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Apprivoiser les cygnes noirs : enseignements de la crise du coronavirus

Campagne de sensibilisation aux dangers du Covid-19 par la police indonésienne. Juni Kriswanto/ AFP

Dans un célèbre passage du Petit Prince, le renard demande au petit prince : « S’il te plaît… apprivoise-moi ». Pourquoi cela ? Car « on ne connaît que les choses que l’on apprivoise » explique le renard.

La pandémie de Covid-19 a changé beaucoup de choses mais singulièrement assez peu nos manières de penser, d’où l’idée d’apprendre à apprivoiser les cygnes noirs.

Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’approcher des représentants de l’espèce Cygnus atratus mais plutôt de se familiariser avec ce que le cygne noir représente, l’inconnu inconnu. Selon le philosophe Nassim Nicholas Taleb, inventeur du concept, un cygne noir est un évènement qui possède trois caractéristiques : il est rare, il possède un impact dévastateur et il est rétrospectivement prévisible.

Sophisme narratif

Cette prévision rétrospective (et non prospective comme on pourrait s’y attendre) fait florès en temps de crise.

Combien de journalistes, de commentateurs, de personnalités politiques, n’ont de cesse de dire que les mesures prises par le gouvernement l’ont été trop tardivement. Ces personnes sont victimes d’un biais rétrospectif que Taleb appelle un sophisme narratif (narrative fallacy) : réinterpréter le passé à la lumière du présent comme si tout ce qui est arrivé était inéluctable, donc prévisible : « il était certain qu’une pandémie allait advenir », « il était certain que nous manquerions de masques, de tests », « il était évident que le confinement aurait dû être déclaré plus tôt », etc.

D’autres cygnes noirs (attentats du 11 septembre, crise des subprimes, canicule de 2003, etc.) ont conduit à ce même type de raisonnement qui débouche immanquablement sur la désignation d’un bouc émissaire. Nous cherchons du sens (des liens de cause à effet) dans la succession d’évènements du passé mais du coup, nous avons tendance à sélectionner (parfois inconsciemment) les informations en cohérence avec le récit : « la ville de Wuhan a été confinée dès le 23 janvier 2020 ; cela aurait dû nous alerter, alors même que Agnès Buzyn a démissionné de son poste de ministre de la Santé le 16 février ».

Sophisme ludique

En définitive, le sophisme narratif permet de se rassurer : « maintenant que le responsable a été identifié et les mesures prises cela n’arrivera plus ». Cette attitude pousse à croire que le hasard est prédictible, contrôlable (comme dans les jeux de hasard), ce que Taleb caractérise par l’expression « sophisme ludique » (ludic fallacy) qui correspond à une forme de biais de confirmation.

La dimension ludique fait référence aux casinos. Ces établissements gagnent de l’argent car le hasard est sous contrôle : le tirage d’un nombre à la roulette, ou la combinaison de cartes d’une main de black jack suivent les lois Laplace-Gauss, toutes choses étant égales par ailleurs. Or le contrôle des probabilités n’est possible dans un casino que parce que c’est un espace clos et très réglementé, tout le contraire du monde dans lequel nous vivons.

Las Vegas en temps de pandémie. Ethan Miller/AFP

Apprivoiser les cygnes noirs, c’est changer notre vision du hasard, de l’incertitude. Cela consiste, en abandonnant les deux sophismes évoqués précédemment, à accepter l’incertitude et donc son corolaire merveilleusement transcrit par Shakespeare dans Macbeth (acte V) : « (la vie) est un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ».

Dès lors, comment apprivoiser les cygnes noirs ? Comment arriver à les connaître, à les comprendre ex ante plutôt qu’ex post ? En effet, l’inconnu prévisible (inconnu connu, autrement dit le risque) peut être mis en équation et permettre le calcul d’une prime d’assurance. Comment se préparer à l’inconnu inconnu, autrement dit à l’incertitude ?

Peut-être en s’inspirant de ceux qui, sans chercher à contrôler l’incertitude, parviennent à s’en accommoder par la maîtrise de soi. Le surfeur qui maîtrise son geste glisse sur la vague (et donc maîtrise la force de cette dernière) sans pour autant la contrôler.

La réponse militaire : l’environnement VUCA

Les militaires font continuellement face à l’incertitude, et dans ce cadre, le manque de maîtrise peut avoir des conséquences létales. Ils ont appris (par exemple en France depuis la ligne Maginot) à se méfier du sophisme narratif et ainsi à apprendre de leurs erreurs. Ils ont appris également que l’environnement n’est pas sous contrôle (sophisme ludique) comme le faisait remarquer Napoléon Bonaparte : « J’ai conçu beaucoup de plans, mais je n’ai jamais eu la liberté́ d’exécuter un seul d’entre eux ».

