707.</p>
<p>Néanmoins, une forme de méfiance réciproque et historique demeure, alimentée par les relations politiques entre partis (unionistes, indépendanistes, etc.) et nourrie par les crises comme l’a montré plus récemment le Brexit.</p>
<p>Sans oublier un profond ressentiment lié au vol de la Pierre du destin, emblème de la monarchie écossaise, pendant la guerre de Cent Ans. En effet, malgré la promesse du roi d’Angleterre en 1328, de restituer la pierre, cette dernière est restée de longues années à Westminster.</p>
<p>Mais les Écossais ont réparé l’oubli par la force. En 1950, plusieurs étudiants indépendantistes de l’université de Glasgow l’ont dérobée pour la replacer dans l’abbaye de Scone avant qu’elle soit de nouveau rendue à la Couronne anglaise. Depuis 1996, cette pierre, vraie ou fausse, repose désormais au château d’Edinbourg <a href="https://www.thenational.scot/news/18965169.stone-destiny-return-perthshire-historic-move/">et devrait prochainement être au cœur d’une exposition à Perth, en Écosse</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/186873/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Toureille ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le désir d’indépendance de l’Écosse s’inscrit dans une relation longue et tumultueuse avec l’Angleterre qui s’est traduite par une alternance de rejets et d’adhésions.Valérie Toureille, Professeur d'Histoire du Moyen Âge, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1750822022-06-09T22:11:44Z2022-06-09T22:11:44ZDu chapeau conique à la kippa, le couvre-chef dans la religion juive<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/468048/original/file-20220609-17-6p1wcj.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=39%2C2%2C1707%2C1033&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le couvre-chef et sa couleur (doré ou pas) marquent le statut hiérarchique du personnage biblique en fonction de sa sainteté : couronne, auréole, chapeau conique simple. À gauche, Joseph jeté dans le puits par ses onze frères. Tous portent le chapeau conique. Celui de Joseph est accompagné de l’auréole lui conférant une sainteté supérieure à ses frères. À droite, le prophète Jonas jeté à la mer et englouti par le poisson. Il porte seulement l’auréole, marquant ainsi son importance dans le christianisme.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000434v/f59.item">Speculum humanae salvationis, Folio 28r , Gallica</a></span></figcaption></figure><p>Le couvre-chef fut imposé par les catholiques aux membres de la communauté juive dès le Moyen Âge afin de les identifier – et le plus souvent pour les déconsidérer. Il est parallèlement devenu un signe distinctif de religiosité revendiqué avec fierté, selon ce qui ressemble à un retournement du stigmate.</p>
<h2>En 1215, un moment fondateur</h2>
<p>Le IV<sup>e</sup> concile du Latran de 1215 est considéré comme le moment fondateur de la différenciation visible des Juifs dans l’espace public européen. Le pape Innocent III y décrète en effet la nécessité de distinguer les Juifs (et les musulmans) de la population chrétienne « par la qualité de leur habit public » <a href="https://www.cairn.info/revue-sigila-2021-1-page-105.htm">afin d’éviter la « grave damnation d’une union (sexuelle entre juifs et chrétiens) »</a>.</p>
<p>En France, Louis IX (saint Louis) impose <a href="https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1974_num_1972_1_8107">ces signes distinctifs dans tout le royaume en 1269</a>. Il s’agit d’exclure les Juifs des rapports sociaux ordinaires afin d’empêcher les mariages mixtes entre chrétiens et juifs, ainsi que les conversions au judaïsme. Ce « marquage » des Juifs se fait par l’imposition d’un signe distinctif : une roue (ou rouelle, cercle cousu sur le vêtement) et/ou du chapeau de forme conique, le plus souvent jaunes.</p>
<p>Dans l’art médiéval, le chapeau conique identifie les Juifs et par extension les Hébreux de l’histoire biblique de manière métonymique, comme dans deux manuscrits illuminés : <em>Le Psautier dit de saint Louis</em> (1274) et <em>Speculum humanae salvationis</em> (début du 14e siècle).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/468040/original/file-20220609-1203-6p1wcj.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le psautier de saint Louis commence par une série de 78 miniatures en pleine page illustrant les scènes des premiers livres de l’Ancien Testament. Les personnages bibliques sont très souvent coiffés du chapeau conique. Cette œuvre est produite 60 ans après le concile du Latran (1215).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://utpictura18.univ-amu.fr/notice/19414-destruction-sodome-psautier-saint-louis-fdeg9v">Psautier dit de saint Louis, Maître de Noah, enlumineur (1270-1274)/BnF</a></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=216&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=216&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=216&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=271&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=271&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/468039/original/file-20220609-5837-l97du9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=271&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">À gauche, Marie et Jésus précédé de Joseph affublé du chapeau conique sans auréole. À droite, Marie et Joseph écoutent Jésus à la synagogue. Son enseignant porte le chapeau conique. (Speculum humanae salvationis, Folio 46v).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b6000434v/f95.item">Gallica</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sans minimiser les mesures anti-juives au Moyen Âge, ces occurrences du chapeau dans les enluminures médiévales ne correspondent pas à une volonté d’humilier les Juifs, puisque même Joseph, l’époux de Marie, le porte.</p>
<p>Les catholiques ne sont pas les seuls à user du chapeau conique dans les représentations des Hébreux, les Juifs aussi. <em>La Haggadah</em> de Pessah à têtes d’oiseaux, dont la date est estimée à 1300, est attribué à un certain Menahem, Juif ashkénaze. Ce parchemin relate les épisodes de la fuite d’Égypte. On y voit par exemple des Hébreux, un chapeau conique sur la tête avec sa boule caractéristique, se hâtant de cuire la <em>matsa</em> pour l’emporter avec eux. Les Égyptiens lancés à leur poursuite ont les traits du visage effacés. Ici ce chapeau n’est pas stigmatisant, il permet d’identifier les Hébreux et les distinguer des Égyptiens.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=627&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=627&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=627&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=788&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=788&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/468038/original/file-20220609-11303-c6qe5f.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=788&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Les Oiseaux Oiseaux’. circa 1300. Scribe bleu-Menahem.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Blue_Scribe-_Menahem_-_The_Birds%27_Head_Haggadah_-_Google_Art_Project_(cropped).jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Des poèmes de Süsskind von Trimberg, poète juif allemand du début du 14e siècle, se trouvent dans le <em>Codex Manesse</em>. Une miniature montre un Juif reconnaissable à son chapeau conique emblématique dont la pointe est surmontée d’une boule. Il porte un col en fourrure, comme l’évêque à gauche avec sa crosse. Le Juif est habillé comme le dignitaire catholique, en exacte symétrie si ce n’est son chapeau distinctif. Le Juif est le visiteur mais à égalité avec l’évêque, comme le montre la richesse de leurs vêtements doublés de fourrure. Le chapeau conique s’oppose à la crosse de l’évêque.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=369&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/468043/original/file-20220609-20-b94zik.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=463&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">On reconnaît le chapeau conique emblématique du dignitaire juif.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cpg848/0705">Codex Palatinus Germanicus 848, folio 355r Bibliothèque de l’université d’Heidelberg</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un stigmate vestimentaire</h2>
<p>Si l’origine du chapeau jaune remonte au 13e siècle, son usage s’est surtout développé à la fin du 15e et au 16e siècle, à la Renaissance, alors que l’Europe s’est vidée de sa population juive après les expulsions. Ce <em>pileus cornutus</em> ou <em>Judenhut</em> devient un stigmate vestimentaire, l’apanage de Juifs maléfiques, comme ceux représentés pour illustrer le supposé martyre de Simon de Trente, enfant de 3 ans disparu en 1475 au moment de la fête de Pessah. Sa disparition met en cause la communauté juive de la ville accusée de meurtre rituel, donnant lieu à l’apparition d’un véritable mythe antisémite. Des gravures sont diffusées montrant un enfant torturé par des Juifs identifiés par le chapeau conique sur lequel leur nom hébraïque est inscrit, comme celles de l’imprimeur allemand Albrecht Kunne (1435-1520). Le chapeau juif désigne à la fin du 15e siècle des êtres maléfiques.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=658&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=658&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/468045/original/file-20220609-24-e0hkc1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=658&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Tobias capturant Simon, Albrecht Kunne, dans L’histoire de l’enfant chrétien assassiné à Trente, 1475. Munich, Bayerische Staatsbibliothek.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’historienne Naomi Lubrich, <a href="https://www.persee.fr/doc/asdi_1662-4653_2015_num_10_1_1043">dans son étude exhaustive du chapeau juif</a>, rappelle que, dans les régions germanophones du Saint-Empire romain, les Juifs durent, d’environ 1250 à 1750, porter un chapeau pointu appelé <em>pileus</em> <em>cornutus</em>. Elle établit le passage du <em>Judenhut</em>, le « chapeau des Juifs », au <em>Zauberhut</em>, le « chapeau des sorciers » (Lubrich 2015:149). Dans les deux cas, Juifs et sorcières sont accusés d’être en lien avec le diable.</p>
<p>Les premières occurrences <a href="https://www.persee.fr/doc/rjuiv_0484-8616_1890_num_20_39_3671">du chapeau jaune en Italie</a>, notamment dans les États pontificaux, apparaissent au milieu 16e siècle, en application de la bulle pontificale du pape Paul IV, <em>Cum nimis absurdum</em>, du 14 juillet 1555, qui impose des restrictions aux Juifs des États pontificaux. Outre les restrictions drastiques concernant les libertés des Juifs, l’article 3 mentionne explicitement l’obligation du chapeau pour les hommes.</p>
<h2>L’obligation de se couvrir la tête dans le judaïsme</h2>
<p>Ce chapeau, qui vise à exclure les Juifs de la société pour éviter les promiscuités, devient une injonction des rabbins qui cherchent, eux aussi, à éviter les mariages mixtes au profit des unions endogames.</p>
<p>C’est au Choulhan Aroukh de Yossef Karo (1488-1575), donc au 16e siècle, que l’obligation de la kippa est attribuée. <a href="https://journals.openedition.org/rhr/8326">Claire Soussen, historienne spécialiste</a> des relations entre Juifs et chrétiens au Moyen Âge, décrit cette difficile interprétation du couvre-chef dans le judaïsme, à la fois subi et choisi, qu’elle définit d’emblée comme « identitaire ». Elle rappelle son origine tardive : « Les polémistes juifs justifient d’ailleurs parfois cette obligation par la volonté assumée des Juifs de se distinguer des Chrétiens qui, eux, se défont de leur couvre-chef lorsqu’ils entrent dans un lieu consacré. La kippa n’est donc pas, au départ, un objet rituel ; elle l’est devenue petit à petit, même si dès le Moyen Âge central, l’iconographie chrétienne représente les Juifs coiffés ».</p>
<p>Dans une autre édition du Choulhan Aroukh, commentée par le rabbin Binyamin Krief, on trouve, en note de cette règle, deux précédents : Maïmonide (1138-1204) et Yaakov Ben Asher (1270-1343). Le premier, Maïmonide (Rambam), écrit « Les érudits ont l’habitude de se comporter [sic.]. Ils ne se dévalorisent pas en ne dévoilant ni leur tête ni leur corps » (Hilkhot Déot 5.6). Le second, Yaakov Ben Asher, est l’auteur du Arbaa Tourim, un code de loi juive ancêtre du Choulhan Aroukh, dont la première section, Orah Hayim, traite entre autres de la tête couverte (Krief 2011:16, note 22).</p>
<p>Les deux auteurs, respectivement du 12e et 13e siècles, montrent que la règle de l’obligation d’avoir la tête couverte était connue plus de trois siècles avant le Choulhan Aroukh, mais surtout qu’elle est contemporaine des mesures vexatoires entreprises par les pays européens pour exclure la population juive.</p>
<p>La question est de savoir si le chapeau et la kippa, que tout Juif pratiquant porte de manière précautionneuse, correspondent à un retournement du stigmate : les Juifs auraient fait de la contrainte et de l’humiliation une fierté. Les rabbins auraient ainsi transformé la soumission à une loi inique en une soumission à Dieu. Le Juif n’obéit ainsi plus à la législation anti-juive, mais à Dieu qui le lui commande.</p>
<p>De l’obligation de porter et de <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-02912373">l’infamie par la coercition</a>, on passe à la fierté de marquer sa différence. Le chapeau juif visible et imposant, notamment dans le monde ashkénaze avec le fameux <em>streimel</em>, peut être considéré comme la réparation d’une ancienne humiliation ; tout comme la <em>magen</em> David portée aujourd’hui en bijou au cou, très loin de l’étoile jaune imposée par les nazis dont la forme est pourtant similaire. Le « couvre-chef stigmate » a fini par marquer l’identité juive revendiquée. Le chapeau est passé de signe infamant à signe distinctif de religiosité : montrant le Juif pieux exprimant sa « crainte de Dieu » dans l’espace public.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/175082/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Agnès De Féo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le chapeau pointu, souvent de couleur jaune, a été imposé aux Juifs européens à partir du 13e siècle. Au même moment, le couvre-chef devenait une obligation religieuse imposée par les rabbins.Agnès De Féo, Sociologue, chercheuse associée Iremam, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1810982022-04-19T16:39:44Z2022-04-19T16:39:44ZTrois questions sur l’histoire des livres pour enfants<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/457459/original/file-20220411-8252-tu69bp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C20%2C995%2C727&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des abécédaires, des extraits d’œuvres littéraires…</span> </figcaption></figure><p><em>C'est en se heurtant au réel et en multipliant les expériences que chaque enfant dessine son chemin vers l'âge adulte. Mais sa personnalité et ses convictions, il les forge aussi à partir des imaginaires dans lesquels il baigne et des histoires qu'on lui raconte. Notre série « L'enfance des livres » vous invite à découvrir la complexité et l'extraordinaire diversité de la littérature de jeunesse. Après un retour sur <a href="https://theconversation.com/cinq-auteurs-de-jeunesse-a-faire-absolument-decouvrir-aux-enfants-185235">quelques grands auteurs d'aujourd'hui</a>, <a href="https://theconversation.com/becassine-lheroine-qui-avait-du-mal-a-grandir-184751">une figure indémodable, Bécassine</a>, puis l'écriture de<a href="https://theconversation.com/parler-de-la-traite-des-esclaves-aux-enfants-alma-lhistoire-dun-roman-178796"> Timothée de Fombelle</a>, ce quatrième épisode vous offre une plongée dans son histoire.</em></p>
<hr>
<p>Il est nécessaire de distinguer ce qu’on appelle « livres pour enfants » de ceux qui forment une « littérature pour l’enfance et la jeunesse ». Il faudra des siècles pour passer des premiers aux seconds, et cette littérature ne cessera ensuite de se transformer. Posons quelques jalons dans cette histoire complexe, qu’on nous pardonnera de simplifier ainsi.</p>
<p>Les premiers textes que l’on met entre les mains des enfants sont des « outils » scolaires, des <a href="https://journals.openedition.org/strenae/2431">abécédaires</a>, des extraits d’œuvres littéraires… Cela existe dès l’antiquité. Les enfants sont aussi nourris par une littérature orale de contes et fables mythologiques. Le Moyen Âge va produire le même genre de textes qui vont devenir des livres, manuscrits d’abord, imprimés ensuite.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/a-quoi-les-premiers-livres-pour-enfants-ressemblaient-ils-140922">À quoi les premiers livres pour enfants ressemblaient-ils ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Le tout premier livre écrit pour un jeune de quinze ans et son frère plus petit a été écrit entre 841 et 843 à Uzès par Dhuoda, duchesse de Septimanie, intitulé <em>Manuel pour mon fils</em> (traduction de Pierre Riché, 1975). Cette mère écrit ce livre pour faire de son fils un parfait aristocrate chrétien : c’est un manuel d’éducation civique et religieuse. À partir du XIII<sup>e</sup> siècle, on trouvera aussi des ouvrages didactiques écrits par des laïcs pour leurs enfants, et des livres religieux leur sont clairement destinés : « Heures à fille » ou « à garçon », et aussi un « psautier d’enfant ».</p>
<h2>Quand la littérature de jeunesse apparaît-elle ?</h2>
<p>Dans la fiction produisant une morale à inculquer à l’enfance, il faut signaler le rôle des fables d’Ésope. Dès le XV<sup>e</sup> siècle, on en imprime en petit format, avec de gros caractères et des gravures sur bois, un texte traduit en français, pour un lectorat populaire et un <a href="https://www.fayard.fr/histoire/jouets-de-toujours-9782213607931">public enfantin</a>, lequel n’est pas encore la cible unique de ces premiers éditeurs. Signalons cependant un incunable imprimé à Lyon en 1484 qui porte des marques d’appropriation par un enfant, qui dessine et fait des commentaires sur le livre.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=346&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=346&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=346&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=435&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=435&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/457433/original/file-20220411-20-9esqle.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=435&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le loup et le renard, Fables d’Ésope, précédées de sa vie, traduites de latin en français par frère Julien, des Augustins de Lyon, 1484.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BNF, Gallica</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Aux XVI<sup>e</sup> et XVII<sup>e</sup> siècles le répertoire des <a href="https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1991_num_14_1_1265">livres pour enfants</a>, scolaires, religieux, moraux, fictionnels, ne cesse de s’élargir jusqu’à ce qu’apparaisse la littérature pour la jeunesse.</p>
<p>La naissance de cette littérature se fait en France en deux étapes, fin XVII<sup>e</sup> et milieu XVIII<sup>e</sup> siècle. Nous n’évoquerons que la première étape, qui préfigure la <a href="https://sflgc.org/bibliotheque/nieres-chevrel-isabelle-la-litterature-denfance-et-de-jeunesse-entre-la-voix-limage-et-lecrit/">littérature de jeunesse</a> à propos d’une éducation princière et de jeux littéraires de salons, alors que la seconde diffusera largement des livres pour l’enfance dus à des auteurs de plus en plus spécialisés dans l’écriture pour un jeune public.</p>
<p>Deux noms symbolisent la première étape : Fénelon et Perrault. François de Salignac de la Motte Fénelon (1651-1715) publie en 1687 son <em>Traité de l’Éducation des filles</em>, dans lequel il conseille, pour que les enfants aient envie d’apprendre à lire, de</p>
<blockquote>
<p>« leur raconter des choses divertissantes qu’on tire d’un livre en leur présence […]. Il faut leur donner un livre bien relié, doré même sur la tranche, avec de belles images et des caractères bien formés. Tout ce qui réjouit l’imagination facilite l’étude : il faut tâcher de choisir un livre plein d’histoires courtes et merveilleuses […] ».</p>
</blockquote>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/457438/original/file-20220411-12-5brtsg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Les Aventures de Télémaque</em> par Fenelon ornées de figures gravées d’après les desseins de C. Monnet, peintre du roi, par Jean Baptiste Tilliard.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:T%C3%A9l%C3%A9maque_title_page_-_INHA.jpg">INHA, Augustin de Saint-Aubin/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il devient en 1689 le précepteur du Duc de Bourgogne âgé de sept ans et de ses frères le duc d’Anjou, six ans, et le duc de Berry, trois ans, les petits-fils de Louis XIV. Il écrit alors pour eux une littérature graduée selon les âges. Pour les petits il produit des contes et des fables dont <em>Voyage dans l’Ile des Plaisirs</em> (<em>Fables, VIII</em>), l’un des archétypes des contes sur la gourmandise, avec une île en sucre, des montagnes de compote et des fleuves de sirop et le dormeur est réveillé la nuit par la terre qui vomit « des ruisseaux bouillants de chocolat mousseux ».</p>
<p>Ensuite, il raconte la vie des philosophes (<em>Abrégé de la vie des Anciens philosophes</em>) et il écrit des entretiens imaginaires entre de grands hommes (<em>Dialogues des Morts</em>) enseignant ainsi l’histoire et la morale, et il termine par le premier roman pour adolescents de notre littérature, les <em>Aventures de Télémaque</em> (1699). Il a choisi la fiction pour séduire son élève par la douceur, contournant ainsi le caractère orgueilleux et irascible du Duc de Bourgogne. Si le Télémaque eut un succès de librairie considérable, il reste que cette construction d’une littérature pour enfants et adolescents est au départ située dans une éducation princière, privée.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=856&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=856&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=856&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1076&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1076&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/457440/original/file-20220411-6515-rp0kfr.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1076&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Illustration des Contes de ma Mere l’Oye, datant de 1695.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/5f/Perrault_1695_Contes.jpg">Morgan Library/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Charles Perrault inscrit ses <em>Contes de ma Mère l’Oye</em> (1697) dans un jeu littéraire de salon, pour adultes, comme le fait Madame d’Aulnoy dans ses recueils de 1697 et 1698. Pourtant, ces deux auteurs affichent officiellement le désir de toucher un <a href="https://didier-jeunesse.com/collections/passeurs-dhistoires/introduction-la-litterature-de-jeunesse-9782278059201">public enfantin</a>. Perrault, dans sa préface de 1695 conseille aux parents d’envelopper des vérités solides « dans des récits agréables et proportionnés à la faiblesse de leur âge ». Il montre qu’il a finement observé les réactions des auditoires enfantins.</p>
<p>Quant à Madame d’Aulnoy, pour se mettre à la portée des enfants, elle utilise un style qui a souvent été qualifié de niais et puéril. Mais les contes de Perrault et ceux de Madame d’Aulnoy sont effectivement devenus une partie du patrimoine littéraire pour l’enfance.</p>
<h2>Qui sont les premiers éditeurs pour enfants ?</h2>
<p>À partir du milieu du XVIII<sup>e</sup> siècle, des livres sont véritablement écrits pour les enfants par des auteurs et des libraires éditeurs en voie de spécialisation. Il s’agit d’offrir aux enfants des fictions qui soient leur littérature et, pour cela, des personnages d’enfants sont mis en scène par de nouveaux auteurs : Madame Leprince de Beaumont, Madame d’Épinay, <a href="https://theconversation.com/redecouvrir-la-maison-pedagogique-de-madame-de-genlis-134620">Madame de Genlis</a>, Arnauld Berquin.</p>
<p>En une cinquantaine d’années, un grand progrès est accompli dans la qualité d’observation des enfants, dans les réflexions sur leur psychologie et sur l’éducation. Cela entraîne une fièvre éditoriale pour publier en abondance des livres pour enfants, comme le constate en 1787, à la foire de Leipzig, un instituteur allemand, L.F. Gedike.</p>
<p>Mais cela ne suffit pas pour créer de grands éditeurs spécialisés. Pour cela, il faut attendre le premier tiers du XIX<sup>e</sup> siècle, avec deux éditeurs spécialisés dans le livre de jeunesse, et qui sont aussi des auteurs, Pierre Blanchard (1772-1856) et Alexis Blaise Eymery (1774-1854). Cependant, leur assise économique et industrielle reste encore assez faible et ce n’est qu’un peu plus tard que s’imposent sur le marché du livre d’enfance de grands éditeurs.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=767&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=767&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=767&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=964&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=964&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/457444/original/file-20220411-23-wbzfy5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=964&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Rouen, le livre et l’enfant de 1700 à 1900</em>, Armelle Sentilhes.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://catalogue-editions.ens-lyon.fr/fr/livre/?GCOI=29021100071010">ENS Éditions</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Alors que s’invente une nouvelle <a href="https://www.ricochet-jeunes.org/ouvrages-de-recherche/dictionnaire-du-livre-de-jeunesse-la-litterature-denfance-et-de-jeunesse-en">littérature pour la jeunesse</a> dans les années 1830, la loi Guizot du 28 juin 1833 augmente la scolarisation et donc le lectorat enfantin. À cette demande accrue de livres pour enfants, il y a d’abord une réponse « industrielle », qui est d’abord le fait des éditeurs catholiques de province, dont certains existaient déjà dans l’Ancien Régime (Barbou à Limoges, Mame à Tours, Lefort à Lille, Mégard à Rouen, Périsse à Lyon, Aubanel à Avignon, Douladoure à Toulouse) ou sont apparus dans le premier tiers du XIX<sup>e</sup> siècle (Ardant à Limoges, en 1804, Lehuby à Paris succédant à Blanchard en 1833).</p>
<p>Ces maisons créent des Bibliothèques pour la jeunesse, elles occupent des milliers d’ouvriers, s’équipent en machines modernes et concentrent toutes les tâches – impression, reliure, illustration. <a href="https://books.openedition.org/pur/115773?lang=en">Mame</a> a, en 1855, 1500 ouvriers et il relie 10 à 15 000 volumes par jour. Mégard produit six millions de volumes durant le Second Empire alors que Mame en produit autant par an. En 1862 six maisons provinciales, Mégard, Barbou, Ardant, Périsse, Mame et Lefort, publient près de dix millions de volumes. Les maisons parisiennes n’ont pas de telles productions, mais elles sont plus innovantes dans le domaine de la qualité littéraire et des collections créées.</p>
<p>Louis Hachette crée le périodique <em>La Semaine des Enfants</em> en 1857 et la Bibliothèque rose illustrée en 1858. Hetzel publie le premier numéro du <em>Magasin d’éducation et de récréation</em> en 1864. Les grands noms de la littérature de jeunesse publient à Paris, la comtesse de Ségur chez Hachette, Jules Verne chez Hetzel, et bien d’autres encore. Cette distorsion entre le monde éditorial provincial et celui de Paris s’accompagne de débats sur ce que doit être un livre pour enfants.</p>
<h2>Ces premiers livres jeunesse avaient-ils pour but de divertir ou d’éduquer les enfants ?</h2>
