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arme nucléaire – The Conversation
2023-08-30T16:30:04Z
tag:theconversation.com,2011:article/212476
2023-08-30T16:30:04Z
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Oppenheimer, une obsession américaine
<p>Le triomphe de Robert J. Oppenheimer a été sa tragédie. Le scientifique a permis de <a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/116103/robert-oppenheimer-by-ray-monk/">nombreuses avancées en physique théorique</a>, mais on se souvient de lui comme du père de la bombe atomique. Sous sa direction, les scientifiques du laboratoire de Los Alamos, où la bombe a été conçue et fabriquée, ont changé à jamais la façon dont les gens perçoivent le monde, en y ajoutant un nouveau sentiment de vulnérabilité.</p>
<p>La vie d’Oppenheimer permet de parler à échelle humaine d’un sujet qui serait, sans cet intermédiaire, totalement écrasant. Il n’est pas étonnant que le dernier film de Christopher Nolan, <em>Oppenheimer</em>, raconte l’histoire de Los Alamos à travers ce seul destin – ou qu’Oppenheimer soit au centre de tant <a href="https://www.google.com/books/edition/Storytelling_and_Science/_j26rQEACAAJ?hl=en">d’écrits sur la bombe</a>.</p>
<p>Dans la culture américaine, cependant, la fascination pour l’homme à l’origine de la bombe semble souvent éclipser l’horrible réalité des armes nucléaires elles-mêmes, comme s’il était le verre teinté qui permet aux spectateurs de voir l’explosion en toute sécurité, même s’il obscurcit la lumière aveuglante. L’intérêt intense pour la vie d’Oppenheimer et ses sentiments ambivalents à l’égard de la bombe en ont fait presque un mythe : <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/O/bo4106094.html">un « génie torturé » ou un « intellect tragique »</a> que les gens essaient de comprendre parce que la terreur de la bombe elle-même est trop troublante.</p>
<p>Jusqu’à la fin de sa vie, Oppenheimer <a href="https://www.youtube.com/watch?v=AdtLxlttrHg">a justifié les bombardements atomiques par le discours du gouvernement américain</a> : ils ont sauvé des vies en évitant une invasion. Mais il a transmis un sentiment d’angoisse, écrivant son propre rôle tragique, comme je l’affirme dans le <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/O/bo4106094.html">livre que je lui ai consacré</a>. <a href="https://www.oxfordreference.com/display/10.1093/acref/9780191826719.001.0001/q-oro-ed4-00007996">« Les physiciens ont connu le péché »</a>, a-t-il remarqué deux ans après les bombardements, « et c’est une connaissance qu’ils ne peuvent pas oublier ».</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Une poignée d’hommes en costume et en uniforme militaire se tiennent dans un désert et regardent un tas de métal brûlé" src="https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=462&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=462&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=462&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539677/original/file-20230727-17-am2yww.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=581&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Robert Oppenheimer et le général Leslie Groves, au centre, examinent les débris tordus, tout ce qui reste d’une tour de 100 pieds après le test « Trinity ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/robert-oppenheimer-and-general-leslie-groves-examine-the-news-photo/615305238?adppopup=true">Corbis Historical via Getty Images</a></span>
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<h2>« Frappe mon cœur »</h2>
<p>La bombe atomique a changé la signification de l’apocalypse. Alors que les gens avaient autrefois imaginé le jugement dernier comme un acte de colère de Dieu ou un jugement final, le monde pouvait désormais disparaître en un instant, sans signification sacrée, sans histoire de salut.</p>
<p>Comme l’a dit plus tard le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=kD81kmlPNOU">physicien Isidor Isaac Rabi</a>, la bombe « traitait les humains comme de la matière », rien de plus.</p>
<p>Mais Oppenheimer a utilisé un langage religieux pour parler du projet, comme pour souligner le poids de sa signification.</p>
<p>La bombe atomique a été testée pour la première fois au petit matin du 16 juillet 1945, dans le bassin aride du sud du Nouveau-Mexique. Oppenheimer a baptisé cet essai « Trinity », en <a href="https://discover.lanl.gov/news/0714-oppenheimer-literature/">référence à un sonnet</a> de l’écrivain anglais de la Renaissance John Donne, dont les vers sont célèbres pour leur fusion du sacré et du profane. <a href="https://www.poetryfoundation.org/poems/44106/holy-sonnets-batter-my-heart-three-persond-god">« Batter my heart, three person’d God »</a>, (« Frappe mon cœur, Dieu trinitaire ») supplie Donne dans le « Sonnet Sacré XIV », demandant à Dieu de « le faire neuf ».</p>
<p>Plus tard dans sa vie, Oppenheimer a déclaré qu’il s’était souvenu de paroles de la Bhagavad-Gita, un texte classique hindou, alors qu’il était témoin de l’explosion du champignon atomique : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lb13ynu3Iac">« Je suis devenu la Mort, le destructeur des mondes »</a> – ces lignes décrivaient à l’origine le Seigneur Krishna révélant toute sa puissance. Selon le frère d’Oppenheimer, Frank, un physicien qui était avec lui à l’époque, ce qu’ils ont tous deux dit à voix haute était simplement : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=bTAjsB-yr-Y">« Ça a marché. »</a> </p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Un énorme demi-cercle orange vif, comme un lever de soleil, s’élève du sol" src="https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=316&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539707/original/file-20230727-29-ujqt87.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=398&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">La première détonation d’un engin nucléaire, réalisée par l’armée américaine le 16 juillet 1945, dans le cadre du projet Manhattan.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/trinity-was-the-code-name-of-the-first-detonation-of-a-news-photo/481657887?adppopup=true">Universal History Archive/AFP</a></span>
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<p>Le contraste entre leurs récits illustre la dualité de l’image publique d’Oppenheimer : un expert technique forgeant une arme et un humaniste féru de poésie accablé par la signification morale de la bombe. En tant que porte-parole et symbole du projet Manhattan, Oppenheimer a parfois semblé encourager l’idée qu’il s’agissait de sa création et de sa responsabilité personnelles. En fait, la bombe était le produit d’une gigantesque opération scientifique, technique, industrielle et militaire, dans laquelle les <a href="https://www.google.com/books/edition/Oppenheimer/BWek8zJ-U7IC">scientifiques se sentaient parfois comme les rouages d’une machine</a>. Il n’y a pas vraiment eu de « père » de la bombe atomique.</p>
<p>Cela a inspiré au <a href="https://www.ias.edu/von-neumann">Mathématicien John von Neumann</a> une <a href="https://www.google.com/books/edition/Oppenheimer/BWek8zJ-U7IC">remarque acerbe</a>, « Some people profess guilt to claim credit for the sin » (« Certaines personnes clament leur culpabilité pour s’attribuer le mérite du péché »).</p>
<h2>Décrire l’indescriptible</h2>
<p>Quelques semaines seulement après le test, des bombes atomiques ont rasé les villes d’Hiroshima et de Nagasaki, jusque-là très animées. Les 6 et 9 août, ces villes ont soudainement cessé d’exister. <a href="https://inp.harvard.edu/robert-jay-lifton">Robert J. Lifton</a>, expert en psychologie de la guerre, de la violence et des traumatismes, a qualifié l’expérience des survivants d’Hiroshima de <a href="https://uncpress.org/book/9780807843444/death-in-life/">« mort dans la vie »</a>, une rencontre avec l’indescriptible.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Un homme avec un tissu blanc sur la tête est assis sur un chariot au milieu d’un paysage urbain désolé et en ruine" src="https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=476&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=598&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=598&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539700/original/file-20230727-23-29psj3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=598&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Un soldat japonais est assis au milieu des décombres de la ville de Nagasaki, rasée par la bombe atomique américaine le 9 août 1945.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/japanese-soldier-crouches-in-the-rubble-that-covers-four-news-photo/514867022?adppopup=true">Bettmann/AFP</a></span>
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<p>Comment représenter ce qui est au-delà de la représentation ? Dans le film, Nolan recrée l’intensité de l’essai Trinity par la couleur et le son, en faisant suivre l’éclair lumineux d’une pause silencieuse, puis du grondement profond de l’explosion et du claquement de l’onde de choc. En ce qui concerne Hiroshima et Nagasaki, il choisit cependant d’évoquer l’attaque sans la montrer.</p>
<p>S’inspirant d’une description contenue dans <em>American Prometheus</em>, la <a href="https://www.nytimes.com/2023/07/10/books/oppenheimer-american-prometheus-sherwin-bird.html">biographie emblématique d’Oppenheimer</a> sur laquelle le film est basé, Nolan montre le discours triomphal d’Oppenheimer devant un public en liesse dans l’auditorium de Los Alamos, annonçant la destruction d’Hiroshima par l’arme qu’ils avaient créée.</p>
<p>Nolan crée un sentiment de dissociation, l’horreur de la bombe entrant en scène par le biais de flashbacks du test Trinity et d’images de corps calcinés d’Hiroshima. Les applaudissements des scientifiques se transforment de manière cauchemardesque en gémissements et en pleurs.</p>
<h2>La bombe qui mettrait fin à toutes les guerres ?</h2>
<p>Après la fin de la guerre, de nombreux scientifiques qui avaient travaillé sur le projet Manhattan ont cherché à souligner que la bombe atomique n’était pas une arme comme les autres. Ils ont affirmé que l’immense danger qu’elle représentait <a href="https://oneworld.fas.org/fulltext.pdf">devrait rendre la guerre obsolète</a>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Une femme et un homme, dos à la caméra, s’inclinent comme pour prier devant une structure en béton" src="https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539708/original/file-20230727-29-beg833.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=538&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Un couple de personnes âgées prient ensemble devant le monument commémoratif des victimes de la bombe atomique à Hiroshima.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/an-elderly-couple-pray-together-before-the-memorial-news-photo/51146038?adppopup=true">Yoshikazu Tsuno/AFP</a></span>
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<p>Parmi eux, Oppenheimer était celui qui avait le plus d’autorité grâce à l’opération de Los Alamos et à ses talents d’orateur. Il a poussé à la maîtrise des armements, jouant un rôle clé dans la rédaction du <a href="https://history.state.gov/milestones/1945-1952/baruch-plans">rapport Acheson-Lilientha de 1946</a>, une proposition radicale qui demandait que l’énergie atomique soit placée sous le contrôle des Nations unies.</p>
<p>Cette proposition, connue sous le nom de plan Baruch, a été rejetée par l’Union soviétique. Oppenheimer était amèrement déçu, mais les <a href="https://history.state.gov/milestones/1945-1952/atomic">diplomates atomiques</a> américains avaient probablement l’intention de le rejeter – après tout, la marine américaine <a href="https://ahf.nuclearmuseum.org/ahf/history/operation-crossroads/">testait des bombes atomiques</a> au-dessus de l’atoll de Bikini dans le Pacifique. Plutôt que de considérer la bombe comme l’arme qui mettrait fin à toutes les guerres, l’armée américaine semblait la considérer comme <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691635934/the-winning-weapon">son atout</a>. Le film de Nolan fait référence à la déclaration du physicien britannique Patrick Blackett <a href="https://www.worldcat.org/title/fear-war-and-the-bomb-military-and-political-consequences-of-atomic-energy/oclc/33200539">selon laquelle</a> la destruction d’Hiroshima et de Nagasaki</p>
<blockquote>
<p>« n’était pas tant le dernier acte militaire de la Seconde Guerre mondiale que la première opération majeure de la guerre diplomatique froide avec la Russie ».</p>
</blockquote>
<p>Lorsque les Soviétiques ont obtenu leur propre bombe atomique en 1949, Oppenheimer et son groupe de conseillers scientifiques se sont opposés à une proposition visant à ce que les États-Unis réagissent en mettant au point la <a href="https://www.nytimes.com/2017/09/03/world/asia/north-korea-hydrogen-bomb.html">bombe à hydrogène</a>, mille fois plus puissante que les bombes atomiques larguées sur le Japon. Son opposition a ouvert la voie à la <a href="https://www.nytimes.com/2014/10/12/us/transcripts-kept-secret-for-60-years-bolster-defense-of-oppenheimers-loyalty.html">disgrâce politique d’Oppenheimer</a>. En l’espace de quelques années, les <a href="https://www.brookings.edu/articles/castle-bravo-the-largest-u-s-nuclear-explosion/">États-Unis</a> et <a href="https://ahf.nuclearmuseum.org/ahf/history/soviet-hydrogen-bomb-program/">l’Union soviétique</a> ont tous deux testé des bombes à hydrogène. L’ère de la <a href="https://www.livescience.com/mutual-assured-destruction">destruction mutuelle assurée</a>, où une attaque nucléaire serait certaine d’anéantir les deux superpuissances, avait commencé. Aujourd’hui, neuf nations <a href="https://www.ucsusa.org/nuclear-weapons/worldwide">possèdent des armes nucléaires</a> – mais 90 % d’entre elles <a href="https://www.armscontrol.org/factsheets/Nuclearweaponswhohaswhat">appartiennent toujours aux États-Unis et à la Russie</a>.</p>
<p>Vers la fin de sa vie, Oppenheimer a été interrogé sur la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=bNSSIzLA-JQ">perspective de négociations</a> pour limiter la propagation des armes nucléaires. Il a répondu : « Cela arrive 20 ans trop tard. Cela aurait dû être fait au lendemain de Trinity. »</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212476/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Thorpe ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Dans la culture américaine, la fascination pour l’homme à l’origine de la bombe semble souvent éclipser l’horrible réalité des armes nucléaires elles-mêmes.
