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La concurrence, ni dieu, ni diable

Apple contre Google : comprendre l’économie des applications (1)

iPhone applications. Blake Patterson/Flickr, CC BY

Le mobile a mangé la planète. Elle compte aujourd’huiprès d’un demi-milliard d’iPhones et près de deux milliards de téléphones mobiles sous Android, le système d’exploitation de Google.

Chacun propose plus d’un million d’applications téléchargeables, des plus connues comme Facebook, YouTube ou WhatsApp aux plus loufoques, utiles seulement si vous avez besoin d’un briquet virtuel pour les concerts, d’éclater du papier bulle pour vous détendre, ou même d’un décapsuleur numérique. Quels mécanismes et forces de la concurrence sont à l’œuvre derrière ce gigantisme ? Décryptage en deux volets à l’aide d’une série d’applis d’économie.

GPT app ou l’adoption universelle d’une technologie

Le téléphone intelligent est une technologie d’usage général (general purpose technology). À l’instar de l’électricité ou de l’automobile, ce couteau suisse numérique transforme des pans entiers de l’économie. Il est très largement diffusé ; il est adopté par un grand nombre d’industries dont il scie parfois la branche ; et il est irrigué par un flux continu d’innovations qui l’améliore et en réduit le coût.

Nous ne voyons plus ces caractéristiques, car l’objet est devenu ordinaire alors qu’il n’a pourtant que dix ans d’existence. Nous ne les percevons pas non plus, car nous sommes focalisés sur notre propre usage de Phono sapiens. _Usage souvent intensif : nous sommes huit sur dix à consulter notre écran de portable dans les 15 minutes qui suivent notre réveil ; nous prenons chaque jour plus de 100 millions « d’égoportraits » (le _selfie en québécois) et autres clichés.

Le téléphone intelligent est en train de devenir universel. Près d’un habitant sur trois en possède un ; un sur deux si on ne considère que la population mondiale âgée de plus de 16 ans. En 2015, il s’en est vendu plus d’un milliard.

Ce succès planétaire permet aux innovateurs d’accéder très vite à une base de clients potentiels partout dans le monde. Pensez à Uber, présent aujourd’hui dans près de cinq cents villes, à Instagram et Snapchat et leurs centaines de millions d’abonnés qui s’envoient des photos et des vidéos, ou encore à Rovio, la firme finlandaise de jeu qui a conçu Angry Birds, téléchargé deux milliards de fois.

À ces exemples d’entreprises qui se passent d’Internet et du PC, il faut bien sûr ajouter celles qui ont su faire migrer leur activité sur le mobile. Citons, parmi bien d’autres exemples, Dailymotion, Booking.com ou Linkedin dont le trafic par leur application mobile dépasse aujourd’hui celui passant par l’ordinateur. Le parc installé de téléphones intelligents est désormais le double de celui de PC.

Complementary innovation app ou comment bénéficier de l’innovation de ses voisins

La comparaison du téléphone multifonctions (appareil photo, microordinateur, réveil-matin, boussole, moyen de communication, etc.) au couteau suisse ne vaut pas seulement pour le consommateur. Le mobile est aussi un formidable couteau suisse pour les innovateurs. Les inventeurs d’applications et de nouveaux services y trouvent une multitude d’outils complémentaires à leur innovation : moyen de paiement sécurisé, machine à calcul, espace de stockage, instrument de géolocalisation, accéléromètre, etc. Chacun d’entre eux bénéficie ainsi d’innovations déjà en place qu’il n’a eu ni à concevoir, ni à financer.

Sans parler des outils dont le téléphone intelligent bénéficie lui-même – wifi, nuage, transmission de données, etc. – outils qui s’améliorent sans cesse et dont les inventeurs d’applications et de services profitent également. Donnons un seul exemple : le microprocesseur de l’iPhone 6 contient près de mille fois plus de transistors que le Pentium d’Intel lancé en 1993.

Bref, le téléphone mobile est devenu une sorte d’infrastructure planétaire qui baisse considérablement les coûts de l’innovation des services dans toutes ses étapes, de la R&D à l’accès au marché.

Platform app ou le jeu des effets de réseau dans les marchés à plusieurs côtés

Le système d’exploitation est le moteur des téléphones. Ils ne sont que deux, ou presque. iOS équipe tous les iPhones d’Apple, et Android de Google la quasi-totalité des autres appareils. En troisième position, Windows Mobile, le système d’exploitation de Microsoft représente moins de 3 % du marché. Pourquoi une telle domination à deux ? Pourquoi pas un unique système d’exploitation ? Dans de nombreux marchés fondés sur les technologiques numériques – pensez au moteur de recherches de Google –, une seule entreprise est hégémonique. Mais aussi pourquoi pas plus que deux ? Que sont devenus les systèmes d’exploitation de Nokia et de BlackBerry ?

