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Une jeune fille cachemirie montre un mur de sa maison, à Madharpur, 150 kilomètres de la frontière pakistanaise. La demeure a été ravagée par les balles perdues et les attaques des militaires indiens et des militants indépendantistes. Sajjad Qayyum/AFP

Au Cachemire, une jeunesse brisée en quête d’avenir(s)

Le 5 août 2019 l'Inde a révoqué l'autonomie du Cachemire indien visant à placer sous la tutelle plus directe de New Delhi cette région du nord de l’Inde majoritairement peuplée de musulmans. La population vit sous couvre-feu permanent depuis avec aucune possibilité de communication à l'intérieur comme vers l'extérieur. La chercheuse Charlotte Thomas avait publié il y a plus d’un an cet article analysant la situation d'une jeunesse désespérée et qui osait encore rêver.


« Je n’ai aucun futur ici ! J’ai un master de gestion des conflits, je devrais trouver du travail ici, mais il n’y a rien. J’ai ouvert un petit fast food avec deux amis, car il faut bien faire quelque chose, mais ce n’est pas du tout ce que j’ai envie de faire. »

Saafi (tous les prénoms ont été changés), 28 ans, exprime dans un souffle le désespoir qu’engendre l’absence de perspective d’avenir. Une colère sourde transparaît dans ses propos. Le jeune homme se refuse à la violence, dont il ne « voi[t] pas l’intérêt », mais comprend celle qui fait rage au Cachemire indien (État du Jammu-et-Cachemire), déchiré entre l’Inde et le Pakistan depuis 1947, lors de la création de ces deux nations au moment de l’indépendance, ainsi que revendiqué par la Chine sur une partie du territoire.

Comme lui, les jeunes de la Vallée – surnom de l’état qui s’étend entre l’Inde et le Pakistan, la Chine contrôlant au nord-est le district d’Aksai Chin – ont grandi sous le régime de l’Armed Forces Special Powers Act (AFSPA).

Un régime militaire liberticide

Instaurée dans l’État du Jammu-et-Cachemire en septembre 1990, cette disposition constitutionnelle spéciale autorise le gouvernement indien à mettre en œuvre un régime militaire où les libertés fondamentales sont suspendues.

Trois ans auparavant, en 1987, les élections qui risquaient de porter au pouvoir une coalition de partis favorables à l’indépendance du Cachemire indien, avaient été truquées par New Delhi, avec l’appui de certaines formations politiques locales. Cette fermeture du champ politique avait accéléré le développement de la militance armée activement soutenue par l’armée pakistanaise. À partir de 1989, les attaques des groupes entraînés et armés au Pakistan voisin se multiplient. Elles ciblent en premier lieu les emblèmes de la puissance publique, mais s’attaquent également aux civils jugés pas assez coopératifs. L’AFSPA, mesure temporaire introduite un an après, était censée ramener la paix au Cachemire.

La zone la plus militarisée au monde

18 ans plus tard, les quelques 700 000 soldats indiens déployés dans la Vallée en feraient la zone la plus militarisée au monde.

Loin d’avoir mis un terme à la violence, cette présence armée a, au contraire, donné une véritable raison d’être aux groupes militants armés, puisque ceux-ci prétendent combattre l’oppression qui s’abat sur le peuple cachemiri. Or ce récit fonctionne à plein, car les soldats, et donc à travers eux l’État indien, se seraient en effet rendus coupables de la disparition inexpliquée de près de 8 000 personnes (d’après l’Association des parents de disparus) et de la mort de près de 70 000 autres selon certaines estimations. Ces rapports d’organisations privées restent silencieux sur le nombre global de soldats indiens tués, mais le conflit n’épargne pas les militaires, souvent issus de basses castes et originaires des États indiens les plus pauvres, engagés dans un combat qui semble interminable.

