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Argentine : quel retour du péronisme ?

Le nouveau président Alberto Fernandez et sa vice-présidente Cristina Kirchner le soir de l’élection le 27 octobre dernier. Ronaldo Schemidt / AFP

Le 27 octobre dernier, Alberto Fernández a gagné l’élection présidentielle argentine dès le premier tour. Récoltant plus de 48 % des suffrages exprimés, il bat le président sortant Mauricio Macri (droite libérale) de près de 8 points. Cette élection marque donc le retour du péronisme au pouvoir après les élections perdues en 2015.

Ce courant politique national-populaire et baroque, qui a remporté la plupart des élections nationales depuis le retour à la démocratie en 1983, se caractérise par une grande plasticité, penchant à droite ou à gauche selon les circonstances. Son extrême diversité idéologique interne est souvent difficile à appréhender depuis l’étranger. Comment caractériser alors le futur gouvernement argentin, qui prendra ses fonctions le 10 décembre ?

Un kirchnérisme en retrait mais puissant

Dans l’équilibre du pouvoir à venir, les partisans de l’ex-présidente Cristina Fernández de Kirchner jouent un rôle-clef. Ses deux mandats à la tête du pays (2007–2011 ; 2011–2015), après ceux de son mari Néstor Kirchner (2003–2007), se sont caractérisés par un ancrage à gauche du péronisme.

Elle a ainsi favorisé la nationalisation d’entreprises stratégiques (YPF, Aerolíneas Argentinas), des politiques de redistribution tournées vers les classes populaires, une politique de mémoire revendiquant l’action politique des victimes de la dictature et une forte proximité diplomatique avec les gouvernements latino-américains de la gauche dite « bolivarienne » (Venezuela, Bolivie, Équateur). Les douze années de gouvernement kirchneriste ont cependant entraîné des dissidences croissantes, notamment avec les secteurs les plus conservateurs du péronisme.

Après la défaite aux élections de 2015, le kirchnérisme enclenche un processus d’autonomisation vis-à-vis du Parti Justicialiste (qui regroupe la plupart des péronistes « classiques », plus conservateurs) en créant une plate-forme électorale indépendante (Unidad Ciudadana). Mais le péronisme divisé échoue aux élections législatives de mi-mandat en 2017, et des rapprochements progressifs s’observent depuis.

Dans la perspective des élections présidentielles de 2019, Cristina Kirchner apparaissait alors comme la candidate naturelle du kirchnerisme, et plus largement du péronisme de gauche. Face à Mauricio Macri, elle était à la fois un atout (pour rallier le vote kirchneriste) et un handicap : le vif rejet suscité parmi le reste des opposants au gouvernement la fait plafonner dans les sondages.

En mai 2019, quelques semaines à peine avant la présentation des candidatures officielles, la situation est débloquée par un coup de poker imprévu : Cristina Kirchner annonce qu’elle se présentera seulement à la vice-présidence, aux côtés d’Alberto Fernández, candidat présidentiel. Pour s’assurer une victoire face à Mauricio Macri, affaibli par la crise économique, le kirchnerisme choisit donc de se mettre volontairement en retrait, en recourant à un péroniste vu comme modéré et critique de l’action passée de Cristina Kirchner.

Fort de cette base, Alberto Fernández peut alors élargir la palette de ses soutiens dans la course à la présidence. Il s’assure l’appui du Parti Justicialiste, et parvient à rallier la plupart des péronistes ayant un jour ou l’autre rejoint l’opposition à Cristina Kirchner. Au sein de la coalition du nouveau président Frente de Todos, le kirchnerisme préserve néanmoins un poids parlementaire fort (70 députés et le contrôle du Sénat) et un pouvoir territorial important, notamment à travers Axel Kicillof, pur kirchneriste non affilié au parti péroniste, élu gouverneur de la Province de Buenos Aires au premier tour avec 52 % des voix, le 27 octobre aussi.

Il s’agit de la province la plus importante du pays, qui compte un tiers de la population et pèse un tiers du PIB national. Dans l’État fédéral qu’est l’Argentine, il s’agit d’un poste-clef pour assurer la gouvernabilité : si Alberto Fernández veut une présidence stable, il devra se garantir les bonnes grâces des secteurs les plus kirchneristes au sein de sa coalition.

