tag:theconversation.com,2011:/africa/topics/science-economique-33724/articlesscience économique – The Conversation2024-03-20T15:58:44Ztag:theconversation.com,2011:article/2253802024-03-20T15:58:44Z2024-03-20T15:58:44ZFaut-il changer de modèles macroéconomiques pour être à la hauteur du Pacte vert européen ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/580694/original/file-20240308-18-5vpjm5.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=101%2C36%2C1943%2C1324&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Actuellement, les modèles issus de l'économie écologique ne sont pratiquement pas utilisés par les institutions européennes.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/european_parliament/53188705655">Flickr/European Parliament</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Les modèles sont centraux dans la science économique. Certains économistes considèrent même que c’est l’usage de ceux-ci qui <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807305793-peut-faire-confiance-aux-economistes">distingue l’économie des autres sciences sociales</a> et en fait une discipline à part entière. Ces modèles permettent de proposer des explications de phénomènes économiques observés, de raisonner comme on le ferait dans une discussion ordinaire, mais sous contrainte d’un formalisme mathématique.</p>
<p>Un tel formalisme est censé assurer transparence et cohérence dans le raisonnement, tout en évitant d’avoir à réfléchir avec une « carte d’échelle 1 ». En macroéconomie, l’usage de modèles mathématiques permet en outre de décrire des systèmes complexes et d’envisager la résultante de multiples effets contradictoires, ce qui serait parfois impossible par la seule expérience de pensée.</p>
<p>Les modèles sont donc abondamment utilisés dans les administrations, gouvernements et banques centrales, où ils sont utilisés à toutes les étapes de l’élaboration des politiques publiques. Comme le justifie le <a href="https://www.ecb.europa.eu/press/blog/date/2023/html/ecb.blog230705%7Ed16c61381c.en.html">blog de la Banque centrale européenne</a> (BCE) :</p>
<blockquote>
<p>« Demander à un économiste d’expliquer les comportements économiques ou de faire des prédictions sans modèle, c’est comme demander à un météorologue de prédire le temps qu’il fera en regardant le ciel. »</p>
</blockquote>
<p>Pourtant, contrairement aux modèles climatiques dont la précision et le pouvoir de prédiction ne sont plus à démontrer, les modèles macroéconomiques n’ont pas la chance de pouvoir se baser sur les lois universelles de la physique. Ils présentent des performances nettement plus mitigées, à tel point que Christine Lagarde, la présidente de la BCE, <a href="https://www.euractiv.com/section/economy-jobs/news/a-tribal-clique-lagarde-denounces-economists-at-davos/">n’a pas mâché ses mots lors du Forum économique mondiale de Davos en janvier dernier</a> en conseillant de « se méfier des modèles [économiques] », dont elle décrivait la qualité des prédictions comme « abyssale ».</p>
<h2>« Clique tribale »</h2>
<p>La Commission européenne, tout comme la BCE, se fonde principalement sur des modèles dits « d’équilibre général » pour élaborer ses analyses macroéconomiques, telles que le <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/?uri=COM%3A2024%3A63%3AFIN">calcul du coût de la décarbonation de l’économie européenne</a>. Or, comme nous l’avons <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=4640677">analysé en détail dans un récent travail de recherche</a>, ces classes de modèles présentent une série de faiblesses, notamment du fait de leur structure sous forme d’optimisation.</p>
<p>Cette optimisation cadenasse les dynamiques du modèle et rend impossible la représentation de fluctuations endogènes au système économique. Ainsi, les cycles conjoncturels et les déséquilibres dans l’économie ne peuvent être représentés que sous la forme de « chocs » extérieurs, venant éloigner le modèle de son équilibre « naturel » – chocs dont l’existence est bien souvent supposée ex post comme explication des fluctuations, <a href="https://ccl.yale.edu/sites/default/files/files/The%20Trouble%20with%20Macroeconomics%20(Updated).pdf">mais sans être réellement identifiés</a>. Ces insuffisances apparaissent d’autant plus marquées dans le contexte du Pacte vert européen, qui constitue un premier pas vers une transformation en profondeur de l’économie européenne, en réponse à l’effondrement écologique.</p>
<p>Nous n’en concluons pas pour autant qu’il vaudrait mieux se passer de modèles. <a href="https://www.piie.com/publications/policy-briefs/do-dsge-models-have-future">Olivier Blanchard</a>, chef économiste du Fonds monétaire international (FMI) durant la crise financière de 2008, appelle les modèles d’équilibre général à se montrer moins « impérialistes ». Christine Lagarde, dans son intervention à Davos, est même allée jusqu’à qualifier les économistes de « clique tribale » (sic)…</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1747864710563999865"}"></div></p>
<p>Nous sommes, comme eux, convaincus qu’utiliser une plus grande diversité de modèles dans les institutions européennes permettrait de significativement améliorer leurs capacités d’analyse, de compréhension et de prédiction. Cela a déjà été démontré en sciences de la complexité, comme le chercheur <a href="https://www.govinfo.gov/content/pkg/CHRG-111hhrg57604/pdf/CHRG-111hhrg57604.pdf">Scott Page le résume</a> : la précision d’un ensemble de modèles ne dépend pas seulement de la précision moyenne des modèles mais également de leur diversité.</p>
<h2>De nouvelles questions abordées</h2>
<p>Or, depuis des décennies, la perspective de la transition écologique a guidé l’essor d’une communauté très dynamique de chercheurs dans la discipline connue sous le nom d’<a href="https://www.cairn.info/revue-l-economie-politique-2016-1-page-8.htm">« économie écologique »</a>, aux influences interdisciplinaires. Plusieurs modèles de ce domaine ont maintenant atteint un niveau de maturité suffisant que pour être directement utilisés par les acteurs publics.</p>
<p>Ces modèles présentent, en effet, des avantages par rapport aux modèles aujourd’hui utilisés pour aborder des questions telles que :</p>
<ul>
<li><p>Quels sont les effets redistributifs des politiques de transition ? Comment intégrer les inégalités sociales dans la conception des politiques de transition écologique, afin d’améliorer leur acceptabilité ?</p></li>
<li><p>Comment inclure, dans la conception de ces politiques, les risques d’instabilité financière et économique émergeant à la fois de la dégradation de l’environnement et de la transition ?</p></li>
<li><p>Comment les déséquilibres et l’inflation peuvent-ils influencer ou résulter des politiques de transition écologique ?</p></li>
</ul>
<p>Actuellement, les modèles issus de l’économie écologique ne sont pratiquement pas utilisés par les institutions européennes. Nous avons donc écrit une <a href="https://docs.google.com/document/d/15HW2PgJBIhMo-3dShSVQNeQ6OEuKl4R8NwqCZgOHhmI/edit">lettre ouverte</a> [dont cet article reprend certains extraits, NDLR], signée par plus de 200 économistes et <a href="https://www.euractiv.com/section/economy-jobs/news/something-is-not-working-economists-urge-eu-commission-to-overhaul-its-models/">diffusée largement</a>, enjoignant la Commission européenne à s’emparer de ces nouveaux outils pour diversifier son arsenal de modélisation.</p>
<h2>Un paysage complexe et changeant</h2>
<p>S’appuyer sur différents modèles reflétant une pluralité de points de vue et de méthodologies est également une question démocratique. En effet, le choix d’un modèle particulier pour éclairer la prise de décision n’est jamais neutre. Ses fondements théoriques déterminent dès le départ une partie des recommandations qui émaneront des résultats. Un tel choix influe donc activement sur les politiques publiques, <a href="https://academic.oup.com/ser/article-abstract/18/2/337/5680050">dont celles des institutions européennes</a>.</p>
<iframe src="https://www.linkedin.com/embed/feed/update/urn:li:share:7165990776101933056" height="496" width="100%" frameborder="0" allowfullscreen="" title="Post intégré"></iframe>
<p>L’architecture et les hypothèses fondamentales de certains modèles tendent ainsi naturellement à favoriser des solutions basées sur le marché plutôt que des solutions basées sur la réglementation. En outre, <a href="https://doi.org/10.2298/PAN1502157T">certaines catégories de modèles plaident</a>, de manière systématique et par construction, contre une politique économique européenne expansionniste et contre des investissements massifs, pourtant <a href="https://institut-rousseau.fr/road-2-net-zero/">nécessaires pour atteindre les objectifs du Pacte vert</a>, dont la neutralité carbone d’ici 2050.</p>
<p>Nous plaidons donc avec force pour une diversification des catégories de modèles utilisés et de leurs hypothèses sous-jacentes, afin de bénéficier des particularités et des avantages comparatifs de chaque modèle. De bonnes pratiques existent par ailleurs dans d’autres disciplines, à l’image des sciences du climat, où la nécessité de comparer les modèles et leurs résultats s’est fait sentir très tôt.</p>
<p>Ainsi, depuis 1997, le programme mondial de recherche <a href="https://wcrp-cmip.org/"><em>Coupled Model Intercomparison Project</em></a> (CMIP) a la charge de la comparaison systématique et transparente des modèles pour permettre une amélioration continue des outils collectifs, toujours dans le cadre d’un dialogue entre équipes de recherche.</p>
<p>Ces enjeux de diversification des outils, de transparence des hypothèses et de dialogue entre communautés de recherche et institutions sont essentiels pour la mise en œuvre de politiques de transition écologique qui soient réalistes économiquement, désirables écologiquement et socialement juste. C’est en relevant ce défi que l’Union européenne acquerra les capacités nécessaires pour naviguer à travers le paysage complexe et changeant de la transition écologique au XXI<sup>e</sup> siècle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225380/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>The idea of writing this article emerged from discussions with the team of Philippe Lamberts, who is president of the Greens/EFA European Parliamentary group.
Pierre Jacques is member of the board of the Institut Rousseau.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Camille Souffron ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un groupe de 200 économistes a récemment appelé Bruxelles à modifier ses outils pour mieux appréhender les enjeux économiques de la transition verte.Pierre Jacques, PhD Student & Researcher in Ecological Economics, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Camille Souffron, Student & Researcher in Ecological Economics, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2222932024-01-31T15:56:55Z2024-01-31T15:56:55ZCe que la crise agricole révèle des contradictions entre objectifs socio-écologiques et compétitivité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/572129/original/file-20240130-23-8baqqc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=32%2C14%2C1964%2C1227&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Manifestation des agriculteurs français en Occitanie, en janvier 2024.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Blocage_de_la_N124_par_les_paysans_occitans_%C3%A0_L%27Isle-Jourdain_%2802%29.jpg">Wikimedia commons/Raymond Trencavel</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>En 1960, décennie où la modernisation et l’industrialisation agricole bat son plein, l’économiste canadien Robert Mundell proposait de représenter les nouvelles contraintes qui s’appliquent aux économies nationales dans un contexte mondialisé.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Triangle d’incompatibilité de Robert Mundell (1960)" src="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572116/original/file-20240130-27-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Triangle d’incompatibilité de Robert Mundell (1960).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_d%27incompatibilit%C3%A9#/media/Fichier:Triangle_d'incompatibilit%C3%A9.svg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Selon le <a href="https://academic.oup.com/qje/article-abstract/74/2/227/1864456?redirectedFrom=fulltext">triangle d’incompatibilité</a> qu’il formule, une économie ne peut concilier :</p>
<ul>
<li><p>un régime de change fixe ;</p></li>
<li><p>l’indépendance de sa politique monétaire ;</p></li>
<li><p>une mobilité parfaite des capitaux.</p></li>
</ul>
<p>Ces dimensions sont compatibles deux à deux mais l’introduction du troisième élément vient nécessairement contrevenir aux deux autres ; toute tentative de maintenir les trois mène à des crises.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=457&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572115/original/file-20240130-18-wwpd2o.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=574&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Triangle d’incompatibilité de Dani Rodrik (2002).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Triangle_d%27incompatibilit%C3%A9_de_Rodrik#/media/Fichier:Trilemme_Rodrik_1992.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En 2002, l’économiste turc Dani Rodrik formulait un <a href="https://www.nber.org/system/files/working_papers/w9129/w9129.pdf">autre triangle d’incompatibilité</a>, soulignant cette fois les contraintes politiques découlant de la globalisation capitaliste et pesant sur l’action des États et/ou les institutions démocratiques.</p>
<p>Ces deux triangles, s’appliquant pour l’un à la dimension macrofinancière et pour l’autre à la dimension institutionnelle et politique des effets de la mondialisation, soulignent les contraintes structurelles nées de l’ouverture tous azimuts des économies nationales, la <a href="https://journals.openedition.org/lectures/17161?lang=en">perte de capacité d’action qu’il en coûte aux États</a> et le <a href="https://press.princeton.edu/books/paperback/9781935408543/undoing-the-demos">risque pour les démocraties</a> qui en découle.</p>
<h2>Dilemme socio-écologique</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=315&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/572120/original/file-20240130-25-d8rplh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=396&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Trilemme d’incompatibilité « de l’Anthropo-capitalocène ».</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La crise agricole qui se déroule actuellement en France comme dans le reste de l’Europe révèle un triangle d’incompatibilité plus fondamental encore : celui de l’Anthropo-capitalocène. Dans ce trilemme, on ne peut tenir ensemble (a) la bifurcation écologique et les transformations profondes qu’elle implique, (b) la satisfaction des besoins sociaux (c) le capitalisme mondialisé et l’impératif de compétitivité qu’il impose.</p>
<ul>
<li><p>Le <strong>modèle productiviste (I)</strong> allie la satisfaction (sur un mode consumériste) des besoins sociaux (a) et le capitalisme mondialisé (c), mais de manière extrêmement inégale et très manifestement non pérenne. Ce modèle s’est imposé à l’agriculture française entre 1940 et 1970 et a accompagné <a href="https://www.terrestres.org/2021/07/29/la-modernisation-agricole-comme-prise-de-terre-par-le-capitalisme-industriel/">l’essor de la grande distribution et de l’agrobusiness</a>. Ce mode de développement a amené le système alimentaire mondial à devenir <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/03066150.2017.1381602">l’un des principaux responsables de la dégradation du climat</a>, contribuant directement à la <a href="https://theconversation.com/la-sixieme-extinction-aura-t-elle-lieu-116864">sixième extinction massive</a> de la faune et de la flore.</p></li>
<li><p>Le <strong>capitalisme vert (II)</strong> de son côté peut partiellement et temporairement allier des formes plus ou moins profondes de décarbonation (b) et les structures d’accumulation du capitalisme (c) mais se heurte à des limites : le « découplage » entre niveau de croissance et émissions de gaz à effet de serre <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13563467.2019.1598964">n’est pas assuré</a>, et les tensions sociales liées à une décarbonation sans objectifs redistributifs risquent de générer de <a href="https://www.bruegel.org/sites/default/files/wp-content/uploads/2018/11/Bruegel_Blueprint_28_final1.pdf">nouvelles inégalités</a>.</p></li>
</ul>
<p>La <a href="https://www.worldbank.org/en/topic/climate-smart-agriculture">Banque mondiale</a> ou encore l’Union européenne (UE) via son <a href="https://environment.ec.europa.eu/strategy/biodiversity-strategy-2030_en">« Pacte vert »</a> proposent des mesures pour décarboner l’agriculture et protéger mieux la biodiversité. Néanmoins, ces programmes demeurent cadrés en termes de compétitivité et de transformation de la nature en « capital ». Dans le programme « <em>Farm to Fork</em> » de la Commission européenne, il est ainsi question de « créer de la valeur actionnariale » et d’acquérir un <a href="https://food.ec.europa.eu/system/files/2020-06/comm_oc_20200617_pres1.pdf">« avantage compétitif »</a>, des « gains de productivité » et des « coûts réduits pour les entreprises » : la difficulté à résoudre le dilemme socio-écologique à partir d’un raisonnement « toutes choses égales par ailleurs », encore aligné avec la rationalité néolibérale, explique au moins en partie <a href="https://www.iddri.org/sites/default/files/PDF/Publications/Catalogue%20Iddri/Autre%20Publication/eco%20pol-F2F-Aubert.pdf.pdf">l’échec de ce programme</a> lu pourtant par certains comme une volonté de changer profondément le modèle agricole.</p>
<p>Pour <a href="https://environment.ec.europa.eu/strategy/biodiversity-strategy-2030_en">protéger la biodiversité</a>, il est question d’« investissement dans le capital naturel » qui offre « des multiplicateurs économiques importants ». Ajoutons à cela le maintien des processus de signature d’accords de libre-échange (avec la <a href="https://www.touteleurope.eu/economie-et-social/libre-echange-le-parlement-europeen-approuve-l-accord-avec-la-nouvelle-zelande/">Nouvelle-Zélande</a> encore récemment), et se dessine un tableau où l’agro-industrie (« verdie » seulement à la marge et selon des logiques de valorisation capitaliste) et la globalisation agricole ne sont nullement remises en question.</p>
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<p>Dans ces deux cas, le poids de la compétition mondiale et la pression à l’accumulation pèsent de tout leur poids, soit principalement sur la nature, les sols, le vivant, soit principalement sur les travailleuses et travailleurs agricoles – le plus souvent sur les deux conjointement – et mettent rapidement des limites aux gains sociaux ou écologiques envisageables : le modèle productiviste (I) a débouché sur un <a href="https://www.oxfamfrance.org/rapports/multinationales-et-inegalites-multiples/">monde plus fracturé que jamais</a> et où <a href="https://www.stockholmresilience.org/download/18.8615c78125078c8d3380002197/ES-2009-3180.pdf">six des neuf limites planétaires sont dépassées</a> ; le capitalisme vert (II) <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/sans-transition-jean-baptiste-fressoz/9782021538557">n’annonce pas pour autant la fin du capitalisme fossile</a> ni celui des inégalités.</p>
<h2>La bifurcation écologique sacrifiée</h2>
<p>Les annonces du gouvernement français formulées le 26 janvier dernier, à la suite des actions du mouvement des agriculteurs en colère, indiquent clairement que le pôle du trilemme sacrifié sera majoritairement celui de la bifurcation agroécologique : <a href="https://www.bfmtv.com/economie/gabriel-attal-annonce-l-annulation-de-la-hausse-de-la-taxe-sur-le-gazole-non-routier-gnr_AV-202401260760.html">annulation de la hausse de la taxe sur le gasoil non routier</a> (GNR) ; <a href="https://fr.news.yahoo.com/taxe-gazole-concurrence-lois-egalim-172307761.html">remise sur la taxe intérieure de consommation sur les produits énergétiques</a> (TICPE) ; mais surtout <a href="https://vert.eco/articles/crise-des-agriculteurs-ce-que-le-gouvernement-a-deja-lache">« choc de simplification »</a> sur les normes environnementales.</p>
<p>Ces mesures ne font que renforcer le trilemme de l’Anthropo-capitalocène, en ajustant à la marge ses conditions et ses contraintes et en passant nécessairement par des compromis, soit sociaux soit écologiques, sans remettre en cause les coordonnées du système dans lesquelles les crises émergent. Elles illustrent aussi l’essoufflement d’un mode de gestion des contradictions du capitalisme par ajustements ponctuels et bricolages stabilisateurs.</p>
<p>Le trilemme de l’Anthropocène se noue sur un sol mouvant, à mesure que <a href="https://www.ipcc.ch/report/sixth-assessment-report-cycle/">l’urgence s’accentue</a> et que les crises s’accélèrent. Il signifie aussi que séparer, même analytiquement, coût social et coût écologique fait de moins en moins sens : les rétributions « sociales » du modèle productiviste (I) ont en fin de compte non seulement des coûts écologiques mais aussi coûts sociaux systémiques incommensurables. Il n’y a qu’en jouant sur le haut du triangle (sur les coordonnées capitalistes de notre système agricole) qu’on peut résoudre le dilemme socio-écologique et <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/crise/blocus-des-agriculteurs/colere-des-agriculteurs-plus-de-50-organisations-ecologistes-appellent-a-rejoindre-les-mobilisations_6330921.html">unifier les intérêts de la terre et du travail</a>.</p>
<p>Le caractère intenable de ce trilemme appelle donc un changement plus structurel : celui des règles du jeu de l’économie mondiale et européenne, et la récupération par les États de capacités de planification stratégique pour organiser proactivement la bifurcation agroécologique selon des principes de justice sociale.</p>
<p>Déjà la pandémie avait produit un réveil, démontrant la <a href="https://adamtooze.com/shutdown/">vulnérabilité d’une économie</a> organisée autour de chaînes de production étendues mondialement. L’idée de <a href="https://www.cairn.info/un-systeme-alimentaire-a-transformer--9782849509937-page-31.htm?ora.z_ref=li-18099209-pub">souveraineté alimentaire</a> fait d’ailleurs son chemin et les mesures protectionnistes prises dans le cadre de l’Inflation Reduction Act (IRA) aux États-Unis et du « Pacte vert » européen montrent que les règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), hier gravées dans du marbre, ne sont aujourd’hui plus qu’<a href="https://www.eliamep.gr/wp-content/uploads/2023/01/Policy-paper-123-Pagoulatos-and-Kritikos-draft-EN-final.pdf">écrites sur du sable mouvant</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/une-vraie-souverainete-alimentaire-pour-la-france-220560">Une vraie souveraineté alimentaire pour la France</a>
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<p>La crise agricole peut donc cristalliser une bascule, avec une résolution du dilemme socio-écologique par une sortie du trilemme de l’Anthropo-capitalocène : défaire les règles du capitalisme mondialisé, sa gestion néolibérale et son impératif de compétitivité, plutôt que de rogner sur nos sols, nos vies, nos santés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222293/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Claire Lejeune ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La bifurcation écologique, la satisfaction des besoins sociaux et le libre-échange constituent un trilemme dont il n'est possible de sortir qu'en abandonnant les règles du capitalisme globalisé.Claire Lejeune, Doctorante en théorie politique sur la planification écologique et les politiques climatiques, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2177522023-11-20T17:16:07Z2023-11-20T17:16:07ZDonner une valeur économique à la nature : un changement de paradigme ?<p>La question de donner une valeur économique à la nature n’est pas nouvelle et <a href="https://panoeconomicus.org/index.php/jorunal/article/view/298">a fait l’objet de nombreux débats</a>. Elle reste une problématique singulière dans le cadre des enjeux de soutenabilité. Elle évolue notamment dans une tension entre une sorte de nécessité d’intégration de la nature dans le système économique pour « mieux » la prendre compte et le <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/sites/sciencespo.fr.ceri/files/artjw.pdf">risque de la marchandiser, de la réduire à un simple bien ou service économique</a>.</p>
<p>Cette question est principalement abordée selon une rationalité économique particulière, devenue dominante, celle de <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/la_theorie_economique_neoclassique-9782348057144">l’économie néoclassique</a>, reposant sur une <a href="https://panoeconomicus.org/index.php/jorunal/article/view/298">axiomatique spécifique</a> qui conditionne ainsi la conception de la « réalité » socio-économique. Schématiquement, selon ce point de vue, les agents économiques sont supposés être uniquement des êtres humains, cherchant à maximiser la satisfaction de leurs préférences individuelles.</p>
<p>Les entreprises n’y sont que des fictions, un <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-de-gestion-2007-6-page-15.htm">« nœud de contrats »</a> : seuls existent des actionnaires/propriétaires visant à accroître leurs dividendes en faisant progresser la productivité des actifs exploités. La société non plus n’existe pas réellement et est en fait un « simple » agrégat d’individus. La nature n’y joue qu’un rôle périphérique, instrumentalisé.</p>