Plus récemment l’armée américaine, confrontée à un changement profond de son environnement à la fin du XXe siècle (fin de la guerre froide, opérations de maintien de la paix, terrorisme international, etc.) a dû revoir profondément sa doctrine. Les attaques terroristes du 11 septembre et les guerres d’Afghanistan et d’Irak ont renforcé la nécessité d’avoir des outils pour penser l’inconnu et plus précisément pour prendre des décisions en situation d’incertitude, autrement dit être stratège.

Explications sur la mobilisation militaire face au Covid-19 à la Maison Blanche. Win McNamee/AFP

Dans un document publié par l’US Army War College en 2004, l’environnement est abordé selon quatre dimensions qui permettent de rendre compte de son instabilité systémique : Volatility (volatilité), Uncertainty (incertitude), Complexity (complexité), Ambiguity (ambiguïté). Évoluer dans un environnement VUCA signifie être confronté à quatre défis (cumulatifs) :

Un environnement volatile connaît des changements fréquents et brutaux (attentats du 11 septembre 2001 ; crise des subprimes de 2007-2008 et crise du Covid-19 par exemple). Les technologies de l’information et de la communication rendent la prise de décision plus ardue, d’une part, en multipliant les paramètres à prendre en considération et, d’autre part, en limitant le temps de réaction (le temps d’internet est plus court que celui des médias précédents).

Face à cette volatilité, les décideurs doivent proposer une vision partagée qui permette à chacun de trouver sa place dans le chaos (le discours du Président de la République du 16 mars 2020, « Nous sommes en guerre », a cette fonction).

La compréhension de l’environnement

Dans un environnement incertain, il ne suffit pas de poursuivre les tendances du passé pour prévoir le futur (sinon les grandes entreprises du passé seraient aussi celles du futur et Google, Facebook, Amazon, Uber, etc. n’existeraient pas et les épidémies, avec la médecine moderne, seraient facilement circonscrites).

Dès lors, l’incertitude se combat par la compréhension de l’environnement, une compréhension qui se nourrit de points de vue multiples et contradictoires (comme c’est souvent le cas dans la communauté scientifique par exemple) car l’inverse d’une bonne idée peut aussi être une bonne idée (traiter et ne pas traiter les patients à la chloroquine sont deux idées contradictoires, toutes les deux valides dans un contexte d’incertitude).

Désinfection des rues à San Salvador. Marvin Recinos/AFP

L’environnement est complexe, du fait de sa dimension systémique. Il est très difficile d’appréhender les interactions entre tous les éléments qui font le monde. Cette complexité́ amplifie l’incertitude par des phénomènes cumulatifs de rétroaction : ainsi le confinement d’une partie de la Chine rend plus difficile, chez nous, l’approvisionnement en masques fabriqués… en Chine (ou de manière plus légère, la consommation d’un pangolin sur un marché de Wuhan va provoquer une pénurie de papier toilette dans les supérettes françaises).

Il n’est pas possible de tout anticiper et encore moins de tout contrôler. En revanche il est possible de se préparer à cette complexité par l’entraînement (celui du surfeur par exemple), la formation, mais aussi par le recours à des simulations de situation de combat pour les militaires mais aussi de situation de crise pour les services d’urgence ou de sécurité. Certaines entreprises utilisent également des simulations dans l’aide à la décision stratégique.

Il y ambiguïté́, car il est malaisé d’interpréter les phénomènes observés. Il serait tentant d’apporter des solutions rapides aux problèmes rencontrés (d’autant que l’environnement évolue rapidement). Il est cependant très difficile d’appréhender l’intégralité́ des conséquences des décisions prises tant la chaîne des conséquences et des rétroactions est longue.

Reconnaître les risques

Ainsi une réponse précipitée, prise de façon peu concertée, par volontarisme politique, peut avoir une chaîne de conséquences opposées aux objectifs (c’est la raison pour laquelle l’usage de la chloroquine en traitement du Covid-19 a été initialement restreint). Face à l’ambiguïté, il est nécessaire de reconnaître les risques de biais de confirmation pour être à même d’accepter ses propres erreurs et adapter sa stratégie (et ainsi passer de déclarations publiques indiquant que les masques ne sont pas nécessaires à tout le monde et difficiles à utiliser – à une commande d’un milliard de masques).

Apprivoiser les cygnes noirs est un exercice qui tient plus de la maîtrise que du contrôle. Accepter de perdre le contrôle tout en conservant la maîtrise n’est pas aisé.

L’armée américaine n’est pas la seule à avoir pris la mesure du caractère VUCA de l’environnement. Ce concept est également utilisé dans l’armée française. Apprendre à décider en situation d’incertitude implique de changer nos manières de penser, pour adopter une pensée complexe, dont la prémisse est simple : notre seule certitude est la persistance de l’incertitude.

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