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La BNF conserve également les archives du Net. Flickr / Julien carnot, CC BY-SA

Archiver les traces numériques en Méditerranée, un défi aux multiples enjeux

Cet article est publié dans le cadre du Festival du Jeu de l’Oie organisé par l’Université Aix Marseille, qui s’est tenu du 9 mai au 22 juin 2019, et dont The Conversation France était partenaire. Retrouvez le programme complet sur le site de l’événement.


Lors de mes recherches sur les mémoires de l’immigration maghrébine sur la Toile dans une perspective historique, j’ai opté pour une approche qualitative et sociale, en analysant en profondeur un nombre limité de contenus en ligne qui avaient été archivés parfois depuis 1999 par la Bibliothèque nationale de France et l’Institut national de l’audiovisuel. Dans le même temps, il a été nécessaire d’aller « au-delà de l’écran » à la rencontre des créatrices et des créateurs des contenus en ligne pour connaître leurs motivations et les conditions de la fabrique des mémoires.

Capture d'écran du site MedMem, Mediterranean Memory ; dir. Institut national de l'audiovisuel, www.medmem.eu/en/ Author provided

Ce premier doctorat d’histoire fondé sur les archives du Web a mis en exergue la reconfiguration de ces mémoires sur la toile : les scénographies héritées de la période pré-Web étant progressivement ré-agencées au profit des modes de narration propres au Web et, si certaines interprétations du passé perduraient (anticolonialisme, souffrances économiques et sociales, mémoires de luttes immigrées) d’autres lectures émergaient sur la Toile, notamment une interprétation religieuse de cette histoire à la fin des années 1990 puis une approche « post-coloniale » dès 2003.


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À l’issue de cette recherche, un des freins dans le recours aux archives Web françaises gérées par l’Ina et la BnF, a été de ne pas pouvoir accéder aux contenus issus du Web algérien, tunisien ou marocain des années 2000 qui donnent sans doute à voir des lectures bien différentes de l’histoire des migrations depuis la rive sud de la Méditerranée. Cela signifie que mon travail s’est limité pour les années 2000 au seul point de vue français de ces mémoires en ligne, alors que la question de la confrontation et de la « traversées des mémoires » de part et d’autre du bassin méditerranéen est un enjeu majeur. Cette carence illustre l’inégale situation des États de la région quant à la préservation de leur patrimoine numérique, de surcroît en contexte de bouleversements sociopolitiques.

Une histoire de la contestation en ligne

Alors que les « révoltes arabes » ont généré de multiples discours sur le rôle politique des médias sociaux, devenant un terrain d’affrontement entre technophiles et technophobes, de nombreux chercheur·e·s en SHS ont travaillé sur les articulations complexes entre les militants et les outils de communication. Ces études montrent notamment la façon dont les réseaux sociaux ont été mobilisés comme vecteurs de la contestation qui s’est déroulée avant tout dans l’espace public hors ligne et sur le terrain politique. Depuis le 22 février 2019, c’est la population algérienne qui refuse le cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika.

Les manifestants se mobilisent dans la rue comme sur les réseaux socionumériques et font circuler, via les photographies et les vidéos, les mots d’ordre de la contestation, parfois avec beaucoup de dérision. Ces traces numériques sur la Toile constituent une part de la mémoire des événements qui sont en train de se dérouler.

Comme l’illustre l’exposition « Instant tunisien » qui se déroule en ce moment au MUCEM en relation avec le Festival Jeu de l’Oie, les « Archives de la Révolution » sont aussi numériques.

Néanmoins, en observant la carte des États dans lesquels des institutions sont membres de l’International Internet Preservation Consortium, le Sud et l’Est de la Méditerranée apparaissent peu représentés. Parmi les initiatives nationales, on peut citer la Bibliothèque d’Alexandrie qui archive le Web égyptien depuis 2002 ou encore la mise en place d’une collecte du Web national grec depuis 2010.

Le contrôle de la mémoire

Pour les sociétés et pour les chercheurs, l’absence de politique d’archivage cohérente, étatique ou non, a pour conséquence le déploiement de formes d’auto-constructions mémorielles, chaque individu, chaque groupe, chaque association, chaque parti ou gouvernement, tentant de préserver les traces numériques qui lui semblent importantes. De ce fait, le patrimoine numérique des événements contemporains se construit au pluriel, selon des formes de choix et d’interprétations du passé spécifiques, chacun choisissant les traces sauvegardées selon son point de vue. À cela s’ajoute le fait que, si la volonté d’organiser un archivage des traces numériques qui prenne en charge l’intégralité et la pluralité des récits est sans doute présente au sein des organismes patrimoniaux, cela représente un coût financier conséquent lié au stockage des données numériques (serveurs). Par ailleurs, les enjeux de préservation du patrimoine numérique en Méditerranée dépassent largement le cadre de la seule problématique mémorielle.