Des villageois assistent à la procession funéraire d’un militant, tué fin décembre dans un climat tendu, suite au décès et blessures de civils dans un énième affrontement avec les forces de l’ordre indiennes. Tauseef MUSTAFA/AFP

Un quotidien anxiogène

Au-delà des récits partisans de part et d’autre, la population cachemirie vit en réalité piégée entre les intérêts antagonistes de deux États rivaux : le Pakistan, qui soutient des groupes armés dont l’agenda n’est pas forcément inclusif, et l’Inde, qui maintient le régime spécial avec les effets que l’on sait. Entre eux, les Cachemiris, et notamment les jeunes, se sentent comme « un insecte coincé entre deux éléphants » ainsi que le résume Hifza, 21 ans.

Au-delà du bilan comptable, la situation insurrectionnelle qui prévaut au Cachemire a également des implications concrètes sur le quotidien des habitants de la Vallée.

Ainsi, la vie culturelle a quasiment disparu. Les cinémas ont été fermés ou convertis en postes militaires, les évènements ne peuvent se tenir en raison des restrictions drastiques liées à l’AFSPA et l’unique galerie d’art a été fermée en 2014 par les autorités six mois après son ouverture.

Certains chanteurs parviennent à faire porter la voix des Cachemiris au-delà des murs de la Vallée, à l’image du jeune rappeur M.C. Kash.

MC Kash- Beneath the Sky, 2011.

Cependant, ses alter ego féminins Pragaash qui avaient créé un groupe de rock dans les années 2010, n’ont, elles, guère eu voix au chapitre. Dans leur cas, ce n’est pas l’État indien qui a apposé son joug, mais les religieux musulmans.

L’éducation et le mental sous tension

L’éducation a également pâti de cette situation. Ghalib, fonctionnaire au sein de l’Educational Board principale administration gérant le système scolaire, explique ainsi que les années « normales », c’est-à-dire sans insurrection particulière, entre 50 à 80 journées d’école (sur 180) sont perdues en raison des couvre-feux. Outre la difficulté à boucler le programme annuel, cette situation empêche l’organisation de la moindre activité extra-scolaire, ramenant à sa portion congrue la fonction socialisatrice de l’école, parallèlement à la perte de qualification enregistrée chez les élèves et étudiants cachemiris, au regard de leurs concitoyens indiens.

Sur le chemin de l’école, entre couvre-feux et manifestations étroitement encadrés par les militaires, quel peut-être l’avenir des enfants cachemiris ? Tauseef Mustafa/AFP

La situation insurrectionnelle a également des répercussions sur le psychisme des habitants. D’après Médecins sans Frontières, 45 % des habitants (1,8 million) ont montré, selon une étude conduite entre octobre et décembre 2015, des signes de stress mental.

Lahiq, 33 ans, médecin psychiatre, explique ainsi que « toute la société est atteinte de symptômes plus ou moins développés du choc post-traumatique ». Lui-même relate sa propre expérience, quand, à 10 ans, il a été utilisé comme bouclier humain par des soldats indiens contre des combattants armés. Si le médecin poursuit en expliquant qu’à l’échelle individuelle, les chocs sont adoucis par les mécanismes d’entraide développés par les Cachemiris, ainsi que leur foi en Dieu, il constate également qu’à l’échelle de la société, « les gens sont plus agressifs et moins tolérants ».

De fait, si Lahiq a choisi de faire des études pour « s’en sortir », il constate, amer, qu’aujourd’hui « l’avenir pour les jeunes, c’est de devenir Burhan ». Lahiq fait ici référence à un jeune combattant emblématique mort en juillet 2016 sous les balles de l’armée.

Devenir Burhan ?

Jeune, éduqué, et combattant à visage découvert, Burhan Wani a suscité l’admiration des Cachemiris. Ifrah, 26 ans, elle- même admirative de l’engagement du jeune militant souligne comment il était devenu l’idole de la jeunesse cachemiri. Les inscriptions à sa gloire sur les murs de Srinagar en témoignent encore.

Pour cette raison, la mort de Burhan, et l’interdiction des rassemblements en son honneur, ont suscité une nouvelle vague de manifestations, réprimées par la violence, entre juillet et novembre 2016.