Les partisans d’Alberto Fernandez et Cristina Kirchner le 27 octobre dernier lors de l’élection présidentielle devant le siège du parti Frente de todos à Buenos Aires. Ronaldo Schemidt/AFP

Une coalition très diverse

Alberto Fernández devra également composer avec la gamme très diverse des soutiens qui constituent la coalition Frente de Todos. Celle-ci regroupe une multitude d’organisations kirchneristes et de petites structures de centre-gauche et de gauche (jusqu’aux communistes et maoïstes), ainsi que les secteurs plus conservateurs du péronisme, affiliés au Parti Justicialiste, au Frente Renovador de Sergio Massa (ancien chef de cabinet de C. Kirchner passé à la dissidence en 2009), ou bien répondant aux gouverneurs des provinces de l’intérieur du pays et à la CGT (Confédération générale du travail, puissant syndicat affilié au péronisme depuis 1946).

Pour composer avec cette diversité, Alberto Fernández dispose d’une expérience incontestable, forgée à travers plus de trente ans d’activité politique. Il peut en effet se prévaloir d’une capacité à discuter avec tous, ayant lui-même occupé des positions très variables au sein de l’échiquier politique argentin. Militant dès l’adolescence dans les secteurs juvéniles du péronisme, il n’en a pas moins travaillé au ministère de l’Économie dans les années 1980, pendant la présidence de Raúl Alfonsín, membre de l’Unión Cívica Radical (et adversaire historique du péronisme) et premier président après la dictature.

Dans les années 1990, sous la présidence néo-libérale du péroniste Carlos Menem, il occupe divers postes dans la haute administration politique, puis s’associe au parti de Domingo Cavallo, ancien ministre de l’Économie de Menem.

Kirchneriste dissident

Dans les années suivantes, il intègre les équipes de travail de Néstor Kirchner, sur une base beaucoup plus sociale et progressiste. Lorsque ce dernier remporte les élections présidentielles en 2003, Alberto Fernández devient son chef de cabinet, poste qu’il conserve sous la présidence de Cristina Kirchner après 2007.

En 2008, suite à un conflit avec l’industrie agraire, il renonce à ses fonctions et entre en dissidence vis-à-vis du kirchnerisme. En 2015, il dirige la campagne du péroniste conservateur Sergio Massa aux élections présidentielles, puis celle du Parti Justicialiste aux élections de mi-mandat de 2017. Il se réconcilie ensuite avec Cristina Kirchner, dont il devient le porte-parole avant d’être propulsé à la tête du ticket présidentiel, et élu sur un programme de centre-gauche anti-austéritaire.

Fort d’une capacité de dialogue reconnue de tous côtés, Alberto Fernández dispose donc d’une expérience idoine pour gérer les tensions qui ne manqueront pas d’apparaître dans la coalition victorieuse. Elles seront d’autant plus nécessaires qu’il ne dispose pas d’une majorité à la Chambre des Députés, où le gouvernement devra composer avec d’autres partis minoritaires ou avec des dissidences venues des partisans de Mauricio Macri pour faire voter ses réformes.

Un panorama difficile

De ce point de vue, la première priorité du nouveau président élu sera de trouver une sortie à la situation économique catastrophique du pays, après quatre ans de gouvernement libéral. En récession depuis deux ans, l’Argentine connaît l’un des taux d’inflation les plus élevés du monde (derrière le Venezuela et le Zimbabwe), à près de 54 %. La pauvreté, en forte croissance depuis 2018, touche aujourd’hui 15,9 millions de personnes, et devrait s’accroître d’ici la fin de l’année suite à la dévaluation du peso en août.

De ce point de vue, le programme économique proposé par Alberto Fernández s’inscrit dans une matrice de centre-gauche assez claire, et passe par un réinvestissement de l’État dans l’économie nationale. Pendant la campagne, l’accent a été mis sur la nécessité d’une remise en cause forte des politiques d’austérité du gouvernement précédent, avec une baisse des taux d’intérêt visant à relancer la consommation, tout en favorisant le développement industriel et les exportations.

Pour mener à bien ce programme, le nouveau président devra néanmoins renégocier les conditions du prêt historique (57 milliards de dollars) contracté auprès du FMI en 2018. Cette tâche, ardue parmi tant d’autres, constituera un des principaux défis de l’équipe d’Alberto Fernández. Sa réussite n’en est pas moins indispensable pour parvenir à stabiliser le paysage social dans les prochaines années en Argentine.

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