<p>Les débats sur les livres pour enfants dépendent des positions idéologiques et des différentes visions de l’enfance. Pour les éditeurs catholiques, il s’agit de former une jeunesse aux valeurs chrétiennes selon une vision d’une enfance et d’une jeunesse passives qu’il faut sauver en la formant par l’enseignement et par des lectures approuvées par l’épiscopat.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/maroussia-un-conte-du-xix-siecle-sur-lindependance-de-lukraine-180432">Maroussia, un conte du XIXᵉ siècle sur l’indépendance de l’Ukraine</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Pierre Jules Hetzel proclame son mépris pour ce genre de littérature industrielle, avec des auteurs payés à la quantité de livres, et des ouvrages qu’il considère comme « sans goût ni parfum, ces livres plats et sans relief, ces livres bêtes, je veux dire le mot, auxquels semble réservé le privilège immérité de parler les premiers à ce qu’il y a de plus fin, de plus subtil et de plus délicat au monde, à l’imagination et au cœur des enfants » (Préface à Louis Ratisbonne, <em>La Comédie enfantine</em>, Hetzel, 1860).</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=841&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/457447/original/file-20220411-23-cbuoyf.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1056&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Semaine des enfants, Mlle Lili aux tuileries.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/91/Hetzel_Magasin1903_d283_Semaine_des_enfants_-_Mlle_Lili_aux_tuileries.png">Lorenz Frølich/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans ses <em>Albums Stahl</em>, Hetzel met en scène de petits enfants illustrés par les dessins pleins de tendresse de Frölich, et, par ailleurs, en publiant Jules Verne, il offre aux adolescents le parfum de l’aventure et des territoires exotiques. De son côté, Hachette, en publiant la comtesse de Ségur ne donne pas une représentation d’enfants toujours sages et pieux, et il va même jusqu’à offrir à ses jeunes lecteurs des enfants terribles, ceux dont Trim nous raconte les exploits avec les illustrations de Bertall, dans des albums pour les trois à six ans. Ainsi commence-t-on à <a href="https://books.openedition.org/pur/41332?lang=en">s’intéresser aux plus jeunes</a>.</p>
<p>Et l’on va jusqu’à destiner des livres aux « bébés » pour lesquels une offre dédiée s’élargit dans les années 1860, sachant que le terme emprunté à l’anglais « Baby », concerne les enfants petits, pas les nourrissons. On observe des tentatives de périodiques pour les Bébés entre 1862 et 1878, et l’éditeur Théodore Lefevre qui écrit sous le pseudonyme de Madame Doudet, publie une « Bibliothèque de Bébé », avec vingt titres entre 1871 et 1900, qui s’adresse aux enfants de quatre à huit ans. On commence aussi à utiliser l’expression de livres « pour les tout-petits », qui deviendra majoritaire après la Première Guerre mondiale. Mais c’est seulement dans la deuxième moitié du XX<sup>e</sup> siècle que les « vrais » bébés auront droit à leurs livres.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/181098/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Manson ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Si la littérature de jeunesse telle qu'on la définit est véritablement née au XIXᵉ siècle, au Moyen Âge, déjà, on concevait des livres pour les enfants.Michel Manson, Historien, professeur émérite en sciences de l'éducation, Université Sorbonne Paris NordLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1809152022-04-14T18:24:01Z2022-04-14T18:24:01ZLes sciences au chevet de Notre-Dame<p><em>Martine Regert est chargée de mission pour le CNRS du pilotage du chantier scientifique de Notre-Dame de Paris. Trois ans après le terrible incendie, nous lui avons demandé quelles recherches étaient menées en lien avec la cathédrale.</em></p>
<hr>
<h2>The Conversation : Comment la communauté scientifique s’est-elle mobilisée ?</h2>
<p><strong>Martine Regert :</strong> Les scientifiques, comme beaucoup de personnes en France et dans le monde ont été très touchés, certains ont été témoins du drame puisque de nombreux laboratoires de recherche sont proches géographiquement de la cathédrale. On a compris très vite que les connaissances scientifiques allaient être nécessaires pour accompagner le processus de restauration. Il fallait également éviter la perte de la connaissance. Par exemple, tout ce qui était tombé au sol (pierres, bois, métaux…) pouvait être considéré comme des gravats, alors que les scientifiques les voyaient plutôt comme vestiges patrimoniaux et comme des matériaux d’étude. Dès le lendemain, l’Association des scientifiques au service de la restauration de Notre-Dame de Paris a été créée.</p>
<p>À cette époque, j’étais directrice adjointe scientifique à l’institut écologie et environnement du CNRS et le lendemain j’étais au siège de cet organisme. Les téléphones ont énormément sonné avec des collègues qui proposaient déjà des pistes de recherche, par exemple pour modéliser les températures atteintes pendant l’incendie ou pour étudier l’état des charpentes calcinées.</p>
<p>Face à ces nombreuses initiatives, on a mis en place des groupes de travail, avec le ministère de la Culture. Avec Philippe Dillmann, j’ai été nommée chargée de mission pour le CNRS, ainsi qu’avec Pascal Liévaux et Aline Magnien pour le ministère de la Culture, du pilotage du chantier scientifique de Notre-Dame de Paris en mai 2019.</p>
<h2>T.C. : Comment les scientifiques participent-ils à la restauration ?</h2>
<p><strong>M.R. :</strong> Je peux vous donner quelques exemples. Un de nos groupes de travail s’intéresse aux structures et aux forces qui s’y appliquent. Ce groupe a été sollicité par la maîtrise d’œuvre (les architectes en chef des monuments historiques) pour conduire une évaluation structurale post-incendie des voûtes afin d’évaluer leurs conditions de stabilité.</p>
<p>On a également un groupe qui s’intéresse à l’acoustique de l’ouvrage et qui va participer au choix du placement d’un nouvel orgue dans le chœur.</p>
<p>D’autres scientifiques s’intéressent aux vitraux, les véritables miraculés de l’incendie. Ils cherchent à déterminer l’histoire de leur fabrication et des solutions pour les décontaminer (plomb) avant de les replacer.</p>
<h2>T.C. : D’autres études de plus long terme sont en cours…</h2>
<p><strong>M.R. :</strong> Oui, par exemple, des recherches sont menées pour replacer la cathédrale dans son contexte environnemental.</p>
<p>Les charpentes ont certes brûlé, mais pas totalement, le bois contient encore beaucoup d’informations que l’on peut exploiter. On peut les dater, pour certains, à l’année près en étudiant les cernes que forment les arbres au fur et à mesure de leur croissance. On peut aussi parfois préciser la saison d’abattage. D’autre part ces cernes enregistrent les conditions climatiques et environnementales dans lesquelles les bois se sont développés. Ce qui est particulièrement intéressant, c’est qu’au moment de la construction de la cathédrale on est dans ce que l’on appelle l’optimum climatique médiéval : un réchauffement sensible documenté entre le X<sup>e</sup> et le XIV<sup>e</sup> siècle de notre ère et précédant le petit âge glaciaire.</p>
<p>Cette période constitue un point de comparaison intéressant dans le cadre du réchauffement global que nous vivons actuellement en termes de causes, d’amplitude et d’enjeux des phénomènes observés.</p>
<p>Sur un tout autre sujet, nous avons des collègues anthropologues qui travaillent sur l’émotion liée aux catastrophes affectant les biens culturels tels l’incendie du musée d’anthropologie de Rio en 2018 ou celui du château de Shuri au Japon qui a eu lieu peu après celui de Notre-Dame de Paris. Ils essaient de comprendre comment chacun a réagi. Ils documentent également le ressenti de toutes les personnes travaillant de près ou de loin à la restauration.</p>
<h2>T.C. : Comment est-ce que les scientifiques arrivent à travailler sur un lieu en pleine restauration ?</h2>
<p><strong>M.R. :</strong> Cela se passe plutôt bien, mais c’est complexe. Déjà du point de vue des nombreuses disciplines scientifiques présentes qui n’ont pas forcément toutes les mêmes manières de travailler : chimistes, physiciens, historiens, archéologues… Nous n’avons pas les mêmes contraintes temporelles. Puis on travaille sur un monument emblématique. Il y a donc une très forte attente des autorités politiques et du public.</p>
<p>Sur place, les conditions de travail sont ardues : tout le monde doit respecter un emploi du temps très précis, donc il faut être très efficace. De plus, il y a beaucoup de contraintes liées à la sécurité. Comme on le sait bien, cet espace est fortement contaminé au plomb, il faut donc travailler avec des masques, porter des combinaisons de protection, etc.</p>
<p>Heureusement, tout cela est bien coordonné, et on arrive à travailler de façon efficace et enthousiaste tant les enjeux sont passionnants.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/180915/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Martine Regert ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De très nombreux scientifiques de différentes disciplines travaillent à améliorer nos connaissances de la cathédrale et participent à sa restauration.Martine Regert, Chargée de mission pour le CNRS du pilotage du chantier scientifique de Notre-Dame de Paris, Université Côte d’AzurLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1780392022-03-03T19:58:02Z2022-03-03T19:58:02ZLe pain, une longue histoire d’innovations techniques et sociales<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/448859/original/file-20220228-21-1foasw7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=547%2C355%2C3028%2C2195&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Bien qu’en forte baisse, la consommation globale de pain avoisine actuellement une centaine de grammes par jour.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixnio.com/food-and-drink/bread/pastry-wheat-bread-food-diet#">Pixnio</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Aliment emblématique de la culture française, empreint de dimensions identitaires et symboliques, le pain est aussi un miroir de l’évolution de nos modes de vie. <a href="http://www.observatoiredupain.fr/actualites/millennials-des-gouts-et-des-valeurs_250.aspx">De moins en moins consommé au petit déjeuner ou en accompagnement des plats</a>, il l’est de plus en plus sous forme de sandwichs ou de hamburgers, notamment par les jeunes. Si d’un point de vue nutritif il reste le <a href="https://www.agro-media.fr/dossier/pain-lemergence-de-nouvelles-attentes-31421.html">premier contributeur en glucides et fibres dans le régime alimentaire des adultes</a>, sa consommation globale est très nettement en baisse depuis un siècle, puisqu’elle est passée de <a href="https://www.planetoscope.com/Autre/957-consommation-de-baguettes-de-pain-en-france.html">900 grammes par jour en moyenne en 1900 à une centaine de grammes aujourd’hui</a>.</p>
<p>En même temps, les Français <a href="http://www.observatoiredupain.fr/">privilégient encore aujourd’hui les établissements artisanaux</a> pour acheter leur pain, avec des produits jugés plus qualitatifs. Ces comportements sont notamment renforcés par la tendance sociétale vers une nourriture plus saine et consciente, ainsi que par la succession des crises sanitaires : les consommateurs se soucient de plus en plus des aliments qu’ils ingèrent et sont ainsi d’autant plus demandeurs de produits artisanaux, auxquels ils associent qualités gustatives et nutritionnelles.</p>
<p>Historiquement, c’est au hasard qu’est le plus souvent attribué l’invention du pain par les Égyptiens : de la pâte sans levain (eau, lait et farine d’orge et de millet) aurait été oubliée, se serait « gâtée » mais aurait été cuite malgré tout. Ainsi aurait eu lieu la découverte du pain avec levain. Depuis, l’histoire du pain est intimement mêlée aux innovations techniques, tant dans le processus de fabrication que dans l’évolution des outils.</p>
<p>Mais à celles-ci s’ajoutent un certain nombre d’innovations sociales, organisationnelles ou réglementaires, tout aussi fondamentales – par exemple le développement d’alternatives autour de filières territorialisées ou de chaînes locales. C’est cette intrication que nous avons pu mettre en évidence dans le cadre <a href="http://www.openscience.fr/L-innovation-ordinaire-d-un-produit-du-quotidien-l-exemple-du-pain">d’une recherche dédiée</a> à l’innovation de ce produit du quotidien.</p>
<p>Le pain fait partie de la nourriture de base de l’homme depuis que ce dernier a compris l’intérêt de la culture et de la sédentarisation. La domestication d’espèces végétales à intérêt alimentaire, dont font partie les céréales panifiables, marque une double rupture démographique importante : la densification et la sédentarisation. Le pain est le symbole de ces évolutions majeures, en particulier en France.</p>
<p>Selon l’historien espagnol Benigno Cacérès, toute l’histoire de l’humanité est comme « rythmée par la production des céréales panifiables : des révoltes, des guerres, des conquêtes se sont déclenchées à cause du pain. Objet de pouvoir, il sera vite réglementé : son poids, son prix, ses ingrédients et bien sûr l’organisation de la profession de boulanger. Mais avant le boulanger, il y a le meunier et les paysans : c’est toute une architecture sociale qui repose sur la protection et la commercialisation du pain ».</p>
<p>Pour obtenir du pain, il faut trois composants dont l’action est complémentaire et indissociable : l’amidon qui fournit les sucres ; le gluten qui assure la cohésion de l’ensemble ; et enfin la levure qui produit la levée et l’allègement de la pâte. Cette association se fait à partir de trois ingrédients : la farine (issue de céréales panifiables – blé tendre (froment), épeautre ou seigle), l’eau, et en général, le sel, ajouté pour ses propriétés gustatives.</p>
<h2>De la cueillette à la culture</h2>
<p>Avant le pain, il y eut le blé. Des recherches récentes des restes d’un foyer en Jordanie montrent cependant que du pain avait en réalité déjà été produit il y a 14 000 ans, quatre millénaires avant le début de l’agriculture. Si l’exploitation des céréales n’est pas courante à cette époque, il semble que la préparation et la consommation de produits semblables au pain (aliments à base de racines par exemple) précédent d’au moins 4 000 ans l’émergence de l’agriculture.</p>
<p>Cependant, les repas à base de céréales comme le pain ne deviennent des aliments de base que lorsque, semble-t-il, s’établit l’agriculture fondée sur la culture des céréales, d’abord dans le « Croissant fertile », au Moyen-Orient, puis dans d’autres régions dont l’Europe. C’est au cours de cette période appelée « Révolution néolithique », il y a de cela 100 000 à 5 000 ans, que l’homme commence à gérer la production de son environnement et qu’il passe de prédateur/cueilleur à cultivateur.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1019183910117310465"}"></div></p>
<p>La première série d’innovations en lien avec le pain concerne donc d’abord ce passage de la cueillette vers la culture : l’innovation est autant sociétale – puisqu’il s’agit de passer d’un mode de vie itinérant en fonction des stocks de nourriture à un mode de vie sédentaire autour d’une culture – que technique (domestiquer des variétés, préparer le sol, semer, récolter, et conserver les grains).</p>
<p>Cette première série se poursuit par une seconde série d’innovations technologiques déterminantes, qui conduit l’humanité à savoir extraire la farine et à la transformer en pain. Les techniques de transformation du blé permettent progressivement d’améliorer le produit. Les céréales sauvages, ancêtres du blé domestiqué (orge, millet et seigle d’abord, puis épeautre et blé) sont brisées, décortiquées, écrasées, moulues à la main, pierre par pierre, tamisées puis mélangées à de l’eau et cuites sur des braises ou des pierres chaudes.</p>
<h2>À Rome, l’aliment de base</h2>
<p>L’invention du pain au levain est attribuée aux Égyptiens, qui avaient découvert les effets « magiques » de la fermentation. Pour réaliser ce pain, ils prennent soin d’ajouter un morceau de pâte restant de la veille au mélange de grains moulus et d’eau. Ces « pâtes mères » sont d’ailleurs considérées comme des objets sacrés d’origine presque surnaturelle dans les maisons égyptiennes.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=278&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=278&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=278&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=349&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=349&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448857/original/file-20220228-15-n6fmms.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=349&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Croquis d’un moulin à trémie d’Olynthe. Actes du colloque international « Meules à grains » de La Ferté-sous-Jouarre (2002).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Moulin_%C3%A0_tr%C3%A9mie_d%27Olynthe.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces savoir-faire sont ensuite transmis aux Grecs, qui associent au pain des significations religieuses importantes. À l’époque, il existe plus de 70 variétés de pain et on utilise, pour faire lever la pâte, des levures issues du vin et conservées dans des amphores. Vers le début du V<sup>e</sup> siècle av. J.-C., les Grecs inventent le moulin à trémie d’Olynthe, allégeant ainsi le travail des meuniers. Surtout, ils développent le métier de boulanger, qui bénéficie alors d’un grand prestige : chaque ville a un four public et l’espace est organisé autour de la cuisson de la pâte.</p>
<p>À l’époque de l’Empire romain, l’empereur doit garantir l’accès au pain pour la population, qui est l’aliment de base d’une grande partie de celle-ci. Plusieurs innovations techniques et organisationnelles ont lieu durant cette période : les Romains reprennent le mode de fabrication grec à base de levure provenant du moût de vendange, et perfectionnent le pétrissage. Ils améliorent le système des moulins en 100 av. J.-C. en utilisant la force de l’eau : de grosses roues plongées dans le courant actionnent les meules et viennent remplacer les esclaves. Un collège de meuniers-boulangers ainsi que de grandes meuneries-boulangeries voient le jour dans la cité.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=581&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=729&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=729&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448855/original/file-20220228-19-f0hcx4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=729&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Fresque représentant un morceau de pain et deux figues, provenant de Pompéi, Musée archéologique national de Naples.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/carolemage/14843173354">Carole Raddato/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les plus riches mangent des pains de farine blanche, les pauvres un pain de farine et de son, les esclaves du pain d’orge. Le gradilis est un pain distribué aux gens pendant les jeux dans les amphithéâtres, pour honorer la promesse de distribuer le pain et le plaisir aux gens. Il arrive qu’il soit distribué gratuitement à la population pauvre de Rome pour éviter les émeutes.</p>
<h2>Au Moyen Âge, un sujet royal</h2>
<p>Au Moyen Âge, la place du pain prend encore plus d’importance dans l’alimentation. Vers 630, on trouve les premiers écrits concernant la réglementation de la vente et pesage du pain, qui est attribuée à Dagobert. Les boulangeries se situaient dans les cours royales, les villes fortifiées et les abbayes. Annonçant ce qui deviendra la filière, le boulanger ou « talmelier » s’occupe de l’ensemble des opérations, de l’approvisionnement, depuis l’achat des céréales, jusqu’à la vente à l’ouvroir (fenêtre-comptoir de la boutique).</p>
<p>Au fur et à mesure que le pouvoir royal renforce son pouvoir, la qualité, le prix et le contrôle du pain, aliment de base de la population, sont soumis à de nombreuses règles édictées par l’État. En 1217, le boulanger doit obtenir une autorisation du roi pour exercer. Au XIII<sup>e</sup> siècle, à Paris, Étienne Boileau rédige, à la demande de Saint-Louis, le livre des Métiers, qui indique que l’apprentissage du métier de « talmelier » dure cinq ans à partir de l’âge de quatorze ans ; au moment de devenir patron, il doit être en mesure d’acheter un fonds de commerce et de payer régulièrement les taxes en usage. En 1260, la corporation des boulangers voit le jour à Paris, qui poursuit la réglementation.</p>
<p>Le pain et les céréales nécessaires à son élaboration sont l’objet de très nombreuses innovations entraînées par sa place centrale dans l’alimentation et l’impact commercial de cette position : améliorer la production du pain et son goût, et accroître les rendements pour obtenir un excédent commercialisable. Les stocks et les produits transformés à partir de céréales (pain et bière) servent en effet également comme moyens de paiement.</p>
<h2>Accélérations techniques</h2>
<p>Dès la Renaissance, le développement des sciences se traduit par à des avancées en matière de technologie meunière et boulangère. Apparus en France en 400 ap. J.-C., les moulins à eau se comptent par centaines de milliers au XIII<sup>e</sup> siècle. Ces innovations vont affecter la production de la farine, jusqu’à leur remplacement à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle par des minoteries industrielles.</p>
<p>Le premier pétrin est inventé en 1751 et se perfectionne surtout au XIX<sup>e</sup> siècle, devenant mécanique en même temps que les machines à mouture se peaufinent. Parmentier ouvre la première école de boulangerie en 1780. Durant la Révolution française, le décret du 17 mars 1791 supprime les corporations et donne le droit aux boulangers d’exercer librement leur métier.</p>
<p>L’invention du microscope au XVII<sup>e</sup> siècle bénéficie aux premiers travaux scientifiques applicables à la levure, et la fermentation par la levure de bière se développe. La production de pain se diversifie et on ne consomme plus de pains de pois, de fèves ou de glands sauf en période de disette. C’est en 1860, que Louis Pasteur identifie la levure comme le micro-organisme responsable de la fermentation alcoolique, et très rapidement ensuite à partir de 1867, la fabrication industrielle de la levure se développe.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=480&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448868/original/file-20220228-27-6sbbdy.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=603&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’invention du microscope au XVIIᵉ siècle bénéficie aux premiers travaux scientifiques applicables à la levure.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Levure.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Heudebert développe en 1903 en France un pain dont la recette sera utilisée durant la Première Guerre mondiale pour fabriquer les pains de longue conservation. La période d’après-guerre accélère l’utilisation de nouvelles techniques : le pétrin mécanique, puis le pétrin à deux vitesses, la panification directe à la levure, le façonnage mécanique, les premières diviseuses. Ces évolutions vont progressivement se traduire par une concentration de la production de farines autour de grands moulins même si la fabrication et la distribution de pain restent dominées par l’artisanat. Le système industriel est en place.</p>
<h2>Faire son pain soi-même</h2>
<p>Du point de vue du processus d’innovation, l’industrie agroalimentaire est paradoxale à plusieurs titres. Elle est considérée comme d’un faible niveau technologique, et les entreprises du secteur innovent pourtant au même titre que les entreprises des autres secteurs industriels. Si on lui demande de fournir une alimentation parfaitement sûre sur le plan sanitaire, variée et bon marché, les consommateurs réclament des produits qui soient le plus proche possible d’aliments naturels.</p>
<p>Alors que quelques dizaines de groupes internationaux représentent la grande majorité des emplois et dominent le marché, le <a href="https://www.ania.net/presentation-ania/nos-chiffres-cles#:%7E:text=L%E2%80%99agroalimentaire%20constitue%20le%20premier,sur%20tout%20le%20territoire%20national">secteur se compose en France à 98 % de TPE et PME</a> qui élaborent une très grande variété de produits et innovent en permanence. On y trouve ainsi à la fois des technologies de pointe et la préservation de gestes manuels fondamentaux.</p>
<p>Alors que le pain conserve une place de premier choix dans l’alimentation des Français, faire son pain soi-même est une tendance en hausse, favorisée par les épisodes récents de confinement. Les hausses spectaculaires des ventes de farines <a href="https://www.franceagrimer.fr/Actualite/Etablissement/2020/Consommation-alimentaire-post-COVID19-faits-marquants-et-scenarios">(+135 % du CA sur la période de confinement, par rapport à l’année précédente) ou de levure et sucre aromatisé (+148 %)</a> illustrent bien cela.</p>
<p>Du fait de la succession des crises sanitaires, les consommateurs n’ont jamais été aussi inquiets vis-à-vis des aliments qu’ils ingèrent. Le <a href="https://journals.openedition.org/terrain/15808">consommateur est en quête de sens, facilement nostalgique d’une tradition perçue plus authentique</a> et il plébiscite les critères éthiques comme les produits naturels, l’origine France ou régionale, l’écologie, le développement durable, la proximité. Il est <a href="https://www.vitagora.com/blog/2012/intention-achats-bio-equitable/">prêt à payer plus cher</a> pour des signes de rassurance sur la qualité, sur la provenance du produit et le lien social symboliquement associé au pain acheté directement au producteur ou en circuit court.</p>
<p>Pour autant, certaines entreprises agroalimentaires cherchent quant à elles à capter de la valeur en innovant et en développant des produits pour des marchés de niche. Ainsi, pour des raisons de santé, des produits sont créés de manière à répondre aux <a href="https://www.researchgate.net/publication/341193608_Agroalimentaire_-_Les_defis_a_relever_par_l%27innovation_face_a_la_transition_alimentaire">besoins de populations spécifiques comme les seniors</a>.</p>
<p>Le pain, c’est toute histoire, et à l’heure post-Covid, de la quête de sens et du développement durable, il n’a donc pas fini d’évoluer !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178039/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les évolutions du processus de fabrication et des outils, mais aussi de la réglementation, ont influencé l’histoire du pain depuis son invention attribuée aux Égyptiens à l’Antiquité.Sophie Reboud, Professeur, Chercheur en management des PME et innovation, Burgundy School of Business Corinne Tanguy, Professeure d'économie, AgroSup Dijon, Institut Agro DijonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1767512022-02-24T18:54:37Z2022-02-24T18:54:37ZAu Moyen Âge, les champignons avaient très mauvaise réputation<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/448314/original/file-20220224-33175-vepelb.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption"></span> </figcaption></figure><p>A l’époque médiévale, les champignons poussent en grande quantité dans les forêts et dans les champs ; paradoxalement ils sont très peu présents dans les ouvrages encyclopédiques. Quelques articles leur sont consacrés, classés parmi les herbes, surtout pour insister sur leur dangerosité. Il est bien fait allusion à quelques espèces comestibles, comme le bolet ou la truffe, mais très rapidement. Le règne fongique semble être rejeté d’un seul bloc par la mentalité médiévale. Pourquoi le champignon médiéval a-t-il une si mauvaise réputation ?</p>
<h2>Une suspicion héritée de l’Antiquité</h2>
