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Juhapura, quartier d'Ahmedabad né des violences anti-musulmanes dans l'ouest de l'Inde. Charlotte Thomas, Author provided

Au cœur d’un ghetto musulman dans l’Inde de Narendra Modi

Depuis le printemps 2014, l’Inde, mosaïque de groupes religieux et troisième pays musulman du monde – soit environ 170 millions de personnes pour un total d’un peu plus de 1,2 milliard d’habitants juste après l’Indonésie et le Pakistan – est dirigée par Narendra Modi, nationaliste hindou « dur », ayant fait ses classes au sein du RSS, groupe nationaliste hindou de droite et paramilitaire. Cet homme politique était auparavant connu comme le ministre en chef à la tête du Gujarat. Cet état du nord-ouest du pays, où vivent environ 60 millions d’habitants, a été relativement épargné par les émeutes intercommunautaires au cours de la Partition (1947). Mais en 2002, le Gujarat connaît de sanglants pogroms anti-musulmans, c’est-à-dire des attaques dont les victimes ont été, à quelques exceptions près, exclusivement musulmanes.

À travers son ouvrage, Pogroms et ghetto. Les musulmans dans l’Inde contemporaine (Karthala, 2018) Charlotte Thomas plonge le lecteur dans Juhapura, quartier d’Ahmedabad né des violences anti-musulmanes. Ce faisant, elle donne chair au nationalisme hindou dont Narendra Modi s’affirme l’ardent défenseur. […]

Karthala

La vie de ghetto […] donne sens aux nombreux actes de lynchages publics régulièrement conduits depuis 2015 par des brigades de nationalistes contre des musulmans accusés de consommer de la viande de bœuf ; attaques meurtrières la plupart du temps, mais accueillies dans le silence assourdissant du premier ministre. Au final, regarder Juhapura, c’est regarder l’Inde de Narendra Modi. Extraits modifiés pour The Conversation avec l’accord de l’autrice.


En février 2009, je découvrais pour la première fois cette ville qui allait devenir un peu la mienne, pour y documenter l’action de quelques organisations islamiques. Elles intervenaient auprès des victimes de la plus importante attaque anti-musulmans qu’ait connue la République indienne. Sept ans auparavant, 2 000 Gujaratis musulmans avaient été tués et 150 000 autres avaient dû abandonner définitivement leur logement, chassés par les attaquants. Ils étaient ainsi devenus des déplacés internes dans leur pays.

Les violences à l’encontre des musulmans avaient débuté le 27 février et avaient duré près de six mois. Leur intensité a été variable, tant en ce qui concerne la durée que la localisation. Ainsi, les attaques les plus meurtrières se sont déroulées lors des trois premiers jours, soit les 27 et 28 février, ainsi que le 1er mars.

Une photo célèbre prise le 28 février 2002 montre un militant du Bajrang Dal, l’un des groupuscules d’extrême droite ayant mené des attaques contre les musulmans gujaratis. Les « pogroms » auraient été une réponse à une attaque (non élucidée) sur un train convoyant des pélérins hindous.

Les assauts n’ont épargné aucun territoire du Gujarat, mais certains ont été plus touchés que d’autres. En l’espèce, l’épicentre des violences a été Ahmedabad. Cette ville, qui comptait 4,5 millions d’habitants en 2001, dont plus de 80 % d’hindous et près de 14 % de musulmans, est la plus peuplée du Gujarat, devant la capitale politique, Gandhinagar.

Pogroms

En 2002, Ahmedabad a enregistré plus de mille victimes, avec des évènements de violence de très forte intensité tels que les massacres de Gulberg et de Naroda Patya, du nom des deux quartiers résidentiels musulmans où ils ont eu lieu. Concernant les destructions matérielles, le magazine anglophone The Week rapporte que 1 679 habitations, 1 965 magasins et 21 entrepôts ont été incendiés, 204 magasins mis à sac et 76 tombeaux démolis à Ahmedabad.

L’une des plus importantes critiques adressées par la suite au gouvernement de M.Modi, alors ministre en chef du Gujarat, a été l’inactivité voire la complaisance des forces de l’ordre durant les massacres, ici en 2002. Sebastien D’Souza/AFP

Présentés comme des explosions spontanées de violences, les évènements de 2002 s’inscrivent en réalité dans une trajectoire beaucoup plus longue. En effet, alors qu’il avait été relativement épargné par les massacres entre hindous et musulmans liés à la Partition, à partir des années 1960, le Gujarat devient le « laboratoire de l’hindutva », « l’hindouïté ».

