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Apprendre à lire avec Mallarmé, le plus obscur des poètes

Stéphane Mallarmé, par Manet, 1876. Art Gallery ErgsArt/Flickr

Ce texte est publié en partenariat avec le site Les Archives du Présent où l’on peut retrouver l’intégralité de l’interview de Bertrand Marchal.

Extrait de l’interview de Bertrand Marchal.

A 20 ans, Mallarmé écrivait un texte dans la revue L’Artiste, intitulé « Hérésie artistique : l’art pour tous ». De quoi se plaint-il ? A la différence des musiciens, note-t-il, qui sont protégés par le langage ésotérique de la musique – n’importe qui ne peut pas lire une partition –, les poètes, eux, utilisent la langue commune et sont donc exposés aux railleries du moindre citoyen, qui peut revendiquer le droit de porter un jugement sur la poésie tout simplement parce qu’il a appris à lire à l’école. Mallarmé revendique pleinement l’élitisme de la poésie : « l’homme peut être démocrate, l’artiste, lui, doit être aristocrate ». Mais cela ne suffit pas à expliquer sa propre obscurité. Pourquoi est-il si difficile à comprendre ? C’est que lorsque nous lisons, nous déroulons inévitablement une signification, compétence que nous avons acquise par l’institution scolaire. Mais le tort de cette lecture courante est que plus un texte est lisible, moins il est visible.

Qu’est-ce que c’est que la visibilité d’un texte ? C’est la conscience qu’il nous donne de l’écriture, celle que nous avons lorsque par exemple nous sommes confrontés à la lecture d’une langue étrangère que nous ne maîtrisons pas : l’écriture, ce sont des petits dessins noir sur blanc et il ne va pas de soi qu’ils produisent une signification. Il y a donc ce que Mallarmé appelle « un mystère dans les lettres », qui fait que, à partir de quelques signes, « les quelque vingt lettres de l’alphabet », ces vingt et quelques petits dessins conventionnels, on a pu produire toutes les langues qui se parlent (dans le monde indo-européen), et avec elles, la multitude des représentations, des mythes, des constructions intellectuelles. Tout cela à partir de vingt signes.

Si l’on n’a pas conscience de ce mystère profond des lettres, on reste sur l’idée, évidemment fausse, d’une transparence du langage, que l’on réclame – si l’on ne comprend pas, on proteste. Mais plus le langage est transparent, moins on en a conscience et par conséquent, plus on en est dupe. Car le langage est tout sauf transparent. C’est une illusion, une illusion construite, un leurre. Il n’est pas simplement un instrument de communication. Il est ce qui nous permet de produire du sens, capacité de signifier qui est le propre de l’humain et permet la création des dieux et des âmes. Voilà la conscience qu’a Mallarmé de ce mystère des lettres.

Le travail du lecteur

Mallarmé ne compte pas sur les professeurs de l’avenir pour expliquer sa poésie. Le lecteur a le droit de refermer le livre parce que « ça ne veut rien dire ». Si vous voulez aller au-delà de cette répulsion que peut produire un texte réputé hermétique, vous êtes obligés de vous poser la question de savoir ce que c’est que lire, ce que représente l’acte de lecture, en quoi il consiste. Question que l’on ne se pose pas quand on lit le journal ou un roman de plage ou même un roman de Zola (en qui son ami Mallarmé reconnaissait un grand poète) parce qu’une première signification se produit immédiatement. Tandis que devant un poème de Mallarmé, surtout devant les poèmes de la maturité, vous pourrez ne rien comprendre, ne rien percevoir. La lecture-réflexe, celle que vous avez acquise à l’école, ne vous est d’aucun secours, vous devez acquérir une deuxième compétence de lecture lorsque le sens ne va plus de soi, c’est-à-dire une lecture réflexive.

Deux grands procédés dans l’écriture mallarméenne vous y obligent. Le premier procédé est l’ellipse, c’est-à-dire l’escamotage de ce que l’on peut appeler les parties « molles » du discours. Par exemple, Mallarmé supprime le verbe et met en contact le sujet et le prédicat. C’est au lecteur de faire le travail pour restituer le rapport qui existe entre les deux éléments apposés. Alors, il prend conscience que lire, c’est toujours relier, c’est établir des relations entre les mots. Quand nous utilisons la syntaxe du langage commun, cette liaison sujet-verbe-complément est quasi-automatique, nous nous y retrouvons sans avoir besoin de réfléchir. Mais lorsque cet ordre est perturbé, lorsqu’il y a des ellipses, c’est à nous, lecteurs, de construire le sens : la lecture, en ce sens, est une construction. C’est aussi une construction lorsque nous lisons le journal mais nous n’en avons pas conscience.

Avec Mallarmé, si nous voulons accéder à quelque chose qui soit de la signification, nous sommes obligés d’en passer par une construction consciente d’elle-même.

Le deuxième procédé est « l’incidente ». Entre deux mots qui sont en rapport étroit dans la phrase – le sujet et le verbe par exemple, le nom et l’adjectif – Mallarmé distend l’espace en y insérant des propositions incidentes, ce qui oblige le lecteur à conserver une conscience aiguë de la logique syntaxique de la phrase pour en retrouver le fil. Ce fil ne lui est plus tendu, comme le fil d’Ariane pour se retrouver dans le labyrinthe. Il doit le trouver et le dérouler alors même qu’il est invisible.

Ne pas vouloir comprendre

Mais ce travail réflexif que je viens de décrire ne saurait faire oublier l’essentiel pour entrer dans la poésie, et celle de Mallarmé en particulier : pour la comprendre, il faut d’abord ne pas nécessairement vouloir comprendre, au sens de son intelligibilité, mais l’éprouver comme une véritable jouissance simplement sensible, musicale et plastique. La conscience des mots commence par là. Degas se plaignait devant Mallarmé de ne pas réussir à écrire des poèmes alors que, disait-il, il avait « beaucoup d’idées ». Et Mallarmé lui aurait répondu, selon Paul Valéry qui rapporte l’anecdote dans Degas danse dessin : « Mais mon cher Degas, ce n’est pas avec des idées que l’on fait les poèmes, c’est avec des mots ».

Primauté des mots, donc, selon sa célèbre formule : « l’œuvre pure implique la disparition illocutoire du poète qui cède l’initiative aux mots ». Cela ne désigne pas l’écriture automatique mais au contraire le travail de la matière même des mots et la conscience qu’ils constituent notre langage. A partir de là, on peut constater par exemple l’inadéquation des mots aux choses, du langage au réel, ce que Mallarmé appelle « le défaut des langues ». Et la poésie vise justement, comme il le dit, à « rémunérer philosophiquement ce défaut des langues ». Alors, vient le bonheur des mots.

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