<p>Le savoir médiéval s’appuie sur les sources antiques. Pline l’Ancien, avec sa somme encyclopédique <em>Historia naturalis</em>, fait autorité pour la description de la nature. Quand il aborde les champignons, c’est surtout pour insister sur leur nocivité (livre XXII, chapitre 47) : il prend pour exemple l’empoisonnement de l’empereur Claude par son épouse Agrippine à l’aide d’un <a href="http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_22/lecture/23.htm">bolet vénéneux</a>. Pline reconnaît cependant que tous les champignons ne sont pas dangereux mais il ne voit pas l’intérêt de consommer un <a href="http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/pline_hist_nat_22/lecture/24.htm">aliment aussi suspect</a>. L’encyclopédisme médiéval hérite donc d’une forte suspicion vis-à-vis des champignons.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448340/original/file-20220224-13-nq00ap.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Jehan de Cuba, <em>Le Jardin de Santé</em> translaté du latin, édition Philippe le Noir, 1539.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Un axe ciel-terre</h2>
<p>La religion chrétienne, qui influence tous les domaines de la pensée médiévale, va encore alourdir le lourd passif du champignon. L’ensemble des créatures sont classées selon un ordre hiérarchique, organisé autour de l’axe ciel-terre : plus les créatures sont proches du ciel, donc symboliquement du domaine divin, plus elles sont valorisées ; à l’inverse, plus les créatures sont proches de la terre, plus elles sont perçues comme négatives. </p>
<p>Par conséquent les champignons, qui poussent au ras du sol, se retrouvent au plus bas de cette hiérarchie – c’est encore pire pour la truffe, qui pousse directement dans la terre. Les champignons émaneraient directement de la terre : Hildegarde de Bingen, dans son encyclopédie <em>Physice</em>, développe une pharmacopée en partie <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00608791/document">validée par la postérité</a>. Dans son Livre I, sur les plantes, elle consacre un long article aux champignons, qu’elle compare à l’écume et à la sueur de la terre (<a href="http://www.clerus.org/bibliaclerusonline/it/jxf.htm">CLXXII, <em>De fungis</em></a>).</p>
<p>Cette <a href="http://expositions.bnf.fr/gastro/arret_sur/imaginaire/index.htm">échelle des êtres</a> est utilisée pour régir l’alimentation des nobles, qui ne doivent pas consommer ce qui pousse trop près de la terre : ces aliments sont considérés comme indignes de leur rang social. Dans le <a href="http://expositions.bnf.fr/gastro/recettes/hely.htm"><em>Mesnagier de Paris</em></a>, ouvrage d’intendance domestique du XV<sup>e</sup> siècle, une seule recette mentionne des champignons, et il s’agit d’un pâté (Livre II, chapitre V).</p>
<p>Cette classification symbolique échappe bien sûr à la grande majorité de la population : les paysans consommaient les champignons, source alimentaire abondante et gratuite, comme les fruits et les baies qu’ils trouvaient dans les bois.</p>
<h2>La théorie des humeurs</h2>
<p>Les champignons souffrent également d’une mauvaise réputation au regard de la théorie médicale qui prévaut depuis Hippocrate : la <a href="http://expositions.bnf.fr/gastro/arret_sur/medecine/texte.htm">théorie des humeurs</a>. Selon cette théorie, le corps humain serait parcouru par quatre fluides, [quatre humeurs dont l’équilibre permet de rester en bonne santé]. Ces humeurs sont composées de quatre qualités, qui vont par paire : chaud, froid, sec et humide.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=808&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448345/original/file-20220224-25-1bbmpjn.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1015&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Approche alchimique des quatre humeurs en relation avec les quatre éléments et les signes zodiacaux. Illustration dans Quinta Essentia par Leonhart Thurneisser zum Thurn, 1574.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Quinta_Essentia_(Thurneisse)_illustration_Alchemic_approach_to_four_humors_in_relation_to_the_four_elements_and_zodiacal_signs.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces qualités se retrouvent dans les espèces végétales, selon des degrés d’intensité qui vont de 1 à 4. Dans cette classification, le champignon est froid et humide au 3<sup>e</sup> degré (au 4<sup>e</sup> degré dans certains textes). Voici ce qu’en dit <em>Le grant herbier En francoys</em>, au XVI<sup>e</sup> siècle :</p>
<blockquote>
<p>« Ilz sont frois et moites au tiers degré. Et ce est monstré par la violence qu’ilz ont et moiteur aussi. Il en est de deux manieres car les ungz sont mortelz et font mourir ceulx qui les menguent, les autres ne le sont pas. »</p>
</blockquote>
<p>Les champignons sont classés en deux groupes : les mortels et les autres, mais les seconds sont indigestes et rendent malades.</p>
<p>Une seule espèce semble vraiment bénéfique : l’agaric (l’amadou, classé comme chaud et sec), qui pousse sur le tronc des arbres, et donc loin du sol. Dans les articles qui lui sont consacrés, l’agaric est doté de vertus médicinales, notamment hémostatiques. L’agaric n’est pas mentionné dans les articles sur les champignons, comme pour ne pas le dévaloriser.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=623&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/448343/original/file-20220224-23-1fzf09u.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=783&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le grant herbier En francoys, imprimé à Paris par Jacques Nyverd, XVIᵉ s..</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bibliothèque nationale de France, département Réserve des livres rares, RES FOL-TE142-22 (B), folio Lr (détail)</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Les herbiers médiévaux</h2>
<p>Les champignons sont <a href="http://dfsm.elan-numerique.fr/entry/display/5515">présentés globalement</a> comme si c’était une espèce aux caractéristiques uniques et homogènes. Cette absence de distinction entre les champignons se retrouve au niveau de l’iconographie : dans ces herbiers, la gravure représente toujours quelques champignons type bolet, avec pied et chapeau. Tout se passe comme si l’encyclopédiste médiéval ne s’intéressait pas du tout au champignon : il ne cherche pas à distinguer les différentes variétés, ni dans les textes ni dans les illustrations. Le règne fongique, trop lié à la terre, ne semblait pas digne d’intérêt, d’autant plus que les textes insistent sur sa dangerosité.</p>
<p>Premier livre d’histoire naturelle à être imprimé, <em>Le Jardin de Santé</em> de Jehan de Cuba est une somme encyclopédique ; la première partie, consacrée <em>aux herbes et autres choses à usage médicinal</em>, propose seulement trois articles sur les champignons : l’un sur les champignons en général (<em>fungus</em>), l’autre sur l’agaric (<em>agaricus</em>), le dernier sur la truffe (<em>tubera</em>). Le Moyen Âge, qui utilise l’étymologie plus ou moins fantaisiste comme clé de compréhension du monde, voit dans ce mot latin <em>fungus</em> une indication du caractère mortel des champignons : <em>fungi</em> viendrait de <em>defuncti</em>, qui signifie « défunts ».</p>
<p><em>Le Jardin de Santé</em> énumère les maux engendrés par l’ingestion des champignons vénéneux :</p>
<blockquote>
<p>« D’iceulx sont espèces mauvaises et mortiferes. Et ay veu homme qui a souffert par iceulx anxieté et angoisse de l’alainer et coartation et sincope, c’est-à-dire pasmoison et aussi douleur froide. […] Certes a celluy qui mangue champignons luy advient passion, colique et suffocation. »</p>
</blockquote>
<p>Les textes conseillent de faire cuire les champignons, du moins les comestibles, pour en faciliter la digestion. En cas d’ingestion de champignon vénéneux, il faut prendre un antidote – <em>Le Grand Herbier</em>, monument botanique de la fin du Moyen Âge, donne plusieurs recettes à base d’herbes et d’épices.</p>
<p>Avec ce rapide parcours dans l’univers des champignons médiévaux (champ de recherche qui reste encore à défricher), il apparaît que la médecine traditionnelle occidentale n’utilise pas les champignons, considérés comme toxiques (à l’exception de l’agaric).</p>
<p>Cette aversion se retrouve dans la gastronomie médiévale. La mauvaise réputation du champignon tient, nous l’avons vu, à des éléments culturels. En effet, la médecine traditionnelle orientale, et notamment chinoise, valorise au contraire les champignons dans sa pharmacopée (mycothérapie).</p>
<p>C’est bien ici la culture qui impose le rapport à la nature. Ce rapport des peuples aux champignons a été étudié par l’ethnologie, plus exactement par l’ethnomycologie dont <a href="https://journals.openedition.org/lettre-cdf/222">Claude Levi-Strauss</a> rappelle les fondements : les peuples se classent en deux catégories dans leur rapport aux champignons, les mycophobes et les mycophiles. Les mycophobes n’éprouvent au mieux aucun intérêt pour les champignons, et vont jusqu’à les détester ; les mycophiles les intègrent tout naturellement dans leur univers culturel et culinaire. Tout semble montrer que le Moyen Âge occidental a été mycophobe dans ses ouvrages encyclopédiques jusqu’à la Renaissance, où le changement des mentalités permit de redécouvrir le champignon, ce mal-aimé des forêts.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176751/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Gontero-Lauze ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Entre nature et culture, quelques pistes pour expliquer pourquoi le champignon était si mal aimé au Moyen Âge.Valérie Gontero-Lauze, Maître de conférences en langue et littérature du Moyen Age, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1720832021-12-16T20:04:56Z2021-12-16T20:04:56ZÉdition : comment les textes de l’Antiquité sont-ils parvenus jusqu’à nous ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/437810/original/file-20211215-17-1kufi5w.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C829%2C638&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Rouleau imprimé, Cronica cronicarum
Paris, François Regnault et Jacques Ferrebouc pour Jean I Petit, 1521 - Vélin 55 x 531 cm
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/299.htm"> BnF, Réserve des livres rares, Rés. Vélins-15 et 16</a></span></figcaption></figure><p>À une époque <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/la-culture-woke-a-l-assaut-d-homere-et-de-platon-20210624">où certains</a> se demandent pourquoi <em>il faut encore</em> lire les textes de l’Antiquité, il ne me semble pas inutile de rappeler pourquoi <em>il est encore possible</em> de les lire. En effet, si rien ne s’interpose entre l’auteur contemporain et son livre, si le texte est celui que l’auteur a définitivement écrit, exception faite des fautes d’impression ou autres coquilles, des siècles séparent les éditions contemporaines du texte écrit par ces auteurs qui vivaient bien avant notre ère. Comment est-il donc possible de lire encore les textes de l’Antiquité aujourd’hui ?</p>
<h2>Un changement… de taille</h2>
<p>Le premier événement majeur pour la transmission des textes de l’Antiquité se produit entre le II<sup>e</sup> et le IV<sup>e</sup> siècle de notre ère : le rouleau est abandonné au profit du codex, livre qui a à peu près l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui. Il est <a href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/299.htm">beaucoup moins volumineux que le rouleau</a>, donc plus facile à manipuler -</p>
<p><em>Le Banquet</em> de Platon devait tenir sur un rouleau de 7 m ! – et pouvait contenir davantage de texte. Voici ce qu’écrit à ce sujet le poète Martial dans ses <em>Épigrammes</em> (I, 2, 1-4) :</p>
<blockquote>
<p>« Toi qui souhaites avoir partout avec toi mes petits livres et qui les veux comme compagnons pour un long voyage, achète ceux que le parchemin condense en de courtes pages. Réserve ta bibliothèque aux gros livres, moi je tiens dans une seule main. »</p>
</blockquote>
<p>Mais le passage d’un support à l’autre signifie <a href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/263.htm">qu’il fallut transcrire toute la littérature</a> ! Ce fut le premier filtre par lequel les textes classiques durent passer.</p>
<p>C’est entre le IX<sup>e</sup> et le X<sup>e</sup> siècle qu’on trouve le deuxième filtre majeur par lequel la littérature classique est passée : il s’agit de la translittération, c’est-à-dire le passage de l’onciale (graphie créée à partir de la majuscule) à la minuscule. L’onciale, même si elle était d’un excellent effet, était si grande qu’une page ne pouvait contenir que peu de texte. Quand la matière première se fit plus rare, on adopta pour le livre l’écriture utilisée pour les lettres, documents, rapports, à savoir la minuscule qui présentait, en outre, l’avantage de pouvoir être écrite très vite, contrairement à l’onciale, longue à tracer.</p>
<p>Cette dernière fut progressivement abandonnée et, à la fin du X<sup>e</sup> siècle, elle n’était plus utilisée que pour des ouvrages liturgiques particuliers ou pour le début des livres ou des chapitres.</p>
<p>En translittérant, le copiste faisait parfois des erreurs et, en de nombreux endroits, on trouve dans tous les manuscrits existants les mêmes fautes, qui semblent provenir d’une source unique : on admet donc qu’on ne faisait qu’une translittération d’un livre en onciale, mis ensuite au rancart, de sorte que le témoin en minuscule devenait la source de toutes les autres copies.</p>
<p>La transmission de certains textes ne tient qu’à un fil : si certains auteurs étaient si solidement ancrés dans la tradition littéraire et scolaire que leur survie ne faisait plus aucun doute (c’est le cas notamment de Virgile, Horace, Juvénal, Cicéron, Salluste, Pline l’Ancien, etc.), d’autres au contraire ne nous sont parvenus que de façon extraordinaire. C’est le cas, par exemple, du manuscrit du V<sup>e</sup> siècle de la cinquième décade de l’historien latin Tite-Live <a href="https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1986_num_40_1_1426">qui parvint jusqu’au XVIᵉ siècle sans avoir même été copié</a>.</p>
<p>Au XIII<sup>e</sup> siècle, le patrimoine classique connaît de nouvelles avanies : on abandonne la fréquentation des Anciens pour des manuels plus pratiques qui n’en conservent que des extraits ou des <em>exempla</em>. Puis, avec la chute de Constantinople, la tradition philologique passe aux mains des humanistes italiens.</p>
<p>C’est l’époque de la redécouverte de la culture classique. L’érudit de la fin de la Renaissance avait accès à presque autant d’œuvres grecques et latines que nous aujourd’hui. Les traductions (du grec en latin, et du grec et du latin vers les langues nationales) avaient mis une bonne partie de la littérature antique à portée du grand public.</p>
<p>Depuis la fin du XVII<sup>e</sup> siècle, rares sont les découvertes d’un texte ancien inconnu. Néanmoins au XIX<sup>e</sup> siècle une nouvelle série de découvertes s’amorça quand on comprit que des textes classiques étaient encore dissimulés dans l’écriture inférieure des palimpsestes. Du grec <em>palin</em> (de nouveau) et <em>psao</em> (gratter), ce terme désigne « ce qu’on gratte pour écrire de nouveau ». Ce sont donc des manuscrits dont l’original a été lavé pour faire place à une œuvre plus demandée. On découvrit ainsi sous le commentaire de Saint Augustin sur les psaumes le <a href="https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1938_num_82_6_77101"><em>De Republica</em> de Cicéron qu’on croyait définitivement perdu</a> !</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Palimpseste du <em>De Republica</em> de Cicéron (IVᵉ siècle et VII–VIIIᵉ siècle).</span>
<span class="attribution"><span class="source">MS. Vat. Lat. 5757, Biblioteca vaticana</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des copies médiévales aux éditions imprimées d’aujourd’hui</h2>
<p>Comment passe-t-on des textes copiés et recopiés dans des manuscrits par les savants du Moyen Âge et de la Renaissance aux textes qui se trouvent sur les rayons de nos bibliothèques ? C’est là qu’intervient le travail de l’éditeur.</p>
<p>Éditer, c’est retrouver une tradition, c’est essayer de remonter de nos documents à l’original dont on est séparé par des intermédiaires plus ou moins nombreux, parfois perdus ou fragmentaires. Cette attitude « scientifique » du philologue est assez récente puisqu’il faut attendre le XIX<sup>e</sup> siècle <a href="https://journals.openedition.org/rgi/1281">pour voir apparaître, grâce à Lachmann</a>, la critique des textes, c’est-à-dire la reconstitution des témoins perdus et le classement comparé des variantes. Il s’agit de reconstruire un texte ancien à partir de l’étude comparative de l’ensemble de la tradition manuscrite par laquelle il nous est parvenu.</p>
<p>Malheureusement, on ne peut jamais remonter à l’original, mais au terme d’une recherche qui s’apparente un peu à une enquête, on est en mesure de reconstituer ce qu’on <em>estime être</em> le texte original. Cette reconstitution se présente sous la forme d’un schéma qu’on appelle <em>stemma</em>, sorte de tableau généalogique des manuscrits sources d’une même œuvre. On distingue deux cas de figure quand on cherche à remonter à l’original d’un texte : ou bien il est possible de consulter les manuscrits qui contiennent l’œuvre de l’auteur (transmission directe), ou bien les manuscrits sont perdus et il faut aller à la pêche aux fragments disséminés çà et là (transmission indirecte).</p>
<p>À titre d’illustration, examinons pour terminer le travail de l’éditeur du texte de Tite-Live : il a pour tâche de consulter tous les manuscrits de l’auteur qui sont parvenus jusqu’à nous afin d’établir le texte qu’il estime le plus juste. Voici un manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du V<sup>e</sup> siècle (planche XI), conservé à la BNF sous la cote MS. lat. 5730 (fol. 77v), et voici, en regard, le texte édité aux Belles Lettres (2003).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du Vᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MS. lat. 5730 (fol. 77v), BnF</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme l’indiquent les crochets droits, l’éditeur de Tite-Live, Paul Jal, ne conserve pas le premier mot <em>Haec</em> qu’on trouve pourtant dans le manuscrit.</p>
<p>Et comme l’indiquent les crochets pointus, Paul Jal ajoute le mot <em>castraque</em> qu’on ne trouve pas dans le manuscrit ; il suit en cela la conjecture de l’éditeur Valla (c’est ce qu’il note en bas de page dans ce qu’on appelle un apparat critique).</p>
<p>Le travail du philologue est donc le dernier maillon dans la longue chaîne de la transmission des textes antiques jusqu’à nous. Le défi qu’il doit relever aujourd’hui se situe dans le passage de l’imprimé au numérique. Les avantages d’une édition numérique sont nombreux : non seulement le texte lui-même peut être enrichi de commentaires, traductions multiples, annotations grammaticales, métriques, etc. mais, grâce à l’encodage TEI.xml (la <em>Text Encoding Initiative</em> a pour objet de fournir des recommandations pour la création et la gestion sous forme numérique de tout type de données créées et utilisées par les chercheurs en sciences humaines, comme les sources historiques, les manuscrits, les documents d’archives, les inscriptions anciennes, etc.), le texte et son apparat peuvent être transformés en une base de données complète consultable par le lecteur en fonction de ses besoins. </p>
<p>Or, <a href="https://iris.unipa.it/retrieve/handle/10447/294132/580748/monella2018why.pdf">il n’existe encore que très peu d’éditions critiques numériques</a> qui présentent à la fois un appareil critique complexe et argumenté s’inscrivant dans la longue tradition philologique et un <a href="https://jdmdh.episciences.org/6536">jeu de données permettant l’analyse et l’interprétation</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172083/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Estelle Debouy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Quand on prend, sur le rayon de sa bibliothèque, « l’Odyssée » d’Homère ou le dernier polar de Christian Jacq, rien ne les distingue matériellement… Et pourtant !Estelle Debouy, Docteur en études latines, professeur agrégé de lettres classiques, Université de PoitiersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1660652021-10-14T17:22:00Z2021-10-14T17:22:00ZMais où repose la reine Bérengère de Navarre ? Retour sur une enquête pluriséculaire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/423866/original/file-20210929-14-10gvvtx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=24%2C19%2C909%2C561&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Abbaye de l'Épau - Yvré-l'Évêque, Sarthe.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Yvre_-_Abbaye_Epau_09.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>fêt</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science, qui a lieu du 1<sup>er</sup> au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 15 novembre 2021 en outre-mer et à l’international, et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition a pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p>
<hr>
<p>C’est une belle journée d’automne 2020 à <a href="https://journals.openedition.org/abpo/2646#bodyftn5">l’abbaye cistercienne royale de l’Epau</a>. Ce <a href="https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1991_num_149_2_3249">monastère d’hommes</a>, situé dans la proche périphérie du Mans, et fondé en 1229 par la reine <a href="https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_2000_act_8_1_972">Bérengère de Navarre</a>, veuve du roi d’Angleterre et Duc de Normandie <a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/39121">Richard Cœur de Lion</a>, est abrité dans une oasis de verdure et de quiétude.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423868/original/file-20210929-18-ic8sw1.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Vue en détail du pied du gisant pendant sa restauration. L’absence de bordures au pied du chien et du lion montre que le monument a été diminué en longueur, alors que celles-ci sont présentes sur les longs côtés, même si elles ont subi elles aussi des retouches importantes. Les angles rabattus sont ceux que l’on voit sur l’aquarelle de Gaignières.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Cl. de Mecquenem/Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Dans la salle du chapitre, cependant, c’est l’effervescence : une entreprise spécialisée dans les travaux de Monuments historiques est chargée de déplacer le gisant de la fondatrice pour l’installer au milieu du chœur de l’église. À cette occasion, l’ensemble des opérations fait l’objet d’une étude archéologique prescrite par la direction régionale des affaires culturelles (SRA) des Pays de la Loire et confiée par le CD 72 à l’Inrap.</p>
<p>L’instant est solennel : on n’entend plus que le cliquetis des chaînes sur les palans soulevant la lourde pierre, avant de la placer sur un chariot pour être nettoyée, étudiée et restaurée. Instantanément, dans le socle en pierres supportant la dalle, apparaît le coffre en plomb reconnu quelques semaines plus tôt lors d’un sondage préalable. Longue de 1,10 m, large de 0,40 m, pour une hauteur de 0,23 m, et occupant pratiquement tout le volume intérieur, nous allons enfin savoir ce que cache cette « capsule temporelle ». En effet, la seule information dont on dispose est que le coffre a été déposé en 1988 lors de l’installation du gisant dans cette salle. Bien que l’on soit dans une civilisation de l’écrit, et que la période contemporaine ne soit pas avare en documents, cette fois-ci, les sources sont muettes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1333423141100670976"}"></div></p>
<p>Le coffre contenait une boîte en bois contreplaqué de mêmes dimensions. Une fois enlevé le couvercle vissé, nous avons retrouvé un sac plastique contenant des os humains, des fragments de tissus, ainsi qu’un mélange de terre et de reste végétaux, et plus loin une enveloppe au logo du Conseil général. Le tout reposait sur un drap plié qui protégeait les restes osseux d’un squelette humain rangés par ordre anatomique.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423867/original/file-20210929-22-yz9z4n.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Ouverture du coffre en bois contreplaqué protégé par le coffre en plomb. Vue des ossements du squelette de la salle du chapitre. Il contenait aussi les os du coffret déposé en 1672 lors du déplacement du gisant dans le chœur de l’église.</span>
<span class="attribution"><span class="source">J.-Y. Langlois/Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Nous avions donc retrouvé l’ensemble des ossements attribués à la reine Bérengère et disparus depuis une trentaine d’années. Nous allions pouvoir réexaminer ce dossier à la lueur des méthodes et des techniques scientifiques actuelles et tenter de répondre à cette question : Bérengère figure-t-elle parmi ces restes appartenant à plusieurs squelettes ? Et pourrons-nous, sinon résoudre cette énigme, du moins écarter certains « prétendants » ?</p>
<p>La recherche du corps de la fondatrice mêle raisonnements et émotions. Et ce, depuis au moins la fin du XVII<sup>e</sup> siècle.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/12zPYgEe-hM?wmode=transparent&start=100" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Qui était Bérengère ?</h2>
<p>Pour bien comprendre la situation actuelle, il nous faut retourner à l’origine de cette abbaye, et donc de la vie de Bérengère de Navarre.</p>
<p><a href="https://francearchives.fr/fr/pages_histoire/39121">Richard Cœur de Lion</a>, Roi d’Angleterre, duc de Normandie, duc d’Aquitaine, comte de Poitiers, du Maine et d’Anjou, et fils d’Aliénor d’Aquitaine, est marié en 1191, pour des raisons géopolitiques à Bérengère, fille du roi de Navarre Sanche VI. Sur leurs presque huit ans de mariage, les deux époux ont vécu peu de temps ensemble. Un an après leurs noces, Richard est fait prisonnier au cours de la troisième croisade. Libéré deux ans après, il se rend sans Bérengère en Angleterre pour préparer la guerre contre le roi de France Philippe-Auguste. Il meurt sans héritier en 1199, lors du <a href="https://www.lesechos.fr/2010/08/chalus-fatal-au-roi-richard-coeur-de-lion-1087009">siège de Chalus</a>.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=857&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423986/original/file-20210930-20-1wrv3e1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1077&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Étude représentant le gisant de la reine Bérengère, dans l’ouvrage de Charles-Alfred Stothard intitulé <em>The Monumental Effigies of Great Britain</em>, 1817.</span>
<span class="attribution"><span class="source">British Library</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Bérengère ne sera pas reconnue comme reine régnante. En 1204, après la prise de la Normandie et du Maine par Philippe-Auguste, elle obtient la possession du Mans et de ses alentours. Ne pouvant se faire inhumer près de son mari à <a href="https://www.fontevraud.fr/fontevraud-necropole-royale-des-plantagenet/">l’abbaye de Fontevraud, nécropole des Plantagenêt</a>, elle choisit de fonder l’abbaye de l’Epau, et d’y élire sa sépulture.</p>
<h2>Un tombeau déplacé</h2>
<p>Le temps entre l’acte de fondation de l’abbaye, 1229, et la date de son décès, le 23 décembre 1230, apparaît trop court pour que l’église soit achevée pour accueillir son corps. La question sur le premier emplacement de la sépulture de Bérengère rencontre un grand consensus chez les historiens du XIX<sup>e</sup> et du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>À la fin du XVII<sup>e</sup> siècle, le tombeau royal, ainsi qu’une plaque de cuivre commémorative apposée sur un mur, sont décrits dans le chœur de l’abbatiale. Fixée sur le monument, une ardoise stipule qu’ont été déplacés en 1672 dans cet espace, le gisant, son socle, et des ossements attribués à la reine, que le tombeau a été restauré, et que son emplacement précédent n’était pas digne d’une reine. Raison pour laquelle le tombeau a été déplacé dans le chœur.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423870/original/file-20210929-28-vravi.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Assemblage à blanc du grand côté et d’un des petits côtés du socle du gisant. On aperçoit nettement la liaison disgracieuse entre les deux éléments, illustrant la réfection de ce monument au XIXᵉ siècle à partir des quelques éléments retrouvés dans l’église abbatiale.</span>
