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Arménie-Azerbaïdjan : le retour de la guerre au Haut-Karabagh

Stepanakert, le 4 octobre 2020. Karo Sahakyan/Armenian Government/AFP

La nouvelle tombe le dimanche 27 septembre : Nikol Pachinian, premier ministre d’Arménie en place depuis la « révolution de velours » de mai 2018, s’adresse à la nation, décrète la mobilisation générale et établit la loi martiale.

Le discours d’un chef

L’heure est grave et le ton solennel. Il faut prendre la mesure du chemin parcouru. L’ex-journaliste engagé, ancien éditeur du quotidien Haygagan Jamanag, célèbre pour ses harangues lors des meetings d’opposition, grand « marcheur » de la révolution, a définitivement quitté ses habits de leader tribunicien pour endosser le costume de « Père de la nation » :

« Depuis tôt ce matin, la République d’Artsakh [nom arménien de la région du Haut-Karabagh, république indépendante autoproclamée en septembre 1991] fait face à une agression des forces armées azerbaïdjanaises. Sa paisible population, sa capitale, Stepanakert, les infrastructures civiles sont soumises à des bombardements. À cet instant, il y a déjà des victimes et des blessés, y compris de pacifiques habitants. Faisant usage d’armement lourd, de l’artillerie et de l’infanterie, l’adversaire agresse sur tous les fronts les positions de l’Armée de défense [dénomination des forces armées du Haut Karabagh]. À l’heure actuelle, l’Armée de défense mène des combats et remplit avec honneur sa mission, c’est-à-dire la défense de l’Artsakh, en réalisant les opérations exigées par la situation. »

En ce dernier dimanche de septembre, le soleil brille sur les façades en tuf rose de la place de la République à Erevan, où les volontaires affluent déjà en nombre pour rejoindre le front. À trente ans d’intervalle, l’histoire se répète.

Des volontaires et des vétérans prêts à aller au front dans le Haut-Karabagh se réunissent à Erevan le 27 septembre 2020. Karen Minasyan/AFP

Irrésistiblement, les temps héroïques du début des années 1990 reviennent. La télévision publique arménienne diffuse en boucle de nombreux reportages d’une époque où beaucoup sont morts au combat et reposent désormais au cimetière des héros de Yerapelour. Les vétérans de la guerre de 1988-1994 sont aujourd’hui souvent des quinquagénairs ou sexagénaires : anciens Afgantsy (soldats soviétiques ayant combattu en Afghanistan), engagés venus d’Arménie, mais aussi de tout l’espace soviétique, et même au-delà, ces fedaïs des temps modernes ont été le noyau de l’armée nationale de l’Arménie indépendante (1991).

Devant les membres du Parlement, impassibles et masqués, puis devant la nation, le premier ministre Pachinian prononce un discours de guerre, un genre de discours qu’on n’a pas entendu en Europe occidentale depuis la Première Guerre mondiale, un discours aux accents qui peuvent sembler archaïques, où il est question de « mourir pour la Patrie » et de « Nous », [Menk] – une figure métonymique de la nation entendue comme un seul corps : « Nous devons tenir fermement sur nos pieds » et « nous devons briser la colonne vertébrale de l’ennemi, de sorte que jamais plus il ne lève sa main criminelle en notre direction, que jamais il ne jette son regard sanglant sur notre patrie. » « Nous allons gagner car nous n’avons pas d’autre issue possible que la victoire »…

Des jeunes gens vont mourir, tous le savent. Les jeunes appelés en première ligne seront les premiers à tomber durant la première semaine du conflit engagé le 27 septembre 2020.

Un conflit plus que centenaire

Une fois encore, comme à l’époque de la première république indépendante (1918-1920), l’Arménie est confrontée à la fatalité de son destin géopolitique.

Le conflit du Haut-Karabagh ne date pas, comme il est souvent écrit, de l’époque soviétique. Ce conflit a précédé le découpage du territoire par Staline dans les années 1920. D’ailleurs, sa configuration actuelle – soutien ouvert de la Turquie à l’Azerbaïdjan – le rappelle. On est aujourd’hui renvoyé à l’époque où la première république indépendante d’Arménie naquit au forceps, prise en étau entre ses ennemis turcs et azéris (appelés Tatars sous l’Empire russe).

