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Les cas d'anorexie chez les adolescentes ont augmenté considérablement durant la pandémie. Un médecin nous dit comment le confinement a bouleversé sa pratique. Shutterstock

Anorexie en temps de pandémie : le difficile défi de soigner à distance

Nous vivons un moment historique sans précédent en étant confinés en raison d'une pandémie planétaire. Elle vient bouleverser en profondeur nos façons de faire acquises au fil des années et de nos expériences personnelles.

Depuis les 25 dernières années, ma pratique médicale exclusive auprès des adolescentes anorexiques était déjà particulière, originale, exigeante, contestée par certains pour ce qui est, entre autres, du choix de l'approche clinique que j'ai pris soin d'expliquer dans deux livres : le premier paru en 2012 aux PUM, Adolescentes anorexiques, Plaidoyer pour une approche clinique humaine, et le deuxième, Le doc des ados, paru en 2019 aux Éditions La Presse, écrit avec Katia Gagnon.

La pandémie, le télétravail, la télémédecine, la privation de la présence en réel de l'adolescente, entre autres, ont bouleversé mes habitudes, mes manières de travailler et de pratiquer.

Ce que j'exprime dans ce texte est le résultat d'une observation clinique auprès d'une clientèle adolescente accueillie en grand nombre depuis la fin de l'été 2020.

Le besoin de voir

En mars 2020, comme bien d'autres évidemment, j'ai été mis en confinement en raison de mon âge afin de me protéger, de protéger les autres et de protéger la société en général.

J'ai adhéré au télétravail et à la télémédecine. J'étais privilégié, puisque je pouvais compter sur la présence d'une infirmière clinicienne demeurée en poste à la clinique et à qui je pouvais référer l'adolescente si celle-ci nécessitait une évaluation en présentiel.

J'ai passé beaucoup d'heures à faire des appels téléphoniques, les adolescentes collaboraient très bien. Il fallait appeler «aux heures adolescentes» soit en fin d'après-midi ou en début de soirée et parfois, plus tard en soirée. Tout a bien été. J'ai vite réalisé que mes appels sécurisaient les adolescentes et les parents. Une adolescente, suivie par la DPJ et habitant dans une région éloignée m'a dit un jour qu'avoir mon numéro de cellulaire dans sa liste de contacts la sécurisait. J'ai été touché par les paroles de cette ado avec qui il était difficile d'établir un lien.

Mais, moi est-ce que j'étais sécurisé ? Ma réponse bien franche est : non ! De tout temps, ma pratique médicale est basée sur l'accueil, la rencontre, l'observation, le questionnaire en tête-à-tête et l'examen physique. Maintenant j'étais amputé de cette base essentielle d'une pratique médicale telle qu'on me l'avait enseigné et que j'ai enseigné comme professeur à la Faculté de médecine de l'Université de Montréal.

Et sur un autre point, j'étais amputé d'un modèle organisationnel et opérationnel très précieux et très utile que j'avais contribué à créer moi-même à la clinique de médecine de l'adolescence. J'ai mon théâtre et j'en ai besoin.

Des observations précieuses

Le modèle de médecine de l'adolescence développé depuis 1974 est interdisciplinaire et se vit dans un même lieu physique favorisant les observations et les interactions entre les intervenants.

Lorsque l'adolescente anorexique se présente avec un parent ou les deux, elle est déjà connue en partie par nos services puisqu'il y a eu au préalable une évaluation téléphonique complétée par l'infirmière clinicienne. On voit l'adolescente, comment elle réagit à l'inscription, comment elle se comporte dans la salle d'attente, comment elle réagit à l'appel de son nom, etc.

Avec le télétravail j'étais privé de ces observations précieuses. L'absence de l'examen physique, l'impossibilité d'observer précisément l'état d'émaciation de la patiente et des répercussions physiologiques de la dénutrition au niveau cutané et au plan des signes vitaux, tout cela me manquait énormément afin de poser un diagnostic avec certitude et pour évaluer la gravité de l'état clinique de la patiente. Ceci m'insécurisait, et je me dis tant mieux, puisqu'il faut être exigeant pour soi-même dans notre pratique médicale.

Je pense toutefois avoir réussi à accompagner correctement mes patientes et leurs parents à travers ce premier confinement. Je distingue ces adolescentes anorexiques connues et déjà suivies par nous de celles que nous recevrons après, en pleine pandémie.

Les adolescentes anorexiques du confinement

Ce sous-groupe, je les rencontre à mon retour en présentiel à partir de la mi-août 2020. Nous avons reçu beaucoup de demandes depuis l'été 2020, plus que d'habitude, et nous n'avons pas encore été capables d'en établir le nombre exact, faute de temps et d'une certaine confusion dans les statistiques.

Nous avons pris l'habitude de fixer une première rencontre en clinique dans un délai maximal de trois semaines à partir de la demande. Depuis le retour en présentiel, nous ne pouvions pas respecter ce délai. Ceci a entraîné un afflux de nouveaux cas à la salle d'urgence et d'hospitalisations non planifiées, c'est-à-dire non inscrites dans leur plan de soins.

Alors que nous disposons d'une unité distincte pour les soins en milieu hospitalier des adolescentes anorexiques, on les retrouvait sur d'autres unités de soins non adaptées à leur état clinique.