<span class="attribution"><span class="source">J.-Y. Langlois/Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette situation est magnifiquement illustrée par un dessin de 1695 <a href="https://www.collecta.fr/image.php?id=13784,tombeau-de-berrenger-fondatrice-de-l-abbaye-de-l-espau-dans-l-eglise-de-cette-abbaye">provenant de la Collection Gaignières</a>, un collectionneur d’Antiquités contemporain de Louis XIV.</p>
<p>Il faut attendre les années 1816 et 1817 pour avoir plus de précisions sur le contenu du tombeau. C. A. Stothard, un antiquaire anglais a retrouvé les différents éléments du tombeau dispersés dans le chœur de l’église, dont les ossements attribués à la Reine Bérengère et des tissus. Quatre os longs ont été récupérés : trois fémurs et un tibia, qui impliquent les restes d’au moins deux personnes, et au maximum de quatre. À partir de cette date, le tombeau, les restes osseux et les tissus vont connaître plusieurs translations. À la fois dans la cathédrale du Mans, puis à partir des années 1970 dans l’abbaye.</p>
<p>Une découverte fortuite va complètement <a href="https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-mans-72000/video-quel-secret-renferme-la-tombe-de-l-abbaye-de-l-epau-5030420">relancer l’affaire en 1960</a>. Une tombe, maçonnée, est mise au jour dans le chapitre. Elle abrite un squelette féminin dont le crâne porte une large blessure en forme d’étoile.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423872/original/file-20210929-19363-fr4kfe.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Vue générale de la cuve maçonnée dans laquelle le squelette trouvé en 1960 a été interprété comme celui de la reine Bérengère.</span>
<span class="attribution"><span class="source">J.-Y. Langlois/Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Trois taches d’oxyde de cuivre, interprétées comme la récupération d’une couronne, sont visibles sur le pourtour du crâne. La détermination de l’âge – entre 60 et 65 ans – effectuée en 1963 par J. Dastugue, médecin légiste à la faculté de médecine de Caen, correspond à la fourchette d’âge mentionnée par les historiens. Ces différents éléments incitent l’archéologue manceau Pierre Térouanne à reconnaître ces restes comme étant ceux de Bérengère. Elle aurait été inhumée dans le chapitre dont la construction aurait pu être achevée avant celle de l’église. Si les planètes semblent être alignées pour identifier ce squelette comme celui de la reine, il fallut attendre l’année 1988 pour que le gisant soit placé dans le chapitre, au-dessus de la tombe.</p>
<h2>Le mystère s’épaissit</h2>
<p>En 2019, la relecture du processus de fondation et l’étude architecturale de l’église remet en cause la datation de l’église, <a href="https://actu.fr/pays-de-la-loire/yvre-l-eveque_72386/sarthe-pres-de-8-siecles-apres-sa-mort-la-reine-berengere-s-offre-un-dernier-voyage_37854487.html">qui pourrait remonter aux années 1225</a>. Soit quelques années avant l’acte de fondation de l’abbatiale. La venue des moines cisterciens en 1230 pourrait accréditer cette hypothèse. Dès lors, l’hypothèse que le premier emplacement de la sépulture de Bérengère ait pu être dans l’église revient au premier plan. <a href="https://actu.fr/pays-de-la-loire/le-mans_72181/video-labbaye-lepau-pres-mans-sur-traces-tombe-reine-berengere_28363803.html">Mais où</a> ?</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/HXKyyXAvQPs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<p>Ce coup de théâtre n’est pas sans conséquence sur l’attribution des ossements humains. Bérengère est-elle bien parmi les deux à cinq prétendants ? Et quels sont les moyens en notre possession pour répondre à cette question ?</p>
<p>De Bérengère, nous connaissons la date de son décès, 1230, son âge, autour de 65 ans, ses origines géographiques, naissance et vie jusqu’à son mariage en Navarre, et ensuite principalement dans la province du Maine.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/423873/original/file-20210929-22-td07w3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Réception et premier examen rapide des os au laboratoire d’anthropologie de l’Université de Caen – Centre Michel de Boüard, Craham (UMR 6273 CNRS-Unicaen Université de Caen Normandie).</span>
<span class="attribution"><span class="source">J.-Y. Langlois, Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les moyens actuels sont l’anthropologie physique pour la détermination sexuelle, <a href="https://www.persee.fr/docAsPDF/bmsap_0037-8984_1979_num_6_1_1945.pdf">l’âge</a>, notamment par <a href="https://pepite-depot.univ-lille.fr/LIBRE/EDBSL/2017/2017LIL2S041.pdf">l’étude du cément dentaire</a> – la détermination de l’âge, telle que pratiquée dans les années 1960 étant <a href="https://www.persee.fr/docAsPDF/hism_0982-1783_1994_num_9_3_1450.pdf">reconnue peu fiable</a> actuellement –, la <a href="https://www.archeologie-et-patrimoine.com/radio-datations/">datation par le radiocarbone (C14)</a>, la <a href="https://journals.openedition.org/techne/1090">recherche d’isotopes</a> pouvant déterminer des aires géographiques et la <a href="https://www.larecherche.fr/pal%C3%A9ontologie-pal%C3%A9oanthropologie/j%E2%80%99aimerais-que-la-pal%C3%A9og%C3%A9n%C3%A9tique-aille-au-del%C3%A0-de-l%E2%80%99%C3%A9tude-de-l%E2%80%99adn">génétique</a>, par les <a href="https://sstinrap.hypotheses.org/5382">liens familiaux</a>, mais aussi éventuellement là aussi par des origines géographiques.</p>
<p>Nous ne savons pas si le mystère pluriséculaire de l’identification des restes de la reine Bérengère pourra être résolu par cette enquête pluridisciplinaire qui est en cours. En tout état de cause, la possibilité de pouvoir retravailler avec des méthodes et des technologies actuelles sur ces os retrouvés offre une belle opportunité <a href="https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_2000_act_8_1_972">pour pouvoir réactualiser ce dossier</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166065/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Travail en collaboration sur ce dossier avec Bénédicte Fillion-Braguet, historienne de l'art interviewée dans une vidéo. </span></em></p>Où se trouve la sépulture de la fondatrice de l’abbaye de l’Epau ? L’enquête dure depuis le XVIIᵉ siècle…Jean-Yves Langlois, Ingénieur chargé de recherches, Institut national de recherches archéologiques préventives (INRAP)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1656842021-08-23T18:09:21Z2021-08-23T18:09:21ZArchéologie : les prothèses, toute une histoire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/417392/original/file-20210823-23-m6effh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=56%2C60%2C2623%2C1748&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Petit sujet infirme et appareillé figurant sur une Bible du haut Moyen-Age </span> <span class="attribution"><span class="source">Angers, Bib. Mun., Rés. Ms 67, fol. 141 : cliché CNRS-IRHT, base Emluminures</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Alors même que se déroulent les Jeux paralympiques de Tokyo 2020, la thématique du handicap est, depuis quelques années, un sujet de recherches qui ancre l’inclusion, l’exclusion, l’appareillage, la compensation et la prise en charge au plus lointain qu’il est possible d’étudier l’être humain. Si les athlètes paralympiques bénéficient des technologies de pointe et des matériaux futuristes, qu’en est-il pour les sociétés du passé ?</p>
<p>La longue histoire des prothèses est intimement liée à celle des hommes : les premiers humains debout ont très tôt su inventer des bâtons de support, des béquilles, des cannes et des appareillages improvisés, pour remplacer un membre absent ou défaillant. Reconnue à Shanidar (Irak) il y a plus de 45 000 ans sur un sujet présentant de lourdes lésions traumatiques, attestée en France vers 4700 ans av. notre ère, l’amputation va se déployer au Moyen-âge comme en atteste l’archéologie funéraire : elle bénéficiera, au fil des siècles, des techniques chirurgicales qui feront éclore, notamment sur les champs de bataille de la Renaissance, les savoir-faire audacieux <a href="https://gallica.bnf.fr/blog/04122020/ambroise-pare-maitre-barbier-chirurgien?mode=desktop">du barbier Ambroise Paré</a>, puis ceux des <a href="https://www.lhistoire.fr/les-invalides-de-lhospice-au-mus%C3%A9e">chirurgiens des Invalides</a>, appareillant les nombreux mutilés des guerres de Louis XIV.</p>
<h2>Dents et crânes</h2>
<p>Le plus simple, à l’évidence, est de remplacer une dent, perdue ou arrachée : si les plus grands orthodontistes, avant les prouesses des dentistes modernes, restent les Étrusques (notamment ceux de Tarquinia) et les Égyptiens, un implant en coquillage, en place dans une mâchoire, a déjà été retrouvé dans une nécropole de 5000 av. notre ère.</p>
<p>De la même manière, la trépanation est l’un des premiers gestes intrusifs, inventoriée dès la Préhistoire, à travers le monde et dans toutes les cultures, pratiquée par de véritables neurochirurgiens : il s’agissait de percer le crâne pour soulager le cerveau lésé, car comprimé. Le prélèvement de la rondelle osseuse – parfois remplacée – s’est d’abord effectué avec un silex, par grattage ou raclage ou percement. L’issue d’une telle opération de neurochirurgie restait aléatoire, même si près 70 % des patients survivaient. Elle était souvent lourde de séquelles fonctionnelles, entraînant parfois des hémiplégies, des paralysies faciales nécessitant une aide à la personne.</p>
<h2>La représentation des sujets appareillés</h2>
<p>Les sujets amputés et/ou appareillés n’ont jamais été dissimulés et on les retrouve sur tout type de supports.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417393/original/file-20210823-13-187jmtd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Skyphos italiote du IVᵉ siècle avant J.-C (peintre du Primato) représentant un satyre infirme appareillé.</span>
<span class="attribution"><span class="source">H. Lewandowski, RMN</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>L’inventaire est pléthorique et propose, par exemple, une stèle funéraire égyptienne (1000 ans av. notre ère) représentant un sujet atteint de poliomyélite utilisant une béquille en bois pour se déplacer, un <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Skyphos">skyphos</a> grec (4<sup>e</sup> s. av. notre ère) et son satyre dont la jambe droite, atrophiée, est enroulée autour d’un bâton, un vase précolombien mochica (-200 à 600 de notre ère) figurant un petit sujet amputé emboîtant sur son moignon une prothèse engainante en céramique ou un petit infirme acrobate sur son pilon de bois dessiné sur une Bible du VII<sup>e</sup> siècle.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=883&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417395/original/file-20210823-19-1bzelhi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1109&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Vase-cruche mochica représentant un individu amputé du membre inférieur gauche ajustant une prothèse engainante en céramique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">American Museum of Natural History</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ainsi l’Occident médiéval va-t-il multiplier les sujets handicapés dont les prothèses sont des coques ou des arceaux en bois, parfois engainants, munis d’un pilon sur lequel le membre amputé est replié sur un textile : à l’image de ceux déployés sur les célèbres <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Mendiants_(Brueghel)#/media/Fichier:Pieter_Bruegel_d._%C3%84._024.jpg"><em>Mendiants</em> de Brueghel</a> (vers 1558), ils sont pleinement représentatifs des dispositifs en matériau périssable, longtemps utilisés pour pallier l’amputation tibiale.</p>
<h2>Soins, praticiens et prothèses</h2>
<p>L’archéologie funéraire confirme la forte présence de ce qu’il est prématuré d’appeler « handicap » au sein de sociétés dont les membres, affectés par des maladies congénitales et des accidents de vie, sont pris en charge et intégrés. C’est à Buthiers (Seine-et-Marne) que la plus ancienne amputation a été recensée en France. Un homme âgé, du néolithique ancien, inhumé en position fœtale a été amputé de son avant-bras gauche, grâce à une intervention chirurgicale, au silex, visant à couper les muscles et les tendons au niveau de l’articulation du coude.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417397/original/file-20210823-27-b9g6tx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Sépulture du sujet néolithique amputé de Buthiers.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Inrap</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Multiples sont les sujets amputés, mis au jour appareillés ou non, dans leur tombe, après que leur communauté d’appartenance (un clan, un village), une paroisse, une abbaye…) les ait diagnostiqués, amputés, soignés et pris en charge et ce pour toutes les périodes étudiées. Les praticiens, depuis les guérisseurs du Néolithique, incluant Gallien (chirurgien des gladiateurs de Pergame), le français Guy de Chauliac et l’arabo-musulman Albucassis, se révèlent souvent habiles et ingénieux, malgré des techniques et des instruments très disparates !</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=397&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417399/original/file-20210823-14-1fzr4b9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=499&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Sépulture d’un sujet amputé des deux membres inférieurs de la nécropole du haut Moyen Âge de Serris-les-Ruelles (Seine-et-Marne).</span>
<span class="attribution"><span class="source">F. Gentili/Inrap</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>De fait, en parallèle à l’étude paléopathologique des interventions, des soins et des techniques, une véritable archéologie des prothèses et appareillages compensatoires se développe. On le sait, les plus anciennes mises au jour in situ, ont été retrouvées sur des momies égyptiennes, tel l’orteil du Caire, articulé et fonctionnel (1069-664 av. notre ère). De façon générale, l’ingéniosité des artisans et des forgerons semble toujours avoir été sollicitée : à Capoue (Italie), au IV<sup>e</sup> siècle av. notre ère, une prothèse de membre inférieur, composée de plusieurs éléments en bronze reliés les uns aux autres par des clous en métal a même été sculptée en forme de mollet puis décorée de motifs guerriers. Une même créativité et, soulignons-le, une forme de solidarité, semble s’être exercée à Cutry (Meurthe-et-Moselle), où un homme amputé des deux mains a été doté d’une prothèse d’avant-bras droit fabriquée à l’aide d’une petite fourche bifide (à deux extrémités) en fer maintenue par des courroies en cuir, une boucle de ceinture et une boucle de chaussures recyclées.</p>
<p>La vraie rupture avec ces appareillages s’instaure avec l’apparition de nouvelles prothèses dites militaires, proches des armures, qui se développent en parallèle aux progrès chirurgicaux générés par les ravages des champs de bataille et l’invention de l’artillerie lourde : la guerre est la meilleure amie de la prothèse !</p>
<h2>La prothèse des riches</h2>
<p>Autour des puissants hommes de guerre de la Renaissance, les corps de métier se surpassent pour forger des cuirasses, des armes, coudre des baudriers… Les plus fortunés compensent avec ostentation leur mutilation en se faisant fabriquer des appareillages dits « de riches » en raison de leur coût, de leur splendeur et de leur unicité. Ces nouvelles prothèses sont calquées sur les armures de chevalerie dont elles adoptent la technologie, comme celle retrouvée à Balbronn (Alsace) dans la tombe du chevalier Hans von Mittelhausen décédé en 1564.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=334&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=419&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=419&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/417400/original/file-20210823-18-18tfrje.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=419&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Main articulée (et sa reconstitution) datée XVIᵉ siècle du chevalier Hans von Mittelhause (Balbronn) conservée au musée historique de Strasbourg.</span>
<span class="attribution"><span class="source">M. Bertola, musées de Strasbourg</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le tournant décisif est initié par Ambroise Paré (1510-1590) : orthopédiste et chirurgien de formation, il parcourt les champs de bataille et constate les ravages sur le corps humain engendrés par l’introduction de nouvelles armes à feu. Humaniste et ingénieux, il développe des techniques réparatrices, œuvrant aux progrès de la ligature des vaisseaux et en concevant « des moyens artificiels pour ajouter ce qui fait défaut naturellement ou par accident ». Ses prothèses de mains, notamment, réalisées par le serrurier Le Lorrain, amorcent les temps modernes de l’appareillage : les doigts sont indépendants, mobiles et articulés. Paré abandonne le lourd métal, pour privilégier le cuir bouilli, la laine, la peau ou le velours. Sa « jambe des pauvres » est un cuissard en bois peu coûteux offert au plus grand nombre. Il veut que ces appareils servent « non seulement à l’action des parties amputées, mais également à l’embellissement de leur aspect… »</p>
<h2>Les Invalides</h2>
<p>Après la guerre de Trente Ans (1618-1648) les soldats estropiés grossissent les rangs des mendiants des quartiers insalubres parisiens. Louis XIV crée en 1670 l’hôtel des Invalides pour « ceux qui ont exposé leur vie et prodigué leur sang pour la défense de la monarchie [pour qu’ils] passent le reste de leurs jours dans la tranquillité ». Il peut accueillir 4 000 militaires que l’on appareille et qui devront encore servir l’État en travaillant dans des ateliers de confection de vêtements, de broderie, de calligraphie. Aujourd’hui encore, il accueille les militaires gravement blessés en opérations extérieures et ceux dont la vie a été à jamais figée, par exemple, sur la terrasse d’un café ou au Bataclan dans la soirée d’un funeste 13 novembre…</p>
<p>Loin des épidémies dévastatrices, des guerres meurtrières et des dérèglements climatiques qui déstabilisent la nécessaire solidarité des sociétés et ostracisent les vulnérables dépendants, parfois avec cruauté et barbarie, l’histoire des hommes est aussi un long récit de comportements, souvent organisés en solidarité. Conformément au vieil adage « selon que vous êtes puissant ou misérable… », le handicap, et surtout le handicap de manque en ce qu’il suppose des appareillages compensatoires parfois sophistiqués et onéreux, est toujours un marqueur social et économique : atteint de la même manière, le rescapé d’un tremblement de terre à Haïti ne bénéficiera pas de la même technologie de pointe qu’un champion paralympique équipé de lames en carbone !</p>
<hr>
<p><em>Pour aller plus loin : <a href="https://archeohandi.hypotheses.org/">https://archeohandi.hypotheses.org/</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/165684/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Valérie Delattre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors même que se déroulent les Jeux paralympiques de Tokyo 2020, la thématique du handicap est, depuis quelques années, un sujet de recherches importantValérie Delattre, Archéo-anthropologue, INRAP, Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1581112021-04-08T18:08:41Z2021-04-08T18:08:41ZRobin des Bois, un héros instrumentalisé par les puissants ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/394037/original/file-20210408-13-8py9h5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=35%2C3%2C1162%2C670&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Robin Hood, Wolfgang Reitherman, Walt Disney Productions.</span> </figcaption></figure><p>L’une des plus importantes figures de contestation sociale de l’histoire de la littérature anglaise, et tout simplement de notre imaginaire collectif, est indéniablement Robin des Bois. Ses multiples et complexes origines mythologiques (<a href="https://www.encyclopedia.com/science/encyclopedias-almanacs-transcripts-and-maps/green-man"><em>Green Man</em></a>, homme sauvage, <em>trickster</em>) tendent d’ailleurs à s’effacer en faveur de la nature politique du personnage, qui illustre à merveille la notion développée par <a href="https://www.marxists.org/francais/marx/works/1847/00/kmfe18470000a.htm">Karl Marx et Friedrich Engels</a> selon laquelle l’histoire de toute société jusqu’à nos jours n’a été que l’histoire des luttes de classes. Or, c’est précisément de l’alignement politique de Robin des Bois dont il sera ici question et plus précisément de sa récupération politique au fil des siècles.</p>
<h2>Robin le Yeoman</h2>
<p>Bien avant d’être promu au rang de Prince des voleurs, Robin était surtout le héros/héraut d’une population soumise aux abus du régime féodal. Il a toujours volé aux riches pour donner aux pauvres, mais le programme politique des Joyeux Compagnons a progressivement été détourné de manière à embourgeoiser progressivement Robin et le couper du peuple.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=507&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=507&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=507&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=637&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=637&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/393386/original/file-20210405-21-1j58p88.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=637&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Illustration de A Geste of Robyn Hode.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia.</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Oubliez donc tout ce que vous pensez savoir sur Robert de Loxley, comte de Huntington, laissez de côté ce que le cinéma vous a appris du personnage ! Dans les premières versions de la légende, orales d’abord, puis écrites ensuite, Robin ne fait aucunement partie de la haute société. Bien au contraire, c’est un yeoman : il appartient à une classe paysanne intermédiaire cultivant ses propres terres, une classe qui va même se militariser durant le XIV<sup>e</sup> siècle et qui va être connue pour son maniement de l’arc long. Il existe ainsi, vous en conviendrez, un lien très fort entre la classe sociale originelle de Robin et ses talents d’archer. Robin est donc un yeoman et il en va de même pour le genre littéraire mettant en scène ses premières aventures qui appartenaient à une tradition poétique elle-même yeoman, composée par des artistes et ménestrels itinérants.</p>
<p>Le narrateur de <a href="https://www.uga-editions.com/menu-principal/collections-et-revues/toutes-nos-collections/moyen-age-europeen/les-faits-et-gestes-de-robin-des-bois-252949.kjsp"><em>Robin des Bois et le potier</em></a> encadre d’ailleurs son récit par des références directes à son public (« Écoutez-moi, mes bons yeomen » ; « Puisse Dieu avoir pitié de l’âme de Robin et sauver tous les bons yeomen ! ») De même, <a href="https://www.uga-editions.com/menu-principal/collections-et-revues/toutes-nos-collections/moyen-age-europeen/les-faits-et-gestes-de-robin-des-bois-252949.kjsp"><em>La Geste de Robin des Bois</em></a>, premier récit écrit de la légende, affiche fièrement aux yeux de tous cet alignement politique de Robin et son appartenance à une classe de paysans libres, non sujets au servage : « Écoutez-moi bien, gentilshommes, vous qui avez du sang d’hommes libres. Je vais vous parler d’un bon yeoman, son nom était Robin des Bois. »</p>
<p>Robin et ses compagnons disposent donc d’une liberté accentuée par leur statut de hors-la-loi dans la mesure où ils s’opposent au régime féodal et choisissent de vivre en dehors des normes de la société. Violence, meurtres et vols ponctuent leurs actions mais toujours afin d’en faire profiter les plus démunis, qu’ils soient paysans ou chevaliers. Réfugiés dans la forêt (de Barnesdale d’abord puis de Sherwood dans les versions ultérieures de la légende), ils fuient les normes et développent un ordre social utopique nourrissant d’espoir les opprimés en incarnant une justice sociale potentielle.</p>
<h2>Médiatisation et récupération politique</h2>
<p>Les agitateurs ne sont que rarement bien vus par les classes dirigeantes, à moins qu’ils puissent servir leur propre agenda politique. Or, manipuler de cette façon une figure d’opposition populaire est délicat et ne se fait que rarement sans l’adroite assistance des médias.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Illustration du roman de Henry Gilbert, Robin Hood and the Men of the Greenwood (1912)" src="https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=867&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1090&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1090&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/393387/original/file-20210405-17-g5ya8j.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1090&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le Roi unit Robin des Bois et Belle Marianne.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Walter Crane</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les aventures de Robin le Yeoman ont ainsi longtemps été transmises à l’oral, se développant et évoluant de bouche à oreille et échappant à toute forme de contrôle documentaire et de cristallisation littéraire. Le passage à l’écrit des aventures de Robin des Bois va cependant enclencher la longue récupération médiatique de Robin, puisqu’une fois couché sur papier, il va commencer à gagner en popularité au sein de classes à même de lire ses aventures, ce qui n’était pas toujours le cas des classes populaires.</p>
<p>On voit ainsi, dès le XV<sup>e</sup> siècle, des chroniqueurs entamer un travail de sape systématique qui va préparer son instrumentalisation. Durant les années 1440, Walter Bower précise par exemple que Robin est de loin <a href="http://portail-video.univ-lr.fr/Robin-des-Bois-noble-voleur-ou">« le plus célèbre meurtrier » et qu’il est célébré par « le peuple stupide »</a>. Pour Bower, c’est clairement la stupidité des classes populaires qui explique leur attachement à Robin des Bois.</p>
<p>Cette médiatisation par l’écrit permet plus tard une transformation radicale du mythe, puisque sous l’ère Tudor, Robin est tout bonnement anobli, perdant son statut de Yeoman pour devenir le célèbre Robert de Loxley dans les pièces de Anthony Munday de 1598 et 1599 (<em>La Chute</em> et <em>La mort de Robert, Comte de Huntington</em>). C’est à cette époque que Robin devient le héros avec lequel nous avons tous grandi, à savoir un noble en exil injustement traité par le Prince Jean durant l’absence de Richard Cœur de Lion. </p>
<p>Qu’importe le médium adaptant la légende de Robin des Bois (série télévisée, bande dessinée, roman, film…), c’est bien cette variante de l’histoire qui sera systématiquement mise en scène, soit une version dans laquelle Robin lutte non pas contre les classes dirigeantes mais bien pour elle. Il défend le pouvoir régalien, et se fait protecteur de l’ordre établi, s’éloignant au passage de son rôle archétypal de violeur d’interdits ; redistribuer des richesses aux pauvres perd d’ailleurs très vite de son importance si cela ne permet pas de nuire au Prince Jean…</p>
<p>Mais cela ne s’est pas arrêté en si bon chemin, puisque le hors-la-loi offrant un semblant de justice à petite échelle avait été suffisamment anobli aux XIX<sup>e</sup> siècle pour se faire, dans le roman <em>Ivanhoé</em> de Sir Walter Scott (publié en 1819), défenseur d’une forme ô combien polémique aujourd’hui d’<a href="https://www.thedailybeast.com/academics-are-at-war-over-racist-roots-of-anglo-saxon-studies">anglo-saxonisme</a>. Robin devient bien malgré lui un héros national(iste), dédié à la préservation de la nation britannique traditionnelle anglo-normande.</p>