Cette idéologie repose sur la confusion entre hindouïté et indianité. De là découle une conception ethnicisée de la nation indienne selon laquelle seuls les hindous peuvent légitimement être indiens, étant donné leur ethnicité « hindoue » supposément commune. D’après cet imaginaire nationaliste, les hindous sont une communauté, c’est-à-dire un groupe qu’unissent des intérêts communs. Ils partagent une même ethnicité, ce qui englobe pour eux des caractères raciaux dépassant la stricte pratique religieuse, et l’Inde est leur territoire naturel.

Le nationalisme hindou considère en revanche que les minorités musulmanes et chrétiennes sont adossées à d’autres États. Perçues comme une menace planant sur l’unité de la société hindoue, elles doivent quitter le sol indien, se convertir, ou prêter allégeance aux symboles identitaires hindous en confinant leurs pratiques religieuses à l’espace privé. […]

Communautarisation

Cette communautarisation de la société se traduit concrètement par la multi- plication des émeutes opposant hindous et musulmans, et la redistribution de l’espace urbain selon des clivages ethniques. Depuis 1969, ces dynamiques sont particulièrement à l’œuvre à Ahmedabad, où la répétition d’émeutes intercommunautaires d’envergure a conduit les analystes à qualifier la ville de « propice aux émeutes » et d’« endroit en [Inde] le plus sensible en termes de violence intercommunautaire ». Ahmedabad est désormais considérée comme une « ville divisée » entre hindous et musulmans.

Les violences de 2002 s’inscrivent dans le cadre de ce dispositif de domination, en même temps qu’elles en sont le produit. […] L’étude ethnographique menée de 2009 à 2014 a montré que la principale conséquence de 2002 a été la formation d’un véritable ghetto musulman dans la localité de Juhapura située à la périphérie sud d’Ahmedabad. […]

Carte localisant le quartier de Juhapura dans la ville d’Ahmedabad, la plus peuplée de l’état du Gujarat. Charlotte Thomas/Atelier de cartographie de Sciences Po-FNSP, Author provided

Un espace protecteur contre les violences

Au cœur des violences, Juhapura apparaît déjà comme un espace protecteur. Cette perception amorce ainsi l’évolution en ghetto, même si, en 2002, la localité n’est encore qu’un quartier musulman plutôt pauvre : la population y est homogène, tant sur le plan ethnique que sur le plan économique puisque très peu de castes supérieures y vivent.

Cette homogénéité ethnique est gage de sécurité pour les musulmans : ils s’y réfugient pour échapper aux attaquants. Si Ahmedabad est synonyme d’insécurité, Juhapura, au contraire, implique la sécurité : y demeurer permet d’éviter les lieux perçus comme insécurisants. Commence donc à se mettre en place une nouvelle mise en ordre du monde, dans laquelle les espaces hindous sont à éviter tandis que ceux musulmans sont à rechercher. Qu’ils y habitent ou pas, beaucoup de musulmans se réfugient à Juhapura. Certains qui y vivaient déjà racontent comment ils sont restés « enfermés » dans le quartier. D’autres qui n’y habitaient pas, ou pas encore, sont venus y chercher la sécurité.

Ameer [45 ans, avocat, autre] réside depuis 2007 dans une poche musulmane de la Western City, mais en 2002 il vivait encore à Juhapura. Il revient sur sa propre expérience :

« À ce moment j’étais à Juhapura, donc j’étais en sécurité ; pendant près d’un mois […] j’ai préféré ne pas sortir du quartier ; j’essayais de contacter mes amis, mais je ne voulais pas aller ailleurs [qu’à Juhapura]. »

La dimension protectrice offerte par Juhapura est également prégnante dans les propos d’Isar [55 ans, retraité, 1973] :

« À ce moment-là, nous étions effrayés à l’idée de sortir ; nous sommes restés là, pour protéger nos voisins, notre maison, nous ne pouvions pas bouger. » […]

Se met en place une nouvelle mise en ordre du monde, dans laquelle les espaces hindous sont à éviter tandis que ceux musulmans sont à rechercher. Charlotte Thomas, Author provided

Impossibles ailleurs

La perception d’une impossibilité à s’installer ailleurs est un élément récurrent dans les témoignages des habitants de Juhapura que j’ai recueillis au cours des enquêtes de terrain.