L’hégémonie d’un seul est le résultat du plus simple des modèles de l’analyse économique des plates-formes. Celles-ci mettent en relation deux faces du marché, dans notre cas les usagers du système d’exploitation d’un côté et les développeurs d’applications de l’autre côté. La particularité de cette relation est que l’attrait de la plate-forme dépend pour chaque côté du marché de ce qui se passe de l’autre côté du marché. Plus grand est le nombre d’utilisateurs du système d’exploitation, plus l’intérêt pour les développeurs d’écrire une application pour ce système est grand ; plus grand est le nombre d’applications compatibles avec le système d’exploitation, plus l’attrait des usagers pour adopter le système est grand. Ces effets se renforçant l’un l’autre la plate-forme grandit comme une boule de neige dévalant la pente. Les développeurs et les usagers s’agglutinent autour de la plate-forme qui acquière alors un monopole.

Tipping app ou quand le marché bascule au profit d’un seul gagnant

En réalité, c’est un peu plus compliqué. La boule de neige ne part pas du sommet mais du bas de la pente ! Il faut donc dans un premier temps la pousser pour la remonter. Le schéma ci-dessous donne l’explication. La courbe en forme de colline représente la demande pour la plate-forme, soit le consentement à payer en fonction du nombre d’utilisateurs. À gauche, vous avez les adopteurs précoces – par exemple ceux qui font la queue la nuit devant le magasin pour être les premiers acheteurs d’un nouveau téléphone –. Le bien convoité possède à leurs yeux une valeur intrinsèque forte ; ils sont par conséquent prêts à l’acheter même si une toute petit partie seulement de la population l’a adopté. À droite, au contraire, se situent les consommateurs qui ne se décideront que si le bien est déjà largement adopté par les autres. La ligne horizontale en pointillé représente le prix du bien.

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Pourquoi faut-il initialement faire remonter la pente à la boule de neige ? Tout simplement parce que sinon même les fêlés de high-tech ne passent pas à l’achat, car il y a quand même trop peu d’autres utilisateurs. Remonter la pente signifie ici subventionner les premiers acheteurs. Mais passé le point A tout bascule. La boule remonte et grossit toute seule, passe le sommet, et descend à toute vitesse en devenant énorme jusqu’en B où elle s’arrête net. Elle s’arrête net, car la population restante accorde une si faible valeur intrinsèque à la plate-forme qu’elle ne les intéresse pas même si elle a été adoptée par presque tous les autres consommateurs

Stranded app ou comment éviter le choix d’un mauvais cheval technologique

À la fin des années 2000, Google et Nokia ont chacun poussé leur boule de neige et c’est Google qui a gagné. Nokia bénéficiait pourtant de l’avantage d’être pionnier en matière de téléphone intelligent, grâce notamment à son système d’exploitation Symbian.

Avant l’entrée de Google, il dispose de dix mille applications. Mais la firme de Mountain View a rattrapé son concurrent finlandais et atteint plus vite le point de bascule. Neuf mois après les débuts d’Android, 30 000 applications sont disponibles pour les téléphones équipés de ce système d’exploitation alors que Nokia, certes parti très en avance, a mis plusieurs années pour atteindre le tiers de ce montant.

Atteindre plus vite le point de bascule dépend du prix, de la subvention aux premiers adopteurs, et de la qualité du bien, mais pas seulement. Les anticipations des consommateurs jouent également un rôle clef. Il faut éviter d’adopter la plate-forme qui perdra, car on se retrouve alors possesseur d’un produit ou service qui sera progressivement marginalisé et de valeur d’usage décroissante. Pensez aux fidèles des BlackBerry ou des Nokia intelligents.

Ils ont dû se résoudre à passer aux terminaux d’Apple ou de Samsung et LG équipés d’Android. Ils ont perdu des documents et de la musique stockés dans des formats qui n’ont plus cours et des configurations personnalisées ; ils ont dû réapprendre à manipuler un nouveau système ; et ainsi de suite. Si un vainqueur est désigné à l’avance par des utilisateurs autour de vous ainsi que par des professionnels ou des médias, vous avez intérêt à suivre le mouvement même si votre inclination porte sur une autre plate-forme. Si vous êtes entrepreneur, cherchez à influencer l’opinion publique et les prescripteurs, car les croyances sur le futur vainqueur sont auto-réalisatrices.

Mais alors pourquoi Android et iOS sont-ils encore tous les deux présents, situation qui devrait perdurer ? La réponse de l’analyse économique des plates-formes tient en deux mots : différenciation et multi-homing. Nous verrons cela de près la prochaine fois avec une autre série d’applis. En attendant vous pouvez continuer de vous instruire en microéconomie à partir de votre téléphone portable sur YouTube.

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