<h2>Robin, noble voleur ou voleur des nobles</h2>
<p>Robin a subi une évolution progressive ayant fortement réaligné la nature politique du mythe afin de l’écarter de ses origines populaires. S’il continue bien de voler aux riches pour donner aux pauvres dans l’imaginaire collectif, le Robin du XXI<sup>e</sup> n’en reste pas moins problématique dans la mesure où l’on ne peut être sûr de savoir, <a href="https://www.lrb.co.uk/the-paper/v38/n04/james-meek/robin-hood-in-a-time-of-austerity">comme le remarque James Meek</a>, si « mes » riches et pauvres correspondent à « vos » riches et pauvres. Dans un monde globalisé et industrialisé ayant subordonné la nature, les campagnes et les forêts, les milieux financiers et industriels ont centralisé les populations et leurs récits fondateurs : caché dans la jungle urbaine, Robin est à présent récupéré sans rougir par les élites les plus conservatrices. </p>
<p>Steven Knight signale notamment que Donald Trump, alors candidat « hors système », a été un temps perçu par ses électeurs comme une figure de Robin des Bois, alors que Sean Penn nous vendait le narcotrafiquant Joaquín « El Chapo » Guzmán comme un « type de Robin des Bois » au service des populations du Sinaloa au Mexique.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/393388/original/file-20210405-17-a4p0tq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Donald Trump et Emmanuel Macron lors d’une conférence de presse au G7 (2019)</span>
<span class="attribution"><span class="source">Office of U.S. Ambassador to France</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le personnage de Robin des Bois semble avoir été réduit à un simple et unique mythème, celui de la redistribution des richesses, un mythème qu’il est facile de manipuler. La longue et lente médiatisation de Robin permet donc aujourd’hui aux politiques conservatrices d’inverser les rôles : les populations les plus démunies (sans emploi, réfugiés…) occupent à présent la place des nobles d’autrefois, vivant oisivement grâce aux impôts. Les classes populaires sont alors régulièrement accusées de vivre du travail des autres, soutenant par leurs contributions salariales une classe d’assistés. Dans cette version instrumentalisée du mythe, Robin des Bois se rapproche de <a href="http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/53470_1">Nigel Farage, Margaret Thatcher, Ronald Reagan ou Emmanuel Macron</a>. Le mythe médiéval qui consistait à redistribuer les richesses injustement captées par une classe dirigeante oisive a été récupéré par un imaginaire économique libéral.</p>
<p>Doit-on cependant en conclure que l’imaginaire des classes populaires a été corrompu par cette instrumentalisation ? Que la figure de contestation sociale qu’était Robin des Bois n’est plus ? Oui et non. L’ombre mythique du Robin des origines continue de planer, tant et si bien qu’il est toujours invoqué par les <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/pour-ruffin-macron-est-un-robin-des-bois-a-lenvers-1296918">partis de gauche et les mouvements antimondialisation</a> comme illustration du principe de redistribution des richesses.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"903904867235844097"}"></div></p>
<p>Mais le plus important n’est pas là, puisque c’est en d’autres mains que repose l’avenir de Robin. Qu’on le veuille ou non, Robin des Bois continue de parler aux enfants sous sa forme la plus pure, débarrassée de ses oripeaux politiques, grâce à ses diverses adaptations. Il entretient dans les esprits des enfants sages les notions de justice sociale et de possibilité de révolte. Et à en croire Jean‑Paul Sartre, ce sont justement les enfants sages qui font les révolutionnaires les plus terribles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/158111/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Bien avant d’être promu au rang de Prince des voleurs, Robin était surtout le héros/héraut d’une population soumise aux abus du régime féodal.Jonathan Fruoco, Chercheur associé, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1535542021-03-14T17:23:09Z2021-03-14T17:23:09ZEntre histoire et mémoire, l’éternel conflit des interprétations<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/389085/original/file-20210311-19-1yx7vg0.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=24%2C72%2C1757%2C1004&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le Panthéon, haut-lieu de mémoire.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Panth%C3%A9on_(Paris)#/media/Fichier:F3666_Paris_V_Pantheon_salle_rwk.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Il est usuel de définir la mémoire comme étant la faculté de conserver des traces du passé et de pouvoir s’y référer activement en fonction des situations présentes. Mais très souvent, les discours identitaires, empêchent une lecture objective des événements historiques. Récemment, le « <a href="https://www.vie-publique.fr/rapport/278186-rapport-stora-memoire-sur-la-colonisation-et-la-guerre-dalgerie">rapport Stora</a> » a renouvelé le débat ancien, mais toujours renouvelé, autour des liens existants entre la <em>mémoire historique</em> et l’<em>histoire savante</em>. Recenser, rassembler, mettre en ordre étaient les <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/01/20/france-algerie-il-faut-trouver-la-juste-memoire-selon-benjamin-stora_6066953_3212.html">maîtres-mots de son rapport</a>. Mais face à ce <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/france-algerie-les-algeriens-ne-renonceront-jamais-a-leur-memoire-selon-le-president-tebboune-20210302">vif intérêt pour la mémoire</a>, d’autres voix s’élèvent pour mettre en garde contre l’instrumentalisation de ce qui reste vivant de la « mémoire historique » au service de la politique.</p>
<h2>Devoir de mémoire</h2>
<p>Dans son livre intitulé <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/douze-lecons-sur-l-histoire-antoine-prost/9782757844380"><em>Douze leçons sur l’histoire</em></a> (1996), Antoine Prost récapitule les différences fondamentales qui existent à ses yeux entre histoire et mémoire. Selon lui, à l’inverse de l’histoire, la mémoire isole un événement de son contexte ; elle cherche à le tirer de l’oubli pour lui-même et non pour l’insérer dans un récit cohérent créateur de sens ; selon lui, la mémoire est affective, tandis que l’histoire se veut objective. Ainsi, en dépit des apparences, l’injonction incantatoire au « devoir de mémoire », lui semble-t-elle en réalité une négation de la demande d’histoire.</p>
<p>Cet antagonisme entre histoire et mémoire est <a href="https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1998_num_128_1_3502">apparu récemment</a>. Il est la conséquence des profondes mutations qui, depuis plus d’un siècle, ont affecté la définition de l’histoire comme celle de la place revendiquée dans la société par les historiens. Progressivement, ceux-ci ont pris de la distance vis-à-vis de la fabrication d’un roman national, et ont affiché leur méfiance, après les expériences douloureuses du XX<sup>e</sup> siècle, envers toute tentation de manipulation de la mémoire collective. Les renouvellements introduits par <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1979_num_34_6_294130">l’École des Annales</a> en faveur d’une histoire globale inscrite dans la longue durée ont aussi contribué à cette rupture des historiens avec l’histoire-mémoire traditionnelle. En contrepartie de cet effacement, on assiste depuis quelques années à la <a href="https://www.lepoint.fr/debats/commemorer-napoleon-pour-celebrer-la-grandeur-francaise-09-03-2021-2416967_2.php">montée des revendications mémorielles</a>, face auxquelles les historiens doivent se positionner.</p>
<h2>Entre « Clio » et « Mnemosynè »</h2>
<p>À l’origine, l’histoire est mémoire. Au V<sup>e</sup> siècle av. J.-C., Hérodote d’Halicarnasse justifie d’ailleurs d’emblée son entreprise par la <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/toute-une-vie/herodote-480-425-avant-j-c-lenqueteur-dhalicarnasse">volonté de préserver de l’oubli des événements qu’il juge d’importance</a>. En ce sens, au moment de sa fondation, l’Histoire ne se donnait pas un objectif si différent du mythe : la poésie épique de type homérique, ou bien la tragédie, mettaient également en scène les grands événements du passé sans négliger d’en proposer une explication. D’ailleurs, rappelons que les Grecs considéraient que <em>Mnemosynè</em>, c’est-à-dire la mémoire divinisée, était la mère des neufs Muses, dont <em>Clio</em> la Muse de l’histoire. Déjà à la fin du VIII<sup>e</sup> siècle av. J.-C., Hésiode se présente, dans les premiers vers de sa <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/theogonie-hesiode/"><em>Théogonie</em></a>, comme celui auquel les Muses ont accordé la connaissance du passé héroïque.</p>
<p>Comme le rappelle Paul Veyne à juste titre, le poète est un possédé de la mémoire, un témoin inspiré du mythe constructeur du passé. L’historien, pour sa part, est témoin d’un temps. Mais le principe est le même : Lucien de Samosate rapporte que les auditeurs des lectures publiques effectuées par Hérodote à Olympie donnèrent aux neuf livres de ses <em>Enquêtes</em> les noms de chacune des Muses.</p>
<p>Authentique ou non, cette anecdote révèle un parallèle établi entre l’historien et le poète, dans leur rapport à la mémoire autant que dans l’agrément de la forme. Durant toute l’Antiquité classique subsiste l’idée que l’historien transmet par son œuvre un souvenir mémorable utile à la postérité. Celui qui l’a formée le plus clairement est sans doute Cicéron, dans ses <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/dialogue-des-orateurs/1-contre-l-eloquence/"><em>Dialogues de l’Orateur</em></a> écrits en 55 av. J.-C., dans lesquels il présente l’<em>Historia</em> comme un témoin des temps.</p>
<p>Ainsi, chez les Romains de la fin de la République et du début du régime impérial, l’histoire se fait véritablement remémoration à vocation exemplaire : la commémoration y est source d’émulation et contribue à construire une mémoire socialement effective, procédé très sensible par exemple chez Tite-Live. Toutefois, si l’histoire est bien mémoire, elle ne constitue pas qu’un aspect de celle-ci, sous une forme particulière et qui peut même être jugée mineure. D’une manière générale, les sociétés méditerranéennes de l’Antiquité disposaient de supports mémoriels puissants et variés qui ne leur rendaient pas indispensable l’écriture de l’histoire.</p>
<p>Tout se passe comme si l’invention de l’histoire s’était produite inexplicablement, sans réelle demande sociale. Et comme l’a bien mis en évidence l’historien italien Arnaldo Momigliano (1908-1987), les Grecs disposaient, sans l’aide des historiens, de tous les savoirs sur le passé dont ils avaient besoin. Ceci explique que l’histoire soit restée dépourvue de véritable statut pendant une bonne partie l’Antiquité et que les historiens n’aient jamais acquis une place reconnue dans la société antique. À ce propos l’historien italien notait la chose suivante :</p>
<blockquote>
<p>« Ce ne peut être un hasard si tant d’historiens grecs vécurent en exil et si tant d’historiens romains furent des sénateurs d’un âge mûr : les uns écrivirent l’histoire alors qu’ils se trouvaient empêchés de participer à la vie normale de leur propre cité, et les autres alors que leur vie active approchait de sa fin. » (Arnaldo Momigliano, <em>Problèmes d’historiographie ancienne et moderne</em>, Paris, 1983, p. 55)</p>
</blockquote>
<p>Ni enseignée, ni toujours bien distinguée de la littérature dans l’esprit du public de l’agora antique, l’histoire n’était qu’une des modalités de la mémoire collective, et pas nécessairement la plus importante. Mais avec la christianisation du monde antique, l’ancrage historique de la mémoire se déplace vers la liturgie, qu’illustre les <em>Memoriae</em> d’Antiquité tardive et du Moyen Age.</p>
<h2>Vers une histoire-mémoire</h2>
<p>Lorsqu’elle émerge à la Renaissance, l’historiographie moderne cherche les racines des histoires locales jusque dans l’Antiquité qu’on redécouvrait alors avec passion : c’est ainsi qu’à la fin du XVI<sup>e</sup> siècle Étienne Pasquier (1529-1615) mit à l’honneur, dans ses <em>Recherches de la France</em>, le mythe de « nos ancêtres les Gaulois ».</p>
<p>Non que le souvenir des Anciens n’ait jamais été perdu : au contraire, il suffit de songer à la référence politique constante qu’à représentée l’Empire romain durant tout le Moyen Âge, comme en témoigne par exemple la <a href="https://www.treccani.it/enciclopedia/donazione-di-costantino_%28Enciclopedia-Dantesca%29/">fameuse Donation de Constantin</a>, dénoncée notamment par Lorenzo Valla (1407–1457) comme une « création » forgée de toutes pièces. Mais désormais, l’humanisme aidant, l’amour de l’Antique caractérise le classisme européen, durant lesquels l’histoire occupe une place privilégiée dans la culture des hommes du temps.</p>
<p>Académies et sociétés savantes entretiennent le rêve des origines, permettant aux élites locales ou régionales de penser leur identité face à une histoire officielle dominée par la centralisation monarchique. La Révolution française et l’Empire porteront à leur comble les emprunts à une Antiquité stéréotypée et atemporelle dans le but de construire une mémoire lavée de l’héritage abhorrée de la monarchie et de l’Ancien Régime. Par la suite, les nationalistes du XIX<sup>e</sup> siècle puiseront à leur tour abondamment dans l’histoire ancienne (pas seulement gréco-romaine d’ailleurs) pour fonder leurs revendications souvent antagonistes.</p>
<p>En France par exemple, la construction de la mémoire collective a procédé par <a href="https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2000-4-page-783.htm">flux et reflux</a>. La place accordée au Moyen Âge est de ce point de vue significative. Si l’on considère que, pour être opératoire, le travail de mémoire doit succéder à temps d’oubli, alors il a dû être singulièrement efficace s’agissant du Moyen Âge. Plus qu’un oubli, on y verra d’ailleurs plutôt un effort délibéré de distinction et, dans le même temps, de dépréciation peu favorable à une remémoration continue : c’est ainsi que les savants de la période classique et de celle des Lumières ancrèrent dans les esprits une certaine idée du Moyen Âge, obscur et peu digne d’intérêt, que les hommes de la Renaissance avaient lancée.</p>
<p>L’engouement romantique pour la période médiévale apparaît donc, de ce point de vue, comme une grande rupture dont les premiers conservateurs et muséographes des années révolutionnaires furent certainement les éclaireurs. Les musées (Cluny, Petits-Augustins…), donc, mais aussi les arts, romanesque ou pictural, connurent alors un véritable foisonnement médiéval qui ne se démentit pas par la suite : même si leur œuvre était pétrie d’erreurs historiques grossières, Alexandre Lenoir, Victor Hugo ou Alexandre Dumas ont éveillé une passion populaire pour cette période historique. La qualité historique de leurs écrits importe peu ici : rapidement, de vrais historiens prendront le relais, <a href="https://www.franceculture.fr/conferences/bibliotheque-publique-dinformation/le-moyen-age-de-jacques-le-goff">qui n’auraient jamais pu le faire sans cet engouement initial</a>.</p>
<p>C’est à partir de là qu’une dynamique a été impulsée, dont l’enseignement – secondaire et supérieur dès la Restauration, primaire à partir de la III<sup>e</sup> République – a été le principal moteur, entre vulgarisation des apports de l’histoire savante et passion de plus en plus partagée pour le Moyen Âge. Là, le « mythe des origines », pour reprendre l’expression de Marc Bloch, trouvait sa pleine expression : Clovis à Tolbiac, Charles Martel à Poitiers, Charlemagne et sa barbe fleurie à Roncevaux, Louis IX sous son chêne et Jeanne d’Arc sur son bûcher… Les Français des trois derniers quarts du XIX<sup>e</sup> et de la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle invoquaient les grandes figures que le premier sentiment national, médiéval celui-là, avait déjà honorée, mais en les réactualisant totalement. </p>
<p>Un subtil compromis avec toutes les formes de l’héritage révolutionnaire permettait que, miraculeusement, tous les Français s’y retrouvent, ce en quoi le mythe peut être qualifiée de pleinement opératoire. Sans surprise, il se délita lorsque le sentiment national lui-même qui le sous-tendait s’affaiblit pour différentes raisons politico-culturelles, dont la mondialisation. </p>
<p>Enfin, l’on peut remarquer que les identités dites « de minorités », régionalistes notamment, qui s’affirmèrent en s’opposant à une identité nationale englobante dont elles se disaient victimes, s’agrégèrent selon un mécanisme similaire d’invocation d’une mémoire des origines médiévales : les Bretons retrouvèrent le roi Arthur et Brocéliande, les Languedociens les Cathares et les Corses les pourfendeurs de Maures.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/HyojAZMW0mA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Histoire et mémoire : Comment lutter contre l’oubli avec Patrick Boucheron et Michaël Foessel.</span></figcaption>
</figure>
<h2>L’histoire, la mémoire et l’oubli</h2>
<p>Réfléchissant le lien entre le trio <em>histoire, mémoire et l’oubli</em>, le philosophe Paul Ricœur (1913-2005) établit un <a href="https://www.cairn.info/revue-transversalites-2008-2-page-165.htm">utile <em>distinguo</em></a> entre mémoire « empêchée », « manipulée » et « obligée », et invite en conséquence au « travail de mémoire », une notion jugée moins stérilisante que l’omniprésent « devoir de mémoire », ce passage obligé de nombreuse exhortations issues de la classe politique. C’est d’ailleurs en réaction contre les risques de dérapages antiscientifiques inhérents à ces rappels à l’ordre que, dans la fin des années 1980, s’est développée une <a href="https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1998_num_128_1_3502">histoire de la mémoire, en tant que branche de l’histoire des représentations</a>.</p>
<p>L’histoire de la mémoire collective est ici entendue comme celle de l’usage des passés dans les présents successifs. Caractéristique de cette démarche, l’entreprise de Pierre Nora par exemple, vise à l’établissement d’une cartographie mentale. Dans ce cadre, <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/les-lieux-de-memoire"><em>les lieux de mémoire</em></a> sont entendus largement, puisqu’à côté des « panthéons » nationaux des emblèmes figurent également des notions telles les spécificités régionales, l’imaginaire, le folklore populaire… (etc.). Ici, « lieu » équivaut à « élément du patrimoine symbolique ». <a href="https://www.persee.fr/doc/espat_0339-3267_2000_num_74_1_4094">L’étude de Pierre Nora</a>, partie d’une volonté de déconstruction d’un paysage anthropologique familier, aboutit à la mise sur pied d’un ensemble monumental.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153554/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mohamed Arbi Nsiri ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Etudier les différences entre histoire et mémoire, c’est explorer la construction de la discipline historique.Mohamed Arbi Nsiri, Doctorant en histoire ancienne, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1533462021-02-11T20:31:32Z2021-02-11T20:31:32ZGeoffrey Chaucer et les origines littéraires de la Saint-Valentin<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/381070/original/file-20210128-15-vwi4o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=35%2C612%2C1122%2C811&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Codex Manesse, UB Heidelberg.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/28433765@N07/8253593377/in/photolist-dzkPL6-KpNSFT-cp8gks-9zvBHW-8DgAUF-2hDu11x-KGsa4M-h41Zdp-zrczHj-2hDrdgx-KDhFvW-KoaLkj-K96jma-VbK93u-8DgAU6-pAbKco-K8SaE9-Kob4wo-dozmDZ-PRtVYC-9zvBKL-97PSKj-dACwMT-97LKxe-8DgATt-L5wxmM-9zsCVP-U5euzS-25yHJdT-9zvBMJ-L2GAAb-KXLt36-LAKNcR-27XZ8Rj-5EdLSe-8DjGRC-9tBuBx-2hDukHP-2hDumbs-8DjH15-8DjH9h-8DgB6g-8DgB1M-5eqj5n-4KRYhZ-t5mqbP-7p2bFf-8DgAZM-7p1Y2W-bpwJUb">Peter/Flickr</a></span></figcaption></figure><p>La Saint-Valentin approche et avec elle les éternelles questions relatives à ses origines. Tout le monde y va de sa théorie mais semble s’accorder sur le fait qu’à un moment donné un prêtre du nom de Valentin a violemment été mis à mort, cruelle augure pour une fête de l’amour !</p>
<p>Remontons donc ensemble le temps de quelques siècles. La Saint-Valentin appartient depuis le Moyen Âge à une tradition poétique dite « valentine », tradition où se mêlent les conventions héritées de l’amour courtois articulées autour d’une date bien précise, le 14 février. Avant d’être un <a href="https://www.jckaufmann.fr/ouvrages/saint-valentin-mon-amour/">phénomène sociologique fixe</a>, la Saint Valentin a vu ses codes se formaliser progressivement, notamment grâce à l’œuvre d’un poète médiéval anglais, fort (mé)connu en France, Geoffrey Chaucer.</p>
<h2>Le printemps… en février ?</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Les Très Riches Heures du Duc de Berry" src="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=998&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/379562/original/file-20210119-26-1tjv9vt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1254&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>Les Très Riches Heures du duc de Berry</em>.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Les_Très_Riches_Heures_du_duc_de_Berry_février.jpg">R.-G. Ojéda/RMN</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Inutile de s’attarder plus longtemps sur l’association de la <a href="https://theconversation.com/la-saint-valentin-et-les-divinites-de-lamour-109978">Saint Valentin avec les divinités de l’amour</a> ou sur le fait qu’on ne sache pas précisément de quel Valentin nous parlons (il en existe au moins deux, un prêtre de Rome, un évêque de Terni, tous deux mis à mort). Contentons-nous de noter qu’au début des années 1380, Chaucer composa un poème narratif intitulé « Le Parlement des oiseaux » dans lequel des oiseaux justement se réunissent lors d’un parlement présidé par Nature le jour de la Saint-Valentin afin de choisir leur partenaire dans une douce ambiance printanière.</p>
<p>Je vous vois d’ici penser : « Le printemps en février ? » Et bien oui ! La <a href="https://books.google.fr/books?id=_bqdZbKPztMC&pg=PA15">date du début du printemps</a> n’était alors pas aussi clairement établie qu’elle ne l’est aujourd’hui et la tradition antique, notamment sous la plume de <a href="http://evene.lefigaro.fr/celebre/biographie/pline-l-ancien-431.php">Pline l’Ancien</a>, <a href="https://www.persee.fr/doc/licla_0992-5279_1993_num_19_1_1739">Ovide et Ptolémée</a>, plaçait même son arrivée début février. La Rome et Grèce antique marquaient d’ailleurs les saisons à mi-chemin entre équinoxe et solstice, ce qui nous donnait alors le retour du printemps aux alentours du 6-9 février. De nombreux calendriers, en particulier ceux écrits en Angleterre dans les villes de Winchester et Durham entre les IX<sup>e</sup> au XIV<sup>e</sup> siècles, notaient d’ailleurs que février marquait la reprise de l’activité agricole et le retour du chant des oiseaux, et ce même si les livres d’heures associent très souvent février à un mois d’hiver (comme le montre l’illustration ci-contre).</p>
<h2>Les oiseaux et l’amour valentin</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="La Conférence des oiseaux peinte par Habib Allah" src="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/381078/original/file-20210128-15-1afn9li.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La Conférence des oiseaux peinte par Habib Allah.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Conf%C3%A9rence_des_oiseaux#/media/Fichier:Conference_of_the_birds.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Chaucer s’inspira donc d’une tradition calendaire particulière et en regardant un calendrier en février, il n’aurait pas eu de mal à voir en Valentin un choix de patron idéal pour cette saison : retour du printemps, du chant des <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/cultures-dislam/des-oiseaux-qui-parlent">oiseaux</a> et début de l’accouplement d’un grand nombre d’espèces (comme la grive draine, la corneille), tout semblait coller.</p>
<p>Il n’inventa pas à proprement parler la tradition amoureuse associée à la Saint-Valentin (qui remonte au moins à l’Antiquité), mais il fixa en revanche sa date et l’articula, via son utilisation des oiseaux, avec les traditions populaires liées au printemps. Mais pourquoi le 14 ? Et bien, d’une part, parce que la date correspond aux estimations du début du printemps en Angleterre de son vivant. Et d’autre part, il faut avouer que les autres noms que l’on retrouve dans les calendriers anglais et les martyrologies entre le 7 et le 14 février ne se prêtaient pas vraiment à la poésie. Pourriez-vous imaginer offrir des chocolats à l’élu·e de votre cœur pour la <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01709204/document">Saint Austreberte le 10, Eulalia le 12 ou Eormenhilde le 13</a> ? Pas vraiment. Qui plus est, la Saint Valentin était alors suffisamment récente pour représenter aux yeux d’un poète un canevas blanc. Aucune légende populaire n’était véritablement attachée à ce jour précis (si ce n’est les récits des martyrologies sur la mort du Saint), ce qui en faisait la date et le patron idéal pour ce que Chaucer avait en tête.</p>
<p>Même s’il n’invente pas complètement la totalité de cette fête, Chaucer semble bien être le premier avec « Le Parlement des oiseaux » à concentrer son attention sur <a href="https://interestingliterature.com/2014/02/the-literary-origins-of-valentines-day/">cette tradition</a>, à la rendre annuelle et à définir Saint Valentin comme patron des amoureux. Il insiste d’ailleurs sur l’importance de la cérémonie visant à unir les oiseaux, cérémonie qu’il décrit comme étant annuelle. Nature « pleine de grâce, invita chaque oiseau à prendre place, la même qu’ils occupent chaque année, se tenant là pour la Saint-Valentin » (v. 319-22). Chaucer définit de même les règles de cette célébration lorsqu’il fait dire à Nature : « Vous savez bien qu’à la Saint-Valentin, par mon statut et sous ma gouvernance, vous choisissez tous vos partenaires – et vous vous envolez suivant vos voies » (v. 386-9). Puis enfin, une fois la journée finie, Chaucer nous invite à célébrer le retour prochain de l’été : « Saint Valentin, toi si haut dans le ciel, ainsi les oiseaux ont pour toi chanté : bienvenu, été, dont le doux soleil, a le froid de l’hiver secoué » (v. 683-5).</p>
<p>Chaucer définit donc clairement l’aspect traditionnel de cette cérémonie annuelle. Il y est explicite, et définit subtilement chaque aspect de la fête, ce qui tend à nous faire penser que la tradition n’avait alors rien de bien traditionnel. Ce poème nous donne l’impression que Chaucer définit et explique à son public ce qu’est la Saint-Valentin. La suite de détails fait donc du « Parlement » le premier poème valentin, ce qui a permis aux poèmes suivant (de Chaucer ou de ses continuateurs) d’être bien plus concis quant aux spécificités de cette fête.</p>
<h2>Chaucer et la suite des festivités</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Geoffrey Chaucer tel que représenté dans Les Contes de Canterbury" src="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=914&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/381074/original/file-20210128-15-ovikic.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1149&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Geoffrey Chaucer tel que représenté dans Les Contes de Canterbury.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/britishlibrary/12458838675/in/photolist-jYWNFn-Ma1tRa-c3K8e5-xKNyHZ-qjsGpu-914iPt-bA6F8M-H3fGu4-9isup9-23iEmgD-8TgNQc-aaz4NT-LhCQj3-2hHuh4G-23rUdyo-51CSt9-fcW7BD-2f73tGZ-ptvNbr-qjhnNX-s6PspM-k4UTSr-Ngf99a-24MoHjb-bUB2hS-258qRME-Dvo7Z5-tsJAjj-9qaN1-7fJHp8-5TSZGH-bsJ6iP-cPeiUQ-7Mknxr-29X9EbB-2jgtkqD-RN2FAP-5ZsTLB-dWhirL-22JuRfL-2b34GKq-G3pLrF-JSikHy-uE3Hat-Q4sGMk-68NtsK-k54wBd-owim26-9fPuaN-pXN7V1">British Library/Flickr</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour résumer donc, la relation entre Valentin et la fertilité n’est, en quelque sorte, que le résultat d’une coïncidence et résulterait essentiellement de la proximité de sa fête avec des pratiques agricoles ancestrales propres à février et visant à préparer la terre au retour de l’été.</p>