<p>Différentes réflexions, en lien notamment avec la <a href="https://ec.europa.eu/finance/docs/level-2-measures/csrd-delegated-act-2023-5303-annex-1_en.pdf"><em>Corporate Sustainability Reporting Directive</em></a> (CSRD), tendent néanmoins à proposer un cadre conceptuel nouveau.</p>
<h2>Introduire la nature dans l’économie néoclassique</h2>
<p>Un des éléments structurants de l’économie néoclassique est la notion d’équilibre des marchés, vers lequel ceux-ci sont censés tendre en situation de concurrence parfaite. Il existerait ainsi des prix d’équilibre « objectifs ». Le marché, selon cette vision, établit un lien très fort avec la problématique de l’allocation des ressources. Un des plus grands aboutissements de l’économie néoclassique, à savoir les <a href="https://www.jstor.org/stable/23602183">deux théorèmes du « bien-être »</a>, montre qu’une allocation optimale, sous certains critères et si le marché est complet, est équivalente à un équilibre de marché. Un marché est complet si toutes les interactions entre agents économiques (effets des uns sur les préférences des autres ou sur la production des entreprises) sont médiatisées et captées par le marché.</p>
<p>Dans ce contexte, est introduite la notion d’<a href="https://www.pearson.com/en-gb/subject-catalog/p/natural-resource-and-environmental-economics/P200000005225?view=educator">externalité</a> qui correspond à un effet entre agents économiques en dehors du marché : c’est une défaillance du marché et non, par exemple, un problème écologique en soi. Elles créent une sous-optimalité de l’allocation des ressources. Internaliser les externalités vise alors à refaire converger équilibre de marché et allocation optimale de ressources.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1722615195821125967"}"></div></p>
<p>Dans ce cadre, la nature est insérée dans l’économie par le biais de <a href="https://www.cairn.info/l-economique-et-le-vivant--9782717831047.htm">sa seule productivité, de sa seule utilité</a>, apportée aux êtres humains, étant dès lors perçue comme un ensemble d’actifs, ainsi que par sa capacité à <a href="https://www.jstor.org/stable/29729990">créer des défaillances de marché</a>, par le mécanisme des externalités. Sa « gestion » renvoie dans ces conditions à des problématiques de maximisation de préférences individuelles et de dividendes, dans le contexte de marchés censés permettre une allocation optimale de ressources.</p>
<p>Cet « imaginaire » économique constitue généralement la raison d’être de la recherche d’une valeur économique de la nature. On comprend ainsi qu’au-delà de la problématique de la « valeur » monétarisée de la nature, la véritable problématique sous-jacente se situe dans la représentation de celle-ci et les hypothèses conditionnant sa « gestion » : on peut d’ailleurs démontrer qu’une telle gestion des écosystèmes, fondée sur cette approche <a href="https://hal.science/hal-00242937">ne garantit pas toujours leur préservation</a> sur une base écologique scientifique.</p>
<h2>Mesurer ou connecter ?</h2>
<p>Dès lors, on pourrait vouloir prendre le pli inverse et déconnecter complètement nature et valorisation économique, en n’employant par exemple que des indicateurs non monétaires. Outre le fait que de tels indicateurs peuvent tout à fait véhiculer une représentation des écosystèmes qui continuerait d’être alignée avec l’approche anthropocentrée et utilitariste de la théorie néoclassique, ce principe de séparation complète pose des questions sur la théorie de l’action et du changement économique qui en résulte : comment garantir que nos systèmes économiques vont tenir compte de la nature si sa représentation en est volontairement séparée ?</p>
<p>Au niveau des entreprises, par exemple, il tend de plus en plus à être montré que le simple reporting d’indicateurs ESG (environment, social, governance) n’est <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1002/bse.2937">pas associé à une amélioration des performances environnementales réelles</a> des organisations. Un <a href="https://www.anc.gouv.fr/files/live/sites/anc/files/contributed/ANC/4_Qui_sommes_nous/Communique_de_presse/Rapport-de-Cambourg_informations-extrafinancieres_mai2019.pdf">rapport officiel</a> de l’Autorité des normes comptables de 2019 est également revenu sur ces questions, mettant en lumière qu’une séparation entre enjeux environnementaux et financiers ne permet pas, notamment, de présenter :</p>
<blockquote>
<p>« la vision globale de [l’entreprise] ; d’expliquer le lien entre les informations passées, actuelles et prospectives ; de communiquer sur les politiques suivies en matière de recherche et développement (R&D), d’investissements, des politiques environnementales et de la relation clients-fournisseurs et de leurs impacts potentiels sur les états financiers ; de contextualiser avec des informations qualitatives les indicateurs chiffrés ; d’être transparent sur les informations communiquées aux organes de direction ; et de s’assurer de la cohérence globale des informations publiées »</p>
</blockquote>
<p>Ce rapport préconisait une connectivité entre informations financières et informations liées à la soutenabilité, principe repris par la CSRD, directive européenne d’évolution du droit comptable des entreprises en matière de soutenabilité qui <a href="https://www.amf-france.org/fr/actualites-publications/actualites/la-nouvelle-directive-csrd-sur-le-reporting-de-durabilite-des-societes">s’appliquera dès 2024</a>, d’abord aux grandes entreprises puis aux PME cotées et à certaines entreprises non européennes. La connectivité permet dans un sens de dépasser la problématique de l’évaluation économique de la nature, car il ne s’agit pas de mesurer économiquement celle-ci mais de savoir uniquement comment elle entre en interrelations avec les flux financiers (et de biens et de services marchands associés).</p>
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<p>La CSRD se fonde dès lors sur une « philosophie » générique qu’on peut résumer ainsi : objectifs environnementaux, sur base scientifique, à atteindre (par exemple, un alignement sur l’Accord de Paris dans le cas des enjeux climatiques) ; plans d’actions pour atteindre ces buts ; ressources financières à allouer à ces plans d’actions ; métriques dédiées pour suivre ces objectifs et le déroulement des plans d’action. Dans ce contexte, la nature, considérée comme une partie prenante « silencieuse » par la CSRD est représentée par un système d’objectifs spécifiques, notamment scientifiques, et de métriques propres. La connexion avec le système financier s’effectue sur la base de dépenses budgétées pour atteindre, via des actions réelles, ces objectifs. Ces informations seront à renseigner dans l’annexe du bilan/compte de résultat des entreprises concernées.</p>
<p>Cette orientation, dans la directive, est associée au principe de la <a href="https://www.agefi.fr/asset-management/analyses/normes-extra-financieres-pourquoi-leurope-doit-lemporter">« double matérialité »</a>, obligeant à prendre en compte les impacts matériels (les plus significatifs) de l’environnement et de la société sur l’entreprise (« financial materiality ») et réciproquement (« impact materiality »).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1703666785378013329"}"></div></p>
<p>Ce cadre conceptuel, qui reste encore largement perfectible, est clairement très différent de celui retenu par l’économie néoclassique : la nature n’est pas appréhendée uniquement par sa productivité, son utilité, ou en tant qu’externalité ; les entreprises ne sont pas uniquement maximisatrices de dividendes ; la valeur économique se fonde sur un principe de connexion, et non d’évaluation, à partir de dépenses budgétées pour garantir le suivi d’actions, et non à partir de prix de marché dans le cadre d’allocations optimales de ressources.</p>
<h2>De l’exploitation à la redevabilité</h2>
<p>La théorie centrale sous-jacente à ce paradigme nouveau, dont CSRD est un premier jalon, repose sur l’idée d’une nature non comme ensemble d’actifs mais comme source de nouvelles <a href="https://conbio.onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/cobi.13254">redevabilités</a>. Nous exploitons la nature, qui n’est pas juste perçue comme « naturellement » exploitable : en retour, nous devons garantir sa préservation sur la base du respect de ses <a href="https://freshwaterblog.net/2017/04/24/what-is-good-ecological-status-and-why-does-it-matter/">bons états écologiques</a>, notion importante en sciences écologiques et permettant, notamment, de mieux territorialiser et opérationnaliser les <a href="https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries.html">limites planétaires</a>.</p>
<p>Il s’agit dès lors de mettre en place également un suivi spécifique reposant sur des indicateurs (quantitatifs et qualitatifs) et des <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/AAAJ-12-2015-2360/full/html">comptes à même de comprendre l’écosystème et sa préservation</a>. Cette préservation oblige à intégrer dans notre système socio-économique la reconnaissance d’une dette écologique, non monétaire, puis ensuite <em>connectée</em> à des informations financières, à partir des coûts nécessaires pour mener les activités réelles de préservation.</p>
<p>Cette approche est le terreau de nouvelles orientations, encore minoritaires, dans la façon de concevoir nos liens avec la nature, nos interactions avec elle, et le <a href="https://theconversation.com/transformer-nos-systemes-comptables-pour-se-reorganiser-avec-ce-qui-compte-vraiment-137908">développement de nos systèmes comptables</a> : elle se retrouve au cœur des travaux de la chaire <a href="https://www.chaire-comptabilite-ecologique.fr/IMG/pdf/input_paper_ngfs-ecological_accounting_feger-levrel-rambaud_1_.pdf">Comptabilité écologique</a> de la Fondation AgroParisTech en particulier et du <a href="https://www.cerces.org/projet-modele-care">cadre conceptuel CARE</a> (<em>comprehensive accounting in respect of ecology</em>), qui en constitue le projet pilote pour le déploiement au niveau des organisations. </p>
<p>L’enjeu n’est donc plus de donner une valeur à la nature mais de comprendre de quoi nous parlons comme « nature », de reconnaître la dette, d’abord biophysique, que nous avons du fait de son exploitation, et de mesurer le coût réel nécessaire à sa préservation pour l’intégrer dans les systèmes de comptes, afin de déclencher d’autres modes de pilotage et de gestion des entreprises, une autre vision de la performance et ainsi d’autres prises de décision.</p>
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<p><em>Cette contribution à The Conversation France prolonge une intervention de l’auteur aux <a href="https://www.journeeseconomie.org">Jéco 2023</a> qui se sont tenues à Lyon du 14 au 16 novembre 2023</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/217752/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandre Rambaud est codirecteur de la chaire Comptabilité Ecologique et directeur scientifique du CERCES (Cercle des Comptables Environnementaux et Sociaux).</span></em></p>La directive CSRD promulguée par l’UE propose un cadre qui sort du paradigme néoclassique : il ne s’agit plus uniquement de se contenter de mesurer une productivité ou une externalité.Alexandre Rambaud, Maître de conférences en comptabilité - Co-directeur des chaires "Comptabilité Ecologique" et "Double Matérialité", AgroParisTech – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2155672023-10-12T17:26:59Z2023-10-12T17:26:59ZFaut-il se réjouir du « Nobel » d’économie attribué à Claudia Goldin ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/553529/original/file-20231012-22-4qedpe.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C381%2C2123%2C1114&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Claudia Goldin a apporté des thèmes nouveaux à la science, mais avec des méthodes plutôt standard.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Claudia_Goldin#/media/Fichier:Claudia_Goldin_(cropped).jpg">Wikimedia Commons</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Le prix de la Banque Centrale de Suède, communément appelé <a href="https://theconversation.com/topics/prix-nobel-20616">« prix Nobel »</a> d’économie, vient tout récemment d’être attribué à Claudia Goldin pour avoir mis en lumière les <a href="https://www.kva.se/en/news/the-prize-in-economic-sciences-2023/">« principaux facteurs de différences entre les hommes et les femmes sur le marché du travail »</a>.</p>
<p>L’économie, en tant que discipline, est connue pour son sexisme, à la fois dans son organisation interne et dans sa manière de comprendre et d’influencer le monde. Le métier d’économiste reste à <a href="https://women-in-economics.com/index/">dominance masculine</a> et le champ scientifique <a href="https://www.pressesdesciencespo.fr/fr/book/?GCOI=27246100423030">invisibilise</a> les contributions des économistes femmes, pourtant <a href="https://www.jstor.org/stable/2117818">nombreuses</a> depuis les travaux fondateurs. Après Elinor Ostrom en 2009 et Esther Duflo en 2019, Claudia Goldin n’est que la troisième femme à remporter cette prestigieuse récompense, sur 93 lauréats depuis la création du prix en 1968.</p>
<p>Primer des travaux focalisés exclusivement sur les <a href="https://theconversation.com/topics/inegalites-hommes-femmes-136794">inégalités de genre</a> est par ailleurs inédit dans l’histoire de ce prix. De ce point de vue, le prix semble donc plutôt une bonne nouvelle. Les <a href="https://theconversation.com/topics/science-economique-33724">méthodes</a> sur lesquels ils reposent invitent néanmoins à nuancer l’idée.</p>
<h2>Courbe en U et travail cupide</h2>
<p>À 77 ans, Claudia Goldin est toujours professeure au prestigieux département d’économie de l’Université d’Harvard, où elle est d’ailleurs la première femme à avoir été titularisée, en 1989. Elle a pour particularité de combiner une approche néoclassique de l’économie et une perspective historique. Rendre justice à une œuvre prolifique qui s’étend sur près de cinq décennies est évidemment vain. Donnons simplement un aperçu de deux résultats saillants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1711800007601652192"}"></div></p>
<p>Le premier consiste à avoir modélisé la <a href="https://www.nber.org/papers/w4707https://www.nber.org/papers/w4707">« courbe en U »</a> de l’emploi féminin en fonction des degrés de « développement » des pays et à proposer une interprétation. Cette courbe montre que l’emploi féminin est élevé dans les économies de subsistance ; il décline lorsque les économies commencent à se monétariser et se marchandiser mais n’offrent que des emplois manuels, fortement stigmatisés pour les femmes ; puis il remonte lorsque les femmes ont accès à des emplois « à col blanc », plus respectables.</p>
<p>La transformation des normes familiales et l’accès à la pilule contraceptive amorcent une autre étape. Les jeunes femmes puis les futures mères peuvent désormais planifier leur avenir, et donc s’engager dans des études puis des métiers, perçus désormais comme de véritables carrières professionnelles et non comme un simple adjuvant au revenu familial. Exhumant de nombreuses archives, compilant diverses bases de données, Claudia Goldin retrace cette évolution pour les États-Unis mais aussi dans d’autres contextes, y compris postcoloniaux, suggérant l’universalité de cette courbe en U et de son interprétation.</p>
<p>Le second résultat, plus récent, porte sur la notion de « travail cupide » (<a href="https://www.nber.org/reporter/2020number3/journey-across-century-women"><em>greedy work</em></a> en anglais). Elle s’interroge ici non plus sur les taux d’emploi des femmes mais sur la persistance des inégalités de salaire au sein d’un même métier. À l’issue de travaux économétriques sophistiqués visant à isoler différents facteurs explicatifs, elle conclut que les inégalités relèvent moins de discrimination que de ce « travail cupide », qui consiste à exiger des travailleurs une grande flexibilité horaire, laquelle pénalise les femmes du fait de leurs responsabilités domestiques.</p>
<p>Les emplois les plus exigeants en termes de longues heures de travail et les moins flexibles sont rémunérés de manière disproportionnée, tandis que les revenus des autres emplois stagnent. C’est ainsi qu’elle explique la persistance de fortes inégalités de salaires femme-homme, notamment dans les métiers hautement diplômés.</p>
<h2>Thèmes nouveaux, méthode <em>mainstream</em> ?</h2>
<p>Loin de se cantonner à ses écrits et enseignements académiques, Claudia Goldin s’engage sur de multiples fronts, y compris pour l’égalité dans sa propre profession. D’abord en faisant office de modèle, puisqu’elle reconnaît <a href="https://freakonomics.com/podcast/the-true-story-of-the-gender-pay-gap/">gagner davantage que son mari</a> Lawrence Katz, lui-même économiste et avec qui elle a régulièrement collaboré (tout en soulignant avoir davantage d’ancienneté). Ensuite en promouvant des <a href="https://scholar.harvard.edu/goldin/UWE#:%7E:text=The%20Undergraduate%20Women%20in%20Economics,aimed%20at%20fulfilling%20this%20goal">programmes spéciaux</a> incitant les jeunes femmes à étudier l’économie.</p>
<p>Les travaux de Claudia Goldin ont eu l’immense mérite d’attirer l’attention de la discipline sur des thématiques longtemps impensées. Ils sont toutefois circonscrits à une méthode et une conception du travail et de l’économie qui limitent nécessairement leur portée.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1712434997091578147"}"></div></p>
<p>Claudia Goldin reste fidèle à une approche néoclassique des phénomènes économiques, considérant l’emploi comme un choix et un calcul économique rationnel individuel, influencé par une série de contraintes, d’incitations ou de chocs externes, dont l’origine ne mérite pas d’être questionnée. Elle appuie ses démonstrations sur des analyses économétriques visant à isoler les effets de différents facteurs, dont les non observables et/ou incommensurables sont écartés. Raisonner « toute chose égale par ailleurs » occulte l’entremêlement inextricable de certains facteurs.</p>
<p>La courbe en U, à portée prétendument universelle, s’applique certainement à plusieurs régions du monde et certains groupes sociaux, beaucoup moins à d’autres. Citons le <a href="https://blog.courrierinternational.com/bombay-darling/2021/05/24/en-inde-les-femmes-travaillent-de-moins-en-moins/">cas de l’Inde</a>, où l’emploi des femmes ne cesse de décliner dans une économie pourtant florissante.</p>
<p>Outre le fait de rendre justice à des trajectoires hétérogènes, reconnaître et explorer cette diversité visent surtout à complexifier l’analyse des <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/135457097338799">structures de hiérarchie sociale</a> et de la manière dont les inégalités de genre s’articulent avec d’autres rapports de pouvoir, afin de mieux penser leur dépassement. Même au sein des contextes occidentaux, il existe une diversité de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/095892879200200301">régimes de genre</a>, avec des modalités très inégales dans la manière dont État, marché, famille et milieu associatif se partagent les responsabilités. Entrent en jeu ici les droits sociaux, les questions fiscales, les réglementations relatives aux temps et horaires de travail ou encore les normes de masculinité, féminité et parentalité.</p>
<p>Plus encore, l’arbitrage emploi/soin aux enfants se révèle être un processus <a href="https://www.librairie-des-femmes.fr/livre/9782721004680-de-la-difference-des-sexes-en-economie-politique-nancy-folbre/">complexe et ambivalent</a> où s’entremêlent des aspirations, des obligations et des contraintes multiples, mais aussi des sentiments et des affects, extraordinairement variables selon les lieux, les contextes et les groupes sociaux.</p>
<h2>« Membres productifs de l’économie »</h2>
<p>Dans son ouvrage de vulgarisation sur l’idée de « greedy work », paru en 2021, en contexte post-pandémique, Claudia Goldin plaide par ailleurs pour des mesures de soutien aux parents et aux prestataires de soin afin de leur permettre, suggère-t-elle, d’être de <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691201788/career-and-family">« meilleurs membres productifs de l’économie »</a>. Comme l’ont cependant montré de nombreuses recherches, y compris en économie, cette course à la productivité est précisément <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/E/bo28638720.html">l’épicentre des inégalités comme de l’insoutenabilité</a> de nos systèmes économiques, puisque la productivité des uns se nourrit de la prétendue non-productivité des autres.</p>
<p>On n’insistera jamais assez sur l’immense responsabilité du savoir économique dominant dans la fabrique d’un monde profondément <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/030981689706200111">inégalitaire et insoutenable</a>, les deux allant de pair. En cantonnant l’économie (comme réalité) et la richesse à la production de biens et services échangeables sur un marché, le savoir économique dominant a entériné et justifié scientifiquement la <a href="https://www.bloomsbury.com/us/patriarchy-and-accumulation-on-a-world-scale-9781350348189/">dévalorisation d’activités, de personnes et de régions du monde</a>, supposées improductives et sans valeur.</p>
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<p>Il en va ainsi des <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/quotidien_politique-9782348069666">activités de soin et de subsistance</a>, principalement assumées par des femmes. C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance du <a href="https://www.cairn.info/revue-travail-genre-et-societes-2006-1-page-27.htm">« salaire féminin d’appoint »</a> : les femmes seraient par essence dépendantes de leur époux et leurs besoins seraient donc moindres. En France, c’est bien cette dévalorisation qui explique une partie du <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/un_quart_en_moins-9782707179104">« quart en moins »</a>, référence au 25 % de décalage entre les revenus moyens des femmes et des hommes.</p>
<p>C’est bien cette dévalorisation qui explique la persistance de secteurs entiers féminisés, sous-payés, et souvent racisés. Majoritairement dédiés aux soins ou à l’éducation, ces secteurs d’activité sont pourtant déterminants pour la survie et le bien-être de nos sociétés. Cette hiérarchisation des activités et des revenus féminins et masculins est gravée dans les normes sociales et les croyances, des hommes comme des femmes, mais aussi dans la réglementation, le droit et son interprétation, notamment le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit du travail</a> ou le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/le_genre_du_capital-9782348044380">droit sur les successions</a>.</p>
<p>En somme, si l’on peut se réjouir de cette nomination, gardons la tête froide : sa capacité à infléchir les modes dominants de pensée et d’action vers plus d’égalité et de soutenabilité semble, hélas, limitée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215567/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Guérin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La néo-nobélisée a été pionnière en économie pour l’étude des inégalités entre hommes et femmes. Néanmoins, et paradoxalement peut-être, à partir de méthodes qui en sont aussi pour partie à l’origine.Isabelle Guérin, Directrice de recherche à l'IRD-Cessma (Université de Paris), affiliée à l’Institut Français de Pondichéry, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2107322023-08-16T18:38:01Z2023-08-16T18:38:01ZQuand art et sciences économiques s’associaient pour parler au plus grand nombre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/540408/original/file-20230801-15-34adsa.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C22%2C1058%2C653&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le « Survey Graphic », une des premières publications à faire la part belle aux visuels dans l'Entre-deux-guerres (ici un encart publicitaire de novembre 1938)</span> <span class="attribution"><span class="source">Archives.org</span></span></figcaption></figure><p>La <a href="https://theconversation.com/topics/premiere-guerre-mondiale-25897">Première guerre mondiale</a> fut une atroce boucherie et une immense désillusion morale. Les promesses ouvertes par la révolution industrielle et la philosophie positiviste du siècle précédent s’étaient fracassées sur la réalité de la guerre avec un <a href="https://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/19890/population_societes_2014_510_guerre.fr.fr.pdf">bilan</a> sans appel : <a href="https://www.sudouest.fr/redaction/le-cercle-sud-ouest-des-idees/le-bilan-humain-de-la-guerre-14-18-20-millions-de-morts-2911746.php">vingt millions de morts</a> toutes nations confondues et autant de blessés graves.</p>
<p>L’armistice signé, l’opinion publique prenait conscience que les progrès de la science, célébrés par les utopies socialistes ou dans les romans d’anticipation de Jules Verne, avaient aussi été à l’origine des <a href="https://www.theoemery.com/book-hellfire-boys/">gaz mortels</a> et des divers outils de destructions massives qui avaient participé à ce massacre. À partir de 1917, de nombreux soulèvements ont lieu, à commencer par la Russie. Dans la vieille Europe comme aux États-Unis, une part significative de la population est séduite par les idées des mouvements populistes : le parti national-socialiste en Allemagne, le Ku Klux Klan aux États-Unis, les fascistes en Italie et divers autres groupes d’extrême droite en France, en Angleterre ou en Autriche. Dans la plupart des pays avancés s’ouvre alors une période de remise en cause profonde des idéaux modernes.</p>
