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Après 950 ans, la tapisserie de Bayeux de retour sur ses terres d’origine

Un détail de la tapisserie de Bayeux représentant l'évêque Odon, commanditaire de la tapisserie. Wikipédia

Cet article est publié dans le cadre de la Nuit Sciences et Lettres: « Les Origines », qui se tiendra le 8 juin 2018 à l'ENS, et dont The Conversation France est partenaire. Retrouvez le programme complet sur le site de l'événement.


La tapisserie de Bayeux sera bientôt de retour en Grande-Bretagne, sur les terres où elle fut créée il y a près de dix siècles – en tous cas, c’est là que la plupart des historiens pensent qu’elle fut conçue. Le consensus actuel veut qu’elle ait été brodée en Angleterre, dans le Kent, probablement à Canterbury, bien que d’aucuns plaident pour la Normandie ou la Vallée de la Loire, en France.

Mais pourquoi le Kent ? Les artisans spécialistes de la broderie et en particulier les femmes de l’Angleterre du XIe siècle étaient renommées pour leur talent. Par ailleurs, le dessin de la broderie ressemble beaucoup aux images que l’on trouve dans les manuscrits du XIᵉ siècle produits pour les bibliothèques de la cathédrale et l’abbaye de Saint-Augustin à Canterbury. L’histoire est, la plupart du temps, écrite ou commémorée par le vainqueur. Mais dans ce cas précis, la bataille de Hastings, remportée par les Français, fut commémorée par les vaincus, à savoir des artistes et des brodeurs anglo-saxons.

La personne la plus susceptible d’avoir commandité la tapisserie était l’un des vainqueurs, Odon, évêque de Bayeux, un demi-frère de Guillaume le Conquérant, qui fut fait comte de Kent après la conquête. Odon joue un rôle remarquable dans l’histoire de la conquête telle qu’elle est racontée dans la tapisserie. Il apparaît à cheval, sur le champ de bataille de Hastings. Les ecclésiastiques n’étaient pas censés se battre ni verser du sang, mais Odon était le genre d’évêque qui s’intéressait plus au pouvoir qu’aux subtilités théologiques.

Sur la tapisserie, on voit aussi la cathédrale de Bayeux. Car c’est là qu’Harold jura sur de saintes reliques qu’il soutiendrait l’accès au trône de Guillaume de Normandie, après la mort d’Édouard le Confesseur. C’est le moment où Harold passe du rôle de guerrier courageux – le digne adversaire de Guillaume – à celui de parjure, dont la défaite et la mort, infligées par Guillaume, seront vues comme le juste châtiment de Dieu.

Butin de guerre

Bien qu’Odon ait sûrement commandité la tapisserie dans le Kent, il avait probablement l’intention de l’exposer dans son évêché de Bayeux en Normandie. C’est là que fut trouvée la tapisserie, repliée dans un coffre et inscrite dans un inventaire du XVe siècle parmi les riches tissus et vêtements de la cathédrale de Bayeux.

Depuis lors, la tapisserie est restée dans la ville normande, à l’exception de quelques courtes excursions à Paris. Nous ne savons pas comment Odon avait l’intention de l’exposer. À la fin du Moyen Âge, on sait qu’elle fut parfois accrochée dans cathédrale de Bayeux, mais elle n’était pas très adaptée aux lieux. Malgré l’importance de la scène des reliques, la tapisserie semble en fait plus adaptée à un contexte séculier, comme les murs de la grande salle du palais ou du château de l’évêque.

La plupart des scènes représentées dans la tapisserie concernent les préparatifs militaires et la grande bataille de Hastings elle-même, mais l’une d’entre elles se réfère clairement à un scandale sexuel de l’époque. Un ecclésiastique sans nom tend la main pour toucher une femme nommée Aelfgyva. Elle semble se protéger, car le geste de l’homme semble plus agressif que tendre. Dans la marge en dessous, un homme nu affichant une énorme érection tend la main comme pour attirer l’attention sur le couple.

Une scène qui semble osée pour être exposée dans une cathédrale. Reading Museum

Par ailleurs, l’œuvre semble avoir été conçue pour être vue de près. Peut-être les ménestrels de l’évêque Odon se produisaient-ils devant la tapisserie lors de grandes fêtes en l’honneur des invités d’Odon, l’utilisant comme décor d’un récit animé de la grande histoire de la conquête.

La fille de Guillaume le Conquérant, Adèle, Comtesse de Blois (mère du roi Étienne de Blois, ou Étienne d’Angleterre), semble avoir possédé une tapisserie similaire, accrochée sur les murs de sa chambre à coucher, si l’on en croit un poème laudatif. On peut imaginer qu’il y ait eu des copies plus petites de la tapisserie. Celle de Bayeux, avec ses 70 mètres, aurait été beaucoup trop longue pour être installée dans une chambre à coucher.

Une chance unique

Comment exposer la tapisserie ? C’est là un vrai problème pour les conservateurs de musée. Actuellement, la tapisserie est exposée au musée de Bayeux, enroulée autour d’une sorte de longue bobine de bois, dans une caisse doublée de fer blanc. On ne peut voir qu’une moitié de la tapisserie à la fois – et la partie médiane, celle qui se trouve sur la partie la plus serrée du caisson, subit sans doute une certaine pression.

Les projets de construction d’un nouveau musée qui permettrait de reloger la tapisserie sur le même site, mais de façon plus appropriée et avec de nouvelles informations à destination du public, sont bien avancés. La tapisserie sera donc retirée de son caisson actuel – offrant des opportunités passionnantes pour de nouvelles analyses scientifiques de cet objet extraordinaire. Mais ce sera aussi aussi l’occasion d’amener la tapisserie en Grande-Bretagne.

C’est certainement sa taille qui dictera le lieu où nous pourrons l’exposer – le British Museum ou la British Library sont deux options plausibles. Les deux espaces sont dotés de galeries d’exposition spacieuses et disposent d’objets dans leurs collections permanentes qui fourniraient un riche contexte à la tapisserie – en particulier les manuscrits médiévaux, comme les manuscrits de Canterbury, à la British Library.

Une copie de la tapisserie, au musée de Reading. Reading Museum

On peut se faire une idée de l’effet que la tapisserie produisait, accrochée tout autour des murs d’une grande salle d’un château ou d’un palais épiscopal. Le musée de Reading dispose en effet d’une copie tardive du XIXᵉ siècle exposée sur les murs de deux grands espaces interconnectés. Là, on se rend compte que tapisserie forme un ensemble extrêmement cohérent.

Lorsqu’on l’embrasse d’un seul regard, en faisant le va-et-vient d’un mur à l’autre, on constate combien le récit est puissant, et à quel point les différentes scènes se complètent. En se rapprochant, on remarque aussi que c’était un objet conçu pour être vu de près. Mais bien sûr, rien ne vaut l’objet authentique – et la perspective de voir la Tapisserie de Bayeux en Grande-Bretagne est extrêmement excitante.

This article was originally published in English

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