<p>Chaucer fut néanmoins le premier à associer définitivement ces spécificités calendaires avec <a href="https://www.jstor.org/stable/2847741">l’amour, les oiseaux à la date du 14 février</a>. « Le Parlement des oiseaux » lui permit de définir les aspects de cette cérémonie. Une fois la chose faite, il put se permettre, en 1385 dans le prologue d’une « Complainte de Mars », d’entrer directement dans le vif du sujet en invitant les oiseaux à chanter à « l’aube grise » (v. 1) avant d’ajouter : « Saint Valentin, un chant d’oiseau j’ouïs/en ce jour, avant le lever du soleil » (v. 13-4).</p>
<p>Ce positionnement de la fête le 14 février, cet enthousiasme et cette célébration de l’été vient nuancer la dureté de l’hiver, qui touche bientôt à sa fin. Dans sa « Complainte », Chaucer développe une histoire d’amour malheureuse entre Mars et Vénus, équilibrée par l’imagerie printanière du début du poème. Cet hiver du cœur au printemps est révélateur du génie de Chaucer. Dans le « Parlement des oiseaux » et la « Complainte de Mars » il déplaça purement et simplement une imagerie poétique printanière habituellement associée à avril ou mai en février, un choix d’autant plus percutant qu’il permit un contraste entre les deux saisons et donc entre leurs émotions respectives.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153346/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Redécouvrons les origines de la Saint-Valentin au travers de l’œuvre de Geoffrey Chaucer. Le Parlement des oiseaux, une ode au printemps et à la fertilité, Chaucer un poète en quête de festivités.Jonathan Fruoco, Chercheur associé au CEMA, Sorbonne Université, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1500322021-01-19T18:27:31Z2021-01-19T18:27:31ZHistoire : comment les penseurs occidentaux ont-ils compris l’islam ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/379462/original/file-20210119-21-boydwz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C2%2C568%2C470&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Première version imprimée du Coran, XIIe siècle. Traduction en latin de Robert de Chester.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wdl.org/fr/item/9922/">Library of Congress</a></span></figcaption></figure><p>Le savoir occidental sur l’islam a été érigé <a href="https://www.persee.fr/doc/thlou_0080-2654_1997_num_28_4_2917_t1_0547_0000_2">dès le haut Moyen-âge</a>. Dans un premier temps, il est destiné aux croisés, aux rares voyageurs, aux pèlerins en Terre sainte et aux missionnaires.</p>
<p>Au début de la Reconquista, Pierre le Vénérable, neuvième abbé de Cluny, commande à Robert de Ketton la première somme manuscrite latine du Coran, de commentaires et de textes de réfutation, qui sera achevée en 1143 par une équipe internationale de collaborateurs. On trouve des discours souvent issus des autorités religieuses occupant de hautes fonctions cléricales comme Thomas d’Aquin ou le cardinal Nicolas de Cues. Mais un savoir parallèle a pu se développer, destiné aux laïcs et aux soldats, qui véhiculaient des contenus non officiels.</p>
<p>La relation des mœurs islamiques est une autre source du savoir : celle-ci est surtout le <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5824148w.texteImage">fait de missionnaires qui font converger leurs observations avec le savoir officiel</a>.</p>
<p>La vision occidentale de l’islam a évolué au fil du temps. L’islam est <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&id=b7VuNbXVE80C&q=mahomet#v=snippet&q=mahomet&f=false">parfois associé à une religion sensuelle et violente</a>. Il fait également l’objet d’une instrumentalisation de la part des <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k548005.texteImage">apologistes du christianisme</a> qui l’utilisent à des fins politiques et religieuses. Le savoir occidental sur l’islam s’est façonné au gré de l’histoire, des relations sociales et politiques, des guerres et de la religion chrétienne.</p>
<p>Revenir sur l’histoire et les relations entre l’Occident et l’islam peut nous permettre de comprendre leurs rapports parfois controversés et complexes et l’état actuel de la vision occidentale sur l’islam.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/_MxcYYxe1Ss?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Le rapprochement franco-ottoman ou l’essor de l’islamologie</h2>
<p><a href="https://ehne.fr/fr/programmes-du-lycee/premi%C3%A8re-sp%C3%A9cialit%C3%A9-histoire/th%C3%A8me-2-analyser-les-ressorts-et-les-dynamiques-des-puissances-internationales/jalons/l%E2%80%99empire-ottoman-de-l%E2%80%99essor-au-d%C3%A9clin">L’Empire ottoman</a> se constitue vers la fin du XIII<sup>e</sup> siècle et le Turc se substitue au Sarrasin. Cet Empire met fin en 1453 à l’Empire byzantin fragilisé par la <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-l-histoire/prise-de-constantinople-24-1453-la-chute-de-constantinople">prise de Constantinople</a>, établit sa souveraineté sur les contrées musulmanes du monde méditerranéen et adopte l’islam. L’expansion ottomane connaît une seconde phase, sous le long règne de <a href="https://www.geo.fr/histoire/soliman-le-magnifique-le-plus-flamboyant-des-sultans-ottomans-194446">Soliman Iᵉʳ</a> (1520-1566).</p>
<p>Au péril turc vient s’ajouter celui des pirates des États de l’Afrique du Nord dits « barbaresques ». Les fameuses <a href="https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1955_num_2_2_2607">capitulations</a> de 1535-1536, accords commerciaux et militaires signés, après le désastre de la <a href="https://www.cairn.info/revue-historique-2014-3-page-567.htm">bataille de Pavie</a> (1525) entre François I<sup>er</sup> et Soliman I<sup>er</sup>, assurent un rapprochement entre la France chrétienne et l’Empire musulman dans un contexte de rivalité avec la puissance des Habsbourg, incarnée par <a href="https://www.cairn.info/les-relations-internationales-dans-leurope-moderne--9782200269036-page-46.htm">Charles Quint</a>. Jean de la Forest est ainsi le premier des ambassadeurs français à être envoyé à Constantinople.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/H0Wpi8Y-TsQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Audio) François Iᵉʳ & Soliman (1515-1536) Royaume de France.</span></figcaption>
</figure>
<p>Cette union entraîne une augmentation du nombre d’aventuriers et de marchands, mais aussi de savants et de diplomates se rendant en Orient, dans le sillage de l’ambassade du baron Gabriel de Luels (1546 1553). Si certains jugent cette <a href="https://journals.openedition.org/assr/21571">alliance</a> « impie », d’autres considèrent qu’elle est une avancée géopolitique précieuse pour le royaume.</p>
<p>Dans ce contexte, paraissent des textes tous azimuts : récits de voyages, textes savants, textes de propagande diplomatique ainsi que des traductions partielles du Coran en langue française : dans ces écrits, les Européens voient les musulmans s’humaniser, ils pratiquent une charité inégalée dans le monde, croient dans le vrai Dieu, appliquent les commandements du Décalogue et sont tolérants. Les auteurs de ces textes prétendent être fidèles à la réalité observée : ainsi agissent Jean de Thévenot ou Joseph Pitton de Tournefort.</p>
<h2>Combattre l’islam, christianiser les musulmans</h2>
<p>Dans ce renouveau, <a href="https://data.bnf.fr/fr/12078540/guillaume_postel/">Guillaume Postel</a> (1510-1581) occupe une place importante, en raison de son implication personnelle et de celle de son entourage. Pour combattre l’islam sur le plan de la controverse, arabisant et turquisant, il estime qu’il faut l’étudier en s’appuyant sur les études philologiques arabes et non pas sur les légendes médiévales.</p>
<p>Les grands traducteurs humanistes interviennent aussi dans ce renouveau, c’est le cas de <a href="https://www.persee.fr/doc/rhren_0181-6799_1990_num_30_1_1722">Guy Le Fèvre de La Boderie</a> (1541-1598) et du cryptographe Blaise de Vigenère (1523-1596), érudits et traducteurs prolifiques. Fidèles à la <a href="https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-4-page-3.htm">thèse kabbaliste</a> de l’imminence de la paix universelle perpétuelle, ces auteurs estiment que Dieu ayant « fait que les sept dixièmes du monde, les habitants soient déjà à demi-convertis, et quasi chrétiens », il ne manquait plus qu’à convaincre les musulmans, représentant la communauté confessionnelle la plus grande, de la divinité du Christ qu’ils nient, pour en faire de parfaits chrétiens et s’assurer ainsi une paix pérenne.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="La première traduction du Coran en français par André Du Ryer" src="https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=822&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/376782/original/file-20201229-49525-2pnatl.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1033&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La première traduction du Coran en français par André Du Ryer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>André Du Ryer, consul sous Louis XIII, proche de Gabriel de Luels, publie en 1647 la <a href="https://journals.openedition.org/assr/21429">première version</a> de l’intégralité du Coran en langue française, dans un contexte où l’étude des langues de l’islam s’intensifie. Outre l’existence assez ancienne de chaires d’arabe dans plusieurs villes européennes, Thomas Van Erpe (1584-1624) qui avait appris l’arabe sous l’autorité de Joseph Scaliger, ancien disciple de Postel, fonde la fameuse <a href="https://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2015-3-page-495.htm">école orientaliste</a> de Leyde dans les débuts du XVII<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>L’islam dans les apologies du christianisme</h2>
<p>À la fin du XVI<sup>e</sup> siècle, les <a href="https://books.openedition.org/pur/114858?lang=fr">apologistes</a> du christianisme s’attaquent à l’impiété. Les auteurs protestants discutent des arguments islamiques qu’utilisent certains libertins érudits européens pour critiquer la validité du christianisme.</p>
<p>Les apologistes du catholicisme sont également de la partie : de Pierre Charron à Bossuet en passant par Pascal ou Malebranche, les <a href="https://www.cairn.info/le-catholicisme-entre-luther-et-voltaire--9782130583851-page-205.htm">jansénistes</a> comme les <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/03/14/qui-sont-les-jesuites_1847826_3214.html">jésuites</a> ou les <a href="https://www.cairn.info/saint-benoit--9782262034320-page-149.htm">bénédictins</a>, tous consacrent des développements à l’islam. Quand il s’agit de faire l’apologie du christianisme, on constate un consensus : l’islam est une religion humaine, et Muhammad, un imposteur ; le christianisme, seul, est une religion divine.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="Isaac Lemaitre de Sacy" src="https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=859&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=859&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=859&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1079&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1079&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/376784/original/file-20201229-15-15p0yjs.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1079&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Isaac Lemaitre de Sacy.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BNF</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Tous les Traités sur la vérité de la religion chrétienne traitent de l’islam, dont on remarque la présence jusque dans la traduction du texte de la Genèse, publié en 1682 par Isaac Lemaitre de Sacy. De manière générale, les apologistes refusent les apports de l’islamologie récente et s’en tiennent en la matière aux grandes lignes traditionnelles, réductrices et sans appel, préférant laisser ignorer les hérésies plutôt que d’exposer « les esprits faibles à la tentation » à les connaitre.</p>
<h2>Les oppositions confessionnelles</h2>
<p>Mais un autre phénomène participe avec plus d’acuité des progrès de l’islamologie, ce sont les controverses internes au christianisme.</p>
<p>C’est dans le contexte zurichois de la Réforme que paraissent les premières impressions latines de l’histoire de la version clunisienne du Coran. Une version, préfacée par Martin Luther, composée par le Zurichois Théodore Buchmann, connu sous le nom de <a href="https://www.persee.fr/doc/rhren_0181-6799_1986_num_22_1_1509">Bibliander</a>, est publiée à Bâle en 1543, après d’intenses péripéties politico-judiciaires, par le savant Jean Oporin (1507-1568). Certains catholiques reprochent par exemple aux protestants d’avoir imprimé une version du Coran qui a permis de mieux connaître l’islam. De leur côté, les protestants se défendent également d’être traités comme des musulmans avec force arguments.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/kb9vgwr-zxI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Altérités religieuses en questions : chrétienté(s) et islam(s).</span></figcaption>
</figure>
<p>Dans ces controverses animées, l’islamologie progresse. Ici, les auteurs recourent souvent à des connaissances plus actuelles pour mieux confondre leurs adversaires confessionnels. Les réformés combattent aussi les libéraux de leur rang. Ils s’en prennent ainsi aux <a href="https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1968_num_15_4_3013">sociniens</a> et aux ariens, dont les dogmes, comme chez les musulmans, rejettent la divinité du Christ. Pour ce faire, ils utilisent souvent les sources islamiques de première main.</p>
<h2>L’islam inspire</h2>
<p>La fin de l’âge classique correspond à un âge d’or de l’information sur l’islam.</p>
<p>Les sources arabo-turques sont de plus en plus privilégiées, les productions des historiens et des diplomates tendent à se substituer à celles des missionnaires qui ont perdu leur monopole. Si les débats évoqués plus haut se poursuivent, ils prennent une autre forme.</p>
<p>Le bombardement d’Alger par la France, le <a href="https://www.lefigaro.fr/culture/2019/02/16/03004-20190216ARTFIG00003-vienne-le-12-septembre-1683-les-turcs-boutes-hors-de-la-ville.php">siège</a> des Turcs à Vienne en 1683, la <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1961_num_16_6_421703">révocation</a> de l’Édit de Nantes en 1684 sont des évènements qui voient un accroissement d’éditions et de rééditions de productions sur l’islam, dans cette période que <a href="https://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1937_num_23_101_2841_t1_0536_0000_3">Paul Hazard</a> a appelée « la crise de la conscience européenne ». Dans un contexte de rationalisation des savoirs, de développement de méthodes modernes de la critique philologique, le rapport à l’islam apparaît dépassionné même s’il garde de temps à autre une dimension polémique au gré des contextes politiques et sociaux. Les philosophes, les polémistes, les théologiens et autres polygraphes se saisissent du domaine.</p>
<p>Les musulmans sont mieux connus, Muhammad est considéré comme un grand législateur, les croyances discutées de manière apaisée, souvent dans une démarche comparatiste. C’est un humanisme horizontal qui cesse de voir, dans l’altérité islamique, l’envers du chrétien. <a href="https://www.museeprotestant.org/notice/pierre-bayle-1647-1706/">Pierre Bayle</a>, protestant, discute des arguments accumulés depuis un millénaire par l’apologétique chrétienne contre l’islam qu’il détruit un à un dans son article majeur consacré à Mahomet (<em>Dictionnaire historique et critique</em>, 1696).</p>
<p>L’heure n’est plus à des « sermons détachés de vraie croisade » et aux fables auxquelles plus personne ne croit, mais au savoir « brut », à un retour aux sources premières, à une diffusion des textes, que cela plaise ou non. La « vérité évangélique » devient un critère de l’approche en science contre les dérives controversistes. <a href="https://www.persee.fr/doc/rhpr_0035-2403_2008_num_88_4_1360">Richard Simon</a>, critique biblique de renom, arabisant, participe à ce renouveau. Les journaux savants se font l’écho des nouveautés dans le domaine : rien ne leur échappe, tout est relayé, tout est lu dans un contexte où le livre constitue le seul média.</p>
<p>Les grandes figures des <a href="https://www.cairn.info/revue-multitudes-2015-2-page-61.htm">Lumières</a> bénéficient de cet héritage : la figure du théiste de Voltaire doit par exemple beaucoup à sa lecture du Coran. Montesquieu, Helvétius, Rousseau apportent leur contribution. Boulainvilliers offre une biographie sur Muhammad qui lui vaudra d’être traité de cryptomusulman, le Britannique Georges Sale donne une traduction du Coran d’une qualité remarquable. L’islam entre dans le concert des religions du monde et sort du domaine strictement religieux qui l’enfermait dans des stéréotypes longtemps ressassés, pour devenir un véritable objet de savoir, inspirant réflexion philosophique, morale, religieuse, politique et culturelle.</p>
<h2>L’islam de nouveau rejeté</h2>
<p>Évidemment tous ne choisissent pas les mêmes orientations ; l’Encyclopédie entend par exemple faire perdurer la dimension polémiste médiévale, tandis que les idéologues, « alliés doctrinaires » de certains jésuites de la fin du siècle, prépareront tout un fonds destiné à préparer la colonisation des pays musulmans. De grandes voix s’y opposeront en vain.</p>
<p>Ce sera <a href="https://www.cairn.info/histoire-de-la-guerre-entre-etats-unis-et-tripoli--9782356760104-page-165.htm?contenu=resume">l’expédition de Tripoli</a> par les États-Unis d’Amérique, la conquête française de <a href="https://www.cairn.info/la-campagne-d-egypte--9782410015270-page-39.htm">l’Égypte</a>, plus tard celle de <a href="https://www.cairn.info/geopolitique-de-la-nation-france--9782130749752-page-139.htm">l’Algérie</a>. Le temps de l’ouverture, de la tolérance, de l’humanisme est déjà loin.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/CIW7v4JBXPA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Quel est le bilan de la campagne d’Égypte ?</span></figcaption>
</figure>
<p>D’aucuns comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald analyseront ce virage comme un retour aux croisades dont ils se féliciteront, jetant l’anathème sur tous ceux qui auront rêvé une humanité plus fraternelle, digne combat des Lumières, déplorant que nos philosophes aient pu vanter « leurs mœurs, leur administration, leur politique, même quelques-uns leur religion ». Maistre soulignera l’incompatibilité insigne, l’impossible coexistence des chrétiens et des musulmans : « La guerre entre nous est naturelle, et la paix forcée. Dès que le chrétien et le musulman viennent à se toucher, l’un des deux doit servir ou périr ».</p>
<p>C’est donc là tout un pan de notre histoire intellectuelle qui débouchera sur une sociologie et une théorie laïque du phénomène religieux. Dans la longue succession historique, après avoir été renfermé dans des bornes strictement religieuses, l’islam est devenu un objet de savoir à part entière. Des auteurs fameux, méconnus ou obscurs, auront, chacun à leur manière, largement contribué à alimenter cette connaissance. La fin du XVIII<sup>e</sup> siècle inaugurera un véritable choc des représentations : à partir de ce moment-là, le rejet prendra une forme radicale.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150032/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Moulay-Badreddine Jaouik ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour comprendre la vision occidentale sur l’islam, un retour sur notre histoire commune s’impose.Moulay-Badreddine Jaouik, Professeur de philosophie. Chargé d’enseignement universitaire, Université de Rouen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1520032021-01-14T17:38:50Z2021-01-14T17:38:50ZLe couvre-feu permanent : une histoire longue du confinement nocturne<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/378829/original/file-20210114-21-11o6cih.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C2%2C1345%2C1214&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Rétif de la Bretonne auteur des _Nuits de Paris_ (publiées pendant la Révolution française), en oiseau de nuit, est l'un des rares Parisiens à parcourir les rues au-delà de minuit.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Nicolas_Edme_Restif_de_La_Bretonne#/media/Fichier:RestifOwl.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le couvre-feu renvoie dans l’imaginaire collectif aux guerres du XX<sup>e</sup> siècle, imposé pendant le Blitz aux habitants de Londres en 1940 ou encore par le gouvernement français aux <a href="https://www.cairn.info/revue-politix-2008-4-page-167.htm">musulmans algériens en 1961</a>.</p>
<p>Ce qui s’apparente à une mesure militaire – renforçant ainsi le ton martial tenu par certains chefs d’État, d’<a href="https://www.lepoint.fr/europe/elizabeth-ii-invoque-l-esprit-du-blitz-contre-le-coronavirus-06-04-2020-2370196_2626.php">Elizabeth II</a> à Emmanuel Macron – est au regard du temps long d’abord une mesure de police chrétienne visant à mieux marquer et à différencier le cycle du jour de celui de la nuit.</p>
<p>Au Moyen Âge et à l’époque moderne, avant l’éclairage généralisé, les citadins vivaient un couvre-feu permanent. Retour sur des siècles de confinement nocturne.</p>
<h2>L’Ancien Régime nocturne</h2>
<p>La nuit est longtemps restée imperméable aux curiosités historiennes. Mais les choses ont changé depuis une vingtaine d’années grâce aux travaux de <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4815012r.texteImage">Jean Verdon</a> sur le Moyen Âge, de <a href="https://journals.openedition.org/rh19/328">Simone Delattre</a> sur les nuits parisiennes au XIX<sup>e</sup> siècle ou encore ceux d’<a href="https://www.lemonde.fr/livres/article/2009/03/20/histoire-de-la-nuit-xviie-xviiie-siecle-d-alain-cabantous_1170386_3260.html">Alain Cabantous</a> pour l’époque moderne. Ces historiens ont insisté sur un moment décisif situé entre le XVIII<sup>e</sup> et le XIX<sup>e</sup> siècle qui a vu le basculement d’un ancien régime nocturne tout modelé par la peur des ténèbres à un nouveau rapport à la nuit, où « sortir » est devenu une pratique socialement valorisée.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378776/original/file-20210114-16-fuguja.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1178&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’ouvrage de Simone Delattre publié en 2000 est une approche culturelle des pratiques nocturnes a marqué le champ historiographique des sensibilités et inspiré bon nombre d’historiens intéressés par la nuit.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le vocable existe dès le Moyen Âge. Le couvre-feu – ou <em>courfeu</em> qui donne <em>curfew</em> en anglais – ne recouvrait pas la dimension d’exception qu’il revêt aujourd’hui. L’évolution sémantique qu’en donne <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k50614b/f535.item.zoom">Antoine Furetière (1690)</a> est riche de sens pour le citoyen actuel : « signal de retraite qu’on donne dans les villes de guerre pour se coucher ». Une mesure, toujours selon Furetière, qu’aurait imposée Philippe de Valois au début de la guerre de Cent Ans qui consistait à sonner la retraite par la cloche de l’église ou celle du beffroi ; mais d’ajouter aussitôt qu’elle désigne aussi, au moment où il élabore son dictionnaire, la discipline « de se mettre à couvert des débauchés et des voleurs de nuit ».</p>
<p>Le couvre-feu est alors la norme dans l’ensemble des villes occidentales du XIV<sup>e</sup> au XVIII<sup>e</sup> siècle ; les chartes de coutumes et les ordonnances de police fourmillent d’interdictions de circuler de la tombée de la nuit au lever du jour. Elle est à la fois une mesure préventive contre les incendies qui menacent les maisons en bois, de régulation des horaires de travail et de sûreté publique.</p>
<h2>Une nuit à Paris au XVᵉ siècle</h2>
<p>La nuit fait peur. Cette nuit-ténèbres peuplée de lycanthropes, de sorcières et d’êtres maléfiques, personnages qui ne filtrent plus aujourd’hui que dans les comptines pour enfants. Inventés par les théologiens et les <a href="https://tecfa.unige.ch/tecfa/teaching/UVLibre/0001/bin51/demonologuefinal.htm">démonologues</a>, ils façonnèrent profondément les sensibilités. La nuit diabolique se double d’une nuit criminelle, elle aussi un produit des juristes qui élaborent un <em>jus nocturnis</em> (droit nocturne) où l’obscurité, parce qu’elle implique la préméditation, est toujours une circonstance aggravante dans l’échelle des délits et des peines. Les historiens ont pourtant démontré à partir d’analyses sérielles des archives judiciaires que crimes et larcins n’étaient pas plus nombreux la nuit que pendant le jour.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=918&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378837/original/file-20210114-13-qz7on2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1154&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Loup-garou, gravure sur bois, vers 1495.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikicommons</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Voilà le déroulé d’une nuit ordinaire à Paris au XV<sup>e</sup> siècle en plein hiver. À la tombée du jour, les vêpres sonnent aux clochers des églises et des couvents. Il est entre 16h et 17h, les hommes et les femmes cessent de travailler et regagnent leur foyer. Certains traînent dans les tavernes des faubourgs ; les gueux sans logis cherchent tant bien que mal un abri sous un étal. On sonne complies à Notre-Dame, c’est la fermeture des dernières échoppes. Il est 19h, c’est l’heure du couvre-feu qui varie en fonction des saisons. La grande majorité des habitants se renferme alors à double tour. Quelques écoliers, dont un certain <a href="https://www.franceculture.fr/personne-francois-villon">François Villon</a>, s’attardent malgré le tintement à 21h de la grande cloche de la Sorbonne, chahutent ivres, cherchent à fracturer une porte ou un huis. Un peu plus tard, deux domestiques équipés de lanternes avancent à pas pressés à la recherche d’un chirurgien pour leur maître malade. Au loin, à de rares intervalles, passent les archers du guet. Exceptionnellement, le calendrier chrétien ménage des fêtes nocturnes qui outrepassent le couvre-feu : feux de joie de la Saint-Jean, torches des Brandons, chandelles de la Chandeleur.</p>
<h2>Les veilleurs de nuit</h2>
<p>Jusqu’au XVIII<sup>e</sup> siècle, les dispositifs de contrôle des espaces nocturnes sont extrêmement rudimentaires : fermeture des portes des enceintes fortifiées, usage de chaînes pour entraver les rues principales et de grilles aux fenêtres, instructions données aux corporations pour faire respecter les horaires de travail, limitation des horaires d’ouverture des tavernes. Dans cette perspective, le couvre-feu est une manière de pallier la faiblesse numérique des forces de l’ordre. En vidant la ville des circulations humaines, le couvre-feu facilite les rondes opérées par les quelques gardes. La main forte déployée la nuit se substitue alors aux régulations sociales exercées par le voisinage pendant le jour.</p>
