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Hommage des rois Ban et Bohort au roi Arthur dans l’Histoire de Merlin (XIVe siècle), BnF, département des manuscrits, Français 105, 171v. BnF

Au Moyen Âge, des amitiés très intéressées

S’il est bien un endroit où, spontanément, on ne s’attend pas à voir fleurir l’amitié, c’est bien dans le monde politique : les trahisons semblent plutôt y constituer la règle.

Pourtant, c’est une sphère dans laquelle sont souvent invoqués de grands mots et de grands principes moraux, notamment l’amitié et la fidélité. Un regard sur le Moyen Âge peut nous rappeler à cet égard combien cette valeur de l’amitié est en réalité indissociable de la pratique politique. Ainsi, au-delà des clichés sur une période guerrière et sanglante, l’amitié médiévale constitue-t-elle une donnée centrale dans l’organisation de la société.

Banquet aux pavillons, par Tristan de Léonois (XIIIᵉ siècle), BnF, Département des manuscrits, Français 776, 92v. BnF

Petits meurtres entre amis ?

Aux VIIIe-IXe siècles, dans l’empire carolingien, ce sont des familles en grande partie issues de l’aristocratie germanique qui se trouvent au pouvoir. Leur culture est celle de la fidélité familiale : un lien horizontal unit les membres d’une même fratrie. Au-delà de la famille, ces liens peuvent s’étendre à tout un réseau aristocratique et guerrier où les relations sont justement décrites par le vocabulaire de l’amitié. Cette amicitia est alors conçue comme un soutien réciproque, librement choisi et égalitaire. On considère son « ami » comme son égal et on attend de lui assistance en cas de péril. Les recherches de Damien Boquet dans le champ de « l’histoire des émotions » ont souligné que ces liens d’amitié, loin d’être uniquement de l’ordre de l’intime, présentent une implication politique et collective puisqu’ils sont la clef de voûte de l’empire franc : la puissance royale ou impériale repose en effet sur le réseau de relations qui s’établit au sommet de la société.

Plus encore, comme l’amitié contient une dimension politique et collective, elle doit être manifestée concrètement et en public, par des démonstrations d’affection visibles. Dans le monde franc, cela passe par des banquets où l’on convie tous ses fidèles et où l’on témoigne son amitié à ses alliés par de grandes embrassades, à la vue de tous les invités. Il en va un peu de même aujourd’hui sur les réseaux sociaux quand on montre combien on est bien entouré. C’est moins l’amitié véritable que la mise en scène de soi et de son groupe qui importe. Dans l’histoire de l’Europe, il est toutefois une manifestation d’amitié particulièrement célèbre : celle des serments de Strasbourg, au début de l’année 842.

L’empire carolingien est alors plongé dans une guerre civile entre les trois petits-fils de Charlemagne : Lothaire, l’aîné, Louis le Germanique, et leur demi-frère, Charles le Chauve. Les deux cadets, face à la puissance de Lothaire, décident de faire une alliance de circonstances et échangent des serments de fidélité en public, devant leurs hommes. Chacun utilise alors la langue que parle l’entourage de son allié. Charles s’exprime en tudesque, l’équivalent du « vieux allemand », parlé par les fidèles de Louis, tandis que ce dernier prête serment en roman, donc en « vieux français », la langue des fidèles de Charles. L’amitié ne concerne pas seulement les deux hommes, mais elle implique toute leur clientèle qui doit être témoin et comprendre de la bouche de chacun le serment de fidélité.

Dans ce serment, Louis et Charles jurent ainsi :

« Pour l’amour de Dieu… je secourrai ce mien frère […] par mon aide et en toute chose, comme on doit secourir son frère. »

Le chroniqueur qui a transcrit ces serments par écrit, Nithard, émaille son propos de nombreuses considérations sur l’amour entre les deux frères, « ébranlés par l’amour fraternel ». On dépasserait ici le cadre de l’amitié, pour verser davantage dans l’amour familial, imprégné des traditions germaniques, mais aussi de l’idéal chrétien, dont le modèle est concrétisé à cette époque par les communautés monastiques rassemblant entre eux des « frères » spirituels.

Mais, derrière ce lexique sentimental très fort, on discerne un enjeu politique crucial entre les deux frères : l’amitié permet de s’assurer de la fidélité de son allié, pour ne pas courir le risque d’être trahi. En pleine période de guerre civile et de concurrence politique, les alliances sont en effet fragiles. D’où la stratégie du serment d’amitié oral et public : le respect de la parole donnée étant essentiel, si Charles ou Louis venait à trahir son serment, il deviendrait un indigne parjure. Ce n’est pas un hasard si, aujourd’hui encore, il n’est pas innocent pour un politique de déclarer son soutien ou non à un homologue.

En tout cas, pour revenir à Charles et Louis, dans les faits, ces deux frères ne sont pas des exemples de fraternité. D’ailleurs, quelques années plus tard, en 858, Louis tente d’envahir le territoire de Charles. Le texte idéalisé de Nithard cherche cependant à donner l’illusion d’une amitié exemplaire et très chrétienne, laissant croire à une restauration de l’unité impériale carolingienne.

Embrasser son vassal

Nourrie des textes d’Aristote ou de Cicéron, ainsi que des passages des Écritures sur « l’amour du prochain », l’amitié médiévale constitue une valeur positive et l’apanage des aristocrates qui se considèrent comme étant les seuls à avoir des sentiments raffinés et exaltés.