Comment ces adolescentes issues du confinement sont-elles différentes ? Y a-t-il une différence ? Je me questionne à ce propos et à vrai dire, je ne sais pas.

Si on questionne adolescentes et parents sur le début de la maladie, tous diront qu'elle a débuté avec le confinement, devenu l'élément déclencheur identifié, la référence temporelle.

Dans l'histoire naturelle de cette maladie, le début de la conduite anorexique date toujours d'environ quatre à six mois avant l'arrivée en clinique. Mais durant le confinement, les choses ont changé. J'ai été impressionné par une patiente dont la conduite anorexique a démarré avec le confinement et qui m'a dit : «j'avais plus de temps pour me scruter et me trouver des défauts».

Effectivement, tout d'un coup, les adolescentes avaient plus de temps seules dans leur chambre pour se regarder. Leur chambre devenait leur lieu de vie et leur exil. Leur temps de socialisation était réduit, tout comme leur lieu de socialisation. Souvent il ne fallait pas déranger le ou les parents installés en télétravail.

Elles sont allées sur le Web afin de trouver un programme d'exercices approprié à la section du corps qu'elles souhaitaient modifier. Je ne savais pas qu'il existait autant de choix sur YouTube ou des applications spécifiques qu'il est possible de télécharger gratuitement.

La conduite anorexique totale s'amorce ainsi en privé et sera menée avec rigueur, répétitions, en toute tranquillité et l'adolescente espérera sortir de sa chambre différente ! Parce qu'elle fait de l'exercice durant le confinement, elle sera félicitée, elle mangera plus santé et là aussi elle sera félicitée. Cela prend toujours un certain temps avant que la maigreur apparaisse.

Lorsque les parents s'inquiètent, il y a une course à la consultation. Malgré la réouverture des services à l'été et à l'automne 2020, trouver une ressource appropriée pour ce type de problème n'est pas facile.

Bien des choses se faisaient encore à distance sans l'évaluation en présentiel de l'adolescente. Elles sont fines ces «petites filles» et savent s'adapter pour éviter d'être piégée dans un plan de soins qu'elles ne veulent pas. Un grand nombre de celles-ci étaient placées sous médication en attendant une consultation dans un milieu spécialisé, sans avoir été examinées, sans la prise des signes vitaux, sans que la perte de poids ait été vraiment évaluée. Je considère cette pratique médicale risquée.

Soigner et examiner en temps de pandémie

Pour l'instant il est trop tôt pour déceler des particularités de l'évolution de cette phase de la maladie que l'on pourrait attribuer au confinement. Est-ce que leur temps de maladie sera plus bref, plus long, plus compliqué ? C'est à suivre.

Mais certaines difficultés particulières sont apparues, découlant des mesures sanitaires.

Les masques, d'abord, que nous portons tous. Il y a bien évidemment la barrière de son. On n'entend pas toujours bien ce que l'autre dit. On ne peut pas répéter vingt fois nos questions ni demander que l'on répète vingt fois les réponses ! Il y a des choses qui se perdent dans l'échange verbal.

Les adolescentes anorexiques du confinement sont parfois surprises et indisposées par l'examen physique nécessaire pour statuer sur leur état clinique. Tout ayant été réalisé en virtuel jusqu'à ce moment, il faut expliquer qu'un examen physique est nécessaire. L'appréciation de leur vascularisation périphérique et de la froideur des téguments, la prise des signes vitaux, ça ne peut se faire en virtuel. On doit aussi voir leur visage, brièvement, pour évaluer sa maigreur.

Avec le retour en classe en mode hybride, j'ai cru nécessaire d'offrir des rendez-vous pour leur suivi soit le jour où elles sont en classe, soit le jour où elles sont à distance. Je n'ai pas été surpris que la majorité ait souhaité s'absenter le jour de l'école à distance : les adolescentes anorexiques réussissent bien à l'école et elles aiment bien ne rien manquer. Pour celles qui optent pour manquer les cours en présentiel, le fait de ne pas avoir à socialiser avec les autres leur plaisait davantage. Des caractéristiques intéressantes.

Et pour celles rendues au moment de leur maladie au cours duquel elles reprennent du poids via des épisodes boulimiques, être isolées à la maison facilite et amplifie ces moments de fringales. La prise de poids peut devenir dramatique pour elles.

Le mot en A

Depuis le début de la pandémie, un mot revient sans arrêt dans les conversations avec les parents, les référents et les patientes, parfois : anxiété. J'ai l'impression que l'on abuse de ce mot. Dès qu'il est utilisé, un diagnostic devient posé et une médication apparaîtra à la première consultation. Je n'ai pas à poser le diagnostic, il l'est déjà par plein de gens autour de la patiente. Ça me rappelle le TDAH il y a vingt ans.

Je ne suis pas très populaire lorsque je dis que bientôt l'usage de ce mot qui commence par un A ne sera plus autorisé dans mon bureau de consultation. On sait depuis longtemps que le recours à une médication est peu utile dans le traitement de l'anorexie et qu'une reprise de poids, bien souvent, fait disparaître ce problème d'anxiété. Un peu court me diront certains, mais ne nuisons pas au traitement de l'anorexie en déviant vers un autre problème.

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