<p>Le guet est une obligation des corporations auquel s’ajoute à Paris le guet royal : 40 sergents à pied et 20 à cheval dans une ville qui frôle alors les 200 000 habitants selon <a href="https://books.openedition.org/psorbonne/35658?lang=fr">Claude Gauvard</a>. Et encore ce guet est-il notoirement inefficace : les sergents s’endorment, jouent aux cartes, se laissent corrompre par les malandrins. À Toulouse, à Perpignan mais aussi dans les Provinces-Unies comme à Leyde, des réveilleurs de nuit sont chargés de faire respecter le couvre-feu, patrouillent dans les rues, procèdent à des contrôles, chassent les ivrognes. À Sienne ou à Venise étudiée par <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-cours-de-lhistoire/elisabeth-crouzet-pavan">Élisabeth Crouzet-Pavan</a>, les <em>Custodi di notte</em> qui relèvent des magistratures municipales depuis le XIII<sup>e</sup> siècle jouent un rôle similaire. À Mexico, dès le XVII<sup>e</sup> siècle, les <em>guardapitos</em> puis les <em>serenos</em> sont des gardes nocturnes équipés d’une lanterne, d’un sifflet et d’une hallebarde.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=832&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1046&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1046&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378777/original/file-20210114-16-193mumv.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1046&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Le garde nocturne, aquarelle de Claudio Linati (1828).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les <em>serenos</em> que l’on retrouve aux quatre coins de l’Amérique espagnole évacuent les ivrognes, chassent les mendiants, éradiquent les <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-urbaine-2015-3-page-107.htm">chiens errants</a> tout en criant, à chaque demi-heure et d’une voix lancinante, le temps qu’il fait et l’heure qu’il est.</p>
<p>Il ne faut pas s’imaginer que le couvre-feu était synonyme d’interdiction stricte et totale de circuler dans les rues et, ce faisant, de penser que les rues des villes d’Ancien Régime étaient totalement désertes une fois plongées dans l’obscurité. Mais ceux qui se déplaçaient devaient avoir de bonnes raisons de le faire : appeler un curé pour administrer l’extrême-onction à un mourant, chercher une sage-femme pour un accouchement imminent, avoir une dérogation du maître pour travailler à des heures indues. Les passants devaient signaler leur présence en criant et en portant une lanterne à main, d’où le succès des <a href="http://google.cat/books?id=NIcGAAAAQAAJ&pg=PA293&vq=hommes&dq=editions:HARVARDHXK2LZ&output=html_text&source=gbs_toc_r&cad=4">porte-falots</a> qui subsistent jusqu’à la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle. Gare à ceux qui circulaient armés et sans lumière ; gare également aux locataires sans le sou qui déménageaient <em>nuitamment</em> avec les meubles des propriétaires… En période de troubles, le couvre-feu devenait plus strict, comme au début de la Fronde en 1648 ou pendant la période révolutionnaire en 1792.</p>
<h2>L’éclairage public, une révolution globale</h2>
<p>La grande révolution du XVIII<sup>e</sup> siècle est la diffusion de la lumière artificielle. Ce qui nous semble aujourd’hui d’une banalité déconcertante – se promener dans des rues éclairées – est en réalité le résultat d’un processus qui s’étala sur près de deux siècles, du XVIII<sup>e</sup> au XIX<sup>e</sup> siècle, un processus global qui transforme en profondeur notre rapport à la nuit : à Paris et à Londres dès la fin du XVII<sup>e</sup> siècle, à Amsterdam et à Bruxelles au début du XVIII<sup>e</sup> siècle, et plus tard, à partir des années 1770, à Genève étudiée par <a href="https://pages.rts.ch/docs/10173856-lumieres-sur-la-ville.html">Marco Cicchini</a>, à Madrid mais également de l’autre côté de l’Atlantique à <a href="https://journals.openedition.org/nuevomundo/75813">Mexico</a> où plus d’un millier de réverbères furent installés en 1790, à Boston, New York ou encore à La Nouvelle-Orléans au début du XIX<sup>e</sup> siècle.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378785/original/file-20210114-17-vmfpnt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=510&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Médaillon de la Gaualerie des Glaces à Versailles vantant l’instauration de la sûreté publique la nuit à Paris sous Louis XIV. Celui qui maîtrise la lumière est le maître de la cité. L’éclairage participa pleinement à l’affirmation de l’autorité politique.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Grâce aux travaux de <a href="https://journals.openedition.org/abpo/2670#xd_co_f=OTJjNDRmY2ItNjBlMS00YjUzLTljNjAtOWQ3YTEyNjc1OTQz%7E">Sophie Reculin</a>, on sait que dans le Royaume de France la généralisation des lanternes à chandelle, puis à huile (réverbères dotés de miroirs), avant que le gaz et l’électricité ne s’imposent, fut un processus au long cours – ni linéaire, ni consensuel. Cette nouveauté était en effet loin de susciter l’approbation du voisinage : pourquoi éclairer les rues s’il n’y avait rien à y faire ? N’est-ce pas un moyen d’encourager les vices nocturnes ? L’éclairage public est alors un dispositif technologique dont le coût très élevé pour les municipalités entraîna une hausse des taxes sur les denrées. Il impliquait des contraintes techniques et matérielles : fixer les lanternes, les approvisionner en combustible, les allumer et les éteindre selon des horaires qui variaient selon la saison et la position de la lune.</p>
<h2>Le temps des plaisirs noctambules</h2>
<p>En encourageant les déplacements nocturnes, la lumière artificielle suscitait à son tour de nouveaux forfaits et plaçait sous des réverbères le halo des amours vénales qui auraient dû, selon les hommes d’Église, rester dans l’ombre. Le bon fonctionnement de l’éclairage impliquait la présence constante d’allumeurs, la multiplication des patrouilles policières et donc un contrôle territorial plus prégnant. La police moderne, territorialisée, en arme et en uniforme, est en partie fille de la nuit.</p>
<p>Surtout, de manière silencieuse, l’extension progressive des durées d’éclairage et des espaces reconfigure la scansion du temps nocturne, repoussant plus loin dans la nuit le moment de la retraite et du confinement dans les logis. À mesure que la nuit s’ouvre aux loisirs noctambules dans des soirées qui s’étirent (théâtre, promenade, tavernes), les obsessions de la police migrent pour se focaliser sur les relâchements des corps : manifestations publiques de l’ivresse, jets d’urine, tapage. L’impératif du couvre-feu se dilue peu à peu dans les exigences nouvelles des urbanités nocturnes, un processus observable dans l’évolution du contenu des règlements de police.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=430&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378784/original/file-20210114-13-1mn9g5f.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=540&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Le café-concert des Ambassadeurs sur les Champs-Élysées, gravure d’Adolphe Normand (1875).</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Il faut rentrer franchement dans le XIX<sup>e</sup> siècle pour voir s’épanouir dans les grandes villes l’ère du <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/concordance-des-temps/paris-dort-il-la-longue-histoire-des-nuits-parisiennes">noctambulisme</a>. D’abord, sous la Monarchie de Juillet, un noctambulisme élégant porté par les élites et des dandys qui revendiquent l’euphorie d’une vie à contretemps ; ensuite sous le Second Empire avec l’haussmannisation, la généralisation de l’éclairage au gaz, le développement des grandes artères commerciales et des grands magasins : le noctambulisme se répand alors dans les couches populaires, à la faveur des bals et des cabarets qui se démocratisent et des cafés-concerts qui se développent sur les Champs-Élysées. La pratique du couvre-feu avait alors disparu avant d’être brutalement restaurée pendant l’occupation prussienne de Paris en 1870.</p>
<p>En définitive, et au regard du temps long du confinement nocturne, le couvre-feu imposé par les pouvoirs publics est d’un genre nouveau : ni mesure militaire, ni disposition chrétienne visant instaurer une alternance claire entre travail et repos, il relève d’une police sanitaire déployée dans le contexte très spécifique de la pandémie de Covid-19 qui, faut-il le rappeler, reste pour l’heure la moins « faucheuse » de l’histoire de l’humanité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/152003/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Arnaud Exbalin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au Moyen Âge et à l’époque moderne, avant l’éclairage généralisé, les citadins vivaient un couvre-feu permanent. Retour sur des siècles de confinement nocturne.Arnaud Exbalin, Maître de conférence, histoire, Labex Tepsis – Mondes Américains (EHESS), Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1496502020-11-17T20:52:40Z2020-11-17T20:52:40ZLa lèpre, première maladie épidémique de la littérature française<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/368119/original/file-20201108-21-cd5aq4.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1121%2C557&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vincent de Beauvais, _Miroir historial_, Arsenal, Ms. 5080, fol. 373r, XIVe siècle.</span> <span class="attribution"><span class="source">BnF</span></span></figcaption></figure><p>Dès ses toutes premières pages, au XIIe siècle, la littérature en langue française témoigne d’une épidémie répandue à travers toute l’Europe : la lèpre.</p>
<p>Celle-ci n’a ni la fulgurance ni la virulence de la peste. Sa période d’incubation est longue (cinq ans) et variable (entre un et vingt ans). Elle n’affecte en outre que 5 % des gens qui la contractent et, contrairement à ce qu’affirme le <a href="https://www.ephe.psl.eu/actualites/contagiosite-et-maladies-contagieuses-dans-les-ecrits-medicaux-antiquite-fin-du-moyen-age">discours médical</a> développé à partir d’Avicenne, est peu <a href="https://www.who.int/news-room/fact-sheets/detail/leprosy">contagieuse</a>. Elle terrifie néanmoins, car ses symptômes corrompent spectaculairement le visage et les membres, affaiblissent et finissent par tuer à petit feu. Aisément identifié, le lépreux fait très tôt l’objet d’un fort rejet, victime, peut-être, <a href="https://internationaltextbookofleprosy.org/chapter/stigma-quantitative">de la « plus ancienne forme de stigmatisation liée à une maladie »</a>).</p>
<p>Les manuscrits médiévaux révèlent cependant toute la complexité des rapports entretenus avec ce premier malade épidémique de notre littérature.</p>
<h2>Le lépreux, incarnation de la souffrance</h2>
<p>Le jeune homme de la <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b55000813g/f751.item#">miniature ci-dessus</a>, en bleu à gauche, est un prince indien appelé <a href="https://books.openedition.org/pufc/1566?lang=en">Josaphat</a>, à l’enfance particulière : son père, qui redoutait sa conversion au christianisme, le fit enfermer dans une tour où il grandit dans une parfaite ignorance.</p>
<p>Nous voyons ici sa première découverte du monde extérieur :</p>
<blockquote>
<p>« Josaphat profitait ainsi de sa sortie quand, par hasard, il finit par apercevoir un homme que les ravages de la lèpre avaient rendu extrêmement laid. Un aveugle allait avec lui. C’était, je pense, son compagnon. Le jeune homme les remarqua tous les deux et il lui déplut, croyez-moi, de ne pas savoir d’où venaient et qui étaient ces gens si affreux. Il a appelé un de ses amis proches et lui a ingénument demandé :<br>
- Mon cher ami, dites-moi donc à présent : ces personnes que j’ai vues là, dites-moi si elles sont nées ainsi ou ce qui les a mis dans un tel état.<br>
Celui-ci lui répond sans réfléchir :<br>
- Ce qui leur est arrivé est dans l’ordre des choses, d’être défigurées de la sorte. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.arlima.net/ad/chardry.html">Chardri</a>, <em>Barlaam et Josaphat</em>, fin XIIe s., v.589-612</p>
<p>Contrairement à Josaphat, son compagnon est loin d’être surpris : c’est que le lépreux, qui incarne et résume ici la réalité des souffrances humaines, n’est pas un signe d’exotisme, mais une figure familière au XIIe siècle. Pour le représenter, l’artiste du manuscrit a placé des points sur son visage et plusieurs détails absents du texte : le bol sert à demander la charité ; la crécelle, un instrument en bois, à alerter les passants de son approche ; la <a href="https://www.cairn.info/revue-le-genre-humain-1988-1-page-343.htm?contenu=resume">couleur orange de sa robe</a> est dévolue aux personnages négatifs.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b84496928/f138.item#" src="https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=530&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=530&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=530&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=666&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=666&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368033/original/file-20201106-19-1u6qscc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=666&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption"><em>Du lépreux, de l’aveugle et de l’infirme qu’il vit sur sa route</em>, Vincent de Beauvais, <em>Miroir historial</em>, BnF, NAF 15942, f. 65v.</span>
<span class="attribution"><span class="source">BnF, Paris</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette représentation est <a href="http://ila.ilsl.br/pdfs/v41n2a19.pdf">traditionnelle</a> : on reconnaît dans cet <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b84496928/f138.item#%22">autre manuscrit</a> les points, noirs sur le visage, blancs sur les bras, dans la main gauche la crécelle, dans la droite une béquille, la maladie provoquant souvent une atrophie musculaire, et un havresac qui révèle que le lépreux est itinérant.</p>
<h2>Une fièvre ambiguë : lèpre et sexualité</h2>
<p>Dans la version de Béroul de la légende de <em>Tristan et Iseut</em>, alors qu’Iseut doit être brûlée vive pour adultère, surgit un lépreux appelé Yvain.</p>
<blockquote>
<p>« Il était horriblement mutilé. Il était venu assister au jugement. Avec lui, il avait bien une centaine de compagnons munis de leurs béquilles et de leurs bâtons. Jamais on ne vit autant de créatures laides, difformes et mutilées. Chacun tenait sa crécelle. » (v.1155-1165, trad. P. Walter)</p>
</blockquote>
<p>Pour l’auditoire, quelle vision d’horreur ce devait être ! Yvain propose au roi une punition pire que le bûcher : qu’on lui confie Yseut. Lui et les siens ont, dit-il, dans le corps une telle ardeur, causée par la fièvre, qu’aucune femme n’accepte de coucher avec eux. Outre qu’elle devra partager leur couche, Yseut souffrirait de sa nouvelle vie domestique, car les lépreux sont pauvres, habitent de <em>bas bordeaus</em> (« des cabanes exiguës ») et vivent de charité.</p>
<p>Le texte joue alors sur la polysémie du <em>bordel</em>, à la fois les cabanes des marginaux, mais rapidement aussi le lieu de prostitution, ce qui renforce le lien entre lèpre et fiévreuse lubricité : parce qu’on la lie au <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1990_num_45_2_278837">désordre spirituel</a>, moral et sexuel, on soupçonne alors la maladie d’être vénérienne. Est-ce la débauche qui cause la maladie, ou vice-versa ?</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/PYO1KcLg4wk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>Lèpre et courtoisie</h2>
<p>Il revient ensuite à Tristan de libérer Iseut. Entre le beau et vaillant chevalier et le lépreux malade et difforme, la confrontation semble inévitable et l’issue déjà écrite : dans l’idéologie courtoise, beautés physique et morale vont de pair.</p>
<p>Et pourtant, quand le combat s’engage, Tristan n’ose malmener aucun lépreux et c’est son maître qui blesse Yvain d’une branche d’arbre. Béroul, conscient de la surprise générale qu’entraîne ce développement inattendu, s’interrompt pour expliquer :</p>
<blockquote>
<p>« Certains conteurs disent qu’ils firent noyer Yvain, mais ce sont des rustres ; ils ne connaissent pas bien l’histoire. Béroul l’a parfaitement gardée en mémoire. Tristan était trop preux et courtois pour tuer des gens de cette espèce. » (v.1265-1270)</p>
</blockquote>
<p>Malgré tous ses défauts, le lépreux ne peut ainsi être traité comme un antagoniste normal, par exemple comme les chevaliers de la Table Ronde ci-dessous : il y aurait quelque chose de grotesque et d’indigne à ce combat de l’épée contre la béquille. Le lépreux, tout méchant qu’il soit, fait partie des faibles qu’il faut épargner.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368037/original/file-20201106-13-4jvqpf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=494&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"><em>Tristan</em>, BnF, Add MS 5474, f. 74r (fin XIIIe s.).</span>
<span class="attribution"><span class="source">BnF, Paris</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Le lépreux et la société</h2>
<p>Au cours d’un dernier épisode, c’est Tristan lui-même qui se déguise en <em>malade</em>. Muni d’un gobelet et d’une béquille, il se poste au bord d’un passage boueux où doivent passer Arthur, Marc et Iseut.</p>
<blockquote>
<p>« Lorsque quelqu’un passait devant lui, il lui criait d’un air plaintif : “ Pauvre de moi ! Je ne pensais pas devenir mendiant ni être réduit un jour à cette extrémité, mais maintenant impossible de faire autre chose ! ”
Tristan fait sortir l’argent de leurs bourses […]. Même aux courriers à pied et aux garçons les plus mal famés qui cherchent leur pitance sur la route, Tristan, la tête baissée, demande l’aumône au nom du Seigneur. Les uns lui donnent, d’autres le battent. Les fripons de valets, les marauds l’appellent “ mignon ” et “ vaurien ”. […]
Les pages bien nés lui donnent un ferlin ou une maille sterling qu’il accepte. Il leur dit qu’il boira à la santé de tous, car une telle fournaise brûle dans son corps qu’il ne peut guère l’extirper. Tous ceux qui l’entendent parler de la sorte pleurent de pitié. » (v.3567-3662)</p>
</blockquote>
<p>Les insultes et les coups qui pleuvent sur Tristan soulignent bien le rejet qu’inspire le lépreux et l’opprobre sexuelle qui pèse sur lui : le <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Tristan_(B%C3%A9roul,_%C3%A9d._Muret)/Glossaire"><em>mignon</em></a>, c’est bien déjà un « homme qui se prête à la lubricité d’un autre ».</p>
<p>Mais la réaction du public est bien plus charitable, qu’il s’agisse des pauvres ou des riches. L’idéologie courtoise préconisant la <em>largesse</em>, les nobles font preuve d’une grande générosité ; mais même les indigents, dont certains cherchent eux aussi leur pitance sur la route, donnent néanmoins, tant le lépreux, au plus bas de l’échelle, suscite la pitié et la compassion.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=260&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/368038/original/file-20201106-23-apwljv.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=327&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Un mendiant. Psautier, British Library, Add MS 62925 f. 47v (1260).</span>
<span class="attribution"><span class="source">British Library, Londres</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Certes, il s’agit de Tristan, certes il joue la comédie et le poète ajoute même par plaisanterie que celui qui a été <em>mignon</em> pendant sept ans ne sait pas aussi bien extorquer de l’argent que lui.</p>
<p>Cela ne retire rien à la nuance du portrait des lépreux dans le roman pris dans son entier, et surtout de la réaction pleine d’humanité de ceux qui sont amenés à croiser leur chemin.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/149650/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Baptiste Laïd a reçu des financements de l'École Doctorale "Cultures et Sociétés" de Paris-Est Sup.</span></em></p>Quels témoignages les auteurs et les artistes des premiers textes de la littérature française ont-ils laissés des victimes de l’épidémie de leur temps : la lèpre ?Baptiste Laïd, Docteur en langue et littérature médiévales, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1450512020-10-27T22:24:26Z2020-10-27T22:24:26ZRetour de la nature et épidémies : ce que nous apprend l’analyse des pollens anciens<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/364340/original/file-20201019-23-3mf366.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C4%2C1023%2C660&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Détail de la tapisserie de Bayeux.</span> </figcaption></figure><figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la prochaine Fête de la science qui se déroule du 2 au 12 octobre prochain en métropole et du 6 au 16 novembre en outre-mer et à l’international et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p>
<hr>
<p>Pendant le confinement, <a href="https://www.la-croix.com/Sciences-et-ethique/Sciences-et-ethique/coronavirus-nature-peu-profite-confinement-2020-05-18-1201094915">médias</a> et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=YajMzTVbXe8">réseaux sociaux</a> se sont largement fait l’écho du retour des animaux sauvages dans nos villes. Les citadins s’émerveillaient d’entendre le chant des oiseaux ou d’observer, à la nuit tombée, le passage d’un renard ou d’un sanglier en pleine rue. Enfermés dans leur appartement, souvent déconnectés de leur environnement naturel, ils laissaient la place à une faune soudain curieuse de ces lieux désertés. Ce retour de la nature fut très bref et si la vie s’est avérée temporairement plus facile pour quelques canards, le confinement n’a pas eu d’impact sur l’érosion de la biodiversité. Comment réagit notre environnement – la faune comme la végétation – quand l’homme se fait moins présent ?</p>
<p>L’étude de l’impact environnemental des épidémies passées, en particulier la peste du XIV<sup>e</sup> siècle qui fit plusieurs millions de morts en Europe (plus du tiers de la population !), livre des informations intéressantes. Si les <a href="https://theconversation.com/ce-que-les-recits-de-la-peste-nous-apprennent-sur-la-crise-actuelle-136061">récits historiques</a> témoignent rarement du retour de la faune sauvage, ils évoquent parfois l’extension de l’espace <a href="https://journals.openedition.org/ccrh/2859">forestier</a>. Dans certaines régions d’Europe, les études paléoenvironnementales confirment le retour triomphant de la forêt au détriment des terres agricoles.</p>
<h2>Pluie polliniques passées et palynologues</h2>
<p>Parmi ces études paléoenvironnementales prend place une discipline peu connue du grand public, la <a href="https://www.inrap.fr/les-sciences-de-l-archeologie/La-palynologie">palynologie</a>, du grec « palunein », saupoudrer, et de « palè », la farine. Le palynologue est spécialiste d’une poudre très légère qui s’envole dès le printemps et nous fait parfois éternuer, le pollen.</p>
<p>Les grains de pollen, très prosaïquement, sont les gamétophytes mâles des plantes à fleurs, c’est-à-dire qu’ils transportent les gamètes qui serviront à féconder l’ovule d’une plante. Quand les grains de pollen quittent en grand nombre leur étamine, portés par le vent ou un insecte, ils manquent parfois à leur mission reproductrice et atterrissent dans une tourbière ou un lac. Rapidement enfouis dans le sédiment, les petits grains de pollen, un peu à la manière de coquilles vides, se conserveront plusieurs milliers d’années.</p>
<p>Munis d’un <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/092139-030-A/xenius-les-pollens-sur-les-traces-de-la-palynologie/">carottier</a>, les palynologues effectuent des forages dans ces archives sédimentaires plurimillénaires. Un échantillonnage régulier et l’extraction du pollen permettront au palynologue d’observer au microscope les pluies polliniques passées.</p>
<p>Chaque espèce végétale produit un grain de pollen morphologiquement différent et donc, déterminer un grain de pollen revient à identifier la plante qui l’a produit. Avec l’aide de méthode de datation comme celle du <a href="http://carbon14.univ-lyon1.fr/SPIP-v3/spip/spip.php?article116">radiocarbone</a>, le palynologue parvient à reconstituer l’évolution de la végétation, parfois depuis plusieurs dizaines de milliers d’années. Cette dynamique végétale est étroitement liée aux fluctuations climatiques et, depuis l’apparition de l’agriculture il y a près de 7000 ans en France, aux activités humaines. Les écosystèmes dominants étaient, à de rares exceptions, largement forestiers. Les pratiques agropastorales ont favorisé le développement d’une flore adaptée des milieux défrichés qu’ils soient cultivés, pâturés ou parcourus par l’homme.</p>
<h2>Ce qui précède la crise épidémique médiévale</h2>
<p>Pour bien comprendre ce qui se passe au XIV<sup>e</sup> siècle, il faut prendre un peu de recul et observer le déroulement des évènements au moins depuis l’an mil. À cette époque, la Terre vit une phase naturelle <a href="https://science.sciencemag.org/content/302/5644/404.summary">d’amélioration climatique</a> et la démographie s’accroît de manière significative. Les dernières régions peu fréquentées par l’homme sont colonisées.</p>
<p>Monastères et seigneurs ouvrent les <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/4068-la-foret-au-moyen-age">forêts</a>. La navigation s’améliore. Les échanges commerciaux s’intensifient. <a href="https://journals.openedition.org/nda/3135">Erik-le-Rouge</a> s’installe au Groenland et son fils Leif Erickson touche les côtes de l’Amérique. Les zones forestières qui avaient jusque-là échappé à l’extension des zones agricoles sont éradiquées pour laisser place à ce que nos voisins anglo-saxons nomment un « cultural landscape » ou <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=yCLXxk7l624C">paysage culturel</a>, façonné par l’Homme.</p>
<p>À l’aube du XIV<sup>e</sup> siècle, s’observe en maint endroit une surexploitation du milieu forestier ; les cultures de céréales ont été étendues au détriment de l’élevage et donc de l’approvisionnement en fumier pour enrichir les sols. Quand <a href="https://www.pnas.org/content/115/50/E11790.short">Yersina pestis</a>, le bacille de la peste, arrive d’Asie en 1347, la population nombreuse est moins bien <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/ajpa.22806">nourrie</a>. Le contexte économique est peu brillant. Les conflits armés sont légion. De plus, la population doit s’adapter au changement climatique en cours, celui du <a href="https://books.openedition.org/irdeditions/9984">Petit Âge glaciaire</a>, dont les prémices marquent le XIV<sup>e</sup> siècle. Tous les éléments sont réunis pour transformer la peste en une catastrophe qui décimera la population européenne.</p>
<h2>Quand la forêt revient…</h2>
<p>L’histoire des activités agropastorales telle que la décrivent les données polliniques est faite d’une longue suite d’emprises et de déprises agricoles. Tantôt les activités humaines prennent leur essor au détriment de l’espace forestier, tantôt elles déclinent et c’est la forêt qui prend le dessus, à la manière d’une longue lutte entre l’homme et la forêt.</p>
<p>L’épidémie qui dure de 1347 à 1352 est particulièrement visible dans les <a href="http://edu.mnhn.fr/pluginfile.php/12823/mod_resource/content/6/cours_polven/co/IIID-Diag_1.html">données polliniques</a>. Les villes et des villages sont décimés par l’épidémie. Les animaux ont-ils erré dans ces lieux désertés ? Sans doute, mais ce que capte le palynologue, c’est l’étape suivante, qui durera plus d’un siècle, à savoir une reconquête forestière des terres agricoles abandonnées faute de bras, des arbustes d’abord puis des grands arbres. Ce retour de la forêt a été observé partout en <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1365-2699.2006.01674.x">Europe</a>, jusqu’en <a href="https://www.pnas.org/content/109/10/3664.short">Islande</a> (bien plus forestière avant l’arrivée des norrois). Cette régénération aurait même eu un impact sur la teneur en CO<sub>2</sub> de l’atmosphère : la forêt régénérée a joué son rôle de séquestration du carbone faisant ainsi chuter la quantité de CO<sub>2</sub>, un gaz à effet de serre. Selon certains <a href="https://link.springer.com/article/10.1023/B:CLIM.0000004577.17928.fa">climatologues</a>, les émissions de gaz à effet de serre se sont accentuées de manière anormale dès que l’homme a commencé à couper les arbres et chaque épisode important de reforestation est visible sur la teneur en gaz carbonique.</p>