Charles Thorpe, Professor of Sociology, University of California, San Diego
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/192061
2022-10-31T19:02:58Z
2022-10-31T19:02:58Z
Comment la guerre en Ukraine bloque un accord sur le nucléaire iranien
<p>Il y a maintenant plus d’un an et demi, l’entrée en fonctions de l’administration Biden a <a href="https://theconversation.com/la-future-administration-biden-face-au-dossier-nucleaire-iranien-150010">soulevé l’espoir</a> d’un rétablissement du Plan d’action global conjoint, aussi appelé accord de Vienne sur le nucléaire iranien (Joint Compréhensive Program of Action ou <a href="https://www.eeas.europa.eu/node/410496_fr">« JCPOA »</a>, conclu le 14 juillet 2015), dont <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/05/08/donald-trump-annonce-le-retrait-des-etats-unis-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_5296297_3222.html">Donald Trump avait unilatéralement fait sortir les États-Unis en 2018</a>.</p>
<p>Cet accord avait pour objectif de contrôler le programme nucléaire iranien en échange de la levée progressive des sanctions économiques contre Téhéran.</p>
<p>Mais en dépit des discours répétés de bonne volonté de plusieurs membres de l’administration américaine favorables aux négociations et qui <a href="https://www.hudson.org/national-security-defense/seven-questions-for-robert-malley-about-the-iran-nuclear-deal">appelaient de leurs vœux une avancée sur ce dossier</a>, la dynamique diplomatique a aujourd’hui du plomb dans l’aile. En effet, l’exacerbation du conflit en Ukraine est devenue le principal facteur de blocage à toute évolution vers un accord qui pourtant semblait urgent il y a encore quelques mois.</p>
<h2>Un accord urgent pour les puissances occidentales</h2>
<p>Dès <a href="https://www.lefigaro.fr/international/reprise-des-negociations-sur-le-nucleaire-iranien-a-vienne-20220208">l’ouverture des pourparlers</a> sur la relance de l’accord de Vienne, en février 2021, les négociateurs américains avaient insisté pour incorporer dans les discussions le <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2018-10-page-100.htm">volet balistique</a>n autrement dit la fin de la production par Téhéran de missiles balistiques de longue portée à haute précision, et la remise en cause du rôle régional « déstabilisateur » de l’Iran.</p>
<p>De son côté, l’Iran a fait montre de fermeté en rejetant toute négociation qui sortirait du strict cadre nucléaire et a toujours exigé, en contrepartie de son acceptation, la levée des sanctions dont il fait l'objet et l'obtention de garanties sur la pérennité de l’accord, afin de s'assurer que celui-ci survivrait aux aléas d’un changement d’administration aux États-Unis.</p>
<p>Les négociations conduites depuis maintenant un an et demi interviennent entre l’Iran d’un côté, et les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine et l’Allemagne de l’autre, et sont coordonnées par l’Union européenne.</p>
<p><a href="https://www.euractiv.com/section/global-europe/news/update-5-u-s-iran-to-resume-indirect-talks-on-nuclear-deal/">Le refus de l’Iran de parler directement aux Américains</a> conduit les Européens, participants de plein droit, à assumer également un rôle de médiateur. Dans le cadre de ces discussions, il est demandé à Téhéran de respecter les engagements de l’accord de Vienne, qui impose un régime de surveillance renforcé de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA) et des limitations qualitatives et quantitatives temporaires de certaines des activités nucléaires de l’Iran – <a href="https://www.armscontrol.org/factsheets/JCPOA-at-a-glance">à l’exemple de la limitation de l’enrichissement de l’uranium entre 3 et 5 % et à un usage strictement civil</a> – en échange de la levée progressive des sanctions économiques.</p>
<p>Le facteur temps et la crainte que l’Iran ne devienne une <a href="https://defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=16940">« puissance du seuil »</a> ont rendu urgente la conclusion d’un accord pour les puissances occidentales. En effet, avec le retrait des États-Unis de l’accord de Vienne en 2018 et la mise en œuvre d’une politique de pression maximale à l’endroit de l’Iran, Téhéran a repris ses activités d’enrichissement dans des quantités très supérieures à celles agrées par l’accord sur le nucléaire de 2015. </p>
<p>Dans un <a href="https://isis-online.org/isis-reports/detail/the-iaeas-iran-npt-safeguards-report-september-2022">rapport publié le 7 septembre dernier</a>, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui accuse depuis plusieurs mois l’Iran d’entraver sa mission de vérification et de contrôle du respect des engagements en matière nucléaire, révèle que le stock iranien d’uranium enrichi est passé de 43 kg en mai à 55,6 kg le 21 août et qu’il est désormais proche du <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/iran/nucleaire-iranien-le-stock-d-uranium-enrichi-augmente-l-aiea-s-inquiete-bd649f50-2eb2-11ed-adcf-708cd760dd51">seuil nécessaire à la fabrication de l’arme atomique</a>.</p>
<h2>L’unité des Occidentaux</h2>
<p>Face aux violations imputées à l’Iran par l’AIEA - qui a notamment adopté, en juin dernier, une <a href="https://www.20minutes.fr/monde/3304495-20220608-nucleaire-iranien-aiea-adopte-resolution-critiquant-iran-riposte">résolution blâmant Téhéran</a> -, l’Iran a réaffirmé, par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Hossein Amirabollahian, <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2022/09/iran-ready-provide-answers-nuclear-probes-fm-says">dans une interview accordée à <em>Al-Monitor</em> le 25 septembre dernier</a>, que les allégations de l’Agence sont « sans fondement » et que cette dernière « doit se comporter et agir techniquement » et non politiquement. Mais les Américains et les Européens, dans une parfaite unité, accusent l’Iran d’être le principal responsable de l’impasse dans laquelle se trouvent aujourd’hui les négociations et n’espèrent plus un dénouement positif imminent. </p>
<p>Après le <a href="https://www.armscontrol.org/act/2022-09/news/iran-nuclear-deal-negotiations-reach-final-stage">rejet par l’Iran de la mouture finale du projet d’accord</a> présenté en août 2022 par le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, au motif que ce texte ne contenait pas de garanties économiques suffisantes en cas de nouveau retrait unilatéral des États-Unis, plusieurs déclarations ont constaté une situation de blocage. Le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, a ainsi affirmé le 12 septembre que compte tenu des exigences de l’Iran, un <a href="https://www.timesofisrael.com/blinken-iran-unwilling-or-unable-to-finalize-nuclear-talks-deal-unlikely">accord était « improbable » à court terme</a>, pointant l’incapacité de Téhéran « à faire ce qui est nécessaire pour parvenir à un accord ». </p>
<p>De leur coté, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne ont amplement repris les critiques émises par les Américains et conclu <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220910-nucl%C3%A9aire-france-allemagne-et-royaume-uni-doutent-s%C3%A9rieusement-des-intentions-de-l-iran">dans une déclaration commune publiée le 10 septembre</a> que l’Iran a décidé « de ne pas saisir cette opportunité diplomatique décisive » et « poursuit l’escalade de son programme nucléaire ».</p>
<p>Ainsi, si formellement les négociations continuent d’achopper sur des questions techniques, force est de constater que la perception occidentale de l’urgence de parvenir à un accord avec l’Iran <a href="https://www.washingtontimes.com/news/2022/oct/13/new-iran-nuclear-deal-not-priority-biden-state-dep/">se trouve sensiblement modifiée</a>. Les nouveaux calculs stratégiques dictés par une analyse du caractère inéluctable de la défaite russe en Ukraine confortent désormais une approche de fermeté vis-à-vis de l’Iran.</p>
<h2>L’horizon d’une défaite russe</h2>
<p>Il apparaît clairement que l’inquiétude décliniste – <a href="https://www.economist.com/by-invitation/2021/08/18/francis-fukuyama-on-the-end-of-american-hegemony">actant la fin de l’hégémonie américaine sur le monde</a> qui irriguait la majorité des analyses s’est dissipée.</p>
<p>La guerre en Ukraine est désormais perçue comme une opportunité historique et stratégique de rétablir l’unité du camp occidental et de préserver sa position hégémonique. Dans ce nouveau contexte géopolitique, les États-Unis et leurs alliés européens ont engagé un nouveau pari consistant à penser que la confrontation est entrée dans une phase décisive. Comme le <a href="https://www.thenationalnews.com/opinion/comment/2022/09/25/the-ukraine-war-could-open-the-nuclear-pandoras-box/">rappelle un article récent de <em>The National News</em></a> :</p>
<blockquote>
<p>« [Les] dirigeants américains et européens ont pris leur décision dans l’équation “victoire ou défaite” et ne permettront pas à la Russie de s’emparer de l’Ukraine, quel qu’en soit le coût. Cela signifie que ce qui semblait impossible il y a un mois ou deux est désormais plausible, à savoir une intervention occidentale directe dans la guerre, dans le cas où la Russie déploierait des armes nucléaires tactiques. »</p>
</blockquote>
<p>Les puissances occidentales misent sur une défaite russe sur le terrain ukrainien qui aurait des conséquences géostratégiques majeures à l’échelle globale. <a href="https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2022/07/jake-sullivan-interview-china-russia-biden-foreign-policy/670930/">Au cours d’un entretien avec le journaliste Jeffrey Goldberg</a>, Jake Sullivan, le conseiller à la sécurité nationale des États-Unis, affirme que la guerre en Ukraine est aussi une démonstration de « notre force, notre résilience, notre endurance », et « aura un impact certain sur notre capacité à dissuader efficacement les autres ailleurs ».</p>
<p>L’objectif serait à la fois de limiter les ambitions de puissance de la Chine et d’affaiblir la position négociatrice de l’Iran, resté allié à la Russie depuis le début de la guerre. Ce calcul qui pousse à une inflexibilité des positions sur le dossier du nucléaire se nourrit également de la représentation occidentale que le régime iranien, en proie à une <a href="https://www.20minutes.fr/monde/4001861-20220921-iran-pourquoi-mort-masha-amini-provoque-emeutes-tout-pays">importante contestation interne</a>, serait de plus en plus fragilisé et idéologiquement isolé. En réaction à la répression en Iran, l’UE a d’ores et déjà <a href="https://fr.euronews.com/my-europe/2022/10/21/evin-incir-nous-devons-renforcer-nos-sanctions-si-loppression-en-iran-ne-prend-pas-fin">adopté des sanctions</a> et envisage de renforcer ces mesures coercitives en pointant la <a href="https://www.aa.com.tr/fr/monde/lunion-europ%C3%A9enne-envisage-dimposer-de-nouvelles-sanctions-%C3%A0-liran/2716166">responsabilité de Téhéran dans la vente de drones à la Russie</a> pour appuyer la campagne militaire de celle-ci en Ukraine.</p>
<h2>Un pari risqué</h2>
<p>Toutefois, il serait opportun de s’interroger sur la pertinence de cette grille de lecture dominante. D’un côté, elle semble relever davantage du <em>wishful thinking</em> que d’une lecture réaliste de la situation. Comme le souligne avec pertinence un <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2022/sep/25/we-watch-protests-in-iran-and-hope-but-false-optimism-may-be-clouding-our-eyes">éditorial de <em>The Guardian</em> paru le 25 septembre dernier</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Notre excitation devant les images émouvantes des manifestations nous conduit non seulement à exagérer l’ampleur et la profondeur du mouvement de protestation […] mais aussi à sous-estimer la force de leurs ennemis. Ceux qui s’opposent à ceux qui manifestent actuellement en Iran restent en effet très redoutables. »</p>
</blockquote>
<p>D’un autre côté, il est difficile de ne pas souscrire aux <a href="https://latvia.postsen.com/world/74342/Robert-D-Kaplan-Russia-Iran-and-the-Perils-of-Post-Autocracy.html">conclusions du politiste américain Robert Kaplan</a> qui ont le mérite de la clarté. Dans un commentaire récent, il rappelle que si les régimes russe et iranien ne sont actuellement pas menacés, l’hypothèse de leur effondrement renferme un « danger géopolitique ». En effet,</p>
<blockquote>
<p>« il n’existe pas d’alternatives claires et institutionnellement viables pour les remplacer […]. Après tout, nous ne parlons pas seulement de deux pays. La Russie est une superpuissance dotée de l’arme nucléaire, l’Iran est un pays essentiel du Moyen-Orient et d’Asie centrale sur le point de devenir une puissance nucléaire. »</p>
</blockquote>
<p>La configuration actuelle augure mal de la possibilité d’un compromis sur le dossier nucléaire, mais si l’opportunité historique de conclure un deal est aujourd’hui manquée, l’Iran pourrait prochainement se hisser au rang des puissances nucléaires.</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 23 et 24 septembre 2022 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192061/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Le régime iranien est contesté à l’intérieur et fragilisé par les difficultés que rencontre en Ukraine son allié russe. Les Occidentaux aimeraient en profiter dans les négociations sur le nucléaire…
Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/191180
2022-09-22T18:52:25Z
2022-09-22T18:52:25Z
Une attaque nucléaire russe est-elle une perspective crédible ?
<p>Ce 21 septembre, Vladimir Poutine a réitéré une menace <a href="https://theconversation.com/pourquoi-il-faut-prendre-les-menaces-nucleaires-russes-au-serieux-178047">qu’il avait déjà exprimée</a> fin février, au tout début de l’invasion de l’Ukraine, quand il avait mis en état d’alerte les unités des forces armées russes en charge des armements nucléaires : si l’intégrité territoriale de la Russie est menacée, a-t-il assuré, il n’exclut pas le recours aux armes nucléaires.</p>
<p>Au moment même où, à New York, les chefs d’État du monde entier se succèdent à la tribune de la <a href="https://information.tv5monde.com/info/77e-assemblee-generale-l-onu-combien-de-divisions-471958">77ᵉ Assemblée générale des Nations unies</a>, appelant à la cessation des hostilités, il choisit, lui, de reprendre l’offensive en franchissant un nouveau cran dans la rhétorique très codée de l’arme nucléaire.</p>
<h2>Le scepticisme des Occidentaux est-il justifié ?</h2>
<p>Face à ce qu’ils considèrent comme une récidive ou une rechute, les Occidentaux se partagent à nouveau entre incrédulité horrifiée et le scepticisme inquiet. Le sérieux des déclarations du président russe est, comme en février, mis en doute. « Bluff », « dérapage », « outrance », « exagération », etc. : les interprétations visant à minimiser le risque nucléaire vont bon train.</p>
<p>Les sceptiques ont raison de souligner qu’un usage – même circonscrit – de l’arme nucléaire aurait des conséquences dévastatrices pour Vladimir Poutine : il serait immédiatement privé de ses soutiens – déjà réticents – en Chine et en Inde ; il s’exposerait à une très large réprobation interne, à l’heure où l’opposition à la guerre se manifeste dans les rues (quelque <a href="https://www.nouvelobs.com/russie/20220922.OBS63499/plus-de-1-300-arrestations-dans-des-manifestations-anti-mobilisation-en-russie.html">1 300 personnes ont été interpellées au soir du 21 septembre</a>) ; et, surtout, il risquerait une réplique directe de la part des puissances nucléaires qui soutiennent l’Ukraine : États-Unis, Royaume-Uni et France.</p>
<p>Faut-il pour autant congédier comme irréel le spectre d’une attaque nucléaire russe ? Ou bien serait-il plus avisé de considérer ce qui, aujourd’hui, rend la perspective de l’emploi de l’arme nucléaire moins taboue qu’avant le début de la guerre en Ukraine ?</p>
<p>Trois éléments se conjuguent aujourd’hui pour abaisser le seuil nucléaire aux yeux du Kremlin : premièrement, cette menace prend corps dans un contexte où la Russie est largement en échec dans son « opération militaire spéciale » ; deuxièmement, Moscou n’a cessé depuis des années, et plus encore depuis février dernier, de rompre avec les méthodes conventionnelles de la conduite de la guerre ; enfin, à titre personnel, Vladimir Poutine se montre, en brandissant la menace nucléaire, fidèle à l’image qu’il cherche à imposer depuis des années – celle d’un homme qui, au nom de sa vision du monde et de la place que son pays doit selon lui y occuper, est prêt à absolument tout.</p>
<h2>Répondre à un contexte de crise</h2>
<p>Envisagée depuis le Kremlin, la situation militaire oriente le pouvoir russe vers des moyens d’extrême urgence. En effet, la Russie s’est montrée incapable, en plusieurs mois, d’atteindre ses objectifs stratégiques par le moyen d’une campagne militaire conventionnelle.</p>
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<p>Malgré la <a href="https://www.nato-pa.int/fr/document/2020-projet-revise-modernisation-forces-armees-russes-source-de-defis-pour-otan-perrin-030">modernisation de ses forces armées depuis une décennie</a>, malgré l’aguerrissement de ses officiers sur le théâtre syrien, malgré la combinaison de <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/05/10/guerre-en-ukraine-la-russie-accusee-d-etre-derriere-la-cyberattaque-ayant-vise-le-reseau-du-satellite-ka-sat_6125513_4408996.html">cyberattaques</a> et de campagnes de désinformation en complément des opérations militaires classiques, la Russie n’a ni pris Kiev, ni brisé la résistance nationale ukrainienne, ni même conservé ses gains territoriaux face aux contre-offensives déclenchées depuis un mois.</p>
<p>La tentation de recourir à des moyens non conventionnels s’accroît quand la victoire militaire conventionnelle se dérobe et le spectre d’une défaite se profile. De fait, les opérations ukrainiennes menées dans les zones de Kharkiv (au nord-est) et de Kherson (dans le sud) visent explicitement à <a href="https://www.la-croix.com/Debats/partie-Ukrainiens-croit-victoire-Russie-2022-08-24-1201230027">remporter la « victoire » contre la Russie</a>.</p>
<p>Pour les Ukrainiens, « victoire » signifie une reconquête intégrale du territoire national issu de l’indépendance de 1991, y compris la Crimée annexée par la Russie en 2014 et les régions de Donetsk, de Lougansk, de Kherson et de Zaporojié qui pourraient tout prochainement être annexées à leur tour, des <a href="https://www.20minutes.fr/monde/ukraine/4001786-20220920-guerre-ukraine-moscou-accelere-referendums-onu-reunit">« référendums de rattachement à la Fédération de Russie »</a> y ayant été annoncés pour la fin du mois de septembre, alors même que Moscou ne contrôle pas la totalité de leurs territoires respectifs.</p>
<p>Mais pour certains soutiens de Kiev – avant tout en Pologne, dans les États baltes et aux États-Unis –, la notion de « victoire » implique une <a href="https://www.baltictimes.com/head_of_estonian_parlt_panel__russia_must_be_defeated_to_avoid_world_war/">déroute militaire de la Russie</a>, suivie d’un bouleversement politique et d’un affaiblissement stratégique durable de ce pays. Ce que redoute le Kremlin désormais, c’est de revenir à <a href="https://www.cairn.info/russie-post-sovietique-la-fatigue-de-l-histoire--9782870275887-page-261.htm">l’état d’abaissement international qui fut le sien dans les années 1990</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/nous-avons-ete-humilies-le-discours-du-kremlin-sur-les-annees-1990-et-la-crise-russo-ukrainienne-176075">« Nous avons été humiliés » : le discours du Kremlin sur les années 1990 et la crise russo-ukrainienne</a>
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<p>En somme, la Russie de Poutine considère qu’elle est à présent explicitement passée d’une guerre d’invasion contre l’Ukraine à une guerre de défense contre l’OTAN. Le niveau de menace étant dès lors drastiquement plus élevé, il pourrait être justifié, du point de vue du Kremlin, de recourir à un type d’arme qualitativement différent. En matière d’armes nucléaires, les <a href="http://www.strato-analyse.org/fr/spip.php?article90">échelons à franchir sont nombreux</a> et il y a loin des premières annonces à l’usage effectif. Toutefois, à mesure que la crise militaire se précise pour la Russie et à mesure que le risque de défaite se matérialise, la tentation de mettre en œuvre un moyen militaire extrême se renforce.</p>
<h2>Poursuivre des stratégies de rupture</h2>
<p>Aujourd’hui plus que jamais, les <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2017-7-page-50.htm">fondements de la doctrine nucléaire russe</a> doivent être rappelés. Ils sont en rupture complète avec la <a href="https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/285856-la-politique-de-dissuasion-nucleaire-francaise-defense-budget">doctrine française</a>, par exemple : la vision russe ne repose pas sur le principe de « frappe nucléaire en second », qui consiste à n’employer l’arme nucléaire qu’une fois que le territoire national aura lui-même été soumis à une attaque nucléaire.</p>
<p>Un usage « en premier », dans un cadre « tactique » et pour atteindre des buts militaires, est au contraire régulièrement <a href="https://fr.obsfr.ru/analytics/blogs/12048/">envisagé par les différents documents stratégiques russes</a>.</p>
<p>En l’occurrence, une attaque contre la Crimée (ou contre tout autre territoire considéré par le Kremlin comme étant « russe ») de la part des troupes ukrainiennes, tout particulièrement à l’aide d’armements de l’OTAN, pourrait justifier, aux yeux du pouvoir russe, le lancement de missiles opérant des frappes nucléaires soit sur le champ de bataille pour briser une avancée, soit contre des infrastructures critiques pour l’organisation des forces armées ukrainiennes.</p>
<p>C’est ce qui avait été déjà mentionné par le président russe, de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/28/face-aux-occidentaux-poutine-ressort-l-epouvantail-nucleaire_6115540_3210.html">façon plus indirecte</a>, en février 2022. C’est ce qui est répété aujourd’hui. Il ne s’agit là ni d’une gesticulation militaire ni d’un coup de menton politique. C’est le rappel strict d’une doctrine depuis longtemps connue et diffusée.</p>
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<p>Récemment, cette <a href="https://sgp.fas.org/crs/nuke/R45861.pdf">doctrine nucléaire</a> a été influencée par de nombreuses ruptures avec les méthodes conventionnelles de guerre : soupçonnée d’être <a href="https://www.armscontrol.org/act/2021-09/features/syria-russia-global-chemical-weapons-crisis">impliquée dans l’usage d’armes chimiques et bactériologiques en Syrie</a>, coopérant avec des supplétifs mercenaires comme le <a href="https://www.cairn.info/revue-securite-globale-2020-4-page-43.htm">groupe Wagner</a> ou « ethniques » comme les <a href="https://www.courrierinternational.com/article/reportage-dans-l-antre-des-milices-tchetchenes-de-kadyrov">milices du président tchétchène Kadyrov</a>, conduisant à l’occasion des <a href="https://www.capital.fr/economie-politique/de-skripal-au-piratage-de-loiac-les-boulettes-des-espions-du-gru-1309914">opérations militaires clandestines</a>, voilà déjà au moins une décennie que l’armée russe ne se contente pas des moyens conventionnels pour remplir ses objectifs.</p>
<p>La Russie de Poutine a franchi bien des Rubicons dans les guerres qu’elle a menées, que ce soit au sein de la Fédération (en Tchétchénie), à ses frontières (en Géorgie) ou dans ses zones d’influence (Moyen-Orient, Afrique centrale). L’invasion de l’Ukraine constitue en elle-même une rupture profonde avec le principe d’intangibilité des frontières issues de la dissolution de l’URSS. À mesure que les tabous militaires et stratégiques sont brisés, les uns après les autres, la possibilité de rompre le dernier d’entre eux, l’usage de l’arme nucléaire, devient moins fantasmagorique.</p>
<h2>Entretenir une posture politique</h2>
<p>L’usage de l’arme nucléaire correspondrait également à la posture politique que le président russe a choisie en déclenchant l’invasion de l’Ukraine.</p>
<p>En effet, le choix de l’invasion, en février 2022, répond à deux grandes lignes politiques explicites chez Vladimir Poutine. La première, bien identifiée et <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-etrangere-2015-2-page-11.html">depuis longtemps analysée</a>, correspond à sa volonté d’annuler, en partie du moins, la réduction du poids international de Moscou suite à la désintégration de l’URSS. La seconde répond à la conception du pouvoir politique qu’il a imposée à l’intérieur comme à l’extérieur : il souhaite se poser comme celui qui ose ce que personne d’autre n’ose. L’usage extrême de la force et l’usage de la force extrême sont la marque de cette conception hyperbolique du pouvoir. Oser franchir le seuil nucléaire serait, en somme, dans la lignée de ce rapport sans complexe à la force.</p>
<p>Enfin, la posture politique de la Russie de 2022 se précise désormais, avec les autres mesures annoncées le 21 septembre. D’une part, une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/09/21/russie-la-mobilisation-partielle-un-pari-militaire-loin-d-etre-gagne_6142632_3210.html">mobilisation des réservistes</a> a été décrétée : cela souligne que la Russie, sanctionnée de toutes parts, se transforme rapidement, à l’intérieur, en citadelle assiégée et en caserne généralisée. D’autre part, nous l’avons évoqué, des référendums seront organisés dans plusieurs régions d’Ukraine pour élargir le territoire de la Fédération de Russie et consacrer ainsi une nouvelle mutilation du territoire ukrainien.</p>
<p>Ainsi, la Russie se prépare à une longue guerre d’usure pour conserver ce qu’elle considère désormais comme son glacis défensif contre l’OTAN, à savoir la Crimée et une partie du sud et de l’est de l’Ukraine. Brandir une menace nucléaire crédible vise à renforcer encore davantage cette idée que la Russie, assiégée, ne se laissera jamais vaincre.</p>
<p>Lorsqu’il a répété, ce 21 septembre, ses menaces nucléaires, Vladimir Poutine avait assurément à l’esprit les répercussions terribles auxquelles il exposerait la Russie si elle frappe en premier. Nul ne doit en douter. Mais nul ne doit négliger non plus les facteurs qui érodent peu à peu l’impossibilité d’utiliser ces armes.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/191180/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Les menaces proférées par Vladimir Poutine, ce 21 septembre, ne doivent pas être balayées d’un revers de la main. Aux yeux du Kremlin, l’emploi de l’arme nucléaire en premier n’est pas tabou.