<p>La <a href="https://theconversation.com/topics/science-economique-33724">science économique</a> n’a pas été épargnée par ce climat de défiance. Confrontée à la planification des activités économiques qui a permis la victoire de l’Entente, la théorie du marché parfait des économistes mathématiciens apparaît désormais comme une utopie un peu vaine. Comme nous l’avons montré dans un <a href="https://hal.science/hal-00870490/document">article</a> publié dans une <a href="https://read.dukeupress.edu/hope/article-abstract/45/4/567/12541/Economics-for-the-Masses-The-Visual-Display-of">revue historique américaine</a>, de nombreuses critiques voient le jour dans les années 1920 contre la spécialisation grandissante de la discipline et son isolement par rapport à une population traumatisée par le conflit mondial et la Révolution russe.</p>
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<p>Des ingénieurs, des sociologues et des économistes, inquiets de cette déconnexion croissante entre la population et les théories sociales et économiques, pensent alors qu’il est nécessaire de créer des outils et des méthodes pour unifier les sciences sociales et développer un véritable dialogue avec le peuple. Une autre éducation économique était nécessaire. Ils imaginent notamment de nouveaux <a href="https://theconversation.com/topics/data-visualisation-37427">visuels</a> comme moyen de répondre à ce défi.</p>
<h2>Photographie et statistique sociale aux États-Unis</h2>
<p>Outre-Atlantique, ce sont les associations de travailleurs sociaux qui sont les plus ouvertes à cette nouvelle approche. Leur principal média, le <a href="https://archive.org/search?query=survey+associates"><em>Survey</em></a>, propose, en particulier dans son supplément graphique, une large sélection de représentations visuelles des faits économiques et sociaux : photographies, diagrammes mais aussi <a href="http://www.info-ren.org/projects/btul/exhibit/stell31.html">tableaux</a>, <a href="https://winoldreiss.org/works/artwork/graphic/SurveyGraphic.htm">portraits</a> et autres <a href="https://library.osu.edu/site/vanloon/illustrator/">formes</a> d’<a href="https://twitter.com/dorothyjberry/status/1353458000904773632?l">illustrations</a>. Sur le plan universitaire, c’est un manuel d’introduction généraliste, <a href="https://archive.org/details/americaneconomic0000rexf/page/n5/mode/2up"><em>American Economic life</em></a>, rédigé par Rexford Tugwell – un proche du futur Président Franklin Roosevelt – et son assistant Roy Stryker, qui popularise cette pratique pédagogique.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=860&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=860&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=860&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1081&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1081&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540143/original/file-20230731-179364-g5nfj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1081&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Photographie de mécanicien, par Lewis Hine.</span>
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<p>Ces publications font la part belle aux photographies de <a href="https://www.cairn.info/revue-la-cause-du-desir-2018-2-page-211.htm">Lewis Hine</a>. Après des études de sociologie, ce dernier devient professeur à New York au début du XX<sup>e</sup> siècle. C’est pour des raisons pédagogiques qu’il commence à photographier de manière systématique les migrants européens arrivant à Ellis Island, porte d’entrée des États-Unis située à l’embouchure du fleuve Hudson. Bientôt convaincu de la capacité de la photographie à sensibiliser et faire comprendre les problèmes sociaux et économiques, non seulement aux décideurs, mais aussi au plus grand nombre, Hine décide d’abandonner l’enseignement et de se consacrer à plein temps à son activité de <a href="https://www.jstor.org/stable/2712885">« photographe social »</a>. Impliqué dans des enquêtes d’envergure à Pittsburgh puis à New York, il se mit à produire régulièrement des « portraits du travail » dont l’objet était d’offrir une vision positive et émancipatrice des salariés anonymes de l’industrie, comme ce célèbre portrait de mécanicien.</p>
<p>La photographie n’est cependant pas le seul type de support visuel utilisé. On trouve également des dessins, des schémas, des représentations statistiques, parfois illustrées pour leur donner une forme plus agréable pour le lecteur. Les auteurs du manuel <em>American economic life</em> et du magazine <em>The Survey</em> s’inspirent notamment de l’<a href="https://archive.org/details/graphicmethodsfo00brinrich">ouvrage</a> publié en 1914 par l’ingénieur Willard C. Brinton consacré aux méthodes graphiques de présentation des faits sociaux. Ce dernier y explique en introduction qu’il a écrit un ouvrage destiné « à l’homme d’affaire, au travailleur social et au législateur ». Il a, pour cela, cherché à éviter tout symbole mathématique au profit d’une présentation purement graphique.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=341&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540144/original/file-20230731-19-3cyqz0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=429&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Comparaison des régimes alimentaires des citoyens américains et allemands.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Extrait du manuel American Economic Life</span></span>
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<p>On y trouve ainsi de nombreux outils visuels devenus très courants, mais tout à fait nouveaux pour l’époque comme ce « camembert » comparant la composition des régimes alimentaires des citoyens américains et allemands.</p>
<h2>La recherche d’une clarté maximale</h2>
<p>En Europe aussi, nombreux sont ceux qui ne sont pas satisfaits par l’économie « classique » et s’intéressent aux méthodes visuelles pour éduquer et émanciper les classes populaires. Le <a href="https://journals.openedition.org/nrt/3412?lang=en">photographe allemand August Sander</a> s’engage, par exemple, dans un projet assez similaire à celui de Lewis Hine. Il veut rendre compte de manière visuelle des différents groupes sociaux, qu’ils soient visibles comme celui des artistes modernistes qu’il côtoyait, ou modestes comme celui des paysans qu’il allait rencontrer à la campagne. Ses œuvres participent du mouvement artistique et intellectuel dit de « La nouvelle objectivité », qui fut récemment l’objet d’une <a href="https://www.centrepompidou.fr/fr/programme/agenda/evenement/dEOe6u0">exposition au Centre Pompidou</a>.</p>
<p>Parallèlement aux photographies de Sander, l’historien, économiste, philosophe des sciences et directeur du Musée de l’économie et de la société de Vienne, Otto Neurath, met au point une méthode scientifique de visualisation simplifiée des statistiques économiques et sociales. Elle est appelée « Méthode viennoise », puis « Isotype ». Neurath était par ailleurs membre du célèbre Cercle de Vienne qui développait une pensée empiriste et logique, et coauteur de son influent <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Manifeste_du_Cercle_de_Vienne">manifeste</a>. Ses principes pédagogiques reposaient sur les expériences scientifiques des psychologues viennois de son époque.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=850&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540145/original/file-20230731-241351-l3qp76.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1068&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Exemple typique d’isotype créé par l’équipe d’Otto Neurath au Musée de Vienne.</span>
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<p>Otto Neurath, avec sa future épouse Marie Reidemeister, a imaginé sa méthode au croisement de ses conceptions <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-otto_neurath_un_philosophe_entre_science_et_guerre_antonia_soulez-9782738456298-10964.html">philosophiques</a> et <a href="http://www.editionsdelasorbonne.fr/fr/livre/?GCOI=28405100397310">politiques</a> sur le langage et le rôle du savoir dans la société, et des recherches visuelles initiées par les artistes du groupe des <a href="https://books.openedition.org/pupo/2002?lang=fr">« Progressifs de Cologne »</a>, tels que <a href="https://libcom.org/article/gerd-arntz-illustrations">Gerd Arntz</a> et <a href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/94/Franz_Wilhelm_Seiwert_-_Fabriken_-_1926.jpeg">Franz Whilem Seiwert</a>. Comme le montre cette représentation du nombre de travailleurs dans l’industrie sidérurgique, l’isotype repose sur un principe de clarté maximale qui exige la simplification des objets représentés, mais aussi la conversion des unités statistiques en icônes. Le tableau statistique était alors reconstruit sous la forme d’une histoire visuelle, compréhensible même pour ceux qui n’avaient pas eu la chance de bénéficier d’une éducation classique avancée. La standardisation des pictogrammes et des codes couleur utilisés, conçue avec son principal collaborateur visuel, Gerd Arntz, renforçait cette lisibilité en permettant un apprentissage visuel des classes populaires.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=834&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=834&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=834&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1048&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1048&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540148/original/file-20230731-6515-n4xciy.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1048&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Une du Survey Graphic, numéro de Mars 1932.</span>
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<p>Activiste socialiste et promoteur de l’universalisme sur les plans politique et culturel, Neurath profite de toutes les occasions pour internationaliser sa méthode, ouvrant des succursales en Allemagne, en Angleterre et en Union soviétique au début des années 1930. Il noue aussi de nombreux contacts aux États-Unis, à New York et Chicago, et arrive à convaincre les éditeurs du <em>Survey</em> de publier son travail.</p>
<h2>De l’engouement à l’échec</h2>
<p>Des statistiques visuelles « à la Neurath » se répandent alors rapidement dans des journaux et magazines américains. L’administration Roosevelt joue un rôle essentiel en initiant un vaste programme de communication politique qui vise à montrer l’état du pays, en particulier des zones rurales ravagées par des années de crise économique et les épisodes climatiques, mais aussi à promouvoir les politiques du <em>New Deal</em>. La plus célèbre de ces initiatives est sans doute le recueil de <a href="https://www.loc.gov/rr/program/journey/fsa.html">photographies de la Farm Security Administration</a>, coordonné par Roy Stryker, qui encore aujourd’hui oriente largement notre vision de cette époque, notamment à travers les clichés de Dorothea Lange ou <a href="https://www.loc.gov/pictures/collection/coll/item/2003656560/">Walker Evans</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=748&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540150/original/file-20230731-235615-ur66wm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=940&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Migrant mother, par Dorothea Lange, une des photographies les plus connues du programme de la Farm Security Administration.</span>
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<p>À côté de ces photographies qui s’apparentent au projet initié par Lewis Hine, l’administration Roosevelt multiplie les représentations visuelles dans ses documents officiels pour illustrer et justifier ses politiques. Ces figures ne se contentent plus de représenter des données, mais parfois aussi des processus économiques ou des concepts théoriques comme le multiplicateur keynésien, lequel sera largement diffusé dans les <a href="https://read.dukeupress.edu/hope/article/46/suppl_1/134/38740/Negotiating-the-Middle-of-the-Road-Position-Paul">manuels d’économie d’après-guerre</a>.</p>
<p>Bien qu’ils soient utilisés de manière massive dans les principaux magazines d’information créés dans années 1920 et 1930 (<em>Time magazine</em>, <em>Newsweek</em> et <em>Fortune</em>), ces objets visuels furent néanmoins très rapidement discrédités sur le plan scientifique. Plusieurs scandales éclatèrent à propos d’images « arrangées » par les photographes du groupe Stryker, remettant en cause leur neutralité comme source d’information à la fois pour le public, mais aussi pour les chercheurs en sciences sociales. Les statistiques visuelles sont également sévèrement critiquées pour leur manque de précision et leur caractère trop publicitaire. Aussi, malgré la publication de quelques ouvrages remarquables comme <a href="https://dorothealange.museumca.org/section/an-american-exodus-a-new-kind-of-book/"><em>Un exode américain</em></a>, co-écrit par l’économiste Paul Douglas et Dorothea Lange, ce mouvement de visualisation a rapidement quitté la sphère des sciences sociales pour intégrer celle de la communication, du journalisme et la publicité.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=781&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=781&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=781&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=981&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=981&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/540152/original/file-20230731-160144-yt9g05.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=981&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le multiplicateur keynésien, vu par l’administration Roosevelt.</span>
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<p>Cet échec met en perspective l’écart très souvent dénoncé entre les experts de l’économie et la population sur des sujets essentiels tels que l’<a href="https://laviedesidees.fr/Derriere-les-chiffres-de-l-inflation">inflation</a> ou la <a href="https://laviedesidees.fr/La-dette-cet-artefact">dette publique</a>. À se complexifier, la science crée simultanément une difficulté, voire une incapacité, à se rendre compréhensible par le plus grand nombre. Le mouvement <a href="https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2015-1-page-103.htm">« autisme-économie »</a> prônait par exemple, au début des années 2000, une réforme de l’enseignement de l’économie qui ne décrivait, selon ses membres, que des « mondes imaginaires ». L’histoire nous apprend que le dilemme entre la volonté de scientificité et la nécessité de se faire comprendre par les citoyens est ancien et qu’il n’existe pas, à ce jour, de solution complètement satisfaisante pour y répondre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/210732/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Loïc Charles a reçu des financements de l'Université de Paris 8, de l'Ined et de l'ANR. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Yann Giraud a reçu des financements de CY Cergy Paris Université.</span></em></p>Les économistes, déconnectés du monde réel ? Dans les années 1920 et 1930, ils faisaient appel à la photographie et d’autres outils visuels pour parler de l’économie.Loïc Charles, Professeur d'histoire de l'économie, Institut National d'Études Démographiques (INED)Yann Giraud, Professeur en histoire des savoirs économiques, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2064232023-05-30T16:11:42Z2023-05-30T16:11:42ZLes politiques publiques doivent-elles sauver des vies ou des années de vie en plus ?<p>Les dépenses publiques pour réduire la mortalité doivent-elles tenir compte de l’âge ? Par exemple, à la suite d’une intense vague de chaleur ou d’une violente épidémie, convient-il d’éviter d’abord le décès d’enfants, d’adultes ou de vieilles personnes ? Dit autrement, pour un budget donné doit-on chercher à sauver le plus grand nombre de vies possibles, sans opérer de distinction d’âge parmi elles, ou sauver le plus grand nombre d’années de vie possibles en privilégiant la population qui bénéficie d’une espérance de vie plus longue car plus jeune ?</p>
<p>La question est vivement débattue chez les économistes. Elle y prend la forme d’un choix de l’emploi de la valeur d’une vie humaine uniforme ou de la valeur d’une année de vie humaine, deux notions qui peuvent être mises en regard des dépenses publiques pour évaluer leur pertinence et les comparer. Nous préconisons de compter selon les années de vie gagnées – donc selon l’âge – lorsque les aléas frappent avant tout les personnes âgées. Comme dans le cas des canicules ou du Covid-19. Rappelons qu’en France <a href="https://www.inserm.fr/wp-content/uploads/2017-11/inserm-rapportthematique-surmortalitecaniculeaout2003-rapportfinal.pdf">86 % des décès de la canicule de 2003</a> et <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/5432505?sommaire=5435421">83 % des décès de l’épidémie du SARS-CoV-2</a> ont affecté des personnes de 70 ans et plus.</p>
<h2>Quelle est la « valeur statistique d’une vie » ?</h2>
<p>Avant d’argumenter ce choix, nous devons revenir à quelques notions et principes de base du calcul économique. Afin de mieux répartir les dépenses publiques pour sauver des hommes, l’économie appliquée a besoin de chiffres. Pour décider quelles actions mener contre les accidents de la route ou contre le tabagisme, il est nécessaire de comparer leurs coûts aux bénéfices en termes de vies humaines épargnées. Et comme le coût s’exprime en euros, il faut bien aussi exprimer les bénéfices en euros.</p>
<p>On arrive ainsi à la notion consacrée de « valeur statistique d’une vie ». Attention, il ne s’agit pas du prix d’une vie : depuis la fin de l’esclavage, il n’y a plus de marché, donc de prix des vies humaines. Il ne s’agit pas plus d’une valeur de <em>la</em> vie, et encore moins de <em>la</em> valeur de <em>la</em> vie. Il s’agit d’une valeur statistique à double titre. En premier lieu, elle reflète la diminution d’un risque individuel de décès qui résulte d’une politique publique. À ce titre, elle ne doit pas être confondue avec une valeur des vies humaines. En second lieu, elle concerne un individu non identifié.</p>
<p>Imaginons une société de 100 000 individus qui envisagent de financer un projet public de sécurité. Supposons que chacun soit prêt à payer 100 euros en moyenne pour réduire la probabilité de décès de 3/100 000 à 1/100 000, soit 2 décès en moins pour l’ensemble de cette société. On en déduira une « valeur statistique d’une vie » de 5 millions d’euros (100.000x100/2). Ou, selon une formulation bien meilleure mais plus longue, « le coût d’évitement d’une mort anonyme additionnelle » de 5 millions d’euros.</p>
<p>Cette approche statistique constitue un instrument d’aide à la décision publique visant à réduire le risque de mortalité et à le faire le plus intelligemment possible. L’État ne peut pas consacrer exclusivement son budget à sauver des vies humaines. Il est important d’estimer s’il convient de dépenser un peu plus pour prévenir les maladies cardio-vasculaires que pour les soigner, pour lutter contre l’alcool et l’héroïne, ou encore pour réduire les accidents de la route et d’avion. L’enjeu est d’épargner le plus de vies possible avec un budget donné.</p>
<p>Bien entendu, la mort ne peut pas être perpétuellement évitée. Intuitivement, la valeur d’un individu pour retarder sa mort dépend du temps gagné – un an c’est mieux qu’une semaine – et de l’âge – un an de plus à 40 ans c’est mieux qu’un an de plus à 80 ans. D’où la seconde notion, celle de « valeur statistique d’une année de vie », pour désigner la perte d’une année de vie en moins.</p>
<h2>Trois millions d’euros en moyenne pour une vie sauvée en plus</h2>
<p>Une des méthodes largement utilisées pour estimer ces valeurs consiste à demander aux individus eux-mêmes ce qu’ils sont prêts à payer pour une réduction du risque. Les montants déclarés sont ensuite agrégés et les moyennes calculées.</p>
<p>Le recensement le plus complet des études portant sur la valeur d’une vie humaine sauvée est celui produit par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) en 2012. Il couvre les quelque 1000 études académiques faites sur le sujet ; il les classe selon le type de risque pris en compte (transports, santé, environnement), selon le type d’enquêtes (questionnaire administré face à face, par téléphone, par échanges de courriels, etc.), selon la méthode (analyse contingente dans laquelle on demande à l’interviewé la somme d’argent qu’il est prêt à consacrer pour une réduction de X de son risque de décès au cours de l’année prochaine ; ou l’analyse conjointe où on demande à l’interviewé son choix entre deux situations qui lui sont proposées et qui diffèrent par le risque et par la somme d’argent qu’il doit payer). Ce recensement a abouti à une <a href="https://www.oecd-ilibrary.org/fr/environment/la-valorisation-du-risque-de-mortalite-dans-les-politiques-de-l-environnement-de-la-sante-et-des-transports_9789264169623-fr">valeur moyenne statistique d’une vie de 3 000 000 euros</a> pour l’ensemble de l’OCDE.</p>
<p>À côté de ces nombreuses estimations de la valeur statistique d’une vie, celles qui portent sur l’année de vie sont plus rares. Citons comme exemple une étude, portant sur plus d’un millier de personnes interrogées en 2010 dans plusieurs pays européens, qui aboutit à un montant de <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S1470160X10002116">40 000 euros pour la valeur d’une année de vie</a>. La question portait sur leur consentement à payer pour un gain d’espérance de vie de 3 mois ou de 6 mois selon un scénario de réduction de la pollution plus ou moins ambitieux.</p>
<p>Derrière ce type de résultats, il faut imaginer des protocoles aussi précis que complexes (en particulier pour expliquer les difficiles notions de risque et de probabilité) et des jeux de questions testées avec rigueur et formulées avec soin. Il faut savoir aussi que les valeurs obtenues dans les réponses sont dispersées parmi les individus soumis à la même enquête.</p>
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<p>Plus élevée pour les individus plus riches, par exemple. Idem pour les valeurs moyennes obtenues d’une enquête à l’autre selon les protocoles choisis et les questions posées. Elles sont plus élevées pour un programme de santé que pour un projet d’aménagement routier. Pour tenir compte des progrès théoriques et de la multiplication des travaux appliqués, les valeurs officiellement recommandées ou adoptées par les administrations évoluent d’ailleurs avec le temps.</p>
<p>En France, la valeur statistique d’une vie est ainsi passée de la première référence en1970 à la plus récente en 2013 <a href="https://jeromemathis.fr/livre/">d’un peu moins de 300 000 d’euros d’aujourd’hui à un peu plus de trois millions</a> d’aujourd’hui. L’un des auteurs de cet article a d’ailleurs dirigé les réflexions et les travaux qui ont abouti en 2013 au choix de ce montant ainsi qu’au montant de 160 000 euros pour la valeur statistique de l’année de vie. Le <a href="https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/archives/Elements-pour-une-r%C3%A9vision-de-la-valeur-de-la-vie-humaine.pdf">rapport</a> qui justifie ces valeurs précise qu’il est utile de recourir à l’année de vie perdue pour compléter les analyses et les calculs quand « la question de l’âge se pose ». Il ne recommande pas toutefois dans ce cas d’employer uniquement cette valeur. Il convient désormais de trancher ce ni oui ni non.</p>
<h2>Fair innings</h2>
<p>Pourquoi proposons-nous d’opter en faveur d’une valeur tenant compte de l’âge ?</p>
<p>Examinons d’abord les conséquences d’un tel choix. Les personnes âgées ayant moins d’années à vivre devant elles, le passage d’une comptabilité en valeur d’une vie perdue à une comptabilité en année de vie perdue conduit à retenir proportionnellement moins de projets de réduction du risque de mortalité en leur faveur. Par exemple, dans le choix entre un projet qui évite des décès de canicule et un projet qui évite des décès d’accident de la route et donc bénéficie à une population plus équilibrée en âge, le premier sera économiquement plus avantageux, toutes choses égales par ailleurs.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/528259/original/file-20230525-21-nbbprx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">En France, la valeur statistique d’une vie est ainsi passée de la première référence en1970 à la plus récente en 2013 d’un peu moins de 300 000 d’euros d’aujourd’hui à un peu plus de trois millions d’aujourd’hui.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.wallpaperflare.com/label-tag-string-shape-card-space-paper-mockup-design-space-wallpaper-awxrs">Wallpaperflare</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Le choix d’une valeur ou d’une autre relève ainsi d’un souci de justice intergénérationnelle, soit celui de privilégier les vieilles générations soit celui de privilégier les jeunes générations.</p>
<p>Privilégier ces dernières et non l’inverse repose sur l’idée que chacun disposerait d’une durée d’existence semblable égale à l’espérance de vie de sa classe d’âge. Toute personne qui décèderait plus tôt subirait une injustice que la collectivité devrait prévenir. Ce <a href="https://www.jstor.org/stable/27504067">principe</a> est défendu par un économiste de la santé anglais, Alan Harold Williams. Il s’est inspiré des réflexions d’un <a href="https://philpapers.org/rec/HARTVO-4">philosophe compatriote</a>. En référence au sport national de l’Angleterre, il porte le nom d’argument du <em>Fair innings</em>, ce dernier terme désignant une manche du jeu de cricket pour l’équipe du batteur.</p>
<p>Il pose que l’évitement de décès de personnes ayant franchi ou s’approchant du cap de la vieillesse n’est pas acceptable s’il peut seulement être obtenu en coûtant des vies à ceux qui en sont loin. Une telle situation apparaît quand la société s’est fixé un budget contraint pour les dépenses de santé et de sécurité civile. Plus largement, l’argument du <em>Fair innings</em> rejoint l’idée d’une <a href="https://hal-univ-paris-dauphine.archives-ouvertes.fr/halshs-03670001/">réduction légitime des inégalités de durée de vie</a> entre les individus.</p>
