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Après la sidération, faire face au terrorisme

Place de la Bourse (Bruxelles), le jour d'après. Aurore Belot/BELGA/AFP

Quand le terrorisme djihadiste vient encore de frapper aussi brutalement qu’aveuglément, c’est – une nouvelle fois – la sidération qui domine. Mais que peut-on faire, pour s’en délivrer et la dépasser ? En particulier, quand on veut réagir en tant que citoyen éclairé, et désireux de participer utilement au nécessaire débat public sur l’attitude à adopter face au terrorisme ? Quatre grandes voies nous paraissent ouvertes, qu’expriment quatre verbes : expliquer, comprendre, excuser, juger. Ces verbes désignent autant de postures différentes, dont il y a lieu de tenter d’apprécier le bien-fondé, et la valeur.

Expliquer

C’est une posture qui paraît s’imposer. À l’évidence, un effort d’explication est plus que jamais nécessaire. On ne peut combattre un obscurantisme par un autre obscurantisme. C’est ce qui a conduit un certain nombre d’intellectuels et de chercheurs à reprocher vivement à Manuel Valls d’avoir condamné « ceux qui cherchent en permanence des excuses ou des explications culturelles ou sociologiques » aux attentats terroristes, au motif, selon lui, qu’« expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ».

Jeter un doute sur l’explication, n’est-ce pas une « injonction à ne pas comprendre et in fine à ne pas penser » ? Comme le fait observer Bernard Lahire, comment refuser le travail d’interrogation critique, d’investigation et d’interprétation auquel se livrent les sciences sociales pour tenter de rendre compte des actions des terroristes ?

Récuser a priori cet effort d’explication constitue « une incroyable régression obscurantiste », d’autant plus regrettable que comprendre ce qui s’est passé peut permettre de prévenir le risque terroriste, comme l’affirme un rapport remis le 3 mars à la ministre de l’Éducation nationale : « Connaître les causes d’une menace est la première condition pour s’en protéger ». Il est donc bien indispensable de tenter d’expliquer. Mais peut-on s’en contenter ? Et que faire d’autre ?

Comprendre

On tient parfois pour équivalents les termes d’expliquer et de comprendre. Pour Bernard Lahire, il s’agit bien de « comprendre le monde tel qu’il est ». Mais comprendre engage autre chose que simplement expliquer. On peut déjà observer que l’indispensable analyse des « mécanismes et processus » qui ont conduit les terroristes à l’acte connaît des limites internes en termes d’imputation causale.

Cela a très bien été mis en évidence par l’écrivain et essayiste américain Paul Berman, pour qui la recherche même des causes est une entreprise assez vaine s’agissant du djihadisme. Car si, apparemment, les spécialistes en sciences sociales n’ont aucune difficulté à en cerner la cause, au final il y a autant de « causes profondes » que d’experts ! « Et elles disent tout et son contraire ». Au mieux, on pourra mettre en évidence des « circonstances favorables ».

Pour comprendre la rage terroriste, qui est pour Paul Berman de l’ordre du discours de haine, il faudrait l’aborder comme une émotion, en disposant pour cela d’une « poétique ». Mais ne risque-t-on pas alors d’être gagné par l’émotion ? Comprendre, c’est saisir un sens, et d’une certaine façon le partager. C’est ainsi que comprendre peut conduire à admettre, voire à approuver. Puisque c’est ainsi, c’est bien ainsi… À trop vouloir comprendre, le risque est de ne plus juger, et d’acquiescer à l’horreur, à qui on trouvera des excuses !

Excuser

S’agissant de fait criminels, et d’actes de barbarie, il ne viendra semble-t-il à l’idée de personne de vouloir les excuser. Sauf si, victime de l’idéologie islamiste, et emporté dans un délire islamo-fasciste, on tient les terroristes pour des héros et des martyrs. Ou sauf, peut-être, si l’on fait partie des proches de ceux qui ont cru que Dieu pouvait leur demander de faire exploser des innocents.

Toutefois, nous venons de dire que la tentation de l’excuse guette ceux qui, in fine, comprennent trop bien. L’acquiescement au réel peut prendre valeur de « bénédiction du fait ». Deux questions se posent alors. Comment se prémunir contre la tentation de l’excuse ? Et comment, tout d’abord, pouvons-nous être sûrs que certains comportements sont inexcusables ? Sur quoi donc peut se fonder la certitude – qui semble aujourd’hui unanimement partagée – que la posture de l’excuse est inacceptable, et qu’il faut absolument refuser d’emprunter cette voie ?

Juger

L’analyse scientifique écarte par principe le jugement. Le laboratoire n’est pas un tribunal, écrit Bernard Lahire. La logique de la recherche des déterminismes sociaux ne doit pas se confondre avec celle de la recherche des responsabilités. À chacun son travail. Précisément, alors, il faut prendre acte du fait qu’un double travail est nécessaire, et prendre conscience de ce que cela engage. Car l’utilité de l’un (travail d’explication scientifique) ne doit pas faire oublier l’urgence de l’autre (travail de jugement éthique).

L’analyse du terrorisme djihadiste peut se situer dans deux ordres différents : l’ordre des faits, et l’ordre des valeurs. Dans l’ordre des faits, les chercheurs mènent leur travail d’interrogation critique « sans porter de jugement sur l’état des choses » (Lahire). Dans l’ordre des valeurs, on se prononce sur les faits. On juge, d’une part par référence à la Loi, de l’autre par référence à l’Éthique, et à ses exigences. Dans l’ordre des faits, on s’incline, et on accepte : les choses sont ce qu’elles sont. Dans l’ordre des valeurs, on refuse. On dit non à l’inacceptable : le crime, la barbarie, l’horreur.

Malraux avait très bien exposé le problème dans son livre Les Conquérants : « Juger, c’est, de toute évidence, ne pas comprendre puisque, si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger ». Pour les sciences sociales, l’explication, au mieux, débouche sur la compréhension. Après quoi il n’y a plus rien à dire. Mais il y a plus que jamais tant à dire, dans l’ordre des valeurs. Que la plus haute des libertés, comme l’ont écrit les parents d’un universitaire grenoblois ayant trouvé la mort au Bataclan, « c’est pouvoir garder sa vie, rester en vie en toute circonstance ». Que les actes terroristes sont par nature odieux, et inexcusables. Qu’il n’y aura jamais d’excuse à vouloir massacrer des êtres pour qui souvent, comme le chantait Brassens, « La vie est à peu près leur seul luxe ici-bas ».

Tout compte fait, il nous semble que ce que peut faire de mieux, aujourd’hui, le citoyen éclairé qui veut surmonter sa sidération, est de refuser sans hésitation ni faiblesse la tentation de l’excuse. D’être attentif aux explications que fournissent les sciences sociales, mais sans chercher à comprendre à tout prix. Et surtout d’exercer son pouvoir de jugement, afin de discerner et d’affirmer les exigences d’ordre éthique dont seul le respect est de nature à nous sauver de la barbarie. Car si la question de la responsabilité n’est pas scientifiquement pertinente, elle est humainement brûlante.

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