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Au Mexique, la périlleuse réforme d’une police municipale mal née

A Tijuana, à la frontière avec les États-Unis. socalmetro/Flickr, CC BY-SA

La police mexicaine est sortie de la rubrique des faits divers où elle est habituellement cantonnée pour occuper les pages principales des grands quotidiens nationaux. Le mot d’ordre : instaurer le mando único, le commandement policier unique. Cette réforme, actuellement débattue au Congrès, implique la révision de sept articles de la Constitution de 1917. Le but de l’opération ? Supprimer les pouvoirs de police des municipalités au profit des gouverneurs des États.

Près de 1 800 corps de police municipaux seraient ainsi dissous au profit de la création de 32 unités de police correspondant aux 32 États formant la République des États-Unis du Mexique. Cette réforme viserait également à court-circuiter l’infiltration des polices municipales par les narcotrafiquants.

Elle recouvre des enjeux fondamentaux : une telle réforme suppose d’abandonner le modèle d’une police de proximité et de remettre en cause les prérogatives locales en matière de maintien de l’ordre. En clair, le contrôle de la police doit-il dépendre de l’échelon municipal ou d’une autorité supérieure ?

Un projet qui date… de la colonisation espagnole

La question se posait déjà dans les premiers temps de la colonisation du Mexique par la Couronne espagnole, les municipalités ayant joué un rôle fondateur dans l’administration des espaces urbains. Il s’agit ici de replacer cette réforme dans des contextes à l’épaisseur variable, du contemporain à la longue durée.

Le Président Felipe Calderon (ici en 2008). José Daniel Ojeda ROojas/Flickr, CC BY-ND

Évoquée par le Président Felipe Calderon dès 2010, et depuis rappelée à chaque événement tragique impliquant des policiers, sans jamais être mis en œuvre, la réforme du mando único est présentée dans le cadre des violences consécutives à la « guerre » livrée aux cartels de la drogue à partir de 2006, sous l’impulsion des États-Unis.

Le texte évoqué aujourd’hui apparaît comme une réponse au scandale suscité par la disparition de 43 professeurs stagiaires, le 26 septembre 2014 à Iguala, dans l’État de Guerrero, l’un des plus pauvres du Mexique. Ces derniers ont été enlevés et sans doute tués par le cartel des Guerreros Unidos avec la complicité de la police municipale et d’élus locaux.

Parmi les mesures proposées par l’actuel président Enrique Pena Nieto pour renforcer la lutte contre ce que la population appelle un « narcogouvernement » figure à nouveau la réforme visant à supprimer des polices municipales considérées comme trop proches des populations, et donc trop sensibles à la prévarication. Mais les médias indépendants ne manquent pas de souligner les failles d’une telle réforme que l’on peut synthétiser en trois séries d’arguments.

Moins bien payé qu’un serveur

Premièrement, les polices municipales ne constituent pas l’unique échelon défectueux du système policier. Malgré les vagues récentes d’épurations, les autres niveaux – régionaux et fédéraux – sont eux aussi infiltrés par les bandes criminelles. Ces polices souffrent des mêmes maux que les polices municipales tant en termes de formation que de conditions de travail.

Dans l’État de Veracruz, particulièrement affecté par les violences criminelles et les assassinats politiques, un policier d’État gagne environ 3 000 pesos (150 euros), soit moins qu’un serveur dans un petit restaurant. Ainsi la corruption, ou la collusion avec les milieux criminels, n’est pas un fléau qui a cours uniquement à l’échelle locale, la plus visible pour les citoyens, mais un phénomène transversal qui touche l’intégralité des pouvoirs régaliens.

Deuxièmement, la réforme du mando único n’ira pas suffisamment loin puisqu’elle consistera pour l’essentiel en un « test de confiance » : en l’occurrence un test psychologique et sanguin et une évaluation du patrimoine, tous ces contrôles s’effectuant à l’aide d’un détecteur de mensonges… Or même l’évaluation du patrimoine ne permet pas de mesurer réellement le niveau d’enrichissement d’un fonctionnaire de police.