<p>Observons que ce principe n’est pas sans références imagées. Par exemple à travers la formulation populaire « d’années de bonus » pour qualifier celles au-delà de l’espérance de vie. Ou même dans la Bible spécifiant que « Les jours de nos années <a href="https://lire.la-bible.net/76/detail-traduction/chapitres/verset/Psaumes/90/10/SEG">s’élèvent à 70 ans</a> » et suggérant que ceux qui vivent plus longtemps n’ont pas à en tirer orgueil car <a href="https://www.bibliaplus.org/fr/commentaries/4/commentaire-biblique-par-albert-barnes/psaume/90/10">ils n’y sont pour rien</a>.</p>
<h2>Courbe en U renversé</h2>
<p>Dès lors, quelle valeur du coût d’une année de vie en moins évitée choisir ?</p>
<p>Une première façon consiste à la déterminer à partir de la « valeur statistique d’une vie » en la saucissonnant. Pour un individu de 40 ans bénéficiant d’une espérance de vie de 78 ans, la valeur d’une tranche d’une année de vie est égale à la « valeur statistique d’une vie » divisée par 38 (i. e., 78 – 40). Mais pour tenir compte dans le temps de l’arbitrage entre consommer aujourd’hui ou demain, il est nécessaire d’actualiser le nombre d’années de vie au dénominateur. C’est l’approche suivie dans le rapport cité plus haut qui aboutit au montant de 160.000 euros en prenant un taux d’actualisation de 3 %.</p>
<p>Cette façon de faire est très commode car on dispose d’un beaucoup plus grand nombre de travaux qui déterminent directement la valeur statistique « d’une vie » plutôt que « d’une année de vie ». Une de ses principales faiblesses est que le résultat est très sensible au taux d’actualisation alors qu’il n’a pas été observé. Il résulte d’un choix des experts et ce choix comporte donc une part d’arbitraire.</p>
<p>Une seconde méthode repose encore sur la « valeur statistique d’une vie » mais considère qu’elle n’est pas indépendante de l’âge. Un grand nombre d’enquêtes et de modèles laissent penser en effet que c’est bien le cas. Ils montrent que la valeur d’une vie en fonction de l’âge prend approximativement la forme d’un U renversé. Elle augmente rapidement au cours des jeunes années, se stabilise à l’âge adulte et diminue plus ou moins vite au cours de la vieillesse. La forme précise du U renversé et donc la valeur d’une année de vie selon l’âge, qui n’est donc plus constante contrairement à la première méthode, diffère cependant beaucoup selon les études.</p>
<p>Une troisième façon consiste à repérer à travers des questions auprès des individus comment leur déclaration sur la valeur d’années de vie additionnelles varie selon leur âge. Il existe cependant extrêmement peu de travaux en France ou ailleurs procédant de cette façon.</p>
<p>En attendant que ce type d’enquêtes directes se développent ou d’autres avancées de la recherche, nous suggérons d’employer l’une des deux autres méthodes. Mais nous recommandons que la présentation des résultats pour évaluer telle ou telle dépense publique soit accompagnée d’une étude de sensibilité au taux d’actualisation et courbes de U renversés choisies.</p>
<p>Concluons par deux observations qui rejoignent les débats et réflexions actuelles sur la fin de vie. En premier lieu, la pondération des vies sauvées par le nombre d’années de vie gagnées doit naturellement tenir compte de la qualité de vie au cours de ces années gagnées. C’est un autre pan bien fourni de la recherche économique qui prolonge ceux mentionnés ici. Il s’est notamment développé dans le secteur de la santé. En second lieu, notre proposition doit être discutée et débattue au-delà des experts de la question et de l’administration. Il ne s’agit pas d’un choix technocratique. Les citoyens doivent y être associés et en délibérer.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206423/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Plusieurs travaux ont tenté d’apporter des réponses à ce dilemme qui reste largement débattu chez les économistes.François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSLEmile Quinet, Professeur émérite Ecole des Ponts-ParisTech et membre associé de Paris School of Economics, École des Ponts ParisTech (ENPC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1919742022-10-10T19:00:46Z2022-10-10T19:00:46ZQuelle est la température idéale pour être heureux ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/488478/original/file-20221006-20-thv8d1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C19%2C1270%2C938&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Il est désormais bien établi que le temps ensoleillé influe positivement sur le bonheur…
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/756391">Pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Les fortes chaleurs de cet été n’ont pas apporté que du malheur. Nos mauvais souvenirs d’estivant s’estompent pour ne garder que les bons, ceux d’un temps radieux hors canicule. Nous craignons maintenant d’avoir froid à <a href="https://www.francetvinfo.fr/economie/energie/sobriete-energetique-comment-la-limite-pour-le-chauffage-a-ete-fixee-a-19c_5389855.html">19 °C, température maximum</a> recommandée par le gouvernement face aux risques de coupures cet hiver… Le thermomètre affecte en effet notre humeur et notre bien-être. Oui mais dans quelle mesure ? Pour le savoir, il nous faudrait aussi disposer d’un thermomètre des sentiments. Cela tombe bien : on en a un, et même plusieurs, qu’on peut alors relier à la température ambiante et à l’ensoleillement du moment.</p>
<p>Le premier thermomètre de ce genre a été imaginé par un fameux économiste irlandais, Francis Ysidro Edgeworth. Il l’a conçu sur le papier au début des années 1880 dans son maître ouvrage <em>Mathematical Psychics</em>. Son « hédonomètre », puisque c’est ainsi qu’il nomme sa <a href="https://socialsciences.mcmaster.ca/econ/ugcm/3ll3/edgeworth/mathpsychics.pdf">machine psychophysique</a>, enregistre la hauteur du plaisir de l’individu selon le « frémissement de ses passions ». Il est doté d’une sorte d’aiguille de sismographe qui oscille aux alentours de zéro lorsque la personne s’ennuie, jusqu’à tendre presque vers l’infini de trop rares fois. Edgeworth cherchait alors à armer la théorie économique d’un instrument de mesure de l’utilité, ou satisfaction, des individus.</p>
<p>Beaucoup plus tard et avec une ambition théorique moindre, des psychologues mais aussi des économistes se sont penchés sur les déterminants du bonheur avec une méthode très simple : demander aux individus d’exprimer leur satisfaction dans la vie, par exemple selon une échelle de 1 à 10. Cet hédonomètre du bien-être subjectif a été utilisé pour estimer l’influence de nombreuses variables comme le <a href="https://www.collectionreperes.com/economie_du_bonheur-9782348054648">revenu, le niveau d’étude, le nombre d’amis, la richesse du pays, etc</a>.</p>
<p>Il a aussi été employé il y a déjà presqu’un demi-siècle pour mesurer <a href="https://psycnet.apa.org/record/1984-12290-001">l’influence du beau temps</a>. 84 étudiants de l’Université de l’Illinois (États-Unis) ont été interrogés. Ceux appelés au téléphone pendant les premiers jours d’ensoleillement après une période de temps maussade se sont déclarés plus satisfaits de leur vie que leurs camarades questionnés au cours d’un jour de pluie succédant à une période de mauvais temps.</p>
<h2>Bénéfices physiologiques et sociaux</h2>
<p>Rien d’étonnant à ce résultat, mais il est un peu ennuyeux car il biaise par une variable transitoire l’évaluation de la satisfaction de la vie qui se veut une appréciation globale et sur la durée du bonheur des individus.</p>
<p>Par ailleurs, deux causes possibles peuvent être invoquées sans que l’on puisse les démêler. La première est physiologique. La luminosité agit sur le taux de sérotonine, un neurotransmetteur souvent appelé l’hormone du bonheur. Ou plutôt agirait car les preuves manquent encore. Doser la sérotonine passe par un prélèvement du liquide céphalorachidien, un geste médical à éviter sans bonne raison.</p>
<p>L’autre explication à l’effet bénéfique du soleil est d’ordre social. Le beau temps facilite des activités extérieures plaisantes, shopping ou plage par exemple. Les deux causes jouent sans doute en général et même simultanément quand on se retrouve par beau temps entre amis assis à la terrasse d’un café ou en famille lors d’un pique-nique à la campagne.</p>
<p>En tout état de cause, il est désormais bien établi que le temps ensoleillé influe positivement sur le bonheur, et ce pour nombreux pays occidentaux comme les <a href="https://psycnet.apa.org/record/2017-15583-010">États-Unis, le Canada</a>, <a href="https://www.semanticscholar.org/paper/On-the-Sunny-Side-of-Life%3A-Sunshine-Effects-on-Life-K%C3%A4mpfer-Mutz/88df958d3dd712f4696dd4b7b846bcf011a7826a">l’Allemagne</a>, et <a href="https://psycnet.apa.org/record/2016-03305-007">l’Australie</a>. Mais cette influence reste modeste par rapport à d’autres variables testées comme vivre en couple, disposer d’un emploi ou ne pas souffrir de handicap. En réalité, nous avons même sans doute tendance à surestimer l’influence du soleil. Daniel Kahneman, le seul psychologue lauréat du prix Nobel d’économie à ce jour, a par exemple montré que les étudiants de l’Université du Michigan, où le temps est souvent pluvieux, avaient tendance à davantage à <a href="https://web.mit.edu/curhan/www/docs/Articles/biases/9_Psychological_Science_340_(Schkade).pdf">accorder plus l’importance au climat pour expliquer leur bien-être</a> que ceux de l’Université de Californie, et inversement.</p>
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<p>Aiguillonnés par la nécessité d’anticiper les effets du réchauffement climatique, les travaux portent moins depuis une vingtaine d’années sur le beau temps à travers ensoleillement que sur la température. Citons en particulier un <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0921800904002940">travail économétrique</a> réalisé à partir d’observations sur 67 pays. Il montre sans surprise une préférence commune pour des températures plus élevées pour le mois le plus froid de l’année et des températures plus basses pour le mois le plus chaud. Ces observations sont tirées de la <a href="https://worlddatabaseofhappiness.eur.nl">World Base of Happiness</a>. Pas plus que <a href="https://www.collectionreperes.com/economie_du_bonheur-9782348054648">l’économie du bonheur</a> soit devenue une sous-discipline académique <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-economie-du-bonheur-claudia-senik/9782021186239">reconnue</a>, vous ne vous doutiez sans doute pas qu’une base de données mondiale du bonheur puisse exister.</p>
<h2>Préférences climatiques</h2>
<p>L’hédonomètre du bien-être subjectif mesurant des préférences exprimées est moyennement apprécié des théoriciens car il est sujet aux biais et erreurs traditionnels des enquêtes : influence de la formulation des questions et de leur ordre, impressions de l’interrogateur sur le déclarant, déclaration dépendante du moment choisi, trop petit nombre d’enquêtés, etc.</p>
<p>D’où la conception et le recours à des méthodes qui révèlent les préférences des individus sans les leur demander. La <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02282301/document">méthode des prix hédoniques</a> est la plus classique. Elle est utilisée pour déduire à partir de données observables indirectes les préférences des individus pour des biens hors marché, donc sans prix apparent. Par exemple ici, les préférences de température à partir des salaires et des dépenses liées au logement. L’intuition étant que les ménages acceptent de payer des prix plus élevés et de recevoir des salaires plus faibles pour vivre dans les localités qui correspondent à leurs préférences climatiques, toutes choses égales par ailleurs.</p>
<p>Un quatuor d’économistes a ainsi mis en évidence que le consentement à payer est plus élevé pour éviter un degré de chaleur excessive que celui <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/abs/10.1086/684573">pour éviter un degré de froid excessif</a>. Un trio, jouant de cette même méthode, s’est intéressé aux préférences de température selon les saisons. Sans surprise, elles penchent vers des <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0095069617305843">hivers doux et des étés de chaleur modérée</a>. Sans surprise encore, il apparaît que ce trait est d’autant plus marqué que les personnes sont âgées. La malchance est qu’en général les régions d’hiver doux connaissent des étés chauds…</p>
<p>La boîte à outils des préférences révélées s’est enrichie récemment d’un nouvel hédonomètre grâce à l’ingéniosité d’un jeune économiste américain, Patrick Baylis. Il est parvenu à tracer la <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0047272720300256">courbe de notre félicité en fonction de la température</a> grâce à une machine de son invention.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=739&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=739&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=739&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=929&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=929&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488298/original/file-20221005-18-4mouj2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=929&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0047272720300256">Tableau tiré des travaux de Baylis (2020), page 50</a></span>
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<p>Son principe est simple mais d’application laborieuse. Il nécessite de collecter un million de tweets géolocalisés, à en repérer pour chacun et chaque auteur dans la durée les mots exprimant un sentiment de bien-être et de mal-être et à les traduire dans un score synthétique. La phase la plus délicate consiste bien sûr à choisir parmi les termes employés, les mots de connotation positive et négative, et à leur donner une valeur pour calculer le score.</p>
<p>Afin d’obtenir des résultats plus solides, plusieurs méthodes ont été utilisées dont l’une observant et analysant même les émoticônes en plus des mots. Il suffit ensuite de rapporter cette prise de température des sentiments à la température du jour des messages écrits.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488300/original/file-20221005-22-95y0o1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0047272720300256">Tableau tiré des travaux de Baylis (2020), page 35</a></span>
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<p>La courbe obtenue par Patrick Baylis ressemble à un U renversé. En haut, un plateau entre 14 °C et 28 °C, une montée régulière pour y parvenir en partant de 0 °C et une descente à partir de 28 °C jusque vers 42 °C. On note donc bien encore une augmentation de bien-être lorsque la température est un peu moins fraîche, une sorte de bonheur de la chaleur.</p>
<p>Bien sûr, il ne faudrait pas croire cette courbe universelle. Elle a été établie à partir de données collectées aux États-Unis. Cet immense pays présente l’avantage d’une grande diversité de conditions climatiques. Du froid de l’Alaska aux hautes températures de l’Arizona en passant par la chaleur humide de la Nouvelle-Orléans et le régime tempéré du Wisconsin. Mais les particularités économiques, culturelles et sociales de cette région de l’Amérique du Nord rendent plus que délicate l’extrapolation des tendances observées au reste du monde.</p>
<p>88 % des logements étatsuniens par exemple sont <a href="https://www.eia.gov/todayinenergy/detail.php?id=52558">équipés d’un climatiseur</a>. Conscient de cette difficulté Patrick Baylis a eu la bonne idée d’appliquer son hédonomètre à six autres pays de langue anglaise. Le U renversé, c’est-à-dire la préférence pour des températures modérées contre des températures froides ou chaudes, se retrouve en Australie et en Inde.</p>
<p>En revanche, en Afrique du Sud et aux Philippines, il manque une jambe au U : les basses températures ne sont pas moins préférées que les températures modérées. Pour le Kenya et l’Ouganda, les deux jambes ont carrément disparu : pas de différence discernable dans les sentiments exprimés en réponse aux différentes températures. Il faut donc rester circonspect. D’autant qu’à part l’Australie, les utilisateurs de Twitter dans ces pays représentent une portion faible et particulière, car plus aisée et éduquée, de la population.</p>
<h2>Oubliez Celsius et Fahrenheit !</h2>
<p>Il convient également de garder en tête que la température ne détermine pas à elle seule nos sentiments à l’égard du temps qu’il fait dehors. L’humidité joue aussi un rôle en particulier lorsque la température est élevée. Elle bloque l’évacuation de la chaleur corporelle par la sudation, ce qui augmente le risque de coup de chaleur.</p>
<p>Le temps gris, même si la température est clémente et qu’il ne pleut pas, exerce également une influence sur notre humeur. Mettre en évidence le rôle de la température toutes choses égales par ailleurs exige donc de prendre en compte, soit techniquement en économétrie de contrôler ces autres variables décrivant les conditions climatiques.</p>
<p>Notre jeune économiste a pris en compte la pluie dans ses calculs et sa courbe, c’est-à-dire que l’effet de la température est estimé qu’il pleuve ou non par ailleurs. Ce n’est pas complètement le cas pour l’ensoleillement qui n’est pas pris en compte en tant que tel et que la pluie ne résume pas. Le temps peut être gris sans qu’il pleuve. Et il pleut rarement quand le soleil brille, fort heureusement d’ailleurs car ce jour-là le diable bat sa femme et marie sa fille selon le dicton hérité d’une fameuse dispute entre Jupiter et Junon.</p>
<p>Pour mieux établir encore les liens entre la température et le bonheur, il faudrait abandonner les échelles mises au point par Anders Celsius et Gabriel Fahrenheit au début du XVIII<sup>e</sup> siècle, délaisser le thermomètre au mercure d’hier et au gallium d’aujourd’hui pour adopter le thermomètre-globe mouillé.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C7%2C1191%2C765&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Technicien militaire vérifiant un thermomètre-globe mouillé, qui permet d’anticiper les situations de stress thermique, sur la base navale de Corry, en Floride" src="https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C7%2C1191%2C765&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488301/original/file-20221005-18-v4lie0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Technicien militaire vérifiant un thermomètre-globe mouillé, qui permet d’anticiper les situations de stress thermique, sur la base navale de Corry, en Floride.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:US_Navy_100524-N-5328N-671_Cryptologic_Technician_(Technical)_Seaman_Antron_Johnson-Gray_checks_the_wet_bulb_globe_temperature_meter.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Ce drôle d’instrument calcule selon l’humidité du moment la température humide (c’est-à-dire celle qui empêche l’évaporation de la sueur), détermine la température radiante grâce à une petite boule noire exposée à la lumière du jour, et enfin plus banalement mesure la température de l’air ambiant. Ne lui manque qu’un anémomètre pour observer la vitesse du vent ! Il combine les trois observations pour obtenir une valeur en degré WBGT (pour Web Bulb Globe Temperature). L’appareil est notamment utilisé sur certaines bases militaires et chantiers de construction pour évaluer le niveau de risque de stress thermique et recommander de ralentir le niveau d’activité, voire la cesser.</p>
<p>Vous pouvez vous aussi vous équiper de ce drôle d’appareil. Il existe des versions pas trop encombrantes et pas très chères. Vous pourrez alors construire votre base de données personnelles afin d’évaluer scientifiquement votre propre bien-être en fonction de cette température plurielle.</p>
<hr>
<p><em>François Lévêque a publié chez Odile Jacob <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-lere-des-entreprises-hyperpuissantes-touche-t-elle-a-sa-fin-157831">« Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ? »</a>. Son ouvrage a reçu le <a href="https://www.melchior.fr/note-de-lecture/les-entreprises-hyperpuissantes-prix-lyceen-lire-l-economie-2021">prix lycéen du livre d’économie</a> en 2021</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191974/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Lévêque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>De nombreux économistes ont étudié le lien entre niveau du thermomètre et satisfaction. Sans surprise, leurs études concluent sur une préférence pour des hivers cléments et des étés pas trop chauds.François Lévêque, Professeur d’économie, Mines Paris - PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1910362022-09-29T16:16:52Z2022-09-29T16:16:52ZEt si la génétique expliquait aussi les tendances sur le marché mondial du vin ?<p>Dans leurs travaux, les économistes s’inspirent parfois des sciences dures et notamment de la physique. Un des exemples les plus parlants vient de l’application du modèle gravitationnel de Newton au commerce international. Le principe est simple. Les flux de commerce entre deux pays sont déterminés principalement par la masse de ces pays (mesurée par le PIB) et la distance (en kilomètres) qui les sépare. Plus la masse du partenaire commercial est élevée et la distance avec lui est faible, plus le flux d’exportation sera important. C’est donc une loi d’attraction économique, centrale dans l’analyse empirique du commerce international.</p>
<p>Cette équation de gravité économique semble inébranlable, comme la physique newtonienne de la fin du XVII<sup>e</sup> au début du XX<sup>e</sup> siècle. Elle est enrichie par l’ajout de variables historiques reflétant des liens particuliers entre les partenaires commerciaux (langue commune, frontière commune, etc.) ou de variables institutionnelles, politiques et économiques (l’appartenance à une union politique et douanière, la présence d’accords commerciaux bilatéraux, les montants des droits de douane, etc.).</p>
<p>Ces variables permettent d’affiner la précision des modèles gravitaires pour prédire les flux de commerce. Toutefois, la distance géographique continue à jouer un rôle trop important dans ces modèles, malgré des années de baisse tendancielle des coûts de transports.</p>
<h2>Coûts cachés</h2>
<p>On peut pousser l’analogie avec les développements de la physique au XX<sup>e</sup> siècle qui, sous l’impulsion d’Albert Einstein, ont montré les limites des lois newtoniennes. La fameuse matière noire (<em>dark matter</em>), souvent évoquée pour illustrer ces limites, trouve son pendant en économie avec les <em>dark trade costs</em>, des <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/caje.12055">coûts cachés freinant les échanges mondiaux</a>.</p>
<p>Ces coûts sont identifiés par les écarts entre l’intensité des échanges commerciaux tels que prédits par les modèles gravitationnels et les niveaux d’exportation réels. Ces <em>dark</em> facteurs, par nature difficiles à identifier, sont interprétés entre autres choses comme des différences culturelles limitant les possibilités de commerce entre les peuples. Ces barrières au commerce peuvent justement expliquer la surestimation du facteur de la distance géographique.</p>
<p>En réalité, ces barrières implicites au commerce international ne sont pas totalement insaisissables. Il est possible d’en mesurer certaines et notamment les différences culturelles et biologiques de long terme qui expliquent une partie des écarts de goûts entre nations.</p>
<p>Dans un <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/ajae.12335">article</a> publié à l’été 2022 dans l’<em>American Journal of Agricultural Economics</em>, nous tentons d’approximer ces facteurs par la distance <a href="https://theconversation.com/fr/topics/genetique-20570">génétique</a> entre les peuples. Cette distance est associée au temps écoulé depuis les derniers ancêtres communs de deux populations. Nous utilisons alors la distance génétique dans un modèle gravitaire appliqué aux exportations de vins français pour tester cette théorie.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd'hui</a>]</p>
<p>Nos résultats montrent un fort effet de la distance génétique sur le commerce international de <a href="https://theconversation.com/fr/topics/vin-20325">vin</a> français. Cet effet ne peut être subsumé par la distance géographique, dont le rôle tend justement à diminuer fortement par rapport aux modèles traditionnels dès lors que la distance génétique est prise en compte.</p>
<p>Précisément, la distance génétique expliquerait entre 20 % et 40 % des effets auparavant attribués à la distance géographique. Notre interprétation principale est que la distance génétique capture les facteurs associés aux différences de goûts et de préférences entre pays.</p>
<h2>Proximité culturelle gustative</h2>
<p>Nous écartons d’autres interprétations par une série de tests mobilisant des données complémentaires. Du côté culturel, nous montrons que la distance génétique n’est pas juste une mesure de la distance entre nations en termes de confiance (la confiance étant un facteur important du commerce). Elle n’est pas non plus juste une prise en compte de dimensions culturelles générales telles que la langue, les valeurs ou la religion.</p>
<p>En d’autres termes, même si la distance culturelle « non gustative » peut jouer un rôle dans l’intensité du commerce international en général, nous montrons ici qu’un effet résiduel fort peut correspondre à une proximité culturelle gustative.</p>
<p>L’autre versant de cet « effet génétique » est la distance biologique liée au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/gout-96213">goût</a>. Une importante littérature décrit en effet l’influence de la génétique sur les récepteurs moléculaires responsables des préférences en matière d’aliments et de boissons.</p>