La tentation, à des fins politiques, de contrôler la mémoire visuelle d’événements historiques est bien sûr ancienne, à l’image de l’exemple emblématique des photographies truquées des discours de Lénine dans l’URSS du début des années 1920, effaçant la mémoire des anciens héros de la Révolution devenus gênants, grand classique de l’histoire scolaire. À l’ère numérique, le contrôle politique est protéiforme, il peut bien sûr s’agir de contrôler les communications et l’accès ou non à certains sites, mais dans des cas plus radicaux, cela peut également se traduire par la suppression, à grande échelle, de données en ligne.

L’exemple du Web syrien

Penchons-nous sur le cas du Web syrien. Avant le début de la contestation en 2011, Internet et le Web syrien étaient sous le contrôle du régime. Ainsi, en 2007 Facebook est interdit car le site est perçu comme une menace américaine (ce qui n’empêche pas une partie de la population de continuer à utiliser la plate-forme), YouTube est bloqué à plusieurs reprises entre 2008 et 2009. Paradoxalement, au début de la contestation, le régime rouvre l’accès aux plates-formes de partage de vidéos et aux réseaux socionumériques. Ainsi la page Facebook « Syrian Revolution » compte en mars 2011 près de 140 000 membres mais cette ouverture est en réalité un piège pour la protestation, le régime utilisant les données pour identifier les réseaux et traquer les opposants.

Comme le soulignent Stéphane Bazan et Christophe Varin, le Web s’est transformé pour les contestataires en un immense piège. La guerre se déroule aussi sur la toile et la Syrian Electronic Army s’affaire, en plus de publier des contenus factices, à effacer ou à dégrader les sites des opposants, faisant ainsi disparaître par la même toute possibilité de transmission de cette mémoire numérique de la contestation. À cela s’ajoutent bien sûr bon nombre de contenus réalisés et diffusés par les différents belligérants, dont Daesch.

Le cas syrien, de par sa radicalité et son caractère dramatique, illustre avec acuité les enjeux liés à l’archivage du Web.

Premièrement, avec Internet émergent de nouveaux passeurs et intermédiaires, partie prenante du conflit et de sa mémoire : les principales plates-formes de diffusion sont devenues des intermédiaires incontournables du Web qui participent de fait à la fabrication des événements. Ainsi Facebook censure peu les propos propagandistes, mais, tout comme YouTube, supprime l’accès aux contenus violents, ce qui fût le cas pour les vidéos qui donnaient à voir des exactions contre les populations civiles relevant de la violation des droits fondamentaux.

Deuxièmement, média computationnel et décentralisé, le Web et les réseaux socionumériques peuvent faire l’objet de pratiques d’effacement plus ou moins volontaires, prolongeant ainsi la « cyberguerre » dans un affrontement de la sauvegarde de mémoires numériques conflictuelles. Dans le cas syrien, une partie de la contestation en exil a pris en charge la préservation et la diffusion des contenus en ligne, à l’image du site The Creative Memory of The Syrian Revolution. Pour ce qui concerne les vidéos en ligne, elles peuvent potentiellement constituer, quels que soient les belligérants, des preuves dans le cadre d’éventuelles procédures judiciaires à l’avenir.

Face à ce phénomène, le collectif The Syrian Archive s’est engagé dans la collecte des vidéos des exactions commises par les différents acteurs du conflit. Les contenus sont vérifiés, sauvegardés et diffusés.

Troisièmement, pour comprendre le rôle du Web et des médias sociaux dans ces événements récents, aussi effroyables que complexes, les chercheur·e·s en Sciences humaines et sociales se trouvent – et se trouveront à terme – démuni·e·s en l’absence d’archives Web qui, malgré leurs limites, offrent des perspectives de sauvegarde et de stabilisation des corpus. Les pistes de recherche sont nombreuses comme en témoigne le projet de recherche « De la révolte à la guerre en Syrie » qui porte sur les vidéos vernaculaires du conflit. De plus, les possibilités techniques sont réelles, à l’image de la reconstitution, par Anat Ben David, du domaine national yougoslave (ensemble des sites en.yu) supprimé en 2010, sept ans après la dissolution du pays. Grâce à une approche interdisciplinaire, cette chercheuse en sociologie et en sciences de la communication a collecté les traces du Web yougoslave sauvegardées par Internet Archive et par des amateurs, afin de reconstruire le domaine et de l’analyser.

Outre ces questionnements historiographiques et géopolitiques liés à la préservation du patrimoine numérique en Méditerranée, les enjeux sont aussi éthiques. En tant que chercheur ou chercheuse, doit-on sauvegarder ou diffuser les traces numériques des belligérants ce qui pourraient mettre leur vie ou celle de leur famille en péril ?

En tant que citoyenne et citoyen de pays méditerranéens membres de l’Union européenne, doit-on attendre que ce soit l’association états-unienne Internet Archive qui, dans le cadre d’un projet de recherche, prenne en charge la collecte des conflits et des mouvements sociaux du monde arabe ? Doit-on envisager, à l’image du projet MedMem, une politique d’incitation à des programmes de recherche-action impliquant des chercheurs issus des deux rives autour de la préservation et de l’appréhension du patrimoine numérique ? Si cette dimension semble bien anecdotique au regard de l’acuité des enjeux méditerranéens contemporains, elle est néanmoins décisive pour l’avenir de la région.

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