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Algérie : les femmes à la conquête de l’espace public

Les manifestations contre un renouvellement du mandat du président Boutlefika permettront-elles un renouveau de la société algérienne? RYAD KRAMDI / AFP

L’espace public n’est pas donné en Algérie, mais arraché ! Par des centaines de milliers d’Algérien·ne·s, depuis le 22 février dernier, et par les femmes et les personnes LGBT, au quotidien, pour surmonter les obstacles et les freins rencontrés pour accéder et se mouvoir dans les espaces des « dehors ».

A ce titre, la journée du 8 mars, rebaptisée « fête de la femme », revêt depuis plusieurs années un caractère d’exception par l’investissement commercial important visant une cible féminine (fêtes, concerts, spectacles et expositions), auquel s’ajoutent les [mobilisations féministes] organisées dès 1965.

Mais cette année, le rendez-vous des femmes algériennes ne prendra pas la forme d’un rassemblement marchand, mais d’une reconquête de l’espace public. La renaissance de la société civile fait désormais émerger un nouvel horizon, pour tou·te·s, sur le plan des libertés individuelles.

Affiche appelant à la mobilisation le 8 mars. Facebook, Author provided (no reuse)

L’espace public ne peut exister si les femmes et personnes LGBT ne trouvent pas des conditions hospitalières pour s’y engager. C’est pourquoi, leur participation aux manifestations depuis le 22 février est un signe du « desserrement » de l’espace politique des mains du régime, au profit de la société civile.

Si la journée de lutte pour les droits des femmes accroissait donc déjà leur visibilité dans les espaces urbains, cette année, elle a également vocation à légitimer leur appropriation de ces espaces, en tant que citoyennes égales aux hommes, reprenant en main leur destin individuel et collectif, en réclamant la dignité de leurs existences.

Les cloisons tombent

Mères de famille, jeunes actives ou retraitées sont entraînées par le mouvement de toutes celles qui sont déjà sorties : artistes, étudiantes, avocates, journalistes, anciennes combattantes. Elles font corps commun, avec les hommes, en partageant l’expérience de leur puissance individuelle (marcher, crier, déclamer, chanter, danser, sauter, courir, se faufiler, etc) et collective (solidarité et co-responsabilité vis-à-vis du déroulement des marches).

Le 25 février 2019 à la cour Sidi Mohamed à Alger, avocates et avocats ont rejoint en masse les manifestants. Ryad Kramdi/AFP

Les cloisons qui retiennent les femmes dans l’espace domestique tombent peu à peu.

La libération et la légitimation de la parole collective contre le régime leur offre un espace pour incarner et exprimer le lien civil qui unit la société. Par leur capacité à non seulement « sortir » physiquement, mais surtout à dégager leur corps d’un imaginaire à l’intérieur duquel on les enferme, elles performent, face à l’enfermement autoritaire, cette voie de résistance non-violente qu’elles exercent déjà quotidiennement face à l’« enserrement » domestique.

Se dérober à l’espace domestique pour s’aventurer « dehors »

À partir d’une enquête ethnographique à Alger, menée entre 2014 et 2016, je me suis intéressée au poids de la structure familiale sur l’expérience et l’engagement dans la ville de femmes, résidant dans des quartiers à la périphérie sud et est d’Alger, ainsi que leurs choix de (style de) vie.

Jeunes, retraitées, militantes, mères de famille ont rejoint les mobilisations, y compris parmi la diaspora comme ici, à Paris. Jacques Demarthon/AFP

Pour cela, j’ai suivi leur mouvement du « dedans » vers les « dehors » : que leur ménage soit constitué d’une famille nucléaire ou élargie, leur intégration dans des réseaux informels de famille et de voisinage tente généralement de les dissuader de quitter l’espace domestique, en raison d’enjeux matrimoniaux : en tant que « temple » de l’honneur du groupe familial, leurs corps doivent être mis à part, pour préserver la valeur de leur famille sur le « marché aux femmes ».

Ainsi, je rencontre des étudiantes qui inventent des stratégies pour se dégager de l’emprise de leur famille. Certaines prétendent avoir cours ou un voyage scolaire, afin de se rendre en ville ou de partir en escapade, alors que de jeunes femmes, bénéficiant d’un revenu, prétextent des séminaires ou formations, lorsqu’elles souhaitent partir en WE ou en voyages sans chaperon. Elles sont couvertes vis-à-vis de la famille, et du voisinage, car elles ont des raisons jugées légitimes pour s’absenter.

Le sont-elles pour autant vis-à-vis de la société ?