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/185050
2022-07-04T18:41:57Z
2022-07-04T18:41:57Z
Les obstinations nucléaires des dirigeants français en Algérie indépendante
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/470035/original/file-20220621-24-9kljtw.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=13%2C13%2C960%2C958&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une explosion dans le massif du Hoggar en mars 1963, soit Émeraude (le 18 mars) soit Améthyste (le 30 mars).</span> <span class="attribution"><span class="source">©Photographe inconnu/ECA/ECPAD/Défense/F63-115 RC19</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Les plus hauts responsables français, dont le président de la République Charles de Gaulle, ont envisagé de réaliser des essais nucléaires atmosphériques dans le Sahara algérien après l’indépendance de l’ancienne colonie en 1962. Ces projets, décrits dans des documents récemment mis à la disposition du public, n’ont jamais été menés à bien. Sinon, ils auraient contredit la volonté exprimée à plusieurs reprises par le premier président algérien Ahmed Ben Bella et son gouvernement, opposés aux essais nucléaires atmosphériques dans leur pays et dans le monde.</p>
<p>La publication de l’ouvrage <a href="https://www.puf.com/content/Toxique"><em>Toxique</em></a> (2021), du physicien Sébastien Phillipe et du journaliste d’investigation Tomas Statius, a récemment mis l’accent sur les risques sanitaires et environnementaux résultant du développement de l’arsenal nucléaire français. <a href="https://moruroa-files.org/fr/investigation/moruroa-files">Leurs analyses</a> ont révélé que l’étendue de la contamination radioactive en Polynésie, où la France a procédé à presque deux centaines d’explosions nucléaires atmosphériques et souterraines entre 1966 et 1996, avait été bien plus large que n’avaient voulu l’admettre les autorités.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-des-bombes-en-polynesie-180772">Bonnes feuilles : « Des bombes en Polynésie »</a>
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<p>Ces révélations, ainsi que la tenue d’une table ronde réunissant les membres de la société civile polynésienne, avaient mené à l’ouverture d’un <a href="https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/article.php?larub=371&titre=essais-nucleaires-en-polynesie-francaise">processus inédit de déclassification des archives françaises</a>, sur <a href="https://www.ouest-france.fr/politique/emmanuel-macron/emmanuel-macron-facilite-l-acces-aux-archives-classifiees-dont-celles-sur-la-guerre-d-algerie-7180261">décision du président Emmanuel Macron</a>. L’importance pour le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000021625586/2022-07-01/">droit des victimes à l’indemnisation</a>, un droit établi par le Parlement français depuis 2010, pose des <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2022-2-page-172.htm">questions sur le secret – notamment nucléaire – en démocratie</a>.</p>
<p>La publication en mai de <em>Des Bombes en Polynésie</em>, commande du gouvernement de Polynésie française dirigée par les historiens <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/nouveautes/des-bombes-en-polynesie-renaud-meltz-alexis-vrignon-dir/">Renaud Meltz et Alexis Vrignon</a>, prolonge l’attention du grand public sur le Pacifique. Bien que la plupart des déclassifications françaises récentes portent également sur la Polynésie, certains documents donnent l’occasion d’interroger les dimensions nucléaires de l’indépendance algérienne, lors de son 60<sup>e</sup> anniversaire.</p>
<h2>Le Sahara algérien, premier site d’essais français</h2>
<p>Entre 1960 et 1966, la France a procédé dans le désert saharien à ses premiers essais nucléaires, <a href="https://information.tv5monde.com/info/algerie-sous-le-sable-du-sahara-le-lourd-passe-nucleaire-francais-417402">17 en tout</a> dont 4 dans l’atmosphère. Ces enjeux nucléaires interagissaient avec la guerre d’indépendance (1954-62), comme explique <a href="https://read.dukeupress.edu/history-of-the-present/article-abstract/9/1/84/155705/No-Hiroshima-in-Africa-The-Algerian-War-and-the">l’historienne Roxanne Panchasi</a>, puis avec la construction du nouvel état algérien. Les explosions françaises en Algérie font maintenant l’objet de travaux <a href="https://h-france.net/fffh/reviews/radiation-affects-three-novels-about-french-nuclear-imperialism-in-algeria/">littéraires</a>, <a href="https://www.architectural-review.com/essays/nuclear-powers-frances-atomic-bomb-tests-in-the-algerian-sahara">architecturaux</a> et <a href="https://www.boell.de/sites/default/files/2020-07/Collin-Bouveret-2020-Sous-le-sable-la-radioactivite.pdf">militants</a>.</p>
<p>Quatre essais aériens eurent lieu sur le site de Reggane, avant que la France ne passe aux essais souterrains dans le site d’In Ekker à partir de 1961. Ces essais souterrains, conçus pour empêcher la fuite des retombées radioactives produites par l’explosion, <a href="https://nsarchive2.gwu.edu/nukevault/ebb433/">n’atteindront pas toujours ce but</a>. Quatre essais souterrains dans le Sahara algérien « <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/rap-oecst/essais_nucleaires/i3571.asp">n’ont pas été totalement contenus ou confinés</a> ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1416817281045352451"}"></div></p>
<p><a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20220319-sahara-alg%C3%A9rien-les-clauses-secr%C3%A8tes-des-accords-d-%C3%A9vian-en-1962">Les accords d’Evian</a>, garantie du cessez-le-feu en Algérie en 1962, ont assuré à la France le droit d’usage des deux sites nucléaires pendant cinq ans. Du moins, selon l’interprétation française : plusieurs décideurs algériens la contestaient. Ce document ne prévoyait aucune disposition interdisant la reprise des essais aériens sur le territoire algérien. Mais, de fait, la France ne les reprit qu’en <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/05/toxique-enquete-sur-les-essais-nucleaires-francais-en-polynesie-les-mensonges-de-la-france-dans-le-pacifique_6072003_3232.html">1966, en Polynésie</a>.</p>
<p><a href="https://www.sfhom.com/spip.php?article3910">Le tissage des relations bilatérales</a>, à partir des négociations d’Evian, a permis aux dirigeants du nouvel état algérien de contester les projets nucléaires français les plus néfastes.</p>
<h2>Les retombées françaises et les frontières africaines</h2>
<p>Le choix français de passer aux essais souterrains, à partir de décembre 1961, ne fut pas définitif. Pourquoi un retour à l’atmosphère inquiétait-il ? Après la première explosion française en 1960, des retombées radioactives sont arrivées, à la grande surprise de la France et de ses alliés, au-dessus du Ghana indépendant de Kwame Nkrumah et du Nigeria, colonie britannique sur le point d’acquérir son indépendance.</p>
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<p>Ces deux gouvernements, comme l’ont expliqué séparément les historiens <a href="https://www.cambridge.org/core/books/atomic-junction/908C8667C97132B19B3DA93B90BCD41A">Abena Dove Osseo-Asare</a> et <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/13619462.2018.1519426?journalCode=fcbh20">Christopher Hill</a>, s’étaient acharnés à mesurer les traces laissées par les nuages radioactifs français sur leur territoire. D’autres États voisins, comme la Tunisie, s’étaient tournés vers l’Agence internationale de l’énergie atomique (AEIA), puis vers les États-Unis, afin de participer eux aussi à ces mesures. Ils cherchaient des preuves scientifiques des violations françaises de leur souveraineté.</p>
<p>Mais en dépit de ces contestations, plusieurs hauts responsables français, dont Charles de Gaulle, souhaitaient conserver la possibilité d’effectuer des essais sur le site de Reggane. À la fin de l’année 1961, les autorités militaires se refusent à modifier les règles de circulation aérienne au-dessus du site, préférant conserver celles mises en place lors des essais, au motif qu’il n’était alors <a href="https://cdn.theconversation.com/static_files/files/2150/19610908_-_19760078-72_-_Lettre_de_la_DGA_au_ministre_des_travaux_publics_et_transports_%28Maintien_du_NOTAM_Reggane%29.pdf?1656596734">« pas possible de prévoir les caractéristiques d’éventuelles expérimentations qui pourraient être faites à Reggane »</a>.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/FxJjThpYxmQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">1960 : La bombe atomique française est « sans danger » pour le Sahara (Archive INA).</span></figcaption>
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<p>Au mois de mai 1963, le premier président algérien Ahmed Ben Bella commence à s’impatienter devant le refus de la France de cesser ses activités nucléaires en Algérie. Il s’agit, pour Ben Bella, de la légitimité de son mandat national et de <a href="https://oxford.universitypressscholarship.com/view/10.1093/acprof:oso/9780199899142.001.0001/acprof-9780199899142">sa politique étrangère</a>, les deux étant basés sur son autonomie vis-à-vis de Paris. S’adressant à Jean de Broglie, secrétaire d’État chargé des affaires algériennes, il lui demande si la France peut accélérer son retrait du site de Reggane, considérant qu’elle n’en a plus l’usage. De Broglie refuse de s’engager : des « études » seraient encore à faire pour déterminer s’il est vraiment possible d’accélérer ce retrait.</p>
<p>Ahmed Ben Bella fera la même demande au moins deux fois en 1963 à l’ambassadeur français en Algérie, Georges Gorse, qui lui confirmera la volonté française de garder ce site quelques années encore. Le choix français de conserver le site de Reggane, et la possibilité d’une reprise des essais aériens, inquiétaient sérieusement le président algérien, qui soutenait vivement le traité de Moscou d’interdiction partielle des essais nucléaires (1963), dont la France <a href="https://www.iaea.org/sites/default/files/15403500322_fr.pdf">n’était pas signataire</a>.</p>
<h2>Un cinquième tir atmosphérique ? La volonté française de réactiver Reggane</h2>
<p>Plusieurs documents issus des archives déclassifiées permettent d’affirmer que, malgré les protestations algériennes, des dirigeants français s’apprêtaient probablement à réaliser un nouvel essai atmosphérique sur le site de Reggane durant l’année 1964.</p>
<p>Le général <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1997/12/17/le-general-jean-thiry_3812159_1819218.html">Jean Thiry</a>, responsable des sites d’essais nucléaires français de 1963 à 1969, évoque au printemps de 1963 <a href="https://cdn.theconversation.com/static_files/files/2151/19630228_-_GR_6_V_9827_-_Lettre_du_G%C3%A9n%C3%A9ral_Thiry.pdf?1656597027">« la réouverture actuellement prévue du polygone d’Hammoudia pour un tir aérien en 1964 »</a>, désignant la zone de tir à côté de Reggane. Thiry et d’autres hauts gradés militaires français s’inquiétaient des capacités françaises à réaliser des essais souterrains après le <a href="https://editionsthaddee.com/reportages/23-les-irradies-de-beryl.html">fameux accident de Béryl</a> en 1962. Les fuites radioactives du tir mal contenu avaient contaminé les ministres Pierre Messmer et Gaston Palewski, des soldats français et des riverains algériens.</p>
<p>Thiry n’était pas seul à en parler. En mars 1963, le général de brigade Plenier, du Génie, évoque <a href="https://cdn.theconversation.com/static_files/files/2152/19630312_-_GR_6_V_9827_-_Lettre_du_G%C3%A9n%C3%A9ral_Pl%C3%A9nier_au_Ministre_des_Arm%C3%A9es.pdf?1656597060">« la reprise d’expérimentations sur la protection à l’occasion d’un tir aérien prévu vers le début 1964 »</a>. S’il sait que « ce tir est prévu », il note que son travail « dépend de données non encore fixées sur les conditions du tir » comme l’emplacement ou l’altitude. Le 29 mars 1963, c’est au tour du général de division Labouerie, inspecteur du Génie, de se réjouir : <a href="https://cdn.theconversation.com/static_files/files/2153/19630329_-_GR_6_V_9827_-_Lettre_du_G%C3%A9n%C3%A9ral_Labouerie_au_Ministre_des_Arm%C3%A9es.pdf?1656597094">« Il se pourrait que des conditions favorables soient réunies à l’occasion de l’explosion aérienne prévue pour 1964. »</a> Ainsi, au moins trois militaires au cœur du programme nucléaire français attendaient impatiemment la réactivation du site de Reggane.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=597&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=597&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=597&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=750&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=750&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/470036/original/file-20220621-23-w4esjb.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=750&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une explosion dans le massif du Hoggar en mars 1963, soit Émeraude (le 18 mars) soit Améthyste (le 30 mars).</span>
<span class="attribution"><span class="source">ECA/ECPAD/Défense/F63-115 RC18</span></span>
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<p><a href="https://imagesdefense.gouv.fr/fr/explosion-nucleaire-souterraine-au-cemo-centre-d-experimentations-militaires-des-oasis-dans-le-hoggar-algerie.html"><em>Reportage disponible sur Images Défense</em></a></p>
<p>Il n’y aura finalement pas d’essai en 1964. Lors de <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1964/03/16/la-rencontre-de-gaulle-ben-bella-permettra-de-mieux-adapter-la-cooperation-franco-algerienne_2118967_1819218.html">sa rencontre avec Charles de Gaulle</a> au château de Champs-sur-Marne, au mois de mai 1964, Ahmed Ben Bella avait demandé au président français de ne pas reprendre, si possible, les essais atmosphériques. De Gaulle avait refusé de donner cette garantie. À la fin de l’année 1964, il discutait encore avec ses conseillers de la possibilité de réaliser un tir atmosphérique sur le site de Reggane, s’impatientant de l’entrée en service du Centre d’Expérimentations du Pacifique en Polynésie.</p>
<p>Si la demande d’Ahmed Ben Bella fut finalement respectée, un haut responsable du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), Jean Viard, produisait tout de même en décembre 1966 une <a href="https://www.memoiredeshommes.sga.defense.gouv.fr/fr/_depot_mdh/_depot_images/TerritoiresExpeditions/Essais_Nucleaires_Polynesie/CEA/S7507098-declassifie.pdf">étude sur la possibilité de réactivation du site</a> – possibilité qu’il ne jugeait alors pas optimale. Pourtant, Charles de Gaulle aurait continué de vouloir conserver le site. Dans une note adressée aux membres de son cabinet en février 1967, il demandait d’étudier la possibilité de maintenir une présence française à Reggane, site qui ne pouvait servir, sans des travaux importants, qu’à des essais atmosphériques.</p>
<h2>Les archives nucléaires et l’indépendance algérienne</h2>
<p>Rien n’assurait l’absence d’essais nucléaires atmosphériques en Algérie indépendante. Les déclassifications récentes révèlent des études françaises pour leur reprise, malgré les protestations venues des plus hauts niveaux du nouvel État algérien. Toujours voilée par le secret, la prise de décision se prolongea jusqu’au transfert français des deux sites sahariens aux autorités algériennes en 1966 et 1967.</p>
<p>Certaines archives, notamment des fonds militaires et diplomatiques de l’époque, restent indisponibles pour la recherche historique. Des aperçus suggèrent l’importance de cet épisode, des projets abandonnés pendant des négociations bilatérales, pour le programme nucléaire militaire français, pour le nouvel État algérien et pour les relations entre ces deux pays. Le nouvel accès aux archives nucléaires françaises, malgré ses lacunes, commence à illuminer des enjeux méconnus du 60<sup>e</sup> anniversaire de l’indépendance algérienne.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185050/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Fraise a reçu des financements du Conseil Européen de la Recherche (ERC) au titre du programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l'innovation Horizon 2020 (projet NUCLEAR, convention de subvention n° 759707). Cet article est issue de son travail de recherche doctorale.. </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Austin R. Cooper a reçu des financements du programme Fulbright-Hays Doctoral Dissertation Research Abroad (convention n° P022A200009-004). Cet article est issue de son travail de recherche doctorale.</span></em></p>
La France a utilisé le Sahara algérien pour effectuer ses premiers essais nucléaires. Un choix qui irrite le tout jeune État algérien, dont l’indépendance date du 5 juillet 1962.