Shahab [60 ans, journaliste, 2007] :

« En raison de la communautarisation, le fossé s’accroît entre hindous et musulmans ; les musulmans n’ont plus d’autres choix que de vivre dans des zones majoritairement musulmanes. Il y a deux raisons à cela : les musulmans ne sont pas autorisés à acheter dans les zones hindoues – dans les zones chrétiennes, si. Ils ne nous donnent pas de logement ; et si j’insiste et décide de rester malgré tout, alors je mets en danger ma sécurité, ma vie […] À Juhapura, nous nous sentons en sécurité donc il n’y a pas d’autre choix. Si nous avions l’opportunité d’être dans une résidence hindoue, si nous pouvions y acheter des propriétés, construire des mosquées, etc. nous préférerions vivre dans des zones mixtes, pour la compréhension mutuelle et la mixité de la population ; en plus, ça aiderait les musulmans à améliorer leur situation économique, car les hindous sont plus riches que les musulmans ; et avec plus d’espace, on peut accroître les opportunités : pour le business, sur le plan psychologique… La ghettoïsation est là à cause de la peur, c’est une tendance très dangereuse. » […]

Qu’elle soit perçue ou réelle, la contrainte d’installation aboutit à un fait social : la formation d’un ghetto musulman. En outre, si le degré de contrainte s’est peut-être adouci avec le temps, lors de la formation du ghetto elle répond à un véritable objectif sécuritaire. […]

Logiques de dominations

Si Juhapura est un dispositif de domination appliqué à l’ensemble des musulmans d’Ahmedabad, deux développements invitent à déceler la domination à l’intérieur du ghetto. Les logiques de domination ne sont donc pas strictement exogènes à Juhapura, mais sont aussi produites par les habitants eux-mêmes. Tout d’abord, l’importance nouvelle accordée à l’éducation des filles et l’assouplissement timide, mais réel, de la tutelle masculine mettent en exergue la variable de genre. Ces changements soulignent que le genre est une contrainte qui renforce la domination vécue quotidiennement par les habitantes du ghetto. De même, l’attitude des castes supérieures [musulmanes] à l’égard de [leurs coreligionnaires] plus défavorisés reproduit, sur une communauté vivant dans le ghetto, la mise à l’écart sociospatiale dont pâtit l’ensemble de la minorité.

Par ailleurs, un glissement est en train de s’opérer. Juhapura demeure un ghetto, mais les discours de fierté ainsi que les opportunités économiques dont est désormais porteur le ghetto questionnent le degré de contrainte présidant dorénavant à l’installation des habitants. Au regard de ces dispositions renouvelées, s’installer à Juhapura n’est-il pas devenu une ressource ?

« Nous préférerions vivre dans des zones mixtes, pour la compréhension mutuelle et la mixité de la population » Shahab, journaliste. Charlotte Thomas, Author provided

Le monde de Narendra Modi

D’un point de vue plus global, l’exploration de l’Inde de Narendra Modi par le prisme de la situation des musulmans de Juhapura soulève des interrogations majeures. La brutalisation qui s’abat sur eux, ainsi que sur les dalits (nom usuel des « intouchables ») et les basses castes, et leur mise à l’écart sociospatiale symbolisée par le ghetto vont-elles être dupliquées à l’échelle nationale ?

Autrement dit, le ghetto de Juhapura est-il un « modèle » de gouvernance que le Premier ministre pourrait être amené à généraliser concernant l’administration des minorités ? La perception d’être des « citoyens de seconde zone » va-t-elle se traduire en politiques publiques concrètes de la part des autorités ?

Ces questions sont de toute première importance, car elles ne concernent pas seulement les musulmans, ou même les minorités religieuses que compte le pays. Au-delà, c’est bien l’idée même de l’Inde séculariste telle qu’elle a été conçue par les pères fondateurs lors de l’Indépendance qui est en jeu. Par ailleurs, quels seront les effets à long terme de cette ethnicisation rampante de la démocratie indienne sur les jeunes générations de musulmans ?

Dans un pays peuplé par plus de 170 millions de musulmans et coincé entre le Bangladesh, d’une part, le Pakistan et l’Afghanistan, d’autre part, la réponse à cette question engage la sécurité nationale, régionale et internationale.


Charlotte Thomas présentera son ouvrage « Pogroms et ghetto. Les musulmans dans l’Inde contemporaine » à la librairie Karthala le 30 novembre à partir de 18h, en partenariat avec les éditions Karthala & Noria – Réseau de chercheurs en affaires internationales.

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