<p>Plusieurs études mettent l’accent sur les différences d’appréhension de certains goûts (l’amertume par exemple) et les disparités d’appréciation qui en découlent concernant le café ou les boissons alcoolisées. Selon leurs bagages biologiques, deux personnes différentes ne ressentent pas l’amertume, l’acidité ou le sucré de la même façon. Diverses études portant sur le vin ont d’ailleurs identifié de profondes différences d’appréciation entre les personnes. Certaines variations génétiques <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC4795214/">semblent notamment associées à la préférence pour le vin rouge ou le vin blanc</a> (peut-être parce que ces variations pourraient se traduire par des différences en matière d’olfaction, mais des travaux complémentaires doivent encore être menés pour le déterminer).</p>
<p>La distance génétique peut dès lors s’envisager comme un indicateur de différences de goût issues à la fois de la culture et de la biologie. Cette approche permet de quantifier le rôle de ce double facteur par rapport à d’autres déterminants cruciaux comme ceux évoqués précédemment (coûts de transports, barrières douanières, etc.).</p>
<h2>L’exception du haut de gamme</h2>
<p>L’implication économique de ce résultat est intéressante. En particulier, il peut être improductif de concentrer ses efforts commerciaux sur des marchés éloignés au sens gustatif. Sauf à être en mesure de changer rapidement les goûts d’une population, sous l’effet d’un phénomène de mode par exemple. Mais gare alors au retournement de marché…</p>
<p>Le boom de la consommation chinoise de vin au milieu des années 2000 et <a href="https://export.agence-adocc.com/fr/fiches-pays/chine/vin/la-consommation-de-vin">qui s’effondre depuis 2018</a> offre sans doute l’exemple typique d’un tel phénomène. Ce retournement prend de court bien des exportateurs de vin français, fortement exposés à ce marché. Pouvions-nous l’anticiper ? Peut-être pas, mais notre certitude que le monde apprécierait les vins français autant que nous s’estompe et fait place au constat que l’engouement initial des Chinois pour le vin revêtait sans doute un caractère de mode – voire un choix politique pour lutter contre la consommation d’alcool de riz, bien plus fort – plus qu’une réelle appétence gustative.</p>
<p>Enfin, un approfondissement de nos résultats montre que plus le niveau de gamme est élevé, moins les lois gravitationnelles s’exercent. En d’autres termes, le haut de gamme échappe à la gravité. Nouvelle entorse à la loi économique de la gravitation – mais bonne nouvelle pour les exportateurs de grands crus !</p>
<p>Nous montrons aussi que le commerce des grands vins est tout aussi peu affecté par la distance génétique. L’interprétation suit le fil du raisonnement précédent : les vins prestigieux appartiennent à l’univers du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/luxe-34482">luxe</a> et ne sont pas achetés pour être dégustés mais pour le statut social qu’ils confèrent à l’acquéreur, voire à des fins d’investissement. La spécialisation vers le haut de gamme constitue donc une stratégie payante pour continuer de récolter les bénéfices de la mondialisation et profiter des taux de croissance élevés des économies émergentes.</p>
<p>Comme en physique, l’exploration de la matière noire progresse en économie. Elle nous rappelle en tout cas qu’aucune loi, qu’elle soit physique ou économique, n’est durablement gravée dans le marbre.</p>
<hr>
<p><em>L’abus d’alcool est dangereux pour la santé, à consommer avec modération. L’alcool ne doit pas être consommé par des femmes enceintes</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191036/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Selon une recherche, les différences génétiques entre les populations influenceraient les échanges commerciaux internationaux, comme la distance géographique et les particularités culturelles.Jean-Marie Cardebat, Professeur d'économie à l'Université de Bordeaux et Prof. affilié à l'INSEEC Grande Ecole, Université de BordeauxOlivier Bargain, Professeur, Directeur du magistère de sciences économiques, Université de BordeauxRaphaël Chiappini, Maître de conférences en économie, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1697822021-10-14T17:18:42Z2021-10-14T17:18:42ZComment la science économique explique la réticence vaccinale française<p>La crise du Covid-19 a permis d’observer comment les individus font des choix dans un environnement risqué, voir incertain. C’est en particulier le cas de la vaccination pour lequel deux risques sont en concurrence : être infecté ou subir des effets secondaires de la vaccination. Comment expliquer et donc prévoir ces intentions de vaccination ?</p>
<p>Avant que la population n’ait accès à la vaccination, un grand nombre de personnes n’avaient pas l’intention de se vacciner. Fin novembre 2020, les Français qui étaient très fortement touchés par la pandémie avec 787 décès par million d’habitants, contre 873 au Royaume-Uni et 200 en Allemagne, avaient les intentions de vaccination les plus faibles avec seulement <a href="https://www.ipsos.com/fr-fr/covid-19-et-vaccination-suivi-de-lopinion#enquetes">47 % des sondés</a>, contre 77 % pour les Britanniques et 65 % pour les Allemands. Ce chiffre est remonté depuis, tout en se maintenant sous le niveau enregistré dans les autres pays.</p>
<iframe title="Intentions de vaccination dans les pays du G8" aria-label="Interactive line chart" id="datawrapper-chart-96D2I" src="https://datawrapper.dwcdn.net/96D2I/1/" scrolling="no" frameborder="0" style="width: 0; min-width: 100%!important; border: none;" height="400" width="100%"></iframe>
<p>Compte tenu de la possibilité de mourir du Covid-19 et de la disponibilité de vaccins, les modèles de choix basés sur <a href="https://www.parisschoolofeconomics.eu/docs/tenand-marianne/micro-ens_choix-sous-incertitude.pdf">l’utilité espérée</a>, outil standard de la théorie de la décision, prédisent toujours que la vaccination est préférée, malgré ses possibles effets secondaires.</p>
<p>En effet, comme le « coût » prévisible des effets secondaires reste inférieur aux coûts prévisibles de la maladie, tout le monde devrait choisir de se faire vacciner. Dès lors, comment expliquer la paradoxale faiblesse des intentions de vaccination ?</p>
<h2>Surpondérations des faibles pertes et des faibles probabilités</h2>
<p>La <a href="https://www.cairn.info/revue-d-economie-politique-2003-3-page-295.htm">théorie des perspectives</a> est capable de résoudre ce paradoxe. Basés sur des traits de caractère très bien référencés en psychologie, les mécanismes déterminant les choix sont intuitifs, surtout lorsqu’on analyse une décision affectant la santé.</p>
<p>Tout d’abord, les individus ont tendance à évaluer leurs actions en écart à un point de référence. Dans le cas de la vaccination, cette référence est la bonne santé, état qu’ils ont avant la vaccination et sans être infecté par le coronavirus. Ils sont aussi davantage sensibles aux pertes par rapport à cette référence qu’aux gains, ce qui amplifie la perception des coûts de toute maladie (infection ou effets secondaires). Mais surtout, les pertes induites par de très faibles détériorations de l’état de santé sont mieux perçues (surpondérées) que celles liées à de très fortes détériorations : les faibles pertes induites par les effets secondaires peuvent avoir un impact plus important sur les choix que la perspective de pertes élevées induites par la maladie, voire la mort.</p>
<p>Au-delà de l’évaluation des pertes et des gains, les individus ont aussi tendance à déformer les probabilités objectives (c’est-à-dire les risques mesurés par les expériences scientifiques), en surpondérant les faibles probabilités, donc en l’occurrence les effets secondaires. Ainsi, si les préférences des agents surpondèrent à la fois l’évaluation des petites pertes et leurs petites probabilités d’occurrence, alors la vaccination peut être rejetée par certains individus, même si les risques concernant effets secondaires restent très limités.</p>
<p>Si la balance « bénéfice-risque » semble biaisée en faveur des risques associés à la vaccination, plus fortement pondérés dans la psychologie humaine, d’autres facteurs peuvent au contraire renforcer l’évaluation des bénéfices et alors expliquer l’acceptation de la vaccination.</p>
<p>C’est en particulier le cas d’une valorisation élevée du bien-être à long terme, ou encore d’une valorisation de la participation à l’immunité collective. Ces deux traits psychologiques peuvent faire pencher les individus qui les ont en faveur du vaccin.</p>
<p>Ainsi, un modèle intégrant le risque, le temps et le goût pour la coopération semble approprié pour prédire les intentions de vaccination.</p>
<p>Un <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03381425">article</a> de recherche récent montrait que ce type de préférences permettait de très bien expliquer les observations d’une enquête originale réalisée par les auteurs sur un échantillon représentatif de Français, fin novembre 2020.</p>
<p>L’utilisation de cette enquête permet d’identifier l’hétérogénéité des préférences au sein de la population grâce aux réponses des sondés à différentes situations de choix financiers. Il est alors possible d’estimer, pour chaque individu, sa perception de la valeur des gains et des pertes, sa patience et son appétence à la coopération.</p>
<h2>Question de confiance</h2>
<p>Une fois estimé, ce modèle permet de prévoir 85 % de l’évolution des intentions de vaccination entre novembre 2020 et mars 2021, à la suite des évolutions des taux de mortalité, et donc des risques entre ces deux dates.</p>
<p>Au-delà de la France, et en supposant que les préférences des individus des grands pays de l’OCDE sont les mêmes, ce modèle montre qu’une valorisation de la vaccination comme bien commun, spécifique à chaque pays, permet d’expliquer les écarts d’intentions de vaccination observés entre la France (47 %), l’Allemagne (69 %), l’Italie (65 %), l’Espagne (64 %), le Royaume-Uni (79 %), le Canada (76 %), le Japon (69 %) et les États-Unis (64 %).</p>
<p>Cette plus faible valorisation du bien commun en France, par rapport à ce que l’on mesure pour l’Allemagne, le Japon ou le Canada, est à rapprocher de la <a href="https://ourworldindata.org/trust">faible part des Français ayant confiance dans les autres</a> individus, en comparaison avec ce qui est observé en Allemagne, au Japon ou au Canada.</p>
<iframe src="https://ourworldindata.org/grapher/cross-country-variation-in-trust" loading="lazy" style="width: 100%; height: 600px; border: 0px none;" width="100%" height="400"></iframe>
<p>La part inexpliquée des différences internationales peut alors être due à la polarisation des opinions politiques, exacerbant la méfiance envers les experts. En effet, en France, ceux qui avaient voté pour un candidat d’extrême gauche ou d’extrême droite à l’élection présidentielle de 2017 étaient <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S027795362030633X">67 % à déclarer qu’ils refuseraient le vaccin</a>, contre 19 % pour ceux qui ont voté pour les partis de centre-gauche et de centre-droit.</p>
<p>Aux États-Unis, <a href="https://jamanetwork.com/journals/jama/article-abstract/2777394">44 % des Républicains contre 81 % des Démocrates</a> accepteraient la vaccination contre le Covid. Au Canada, en Allemagne ou au Japon, ces oppositions liées aux opinions politiques extrêmes restent beaucoup moins vives.</p>
<h2>Communiquer sur une action collective</h2>
<p>En termes de politique publique, ces résultats indiquent que les autorités doivent faire très attention à la formulation de leur communication, en particulier lorsque la notion de risque est au centre des choix.</p>
<p>Ainsi, une baisse significative des intentions de vaccination apparaîtrait si les médias évoquent la « controverse sur la sécurité des vaccins » plutôt que s’ils affirment qu’il n’y a « aucun effet indésirable observé ».</p>
<p>La première formulation utilise en effet l’impossible absence d’erreur statistique inhérente à toute expérience scientifique pour mettre en scène une pseudo-controverse, alors que la seconde sous-entend que tout résultat scientifique doit être compris avec la mention « statistiquement significatif ».</p>
<p>Mais il est clair qu’avec les préférences présentées plus haut, un doute, même infinitésimal, peut conduire au rejet de l’action.</p>
<p>La communication menant à la prise de conscience d’une initiative visant le bien de la collectivité reste aussi primordiale. On observe ainsi une augmentation significative des intentions de vaccination lorsque l’on précise que « la plupart de vos collègues sont vaccinés », ou que « en me vaccinant, je participe à la lutte contre l’épidémie », ces deux formulations éveillant <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0264410X20316376">l’intérêt de participer à une action collective</a>. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=167&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=167&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=167&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=210&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=210&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/427182/original/file-20211019-23-1fyqki1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=210&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié à l'occasion de la « <a href="http://www.univ-lemans.fr/fr/actualites/agenda2021/novembre2021/semaine-risque-incertitudes.html">Semaine Risques & Incertitude</a> » organisée par Le Mans Université du 15 novembre 2021 au 19 novembre 2021. Une semaine pour débattre, échanger et ouvrir la réflexion sur les notions de risques et d'incertitude dans le monde sociaux-économique, politique, numérique, environnementale… avec la présence de chercheurs et experts reconnus.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/169782/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Langot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les théories sur les décisions des individus permettent de lier les hésitations à une faible confiance envers les autres, une tendance particulièrement présente en France.François Langot, Professor in Economics, Le Mans UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1476922020-11-01T16:57:40Z2020-11-01T16:57:40ZComment le jeu d’échecs a inspiré un pionnier de l’intelligence artificielle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/365767/original/file-20201027-15-o1ada3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C6%2C1435%2C829&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Entre décisions rationnelles et intuition, les échecs ont inspiré le développement de l’intelligence artificielle.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/en/photo/792059">Pxhere</a></span></figcaption></figure><p>Qui dit « échiquier » pense « stratégie ». Et effectivement, le jeu d’échecs a fondamentalement inspiré, dès les années 50, les premières recherches sur l’automatisation des processus de décision. Et donc certaines fonctionnalités des intelligences artificielles.</p>
<p>Un des pionniers dans ce domaine, à la croisée des chemins entre le jeu d’échecs et l’IA, est Herbert A. Simon (1916-2001), économiste et sociologue américain. Lauréat du prix Nobel d’économie en 1978 pour son travail portant sur les processus de prise de décision dans les organisations économiques, il est aussi un des visionnaires à l’égard du développement de l’IA dans les contextes économique et organisationnel.</p>
<h2>L’échiquier comme laboratoire d’observation des processus et comportements de prise de décision</h2>
<p>Le jeu d’échecs a occupé une place incontournable dans les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Herbert_Simon">recherches de Simon</a>, en particulier sur l’IA – un enthousiasme <a href="https://www.researchgate.net/profile/Wolfgang_Bibel/publication/3420517_Al%27s_Greatest_Trends_and_Controversies/links/0c96051866ee0caba4000000/Als-Greatest-Trends-and-Controversies.pdf">loin d’être partagé</a>. Avec ses collègues, notamment <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Allen_Newell">Allen Newell</a>, Simon a observé les comportements des décideurs échiquéens et développé un des premiers programmes informatiques destinés à la pratique des échecs. Son but n’était pas tant d’améliorer la performance des joueurs, mais d’observer, d'analyser et d'explorer les processus de prise de décision humains.</p>
<p>Dans <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1002/bs.3830070402">l’approche de Simon</a>, lui-même joueur d’échecs, l’échiquier constitue un terrain d’observation pour comprendre comment les humains décident dans un contexte interactif et complexe. Simon analyse les notations des parties, que les joueurs effectuent lors des tournois officiels. Ces notations sont manuscrites sur une grille standardisée. Chacun des deux joueurs note, selon un système de notation universel, chaque mouvement de pièces effectué durant la partie.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=225&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=225&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=225&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=282&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=282&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/365777/original/file-20201027-21-ivn45r.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=282&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La notation manuscrite et la notation informatisée d’une partie de simulation.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Axel Delorme</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>D’un point de vue méthodologique, ces pratiques échiquéennes procurent du matériau d’observation permettant aux joueurs ou aux observateurs d’envisager l’émergence et le déroulement des pensées décisionnelles des joueurs. Cela permet également de disposer d’une description standardisée de ces processus, ce qui facilite à la fois des analyses sur les éléments antérieurs et d’éventuelles modélisations a posteriori, afin, nous l’espérons, de comprendre et expliquer <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02330350">d’un point de vue méthodologique</a> l’automatisation des processus de prise de décision par l’IA.</p>
<p>Illustrons ceci avec un exemple de la vie quotidienne : pour un achat important, nous passons de longs moments à identifier les alternatives d’achat à partir de critères plus ou moins objectifs (le prix, la couleur, la taille, etc.), les comparer et procéder finalement à un choix à un instant précis. A posteriori, il peut être difficile d’expliquer notre choix. Une description établie au fur et à mesure du raisonnement permet de retracer les embranchements de choix, notamment dans le cas où nous sommes dans un contexte interactif, par exemple quand les alternatives initialement définies ont été réévaluées après une interaction avec un vendeur. La description de ces processus est automatisable dans le cas d’achats en ligne et constitue pour les chercheurs une base d’observation, voire de futures modélisations des processus d’achat.</p>
<h2>« L’expertise échiquéenne » de l’IA, machine apprenante</h2>
<p>En essayant de développer les programmes informatisés permettant d’imiter les scénarios échiquéens, Simon a tenté de faire apprendre à ses programmes informatiques – les « joueurs-robots » – la théorie échiquéenne, mobilisant de plus en plus souvent ces joueurs-robots pour analyser les matchs joués par les joueurs humains. Ces exercices ont renforcé la capacité échiquéenne de ses joueurs-robots – ce qui a permis à Simon d’insister sur l’intérêt de développer la <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/B9780080510545500066">capacité d’apprentissage de l’IA</a>.</p>
<p>Ainsi, dès 1958, il <a href="https://www.jstor.org/stable/167397?seq=1">annonçait</a> déjà que l’IA était capable de mémoriser et de reproduire le processus cognitif des joueurs humains, au travers de la codification des parties jouées et intégrant des arbres de logique dans l’analyse de situations complexes, et que cette intelligence pouvait générer de nouveaux processus cognitifs pour trouver des solutions à des questions complexes, parfois plus sophistiquées que les processus mémorisés issus de la cognition des humains. </p>
<p>Autrement dit, Simon pensait l’IA surpasserait de loin les joueurs humains sur l’échiquier. Comme nous le savons, cette hypothèse a été confirmée depuis, notamment par le match entre Deep Blue et Kasparov en <a href="https://www.kasparov.com/timeline-event/deep-blue/">1997</a>.</p>
<h2>La mémoire sans faille des IAs permet-elle d’allier « par cœur » et intuition échiquéenne ?</h2>
<p>Simon examine également les questions relatives à la mémoire dans la prise des décisions échiquéennes en s’intéressant plus spécifiquement à l’émergence de l’intuition. Dans la continuité des analyses de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alfred_Binet">Alfred Binet</a>, psychologue français, et d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Adriaan_de_Groot">Adriaan de Groot</a>, psychologue néerlandais, Simon s’intéresse notamment à la mémoire visuelle et à l’émergence de l’intuition sur l’échiquier. Il associe l’intuition à l’expertise en rappelant que si un joueur expert mémorise mieux une situation échiquéenne, cela serait plus dû à ses expertises qu’à sa capacité de mémorisation.</p>
<p>Nous pourrions nous appuyer sur les notions de la mémoire « sollicitée » et de la mémoire « enfouie » pour illustrer ces propos par les pratiques échiquéennes. La mémoire « sollicitée » concerne les débuts de parties que les joueurs d’échecs aguerris étudient méticuleusement, allant jusqu’à apprendre des centaines de coups par cœur, en fonction des réponses de l’adversaire. On appelle cela dans le jargon échiquéen « la théorie ». Elle s’applique la plupart du temps dans les premiers coups de la partie, bien qu’elle puisse également prendre une place non négligeable dans les fins de parties. Le joueur sollicite donc sans cesse sa mémoire, comme des gammes pour un musicien.</p>
<p>Dans un second temps, la mémoire s’applique sur un autre plan. Il s’agit de la mémoire visuelle et conceptuelle, qui se trouve « enfouie », si nous empruntons le terme du philosophe <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Paul_Ric%C5%93ur">Paul Ricœur</a> en l’introduisant dans le contexte échiquéen : le jeu d’échecs, comme le monde des affaires, voit du fait de sa complexité des situations nouvelles à chaque partie. Le joueur ne peut alors se baser sur ses connaissances apprises <em>par cœur</em>. Au sein de ces situations nouvelles, le joueur raisonne en fonction de situations qu’il a observées au détour d’une partie qu’il ne cherchait pas à apprendre par cœur. À la vue d’une situation « nouvelle », le joueur, devant son échiquier, va alors prendre certaines décisions, consciemment ou non, en fonction de sa mémoire « enfouie ». On considère que plus le joueur aura regardé de parties, si possible celles de grands champions, plus il aura de l’expérience et sera capable de répondre, grâce à cette mémoire, de la manière la plus optimale possible. Autrement dit, dans de nombreux cas, l’intuition est un processus implicite mobilisant nos mémoires plus ou moins « enfouies ».</p>
<p>Les joueurs-robots, avec une mémoire artificielle presque infaillible, pourraient probablement paraître moins intuitifs et encore moins créatifs, étant donné que, malgré la grande complexité des scénarios qu’ils pourraient produire, ils restent analysables et, d’une certaine façon, prédictibles.</p>
<h2>La rationalité limitée des décideurs : ce qui fait la beauté du jeu d’échecs pratiqué entre les humains</h2>
<p>Si Simon est bien un pionnier dans la recherche sur l’IA, il est également un des premiers qui insistent sur les soins que nous devons prendre à propos des capacités humaines dans le développement de l’IA. L’origine conceptuelle de ces pensées se situe en grande partie dans son concept de la rationalité limitée.</p>
<p>En économie, Simon est connu pour le concept de « rationalité limitée » : un individu ne peut disposer de toutes les informations nécessaires à sa prise de décision, d’une connaissance complète des alternatives directement ou potentiellement ouvertes, et encore moins d’une maîtrise complète des conséquences potentielles de chaque alternative : il est forcé de prendre une décision dont la rationalité est limitée.</p>
<p>Pour nous, ce concept de rationalité limitée explique aussi pourquoi les joueurs d’échecs humains préfèrent largement jouer entre leurs pairs et en face à face malgré les capacités surhumaines des joueurs-robots – l’émotion, les communications non verbales, les mémoires faillibles, les coups intuitifs inexplicables ainsi que tous facteurs imprévisibles rendent le jeu intellectuellement et humainement plus riche.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/ABucG05nurs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p><em>Cet article est issu d’une recherche menée en étroite collaboration avec le grand maître international d’échecs Axel Delorme, que je remercie sincèrement pour son aide et sa contribution indispensables à la réalisation de cet article.</em></p>
<p>__</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147692/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Hongxia PENG est membre de plusieurs associations de recherche en management. Depuis septembre 2018, elle fait partie du comité international de la division "Organizational Behavior" de l'Academy of Management - l'association réunissant plus de 10000 chercheurs en management dans le monde.
