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Allemagne : quand le covidoscepticisme entraîne la banalisation du nazisme

Un homme portant un équipement de protection tient une pancarte à l'esthétique nazie indiquant « hygiène totale » lors d'une manifestation contre les mesures visant à freiner la propagation de la Covid-19, à Francfort-sur-l'Oder, le 28 novembre 2020. Adam Berry/AFP

À l’heure où les manifestations de mécontentement face aux mesures visant à contenir la pandémie de Covid-19 se font de plus en plus violentes, il convient de s’interroger sur les symboles employés par les manifestants des Querdenker (libres penseurs) en Allemagne, un groupe opposé aux masques et aux mesures sanitaires dans leur ensemble.

Ces symboles évoquent les plus sombres heures de l’Allemagne et illustrent la banalisation de cette période par une partie de la population. Dans un discours qui a immédiatement suscité de nombreuses réactions, une jeune manifestante anti-masque, prénommée Jana, a comparé son « combat » à celui de Sophie Scholl, célèbre résistante allemande mise à mort par les nazis en 1943.

Des comparaisons inappropriées

Samedi 21 novembre, pendant une manifestation à Hanovre, Jana, originaire de Kassel, monte sur l’estrade pour prendre la parole, cachant presque son visage dans ses notes. Elle qui affirme être « entrée en résistance » depuis un an assimile son combat à celui de Sophie Scholl. Il est sûrement nécessaire de rappeler qui était cette dernière, afin de comprendre toute l’horreur symbolique de cette comparaison. Sophie, née en 1921, et son frère Hans, né en 1918, étaient les fondateurs de la Rose Blanche (Die Weiße Rose), un groupe de résistants allemands qui imprimèrent et distribuèrent des tracts contre le régime nazi. Ils ont tous deux été arrêtés, jugés et exécutés par les nazis en 1943 à Munich.

Certes, Sophie Scholl a, à sa mort, le même âge que Jana aujourd’hui. Mais la comparaison s’arrête là : Jana de Kassel, elle, ne « combat », si l’on peut dire, que contre ce qu’elle et d’autres prennent pour une « Merkel-Diktatur » (en réalité des mesures sanitaires certes restrictives mais visant à protéger la santé de tous).

De nos jours, la démocratie et la liberté d’expression prévalent : la preuve, on a le droit de faire des comparaisons historiques loufoques sans rien risquer, alors que Sophie Scholl, elle, savait ce qui l’attendait. Les transcriptions de ses interrogatoires par la Gestapo ne laissent aucun doute là-dessus. C’est comme si, demain, une anti-masque lambda se comparait à Jean Moulin. Or, Jean Moulin risquait la mort et le savait ; la manifestante lambda risque seulement de se couvrir de ridicule – et ne le sait pas.

Enjeux de pouvoir et lieux symboliques chez les anti-masques

Cet événement fait suite à la prise de parole controversée d’une fillette de 11 ans le 14 novembre dernier à Karlsruhe, qui se compare à Anne Frank parce qu’elle est confinée.

Le 30 août dernier, lors d’une nouvelle manifestation contre les mesures organisée par les Querdenker, 20 000 manifestants se réunissent à Berlin alors qu’une jauge de participants à 1 000 s’applique toujours en raison de la situation sanitaire. Une partie d’entre eux attaque le Reichstag (le Parlement allemand à Berlin) devant lequel seuls quelques policiers sont stationnés. Plusieurs vidéos amateurs permettent d’observer le peu de motivation de ces policiers à contenir la foule.

Plus récemment, le parti d’extrême droite AfD (Alternative für Deutschland), n’a pas hésité à faire entrer ses partisans dans le Reichstag pour intimider les élus afin qu’ils votent contre la loi sur la protection contre les infections (Infektionsschutzgesetz). À délibération lundi 16 novembre et votée le 18 novembre, cette loi devait aider à contenir la contagion à Covid-19. La police a mis plusieurs heures à dissoudre les rassemblements, beaucoup d’enfants de manifestants étant en première ligne.

À Leipzig, le 7 novembre dernier, alors que 20 000 manifestants sont réunis dans cette ville d’Allemagne de l’Est à l’origine de la chute du Mur de Berlin en 1989 – autre lieu symbolique de l’histoire récente – des policiers et des journalistes sont attaqués par des manifestants, la majorité non masquée.