<h2>Un monde d’après meilleur ?</h2>
<p>Le monde d’après 1352 ne fut pas meilleur. La guerre de 100 ans sévissait toujours. La reprise économique et démographique utilisa rapidement cette forêt nouvelle aux profits des industries, très gourmandes en bois (verreries, métallurgie, fours à chaux…). Il faut attendre le milieu du XIXe siècle pour percevoir une prise de conscience de l’état très dégradé de la <a href="https://hal.inrae.fr/hal-02664500">forêt</a> française. Elle a depuis presque doublé sa surface (30 %), mais reste néanmoins <a href="https://agriculture.gouv.fr/les-forets-face-au-changement-climatique-defis-et-solutions">fragilisée</a> par le changement climatique et les <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0378112716306296">maladies</a> ; à l’échelle mondiale la démographie galopante, les défrichements, <a href="https://www.nature.com/articles/s41558-019-0500-2">l’exploitation</a> du bois et l’agriculture intensive, réduisent chaque jour davantage l’espace forestier.</p>
<p>Les leçons à tirer de ce dramatique épisode historique sont multiples. Comme le montre la crise médiévale, une catastrophe arrive rarement seule : croissance démographique, bouleversement des écosystèmes, surexploitation environnementale, changement climatique et émergences de nouveaux virus/bactéries sont autant d’éléments convergents que l’on retrouve fréquemment au cours de l’histoire.</p>
<p>À ceci s’ajoute aujourd’hui une déconnexion de plus en plus importante entre l’homme et son environnement, une confiance affirmée en la technologie… et une mémoire très courte du passé de l’homme comme de son environnement. Le retour des animaux pendant le confinement n’était sans doute que la première étape d’un phénomène qui fut observable au cours <a href="https://yalebooks.yale.edu/book/9780300192216/epidemics-and-society">d’autres épidémies</a> bien plus mortelles que celle de la Covid-19. Actuellement, une reforestation parait peu probable, mais notre situation écologique laisse présager l’essor de bien d’autres maladies.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/145051/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Émilie Gauthier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Grâce à la palynologie – étude des pluies polliniques passées – nous pouvons explorer l’impact des épidémies passées sur l’environnement et la biodiversité.Émilie Gauthier, Professeure en archéologie et paléoenvironnement, Université de Franche-Comté – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1409222020-07-28T18:03:04Z2020-07-28T18:03:04ZÀ quoi les premiers livres pour enfants ressemblaient-ils ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/349743/original/file-20200727-23-1b6r167.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=40%2C45%2C1738%2C1238&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">C'est au tournant du XXe siècle qu'a émergé la littérature pour enfants telle qu'on la connaît, faisant la part belle à l'imaginaire.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/illustrations/fantasy-book-path-storybook-child-4378018/">DarkWorkX from Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Cela fait des siècles que les adultes écrivent pour les enfants. Parmi les différentes formes qu’ont pu prendre ces publications, il y en a peu qui puissent aujourd’hui nous paraître divertissantes. En effet, les œuvres destinées aux plus jeunes visaient avant tout leur progrès moral et spirituel.</p>
<p>Les enfants du Moyen Âge apprenaient à lire sur des tablettes de bois recouvertes de parchemin comprenant l’alphabet et une prière de base, en général le Notre Père. Dans le monde anglophone, les versions ultérieures de ces tablettes sont connues sous le nom de « hornbooks » (de « horn », la corne et « book », le livre), parce qu’elles étaient protégées d’une mince couche protectrice de corne.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1090&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1090&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1090&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1369&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1369&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/162813/original/image-20170328-21243-yaytno.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1369&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">A 1630 horn book.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Folger Digital Image 3304</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au XVII<sup>e</sup> siècle ont été publiés des livres de spiritualité destinés spécifiquement aux enfants. Le révérend puritain John Cotton a conçu en 1646 un catéchisme pour enfants intitulé <em>Milk for Babes</em>, et republié en 1656 en Nouvelle-Angleterre sous le titre de <em>Spiritual Milk for Boston Babes</em>. Celui-ci contient 64 questions et réponses relatives à la doctrine religieuse, aux croyances, à la morale et aux bonnes manières. James Janeway (également un ministre puritain) a recueilli des histoires sur la vie et la mort vertueuses d’enfants pieux dans <a href="https://www.bl.uk/collection-items/a-token-for-children"><em>A Token for Children</em></a> (1671), incitant parents, infirmières et enseignants à faire lire l’ouvrage <a href="https://archive.org/details/tokenforchi00janeiala">« plus de cent fois »</a>.</p>
<p>Ces histoires d’enfants sur leur lit de mort n’ont peut-être pas beaucoup d’attrait pour les lecteurs modernes, mais ce sont des témoignages importants sur la manière dont on envisageait la question du salut et dont on mettait les enfants au premier plan. Les légendes médiévales sur les martyrs chrétiens, comme sainte Catherine et saint Pélage, sont du même ordre.</p>
<p>D’autres ouvrages portaient sur les bonnes manières. Érasme a écrit un célèbre <a href="http://trove.nla.gov.au/work/27720574?q&versionId=46401953">manuel en latin de savoir-vivre</a> « à l’usage des enfants » (1530) qui leur délivre de multiples conseils, comme « Ne vous essuyez pas le nez sur votre manche », « Si vous remuez sur votre chaise, en vous asseyant sur une fesse puis sur l’autre, vous allez donner l’impression que vous êtes en train de péter. Donc veillez à ce que votre corps reste droit et bien équilibré ». Ce propos montre comment le comportement physique était considéré comme un reflet de la vertu morale.</p>
<p>Dans une société où la lecture à voix haute était une pratique courante, les enfants étaient également susceptibles de faire partie du public qui écoutait les romans d’amour et la poésie profane. <a href="http://d.lib.rochester.edu/teams/text/shuffelton-codex-ashmole-61-introduction">Certains manuscrits</a> comprenaient donc des poèmes courtois explicitement destinés aux jeunes enfants, en parallèle de romances, de légendes de saints, et de courts récits moraux et comiques.</p>
<h2>Les enfants ont-ils une histoire ?</h2>
<p>Le débat pour savoir si les enfants avaient dans le passé des besoins différents de ceux d'aujourd'hui a fait couler beaucoup d’encre. Le médiéviste Philippe Ariès a suggéré dans <em>L’Enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime</em> que les enfants étaient vus comme des adultes en miniature parce qu’ils étaient habillés de la même façon et que leurs routines et leurs apprentissages étaient complètement tournés vers leurs futurs rôles.</p>
<p>Mais il existe de nombreuses preuves que le développement social et émotionnel (ainsi que spirituel) des enfants suscitait autrefois l’attention des adultes. Les règlements en vigueur dans les écoles de la fin du Moyen Âge et du début des Temps Modernes montrent que l’on comprenait l'importance d'accorder du temps aux enfants pour le jeu et l’imagination.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=436&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/163071/original/image-20170329-1674-1whf4f2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=548&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Pieter Bruegel the Elder, Children’s Games, 1560.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Des archéologues travaillant sur des <a href="https://books.google.com.au/books?id=rlmrCwAAQBAJ&pg=PA175&dq=annemarieke+willemsen+that+the+boys+come+to+school&hl=en&sa=X&ved=0ahUKEwiEqo_n8vrSAhVBr48KHUieC-IQ6AEIGzAA#v=onepage&q=annemarieke%20willemsen%20that%20the%20boys%20come%20to%20school&f=false">sites d’écoles</a> aux Pays-Bas ont découvert des traces de jeux auxquels les enfants jouaient sans l'intervention des adultes et sans essayer de leur ressembler. Certains auteurs sur l’éducation suggéraient qu’il fallait rendre l’apprentissage plaisant. Cette vision progressiste du développement des enfants est souvent attribuée à John Locke, mais elle a une histoire antérieure si l’on examine les théories sur l’éducation du XVI<sup>e</sup> siècle, et même d’avant.</p>
<p>Certains des genres les plus imaginatifs que nous associons maintenant à l’enfance sont en fait apparus dans un tout autre contexte. À Paris dans les années 1690, le salon de Marie-Catherine Le Jumel de Barneville, baronne d’Aulnoy, réunissait des intellectuels et des membres de la noblesse.</p>
<p>Là, la baronne racontait des <a href="http://www.surlalunefairytales.com/authors/daulnoy.html">contes de fées</a>, sous lesquels se cachaient des satires de la cour royale, avec une proportion non négligeable de commentaires sur la façon dont la société fonctionnait (ou ne fonctionnait pas) pour les femmes de cette époque. Ces histoires mêlaient folklore, événements d’actualité, jeux populaires, romans contemporains et récits romantiques anciens.</p>
<p>C’était une façon de présenter des idées subversives, sous couvert de fiction. Des romans du XIX<sup>e</sup> siècle que l’on associe aujourd’hui aux enfants étaient en fait des observations acérées de questions politiques et intellectuelles contemporaines. L’un des exemples les plus connus est celui du livre du Révérend Charles Kingsley publié en 1863 – <em>Les Bébés d’eau : conte symbolique</em> (<a href="https://www.goodreads.com/book/show/42573.The_Water_Babies"><em>The Water Babies : À Fairy Tale for a Land Baby</em></a>) – une satire contre le travail des enfants et une critique de la science contemporaine.</p>
<h2>La morale de l’histoire</h2>
<p>Au XVIII<sup>e</sup> siècle, la littérature pour enfants était devenue un secteur commercialement viable pour l’imprimerie londonienne. Le marché était surtout alimenté par l’éditeur John Newbery, le « père » de la littérature pour enfants. À mesure que croît le taux d’alphabétisation, la demande d’ouvrages pédagogiques se maintient. Il devient également plus facile à cette époque d’imprimer des images, ce qui peut attirer les jeunes lecteurs.</p>
<p>AU XIX<sup>e</sup> siècle, de plus en plus de livres pour enfants sont imprimés et les éléments moraux y restent très présents. Le développement de la patience et de la propreté de Katy est par exemple essentiel dans l’ouvrage de Susan Coolidge, <em>What Katy Did</em>, tandis que la fougueuse et franche Judy est tuée dans l’ouvrage d’Ethel Turner, <em>Seven Little Australians</em>. Certains auteurs ont réussi à allier sens du comique et leçon de vie, comme <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5476770t.texteImage"><em>Pierre l’ébouriffé</em></a> ou <a href="https://www.ecoledesloisirs.fr/livre/crasse-tignasse"><em>Crasse-Tignasse</em></a> (<em>Der Struwwelpeter</em>, en allemand) de Heinrich Hoffmann.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=864&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=864&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=864&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1086&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1086&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/162816/original/image-20170328-21726-1dkf7vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1086&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Struwwelpeter (‘Shock-headed Peter’) in a 1917 edition.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikimedia</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Au tournant du XX<sup>e</sup> siècle, on assiste à l’émergence d’une véritable littérature pour enfants, avec des sujets sérieux qu'ils peuvent découvrir avec ou sans l’aide des adultes, souvent sur un fond de fantaisie. Les œuvres de Lewis Carroll, Robert Louis Stevenson, Mark Twain, Francis Hodgson Burnett, Edith Nesbit, JM Barrie, Frank L Baum, Astrid Lindgren, Enid Blyton, CS Lewis, Roald Dahl et JK Rowling se situent dans cette veine.</p>
<p>Les livres pour enfants contiennent toujours des leçons de morale. Ils continuent d’acculturer la génération nouvelle aux croyances et aux valeurs de la société. Cela ne veut pas dire que nous souhaitons à nos enfants de devenir des sorciers, mais que nous voulons qu’ils soient courageux comme les sorciers dont ils lisent les aventures, qu’ils se défendent les uns les autres et développent un certain ensemble de valeurs.</p>
<p>Nous avons tendance à penser que la littérature pour enfants offre des espaces imaginatifs aux enfants, mais nous sommes souvent myopes face à la longue histoire didactique du genre. Et en tant qu’historiennes, nous cherchons toujours à en savoir plus sur l’autonomie des enfants de l’époque prémoderne, et donc à mieux comprendre dans quels espaces pouvait se déployer leur imagination, au-delà des livres qu’on leur proposait pour apprendre à prier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/140922/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Susan Broomhall a reçu des fonds de l'Australian Research Council.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Joanne McEwan a reçu des fonds de l'Australian Research Council.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Stephanie Tarbin a reçu des fonds de l'Australian Research Council.</span></em></p>Cela fait des siècles que les adultes écrivent pour les enfants. Mais les ouvrages qui leur étaient alors destinés étaient bien différents de ceux que l’on connaît aujourd’hui.Susan Broomhall, Professor of History, The University of Western AustraliaJoanne McEwan, Researcher, The University of Western AustraliaStephanie Tarbin, Lecturer in medieval and early modern history, The University of Western AustraliaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1384282020-05-31T16:52:30Z2020-05-31T16:52:30ZLa folle histoire des remèdes anti-comètes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/338247/original/file-20200528-51471-mb4kve.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C1%2C1264%2C854&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La comète SWAN passe en ce moment au dessus de nous. Elle est visible de l'hémisphère Sud, et a été repérée en janvier par un satellite ESA/NASA.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/christian_gloor/49840472451/">Christian Gloor</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>À l’heure où la nouvelle comète SWAN survole la Terre, impossible de trouver un élixir anti-comète ! Ces remèdes ont pourtant été promus il y a un siècle lors du passage de la comète de Halley. </p>
<p>Aujourd’hui, c’est plutôt contre la Covid-19 que l’on trouve des « remèdes miracles ». </p>
<p>Entre tisanes d’écorces de quinquina et de racines, garantissant de détruire la Covid-19 en 7 à 16 jours, et dentifrices à base d’argent, permettant de s’en préserver, l’acheteur indécis ne peut qu’hésiter devant une large gamme de produits pseudo-scientifiques.</p>
<h2>1910, le passage de la comète de Halley annonce la fin du monde</h2>
<p>Prenons par exemple le retour de la grande <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/1P/Halley">comète de Halley en 1910</a>. Il s’agit de son avant-dernier passage (son dernier passage datant de 1986), et de son troisième retour prédit, après la découverte en 1705 par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Edmond_Halley">Edmund Halley</a> de sa périodicité de 76 ans, correspondant à sa période orbitale autour du Soleil.</p>
<p>La comète devient visible à l’œil nu le 15 avril 1910 et le restera jusqu’au 5 juillet. La nature des comètes commençant alors à être connue, elles perdaient une partie de leur mystère, souvent synonyme de menace.</p>
<p>Pourtant, le passage de la comète de Halley en 1910 causa une grande inquiétude en Europe et aux États-Unis, annoncé comme pouvant entraîner la « fin du monde » ! Et pour la première fois, cette éventuelle fin du monde avait deux causes concrètes, scientifiques pourrait-on dire.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=712&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=712&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=712&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=895&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=895&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/337650/original/file-20200526-106832-1rk9h2h.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=895&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">La comète de Morehouse, photographiée en 1908.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/C/1908_R1_(Morehouse)#/media/Fichier:Morehouse1908.jpg">Edward Emerson Barnard/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La première était que la comète devait s’approcher au plus près de la Terre à 23 millions de km (60 fois la distance Terre-Lune), sa queue croisant même la trajectoire de la Terre dans la nuit du 18 au 19 mai 1910. La deuxième raison était qu’un gaz toxique, le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cyanog%C3%A8ne">cyanogène</a>, venait d’être détecté dans la queue d’une autre comète, la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/C/1908_R1_(Morehouse)">comète de Morehouse</a>. En somme, la comète de Halley était perçue comme une énorme boule de gaz toxique se rapprochant de la Terre à la vitesse astronomique de 190 000 km/h !</p>
<h2>La parole est aux experts…</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=802&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/337656/original/file-20200526-106862-61zs2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1008&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Camille Flammarion à l’observatoire de Juvisy, au milieu des années 1880.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Flammarion#/media/Fichier:Camille_Flammarion_at_the_eyepiece_of_his_9%C2%BD-inch_Bardou_refractor_at_his_Juvisy_observatory.jpg">Wikipedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Devant la peur qui monte, les pouvoirs publics <a href="https://www.retronews.fr/sciences/echo-de-presse/2018/04/27/1910-la-comete-de-halley-va-t-elle-provoquer-la-fin-du-monde">demandent</a> à <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Camille_Flammarion">Camille Flammarion</a>, astronome digne de confiance et très populaire, de s’exprimer. Flammarion mentionne tout d’abord la possibilité d’une destruction de la vie sur Terre suite à une collision céleste avec la comète de Halley. Il se base sur le fait que l’oxygène de l’atmosphère terrestre, en se combinant avec l’hydrogène présent dans la queue de la comète, pourrait anéantir, en l’étouffant, toute vie animale sur Terre, en seulement quelques instants… Pourtant il juge l’événement peu probable du fait de la raréfaction du gaz dans les queues de comètes (ce qui sera confirmé par la suite), et il temporise les souffrances ultimes de l’Humanité :</p>
<blockquote>
<p>« Nous pouvons avouer que nous ignorons la forme que le destin nous réserve pour le mois de mai prochain. […] La race humaine périrait dans un paroxysme de joie, de délire et de folie universelles, probablement, au fond, très enchantée de son sort. » <a href="https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/1910BSAFR..24..249F/abstract">Camille Flamarion</a></p>
</blockquote>
<p>Flammarion, en scientifique respectable, relate tous les éléments en sa possession : les faits, arguments, et causes, le tout accompagné de probabilité. Pourtant, la presse se fait écho de la partie la plus extraordinaire de ses dires – l’étouffement de l’Humanité tout entière, la plupart du temps en occultant sa faible probabilité et son effet supposé hilarant. Le grand public, mal informé, s’effraie donc des effets possiblement létaux du passage de la comète de Halley.</p>
<p>Lors de l’approche de la comète, en février 1910, des observations spectroscopiques à l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Observatoire_Yerkes">observatoire de Yerkes</a> aux États-Unis confirment la <a href="http://articles.adsabs.harvard.edu/full/1914ApJ...39..373B">présence de cyanogène dans la queue</a>. Les scientifiques détaillent ce qui devrait arriver en cas de croisement de trajectoire entre l’orbite de la Terre et celle de la queue : le cyanogène se décomposera dans la haute atmosphère, écartant tout danger d’asphyxie. Pourtant, leurs conclusions rassurantes passeront grandement inaperçues dans la presse et le grand public.</p>
<h2>Paniques et festins</h2>
<p>Les réactions, suite à la diffusion de cette information d’un danger imminent, furent diverses : certains se mirent à vendre tous leurs biens pour profiter du peu de temps de vie qu’il leur restait, risquant ainsi de mourir d’ivresse plutôt que d’intoxication. D’autres en Amérique calfeutrèrent leurs fenêtres, dans le but d’empêcher le gaz toxique de pénétrer à l’intérieur des logements. De nombreuses personnes en France et en Italie se réfugièrent dans les églises, dont les portes demeurèrent ouvertes pendant cette fameuse nuit de mai 1910. Plusieurs dizaines de milliers de croyants se retrouvèrent pour prier sur la place Saint-Pierre. Un Hongrois <a href="https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/1910BSAFR..24..249F/abstract">préféra se suicider</a> plutôt que de risquer de mourir intoxiqué.</p>
<p>C’est dans ce contexte que des charlatans eurent l’idée de proposer à la vente non moins que des pilules anti-comète, à base de sucre et de quinine (provenant d’écorce de quinquina, encore !), ou même un élixir anti-comète de Halley !</p>
<p>Bien sûr, tous ne cèdent pas à la panique : Gustave Eiffel invite les astronomes de l’Observatoire de Paris, dont Flammarion, à observer la comète depuis sa Tour, et nombreux sont les Parisiens qui prennent ce prétexte pour <a href="https://www.retronews.fr/sciences/echo-de-presse/2018/04/27/1910-la-comete-de-halley-va-t-elle-provoquer-la-fin-du-monde">festoyer et danser toute la nuit !</a></p>
<p>Étonnamment, la comète est restée totalement invisible pour la plupart des gens, seul un petit noyau nébuleux et de faible luminosité étant visible – la comète de Halley est rarement brillante lors de ses passages car elle ne croise souvent que de loin notre planète.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=374&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/338208/original/file-20200528-51483-irdoqh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=471&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Une de « Le Petit Parisien », 1910.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k563613m.r=com%C3%A8te%C3%A9lixir?rk=21459;2">Gallica/BNF</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La compagnie Air Liquide, procédant à des prélèvements d’air à Paris, <a href="https://www.retronews.fr/sciences/echo-de-presse/2018/04/27/1910-la-comete-de-halley-va-t-elle-provoquer-la-fin-du-monde">n’y décèlera aucune trace de gaz toxique</a>. Et le comble de l’histoire, est que des calculs postérieurs à l’événement montreront que la queue de la comète <a href="https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/1981ESASP.174...55S/abstract">n’aurait finalement pas croisé notre planète</a> lors de son passage de 1910, la ratant d’au moins 400 000 km, soit environ la distance Terre-Lune ! Cette erreur s’explique par le fait que d’une part <a href="https://ui.adsabs.harvard.edu/abs/1910BSAFR..24..249F/abstract">son passage n’avait été prédit que par de simples considérations géométriques</a>, et d’autre part la queue gazeuse avait une courbure très prononcée !</p>
<h2>Les comètes, oiseaux de mauvais augure depuis un millénaire</h2>
<p>Quelques mois auparavant, en janvier 1910, une grande comète, dénommée <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Grande_com%C3%A8te_de_janvier_1910">C/1910 A1</a>, apparut dans le ciel, d’abord aperçue en Afrique du Sud pour ensuite devenir très brillante en Europe. Cette comète, initialement confondue avec la comète de Halley, avait été surnommée « La Grande comète ». On imagine aisément que les comètes, ces « astres à l’éblouissante chevelure », aient toujours fasciné, voire impressionné, d’autant plus qu’auparavant, l’absence de pollution lumineuse permettait à chacun d’apercevoir les comètes, s’étalant dans le ciel, et brillant de toute leur splendeur !</p>
<p>Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir de la représentation en 1066 de la comète (de Halley, même si elle n’en porte pas encore le nom !) sur la broderie de la reine Mathilde, plus connue sous le nom de <a href="https://www.bayeuxmuseum.com/la-tapisserie-de-bayeux/">tapisserie de Bayeux</a>. La comète apparaît en haut de la tapisserie, à côté du texte latin « isti mirant stella » (ceux-ci admirent l’étoile). Une foule pointe vers la comète, qui ressemble d’ailleurs davantage à une fleur de tournesol tirant derrière elle un râteau, la queue de la comète étant – déjà – plus effrayante que sa tête.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=385&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=385&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=385&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=484&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=484&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/337683/original/file-20200526-106866-1jms1up.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=484&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Tapisserie de Bayeux, scènes 32 et 33. XIᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Bayeux_Tapestry_32-33_comet_Halley_Harold.jpg">Wikipedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La superstition de l’époque associe généralement l’apparition d’une comète au présage d’une catastrophe. La comète traverse le ciel européen en avril 1066, alors que la bataille d’Hastings ne se déroulera qu’à la mi-octobre de la même année. Ainsi, pendant que le roi Harold voyait dans le passage de la grande comète un mauvais présage d’invasion, Guillaume le Conquérant s’enorgueillait de son côté d’un présage de succès dans sa conquête de l’Angleterre, <a href="http://adsabs.harvard.edu/full/1985C%26T...101..201S">certains voyant même</a> dans la chevelure de la comète une ressemblance avec la couronne d’Angleterre. Mais si Guillaume avait perdu la bataille d’Hastings, certains textes n’auraient-il pas a posteriori inversé la prédiction ? Dans le ciel comme sur Terre, le malheur des uns fait le bonheur des autres !</p>
<p>Aujourd’hui, les comètes font bien moins peur, et la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/C/2020_F8_(SWAN)">nouvelle comète SWAN C/2020 F8</a>, découverte il y a deux mois depuis l’hémisphère Sud et progressant rapidement vers le ciel boréal, passera très probablement inaperçue, perdue dans les lueurs des éclairages nocturnes de la civilisation, et ne parvenant pas à percer jusqu’au sommet des nouvelles journalistiques. Si tout cela s’était produit il y a mille ans, il est aisé d’imaginer que la nouvelle comète SWAN eut représenté le présage idéal de la pandémie actuelle !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/138428/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Chaty a reçu des financements du LabEx UnivEarthS et du CNES (Centre National d'Etudes Spatiales). </span></em></p>Vous hésitez à acheter un dentifrice anti-Covid-19 ? Il y a 100 ans, vous auriez peut-être trouvé des élixirs miracles pour vous protéger de la comète de Halley.Sylvain Chaty, Professeur des Universités, astrophysicien au CEA, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.