Thomas Fraise, Doctorant au sein du projet ERC NUCLEAR, Nuclear Knowledges/CERI, Sciences Po
Austin R. Cooper, Postdoctoral fellow, Massachusetts Institute of Technology (MIT)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/185905
2022-06-29T22:50:07Z
2022-06-29T22:50:07Z
En Polynésie, des œuvres d’art pour défier le colonialisme nucléaire
<p>Quelles ont été les conséquences sanitaires des essais nucléaires à Moruroa et Fangataufa conduits entre 1966 et 1996 sur le peuple autochtone mā’ohi ? Il n’existe pas de <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/cambridge-history-of-the-pacific-islanders/nuclear-pacific/F3FD3290E7A9CF797559961785D309EE">statistiques officielles</a>, car la France a cessé de publier les statistiques régionales sur les causes de décès après les premiers tests un mois après le premier essai et a placé le principal hôpital de Tahiti sous contrôle militaire.</p>
<p>Néanmoins, de nombreux Polynésiens ont partagé leur vécu dans des ouvrages tels que <a href="https://www.worldcat.org/title/moruroa-et-nous-expriences-des-polynsiens-au-cours-des-30-annes-dessais-nuclaires-dans-le-pacifique-du-sud/oclc/1248479102&referer=brief_results"><em>Moruroa et nous</em></a> (1997), <a href="https://www.service-public.pf/wp-content/uploads/2017/09/CESCEN-2006.pdf"><em>Les Polynésiens et les essais nucléaires</em></a> (2006), ou bien encore <a href="https://www.worldcat.org/title/temoins-de-la-bombe-memoires-de-30-ans-dessais-nucleaires-en-polynesie-francaise/oclc/1085343146&referer=brief_results"><em>Témoins de la bombe</em></a> (2017).</p>
<h2>Mettre en lumière une expérience partagée</h2>
<p>Ces études sociologiques, recueillies notamment grâce au dévouement de personnalités mā’ohi comme John Taroanui Doom, Roland Oldham, Gaby Tetiarahi, et le Français Bruno Barrillot, mettent en lumière la tragique expérience partagée en Polynésie par de nombreuses victimes du nucléaire. Partout, les Mā’ohi irradié·e·s racontent cancers, leucémies, décès précoces, malformations congénitales, fausses couches, problèmes de stérilité.</p>
<p>Mais le gouvernement français a toujours su opposer ses chiffres officiels aux témoignages autochtones, aussi nombreux soient-ils. Ainsi, quelques mois seulement après la publication de <em>Moruroa et nous</em>, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), sollicitée par Jacques Chirac pour évaluer la situation environnementale après la fin des essais, présenta devant un panel d’experts à Vienne tout une série de mesures et de calculs prouvant « scientifiquement » qu’il n’y avait <a href="https://www.iaea.org/sites/default/files/anrep1998_full.pdf">aucun risque sanitaire</a> en Polynésie.</p>
<h2>L’obstruction du gouvernement français</h2>
<p>À ces chiffres officiels, des spécialistes indépendants ont opposé d’autres données.</p>
<p>Dans <a href="https://www.puf.com/content/Toxique"><em>Toxique</em></a> (2021), Sébastien Philippe et Tomas Statius ont démontré, archives militaires déclassifiées et simulations informatiques à l’appui, que plus de 100 000 personnes, soit 90 % de la population à l’époque des tirs, ont été exposées à des taux de rayonnement reconnus par l’État français lui-même comme dangereux et donnant droit à des possibilités d’indemnisations.</p>
<p>C’est dix fois plus que le nombre de victimes potentielles avancé par les études officielles du gouvernement français et utilisé par le Comité d’indemnisation des victimes des essais nucléaires (CIVEN).</p>
<p>Mais ni les enquêtes sociologiques ni les enquêtes scientifiques n’ont fait bouger le gouvernement d’Emmanuel Macron sur la reconnaissance des conséquences sanitaires du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Alors que le CIVEN a refusé plus de 95 % des demandes d’indemnisations déposées par des Polynésiens, <a href="https://www.tntv.pf/tntvnews/polynesie/politique/linterview-demmanuel-macron-aux-chaines-polynesiennes/">Macron a réitéré son refus</a> de modifier le processus de dédommagement.</p>
<h2>60 ans de mobilisation antinucléaire</h2>
<p>C’est sans doute en partie à cause de la difficulté d’établir un dialogue scientifique productif avec le gouvernement français, retranché derrière ses chiffres officiels et son « expertise » scientifique, que de nombreux activistes antinucléaires se sont tournés vers d’autres modes d’expression, plus artistiques, pour parler du colonialisme nucléaire.</p>
<p>Dès 1963, de grands orateurs comme <a href="https://www.worldcat.org/title/irradies-de-la-republique-les-victimes-des-essais-nucleaires-francais-prennent-la-parole/oclc/717057552&referer=brief_results">John Teariki</a>, Céline Oopa et Félix Tefaatau ont prononcé des discours antinucléaires pleins d’émotion, inspirés des ‘ōrero (art oratoire tahitien) traditionnels.</p>
<p>Avec l’implantation du CEP, des chanteurs-compositeurs comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Gve7VIHnlqY">John Gabilou</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=HbcKL1RLXUA">Bob et Heifara Danielson</a> et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=ermCxDG0Qlg">Angelo Neuffer</a> ont permis d’étendre la contestation au domaine de la chanson tahitienne. Dans ces chants très populaires, Moruroa est souvent personnifiée sous forme de femme, rappelant le <a href="https://www.worldcat.org/title/mythes-et-usages-des-mythes-autochtonie-et-ideologie-de-la-terre-mere-en-polynesie/oclc/879651629&referer=brief_results">lien généalogique</a> qui unit les Mā’ohi à la terre-mère (Papa) dans la cosmogonie polynésienne.</p>
<p>D’autres militants, comme <a href="https://www.worldcat.org/title/bobby-visions-polynesiennes-bobby-polynesian-visions/oclc/27555135&referer=brief_results">Bobby Holcomb</a> et <a href="https://www.instagram.com/accounts/login/?next=/heinuilecaill/">Heinui Le Caill</a>, se sont tournés vers l’art pictural pour illustrer la violence du fait nucléaire, surimposant des images de la bombe sur le corps des Mā’ohi. Parce que l’approche scientifique enlise les militants dans un débat chiffrage-contre-chiffrage qui tend à désavantager les victimes, ces artistes participent, à leur manière, à la décolonisation du débat sur le fait nucléaire.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=590&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=590&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=590&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=741&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=741&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/471384/original/file-20220628-23-wm9mhu.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=741&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">« Mā’ohi Lives Matter ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Heinui Le Caill/Ranitea Laughlin</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des autrices mā’ohi contre le Centre d’expérimentation du Pacifique</h2>
<p>Considérons, par exemple, la littérature mā’ohi, dont nous proposons une étude dans un des chapitres du livre <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/collection-chroniques/des-bombes-en-polynesie-renaud-meltz-alexis-vrignon-dir/"><em>Des Bombes en Polynésie</em></a> (2022).</p>
<p>Dans le sillage de <a href="https://www.worldcat.org/title/vai-la-riviere-au-ciel-sans-nuages/oclc/929914612">Rai Chaze</a>, <a href="https://www.worldcat.org/title/le-des-rves-crass-roman/oclc/1276770972&referer=brief_results">Chantal T. Spitz</a>, et <a href="https://www.worldcat.org/title/mutismes/oclc/58453867&referer=brief_results">Titaua Peu</a>, de nombreuses romancières mā’ohi se sont tournées vers la littérature pour aborder l’impact du CEP.</p>
<p>Il est frappant de voir que les autrices qui abordent le problème des conséquences sanitaires du CEP le font souvent à travers une histoire romancée, qui s’éloigne des rapports médicaux officiels disponibles. Alors que la majorité des employés du CEP étaient des hommes, la plupart des personnages à mourir de cancer dans ces romans mā’ohi sont des femmes. Par ailleurs, les tumeurs décrites dans ces œuvres ne sont pas les plus fréquemment causées par les radiations, comme le cancer de la thyroïde, mais affectent surtout les parties du corps associées à l’érotisme et la sexualité, comme les seins ou l’utérus.</p>
<p>Pourquoi substituer ainsi la femme océanienne à l’ouvrier du CEP ? Pourquoi remplacer le cancer de la thyroïde par le cancer du sein ? On peut interpréter l’omniprésence de la morbidité féminine dans les romans mā’ohi comme une volonté de décoloniser le discours sur le Pacifique, caractérisé par la <a href="https://scholarspace.manoa.hawaii.edu/handle/10125/12958">sursexualisation systématique de la vahiné</a> – mythe tenace qui sévit depuis la publication du journal de voyage de Bougainville au XVIII<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Lorsque des autrices autochtones substituent ainsi des poitrines mutilées aux seins dénudés, elles ont une démarche militante qui s’inscrit en faux contre des siècles de discours colonial. Les leitmotivs du sein cancéreux, de l’utérus atrophié, et de l’enfant mort-né qui prolifèrent dans la littérature mā’ohi soulignent le fait que, loin d’encourager la rencontre harmonieuse entre femmes océaniennes et arrivants européens, le colonialisme nucléaire menace la possibilité même de la vie. Aux chiffres du gouvernement français sur l’innocuité des essais, elles répondent par des œuvres d’art qui mettent en lumière les effets sanitaires et psychologiques de la bombe.</p>
<h2>Ouvrir un espace de réflexion</h2>
<p>La complexité du fait nucléaire menace le débat démocratique. En effet, l’étude des conséquences sanitaires du CEP s’est trop souvent élaborée à partir d’archives militaires imparfaitement déclassifiées, de mesures de radioactivité nécessitant une expertise scientifique qui exclut de fait de nombreux activistes, ou bien encore de définitions juridiques controversées de ce qui constitue une maladie radio-induite.</p>
<p>Aujourd’hui, les principales organisations polynésiennes de défense des victimes, <a href="https://www.facebook.com/moruroaetatou/"><em>Moruroa e Tātou</em></a> et <a href="http://www.association193.org/"><em>Association 193</em></a>, sont obligées de mobiliser des outils <a href="https://moruroa-files.org/">scientifiques</a> et <a href="https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/emissions-radio/l-invite-cafe/invite-cafe-philippe-neuffer-06052021-951358.html">juridiques</a> pour combattre l’État français avec ses propres armes.</p>
<p>Mais en plus du travail indispensable des physiciens et des avocats, l’apport des artistes contribue également à faire pression sur le pouvoir colonial. Par le ‘ōrero, la chanson, l’art et la littérature, de nombreux activistes interrogent le fait nucléaire et contribuent à ouvrir un espace de réflexion dans un langage accessible à tous pour peut-être, un jour, guérir les blessures du CEP.</p>
<p>Comme le conclut <a href="https://www.worldcat.org/title/pensees-insolentes-et-inutiles/oclc/492716756&referer=brief_results">Chantal T. Spitz</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Cette reconstruction n’est possible qu’à travers la mise à jour mise en mots de nos douleurs de nos pertes de nos redditions… elle passe surtout par la reconnaissance de l’état français mais aussi par nous-mêmes du fait colonial du fait nucléaire. Le dialogue aura lieu un jour. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/185905/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anais Maurer ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Plus de 25 ans après les derniers essais nucléaires conduits en Polynésie par l’État français, l’apport des artistes contribue à faire émerger d’autres récits et vécus face aux discours officiels.
Anais Maurer, Assistant Professor, Rutgers University
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/183995
2022-06-02T17:44:12Z
2022-06-02T17:44:12Z
Pourquoi l’administration Biden peine autant à rendre vie à l’accord sur le nucléaire iranien
<p>Quatre ans après le <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/05/08/donald-trump-annonce-le-retrait-des-etats-unis-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_5296297_3222.html">retrait unilatéral de Donald Trump du « deal » sur le nucléaire iranien</a> – le <a href="https://www.cfr.org/backgrounder/what-iran-nuclear-deal">Joint Comprehensive Plan of Action</a> (JCPoA), qui avait été signé en 2015 –, Washington et Téhéran ne sont toujours pas parvenus à recoller les morceaux.</p>
<p>Le temps commence pourtant à presser, les experts de l’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) se montrant de <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1301116/les-stocks-duranium-enrichi-depassent-de-18-fois-la-limite-autorisee-selon-laiea.html">plus en plus préoccupés</a> par le développement des capacités nucléaires de l’Iran. Mais alors, qu’est-ce qui bloque ? Cet article se propose d’analyser les contraintes auxquelles fait face le gouvernement américain.</p>
<h2>L’Iran se rapproche rapidement de la bombe nucléaire</h2>
<p>« Tous les yeux sont tournés vers l’Ukraine, mais une autre crise se prépare en Iran. » C’est par ces mots que Javier Solana, ancien secrétaire général de l’OTAN (1995-1999) et Haut Représentant pour la politique étrangère de l’UE (1999-2009), et Carl Bildt, ancien premier ministre (1991-1994) et ministre des Affaires étrangères de la Suède (2006-2014), démarraient leur <a href="https://www.washingtonpost.com/opinions/2022/05/17/carl-bildt-javier-solana-revive-iran-nuclear-deal/">carte blanche au <em>Washington Post</em> le 17 mai dernier</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1526839594943119360"}"></div></p>
<p>Cette mise en garde fait écho aux <a href="https://www.nytimes.com/2021/07/31/us/politics/biden-iran-nuclear-deal.html">inquiétudes croissantes de nombreux observateurs</a> quant à la possibilité de ramener à nouveau l’Iran et les États-Unis au sein du JCPoA. Alors que ce texte limitait drastiquement les activités nucléaires de l’Iran, Téhéran s’en est largement affranchi depuis le retour des sanctions très sévères unilatéralement décidées par Donald Trump en mai 2018. Résultat : la quantité d’uranium enrichi et de centrifugeuses <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/nucleaire-iranien/nucleaire-l-iran-a-nettement-augmente-ses-stocks-d-uranium-hautement-enrichi-annonce-l-aiea_4848253.html">a explosé</a> et les technologies et le savoir-faire nucléaire iraniens ont progressé, rapprochant le pays d’une potentielle bombe nucléaire.</p>
<p>Malgré la volonté de revenir au <a href="https://www.rtbf.be/article/nucleaire-iranien-biden-veut-retourner-dans-l-accord-puis-engager-de-nouvelles-negociations-10644825">deal nucléaire affichée par Joe Biden</a>, cela ne s’est toujours pas réalisé 16 mois après son arrivée à la Maison Blanche. Dernier problème en date : la demande de Téhéran de retirer la <a href="https://atalayar.com/fr/content/quest-ce-que-force-al-qods">force Al-Quds</a>, branche des Gardiens de la Révolution, de la « blacklist » américaine des organisations terroristes. L’incorporation du groupe à cette liste avait été décidée par Donald Trump en 2019, dans son optique de « pression maximale » sur le régime iranien.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1529723926020075520"}"></div></p>
<p>Cette demande de Téhéran peut surprendre dans la mesure où les Iraniens ont toujours refusé de discuter d’autre chose que du nucléaire dans ces négociations. Serait-ce un moyen, pour eux, d’empêcher un retour au JCPoA ? Possible. Si toute une série de difficultés (dont celle-là) sont posées par Téhéran et le contexte politique iranien, une série de barrières sont toutefois liées à la politique américaine et lient les mains de Washington. Ce sont ces barrières que nous analysons ici.</p>
<h2>Premier frein : l’opposition interne</h2>
<p>La première difficulté, côté américain, vient du <a href="https://fr.timesofisrael.com/des-republicains-us-previennent-quils-pourraient-bloquer-un-accord-avec-liran/">Congrès</a>. Depuis que le JCPoA a commencé à être élaboré en 2013, les Républicains s’y opposent en bloc et mettent tout en œuvre pour le faire échouer. On se souvient notamment de la <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2015/03/09/97001-20150309FILWWW00205-iran-mise-en-garde-des-senateurs-republicains.php">lettre des sénateurs républicains</a> envoyée au Guide suprême iranien pour le dissuader de signer l’accord en 2015, ou encore de l’<a href="https://www.letemps.ch/monde/linvitation-faite-benyamin-netanyahou-suffoque-barack-obama">invitation lancée par le président de la Chambre</a>, John Boehner, au premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou à venir exprimer son aversion pour le deal nucléaire devant le Congrès américain.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/4f9bQ-Fl2tw?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Iran : Nétanyahou sermonne le Congrès américain, Figaro Live, 3 mars 2015.</span></figcaption>
</figure>
<p>Cette opposition républicaine ne s’est pas atténuée depuis. Début mai, une <a href="https://www.lankford.senate.gov/news/press-releases/lankford-secures-priority-to-prevent-iran-from-obtaining-a-nuclear-weapon">motion déposée par le sénateur de l’Oklahoma James Lankford</a> est venue fragiliser la position du gouvernement américain. Cette motion exigeait que tout deal nucléaire avec l’Iran aborde également le problème du terrorisme et excluait la possibilité de lever les sanctions visant les Gardiens de la Révolution.</p>
<p>Bien qu’elle ne soit pas contraignante, elle a été votée par une large majorité des sénateurs : 62 sénateurs pour, 33 contre. Un <a href="https://www.politico.com/news/2022/05/05/congress-warning-biden-iran-deal-00030448">message très fort</a> envoyé au président… d’autant que 16 Démocrates ont voté avec la minorité républicaine. Les Démocrates sont effectivement loin d’être unis sur la question et une minorité significative continue de s’opposer au JCPoA.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> février, le sénateur Bob Menendez, un des Démocrates les plus influents en politique étrangère, avait déjà <a href="https://www.foreign.senate.gov/press/chair/release/chairman-menendez-we-cannot-allow-iran-to-threaten-us-into-a-bad-deal-or-an-interim-agreement-that-allows-it-to-continue-building-its-nuclear-capacity">(ré-)annoncé son opposition au deal</a> dans une déclaration au Congrès. Et début avril, pas moins de 18 parlementaires démocrates <a href="https://www.middleeasteye.net/news/iran-nuclear-deal-house-democrats-raise-concerns-negotiations">s’exprimaient conjointement</a> face à la presse pour dénoncer le JCPoA et les tentatives de le ressusciter.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1529953021936951316"}"></div></p>
<p>Ces différentes initiatives font donc comprendre à Joe Biden que la plus grande difficulté ne sera pas forcément de trouver un accord avec les Iraniens, mais plutôt de le faire accepter par son propre pouvoir législatif. Rappelons d’ailleurs que Barack Obama n’avait réussi à faire passer l’accord que <a href="https://edition.cnn.com/2015/09/11/politics/obama-congress-democrats-iran-nuclear-deal/index.html">grâce à une minorité suffisamment large</a> pour couler les textes législatifs le dénonçant.</p>
<p>Dans un tel contexte, les négociateurs américains semblent être pieds et poings liés par la politique interne : sans mise en ordre du côté américain, a minima dans le camp démocrate, un retour au deal iranien semble illusoire.</p>
<h2>Second frein : la pression israélienne</h2>
<p>Israël a depuis longtemps exprimé son hostilité au deal nucléaire iranien, alors même que le gouvernement israélien et ses experts militaires ont été très largement consultés lors des négociations.</p>
<p>En 2015, l’ancien premier ministre Benyamin Nétanyahou avait qualifié le JCPoA d’« <a href="https://www.rtbf.be/article/accord-nucleaire-iranien-une-erreur-historique-pour-b-netanyahu-9031798">erreur historique</a> ». Il avait passé des mois à <a href="https://www.npr.org/sections/thetwo-way/2015/03/03/390250986/netanyahu-to-outline-iran-threats-in-much-anticipated-speech-to-congress">dénoncer cet accord</a>, que ce soit dans la presse, devant le Congrès américain, à la tribune de l’ONU ou encore dans les différentes conférences annuelles des lobbies pro-israéliens aux États-Unis (comme l’<a href="https://www.aipac.org/about">American Israel Public Affairs Committee</a> (AIPAC), <a href="https://cufi.org/about/">Christians United for Israel</a> ou encore l’<a href="https://www.ajc.org/whoweare">American Jewish Committee</a>).</p>
<p>De manière plus véhémente encore, Israël avait menacé à de multiples reprises de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2015/04/03/01003-20150403ARTFIG00081-accord-sur-le-nucleaire-iranien-israel-denonce-une-erreur-historique.php">frapper militairement l’Iran</a> s’il se sentait trop menacé ou s’il jugeait l’Iran trop proche d’une bombe nucléaire.</p>
<p>Si Naftali Bennett, l’actuel premier ministre israélien, n’a pas exprimé un tel rejet quant à un potentiel retour au JCPoA, il a tout de même laissé apparaître de <a href="https://lphinfo.com/naftali-bennett-laccord-avec-liran-creera-un-moyen-orient-plus-violent/">fortes réticences</a>. Surtout, Israël s’est remis à montrer les muscles, avec un exercice de grande ampleur prévu fin mai 2022 <a href="https://fr.timesofisrael.com/tsahal-va-organiser-un-exercice-a-grande-echelle-simulant-une-frappe-sur-liran/">simulant une vaste attaque aérienne sur l’Iran</a>. Un exercice auquel les Américains devraient d’ailleurs participer.</p>
<h2>Troisième frein : les lobbies</h2>