L'IAE de Rouen et le laboratoire NIMEC de l'université de Rouen Normandie ont financé une partie des activités relatives à une recherche dont le thème se trouve en lien avec le sujet de cet article. </span></em></p>Les joueurs d’échecs mobilisent différentes stratégies pour se souvenir de parties précédentes — une inspiration pour un des concepteurs de l’intelligence artificielle.Hongxia Peng, Maître de conférences en sciences de gestion, Université de Rouen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1234612019-09-23T18:25:36Z2019-09-23T18:25:36ZQuand la science économique sauve des vies, conversation avec Alvin Roth, prix Nobel d’économie 2012<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/292162/original/file-20190912-190031-1y6g8r4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=15%2C43%2C899%2C564&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alvin Roth expose ses travaux sur les marchés « répugnants » lors de l'European Meeting de l'ESA (Economic Science Association), le 7 septembre à Dijon.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.facebook.com/LESSACDijon/?__tn__=%2Cd%2CP-R&eid=ARBngSpMZimJYuZtJRtmF-Wpb0kA7jAHmrNQ5XvT3cL7BZbQfJGp2-zoJ2KhfStcwFF8cE-s6MM7xBaf">Lessac / BSB</a></span></figcaption></figure><p><em>À ceux qui objecteraient que les sciences économiques sont parfois hors-sol, on pourra leur opposer les travaux d’Alvin Roth. Ne vous fiez pas à l’intitulé de « la théorie des allocations stables et la pratique de la conception de marchés » qui lui a valu, avec Lloyd Shapley, le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel en 2012. L’économiste américain, professeur à Stanford, a au contraire bâti sa réputation sur son recours à la théorie économique pour tenter de résoudre des problèmes très concrets.</em></p>
<p><em>Alvin Roth a ainsi beaucoup travaillé sur les transactions effectuées au sein des marchés dits « répugnants ». On parle de transactions répugnantes lorsque « certaines personnes aimeraient les réaliser alors que d’autres, qui ne sont pas directement concernées par ces transactions, pensent qu’elles ne devraient pas y être autorisées ». Les exemples sont nombreux : viande de cheval, drogues, etc.</em></p>
<p><em>Cet éminent spécialiste de l’économie expérimentale a, entre autres, étudié le facteur de répugnance qui freine la rencontre entre l’offre et la demande en matière de transplantations d’organes, dont la vente est jugée répugnante partout (ou presque) dans le monde. Pour contourner ce facteur, Alvin Roth a mis au point un modèle qui permet un meilleur appariement entre donneurs et receveurs de reins. Au bilan, ses travaux ont permis d’augmenter le nombre de transplantations de reins et donc de sauver des vies.</em></p>
<p><em>The Conversation France a rencontré Alvin Roth à Dijon, à l’occasion de sa venue à l’European Meeting de l’ESA (Economic Science Association), organisé le 7 septembre dernier par le Lessac (Laboratory for Experimentation in Social Sciences and Behavioral Analysis) de Burgundy School of Business (BSB).</em></p>
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<p><strong>Alvin Roth, comment définiriez-vous un marché répugnant en quelques mots ?</strong></p>
<p>Je ne peux pas donner une définition parfaite, mais quand je parle de transactions répugnantes, je pense à des transactions que certaines personnes aimeraient réaliser alors que d’autres personnes, qui ne sont pas directement concernées par ces transactions, pensent qu’elles ne devraient pas y être autorisées. Un marché répugnant, c’est un marché de transactions répugnantes.</p>
<p><strong>Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?</strong></p>
<p>J’ai évoqué lors de ma conférence de ce matin l’exemple du mariage entre deux personnes de même sexe. Deux personnes souhaiteraient se marier, mais certains pensent qu’elles ne devraient pas être autorisées à le faire. Cette question a beaucoup divisé, que ce soit en Europe ou aux États-Unis, où 13 états restent réticents à autoriser le mariage entre deux personnes de même sexe… Le même débat peut donc déboucher sur des réponses variées dans les différents pays. </p>
<p><strong>Vous avez étudié les transplantations d’organes, un autre marché répugnant… Vous avez gagné le prix « Nobel » d’économie pour avoir conçu un système qui permet d’augmenter le nombre de transplantations des reins. Le principe est de construire une « chaîne d’échange ». Pouvez-vous nous expliquer brièvement le fonctionnement de ce système et comment il permet de contourner le facteur de répugnance ?</strong></p>
<p>La transplantation n’est pas répugnante en soi. La transplantation peut sauver la vie de quelqu’un qui a une insuffisance rénale par exemple. Ce qui est répugnant, c’est d’acheter un rein. Les reins sont spéciaux. Les gens ont deux reins, et peuvent rester en bonne santé avec un seul. Donc, il y a beaucoup de donneurs vivants, mais la loi exige que ce soit des dons, pas des ventes. C’est la loi partout dans le monde, sauf en Iran. En conséquence, il y a une pénurie d’organes disponibles pour les greffes. Beaucoup de malades meurent avant une éventuelle transplantation parce qu’il n’y a pas assez d’organes pour les personnes qui en ont besoin, même en incluant les organes des donneurs vivants. En effet, si vous aimez quelqu’un suffisamment pour lui donner un rein, cela ne veut pas dire que vous pouvez effectivement le lui donner, puisqu’il doit y avoir une compatibilité entre le donneur et le receveur. La « chaîne d’échange » est donc un moyen de réaliser plus de transplantations en contournant la difficulté de la compatibilité.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=248&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=248&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=248&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=312&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=312&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292390/original/file-20190913-2178-14mwbhr.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=312&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Schéma de la « chaîne d’échange » établie par Alvin Roth. Extrait de la présentation « Improved Markets for Doctors, Organ Transplants and School Choice ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="http://stanford.edu/~alroth/Congressional%20Briefing.BetterLiving.March2010.pdf">Stanford.edu</a></span>
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</figure>
<p>Imaginons par exemple que vous vouliez donner un rein à votre sœur et que je veuille aussi donner un rein à ma sœur, mais qu’aucun de nous deux ne puisse le faire. Il est en revanche possible que votre sœur puisse recevoir mon rein et ma sœur le vôtre. Dans ce cas, deux transplantations de plus sont réalisables et deux vies potentiellement sauvées. Voilà l’idée sur laquelle reposent mes travaux.</p>
<p><strong>En quoi vos recherches sur les transplantations peuvent-elles être utiles pour comprendre le fonctionnement d’autres marchés répugnants ?</strong></p>
<p>L’un des buts des travaux sur la transplantation rénale était de comprendre ce qui était répugnant et comment nous pourrions avancer vers plus de vies sauvées sans offenser. Dans un échange rénal, personne n’est payé. Personne ne reçoit de l’argent, c’est un rein pour un rein, et cela n’est pas répugnant. Aux États-Unis, nous avons ainsi pu faire modifier la loi fédérale pour préciser que l’échange rénal n’est pas répugnant. La raison pour laquelle les gens n’aiment pas certaines transactions est souvent bien différente de la raison pour laquelle d’autres personnes veulent s’engager dans ces transactions.</p>
<p><strong>Comment contourner cette difficulté ? La réponse est-elle avant tout réglementaire ?</strong></p>
<p>Les marchés ont effectivement besoin d’un appui social pour bien fonctionner, et il en va de même pour les interdictions sur les marchés. Donc, faire des lois contre les marchés ne suffit pas toujours à les faire disparaître, comme nous le montrent par exemple les marchés de la drogue ou de la prostitution. Sur ces marchés, les règles varient selon les pays et même selon les différents états américains. La gestation pour autrui est un autre marché où les règles changent selon l’endroit où l’on se trouve. En France, c’est illégal. En Californie, où j’habite, c’est légal. Le fait qu’il soit illégal en France n’empêche pourtant pas les couples français qui ont besoin des services d’une mère porteuse de les obtenir. En conséquence, certains problèmes apparaissent : par exemple, comment la loi doit-elle considérer les enfants qui devraient avoir la citoyenneté française et des parents français ? Si la loi française est appliquée de manière trop stricte, ils pourraient éventuellement se retrouver sans citoyenneté et sans parents « officiels » ! Cet exemple montre que, si les marchés sont difficiles à démarrer, ils sont également difficiles à arrêter.</p>
<p><strong>Dernière question : quels éclairages les marchés répugnants peuvent-ils apporter sur le fonctionnement des marchés traditionnels et légaux ?</strong></p>
<p>Dans les deux cas, la technologie change les marchés et les opportunités des personnes sur ces marchés. Par exemple, la gestation pour autrui a été rendue possible par l’invention de la fécondation in vitro. Cela vaut également pour les autres marchés. Nous voyons maintenant des marchés financiers où la plupart des métiers sont effectués par ordinateur, ce qui change la nature du marché. Parfois, cela change la nature des règles qui assurent le bon fonctionnement de ces marchés. Je pense donc que les marchés sont un peu comme des organismes vivants, nous devons étudier leurs évolutions. Quand on réfléchit à la façon de bien les faire fonctionner, il faut considérer la manière dont ils peuvent servir au mieux la société. Et cela peut impliquer de changer leurs règles de fonctionnement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/123461/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Les modèles de ce spécialiste de l’économie expérimentale ont permis d’augmenter le nombre de transplantations de reins aux États-Unis. Entretien.Thibault Lieurade, Chef de rubrique Economie + Entreprise, The Conversation FranceLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1072372018-11-21T20:48:48Z2018-11-21T20:48:48ZEn 2008, la finance piégée par l’illusion de la disparition du risque<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/246252/original/file-20181119-76134-u8alpr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=31%2C39%2C5137%2C3390&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La crise de 2008 invite à reconsidérer la causalité entre mathématiques financières et pratiques financières.</span> <span class="attribution"><span class="source">Jakub Krechowicz/Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p><em>Cette contribution est la suite d’un premier article, publié dans ces colonnes, intitulé <a href="https://theconversation.com/pourquoi-la-cupidite-ne-suffit-pas-a-expliquer-la-crise-de-2008-104704">« Pourquoi la cupidité ne suffit pas à expliquer la crise de 2008 »</a> qui s’intéressait aux modèles mentaux des acteurs de la finance.</em></p>
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<p>Dans l’ouvrage <em>Individus, institutions et marchés</em> publié en 2008, le philosophe grec Chrysostomos Mantzavinos met en avant le fait que les institutions sociales et les processus d’échange de marché peuvent être analysés dans un <a href="https://www.puf.com/content/Individus_institutions_et_march%C3%A9s">cadre théorique commun</a>, un cadre qui définit un modèle de comportement individuel pour affronter l’incertitude. Mantzavinos insiste sur le rôle des « modèles mentaux partagés » pour expliquer l’émergence des normes et des institutions, ainsi que les règles de fonctionnement des marchés, par exemple les marchés financiers. Il voit dans ces modèles mentaux (ces « croyances ») la manière de résoudre le problème de <a href="https://la-philosophie.com/philosophie-hobbes">Thomas Hobbes</a> de l’instauration de l’ordre social.</p>
<p>Dans une <a href="https://www.lemonde.fr/campus/article/2018/10/10/mathematiques-financieres-on-m-a-accusee-d-avoir-fait-entrer-le-loup-dans-la-bergerie_5367506_4401467.html">interview récente</a> sur les rapports entre les mathématiques financières et la crise, la mathématicienne Nicole El Karoui affirme que « la crise de 2008 est d’abord une crise de la finance et seulement partiellement de la modélisation ». Par rapport à cette position positiviste, et utilisant la notion de modèle mental au sens de Mantzavinos, je dirais plutôt : « la crise de 2008 est d’abord une crise d’un modèle mental partagé particulier, qui a imprégné aussi bien la finance que la modélisation », sans séparer le monde de la finance (pour reprendre la désormais <a href="http://www.europe1.fr/politique/hollande-mon-adversaire-c-est-le-monde-de-la-finance-915181">célèbre expression</a> du candidat Hollande) et le monde de la modélisation financière mathématisée.</p>
<h2>Principe de continuité</h2>
<p>Comme les modèles mentaux façonnent les enjeux normatifs des agents, ma proposition est ici de considérer que, tant les professionnels de la finance (banquiers, opérateurs de marchés, <a href="https://www.andlil.com/le-metier-danalyste-quantitatif-160850.html">« quants »</a> etc.) que les professionnels de la recherche (enseignants-chercheurs en mathématiques financières) ont été influencés (façonnés ?) par un modèle mental particulier, à savoir le principe de continuité. Le principe de continuité est un principe de philosophie naturelle postulant que, dans la nature, les choses changent graduellement. Sa formulation la plus compacte s’exprime dans le célèbre adage latin <em>Natura non facit saltus</em> (« la nature ne fait pas de sauts ») que l’on doit au scientifique allemand Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716).</p>
<p>Le principe de continuité fut à l’origine du <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/calcul-infinitesimal-histoire/">calcul infinitésimal</a> (qui comprend le calcul différentiel et le calcul intégral) par Leibniz puis par le physicien Isaac Newton (1643-1727). On remarquera l’ambiguïté originelle de ce principe, qui peut être compris comme mathématique ou métaphysique. Ce principe fut également au fondement des réflexions du naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778) sur la classification des espèces, puis de Charles Darwin (1809-1882) pour la théorie de l’évolution (1859). Il fut ensuite repris par l’économiste britannique Alfred Marshall (1842-1924) qui en fit l’exergue de ses <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/principes-d-economie-politique/">« Principes d’économie politique »</a> (1890). Marshall voulait ainsi montrer que le calcul infinitésimal était l’instrument mathématique fondamental pour développer la science économique.</p>
<h2>Le risque financier disparaît comme par magie</h2>
<p>Ce principe irrigua par la suite toute la pensée économique néoclassique dont est issue la finance contemporaine. La théorie financière modélisée mathématiquement à partir de 1952 s’inscrit dans le sillage de ce principe de continuité, dont l’un des plus grands succès fut la possibilité d’<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/fischer-black/">évaluer les produits dérivés</a>, avec les formules de Fisher Black, Myron Scholes et Robert Merton en 1973, puis avec le théorème fondamental de l’<a href="https://books.google.fr/books?id=mgiZEtvJuXgC&pg=PA99&lpg=PA99&dq=Michael+Harrison,+Daniel+Kreps+et+Stanley+Pliska+%C3%A9valuation&source=bl&ots=2zsx0o_Yt9&sig=snFySrkLVQbwWfXKa0K7OPiJr3k&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwim0avz4ODeAhUqLcAKHUt7C-kQ6AEwCXoECAcQAQ#v=onepage&q=Michael%20Harrison%2C%20Daniel%20Kreps%20et%20Stanley%20Pliska%20%C3%A9valuation&f=false">évaluation des actifs financiers</a>, issu de la voie ouverte par Michael Harrison, Daniel Kreps et Stanley Pliska entre 1979 et 1981.</p>
<p>Le principe de continuité fut le modèle mental qui gouverna l’intuition des chercheurs dans l’écriture mathématique des risques financiers, dans les travaux de recherche puis dans l’enseignement de la finance. Le principe de continuité est ainsi devenu le soubassement d’une représentation du probable en finance qui contenait des modes de raisonnements pour les pratiques professionnelles, appuyées sur des mathématiques financières qui reposaient sur le même principe. Avec une représentation mentale s’appuyant sur la continuité, le risque financier disparaît comme par magie, puisque, comme les choses changent graduellement et de manière régulière, on peut toujours prévoir leur évolution et s’en protéger par les techniques des instruments financiers dérivés, qui reposent toutes sur le principe de continuité.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/MsShVerWL1s?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">« Crises, krachs : attention à la fausse sécurité des modèles financiers », interview de Christian Walter pour Xerfi canal, novembre 2018.</span></figcaption>
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<h2>La science économique à l’écart</h2>
<p>Au XX<sup>e</sup> siècle, ce principe a été mis en défaut par les sciences physiques (avec l’existence de <a href="http://www.diffusion.ens.fr/vip/pageB03.html">niveaux d’énergie discrets</a> en mécanique quantique) puis par la génétique. La prise en compte de discontinuités fit progressivement partie du nouveau paradigme qui se forma contre l’ancienne manière de comprendre la nature. Mais la science économique resta à l’écart de cette contestation, et la finance moderne se construisit en l’ignorant. La <a href="https://gestion-de-patrimoine.ooreka.fr/astuce/voir/648723/gestion-indicielle">gestion indicielle</a> ou les techniques d’<a href="http://financedemarche.fr/definition/assurance-de-portefeuille">assurance de portefeuilles</a> sont des traces visibles de la prégnance de ce principe à la fois dans les pratiques professionnelles financières et dans les travaux de modélisation mathématique de la finance. Dans l’ouvrage collectif intitulé <a href="https://epistemofinance.hypotheses.org/2577">« La fabrique de la finance »</a> (The Making of Finance, 2018), nous avons retracé (au chapitre 8) les controverses scientifiques qui ont surgi à la suite de l’usage illimité de ce principe de continuité dans les pratiques financières et les mathématiques financières.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/mobiliser-les-sciences-sociales-pour-repenser-la-finance-103473">Mobiliser les sciences sociales pour repenser la finance</a>
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<p>Notre propos ici n’est donc pas de revenir sur les débats usés qui prennent position pour ou contre les mathématiques financières, mais de proposer de reconsidérer la causalité entre mathématiques financières et pratiques financières. Considérer qu’un modèle mental comme le principe de continuité a façonné les enjeux des agents, chacun dans leur domaine respectif, permet aussi bien de dépasser la classique accusation des mathématiques financières (« c’est à cause des modèles mathématiques que la crise a eu lieu ») que la classique défense des mathématiques financières (« nos modèles sont conçus pour des états de marché hors crise, et c’est leur mauvais usage qui les rend dangereux »). Ces deux positions sont symétriquement <a href="https://la-philosophie.com/positivisme-auguste-comte">positivistes</a> car elles mettent face-à-face modèles mathématiques et monde réel (le face-à-face étant la marque philosophique du positivisme). Mais elles occultent le fait que, comme le montre l’ouvrage collectif mentionné plus haut, la finance se « fabrique », au moyen, justement, de modèles mentaux partagés, qui rendent poreuse la frontière entre mathématiques financières et pratiques financières. Le principe de continuité a irrigué chaque composante de cette fabrique de la finance.</p>
<p>S’il fallait pour conclure trouver un signe de la prégnance de principe, on pourrait relever les propos d’Alan Greenspan, président de la FED de 1987 à 2006, qui avait écrit dans une <a href="https://www.ft.com/content/edbdbcf6-f360-11dc-b6bc-0000779fd2ac">tribune publiée par le Financial Times</a> en 2008 : « nous ne pourrons jamais anticiper toutes les discontinuités des marchés financiers ». Le mot « discontinuité » est clair : pour Greenspan, la nature financière ne fait pas de sauts, la dynamique « naturelle » des marchés est continue. Pas facile de se débarrasser de ce principe de continuité…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/107237/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christian Walter est titulaire de la chaire "Ethique et Finance" du Collège d'études mondiales de la Fondation Maison des sciences de l'homme (FMSH). Le Collège d'études mondiales finance les activités de la chaire. </span></em></p>Contrairement à d’autres disciplines, la science économique n’a jamais pris en compte les discontinuités, réduisant ainsi la place du risque dans les modèles mentaux des acteurs.Christian Walter, Titulaire de la chaire « Éthique et Finance » du Collège d’études mondiales de la FMSH., Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/904262018-01-22T22:12:22Z2018-01-22T22:12:22ZLe principe des essais cliniques peut-il s’appliquer aux politiques de développement ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/202805/original/file-20180122-46240-shs7i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Ma CSV Field Day 2017 Vietnam.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/cgiarclimate/35995214285/in/album-72157684172761470/">Climate Change, Agriculture and Food Security / Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p>En recourant au principe des essais cliniques, des chercheurs prétendent révolutionner notre compréhension des interventions en matière de développement. Si la méthode des essais cliniques est en apparence très attractive, prétendre l’utiliser pour évaluer toutes sortes d’interventions est à la fois problématique et dangereux. C’est ce que montre notre article récemment <a href="http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/dech.12378/abstract">publié</a>.</p>
<p>Le principe des essais cliniques consiste à tirer au sort deux groupes au sein d’une population homogène : le premier reçoit une « intervention » (médicament, subvention, crédit, formation, etc.), le second un placebo, une intervention différente ou tout simplement rien ; à l’issue d’une certaine période, les deux groupes sont comparés afin de juger de l’efficacité de l’intervention ou d’en analyser deux modalités distinctes. Depuis le milieu du XX<sup>e</sup> siècle, cette méthode est couramment appliquée dans le domaine de la médecine, où elle suscite de nombreux débats. Cette méthode a ensuite été transposée à l’évaluation des politiques publiques dans des domaines de l’éducation, la criminalité, la fiscalité, etc., notamment aux États-Unis dans les années 1960-80.</p>
<p>Depuis quelques années, ces essais cliniques (qu’on désigne couramment par leur acronyme anglais : RCT pour, <em>Randomized Control Trials</em>) s’ouvrent à un champ nouveau : celui de l’aide aux pays en développement. Une vaste panoplie d’interventions est ainsi passée au crible de la randomisation, notamment en matière d’éducation (incitations visant à réduire l’absentéisme des enseignants, vermifuges destinés à diminuer l’ absence des élèves), de santé (filtres à eau, moustiquaires, formations ou systèmes de primes pour le personnel soignant, consultations gratuites, conseils médicaux par SMS, etc.), de finance (microcrédit, microassurance, épargne, éducation financière), ou encore de « gouvernance ».</p>
<h2>Un succès sans précédent</h2>
<p>Les RCT sont aujourd’hui labélisées d’étalon or (<em>gold standard</em>) de l’évaluation, préférable à toutes les autres méthodes qu’on utilise classiquement pour juger si une politique est efficace ou non. Elles sont présentées par ses adeptes comme une véritable révolution copernicienne (voir par exemple les ouvrages de leurs promoteurs les plus en vue, <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/repenser-la-pauvrete-esther-duflo/9782021005547"><em>Repenser la pauvreté</em></a> d’Esther Duflo et Abijit Banerjee, et <a href="https://www.poverty-action.org/book/more-than-good-intentions"><em>More than Good Intentions</em></a> de Dean Karlan, ou leurs <a href="https://olc.worldbank.org/content/state-economics-influence-randomized-controlled-trials-development-economics-research-and">interventions publiques</a> (voir également <a href="https://www.poverty-action.org/sites/default/files/Dean%20Karlan_Testimony.pdf">celle-ci</a>). La communauté académique et politique tend à leur attribuer en exclusive le qualificatif de « rigoureuses », voire de « scientifiques ».</p>
<p>Certains de ses initiateurs, dont la chercheure franco-américaine Esther Duflo, bénéficient d’une véritable consécration internationale. Rares sont aujourd’hui les formations académiques qui prétendent « tutoyer l’excellence » qui ne proposent un cursus spécialisé dans ce domaine. Rares également les conférences internationales qui ne programment pas une session dédiée aux RCT avec un succès d’assistance réitéré. Rares enfin, les agences d’aides qui n’aient pas créé de département qui leur soit dédié (voir l’exemple de la <a href="http://www.worldbank.org/en/research/dime/research">Banque mondiale</a>, ou de l’agence de coopération au développement des États-Unis, l’<a href="https://www.usaid.gov/evaluation">USAID</a>) ou qui n’aient engagé ou financé leurs propres RCT.</p>
<p>Non seulement les RCT tendent à occuper une position de plus en plus dominante, mais elles exercent un effet d’éviction sur les autres approches. C’est très clairement le cas pour la Banque mondiale : au cours de la période 2000-2010, à peine 20 % des évaluations étaient des RCT ; dans les cinq années suivantes, les proportions ont été quasiment inversées. Le réseau international <a href="http://www.3ieimpact.org/">3IE</a>, spécialisé dans l’évaluation, lui a emboîté le pas.</p>
<p>Une telle systématisation des RCT est-elle scientifiquement légitime et politiquement souhaitable ?</p>
<h2>De la théorie à la pratique…</h2>
<p>Toute évaluation d’impact (d’un projet, d’une politique, d’un programme) se heurte à un défi récurrent : comment isoler l’impact de cette intervention des changements advenus par ailleurs ? De multiples méthodes existent, mais l’avantage des RCT est en théorie incontestable du fait que la sélection aléatoire de grands échantillons garantit, en principe et en moyenne, que toutes les différences mesurées entre les deux groupes sont dues à l’intervention et à rien d’autre.</p>
<p>Mais les RCT ont en réalité bien du mal à répondre aux questions fondamentales sur le développement, et ce pour trois raisons au moins :</p>
<ul>
<li><p>Leur validité externe est faible, c’est-à-dire qu’elles sont très localisées et ne s’appuient pas sur des échantillons représentatifs de la population dans son ensemble. Leurs résultats sont donc difficilement généralisables : impossible de savoir avec ces méthodes si les résultats obtenus dans une zone du rurale du Maroc, s’appliquent à une autre région marocaine, à la Tunisie voisine ou encore en Bolivie. Cet argument est classique et bien admis par tous. Ceux qui suivent le sont moins.</p></li>