Montée de l’extrême droite en Allemagne

D’ailleurs les images de drapeaux du troisième Reich arborés lors de ces manifestations ne sont pas rares, au contraire : ces drapeaux font partie des symboles bien en place pendant ces rassemblements, tout comme pendant ceux d’un certain groupuscule de « défenseurs » de l’Occident, Pegida, qui se réunissent depuis 2014 tous les lundis à Dresde, même par temps de pandémie, même le 9 novembre – date hautement symbolique dans l’histoire allemande et ce alors que les commémorations de la Nuit de Cristal sont annulées dans cette même ville pour raisons sanitaires.

La signification du terme Quer fait penser à un certain parti politique d’extrême droite qui contient le terme « Alternative » dans son nom. En effet, Quer a la même racine que le mot anglais queer, qui signifie « de travers » ; il s’agit ici pour les penseurs (-denker) de penser de manière non droite, transverse, une troisième voie.

Gert Pickel, professeur de sociologie de la religion à l’Université de Leipzig, travaille sur l’extrême droite en Allemagne, surtout en Saxe, où elle est particulièrement active (le parti NPD, Nationaldemokratische Partei Deutschlands, siégea au Parlement de Saxe pendant dix ans, de 2004 à 2014). Dans une interview du 24 novembre, Pickel établit un lien entre l’AfD, l’extrémisme et les manifestations anti-masques Querdenker.

Tino Chrupalla, porte-parole fédéral, et Alice Weidel, porte-parole fédérale adjointe, s’expriment lors du congrès du parti d’extrême droite AfD
Tino Chrupalla, porte-parole fédéral, et Alice Weidel, porte-parole fédérale adjointe, s’expriment lors du congrès du parti d’extrême droite AfD au Wunderland Kalkar, en Allemagne de l’Ouest, le 28 novembre 2020. Ina Fassbender/AFP

Pegida a ouvert une fenêtre d’Overton qu’il semble difficile de refermer, mettant à mal les principes mêmes de démocratie en employant un discours de peur. Ainsi, même s’il n’est pas bienvenu de se déclarer néonazi, il est désormais admis de dire « je n’ai rien contre les étrangers, mais… » Les manifestations de Pegida ont égrené en Saxe et dans toute l’Allemagne, mais restent particulièrement importantes dans ce Land d’ex-Allemagne de l’Est situé à la frontière avec la Pologne et la République tchèque ; ce n’est pas un hasard si des manifestations violentes à caractère xénophobe ont lieu à Chemnitz, troisième ville de Saxe après Leipzig et la capitale Dresde, en août et septembre 2018, à la suite du décès d’un homme dans une rixe l’opposant à deux réfugiés irakiens.

Les manifestations sont vite devenues incontrôlables, et ce alors que la mairesse de la ville ne prend pas position dans l’espace public. À la suite de violents affrontements entre manifestants et contre-manifestants, un concert réunissant 65 000 personnes contre l’extrémisme de droite avait été classé extrémiste… de gauche par l’Office fédéral de protection de la constitution de Saxe (sächsischer Verfassungsschutz).

Hans-Joerg Mueller, député du parti d’extrême droite allemand Alternative pour l’Allemagne (AfD), salue les participants à une manifestation contre les mesures imposées par le gouvernement allemand pour limiter la propagation du nouveau coronavirus, le 18 novembre 2020 près de la Porte de Brandebourg à Berlin. Odd Andersen/AFP

On le voit, la petite fille qui se compare à Anne Frank – et surtout ses parents –, de même que Jana qui se voit comme une nouvelle Sophie Scholl ne sont pas anodines au regard de l’évolution de la parole déconfinée d’extrême droite de ces dernières années, qui n’hésite pas à relativiser les exactions commises par les nazis et à scander des slogans anti-démocratiques et discriminants.

Il convient de remettre en question l’usage décomplexé de ces symboles de la résistance au nazisme et à l’holocauste, parce qu’ils pavent la voie à la relativisation de l’horreur en comparant ce qui n’est pas comparable. Cela n’a pas sa place, même à l’heure de la désinformation et des fake news, dans nos démocraties.

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