<p>Mais au-delà du gouvernement israélien, ce sont les organisations pro-israéliennes (de droite, accompagnées par diverses organisations néo-conservatrices) qui sont particulièrement actives à Washington pour faire barrage à un retour au JCPoA.</p>
<p>Déjà en 2015, l’AIPAC, la plus importante organisation pro-israélienne américaine, avait dépensé plus de 20 millions de dollars en publicité <a href="https://www.nytimes.com/politics/first-draft/2015/07/17/pro-israel-aipac-creates-group-to-lobby-against-the-iran-deal/">pour empêcher son adoption</a>. Et cela sans compter les <a href="https://www.reuters.com/article/us-iran-nuclear-congress-idUSKCN0PW2HS20150723">300 lobbyistes mobilisés</a> et la vaste campagne visant à ce que les membres de l’organisation contactent massivement leurs Représentants respectifs pour <a href="https://edition.cnn.com/2015/08/03/politics/aipac-iran-nuclear-deal-congress/index.html">leur exprimer leur opposition</a>. Cette campagne s’était aussi accompagnée d’une massive production d’articles et de contenus de la part de think tanks, de journaux et d’autres lobbies pro-israéliens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1529917900789796869"}"></div></p>
<p>Depuis les prémices du JCPoA et aujourd’hui encore, ces différents groupes ont tenu un rôle particulièrement éminent dans le débat public, mais aussi dans l’élaboration de la politique à l’égard de l’Iran. Le <a href="https://www.washingtoninstitute.org/">Washington Institute</a>, un think tank succursale de l’AIPAC, et la <a href="https://www.fdd.org/">Foundation for Defense of Democracies</a> (FDD), un think tank financé par les principaux donateurs pro-israéliens, sont à l’avant-plan des discussions publiques relatives à l’Iran.</p>
<p>C’est le cas auprès des décideurs politiques, avec une présence constante d’au moins un expert d’un de ces deux groupes lors des <a href="https://www.govinfo.gov/app/collection/chrg">auditions sur l’Iran au Congrès</a> ; en outre, certains de ces experts conseillent régulièrement les décideurs. C’est aussi le cas dans les médias, où ces mêmes experts interviennent constamment, que ce soit en tant que spécialistes ou à travers l’écriture de « cartes blanches ».</p>
<p>Mais la centralité d’Israël dans le débat américain sur l’Iran est sans doute le mieux attestée par le fait que l’un des plus grands défenseurs du deal nucléaire soit <a href="https://jstreet.org/">J Street</a>, groupe pro-israélien plus libéral, critique des politiques du gouvernement israélien à l’égard des Palestiniens et ouvertement opposé à l’AIPAC. Avec l’AIPAC (et ses partisans) et J Street, le débat se situe donc entre deux groupes défenseurs d’Israël, mais ayant des visions différentes. La question centrale est dès lors de savoir comment protéger Israël le mieux possible : avec le JCPoA ou sans.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1514314205373026305"}"></div></p>
<h2>Lors des débats, l’enjeu de la sécurité d’Israël</h2>
<p>Si la réponse à cette question n’est pas un paramètre crucial pour l’ensemble des législateurs américains, Israël reste toujours au cœur de la conversation sur l’Iran. Surtout, la question de la sécurité d’Israël semble se poser avec force pour certains parlementaires plus indécis. Et ces quelques dizaines de parlementaires concernés peuvent faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. D’où le numéro d’équilibriste auquel est obligée de se livrer l’administration américaine dans ses négociations sur le retour au JCPoA.</p>
<p>Il ne faut pas négliger l’impact que peuvent avoir d’autres groupes sur les législateurs américains quant à leur position sur le deal nucléaire : défenseurs de la non-prolifération nucléaire, pourfendeurs des politiques militaristes et groupes libéraux d’un côté, néo-conservateurs, Républicains et Américano-iraniens pro-Shah de l’autre. Chacun apporte un paramètre à l’équation. Certains groupes supportant le JCPoA paraissent d’ailleurs mieux établis aujourd’hui qu’en 2015.</p>
<p>La question de la sécurité d’Israël semble cependant continuer à cristalliser les débats, tant elle reste au cœur de toutes les conversations se rapportant à l’Iran. Et ce, que ce soit de la part des groupes mentionnés plus haut ou des législateurs. Si Israël n’est donc pas la seule variable dans les négociations, elle continue à peser sur le débat et participe à établir les conditions de possibilité d’un retour au JCPoA. Au point de définitivement le couler ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183995/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jérémy Dieudonné a reçu des financements de UCLouvain - Bourse ARC-SERTIS. </span></em></p>
Joe Biden avait promis de revenir au « deal » sur le nucléaire iranien dont Donald Trump avait retiré Washington en 2018. Un an et demi après son élection, ce n’est toujours pas le cas.
Jérémy Dieudonné, Doctorant en Relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/180772
2022-04-06T21:19:48Z
2022-04-06T21:19:48Z
Bonnes feuilles : « Des bombes en Polynésie »
<p><em>De 1966 à 1996, à partir de la présidence du général de Gaulle et jusqu’à celle de Jacques Chirac, 193 essais nucléaires sont conduits en Polynésie française dans les atolls de Fangataufa et Moruroa. Des bombes bien plus puissantes que celle d’Hiroshima y seront tirées, bouleversant les vies des Polynésiens et des écosystèmes. Sous la direction de <a href="https://theconversation.com/profiles/renaud-meltz-1290809">Renaud Meltz</a> et d’<a href="https://pf.linkedin.com/in/alexis-vrignon-313a41135">Alexis Vrignon</a>, l’ouvrage « Des bombes en Polynésie » réunit les contributions d’une quinzaine de chercheurs de différentes disciplines (historiens, géographes, anthropologues) pour revenir sur un épisode dramatique et longtemps gardé secret de notre histoire récente. <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/collection-chroniques/des-bombes-en-polynesie-renaud-meltz-alexis-vrignon-dir/">L’ouvrage paraît ce jeudi 7 avril 2022 aux Éditions Vendémaire</a>, nous en publions de bonnes feuilles extraites du premier chapitre.</em></p>
<hr>
<p>Pourquoi la Polynésie ?</p>
<p>Qui a choisi la Polynésie pour tester les engins nucléaires français et selon quels critères ? Le processus n’obéit pas à la logique linéaire qu’il est tentant de rationaliser a posteriori. D’autres possibilités ont été envisagées. Les décideurs invoquent plusieurs éléments déterminants, parfois contradictoires. La qualité des mesures, la sûreté sanitaire et la logique financière ne cohabitent pas harmonieusement : l’isolement et la décontamination ont un coût logistique, financier et temporel. La pondération de ces exigences reste une opération subjective, réalisée par quelques acteurs aux mobiles divers. La capacité à concevoir et à réaliser le meilleur site d’essais possible est contrainte par la limite des connaissances : les savoirs sur les conséquences sanitaires des essais évoluent rapidement ; leur diffusion oblige à des précautions qui retardent la mise au point de la bombe. Les intérêts ne sont pas toujours convergents entre les civils du CEA, qui conçoivent les engins, et les militaires, qui ont la main sur le choix et l’aménagement du site. Leur rationalité n’est pas absolue, enfin : mus par une volonté unanime mais diverse de servir les intérêts de l’État, ils sont traversés d’émotions et de représentations. Le charme de la vahiné parasite la rationalité de la décision, face à l’austérité des Kerguelen…</p>
<p>Qui sont ces décideurs, quels sont leurs critères ?</p>
<p>L’armée publicise ces derniers deux ans après le choix de la Polynésie dans la <em>Revue de défense nationale</em> de l’été 1964. Ils combinent exigences de sûreté (maîtrise des aléas naturels et du risque technologique), de sécurité (capacité à prévenir des actions malveillantes) et de faisabilité logistique. Six mois avant la reconnaissance du général Thiry dans le Pacifique, le chef d’État-major général de la Défense nationale avait défini peu ou prou les mêmes attentes : sûreté, sécurité (« possibilité de définir des zones interdites ou réglementées à l’écart des grands courants de circulation ») et ressources logistiques : « proche support d’un port équipé et d’un pays disposant de ressources pour la base-vie ». Après sa reconnaissance, le général Thiry justifie sa préférence pour Moruroa suivant ces trois critères. Sûreté : « démographie du site et de ses environs », « météorologie ». Sécurité : « indépendance et sûreté des communications avec la métropole », « pas de voisinage étranger à moins de 330 milles ». Faisabilité logistique : « possibilité de construire une piste d’envol de 1800 mètres », « possibilité d’installer une base-vie ou de trouver des mouillages (lagon) ».</p>
<p>Mais ces critères se divisent en exigences contradictoires selon les besoins politiques du moment : la nature de l’explosif (bombe A puis H), la puissance du tir (jusqu’à la mégatonne), l’acceptabilité des retombées, dans un contexte international mouvant. En 1957, la France cherche un site pour tirer des bombes A de faible puissance (moins de 100 kilotonnes), en aérien. Ce sera Reggane, en Algérie. Dès 1959, les militaires cherchent un nouveau polygone de tir pour des explosions souterraines, les autres puissances nucléaires ayant décidé en novembre 1958 un moratoire sur les tirs atmosphériques (en 1963 les signataires des accords de Moscou s’interdisent les essais aériens). Ce sera In Ecker, toujours en Algérie, pour des tirs en galeries horizontales, creusées dans le massif du Hoggar. Un an plus tard, en 1960, la volonté du général de Gaulle de réaliser au plus vite des essais de bombe à fusion oblige à chercher un troisième emplacement. Les incidents à répétition des essais en galerie, pour des explosions inférieures à 150 kilotonnes, conduisent les militaires à chercher un site aérien, aussi isolé que possible, pour des tirs mégatonniques.</p>
<p>Cette instabilité des besoins explique que les militaires aient ciblé différentes régions : Landes, Massif central, Corse, massifs alpins, territoires ultramarins. Le nomadisme nucléaire participe de la difficulté à reconstituer les processus de décision ; il n’atteste pas une légèreté brouillonne. Au Conseil de défense qui décide des premières dépenses pour équiper Moruroa, de Gaulle pose solennellement la question : « En votre âme et conscience, est-ce que ce site vous paraît devoir être satisfaisant et sur quels éléments d’appréciation vous basez-vous ? » Puis : « Est-ce que l’atoll lui-même, la mer qui est autour, les distances des autres îles, répondent bien à tout ce qui est estimé nécessaire et aux besoins imprévus ? »</p>
<p>À qui s’adresse de Gaulle ?</p>
<p>Les décideurs sont peu nombreux, les acteurs innombrables. Trois membres du gouvernement et le président de la République ont choisi la Polynésie, à croire Messmer. Dans ses <em>Mémoires</em>, l’ancien ministre de la Défense s’attribue la décision, avec le ministre de tutelle du CEA et le Premier ministre :</p>
<blockquote>
<p>« Après une visite sur place avec Gaston Palewski, je fais approuver par le général de Gaulle et Georges Pompidou le choix de deux atolls, Mururoa [sic] et Fangataufa, dans l’archipel des Tuamotu. »</p>
</blockquote>
<p>Ces quatre hommes ne sont pas seuls. Le Parlement est saisi indirectement en votant le financement de la force de frappe ; l’opinion publique pèse et s’inquiète de la localisation des polygones de tir et des effets sanitaires des essais. Les Corses font obstacle au projet d’installations sur leur île, dont ils ont appris l’existence ; les élus calédoniens font tout pour éloigner le calice ; les élites polynésiennes, moins intégrées aux cercles du pouvoir parisien, n’anticipent pas la menace. Entre l’opinion et le décideur il faut aussi compter quelques grands commis de l’État : le directeur des Applications militaires du CEA, les diplomates qui s’inquiètent d’essais riverains de Madagascar ou de l’Australie, et le chef du Commandement interarmées des armes spéciales. Les militaires, les généraux Ailleret, puis Thiry, choisissent les sites où les ingénieurs de la DAM, dirigée du reste par un général, Albert Buchalet, essaieront leurs engins. Les Armées ont cherché à s’émanciper totalement de la contrainte civile. En 1954, Ailleret a soumis à René Pleven le projet d’une division militaire au sein du CEA, qui aurait dépendu du ministre de la Défense. Chou blanc. Deux ans plus tard, Edgard Pisani a repris vainement la proposition, mais le BEG (Bureau d’études générales) du CEA, futur DAM, remplit déjà cet office. La mise au point de la bombe demeure une œuvre civile, mais les essais deviennent une entreprise militaire, au grand dam d’Alain Peyrefitte qui demande à de Gaulle de s’en expliquer :</p>
<blockquote>
<p>« D’abord, parce qu’après l’affaire d’Algérie, il fallait donner à l’armée un but qui la rassemble et qui l’incite à se moderniser. Et puis les militaires ont le sens de la discipline. »</p>
</blockquote>
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<figcaption><span class="caption">Essais nucléaires à Mururoa : quand l’État se voulait rassurant (Ina Actu/Youtube, 2021).</span></figcaption>
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<p>La concurrence institutionnelle se double d’une rivalité de personnes. Ailleret ne s’entend pas avec Buchalet. Au soir du premier tir, Gerboise bleue, le DAM (Directeur des applications militaires) est présenté par la presse comme le « père de la bombe atomique française », ce qui n’arrange rien. Thiry essaie « d’arranger les pots cassés ». En 1960, à l’heure de passer aux tirs en galerie, Jacques Robert, successeur de Buchalet, réclame « que le CEA soit maître d’œuvre », ce à quoi les Armées répliquent en créant « le CEMO comme un centre d’expérimentations strictement militaire ». Face à cette « décision unilatérale », le CEA laisse « les escarmouches éclater sur des questions de plus en plus mineures », et finit par renoncer au choix des « sites lointains » en mars 1962. La rivalité se rejoue lorsque Thiry succède à Ailleret, qui peine à laisser son successeur s’émanciper et attire l’attention de Messmer sur la crainte de la DAM « que le CEP ne soit détourné de son objet en raison d’une participation massive des Armées dont l’organisation n’est pas orientée vers la recherche du rendement industriel ». De fait, au printemps 1963, Jean Viard, directeur des essais, multiplie les courriers vengeurs contre l’indépendance de Thiry :</p>
<blockquote>
<p>« Il est bien évident que l’esprit de coopération que nous essayons d’établir ne permettra pas le renouvellement d’un incident de ce genre. »</p>
</blockquote>
<p>Les avis des grands administrateurs conditionnent la décision politique sans la prédéterminer, du fait de leurs propres rivalités. Sans négliger les forces profondes qui pèsent dans le processus, il faut admettre que le rôle personnel du général de Gaulle est considérable dans l’histoire de la dissuasion française et du CEP. Les dossiers préparatoires et les procès-verbaux des délibérations le montrent désireux d’entendre tous les arguments, puis souverain dans ses choix, malgré leurs conséquences financières, ce qui lui vaut le sobriquet de « Père Noël du CEA »… En aval des Conseils de défense, il corrige de sa main les relevés de décision. L’importance du sceptre nucléaire confère une importance inédite à la fonction présidentielle. En janvier 1964, un décret attribue au seul président la responsabilité d’engager les Forces aériennes stratégiques. De Gaulle en tire les conséquences institutionnelles : « C’est la justification de l’élection populaire du président. Seul un homme incarnant la souveraineté populaire pourra engager le destin national. » Pourtant, Thiry joue un rôle plus important encore dans le choix de la Polynésie…</p>
<p>Le rôle des acteurs est indissociable des pesanteurs de l’histoire. Le passé délègue ses fantômes proches et lointains. Le choix de Moruroa est conditionné par les souvenirs des rivalités séculaires dans la région : la France réinvestit l’île jadis disputée par le pasteur Pritchard qui entendait offrir Tahiti à la couronne britannique, pour en faire un territoire protestant. Thiry, ancien pilote de Halifax en 1944, se souvient avec agacement de son assujettissement à la RAF et milite pour que le CEP serve d’étendard français dans la région. Les États-Unis inspirent les décideurs par leurs avancées techniques : les opérations amphibies qui permettent la construction du CEP mobilisent l’expérience et le matériel du débarquement américain en Normandie, des chalands permettant d’apporter les engins de chantier sur les atolls dépourvus d’infrastructures portuaires. Mais les prétentions impériales de Washington n’incitent guère Paris à appliquer le processus de décolonisation dans ses possessions du Pacifique. Enfin, la nucléarisation des Marshall et de l’île Christmas a créé un précédent décisif dans le choix du CEP alors que la prospection de sites, commencée début 1957, s’inspire des modèles existants. Les options se réduisent à une alternative : déserts ou océans. Les uns et les autres offrent l’apparence d’un vide qui soulage les consciences. Les continuités sont frappantes entre le processus du choix saharien et celui qui aboutit au site polynésien cinq ans plus tard. En 1957, le rapport Ailleret envisage « deux grandes catégories de possibilités […] : l’utilisation de régions désertiques ou subdésertiques du Sahara et celle d’îles ou d’îlots dans des océans ou des mers à population très rare ». Au Conseil de défense du 27 juillet 1962 qui arrête le choix de la Polynésie, de Gaulle demande à Thiry, à propos de Moruroa :</p>
<blockquote>
<p>« – Et les habitants ? »<br>
« – Il n’y en a aucun. »</p>
</blockquote>
<p>En 1969, Thiry préface une brochure éditée avec le Muséum national d’histoire naturelle dont les savants ont participé aux travaux scientifiques des Services mixtes armées/CEA :</p>
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<p>« L’isolement géographique du champ de tir choisi, dans les îles Tuamotu orientales, suffirait à éliminer tout risque de contamination radioactive significative ou dangereuse pour les populations. »</p>
</blockquote>
<p>La Polynésie est perçue comme en marge des concentrations humaines tout autant que du cours de l’histoire. Jacques Chevallier, directeur de la DAM en 1972, se souvient d’« atolls déshérités » : « Tout était à faire dans cette Polynésie qui commençait seulement à s’ouvrir au monde. » En 1973, le CEA illustre son Livre blanc sur le CEP de cartes inspirées par cette volonté de donner à voir l’isolement et le vide.</p>
<p>En 2002, le rapport d’un député socialiste et d’un sénateur gaulliste sur Les Incidences environnementales et sanitaires des essais nucléaires effectués par la France justifie encore le choix de la Polynésie par l’évidence de cette alternative : « Amenée à quitter le site saharien […] la France a tout naturellement choisi un site insulaire isolé qui est apparu particulièrement adapté. » Côté polynésien, la « naturalité » du site océanique est intériorisée par le président de l’Assemblée territoriale qui déclare en septembre 1966, à propos des essais :</p>
<blockquote>
<p>« La configuration de nos lointains archipels est seule à s’y prêter. »</p>
</blockquote>
<p>Le choix n’a pourtant pas ce caractère d’évidence dont se souvient Messmer : la métropole a été également envisagée. La représentation de lieux isolés et vides procède d’une construction, en partie héritée des précédents anglo-saxons. Les États-Unis proposent les deux configurations depuis 1946 : déserts du Nouveau-Mexique et du Nevada, îles de Bikini et d’Eniwetok aux Marshall. Les Britanniques utilisent les déserts australiens depuis 1953 et des îles : Montebello en 1952, et les Kiribati (Christmas) depuis 1957, où les Américains prennent le relais à partir de 1962. Les Soviétiques utilisent Semipalatinsk, dans les steppes du Kazakhstan, puis l’archipel de Nouvelle-Zemble, dans l’océan Arctique.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1072&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1072&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/456430/original/file-20220405-13-bq36g7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1072&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">En librairie le 7 avril 2022.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/collection-chroniques/des-bombes-en-polynesie-renaud-meltz-alexis-vrignon-dir/">Éditions Vendémiaire</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En septembre 1961, l’URSS rompt le moratoire de 1958, à rebours de l’inquiétude mondiale : en décembre suivant, la 16<sup>e</sup> Assemblée générale des Nations unies appelle à mettre fin à tous les essais. Qu’importe : désert ou océan, les sites apparaissent aux décideurs comme assez ingrats pour être sacrifiés aux expérimentations nucléaires. Leurs rares habitants y vivent sans produire de richesse. Les marges impériales n’ont pas d’avenir propre. Lieux de l’arriération, il revient au génie occidental de les moderniser, puisque les Occidentaux croient maîtriser le sens de l’histoire.</p>
<p>L’expérimentation de la bombe, parangon du progrès technique, prépare un nouveau cycle de développement. À Tahiti, le tourisme prendra le relais, profitant des infrastructures mises en place pour le nucléaire. Coup double : ces territoires, travaillés par des velléités d’indépendance ou les visées d’autres puissances impériales, seront repris en main.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/180772/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Renaud Meltz, Alexis Vrignon et l'ensemble de l'équipe ont reçu des financements de la MSH du Pacifique, qui proviennent de la collectivité d'outre-mer Polynésie française.</span></em></p>
1966-1996, la France réalise 193 essais nucléaires en Polynésie française. L’ouvrage « Des bombes en Polynésie » revient sur cet épisode, en associant historiens, géographes et anthropologues.