Deux ans plus tard, en 1920, la guerre d’indépendance de Mustafa Kémal avait une nouvelle fois conduit les Turcs aux portes de Erevan : l’Arménie n’avait alors été sauvée que par le choix, contraint, de la soviétisation. Ses frontières extérieures avaient été définitivement fixées par le traité de Kars (1921), tandis qu’une pragmatique entente soviéto-turque dictait à Staline, alors Commissaire soviétique aux nationalités, des arbitrages favorables à la nouvelle république soviétique d’Azerbaïdjan. Celle-ci obtiendrait bientôt le rattachement à son territoire d’une « exclave » au peuplement encore mixte à l’époque, le Nakhitchevan, et d’une enclave, au peuplement majoritairement arménien, le Haut-Karabagh.

Bourrichon/Wikimedia, CC BY-NC

Les souvenirs historiques affleurent au fil du discours du premier ministre. « La victoire au champ de bataille de l’Artsakh », dit-il, « est une nécessité qui coule dans nos veines. Il en va de notre existence même. »

Depuis son indépendance autoproclamée en 1991, le Haut-Karabagh est un État de facto, qui n’est pas reconnu par la communauté internationale – ni même, à ce jour, par l’Arménie. Ce pays montagneux et verdoyant, avec ses hauts-lieux de mémoire arménienne (monastères de Ganzassar, de Dadivank), a été le théâtre d’une guerre entre 1988 à 1994. La prise du « nid d’aigle » de Chouchi, en 1992, a permis aux Arméniens, avec l’aide de la Russie, de prendre le contrôle puis d’occuper plusieurs territoires stratégiques (Khodjaly où la population civile azérie aurait été victime d’un nettoyage ethnique ou le corridor de Latchine, opérant la jonction avec le territoire de l’Arménie), parcelles du territoire de l’Azerbaïdjan permettant de désenclaver le territoire de l’ancienne région autonome soviétique du Haut-Karabagh et d’assurer, autour de cette dernière, un périmètre de sécurité.

Ces territoires azerbaïdjanais occupés, limitrophes de l’Arménie, sont placés sous le contrôle des autorités militaires arméniennes, de sorte que l’Azerbaïdjan a perdu, dans la guerre de 1988-1994, 14 % de son territoire.

Le cessez-le-feu du 16 mai 1994, conclu à Moscou sous l’égide du général Gratchev, ministre de la Défense de la Fédération de Russie, entérine cette situation sur le terrain. Ce cessez-le-feu est établi de part et d’autre de la ligne de contact, l’ancienne ligne du front, tandis que le règlement pacifique du conflit est confié au « Groupe de Minsk » co-présidé par la France, la Russie et les États-Unis, créé dans le cadre de la CSCE (OSCE) en mars 1992. C’est à ce cessez-le-feu de 1994 que le premier ministre Pachinian fait référence dans sa déclaration du 2 octobre 2020, et c’est ce même cessez-le-feu que l’Azerbaïdjan cherche aujourd’hui, avec l’aide de la Turquie, à remettre en question pour sortir d’un statu quo qui lui est défavorable.

Les raisons de la reprise des hostilités

Pourquoi ce conflit plus ou moins « gelé » s’embrase-t-il aujourd’hui avec une telle violence ? Signalons que depuis trois décennies, les escarmouches n’ont jamais vraiment cessé, ni sur la ligne de contact, ni sur la frontière arméno-azérie, notamment dans la région du Tavoush. En avril 2016, une « Guerre de Quatre Jours » avait éclaté. Elle n’avait pas dégénéré, bien qu’elle ait contribué à fragiliser le pouvoir du premier ministre d’alors, Serge Sarkissian, natif de Stepanakert, ancien patron des ministères de force du Haut-Karabagh puis successivement président et premier ministre d’Arménie.