Les lynchages de femmes vivant sans tuteur dans plusieurs villes d’Algérie, comme à Hassi Messaoud, le harcèlement sexuel, en public ou privé, est quotidien et les discours religieux diabolisant les femmes « dévergondées » comme source de déliquescence morale de la société, indiquent tout le contraire.

C’est ainsi qu’en décembre 2013, la chaîne Ennahar TV avait fait grand bruit avec un reportage consacré aux étudiantes résidant dans plusieurs cités universitaires d’Algérie, filmées en caméra cachée en train de quitter la résidence après le couvre-feu de 19h, de boire de l’alcool ou de fumer. S’en est suivi une protestation de la part des étudiantes, qui a donné lieu à un débat avec les deux femmes journalistes.

Un reportage en 2013 a créé la polémique sur les femmes se dérobant des cités universitaires le soir.

Corps sous haute surveillance

En amont des stratégies pour se déplacer et s’approprier les espaces extra-domestiques, les femmes intériorisent donc, dès l’enfance, des représentations du « dehors » (spatial et familial) comme un lieu de danger, particulièrement hostile pour elles en tant que « fille de bonne famille ».

Représentées comme fragiles, elles y sont pourtant perçues comme des intruses, et placées à la marge par un dispositif de surveillance et de contrôle. Sommées de donner des gages à l’ordre patriarcal, quant au but de leur présence, mieux vaut qu’elles restent dans le cadre si elles ne souhaitent pas basculer dans l’indésirabilité (et la violence).

Culpabilisation, menace, chantage affectif : les femmes qui accèdent aux espaces du « dehors » en paient le prix, celui de la suspicion d’immoralité des « filles des rues ».

Leur mise sous tutelle juridique, qui les maintient dans une économie politique patriarcale, est légitimée par le discours religieux qui fabrique leur vulnérabilité, ce qui accroît leur précarité face à la violence sexuée : inversion de la culpabilité lors des récits de violence en raison de la nature tentatrice de la femme (« tu lui as ouvert l’œil… »), ou revendication du rappel à l’ordre « public » comme conséquence légitime d’une déviance morale (« La société a le droit de savoir où elle va… »).

Voilées, non voilées, seules ou en groupes, les femmes prennent la rue. Ryad Kramdi/AFP

Si l’espace domestique a pour fonction de maintenir la frontière entre le « dedans » et les « dehors », nécessaire à la reproduction des « arrangements de genre » patriarcaux, ce sont les familles qui fixent les cadres légitimes pour la sortie non-accompagnée des femmes : limitation des horaires en journée, interdiction de lieux peu fréquentés ou non exclusivement par des femmes (comme le stade), imposition d’un accompagnateur (enfant, membre masculin de la famille ou groupe de parentes), etc.

D’autres « cloisons » s’érigent également dans les lieux des « dehors » pour éviter la mixité avec les hommes, par les nombreuses salles « familiales » ou réservées aux femmes (salle d’attente chez le médecin, bureaux de vote ou restaurants), la prescription des comportements d’évitement (se déplacer rapidement, dissimuler son corps par le vêtement – islamique – et « rester groupées » lorsqu’elles se déplacent).

Des estivants sur une plage réservée aux « familles » non loin d’Alger, capitale de l’Algérie, août 2016. Ryad Kramdi/AFP

De la honte et la culpabilité, à la révolte et la joie !

En arrachant l’espace public par l’engagement de leurs corps, les femmes se placent aujourd’hui au centre de la société civile : elles remettent en cause les récits qui les sexualisent pour les exclure de la sphère de représentation et re-signifient la vulnérabilité censée les incapaciter socialement, en une reconnaissance d’une situation commune d’oppression entre concitoyen·ne·s.

En rendant visible et audible ce qui ne devrait pas l’être, elles se dégagent de la culpabilité des liens patriarcaux et recouvrent la souveraineté sur leur propre corps. La matrice émotionnelle de la honte se transforme alors en révolte. Ce faisant, elles affirment le principe du respect de la vie – à travers la reconnaissance de leur dignité – et proposent une éthique alternative à la guerre : celle reconnaissant « aux femmes une dignité et une indépendance analogues à celles des hommes, en leur accordant le droit à disposer d’elles-mêmes ».

Légitimes, leur présence est accueillie et encouragée par l’attention et le soin que s’accordent les manifestant·e·s. Reprenant et partageant le pouvoir, les femmes sont les premières à entonner les slogans appelant à une Algérie libre et démocratique. Ce 8 mars 2019 est donc doublement symbolique pour les femmes algériennes, qui se réapproprient l’espace public par leurs corps, et leur puissance grâce à leur citoyenneté.

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