Renaud Meltz, Historien (UHA-Cresat, MSH-P), Université de Haute-Alsace (UHA)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/180212
2022-04-03T16:15:25Z
2022-04-03T16:15:25Z
La guerre en Ukraine marque-t-elle un tournant pour la défense européenne ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/455871/original/file-20220401-20-i4ldhc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C16%2C5426%2C3615&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Pour l’instant, on est encore loin d’une véritable armée européenne.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/tanks-lined-front-european-union-eu-2131109300">LeStudio/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Le Conseil européen a validé il y a quelques jours l’adoption d’une <a href="https://www.defense.gouv.fr/actualites/europe-defense-boussole-strategique-adoptee">« boussole stratégique »</a>. Il s’agit de l’un des grands acquis de la présidence française de l’Union européenne. Sous cette appellation un peu baroque, c’est la première fois que l’UE se dote de l’équivalent d’un <a href="http://www.livreblancdefenseetsecurite.gouv.fr/la-commission-les-membres.html">Livre blanc sur la défense et la sécurité</a>. La « boussole » comporte, d’une part, une analyse de l’environnement stratégique mondial et, de l’autre, une liste d’actions concrètes déclinées en quatre volets : agir, sécuriser, investir, coopérer.</p>
<p>Par « défense européenne », on entend tout d’abord la défense de l’Europe, la défense territoriale, la défense collective, contre une agression armée. Sur le Vieux Continent, une clause de défense collective unissait déjà les signataires du <a href="https://www.cvce.eu/obj/traite_de_bruxelles_17_mars_1948-fr-3467de5e-9802-4b65-8076-778bc7d164d3.html">traité de Bruxelles de 1948</a>, avant même la création de l’OTAN. Cette clause a ensuite été <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A12008M042">intégrée dans les traités européens</a> par le traité de Lisbonne (2007), avec une formulation qui, prise à la lettre, serait bien plus engageante que les dispositions du Traité de l’Atlantique Nord : la clause de défense collective prévoit que les États membres <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:mutual_defence">« doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir »</a> à l’un d’entre eux qui serait l’objet d’une agression armée, tandis que l’article V du Traité de l’OTAN précise que chaque partie a la liberté de décider <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natolive/official_texts_17120.htm">« telle action qu’elle jugera nécessaire »</a> pour porter assistance à l’État agressé.</p>
<p>Dans le contexte de la guerre en Ukraine et d’une Europe qui veut parler le langage de la puissance, le temps de la défense européenne serait-il venu ? On pourrait le penser mais, à prendre un peu de <a href="https://www.puf.com/content/La_Politique_%C3%A9trang%C3%A8re_europ%C3%A9enne">recul</a>, la « boussole » semble pourtant une évolution plutôt qu’une révolution.</p>
<h2>Primat de l’OTAN</h2>
<p>La clause de défense collective européenne reste très largement un engagement sans portée concrète à ce jour. Pendant toute la guerre froide, l’organisation portée par le traité de Bruxelles, l’Union de l’Europe occidentale (UEO), était une coquille vide qui avait délégué à l’OTAN sa mission de défense collective.</p>
<p>Après sa disparition en 2010, le primat de l’OTAN n’a nullement été remis en question. L’article 42-7 du Traité sur l’Union européenne affirme en effet que la défense européenne doit rester conforme aux engagements pris dans l’OTAN « qui demeure, pour les États qui en sont membres, le fondement de leur défense collective et l’instance de sa mise en œuvre ».</p>
<p>Pour au moins les 21 des 27 membres de l’UE qui sont membres de l’OTAN, l’Europe de la défense n’assure donc pas la défense de l’Europe. Les traités disent clairement, d’ailleurs, que la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) n’aboutira à une défense commune que lorsque « le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi » (article 42-2). Autrement dit, si l’Europe a une <em>perspective</em> de défense commune, elle n’a pas de défense commune autonome.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/cjZfE-eAI3Y?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>L’article 42-7 ne reste cependant pas totalement inconsistant. Il a été mis en œuvre une fois, au bénéfice de la France, après les attentats terroristes de 2015 à Paris, et a conduit de nombreux États membres à manifester leur appui aux opérations militaires françaises (contre Daech et au Sahel).</p>
<p>La boussole stratégique, de ce point de vue ne semble pas marquer de rupture. Elle rappelle explicitement l’engagement de l’article 42-7 et prévoit une préparation accrue de l’UE par des scénarios opérationnels. Ce n’est certes pas rien, mais elle rappelle aussi le primat de l’OTAN pour la défense collective.</p>
<h2>Des propositions françaises restées sans réponse</h2>
<p>Bien que le président français Emmanuel Macron ait fait de la défense la première clé de la souveraineté européenne dans son <a href="https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2017/09/26/initiative-pour-l-europe-discours-d-emmanuel-macron-pour-une-europe-souveraine-unie-democratique">discours de la Sorbonne en 2017</a>, aucun pays européen ne souhaite une défense européenne indépendante. Il ne faut donc pas se mentir : la crise actuelle à l’est de l’Europe renforce d’abord l’OTAN. C’est l’OTAN qui accroît sa présence militaire à l’est de l’Europe pour dissuader toute agression russe contre un pays membre de l’Alliance. C’est l’OTAN qui assure la protection de l’Europe par le parapluie nucléaire américain, alors que Vladimir Poutine joue dangereusement avec cette menace.</p>
<p>Emmanuel Macron avait évoqué la <a href="https://www.franceculture.fr/geopolitique/lotan-en-etat-de-mort-cerebrale">« mort cérébrale »</a> de l’OTAN en 2019 ; il vient de convenir que l’Alliance avait subi un <a href="https://www.bfmtv.com/politique/elysee/emmanuel-macron-l-otan-vient-d-avoir-un-electrochoc_VN-202203240481.html">« électrochoc »</a>. L’effectif des troupes américaines en Europe, qui était de 67 000 avant la crise, est repassé au-dessus de 100 000 (loin malgré tout de la guerre froide, où il était de 400 000).</p>
<p>Des considérations sur l’arme atomique poussent le raisonnement dans la même direction. Le rôle des forces nucléaires européennes est reconnu au sein de l’OTAN depuis le sommet d’Ottawa de 1974, mais pas au sein de l’Union européenne. On n’en retrouve aucune trace dans la boussole stratégique, et les propositions d’Emmanuel Macron à ses partenaires européens d’ouvrir un dialogue sur le rôle de la dissuasion française sont restées sans réponse. La France est pourtant seule à pouvoir protéger l’UE à travers cette dissuasion maintenant que le Royaume-Uni en est sorti.</p>
<p>On notera aussi, pour être complet, que l’objectif assigné aux pays européens de consacrer 2 % de leur PIB à l’effort de défense a été adopté au sein de l’OTAN depuis 2014 (lors du sommet du pays de Galles), mais pas dans la boussole stratégique, officiellement parce qu’il n’y a pas de comptabilité uniformisée des dépenses de défense.</p>
<h2>Autonomie d’action</h2>
<p>Cela ne signifie pourtant pas que la politique européenne de défense n’existe pas. On relève une différence importante par rapport à la période de la guerre froide.</p>
<p>Depuis 1998 et la <a href="https://mjp.univ-perp.fr/defense/1998malo.htm">déclaration franco-britannique de Saint-Malo</a>, l’UE s’est donné l’ambition de lancer des opérations militaires à l’extérieur. Depuis 2003, on recense plus de 30 opérations civiles et militaires, dont 18 en cours, avec une série de succès notables : retour à la paix en Bosnie, au Kosovo et en Macédoine, opérations ponctuelles en Afrique, supervision du retrait russe de Géorgie en 2008, ou encore l’opération Atalante qui lutte contre la piraterie maritime au large de la Corne de l’Afrique depuis 2008.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"927915366751318017"}"></div></p>
<p>La boussole stratégique a décidé de renforcer cette capacité autonome d’action en créant une force européenne de déploiement rapide de 5 000 hommes, et en développant la capacité de planification militaire européenne créée en 2017. On revient de loin quand on se souvient qu’en 1999, toute ambition de structure de planification militaire européenne était rejetée au nom du principe de « non-duplication » avec l’OTAN.</p>
<p>Ce sont des progrès importants, mais il faut les nuancer. L’essentiel des opérations européennes ont été civiles ou civilo-militaires, comme des missions d’observation, de formation, de conseil, de renforcement des capacités sécuritaires. Bien que les traités et les textes politiques lui en fixent l’ambition, l’UE n’a jamais conduit d’opérations de combat, en tout cas pas du calibre de celles de l’OTAN.</p>
<h2>Finie la « belle au bois dormant » ?</h2>
<p>Un autre niveau de la montée en puissance de la politique européenne de défense concerne les moyens. Les avancées ont été considérables depuis quelques années. La Commission européenne a commencé en 2016 à dépenser de l’argent européen pour des projets de recherche militaire et de développement capacitaire menés en commun. Sur la période 2021-2027, le nouveau Fonds européen de défense est doté de 8 milliards d’euros : c’est peu par rapport à la somme des budgets militaires des États membres (200 milliards par an), mais ce n’est pas négligeable par rapport aux dépenses d’équipement. Le char et l’avion de combat du futur, le drone européen de combat et la dimension militaire de la politique spatiale sont mentionnés dans la boussole stratégique.</p>
<p>L’UE apporte aussi sa contribution pour répondre aux « attaques hybrides », comme les cyberattaques, les campagnes de désinformation, l’ingérence électorale, la coercition économique, ou l’instrumentalisation des migrations. Dans tous ces domaines, l’UE utilise sa plus-value qui est de pouvoir combiner les moyens civils et militaires et de pouvoir mobiliser des financements communs du budget européen.</p>
<p>Le renforcement de l’autonomie stratégique européenne concerne aussi, depuis au moins la pandémie de Covid en 2020, le renforcement des capacités industrielles et technologiques européennes. Qu’il s’agisse de la défense, de l’espace, de l’énergie, de la santé, du numérique, de l’électronique, des matières premières, ou même du secteur agroalimentaire, cette autonomie stratégique accrue renforce aussi la sécurité et la défense de l’Europe.</p>
<p>Si l’Europe n’a donc pas encore fixé l’objectif d’une défense collective indépendante, elle se trouve de plus en plus présente sur les questions de sécurité et de défense. C’est une très grande différence avec la situation qui existait durant la guerre froide où, malgré quelques projets communs d’armement, la Communauté européenne n’était qu’un marché et l’UEO qu’une « belle au bois dormant ».</p>
<p>Deux éléments manquent principalement pour poursuivre les avancées : affirmer une volonté politique européenne commune, ce qui reste un défi à 27, et mettre en œuvre concrètement le renforcement des moyens et capacités. À défaut d’avoir accouché d’une défense européenne et d’une armée européenne que les citoyens appellent de leurs vœux dans tous les sondages, la boussole stratégique est une étape importante sur la voie d’une Europe qui <a href="https://data.consilium.europa.eu/doc/document/ST-10715-2016-INIT/fr/pdf">« assume davantage la responsabilité de sa propre sécurité »</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/180212/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
En adoptant une « boussole stratégique », l’Union européenne poursuit son évolution depuis la fin de la guerre froide sur la défense. C’est cependant bien l’OTAN qui reste la structure dominante.