Les enquêtes menées par des journalistes indépendants montrent en effet que les agents patrouillant dans l’espace public sont incités par leur hiérarchie à percevoir sur les populations d’importantes sommes dont seule une petite proportion leur revient, la part la plus importante servant à alimenter les échelons supérieurs du commandement policier. C’est ce qui permettait, par exemple, au chef de la police municipale d’Iguala de percevoir près de 600 000 pesos chaque mois (un peu plus de 29 000 euros) avant d’être destitué après le massacre de septembre 2014.

Enfin, la concentration des pouvoirs de police entre les mains d’un commandement unique accorderait de trop grands pouvoirs aux gouverneurs des États qui pourraient utiliser ces forces à des fins clientélistes dont l’histoire du Mexique regorge d’exemples. Certes, la pluralité des corps et des échelons de police pourrait constituer un atout, voire une garantie contre les abus de pouvoir commis par un officier de police, mais à la condition expresse que ces différents acteurs collaborent.

Pour les détracteurs de la réforme envisagée, une police régionale risquerait de se retrouver placée au service personnel du gouverneur, afin notamment de réprimer toute forme de contestation politique et syndicale au détriment des exigences du service public. Dès lors, elle ne serait en rien un frein à la résolution des crimes et des délits.

Policiers et gangsters, une même culture

Les études menées par les anthropologues et les historiens convergent vers le paradoxe suivant : à l’image des mouches de la police parisienne de l’époque moderne ou encore des policiers new-yorkais du XIXe siècle, police et criminalité ne peuvent être dissociées. Elles relèvent des mêmes logiques et parfois se confondent dans une étonnante superposition.

D’une part, la police recrute dans les mêmes milieux que les groupes criminels ; d’autre part, elle partage avec les gangsters une culture commune fondée sur un éthos de la virilité, un culte de l’opacité, des pratiques de parrainage et d’abus d’autorité. Dès lors, la dichotomie légal/illégal n’est pas forcément opérante pour penser les pratiques policières au Mexique.

Bien que son analyse ne reconstitue pas le processus par lequel cette culture s’est construite, l’anthropologue María Eugenia Suárez de Garay montre bien que la décomposition de la police ne serait pas le produit d’une défaillance ou d’un effondrement de l’État – comme cela a pu être le cas dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est –, mais d’une culture et de valeurs policières diffusées à l’intérieur de la hiérarchie et opposées aux exigences du service public et de l’État de droit. Dans cette perspective, les pratiques policières doivent donc être analysées en termes culturels et historiques.

La rupture du « pacte » colonial

La réforme actuelle du mando único qui prétend remettre en cause cet échelon de la gouvernance policière doit certes être replacée dans un contexte actuel (guerre contre les narcotrafiquants, massacre d’Iguala…), tout en étant pensée sur la longue durée. Spécialiste de la criminalité au XXe siècle, l’historien Pablo Picatto fait ainsi remonter le dévoiement des pratiques policières à des fins criminelles à la fin du XIXe siècle, lorsque la police en uniforme est créée à Mexico sous le « Porfiriat » (régime autoritaire de Porfirio Diaz de 1876 à 1911).

Portrait de Porfirio Diaz. Jorge Elías/Flickr, CC BY

Mais la profondeur historique du phénomène peut être davantage explorée. Mes recherches dans la documentation coloniale (archives municipales et nationales) de Mexico m’ont conduit à émettre l’hypothèse que la fin du XVIIIe siècle fut un autre moment clé permettant de comprendre les enjeux de la modernisation des polices municipales.