Burhan Wani, militant et commandant du Hizbul Mujahideen, tué en juillet 2016, était devenu l’idole de nombreux jeunes cachemiris, sa mort l’a transformé en martyr. AAMIR QURESHI/AFP

Bouclé pendant six mois, le Cachemire a vécu le plus long couvre-feu de son histoire. Le bilan humain fait, quant à lui, et selon les sources, état d’une centaine de morts, 15 000 blessés et des milliers de personnes arrêtées – contre 4 000 policiers ou militaires blessés sur la même période. La jeunesse a payé le plus lourd tribut, puisque la majorité des victimes a moins de 25 ans.

Cette séquence a ravivé les tensions entre New Delhi et la population cachemirie, et attisé la colère des jeunes. Ce cercle vicieux se traduit concrètement par des échauffourées hebdomadaires, dans le centre de Srinagar, ville principale de la Vallée (Jammu étant la capitale), entre les forces de l’ordre et les jeunes « stone pelters », les lanceurs de pierres.

Lanceurs de pierres

Pour ces derniers, cette « carrière » démarre toujours à la suite d’une interaction avec l’armée vécue comme une humiliation. Cette dynamique souligne le fait que, loin de décourager la violence, la répression étatique suscite au contraire l’entrée dans la violence politique d’une partie de la population. En dépit d’une décrue entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, les engagements violents sont désormais à effectifs stables, voire croissants.

Juillet 2016 semble avoir marqué une étape à plusieurs égards. Tout d’abord, la colère s’est diffusée dans des couches de la jeunesse jusqu’à lors relativement imperméables à la violence. Des jeunes éduqués expriment leur soutien aux stone pelters, même si ces prises de position demeurent déclaratoires. En outre, « il y a de plus en plus de colère, notamment chez les filles » analyse Fahdi, 28 ans, journaliste. Effectivement, on a vu les premières filles lancer des pierres contre les forces de sécurité en 2017.

Vidéo de News World India sur les « lanceuses de pierre » au Cachemire en 2017.

Radicalisations

Le fond des revendications s’est également radicalisé depuis 2016. Si Burhan Wani prônait ce qui pourrait peu ou prou être qualifié de « nationalisme cachemiri », son successeur dans le cœur de la jeunesse, Zakir Musa, a, lui, déclaré son rattachement à al Qaida in the Indian Subcontinent (AQIS) en mai 2017, prônant ainsi l’instauration de la sharia et la conduite du jihad transnational déterritorialisé.

Ne disposant pas du soutien logistique crucial qu’offre le Pakistan aux groupes armés dont il a soutenu la création, Zakir semble pour l’heure relativement inoffensif. Fizan, journaliste de 29 ans, explique ainsi « il n’a pas d’armes hormis celles qu’il dérobe aux forces de l’ordre. Il s’agit donc plus de paroles que d’actes ».

Pour autant, une part croissante des lanceurs de pierre affirme son adhésion aux valeurs portées par Zakir, à l’image de Raahil, 28 ans, qui déclare « vouloir mettre en œuvre la sharia », précisant que « les chrétiens ou les sikhs n’auront qu’à payer un impôt […] s’ils acceptent le système on les protègera bien sûr, sinon… ».

Cette nouvelle militance, attisée et mobilisée par l’essor d’un lexique religieux, pourrait-elle complètement changer la donne dans la Vallée ?

Abda, professeure de 28 ans, n’est pas très confiante en l’avenir. « De plus en plus de jeunes vont rejoindre la militance » dit-elle. La voie politique semble en effet bouchée, et les partis n’inspirent plus désormais que suspicion et rejet, qu’ils soient favorables à l’indépendance (ou à l’autonomie accrue) du Cachemire ou non.

En cause, la corruption systémique et endémique de ces formations, accusées de ne défendre que leurs propres intérêts, sans résultats tangibles pour la population.

Saafi conclut donc « il nous faut un nouveau leadership, un jeune leadership ». À côté de lui, Dalil, son jeune cousin de 17 ans, ne se sent pas très concerné. Pour lui, les choses sont claires puisque dès ses études achevées, il partira chercher du travail à Dubaï. Combattants ou étudiants, une chose semble donc bel et bien unir la jeunesse cachemirie : l’absence d’espoir.

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