Maxime Lefebvre, Associate professor, ESCP Business School
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tag:theconversation.com,2011:article/179495
2022-03-23T19:24:02Z
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Ukraine : la guerre des mèmes
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/453914/original/file-20220323-23-yadsae.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C113%2C3601%2C2281&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Des pancartes anti-guerre de Doge meme exposées au rassemblement « Stand with Ukraine » place du Dam à Amsterdamn le 27 février 2022.</span> </figcaption></figure><p>Au-delà de la tragique guerre à laquelle nous assistons, en <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/00396338.2014.985432">raison d’une situation larvée depuis 2014</a>, notamment par rapport à l’annexion de la Crimée par la Russie et de la <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/1060586X.2018.1452209">reconnaissance ou non de l’autonomie des régions russophones du Donbass</a>, tous les observateurs ont très vite remarqué que la guerre d’Ukraine était aussi un impitoyable combat de communication.</p>
<p>Comme l’ont souligné par exemple Houda Bachisse ou encore Alexandre Eyries, ce sont deux modèles qui s’affrontent ici. D’un côté, un modèle de communication porté par le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, qui s’appuie sur les outils contemporains participatifs de la communication numérique et des réseaux sociaux (comme TikTok par exemple) ; de l’autre, un système radicalement opposé à cela, avec une volonté du Kremlin de dompter, maîtriser et censurer tous les canaux de communication, allant jusqu’à fermer l’accès aux réseaux sociaux pour imposer son narratif officiel à toute la population russe.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-conflit-russo-ukrainien-cest-aussi-une-question-de-communication-178369">Le conflit russo-ukrainien, c’est aussi une question de communication</a>
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<p>Cependant, au milieu de cette spécificité communicationnelle notée par tous les observateurs (et qui traduit également une sorte d’opposition paroxystique et caricaturale entre les sociétés du vingtième et du vingt-et-unième siècle), un outil typique du web 2.0 est utilisé dans cette guerre de communication. <a href="https://journals.openedition.org/communication/11061">Ainsi, les mèmes</a>, ces petites vignettes simples qui combinent image et texte dans un but souvent humoristique, deviennent de redoutables instruments qui permettent d’installer un climat concernant la guerre en Ukraine – et de faire réagir afin de commenter cette sombre actualité.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/memes-et-gifs-moins-futiles-quon-ne-le-pense-109916">Mèmes et GIFS, moins futiles qu’on ne le pense</a>
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<p>Cette incursion des mèmes en lien avec les théâtres d’opérations de guerre n’est pas chose nouvelle ; comme l’avait déjà souligné <a href="https://journals.sagepub.com/doi/full/10.1177/1750635215611608">Lisa Silvestri</a> dans un travail remarquable sur l’Irak et l’Afghanistan, l’émergence des mèmes en situation de conflit armé permet de se raccrocher à des référents de pop culture pour tenter de prendre du recul, dédramatiser, tourner en dérision ou porter une critique. En outre, l’expansion de conflits par l’utilisation de mèmes par les deux camps a également été noté dans les <a href="https://twentyseven.fibreculturejournal.org/2016/03/18/fcj-200-when-memes-go-to-war-viral-propaganda-in-the-2014-gaza-israel-conflict/">luttes inégales entre Israéliens et Palestiniens</a>, ou encore dans le cas de l’annexion de la Crimée par l’État russe ; dans ce cas l’instabilité de la situation en Ukraine avait déjà été documentée par des mèmes – ce qui apporte d’instructives indications à propos de la situation actuelle, <a href="https://ijoc.org/index.php/ijoc/article/view/4103">comme l’indique Bradley Wiggins</a>.</p>
<p>Enfin, des chercheurs comme Greg Rowett préconisent de prendre très au sérieux les effusions de mèmes en lien avec les guerres, dans la mesure où ceux-ci installent un <a href="https://ieeexplore.ieee.org/abstract/document/8622051">climat qui peut influencer les opinions de manière capitale</a>. On est donc loin d’un sujet anecdotique, dans la mesure où les mèmes font circuler des messages susceptibles d’en faire des sources d’information – à prendre avec la plus grande prudence.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-volodymyr-zelensky-est-en-train-de-gagner-la-guerre-de-la-communication-179011">Pourquoi Volodymyr Zelensky est en train de gagner la guerre de la communication</a>
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<p>Dans le cas de la guerre en Ukraine, nous avons pu collecter un petit corpus de 178 mèmes (pour le moment) sur la <a href="https://9gag.com/">plate-forme en ligne 9gag</a>, sur laquelle les utilisateurs (ou 9gaggers) commentent très régulièrement des faits d’actualité – sans distinction d’origine nationale, sans que l’on ne sache toujours très bien de quel pays sont issus les 9gaggers. Bien évidemment, l’invasion russe de l’Ukraine n’a pas fait exception, et un nombre important de mèmes sont régulièrement publiés au rythme des déclarations des représentants des différents pays qui interviennent dans ce conflit armé. Dans ce cadre, on retrouve des mèmes qui ont abondamment commenté plusieurs épisodes qui ont notamment rythmé les débuts de l’escalade. Il est ainsi aisé de faire l’hypothèse que les mèmes participent, de manière indirecte, à une manière de faire la guerre du côté de la communication et de la circulation de l’information ; ceci est notamment rendu possible par leur fort potentiel de viralité, qui leur permet de toucher rapidement un public important – pour autant que ce public soit sensible aux codes des mèmes.</p>
<p>Les codes mémétiques sont en effet liés à une grammaire particulière, qui permet leur décodage. Outre le texte qui propose un message, l’image est souvent héritée d’une référence de la culture populaire : qu’il s’agisse d’une série à la mode, d’un film connu ou d’une scène typique des bizarreries du web 2.0, il sera difficile d’en comprendre le sens si l’on ne maîtrise pas le type de message pour lequel ces images sont d’ordinaire utilisées. Ainsi, chaque type de mème a pour objectif de proposer une typologie précise de commentaire, d’antiphrase ou de métaphore – et souvent, les textes eux-mêmes constituent des détournements de phrases culturellement situées. La répartition des images, les séquences, les figures utilisées (le <a href="https://knowyourmeme.com/memes/swole-doge">« doge » musclé</a>, par exemple, opposé au « doge » chétif) ou encore la police de caractère n’ont jamais rien d’innocent.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=485&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/453896/original/file-20220323-21-2s2pl8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=610&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mème consacré à l’augmentation du budget militaire de l’Allemagne.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://9gag.com/">9gag</a></span>
</figcaption>
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<p>L’objectif ici n’est pas de publier un nombre important de mèmes sans les commenter, car le contexte est fondamental à leur compréhension. Ce que l’on peut notamment constater dans cette production de mèmes, ce sont les sujets abordés par des producteurs de mèmes qui, encore une fois, ne se cantonnent pas à un pays en particulier :</p>
<ul>
<li><p>Un nombre important de mèmes humoristiques qui commentent l’augmentation du budget militaire de l’Allemagne, allant jusqu’à faire référence à un retour historique de la puissance allemande ;</p></li>
<li><p>Beaucoup de mèmes qui tentent de prendre du recul de façon humoristique ou sarcastique face aux menaces de réaction nucléaire brandies par le président russe Vladimir Poutine, où l’on perçoit une sorte de phénomène de <em>coping</em> par rapport à l’angoisse que cette annonce avait réussi à générer ;</p></li>
<li><p>Des mèmes qui louent non seulement la férocité de la résistance ukrainienne sur place, mais également (en miroir) la pauvreté de l’occupant russe, qui se retrouve pris en défaut concernant son impréparation ;</p></li>
<li><p>Plus généralement, des mèmes qui commentent les réactions de plusieurs pays (pays d’Europe, États-Unis ou Chine notamment), d’abord en critiquant leur absence de réaction, puis en la louant de manière humoristique (par exemple, au moment où la Finlande interdit la vodka russe sur son territoire).</p></li>
</ul>
<p>D’autres types de commentaires existent bien évidemment, mais les plus commentés et les plus partagés concernent globalement l’une de ces quatre thématiques.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=893&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=893&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=893&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1123&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1123&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/453898/original/file-20220323-16499-10gre4y.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1123&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mème consacré à la menace nucléaire brandie par Vladimir Poutine.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://9gag.com/">9gag</a></span>
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<p>Ce que l’on perçoit ici, de manière claire, c’est évidemment aussi une profusion de mèmes qui critiquent de manière humiliante la position de Vladimir Poutine – qui certes manie l’art de l’effroi rhétorique, tout étant à la tête d’une armée en difficulté sur le terrain.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=677&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=677&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=677&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=851&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=851&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/453899/original/file-20220323-19-mjq2h7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=851&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mème commentant la résistance ukrainienne face à l’armée russe.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://9gag.com/">9gag</a></span>
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<p>Cette tension permet aux producteurs et aux commentateurs de mèmes d’osciller entre humour noir face à l’angoisse d’une guerre nucléaire totale (ou à minima d’une troisième guerre mondiale), et la raillerie moqueuse d’un État russe certes impitoyable et répressif, mais qui semble avoir perdu toute forme de crédibilité rationnelle à l’extérieur. De ce fait, les mèmes ne font pas que nous donner des indications sur les tendances des opinions face à cette guerre ; ils en forgent également, pour partie à tout le moins, certaines représentations qui témoignent d’un changement durable en matière de politique internationale, et qui ajoutent un type de source supplémentaire dans la mémoire et la documentation des conflits.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/179495/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Albin Wagener ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Dans le cadre de la guerre, les mèmes sont de redoutables instruments de communication.
Albin Wagener, Chercheur associé l'INALCO (PLIDAM) et au laboratoire PREFICS, Université Rennes 2
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178979
2022-03-10T20:30:20Z
2022-03-10T20:30:20Z
Bombe atomique et accident nucléaire : voici leurs effets biologiques respectifs
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/451177/original/file-20220310-18-19qeq2z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C1769%2C883&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La catastrophe de Tchernobyl (ici, visuel de la série de 2019) a montré les conséquences multiples d'un accident nucléaire.</span> <span class="attribution"><span class="source">Série Chernobyl, créée par Craig Mazin</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Depuis quelques jours, de nombreuses personnes sollicitent les pharmacies pour obtenir des comprimés d’iode afin de se prémunir d’un risque nucléaire. Ces réactions de masse révèlent une légitime inquiétude face à l’actualité géopolitique en Ukraine mais surtout une méconnaissance des phénomènes nucléaires et de leur impact sur la santé.</p>
<p>Les effets biologiques et cliniques d’une irradiation sont complexes : ils <a href="https://theconversation.com/irradiation-quelles-sont-les-consequences-sur-notre-corps-178754">dépendent très fortement de la dose et de la nature des radiations</a>. Cet article est l’occasion de faire des rappels importants sur la radioactivité et sur les différentes formes d’irradiation accidentelles possibles – ainsi que leurs <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0007455115001423">conséquences variables sur l’être humain</a>.</p>
<h2>D’où vient la radioactivité</h2>
<p>La radioactivité est un phénomène qui alarme souvent car on l’assimile à des catastrophes. Elle est pourtant partout présente à l’état naturel, mais à des quantités faibles. L’uranium 235 et 238 contenus dans la terre, le carbone 14 dans les végétaux et les animaux ou encore le potassium 40 dans notre alimentation sont autant d’éléments radioactifs naturels présents dans notre environnement quotidien : c’est ce qui explique que nous soyons, nous-mêmes, radioactifs.</p>
<p>L’unité de mesure de la radioactivité, le Becquerel (Bq), correspond à l’émission par seconde d’une particule physique (proton, neutron, électron…) ou d’un rayonnement (X, gamma), quelle que soit sa nature. Un homme de 75 kg émet ainsi 6000 Becquerels (Bq), tout comme un 1 kg de trottoir en granit. Un kg de bananes n’émet, lui, qu’une centaine de Bq. Pour un kg de nourriture, il est admis que sous les 1000 Bq, la radioactivité est considérée comme sans danger.</p>
<p>Pour comprendre l’origine de cette radioactivité, il faut plonger brièvement au cœur de la matière et des atomes qui la constitue. On représente souvent ces derniers par leur noyau autour duquel tournent de petites particules : les électrons. Le noyau des atomes est lui-même constitué d’autres particules, les protons et les neutrons, qui lorsqu’elles sont trop nombreuses rendent instables l’équilibre atomique.</p>
<p>La radioactivité reflète la tendance des atomes « trop lourds » à retrouver spontanément une plus grande stabilité en perdant une partie des composants de leur noyau, c’est-à-dire en se cassant en deux parties souvent inégales (fission nucléaire), ou en émettant un rayonnement alpha (noyaux d’hélium), bêta (électrons) ou gamma (photons).</p>
<p>Ces émissions ou désintégrations radioactives s’atténuent avec le temps à un rythme régulier et immuable. On appelle « période de désintégration radioactive » (ou demi-vie) le temps au bout duquel la quantité des désintégrations (la radioactivité) est réduite de moitié. Chaque noyau radioactif a une période qui lui est propre.</p>
<p>Lors d’une fission, les conséquences ne sont pas les mêmes. L’uranium 235 a la propriété de pouvoir se partager en deux atomes moins lourds sous l’action de neutrons, ce qui dégage alors une énergie considérable… qui libère à son tour d’autres neutrons susceptibles de créer la fission d’autres noyaux : c’est une réaction en chaîne.</p>
<p>Une telle réaction en chaîne peut être utilisée pour produire une explosion dévastatrice dans le cas d’une bombe atomique, ou être maîtrisée dans un réacteur pour produire de l’électricité.</p>
<h2>Comment sont confinés les éléments radioactifs dans un réacteur nucléaire</h2>
<p>Un réacteur contient une centaine de tonnes de combustible nucléaire, enrichi à quelques % en uranium 235. Ce combustible reste au sein d’un réacteur deux à trois ans.</p>
<p>Outre l’énergie libérée lors de la réaction initiale de fission de l’uranium, les émissions radioactives produisent beaucoup de chaleur, aussi un réacteur doit-il être refroidi durablement de façon continue, même après son arrêt, ce qui paradoxalement nécessite un apport indépendant en électricité. D’où l’<a href="https://theconversation.com/quels-sont-les-dangers-sanitaires-et-ecologiques-dune-activite-militaire-a-tchernobyl-178859">attention portée à ce qui se passe sur le site de Tchernobyl</a>, qui connaissait, <a href="https://www.lemonde.fr/energies/article/2022/03/09/tchernobyl-le-site-de-la-centrale-nucleaire-deconnecte-du-reseau-electrique-pas-d-impact-majeur-a-ce-stade-selon-l-aiea_6116811_1653054.html">mercredi 9 mars au soir, une coupure de courant</a>.</p>
<p>Le combustible nucléaire est confiné derrière trois barrières : la gaine des « crayons » de combustible (l’uranium est mis sous forme de pastilles, empilées en un « crayon » placé dans une gaine ; un assemblage est constitué d’un lot de crayons gainés), la paroi de la cuve du réacteur et l’enceinte en béton de confinement.</p>
<p>Il peut se produire des atteintes graves de ces barrières : à Tchernobyl, ce fut <a href="https://inis.iaea.org/collection/NCLCollectionStore/_Public/39/001/39001698.pdf">l’explosion physique liée à des erreurs de gestion du réacteur, avec ouverture de la cuve</a> ; à Fukushima, une fusion du cœur après le défaut de refroidissement du réacteur à l’arrêt après le tremblement de terre et l’inondation par le tsunami. Les produits de fission sont alors libérés dans l’environnement et impactent donc la santé.</p>
<p>La guerre en Ukraine serait susceptible de porter atteinte à un réacteur ou aux zones de stockages de matériaux radioactifs voire au dispositif d’apport d’électricité pour le refroidissement. Toutefois, en défaveur de ce type de scénario, la contamination toucherait aussi les soldats et la Russie toute proche. N’oublions pas non plus l’effet de mémoire collective des centaines de milliers de soldats, pompiers et liquidateurs qui ont éteint avec courage l’incendie du réacteur accidenté de Tchernobyl.</p>
<h2>Quels effets biologiques en cas d’accident nucléaire</h2>
<p>Le risque et les effets biologiques et cliniques dépendent de plusieurs facteurs : la dispersion des produits de fission relâchés dans l’atmosphère au gré des vents et qui retombent au gré des pluies ; la contamination des personnes, essentiellement par voie alimentaire ; la nature des émissions, des périodes de désintégration de chacun des produits de fission et de la chimie de leur assimilation dans l’organisme après contamination.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Carte montrant les taches de léopard sur les territoires de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Russie" src="https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=633&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=633&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=633&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=796&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=796&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/451144/original/file-20220309-27-1ig2u4z.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=796&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Après l’accident à Tchernobyl, selon le sens du vent et les précipitations, les particules radioactives sont retombées de façon irrégulière au sol, formant des « taches de léopard » fortement contaminées (rouge) au milieu de zones qui l’étaient moins (orange).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Sting, d’après CIA Handbook of International Economic Statistics (1996) -- University of Texas</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Sans qu’il y ait forcément explosion comme pour une bombe atomique, un accident de centrale nucléaire entraîne plusieurs types d’effets selon les particules et rayonnements émis et ses principaux produits de fission présents (iode 131, césium 134 et 127 et strontium 90) – tous radioactifs.</p>
<p><strong>L’émission de rayonnements alpha, gamma et de neutrons</strong> représente une contribution importante à la dose de radiations induite par la réaction de fission qui serait reçue par des personnes à proximité – comme les premiers intervenants sur le réacteur de Tchernobyl en 1986. Ces personnes peuvent présenter un syndrome aigu d’irradiation (parfois surnommé « mal des rayons ») qui est plus ou moins rapide selon la dose reçue mais suit généralement le processus suivant :</p>
<ul>
<li><p>Dès les premières minutes, nausées, vomissements, diarrhées peuvent être observés. Ces symptômes non spécifiques seront suivis d’une période de rémission trompeuse.</p></li>
<li><p>Des brûlures cutanées (les érythèmes) peuvent survenir avant la fin du premier jour.</p></li>
<li><p>Un changement dans la composition sanguine s’opère ensuite au bout de quelques semaines (syndrome hématopoïétique), avec des risques hémorragiques et/ou d’infections qui peuvent persister pendant le premier mois.</p></li>
<li><p>Suivant la dose, on peut également observer un syndrome gastro-intestinal pendant lequel l’ulcération ou la perforation des muqueuses de l’estomac et de l’intestin peuvent provoquer des hémorragies ou des septicémies fatales.</p></li>