<li><p>Contrairement à ce qui est souvent asséné, leur validité interne aussi pose problème. C’est-à-dire que leur capacité à mesurer l’impact de l’intervention évaluée est imparfaite. Comme l’ont bien montré le prix Nobel d’économie 2016, <a href="http://www.nber.org/papers/w22595">Angus Deaton et sa collègue épistémologue Nancy Cartwright,</a>, les RCT peinent à arbitrer de manière optimale entre biais (à minimiser) et précision (à maximiser) et sont donc amenées à se focaliser sur les résultats <em>moyens</em>, pour l’ensemble de la population considérée. Or les impacts des politiques étudiées sont souvent hétérogènes, et cette hétérogénéité est déterminante en matière de politique publique. Par ailleurs, la mise en œuvre des protocoles d’enquêtes se heurte à de nombreuses difficultés d’ordre pratique et éthique, si bien que la comparaison entre population témoin et population traitée est souvent biaisée.</p></li>
<li><p>Une autre raison, souvent inavouée voire expressément occultée, tient au fait que les essais cliniques, dont le coût est souvent proche du million d’euros, mettent en scène une diversité d’acteurs (populations étudiées, ONG, gouvernements, chercheurs, bailleurs de fonds, etc.) aux intérêts multiples, parfois divergents. Il en résulte un jeu d’acteurs qui influence autant le protocole technique et sa mise en œuvre que l’analyse des résultats, leur publication et leur dissémination. Ce bricolage se fait, là encore, au détriment de la rigueur scientifique. Les intérêts en jeu au sein de ces arènes politiques que constituent les RCT concernent tout aussi bien la réélection de gouvernements (<a href="http://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1356389014528602">exemple du Mexique concernant l’évaluation d’une politique de subvention aux pauvres</a>), la défense d’un discours dominant sur certains outils de développement (<a href="https://www.cairn.info/revue-tiers-monde-2013-1-p-179.htm">exemple de la microassurance</a>), ou bien leur notoriété, notoriété parfois acquise grâce aux promoteurs des RCT (<a href="http://www.columbia.edu/%7Emh2245/w/worms.html">exemple de la controverse sur les vermifuges</a>). Les intérêts en jeu concernent parfois les <a href="http://socioeco.hypotheses.org/3393">exigences de publication</a> des chercheurs…</p></li>
</ul>
<p>En définitive, le type d’interventions susceptibles d’être évaluées par les RCT est éminemment <a href="https://www.cairn.info/revue-d-economie-du-developpement-2012-4-page-27.htm">restreint</a>, quelques pourcents tout au plus selon l’<a href="https://assets.publishing.service.gov.uk/media/57a08a6740f0b6497400059e/DFIDWorkingPaper38.pdf">agence de coopération britannique</a>. Circonscrire le champ des évaluations d’impact aux interventions susceptibles de respecter les canons de la randomisation écarte un grand nombre de projets, mais aussi nombre de dimensions structurelles du développement, tant économiques que politiques, comme la régulation des grandes entreprises, la fiscalité, les échanges internationaux, pour n’en citer que quelques-unes.</p>
<h2>Émergence d’un nouveau business model de la recherche</h2>
<p>Au regard des sommes et des enjeux politiques, inédits dans le domaine de l’évaluation du développement, les RCT peuvent être appréhendées comme une véritable industrie. Comme toute industrie, le marché des évaluations d’impact est la rencontre d’une offre et d’une demande.</p>
<p>Côté demande, bailleurs de fonds et décideurs sont à la recherche d’indicateurs et de données chiffrées permettent d’attester de l’efficacité de leurs politiques et/ou de prendre des décisions. Dans un contexte de raréfaction de ressources et d’exigence croissante de redevabilité des fonds publics, les RCT sont du pain béni. Les résultats sont d’une simplicité séduisante, proposent des réponses univoques à des questions complexes, par exemple le montant moyen de revenu obtenu grâce au microcrédit, la durée moyenne de scolarisation des élèves traités avec des vermifuges.</p>
<p>Certaines études <a href="https://scholar.harvard.edu/files/kremer/files/mass_deworming_dcp3_cahd_ch_29.pdf">comparent différentes formes d’intervention en fonction de leurs résultats et de leur coûts</a>, offrant ainsi aux décideurs politiques des outils précieux d’aide à la décision. Derrière cette simplicité de résultats se niche toutefois un appareillage statistique complexe, gage de scientificité, mais difficilement accessible (et donc questionnable) par des néophytes.</p>
<p>Toujours côté demande, l’évolution du monde académique est également favorable à la montée en puissance des RCT. Les écoles dites hétérodoxes, centrées sur l’analyse des structures sociales et des processus de domination, n’ont plus le vent en poupe. Priorité est donnée à la quantification, aux fondements micro de processus macro, et au sein des fondements micro, aux ressorts psychologiques et cognitifs des comportements individuels. <a href="https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/jm_servet_economie_comportementale.pdf">La montée en puissance de l’économie comportementale</a>, objet de deux prix Nobels au cours de la dernière décennie (2002 puis 2017) conforte celle des RCT, qui en usent et abusent.</p>
<p>Quant à l’offre, elle est largement façonnée par des entrepreneurs scientifiques d’un genre nouveau qui déploient de multiples stratégies pour « tenir » le marché. L’élan en faveur des RCT a surtout été porté par l’émergence d’une nouvelle génération de chercheurs, avec ses figures emblématiques. Ils sont jeunes, issus du sérail des meilleures universités (pour la plupart américaines).</p>
<p>Ils ont su trouver la formule du carré magique en combinant excellence académique (légitimité scientifique), effort de séduction en direction du public (visibilité médiatique et légitimité citoyenne) et des bailleurs de fonds (demande solvable), investissement massif dans la formation (offre qualifiée), et modèle d’entreprise performant (rentabilité financière) ; toutes ces qualités se renforçant mutuellement.</p>
<p>En multipliant des cours dans les cursus universitaires, mais également en proposant des sessions courtes de formation destinées à un large public, en assurant des enseignements classiques (en présentiel) mais également sous des formes nouvelles (formations en lignes ouvertes à tous, « MOOC » en anglais), les randomisateurs se donnent les moyens d’attirer des ressources jeunes, motivées et hautement qualifiées.</p>
<p>En s’engageant dans une intense activité de communication et de plaidoyer, à l’aide de toute une série de supports de presse ou para-académiques (<em>policy briefcase</em>, blogs, forums de vulgarisation, <em>happenings</em>, etc.), ils montrent l’image avenante de chercheurs ayant accepté de sortir de leur tour d’ivoire. En affichant une posture modeste au plus proche du terrain, ils incarnent l’engagement, l’empathie et le désintéressement.</p>
<p>Plusieurs stratégies sont mises en œuvre pour asseoir le monopole et éviter un rééquilibrage au tout-RCT. Comme ce fut le cas en médecine, les méthodes alternatives sont disqualifiées, les RCT s’arrogeant le monopole de la <a href="https://doi.org/10.1093/jae/ejr030">scientificité</a>.</p>
<p>La référence à l’<em>evidence-based medecine</em> est mobilisée comme gage de scientificité, mais en occultant les multiples controverses dont elle a fait l’objet, et qui se poursuivent <a href="http://journals.openedition.org/regulation/7818">aujourd’hui</a>. Le débat franc et ouvert est souvent esquivé ou refusé. Les réflexions critiques restent en partie inaudibles, car la plupart du temps cantonnées sur des supports de publication marginalisés. Certains résultats, présentés comme des « découvertes » inédites, ne sont en fait que la reprise de conclusions obtenues par des études antérieures, mais systématiquement occultées. D’autres résultats distordent des réalités complexes et aboutissent à des <a href="https://www.veblen-institute.org/IMG/pdf/jm_servet_epargne_et_monnaie.pdf">préconisations dangereuses</a>.</p>
<h2>Réinjecter de la pluralité méthodologique</h2>
<p>Les RCT, nous l’avons dit, représentent une avancée. Mais celle-ci est limitée et s’accompagne d’une double régression : épistémologique d’abord, les promoteurs des RCT partageant une conception positiviste de la science, aujourd’hui surannée ; politiquement ensuite, par le caractère impérialiste d’une démarche prétendant comprendre tous les mécanismes de développement par cet instrument.</p>
<p>Déjà en 2012, <a href="http://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1356389012440915">R. Picciotto</a> se demandait quand la bulle (des RCT) allait éclater. Les attaques vont croissant, et la nobélisation d’A. Deaton, fervent critique des RCT, va probablement accélérer le processus. Si les RCT restent probablement adaptées et légitimes pour certaines politiques circonscrites de manière précise, il est à la fois nécessaire et possible d’employer d’autres méthodes.</p>
<p>Celles-ci adoptent une approche pragmatique, définissant les questions de recherche et les outils méthodologiques nécessaires au cas par cas, en concertation avec les partenaires impliqués (opérateurs de terrain, bailleurs, etc.). Elles s’appuient également sur un pluralisme méthodologique, fondé sur l’interdisciplinarité et reconnaissant la diversité des modes d’administration de la preuve (inférence statistique/analyse compréhensive).</p>
<p>Il ne s’agit pas de récuser le formalisme ou la modélisation, mais d’en faire un usage contrôlé. Enfin ces approches ne visent pas l’énoncé de lois universelles, mais cherchent à expliciter des liens de causalité propres à une période et à un contexte précis.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/90426/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Florent Bédécarrats travaille à la division évaluation de l'Agence Française de Développement. Il est notamment chargé d'organiser et de suivre des évaluations d'impact réalisées par des chercheurs. L'activité de la division évaluation est supervisée par un Comité des Evaluations, présidé par une personnalité indépendante et rassemblant des représentants de l'Etat, des chercheurs et un représentant d'organisations de la société civile.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>François Roubaud et Isabelle Guérin ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>En recourant au principe des essais cliniques, des chercheurs prétendent révolutionner notre compréhension des interventions en matière de développement. Critique et limites de cette méthode.Florent Bédécarrats, Chercheur, spécialiste de l'évaluation de projets et politiques, Agence française de développement (AFD)François Roubaud, Économiste, statisticien, directeur de recherche à l’IRD et membre de l’UMR DIAL, Institut de recherche pour le développement (IRD)Isabelle Guérin, Directrice de recherche à l'IRD-Cessma, Institut de recherche pour le développement (IRD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/881272017-11-28T19:19:16Z2017-11-28T19:19:16ZHétérodoxes contre orthodoxes : zéro partout chez les économistes<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/196388/original/file-20171126-21816-82m93u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Image de _The Phoenix_ (1895), Cumberland University (Lebanon, Tenn.) Yearbooks</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/internetarchivebookimages/14763024791/">Internet Archive/Flickr</a></span></figcaption></figure><p>Il y a un an paraissait le livre de Pierre Cahuc et André Zylberberg, <a href="http://bit.ly/2zocjNi">« Le négationnisme économique »</a>, réédité aujourd’hui en livre de poche. Cette publication a donné lieu à un déballage public chez les économistes, qui perdure encore aujourd’hui, en témoigne la <a href="https://www.alternatives-economiques.fr/denis-clerc/lettre-ouverte-a-pierrot-science/00081481">« Lettre ouverte à Pierrot la Science »</a>, publiée récemment par Denis Clerc dans le magazine mensuel <em>Alternatives Économiques</em>.</p>
<h2>Des tensions autour de certains thèmes</h2>
<p>Depuis longtemps, certaines approches ou théories, telles que la monétarisation des services fournis par la nature, l’usage des prix comme signal de la rareté, ou le recours au marché comme solution aux problèmes environnementaux et à la gestion des ressources naturelles cristallisent les tensions.</p>
<p>Ainsi, lors de la COP21 qui a débouché sur l’accord de Paris, de vifs débats sur l’opportunité (ou l’irréalisme) d’un prix unique du carbone avaient émergé.</p>
<p>À intervalles plus ou moins réguliers, les orthodoxes et hétérodoxes s’écharpent sur des sujets encore plus divers et variés que cette courte liste le laisse paraître. Les uns considèrent que les autres sont des « scientistes » aveugles et arrogants, les autres affublent les uns de « négationnisme » dangereux face aux évidences chiffrées.</p>
<p>Notre discipline n’a pas besoin de cela car elle souffre déjà d’un grand manque de crédibilité scientifique et sociétale. Cependant une question se pose : qu’est-ce qu’un orthodoxe ? Qu’est-ce qu’un hétérodoxe ?</p>
<p>Méthodologie, idéologie, épistémologie/histoire économique : ces trois critères permettent de mieux appréhender l’hétérogénéité au sein des économistes, mais quand on les regarde de près, ils rendent ces deux familles d’économistes caduques et subjectives.</p>
<h2>Hétérodoxes, orthodoxes : difficile de les reconnaître</h2>
<p>Trois exemples soulignent cette subjectivité.</p>
<p>Certains économistes, par exemple <a href="http://piketty.blog.lemonde.fr/">Thomas Piketty</a>, sont parfois présentés comme hétérodoxes alors que leur carrière est jalonnée de travaux utilisant méthodes quantitatives et modélisation, et ont publié dans les plus grandes revues prétendues orthodoxes.</p>
<p>D’autres spécialistes, à l’instar d’<a href="http://economics.mit.edu/faculty/eduflo">Esther Duflo</a>, ne se risquent même pas à se placer dans un tel débat et se limitent volontairement à des discussions sur les méthodes.</p>
<p>À l’opposé, des « hétérodoxes » prennent comme exemples ou modèles des économistes récompensés par le prix Nobel (A. Deaton, P. Krugman, E. Ostrom, A. Sen, G. Stiglitz…) pour démontrer la vacuité d’hypothèses néo-classiques ou de certaines méthodes expérimentales. La Banque de Suède n’est pourtant pas connue pour son hétérodoxie…</p>
<p>D’autres économistes peut-être plus radicaux dans leurs approches et la remise en question des dogmes, comme <a href="http://www.gaelgiraud.net/">Gael Giraud</a> ou <a href="https://www.youtube.com/watch?v=GU-ZwsyPvXk">Matheus Grasselli</a> (Fields Institute), utilisent des mathématiques beaucoup plus avancées que la plupart des économistes orthodoxes.</p>
<p>De nombreux hétérodoxes ou post-keynésiens peinent toutefois à publier dans des journaux de qualité du fait de l’originalité des approches et de la remise en cause de certains dogmes historiques pourtant reconnus comme faux par de nombreux économistes néo-classiques (forme de la fonction de production, rôle de la monnaie, consistance flux-stocks ou encore phénomène d’émergence pour n’en citer que certains).</p>
<p>Finalement, les méthodes plus discursives ou littéraires n’ont pas moins de légitimité par essence. La principale raison pour laquelle nous estimons que cette opposition entre prétendus orthodoxes et hétérodoxes n’est pas valide repose donc selon nous sur de nombreuses dimensions.</p>
<h2>Hétérodoxie mineures, majeures et nouvelles approches</h2>
<p>Concernant les méthodologies : économétrie, expérimentation, modélisation théorique et simulations ; par ces approches, les prétendus orthodoxes cherchent à approcher la scientificité des sciences dites dures, suivant l’approche épistémologique des sciences de K. Popper et son rationalisme critique basé sur la réfutabilité des hypothèses par l’expérimentation.</p>
<p>Toutefois, I. Lakatos et T. Kuhn ont approfondi cette approche, distinguant</p>
<blockquote>
<p>« dans un paradigme ou programme de recherches un « noyau dur » d’énoncés non soumis à réfutation, une « ceinture protectrice » d’hypothèses auxiliaires soumises à réfutation, et une heuristique positive visant à enrichir le paradigme, mais sans remettre en cause son noyau dur. Il convient donc de distinguer les hétérodoxies mineures compatibles avec le noyau dur de l’orthodoxie et les hétérodoxies majeures ou radicales qui <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Orthodoxie_et_h%C3%A9t%C3%A9rodoxie_en_%C3%A9conomie">remettent en question ce noyau dur.</a> »</p>
</blockquote>
<p>Par définition, toute nouvelle théorie (exemples de la physique classique dominée par la pensée de Galilée et Newton, avant d’être supplantée par celle d’Einstein) est une hétérodoxie et sera validée à condition qu’elle soit cohérente avec le paradigme central fondateur de la science contemporaine. <a href="http://bit.ly/2Ae3cjq">Paul Feyerabend</a> ira encore plus loin en constatant que le savoir scientifique procède souvent davantage de l’accord entre les membres d’une communauté que de faits et de preuves incontestables.</p>
<h2>Hypothèses et doxa</h2>
<p>Dans cette optique, le chercheur « orthodoxe » se focalise sur des éléments qu’il juge importants, en mettant de côté tout un ensemble de facteurs. Ainsi, comme l’écrit Jean Tirole dans son ouvrage <a href="http://bit.ly/2fjn8GK">« Économie du bien commun »</a>, l’économie adopte une démarche scientifique en partant d’hypothèses explicitées, utilisant une méthode déductive pour obtenir des conclusions qui seront finalement testées par des approches empiriques variées.</p>
<p>Cependant la complexité de la nature humaine les empêche d’atteindre cette scientificité sur le plan des résultats. L’économie n’est pas une science exacte au sens où ses prédictions ne sont pas toujours précises et où aucune loi ne s’avère immuable.</p>
<p>L’économie expérimentale, qui vise à mettre artificiellement les sujets dans des situations comparables à celle de la vie courante, doit garder conscience qu’il est impossible de reconstituer la plupart des environnements complexes au sein desquels les individus prennent des décisions.</p>
<p>De même, l’économétrie moderne permet aujourd’hui une identification très fine des effets, mais les expériences contrôlées aléatoirement (ou dites « randomisées », inspirées des tests de traitements médicaux) et les expériences dites naturelles comportent de nombreuses limites, connus des chercheurs qui les pratiquent (P. Cahuc et A. Zylberberg n’en faisant d’ailleurs pas partie, en tant que théoriciens).</p>
<h2>Allers-retours entre simplification et complexité</h2>
<p>C’est pourquoi un exercice d’économie quantitative sérieux ne peut se faire sans de constants allers-retours entre la simplification des modèles, la validation empirique des résultats théoriques, et la complexité de la réalité. En parallèle, les travaux qui n’ont pas recours aux méthodes quantitatives de l’économie dite orthodoxe présentent souvent l’intérêt d’une analyse historique et holiste, plus globale, des sujets étudiés.</p>
<p>Ils permettent de prendre un recul que les travaux quantitatifs n’ont pas toujours, et de réfléchir en dehors d’un cadre d’analyse parfois trop rigide. Au total, alors que dans les sciences dites dures, les différents paradigmes se succèdent, voire se chevauchent, ils coexistent en permanence dans les sciences sociales.</p>
<p>Si la complémentarité entre les deux approches semble évidente, pourquoi les opposer ? Si les différentes méthodes sont utilisées par des chercheurs ayant différentes idéologies, cela ne constitue pas un critère discriminant.</p>
<p><strong>Un dialogue constructif entre prétendus orthodoxes et hétérodoxes serait plus utile</strong> que des invectives et de futiles batailles de chapelle. Ce constat porte également dans le cadre des enseignements en économie, où une diversification incluant davantage philosophie et histoire de la pensée, et n’abrutissant pas les étudiants en économie trop tôt avec une somme de modèles et d’équations complexes, ne devrait plus faire débat.</p>
<h2>Est-ce de l’idéologie ?</h2>
<p>Enfin, la question de l’idéologie se pose. En France, les orthodoxes seraient par nature (ultra-)libéraux, et les hétérodoxes en appelleraient plus à l’intervention de l’état et à la régulation. Pour autant, on peut appliquer des méthodes quantitatives pour mettre en avant la manière dont les marchés sont défaillants.</p>
<p>Si l’enseignement de la microéconomie s’est toujours focalisé sur le concept de marchés parfaits, c’est pour mieux souligner par la suite les notions d’imperfections de marché et les moyens de les réguler. Comme le soulignent P. Cahuc et A. Zylberberg, les économistes qui utilisent les méthodologies quantitatives occupent un spectre politique et idéologique assez large.</p>
<p>En revanche, il apparaît naïf de croire que le parti pris idéologique d’un chercheur quel qu’il soit n’a pas d’influence sur son sujet d’intérêt, sur son questionnement scientifique et sur sa manière de traiter ses questions de recherche. La recherche en économie s’éloigne ici de la scientificité qu’elle cherche à approcher et les chercheurs se doivent d’avoir la modestie de réfléchir à la manière dont leurs idéologies impactent leurs travaux et être conscients de la manière dont leurs travaux peuvent être utilisés de manière stratégique par les politiques publiques.</p>
<p><strong>Il est ainsi temps d’accepter qu’historiquement les recherches en économie qui ont légitimé les politiques publiques des années 1980 ont servi l’intérêt de certaines classes</strong>. La variété des points de vue idéologiques est probablement nécessaire et rend la discipline vivante et intéressante au regard du grand public, mais les différents protagonistes auraient à gagner d’une plus grande humilité et d’un plus grand respect des critiques des autres écoles pour parvenir à un débat constructif.</p>
<h2>En finir avec une distinction artificielle</h2>
<p>À la vue de ces différents éléments, il semble artificiel de définir deux familles d’économistes, l’une orthodoxe, l’autre hétérodoxe, homogènes et cohérentes.</p>
<p>En revanche, les incapacités de communication, les rancœurs, le mépris des uns, le dédain des autres, les conflits de méthodes d’évaluation et la compétition pour les postes académiques sont bien réels entre ceux qui se placent dans l’une ou l’autre de ces deux familles. Pourtant, la discipline économique et la société dans son ensemble auraient tout à gagner d’un dialogue plus serein et constructif entre les différentes approches méthodologiques et idéologiques.</p>
<p>Chercheurs en économie de l’environnement, où les travaux interdisciplinaires sont de plus en plus fréquents, où les approches diverses se révèlent souvent complémentaires et permettent d’attaquer de nouveaux fronts de sciences, nous pensons que cette synthèse reste possible. Mais nous sommes encore loin du pluralisme dans notre discipline, qui serait utile face aux défis majeurs auxquels l’humanité fera face au XXI<sup>e</sup> siècle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/88127/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Philippe Delacote est membre de la Chaire Economie du Climat. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Antoine Leblois et Serge Garcia ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur poste universitaire.</span></em></p>Il est temps de déconstruire l’opposition entre économistes prétendus orthodoxes et hétérodoxes, qui semble reposer sur des critères trop nombreux et en partie arbitraires.Philippe Delacote, Chargé de recherche en économie, InraeAntoine Leblois, Chargé de recherches, Economie du développement, InraeSerge Garcia, Directeur de Recherche en économie, InraeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/829492017-09-04T20:43:04Z2017-09-04T20:43:04ZÉconomie : des études trop souvent faibles statistiquement<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/184230/original/file-20170831-22416-1vr89ay.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C0%2C2588%2C1757&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Kendell Geers > T:error (2003) sans T
Selon que la première lettre est éteinte ou allumée, on lit le mot « TERROR » (terreur) ou « ERROR » (erreur). L’œuvre fait partie d’un ensemble de trois néons (B/ORDER et D/ANGER)</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/workflo/6788971416/in/photolist-bkVfFj-W61rbf-7pBBUk-k8W7zz-XbxJtC-8ms5Kg-s269gU-7UuLYW-cxW11f-8hEmvR-cAsx51-8u2HAo-fCcKsS-rZmub4-sgkfdu-9hazZP-fn9sgT-7UrwTn-fmBjQg-drvxgq-f4KEQ9-s27ets-fnN64r-eFitAn-4L32rw-dx1guU-dYgTMD-aR1GeZ-bvoU6u-cyNr19-d8vfpA-Th1Hep-f4k3ek-cyNqUm-4L5cZj-4KZYEH-nHJZGC-Q7fnX3-4L32ub-k5bhcB-4L32qb-siFt1k-4L5cWE-kWoQt7-4L32sf-8DiHdB-aybqby-8DiLYi-gTRLqU-qnLsUx">Florent Darrault/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Il y a quelques années, le <em>Wall Street Journal</em> (2011) publiait un <a href="http://on.wsj.com/2vv1gnh">article sur les « petits secrets »</a> de la recherche médicale indiquant que la plupart des résultats issus des études publiées dans des revues scientifiques ne pouvaient être reproduits. John Ioannidis (2005), professeur à Stanford, <a href="http://bit.ly/1zzrD71">a ainsi montré</a> que les bases statistiques sur lesquelles s’appuyaient bon nombre d’études médicales n’étaient pas suffisamment rigoureuses pour que les résultats obtenus <a href="http://bit.ly/2x9wQGQ">aient une véritable valeur</a>.</p>
<p>Depuis quelques années, c’est au tour des recherches en économie d’être pointées du doigt. <a href="http://bit.ly/2xB6hZ2">Une étude récente</a> de John Ioannidis, T.D. Stanley et Hristos Doucouliagos (2016), à paraître dans l’<em>Economic Journal</em>, montre ainsi que plus de 80 % des études économétriques exagèrent l’ampleur et la significativité statistique des résultats obtenus. Selon eux, les études publiées en économie sont aussi biaisées que celles publiées en sciences médicales. Comment peut-on expliquer le manque de fiabilité de certaines recherches publiées dans les revues scientifiques ?</p>
<h2>« Les revues scientifiques ont tendance à ne retenir qu’un certain type d’études »</h2>
<p>En fait, plusieurs études ont montré qu’il existait un biais inhérent au processus de publication dans les revues académiques et ce quel que soit le domaine de recherche. En effet, la plupart des revues scientifiques ont tendance à ne retenir à la publication qu’un certain type d’études, celles dont les résultats sont statistiquement significatifs ou celles dont les résultats sont positifs, notamment en médecine où ce type de biais est très fréquent.</p>
<p><a href="http://bit.ly/2xP07DJ">Charles Wheelan (2013)</a> fournit une excellente illustration de ce biais en médecine. Supposons qu’une équipe de chercheurs décide de mener une étude longitudinale rigoureuse examinant le lien entre le fait de jouer aux jeux vidéo et le cancer du côlon. À partir d’un échantillon représentatif de 100 000 individus suivis pendant 20 ans, les chercheurs constatent que les personnes qui ont passé plus de 3 heures par jour en moyenne à jouer aux jeux vidéo déclarent le même nombre de cancers du côlon que ceux qui n’ont jamais joué. On suppose que l’approche méthodologique est irréprochable.</p>