En mai 2018, la « révolution de velours », immense vague populaire, porte Nikol Pachinian au pouvoir, balayant les élites dirigeantes de l’Arménie, issues d’un processus de « karabaghisation » du pouvoir à Erevan, une conséquence directe de la guerre de 1988-1994. Les deux présidents successifs précédents Kotcharian (1998-2008) et Sarkissian (2008-2018) étaient des « karabaghtsis ». La république d’Arménie post-soviétique s’est littéralement construite par la guerre. Dans ces conditions, il est possible que les adversaires de l’Arménie aient pu percevoir le changement de pouvoir intervenu en 2018 comme un signe d’affaiblissement de l’État.

En outre, le climat politique en Arménie, marqué au cours de ces dernières semaines par une gestion difficile de la crise de la Covid-19 et de nombreuses tensions politiques, a pu paraître propice pour conduire une attaque sur le front du Haut-Karabagh.

Dans ce bulletin d’informations de mai 2020 : une bagarre générale au Parlement arménien et la propagation de la Covid-19 dans le pays.

D’autres facteurs ont pu pousser l’Azerbaïdjan à relancer cette guerre. Il faut d’abord citer le quasi-arrêt des négociations menées dans le cadre du Groupe de Minsk depuis les escarmouches du mois de juillet dernier, interrompant un dialogue entre Erevan et Bakou qui n’avait jamais cessé depuis près de trente ans. De plus, dans le contexte de tensions russo-turques récurrentes depuis 2015 (retour de la Russie sur l’échiquier moyen-oriental avec son intervention militaire en Syrie), Ankara – comme Bakou – n’a pu que s’inquiéter de la livraison, en juin 2020, de 400 tonnes de matériel à la base militaire russe n°102 de Gyumri, à un jet de pierre de la frontière arméno-turque. S’agit-il de matériaux de construction ou de matériel militaire ? Nul n’est en mesure de le dire.

S’y ajoute l’impact, sans doute assez anxiogène pour la Turquie, de la tenue d’exercices militaires russes – baptisés Caucase 2020 – déployés avec force manœuvres terrestres et exercices de guerre navale en mer Noire et en mer Caspienne du 21 au 26 septembre dernier, avec l’implication de 80 000 hommes, dont des participants étrangers, en particulier chinois et iraniens.

Ces exercices ont permis, aux portes de la Turquie, et donc aux frontières de l’OTAN, un impressionnant déploiement d’artillerie, de drones, d’avions de combats de cinquième génération SU-57 et de systèmes de défense anti-aérienne, de redoutables S-400 ainsi que le missile hypersonique Kinjal – c’est le nom de la dague caucasienne…

Que veulent la Turquie et la Russie ?

Enfin, le resserrement relativement récent des liens politiques et militaires entre la Turquie et l’Azerbaïdjan est également à mettre au crédit des récentes visées expansionnistes du président Erdogan qui, sur tous les fronts, de la Syrie à la Libye, semble poursuivre les chimères du défunt Empire ottoman.

Quel serait l’objectif de l’ouverture, par Ankara, d’un nouveau front au Haut-Karabagh par l’intermédiaire de l’Azerbaïdjan ? S’agit-il de réaliser une jonction entre la Turquie et l’Azerbaïdjan, via les territoires du Nakhitchevan et du Haut-Karabagh ? Rappelons qu’un tel scénario fut brièvement réalisé lorsque l’« Armée de l’Islam » de Nouri Pacha arriva jusqu’à Bakou. C’était il y a un siècle, en septembre 1918. Ankara devrait garder en mémoire que quelques semaines plus tard, l’Empire ottoman perdait la guerre, signait l’armistice de Moudros, puis s’effondrait…

Autre maîtresse du jeu, la Russie, liée à l’Arménie par le traité OTSC (Organisation du traité de sécurité collective), ne se départit pas pour le moment de son rôle de médiatrice entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan.

Pour l’heure, l’enclave du Haut-Karabagh est plus que jamais déterminée à se battre et à résister. Le 2 octobre, son président, Arayik Haroutunyan, qui a déjà combattu entre 1992 et 1994, a déclaré qu’il montait lui-même en première ligne, aux côtés des forces spéciales, « parce que je serai plus utile en première ligne qu’à l’arrière », ajoutant : « C’est notre ultime bataille, nous la gagnerons ensemble ! Je suis avec vous jusqu’à la victoire. Aux armes ! »

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