Le passage d’une police dite « d’ancien régime » – synonyme de civilisation et de bon gouvernement urbain – à une « police moderne » – incarnée par des agents territorialisés en uniforme, dotés d’un règlement et exerçant leurs prérogatives sur une juridiction – est, selon moi, antérieur à l’indépendance du Mexique. Elle date de la fin de la période coloniale, en particulier durant le dernier tiers du XVIIIe siècle, au moment où la Couronne espagnole tenta de remettre en cause les privilèges accordés initialement aux pouvoirs locaux, et notamment aux municipalités.

Cet ensemble de privilèges formait un « pacte » entre la Castille et des territoires d’Outre-mer. Les corps chargés d’assurer l’ordre y étaient sans doute plus nombreux et plus fragmentés que dans les capitales européennes à la même époque. Or lorsque, sous la pression et l’injonction de Madrid, de nouveaux corps de police municipale ont été créés à Mexico, ils ont été placés sous l’autorité du vice-roi, premier représentant du monarque espagnol dans ses territoires ultramarins, sans bénéficier des mêmes droits que ceux octroyés en Espagne au même moment.

Une charge harassante, et peu valorisante

Créés en 1782 à la suite d’une réforme du maillage administratif de la ville, les alcaldes de barrio ne sont pas des fonctionnaires de police à proprement parler, mais plutôt des juges de paix établis sur le même modèle que la nouvelle police madrilène instituée en 1768. Leur titre est avant tout une charge honorifique qui, en l’occurrence, ne donne lieu à aucune rémunération régulière.

À la différence de Madrid, où les alcaldes de barrio sont élus au sein de la population d’un quartier par les bourgeois – et donc investis d’une forte légitimité – et où ils disposent d’une immunité judiciaire, à Mexico ils sont nommés par les juges du tribunal royal et confirmés dans leur charge par le vice-roi. S’ils disposent d’un règlement, d’un uniforme, d’un bâton de justice et de larges pouvoirs de police, ils n’ont pas d’immunité comme à Madrid.

A la frontière avec les États-Unis, la guerre contre la drogue. marcokalmann/Flickr, CC BY-NC-ND

Dans la pratique, les sujets considérés comme étant les plus « honorables » (autrement dit « espagnols ») ont cherché par tous les moyens à échapper à cette charge harassante et peu valorisante. De ce fait, l’alcaldia de barrio est retombée sur des sujets peu familiers des tâches administratives et économiquement peu solvables.

Obligés de combiner leur charge policière avec leur métier, ils exécutent leur charge à temps perdu. Surtout, leur profil dénote leur appartenance aux mondes métis et ils ont à souffrir insultes et quolibets liés à leur couleur de peau. Enfin, la seule rémunération à laquelle ils peuvent prétendre est la perception du tiers des amendes imposées aux contrevenants aux règlements urbains.

Or nous n’avons jamais retrouvé la trace de cette comptabilité municipale. Nous supputons même que ces documents n’existent pas. Les archives de la pratique (rondes, archives judiciaires) témoignent, au contraire, d’autres pratiques de résolution des petits délits quotidiens. Les alcaldes de barrio ont en effet systématiquement cherché à se rémunérer de manière illégale, directement sur le dos des populations sans en référer aux tribunaux : gratifications indues, chantages, bakchichs, violences exercées sur les plus faibles, etc.

Bien entendu, entre la fin du XVIIIe siècle et le temps présent, deux siècles se sont écoulés et ont très certainement contribué à sédimenter, modifier, voire exacerber ces pratiques. Il ne s’agit pas ici d’établir des raccourcis réducteurs, ni de verser dans une naïve morale de l’histoire, mais l’enquête historique, menée notamment dans les eaux troubles et profondes de l’histoire coloniale, pourrait venir contribuer utilement au débat engagé par les sciences sociales sur la police au Mexique.

Ce travail d’Arnaud Exbalin a été réalisé dans le cadre du laboratoire d’excellence Tepsis porté par l’EHESS, portant la référence ANR-11-LABX-0067.

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