<p>Quelle revue académique acceptera de publier une telle étude ? Aucune et pour deux raisons. Tout d’abord, il n’y a aucune raison scientifique de penser que le fait de jouer aux jeux vidéo puisse avoir un lien avec le cancer du côlon. Ensuite, le fait qu’un facteur ne soigne pas le cancer n’est pas un résultat jugé intéressant. Après tout, beaucoup d’autres facteurs ne préviennent pas le cancer. En définitive, les résultats négatifs ne sont pas passionnants en médecine comme dans n’importe quel autre champ de recherche et il y a peu de chances que de tels résultats soient publiés dans une revue médicale.</p>
<p>Supposons maintenant qu’un autre chercheur mène une étude longitudinale différente sur le même sujet. Il observe que les personnes qui passent leur temps à jouer aux jeux vidéo sont moins souvent atteints d’un cancer du côlon. Cette fois, cela devient vraiment intéressant. C’est exactement le type de découverte qui va susciter l’intérêt d’une revue académique puis de la presse grand public… jusqu’aux fabricants de jeux vidéo eux-mêmes – qui pourraient aller jusqu’à apposer un label sur leurs produits indiquant les bienfaits des jeux vidéo pour la santé !</p>
<h2>« Le hasard est partout »</h2>
<p>Pourtant, c’est oublier un peu vite que, statistiquement, des événements rares surviennent de temps à autre simplement par hasard. Si vous menez une centaine d’études, au moins une d’entre elles obtiendra, fort probablement, des résultats qui n’auront aucun sens – comme une association entre le fait de jouer aux jeux vidéo et une propension plus faible d’être atteint d’un cancer du côlon.</p>
<p>Voilà donc le problème : les 99 autres études qui n’observent aucune relation ne seront pas publiées parce qu’elles ne sont tout simplement pas jugées intéressantes. En revanche, l’unique étude qui obtiendra un lien statistique sera publiée et fera même l’objet d’une attention particulière. L’origine de ce biais ne vient donc pas des études elles-mêmes mais de la sélection des informations qui sont diffusées au public. Quelqu’un qui consulterait la littérature scientifique sur le lien entre les jeux vidéo et le cancer n’aurait connaissance que d’une seule étude et celle-ci suggérait un lien étroit entre le fait de jouer aux jeux vidéo et le risque d’être atteint d’un cancer. En réalité, 99 % des études existantes n’auraient rien démontré de tel.</p>
<p><strong>« Le biais de publication pose un sérieux problème »</strong></p>
<p>Cet exemple de Charles Wheelan est délibérément absurde mais le problème est réel et sérieux. Il y a quelques années le <em>New York Time</em> (2008) évoquait le <a href="http://nyti.ms/2vIKKMy">problème du <em>biais de publication</em></a> de la façon suivante :</p>
<blockquote>
<p>« Les fabricants d’antidépresseurs comme le Prozac et le Paxil ne publient pas les résultats d’un tiers des essais cliniques qu’ils conduisent afin d’obtenir l’agrément des gouvernements, trompant les médecins et les malades sur l’<a href="http://nyti.ms/2vIKKMy">efficacité de ces médicaments</a>. »</p>
</blockquote>
<p>Il s’avère que 94 % des études présentant des résultats positifs ont fait l’objet de publication contre seulement 14 % des études présentant des résultats négatifs ou neutres. Finalement, lorsque toutes les études sont prises en compte, les antidépresseurs sont à peine plus efficaces que les placebos.</p>
<p>Si les revues scientifiques sont plus sensibles aux résultats positifs et ignorent les résultats non significatifs alors les chercheurs auront tendance à ne publier que l’étude suggérant un lien significatif et à ignorer celles qui n’observent aucun effet.</p>
<p>Ainsi, presque 80 % des études présentant des résultats non significatifs en sciences sociales ne sont pas publiées contre seulement 38 % des études présentant des résultats significatifs (Figure 1).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=461&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/183206/original/file-20170823-17867-1lx89m7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=579&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p>*<em>Figure 1. Taux de publication de 221 études en sciences sociales <a href="http://bit.ly/2vv5tHQ">selon la nature des résultats obtenus</a> *</em></p>
<p>Or, ces dernières s’appuient souvent sur de petits échantillons au sein desquels les risques de fluctuations aléatoires sont plus élevés (les statisticiens parlent de <em>fluctuations d’échantillonnage</em> et disent que l’<a href="http://bit.ly/2iKQpzJ">étude manque de <em>puissance statistique</em></a> conduisant finalement à donner plus de poids à des études qui ne le méritent pas.</p>
<p>À cela s’ajoute le fait que les chercheurs peuvent ne pas être impartiaux et peuvent avoir des croyances fortes qu’ils cherchent à valider et à diffuser sous couvert d’apparence scientifique <a href="http://bit.ly/1BDDd1Z">(Fanelli, 2009)</a>.</p>
<h2>« La moitié des articles publiés en économie se révèle incorrecte »</h2>
<p>Pour toutes ces raisons, un niveau étonnant de recherches d’économistes se révèle complétement erroné et difficile à répliquer. <a href="http://bit.ly/2xB6hZ2">John Ioannidis, T.D. Stanley et Hristos Doucouliagos (2016)</a> ont examiné 159 études publiées dans les principales revues d’économie.</p>
<p>Les auteurs estiment qu’environ la moitié des articles scientifiques publiés se révèle incorrecte parce qu’ils manquent de puissance statistique, s’appuient sur des outils économétriques inadaptés, sont l’objet de biais et parfois même de malhonnêteté intellectuelle. <a href="http://bit.ly/2gsUhES">John Ioannidis et Hristos Doucouliagos (2013)</a> ont aussi montré que 88 % des études économiques obtenaient des résultats conformes aux hypothèses formulées par leurs auteurs, un taux cinq fois supérieur à celui des recherches de la NASA par exemple <a href="http://bit.ly/2twxAp4">(Fanelli, 2010)</a>. Au final, <a href="http://bit.ly/2xPqnOD">Miguel et Christensen (2017)</a> indiquent qu’un tiers des recherches en économie a été réfuté par d’autres travaux ultérieurement.</p>
<p><strong>« Pour une plus grande transparence et une meilleure valorisation de l’évaluation par les pairs »</strong></p>
<p>Face à ce constat, John Ioannidis, qui co-dirige le Metrics (<em>Meta-Research Innovation Center at Stanford</em>), propose plusieurs actions afin que les résultats des études scientifiques soient plus robustes. Il suggère tout d’abord une plus grande collaboration entre les chercheurs et l’<a href="http://bit.ly/2vuRLon">utilisation de la <em>méta-analyse</em></a> afin de travailler sur de plus grands échantillons permettant de limiter le risque d’erreur de seconde espèce (accepter un résultat alors qu’il est faux).</p>
<p>Il recommande ensuite de multiplier les réplications d’études pour s’assurer que les effets obtenus ne sont pas erronés ou falsifiés. Enfin, il considère que le système scientifique actuel doit évoluer de telle sorte que la publication ne doit pas être le seul critère de progression de carrière des chercheurs. Il propose par exemple de valoriser le travail de révision d’articles par les pairs qui, selon lui, n’est pas suffisamment pris en compte dans la carrière des chercheurs.</p>
<p>Ces dernières années ont été marquées par plusieurs scandales dans le monde de la recherche. Quelques chercheurs très prolifiques se sont avérés être des producteurs d’études médiocres, non reproductibles, erronées ou parfois même complètement fabriquées dans le seul but de bénéficier d’avancements de carrières ou de primes.</p>
<p><a href="http://bit.ly/2xPqnOD">Miguel et Christensen (2017)</a> constatent néanmoins que les meilleures revues scientifiques en économie sont beaucoup plus vigilantes aujourd’hui. Elles demandent notamment aux auteurs de fournir leurs données et de bien préciser les liens et conflits d’intérêt éventuels des auteurs.</p>
<p>Voilà qui tranche avec les pratiques antérieures et constitue un progrès indispensable pour rendre toutes ses lettres de noblesse à la recherche économique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/82949/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Patrice Laroche a reçu des financements de la Chaire "Dialogue social et compétitivité des entreprises" d'ESCP Europe Il est professeur affilié à ESCP Europe et président du comité scientifique de la Chaire "Dialogue social et compétitivité des entreprises" d'ESCP Europe. </span></em></p>Une grande partie des études publiées en économie ne remplissent pas les critères de qualité qu’on pourrait en attendre. Certains travaux dits scientifiques ne le sont pas réellement. Explication.Patrice Laroche, Professeur des Universités en sciences de gestion, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/773792017-05-10T21:00:44Z2017-05-10T21:00:44ZPolitique éducative d’Emmanuel Macron : ce que peut en dire la recherche<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/168489/original/file-20170509-20757-82php2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Emmanuel Macron dans une classe.</span> </figcaption></figure><p>Que nous réserve Emmanuel Macron en matière d’éducation ? Et que peut en dire la recherche en économie ? Cet article propose une mise en perspective, à la lumière des derniers résultats de la recherche, des principaux éléments de politique éducative du futur président de la République.</p>
<p>Emmanuel Macron fait des propositions assez précises, qui vont, globalement, dans le sens des travaux de recherche en économie. Mais il reste encore quelques angles morts dans son programme éducatif qu’il faudra éclaircir.</p>
<p>Cet article suit la structure et l’ordre des propositions telles qu’elles sont exposées sur le site Internet d’<a href="https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/education">En Marche !</a></p>
<h2>Augmenter le nombre et clarifier les critères d’attribution des places en crèche</h2>
<p>Il existe un certain consensus académique sur l’importance des effets, à moyen et long terme, des interventions publiques de la petite enfance, que ce soit sur les performances scolaires ou non-cognitives (confiance en soi, violence, etc.) <a href="https://heckmanequation.org/assets/2017/01/HeckmanMoonPintoSavelyevYavitz_RateofReturnPerryPreschool_2010.pdf">Une étude influente de Heckman et coll.</a> montre que les interventions publiques de la petite enfance sont celles qui, par rapport à celles plus tardives dans le cycle de vie des enfants, présentent le meilleur rapport coût – bénéfice.</p>
<p>La <a href="http://www.ined.fr/fichier/s_rubrique/21857/population.societes.2014.514.creche.france.fr.pdf">pénurie de places en crèche</a> touche potentiellement plus les familles en difficulté car c’est le mode d’accueil le moins onéreux. Les mères isolées sont les plus fragiles car <a href="http://drees.social-sante.gouv.fr/IMG/pdf/er960.pdf">certaines sont contraintes de limiter leur offre de travail pour garder leur enfant</a>. Cela peut les mettre en situation de précarité et avoir un <a href="http://knowledgecenter.csg.org/kc/content/impact-child-poverty-educational-success">impact négatif sur le développement de leur enfant</a>.</p>
<p>Emmanuel Macron propose de maintenir l’accélération de la construction de places en crèches, de systématiser et rendre plus transparents les critères d’attribution, mais aussi d’inciter les communes à donner un poids important aux critères sociaux. Étant donnée la situation, cette mesure semble aller dans la direction des résultats de la recherche.</p>
<h2>Diviser par deux le nombre d’élèves par classe en CP et CE1 dans les établissements d’éducation prioritaire</h2>
<p>La réduction de la taille des classes en primaire une politique éducative qui a été étudiée de façon extensive et sur laquelle on dispose de résultats solides et univoques. Quelle que ce soit la méthode d’analyse adoptée (<a href="http://piketty.pse.ens.fr/files/Krueger1999.pdf">randomisation</a> ou <a href="https://economics.mit.edu/files/8273">quasi-expérimentale</a>), ou le contexte (aux États-Unis comme en <a href="http://media.education.gouv.fr/file/48/4/2484.pdf">France</a>), les résultats sont clairs : la réduction de la taille des classes en primaire a des effets positifs importants sur les élèves socialement défavorisés, que ce soit à court ou <a href="https://academic.oup.com/qje/article-abstract/128/1/249/1839904/Long-Term-Effects-of-Class-Size">à long terme</a>.</p>
<p>Cette proposition est la plus précise et audacieuse du programme éducatif d’Emmanuel Macron. Concrètement, il propose d’affecter jusqu’à 10 000 postes des 60 000 postes créés sous François Hollande aux classes de CP et CE1 d’éducation prioritaire. Pour que cela fonctionne, il faut qu’il y ait suffisamment d’enseignants prêts à y aller. Il faut donc notamment rendre plus attractifs ces établissements : c’est ce que semble vouloir faire Emmanuel Macron via sa revalorisation des primes REP +, que je discute plus en détail ci-dessous.</p>
<h2>Développer le préapprentissage</h2>
<p>L’apprentissage comme outil de lutte contre le chômage des moins de 25 ans fait consensus dans le débat politique depuis une vingtaine d’années. Les résultats de la recherche sur cette question sont plus nuancés. Dans un article paru dans la revue <a href="http://www.cairn.info/revue-regards-croises-sur-l-economie-2012-2-page-85.htm"><em>Regards croisés sur l’économie</em></a>, Philippe Zamora souligne que, dans sa version actuelle, l’apprentissage ne permet pas de lutter contre l’échec des jeunes les plus en difficulté. Comme partout sur le marché du travail, les employeurs vont chercher à recruter les employés les plus performants. De nombreux collégiens souhaitant se lancer dans l’apprentissage peinent à trouver un employeur.</p>
<p>Pour y remédier, il suggère de développer le préapprentissage permettant aux jeunes de suivre une année de formation en alternance dès 15 ans, quel que soit leur niveau scolaire atteint. Toutefois, il remarque qu’il n’existe aucune étude approfondie sur ce dispositif. La mise en place de cette mesure par le futur gouvernement pourra être l’occasion de l’évaluer rigoureusement.</p>
<h2>Une meilleure gestion des enseignants</h2>
<p><strong>Ne plus affecter en éducation prioritaire des enseignants ayant moins de 3 ans d’expérience et revaloriser la prime des enseignants en REP + à 3 000 euros par an</strong>.</p>
<p>Le rôle crucial des enseignants dans la réussite de leurs élèves, que ce soit à court et à long terme, <a href="http://www.rajchetty.com/chettyfiles/w19424.pdf">fait consensus au sein de la recherche</a>. De nombreux travaux montrent également que l’expérience est un déterminant majeur de la capacité d’un enseignant à faire progresser ses élèves. Plus précisément, l’<a href="https://www0.gsb.columbia.edu/mygsb/faculty/research/pubfiles/3841/impact_rockoff.pdf">effet de l’expérience se concentre sur les toutes premières années d’enseignement</a>.</p>
<p>La proposition d’Emmanuel Macron de ne plus affecter en éducation prioritaire des enseignants ayant moins de 3 ans d’expérience va donc le sens de ce que nous dit la recherche. La difficulté est qu’il faudra alors réussir à attirer des enseignants titulaires plus expérimentés en éducation prioritaire. Sinon, le risque est que le déficit d’enseignants en éducation prioritaire créé par cette mesure soit comblé par la recrutement <em>ad hoc</em> d’enseignants contractuels, moins formés et qualifiés que les enseignants titulaires.</p>
<p>Le second volet de cette politique semble avoir pour objectif de limiter ce risque, en rendant plus attractives les affectations en éducation prioritaire, via une revalorisation de la prime en REP + des enseignants à 3 000 euros par an. <a href="http://www.education.gouv.fr/cid92275/education-prioritaire-un-nouveau-regime-indemnitaire-en-faveur-des-personnels.html">Notons tout d’abord que cette prime avait été revalorisée de 50 %, en 2015 par le gouvernement précédent, et portée à 2 312 euros</a>. Emmanuel Macron en propose donc une augmentation de 30 %. Cela va dans la direction de ce que dit la <a href="http://faculty.smu.edu/millimet/classes/eco7321/papers/clotfelter%20et%20al%2003.pdf">recherche qui suggère que ce type de prime peut être efficace</a> pour attirer et retenir les enseignants dans les zones difficiles.</p>
<h2>L’autonomie des établissements</h2>
<p><strong>Donner plus d’autonomie aux établissements en échange d’un « diagnostic » opposable tous les trois ans</strong>.</p>
<p>Emmanuel Macron souhaite donner plus de liberté aux établissements pour élaborer leur projet pédagogique et s’adapter au contexte local. L’esprit de cette proposition semble s’inspirer du système américain où chaque établissement dispose d’une grande liberté dans les programmes, l’organisation des temps scolaires et le recrutement des enseignants.</p>
<p>Il n’existe malheureusement pas, à ma connaissance, de travaux de recherche comparant, de façon précise, les avantages et inconvénients d’un système plus décentralisé par rapport au système très centralisé français. <em>A priori</em>, une telle décentralisation peut autant réduire les inégalités de réussite scolaire (meilleure adaptation aux besoins des élèves) que les augmenter (création d’une école à « deux vitesses »).</p>
<p>En contrepartie de cette liberté accrue, Emmanuel Macron propose de mettre en place une évaluation des établissements exhaustive (enseignement, progrès des élèves, infrastructure, etc.) et opposable au ministère et aux collectivités tous les trois ans.</p>
<p>Il existe une importante littérature sur la question de l’évaluation des établissements (<em>school accountability</em>). C’est une pratique qui s’est généralisée aux États-Unis ces vingt dernières années, surtout depuis le programme « No Child Left Behind » (2001). Globalement, ce qui en ressort, <a href="https://scholar.harvard.edu/files/ddeming/files/deming_txaccountability_dec2015.pdf">c’est que cela peut avoir des effets positifs à court et long terme sur les élèves</a>, en particulier dans les établissements qui courent le risque de recevoir une évaluation négative. Par contre, ces évaluations peuvent aussi avoir des effets négatifs sur les élèves les plus en difficulté, et inciter les enseignants à <a href="https://cepa.stanford.edu/sites/default/files/Accountability_Handbook.pdf">se focaliser exclusivement sur la réussite de leurs élèves à l’examen</a> (<em>teach to the test</em>) au détriment de l’objectif plus global de transmission des savoirs.</p>
<h2>Renforcer l’implication des parents par la généralisation « La mallette des parents ».</h2>
<p>Le dispositif « La mallette des parents » est une intervention très simple et peu coûteuse, consistant à organiser, dans les établissements défavorisés, trois réunions annuelles entre les parents et les équipes pédagogiques.</p>
<p>Une évaluation rigoureuse de ce dispositif a été réalisée par une <a href="http://www.parisschoolofeconomics.eu/IMG/pdf/Synthese-4p-MALLETTE-PSE.pdf">équipe de chercheurs de l’École d’économie de Paris</a>, qui en montre les effets positifs sur l’implication des parents, ainsi que sur le comportement des élèves. Notons que la généralisation de dispositif avait été déjà amorcée par le gouvernement précédent au moment de la <a href="http://eduscol.education.fr/cid60553/la-mallette-des-parents-ecole-primaire-lycee.html">loi sur la refondation de l’école de 2013</a>.</p>
<h2>Un angle mort majeur du programme: la mixité sociale</h2>
<p>L’objectif de mixité sociale ne figure pas au programme d’Emmanuel Macron alors qu’il s’agit d’un enjeu majeur en France, où la ségrégation scolaire peut atteindre des <a href="http://cache.media.education.gouv.fr/file/revue_91/03/9/depp-2016-EF-91-Comment-mesurer-la-segregation-dans-le-systeme-educatif_635039.pdf">niveaux très élevés</a>. </p>
<p>Dans une <a href="http://www.lavoixdunord.fr/102461/article/2017-01-12/macron-invite-les-socialistes-le-rejoind">interview accordée à la Voix du Nord</a> en janvier, le futur président souligne son souci de « ne pas imposer la mixité ». Or il existe des moyens efficaces de réduire la ségrégation tout en respectant la liberté de choix des familles. </p>
<p>Pour le lycée, l’Académie de Paris a mis en place en 2008 un système de choix scolaire régulé (via la procédure Affelnet) au sein de vastes secteurs scolaires, accompagnée d’une politique de discrimination positive en faveur des élèves les plus défavorisés socialement. Cette réforme a permis de considérablement réduire <a href="http://www.ipp.eu/wp-content/uploads/2014/07/impact-sectorisation-affectation-mixite-lycees-idf-rapport-IPP-juin-2014.pdf">la ségrégation sociale</a>. </p>
<p>Pour le collège, une piste qui mériterait d’être approfondie est de remplacer les secteurs actuels où, à une adresse postale correspond un seul et unique collège public,<a href="http://www.parisschoolofeconomics.com/grenet-julien/Other/Slides_multi_college.pdf"> par des secteurs multi-collèges</a>. Ces secteurs élargis seraient accompagnés d’une procédure de choix régulé, prenant en compte à la fois les vœux des parents et des critères de priorité définis par la puissance publique en concertation avec les différents acteurs.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/77379/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Asma Benhenda a reçu des financements de l'Ecole d'économie de Paris et de l'Ecole normale supérieure de Cachan.</span></em></p>Les propositions éducatives d’Emmanuel Macron sont assez précises et vont, globalement, dans le sens des résultats de la recherche en économie, même s’il reste encore des angles morts.Asma Benhenda, Ph. D. student Paris School of Economics / Ehess, Paris School of Economics – École d'économie de ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/690112016-12-11T20:59:17Z2016-12-11T20:59:17ZPourquoi les compagnies aériennes pratiquent-elles la surréservation ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/147790/original/image-20161128-22754-1u9qk0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=91%2C98%2C1667%2C1293&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Salle d'attente…</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/alan-light/12067907443/in/photolist-jopbrH-jonEcD-5CooKR-4ApWFx-7mg874-nViy-b3Gid6-5Copcp-aat1hw-nmYghm-89v96E-9Cu4gh-dxjKcW-5CsvZ3-5ConS2-atP4T8-4gRL6V-4QT43o-cmc8jy-cmc8i7-89v93y-5CocS6-5CsEjE-GKeQKd-HY3JEs-6vLEiJ-4TGC6y-9L1vKU-8jfjsP-PyMoX-89v95U-6qWJ2-5CstSy-6WgdkP-7rZ48C-dh3i4Y-ayHH7B-agMyAD-8xMMTx-3anCqZ-3QKPnS-HHnged-FRYGBX-ovm9Db-865oA5-5k4hN1-gwots5-7ucaio-6jpPk-7HWbTr">Alan Light/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Nous savons que les compagnies aériennes vendent parfois plus de billets qu’il n’y a de sièges sur leurs vols. Si tous les passagers ayant réservé une place se présentent à l’enregistrement, ces compagnies aériennes essaient de convaincre certains d’entre eux de prendre le vol suivant.
Les données indiquent qu’environ 1 % des passagers aériens se retrouvent dans cette situation aux États-Unis.</p>
<h2>Modéliser l’<em>overbooking</em></h2>
<p>Les compagnies aériennes expliquent généralement qu’un certain nombre de passagers risquent de ne pas se présenter à l’enregistrement et que la surréservation leur permet d’anticiper ces désistements. C’est également le point de vue exprimé par les auteurs des très nombreux articles publiés sur le sujet. Dans un <a href="http://toomas.hinnosaar.net/overbooking.pdf">récent article</a>, nous essayons d’élaborer une théorie alternative et complémentaire.</p>
<p>Jeff Ely, l’un de mes directeurs de thèse à Northwestern, Toomas Hinnosaar (Collegio Carlo Alberto, Turin), un ancien camarade de classe, et moi-même avons essayé de <a href="http://bit.ly/2fEPkTs">modéliser la stratégie</a> idéale qui permettrait aux compagnies aériennes de maximiser leur profit. L’élément nouveau que nous apportons aux théories existantes est que les consommateurs ne connaissent pas à l’avance la somme exacte qu’ils sont prêts à payer pour un vol donné.</p>
<p>Vendre des billets à l’avance est donc une bonne stratégie pour la compagnie aérienne, qui peut être tentée de surréserver le vol en vendant plus de billets qu’il n’y a de sièges. Les billets achetés à l’avance deviennent alors des « options de vol » ; à la date du vol, certains passagers choisiront de s’enregistrer tandis que d’autres céderont leurs sièges en échange d’une compensation versée par la compagnie aérienne.</p>
<p>Pour convaincre les passagers d’acheter leurs billets à l’avance, les compagnies aériennes augmentent les prix des billets à mesure que la date du vol approche, un comportement que nous observons sur de nombreux marchés du transport aérien.</p>
<p>Nous avons élaboré notre théorie en nous fondant sur l’hypothèse d’une société monopolistique qui n’est soumise à aucune concurrence. Bien que la plupart des lignes aériennes fassent l’objet d’une certaine concurrence, nous estimons que cette dernière est souvent imparfaite (pour la simple raison que chaque transporteur propose des services, horaires, appareils, etc. très différents, par exemple). Les principales idées que nous développons ont donc une chance d’être applicables plus généralement.</p>
<p>Nous savons que certaines compagnies aériennes demandent aux passagers quelle <strong>somme ils seraient prêts à accepter pour renoncer à leur siège</strong>, et qu’elles utilisent, de fait, un système de vente aux enchères pour déterminer le prix de rachat des billets en surréservation.</p>
<p>Ces <strong>enchères</strong> semblent être la meilleure façon d’indemniser les passagers qui n’ont pas pu embarquer.</p>
<h2>Les mécanismes économiques des soldes</h2>
<p>J’ai utilisé ces mêmes mécanismes dynamiques pour élaborer, dans le cadre d’un <a href="http://bit.ly/2ft2uaL">autre article</a>, une nouvelle théorie expliquant les variations de prix ou les soldes en se basant sur les valeurs perçues, qui correspondent au prix que les consommateurs sont prêts à payer pour un produit donné à un instant T.</p>
<p>Le modèle de référence, traditionnellement utilisé, estime que le prix optimal du vendeur ne varie pas et reste constant sur la durée. Dans cet article, je démontre qu’une variation aléatoire de la valeur perçue au fil du temps entraîne une fluctuation des prix optimaux. Les prix peuvent être très élevés à certaines dates et « soldés » de manière temporaire à d’autres.</p>
<p>Une fois que vous avez accepté l’idée que les gens ne connaissent pas nécessairement à l’avance la somme qu’ils sont <strong>prêts à payer pour un produit</strong>, la nécessité d’organiser des soldes sur vos produits devient évidente.</p>
<p>J’ai testé cette théorie sur des biens durables, qui sont intéressants dans la mesure où les consommateurs ont la possibilité de choisir le moment auquel ils achètent le produit. En effet, un seul bien durable est généralement suffisant. Le fait que les clients n’aient besoin que d’un seul exemplaire facilite l’élaboration des détails de la théorie, mais l’idée semble s’appliquer à la plupart des situations où les clients ont la possibilité de choisir le meilleur moment pour procéder à leur achat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/69011/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Daniel Garrett ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Comment la science économique peut aider à comprendre la stratégie des compagnies aériennes en matière de vente de place. Et plus généralement la fixation des prix par rapport à la valeur perçue.Daniel Garrett, Assistant-professeur à TSE et à l’Université Toulouse Capitole, Toulouse School of Economics – École d'Économie de ToulouseLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.