Serment pour la quête de Tristan (1ᵉʳ quart du XVᵉ siècle). BnF, Département des Manuscrits, Français 97, f. 191. BnF

Dès lors, on repère dans les sources du milieu du Moyen Âge de fortes manifestations d’amitié entre seigneurs, destinées à montrer leur supériorité morale. Ces démonstrations passent notamment par des paroles, des gestes et des rites significatifs.

C’est le cas dans la cérémonie de l’hommage au cours de laquelle, un individu, souvent appelé « vassal » se recommande auprès d’un puissant, son « suzerain ». Ce don de soi, pour reprendre l’expression de Dominique Barthélemy, comprend plusieurs actes symboliques, comme le fait que le vassal place ses mains entre celles de celui qui deviendra son maître et qu’il lui jure oralement fidélité.

Il arrive même que les deux hommes s’embrassent sur la bouche, sans que cela ne présente la moindre connotation homosexuelle. Ces gestes et ces paroles varient selon les lieux et les moments du Moyen Âge central, constituant une véritable grammaire des signes que les médiévaux arrangent selon les circonstances. Notre actualité dévoile des pratiques semblables au service de la diplomatie internationale – par exemple lorsque les médias se sont émus de la « diplomatie du câlin » pratiquée par Emmanuel Macron avec le premier ministre indien Narendra Modi.

À cet égard, un épisode médiéval mérite l’attention. Au milieu du XIIIe siècle, la Grèce est dominée par des seigneurs latins qui se sont implantés sur place avec la quatrième croisade en 1204. En plus de leurs difficultés à se maintenir dans la région, ils trouvent à se provoquer et s’affronter mutuellement : le duc d’Athènes Guy de la Roche s’est ainsi révolté contre son suzerain, le prince d’Achaïe Guillaume II de Villehardouin dont il refuse de reconnaître la supériorité. Guillaume parvient toutefois à vaincre Guy et exige sa soumission, ce que se résout à faire ce dernier :

« [Guy] prêta aussitôt l’hommage qu’il lui devait, lui donna un baiser sur la bouche, et tous deux se réconcilièrent. »

Le geste peut étonner mais rappelons-nous que, dans un passé pas si lointain, en 1979, en pleine Guerre froide, le chef de l’URSS, Leonid Brejnev, et le dirigeant de l’Allemagne de l’Est, Erich Honecker, ont été photographiés en plein baiser fraternel. Parodié par la suite, ce geste devait, à l’origine symboliser l’allégeance est-allemande à l’Union soviétique.

Du côté de nos seigneurs médiévaux, le baiser, geste d’hommage, vient rétablir l’amitié après la dispute entre deux nobles. Cette querelle n’a sans doute rien d’une guerre telle qu’on l’entend aujourd’hui, mais il s’agit plutôt d’un jeu de provocations où l’on se teste mutuellement et que l’on finit par abandonner pour retourner à des relations d’amitié qui sont l’état « normal » des choses. Cet apaisement se manifeste ainsi par des gestes et des actes.

Hommage à Baudouin V (XIIIe-XIVᵉ siècle). BnF, Département des Manuscrits, Français 2825, f. 260v. BnF

Le geste du baiser n’est toutefois pas innocent : là où le fait de mettre ses mains dans celles de son suzerain est plutôt un signe de soumission, le baiser ou « hommage de bouche » peut être considéré comme un signe d’égalité entre les deux hommes. Cela laisserait entendre que le duc Guy sauve au moins la face en embrassant celle de son homologue, puisqu’il obtiendrait ainsi la concession symbolique de ne pas être placé en infériorité par rapport au prince Guillaume. À nouveau les gestes ont un sens et révèlent des rapports de force : aujourd’hui, les échanges musclés de poignées de main, notamment avec Donald Trump, le rappellent très bien.

L’amour (du) souverain

Ces signes forts d’amitié entre seigneurs médiévaux relèvent moins des grands sentiments affectueux que de stratégies politiques. Pour autant, cela ne veut pas dire que les sentiments étaient systématiquement feints au Moyen Âge.

Bien au contraire, si l’amitié ou même l’amour sont exprimés avec beaucoup de force dans les écrits médiévaux, c’est parce que les sentiments pouvaient être ressentis avec au moins autant d’intensité qu’aujourd’hui par les hommes et femmes de l’époque. Au-delà des expressions publiques et politiques de l’amitié instrumentalisée, on peut étudier la sincérité et la spécificité des sentiments médiévaux dans de nombreuses sources. Les chansons de geste, les hagiographies, mais aussi les enluminures, ou encore des documents administratifs comme les actes de dons peuvent ainsi laisser transparaître la richesse des expressions des sentiments et du vocabulaire qui y est associé.

Aujourd’hui, si certains personnages politiques clament leur amour moins aux citoyens désemparés par un avenir incertain qu’au président Emmanuel Macron, ce dernier joue pour sa part une partition politique des émotions pour le moins paradoxale, voire schizophrène. D’un côté, on l’entend clamer « je n’ai pas d’amis », dans une posture du pouvoir solitaire, jupitérien et inaccessible ; de l’autre, il use d’une gestuelle affective presque débordante, qui a quelque chose du calcul et de la mise en scène rituelle et qui ne se traduit pas nécessairement par des mesures concrètes.

Un peu à la manière d’un Charlemagne, empereur carolingien dispensateur d’amour pour ses sujets sur le modèle d’un roi David ou du Christ – qui, dans le même temps, menait de sanglantes campagnes à l’est contre les Saxons…


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