<li><p>Enfin, pour des doses encore plus importantes, un syndrome neuro-vasculaire peut conduire à un œdème cérébral fatal en quelques jours.</p></li>
<li><p>Pour des doses encore plus élevées, ces étapes ont lieu dans les premières heures. Sur les 600 pompiers (super-liquidateurs) de Tchernobyl, environ 150 souffrirent d’un syndrome aigu d’irradiation avec une soixantaine de morts rapides.</p></li>
</ul>
<p>À côté de la dose de radiation reçue, comme nous l’avons indiqué, la nature des <strong>produits de fission radioactifs</strong> expulsés lors de l’accident joue également un rôle. Voici les principaux :</p>
<p>● <strong>Iode 131</strong>. Comme l’iode naturel, l’iode 131 (émetteur bêta et gamma) a la particularité de se fixer exclusivement sur la thyroïde, qui l’utilise pour produire des hormones spécifiques. La contamination par l’iode 131 est essentiellement due à l’ingestion des produits qui le fixe (eau, lait et végétaux).</p>
<p>Cet élément pose un problème de santé tant que sa radioactivité n’est pas devenue négligeable. Du fait de sa période (demi-vie) de huit jours, on considère que cela prend trois mois – son activité résiduelle n’est plus que de 1/1000<sup>e</sup> au bout de 80 jours.</p>
<p>La fixation de l’iode 131 sur la thyroïde peut entraîner des cancers de cet organe. Cependant, la thyroïde ayant un développement très lent chez l’adulte, ce risque n’est véritablement significatif que chez les enfants.</p>
<p>À <a href="https://www.unscear.org/unscear/fr/chernobyl.html">Tchernobyl</a>, on a enregistré environ <a href="https://www.iaea.org/newscenter/pressreleases/chernobyl-true-scale-accident">6500 cas de cancers de la thyroïde</a> chez des enfants contaminés essentiellement par le lait. Environ 15 ont succombé à leur cancer de la thyroïde. À Fukushima, la quantité d’iode libéré a été beaucoup plus faible. De plus, la consommation de lait, culturellement moins importante, a été rapidement interdite après l’accident. Moins de 300 cas de cancers de thyroïde de l’enfant ont été répertoriés à Fukushima et on ne sait toujours pas si cela constitue un excès par rapport à la normale du pays.</p>
<p>La thyroïde de l’adulte est peu susceptible de se radio-cancériser et, à part quelques rares exceptions, le cancer de la thyroïde de l’adulte reste aujourd’hui peu létal.</p>
<p>En conséquence, la protection de la thyroïde par la saturation en iode stable avec un <a href="https://www.irsn.fr/FR/connaissances/Sante/accident-radioprotection-sante/situation-urgence/Pages/idees-recues-iode-stable.aspx#.Yikh_hDMJKM">comprimé d’iodure de potassium n’a d’intérêt que pour les enfants et les adultes jeunes au moment du passage du nuage radioactif</a> (prise entre 1 à 2 h avant l’émission radioactive et jusqu’à quelques d’heures après). En revanche, saturer la thyroïde d’iode quand on est un adulte de plus de 40 ans peut avoir des conséquences néfastes, et notamment déclencher une dérégulation de cet organe. Donc la vigilance vis-à-vis de l’ingestion d’iode 131 doit être limitée aux enfants et aux adultes jeunes, dans un laps de temps bien défini.</p>
<p>● <strong>Césium</strong>. Les césium 137 et 134 sont des émetteurs bêta et gamma de période respective d’environ 30 et 29 ans. Comme le césium se substitue facilement au potassium, présent au sein de toutes nos cellules, il ne cible aucun organe spécifiquement. Il peut aussi se fixer dans les végétaux (champignons, baies…) et ainsi contaminer toute la chaîne alimentaire. Pour l’homme, la longue période du césium radioactif et sa rétention biologique conduisent à une exposition prolongée des organismes à des doses faibles.</p>
<p>Avec un recul de plus de 30 ans après l’accident de Tchernobyl, aucune pathologie spécifique à une contamination au césium radioactif n’a émergé. Cette conclusion peut s’expliquer par la <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s10654-017-0303-6">difficulté à mener des études épidémiologiques rigoureuses</a> (manquement dans l’enregistrement systématique des effets cliniques après l’accident, difficultés de rattachement au césium) mais aussi par la grande dispersion du césium dans l’atmosphère, ce qui en a ainsi réduit l’impact à distance du site.</p>
<p>● <strong>Strontium 90</strong>. Chimiquement, cet élément émetteur bêta peut se substituer facilement au calcium. Du fait d’une présence prolongée et de sa période de 29 ans, il pourrait entraîner des cancers de l’os (ostéosarcomes) mais aussi des leucémies si la moelle osseuse est atteinte. Il est à noter que le nombre de cancers de l’os potentiellement liés au strontium n’a pas été significatif après l’accident de Tchernobyl.</p>
<p>Produit moins abondant que le césium pendant la fission et moins volatil que l’iode, le strontium 90 ne représente un danger significatif que pour les régions les plus contaminées.</p>
<p>● <strong>Uranium</strong>. Quand la fission n’est pas complète ou quand un combustible neuf est endommagé, le problème des contaminations à l’uranium peut se poser. L’uranium naturel comprend trois composants, tous radioactifs : les uranium 238, 235 et 234, dont les périodes de désintégration sont respectivement de 4500, 700 et 0,25 millions d’années.</p>
<p>L’uranium est à la fois toxique chimiquement et radiologiquement. Très lourd et peu assimilable biologiquement, il peut se fixer dans les reins, les os, le foie et le poumon à long terme et contribuer à la mortalité cellulaire et aux dysfonctionnements graves des organes. En tant qu’atomes instables, ils sont émetteurs de rayons alpha qui déposent d’importantes quantités d’énergie là où ils se sont fixés et entraînent une mortalité cellulaire importante.</p>
<p>En conclusion, les <a href="https://www.unscear.org/docs/reports/2008/11-80076_Report_2008_Annex_D.pdf">conséquences sur la santé d’un accident de centrale nucléaire basée sur la fission</a> ne sont jamais négligeables.</p>
<p>Elles dépendent fortement de l’abondance de produits de fission émis et donc de l’endroit où l’on se trouve pendant l’accident : à Tchernobyl, une grande partie du cœur s’est volatilisée dans l’atmosphère sur près de 20000 km<sup>2</sup> du fait de 10 jours d’incendie en plus de l’explosion du réacteur ; à Fukushima, c’est une série de fuites, sans que le cœur soit à l’air libre, qui a contaminé une surface 10 à 30 fois plus réduite.</p>
<h2>Différences entre bombe atomique et accident de centrale : un problème de souffle et de masse</h2>
<p>Il existe trois différences fondamentales entre les explosions de bombes atomiques et les accidents de centrales nucléaires :</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="Vue du centre d’Hiroshima, rasé par l’explosion" src="https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/451167/original/file-20220310-25-1rq07tp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Lors de l’explosion d’une bombe nucléaire, l’effet blast est par définition dévastateur (ici, Hiroshima en 1945).</span>
<span class="attribution"><span class="source">US government</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>1) Le souffle (effet blast) est dévastateur dans un vaste périmètre dans le cas de l’explosion d’une bombe atomique et est la cause de la plupart des morts. Un réacteur nucléaire ne peut pas exploser comme une bombe atomique, mais peut exploser localement comme à Tchernobyl du fait d’un excès de puissance non maîtrisée.</p>
<p>2) Dans le cas d’une bombe, l’émission de rayonnements gamma et de neutrons est instantanée (effet flash) et produit des effets à plus grande distance que les effets de souffle ; en cas d’accident de centrale, les émissions de produits de fission peuvent continuer tant que le cœur du réacteur n’est pas reconfiné (ex : Tchernobyl) ou que la fusion du cœur n’est pas maîtrisée (Fukushima). Dans les deux cas, surfaces au sol et air sont contaminés.</p>
<p>3) Le cœur d’un réacteur moyen de centrale nucléaire à fission contient une centaine de tonnes de combustible alors que la masse de produits fissiles d’une bombe atomique est de l’ordre de la dizaine de Kg. Ainsi, bien que non négligeables, les émissions radioactives et la contamination de l’environnement pour une bombe atomique sont bien inférieures et durent moins longtemps que celles d’un accident grave de centrale.</p>
<p>C’est la raison essentielle de la sécurisation du combustible des réacteurs nucléaires par les trois barrières indispensable pour minimiser l’impact d’un potentiel accident. Et c’est aussi pourquoi les comprimés d’iode stable présentent un intérêt dans le cadre d’un accident de centrale nucléaire, à proximité du réacteur accidenté, et peu d’intérêt en cas d’explosion d’une bombe atomique.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178979/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Nicolas Foray a été fondateur et conseiller scientifique de 2014 à 2020 (mais jamais dirigeant actif) de la Société Neolys Diagnostics, qui développe des tests de radiosensibilité. Il a reçu 2000 Euros en totalité pour cette fonction.
L'unité Inserm 1296 que dirige Nicolas Foray reçoit régulièrement des financements et subventions d'agences soutien à la recherche : ANR, projets d'Investissement d'avenir, INCa, Ligue, ARC, FRM, CNES, Commission Européenne, EDF. Toutes dans le cadre réglementé d'appels à projets publics.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Michel Bourguignon est membre de la Société Française de Radioprotection et rédacteur en chef de Radioprotection, journal scientifique de cette association.</span></em></p>
Alors que la situation est compliquée à Tchernobyl et que la menace nucléaire a été évoquée par le président russe, voici les conséquences de ces deux types de risques. Qui n’ont que peu en commun.
Nicolas Foray, Directeur de Recherche à l'Inserm, Unité U1296 « Radiations : Défense, Santé, Environnement », Inserm
Michel Bourguignon, Professeur émérite de Biophysique et Médecine Nucléaire, Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178733
2022-03-10T20:29:08Z
2022-03-10T20:29:08Z
La menace nucléaire agitée par Poutine réactive notre conscience de la finitude
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/450673/original/file-20220308-27-t5gnkz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C42%2C1278%2C868&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Avec la guerre en Ukraine, des problèmes que nous pensions surmontés depuis longtemps ont refait leur apparition.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/illustrations/radioactif-attention-panneaux-1361418/">Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Nous avons, du fait des circonstances, des plus locales aux plus vastes l’occasion de reprendre clairement conscience du fait que nous sommes mortels. Dans un contexte de crise climatique et deux ans après le début de la pandémie de Covid-19, le monde s’inquiète désormais de voir le président russe Vladimir Poutine agiter la menace de l’arme nucléaire en Ukraine et des conséquences de fin du monde qui en découleraient.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1499014218149945346"}"></div></p>
<p>Redécouvrir vraiment que nous sommes mortels pourrait sembler une catastrophe, et c’est tout le contraire. Voici pourquoi : croire que nous sommes immortels, c’est se tromper fondamentalement sur nous-mêmes.</p>
<p>Nos habitudes de faire l’autruche ont la vie dure. Nous avons cru pendant quelques décennies que nous avions dépassé les problèmes les plus importants. Nous sommes devenus hyper-consommateurs, nous parions sur les nouvelles technologies et l’« intelligence artificielle ».</p>
<p>À l’image d’Elon Musk qui promet les premières implantations de puces dans les cerveaux humains dans l’année, nous résistons difficilement aux promesses d’immortalité du transhumanisme, sans réflexion sur ce que cela signifie ou signifierait si l’on rêve à une immortalité acquise grâce aux biotechnologies, entre autres.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1489185090571628544"}"></div></p>
<p>La recherche du profit à tout crin a aussi de son côté la vie dure. Nous ne jurons que par les marchés et une économie d’entrepreneurs et de start-up. Ceci malgré une crise du climat gigantesque et les conflits de toute part, y compris en Europe… Nous sommes forts pour nous bercer d’illusions. Et nous continuons le plus souvent nos routes comme si de rien n’était.</p>
<p>Nous rêvions d’un contrôle et d’une transparence totale du réel. Jusqu’à l’ivresse. L’ivresse non plus d’un rêve d’immortalité, pis : d’une présupposition d’immortalité. Nous nous posons des problèmes d’immortels. Or nous sommes mortels, le monde tel qu’il devient nous le redit assez.</p>
<p>Mais nous nous entêtons dans ce que l’on a emmagasiné de croyances notamment depuis 1989, depuis ce moment où a pu être crédible un temps le principe « TINA », pour « There is no alternative » (il n’y a pas d’alternative). Sous-entendu, il n’y a pas d’alternative au libéralisme à tout crin, aux nouvelles technologies, à la présupposition que nos corps sont infiniment plastiques, et que l’on peut, sur tous les plans allant de la santé au sexe, en faire absolument ce que l’on veut.</p>
<h2>Idéologies d’aujourd’hui</h2>
<p>Comme le disait Jacques Brel, nous nous posons des problèmes d’immortels, alors que nous sommes mortels, et nous avons envie de l’oublier. Mais le redécouvrir a du bon, et plus encore : notre désir d’immortalité entraîne un déni de réalité des autres et de nous-mêmes. Redécouvrir que nous sommes mortels nous éveille de nouveau aux autres, et à nous-mêmes.</p>
<p>Reconnaître notre vulnérabilité et notre finitude a d’abord pour effet la redécouverte du sens de la solidarité. Cela nous ouvre à faire désormais plus attention aux autres que ce qui est de coutume. Par exemple à nos prédécesseurs, aux personnes âgées.</p>
<p>Ces dernières semaines, les cas de maltraitances dans les Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), révélées dans le livre <em>Les Fossoyeurs</em> du journaliste Victor Castanet, sont venus rappeler cruellement que le sort des personnes âgées est de plus en plus massivement celui de l’isolement et de l’épuisement.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ehpad-et-maltraitance-comment-sortir-de-la-crise-176045">Ehpad et maltraitance : comment sortir de la crise ?</a>
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<p>Rien qu’à observer ce que nous devenons à vivre ainsi, nous devrions avoir la lucidité d’endiguer à la racine les illusions d’immortalité qui nous taraudent, nous fascinent, nous font perdre tout sens de la réalité, de la réflexion, et du sens de nos vies.</p>
<p>Reconnaître notre finitude nous aide à nous dessiller le regard sur notre situation. En nous réapprenant l’honnêteté, le sens de la contradiction, et la complexité du monde.</p>
<p>Jusqu’ici, pris dans une ère de surconsommation, de course de plaisir en plaisir, de nouveaux produits en nouveaux produits, nous étions en pleine contradiction. Car tout en surconsommant de tout, nous étions capables de clamer que nous nous inquiétons du climat, des crises géopolitiques en cours et à venir, de l’environnement, des questions de santé publique, de la défense des libertés.</p>
<p>Bref, de toutes sortes de choses qui font les idéologies d’aujourd’hui.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1500713868678639616"}"></div></p>
<p>Savoir que l’on est mortel, le savoir vraiment, est une chance : celle de saisir chaque instant tel qu’il s’offre, totalement.</p>
<p>La prise de conscience de notre mortalité est sans doute à la racine du sens même de nos vies. Nous étions en train de l’oublier plus que jamais. Du fait des illusions que favorisent les nouvelles technologies avec la kyrielle indéfinie des « mondes » virtuels qu’elles rendent possibles. Mais les mondes virtuels ne sont que virtuels. Ils ne sont pas les mondes de la vraie vie et de la vraie mort. Or jusqu’à nouvel ordre à tous égards, nous n’avons vous et moi qu’une vie qui nous soit connaissable, ici et maintenant. Et nous n’aurons toutes et tous qu’une mort.</p>
<h2>Le temps du seul essai</h2>
<p>La plus heureuse des morts est sans doute du style de celle d’un homme comme Emmanuel Kant, qui a eu le temps de prendre conscience qu’il allait mourir, et juste avant, d’éprouver et de dire : « es ist gut » (« c’est bien »). C’est bien, c’est-à-dire : j’ai vécu comme je pensais qu’il fallait tenter de vivre. J’ai à la fois fait ce que je devais tenter de faire, et véritablement vécu.</p>
<p>Le temps d’un essai. Le temps du seul essai qui nous soit donné sur cette Terre, aussi fait soit-il de multiples étapes, découvertes, tentatives. Encore faut-il pour que l’essai soit composé de véritables tentatives, vivre pleinement ces dernières. Comme si c’était à chaque fois la dernière fois. Chaque jour le dernier jour. Alors chaque jour est intensément vécu, éprouvé, accueilli, d’autant plus riche.</p>
<p>Un proverbe tibétain dit qu’il faut vivre chaque jour comme si c’était le dernier, et apprendre comme si l’on en avait pour l’éternité :</p>
<blockquote>
<p>« Apprends comme si tu devais vivre pour toujours et vis comme si tu devais mourir ce soir ».</p>
</blockquote>
<p>Nous, nous inversons les choses. Nous vivons comme si l’on savait tout. Il est grand temps que nous réapprenions que c’est « lorsque notre propre mort (nous)… dit quelque chose », que nous commençons à vivre, comme le dit le philosophe Alexandre Kojève. Nous accomplissons alors pleinement notre humanité. On vit alors chaque jour comme si c’était le dernier, en apprenant comme si cela n’allait jamais s’arrêter.</p>
<hr>
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<em>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/2022-ah-cueillir-le-bonheur-174299">2022 : Ah… cueillir le bonheur !</a>
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</p>
<hr>
<p>Si malheureusement les circonstances actuelles, dont la situation politique, nous réveillent, on peut se dire qu’en un certain sens c’est une chance à saisir. Il y a parmi les humains, certaines et certains dont le métier est de cultiver le sens du présent ici et maintenant, qui le recréent plus intensément que quiconque : les artistes. Nous avons intérêt à nous mettre à l’écoute de ceux d’entre eux que nous aimons, si nous voulons réapprendre à vivre.</p>
<p>Pour qu’il ne soit jamais, comme le craignait Aragon, trop tard.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178733/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Laurent Bibard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La prise de conscience de notre mortalité est sans doute à la racine du sens même de nos vies. Nous étions en train de l’oublier.
Laurent Bibard, Professeur en management, titulaire de la chaire Edgar Morin de la complexité, ESSEC
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178850
2022-03-09T19:18:57Z
2022-03-09T19:18:57Z
Armes thermobariques : de quoi s’agit-il, pourquoi les interdire ?
<p>Les forces russes en Ukraine pourraient avoir utilisé des <a href="https://www.abc.net.au/news/2022-03-01/ukraine-ambassador-us-russia-used-vacuum-bomb-cluster-munitions/100870638">armes thermobariques et des bombes à fragmentation</a> (ou bombes à sous-munitions), selon des rapports du gouvernement ukrainien et de groupes de défense des droits de l’homme. Si cela est vrai, cela représente une escalade dans la brutalité qui devrait tous nous alarmer.</p>
<p>Alors que les armes à sous-munitions sont interdites par la convention internationale, les munitions thermobariques – également connues sous le nom de dispositifs explosifs air-carburant ou « bombes à vide » – ne sont pas explicitement interdites <em>pour une utilisation contre des cibles militaires</em>. Ces dispositifs dévastateurs, qui créent une boule de feu dévoreuse d’oxygène suivie d’une onde de choc mortelle, sont bien plus puissants que la plupart des autres armes conventionnelles.</p>
<h2>Qu’est-ce qu’une arme thermobarique ?</h2>
<p>Les armes thermobariques sont généralement déployées sous forme de fusées ou de bombes, et elles fonctionnent en libérant du combustible et des charges explosives. Différents combustibles peuvent être utilisés, notamment des métaux toxiques en poudre et des matières organiques contenant un oxydant.</p>
<p>La charge explosive disperse un grand nuage de combustible qui s’enflamme ensuite au contact de l’oxygène de l’air environnant. Cela crée une boule de feu à haute température, ainsi qu’une onde de choc massive qui aspire littéralement l’air de tout être vivant à proximité.</p>
<p>Les bombes thermobariques sont dévastatrices et efficaces dans les zones urbaines ou en milieu ouvert, et peuvent pénétrer dans les bunkers et autres lieux souterrains, privant leurs occupants d’oxygène. Il y a très peu de choses qui peuvent protéger les humains et les autres formes de vie de leur effet de souffle et de leur effet incendiaire.</p>
<p>Un rapport de la CIA de 1990, cité par <a href="https://www.hrw.org/news/2000/02/01/chechnya-conflict-use-vacuum-bombs-russian-forces">Human Rights Watch</a>, décrit les effets d’une explosion thermobarique dans un espace confiné :</p>
<blockquote>
<p>« Les personnes proches du point d’ignition sont atomisées. Celles se trouvant en périphérie sont susceptibles de subir de nombreuses blessures internes, et donc invisibles, notamment des éclatements des tympans, des écrasements des organes de l’oreille interne, de graves commotions cérébrales, des ruptures des poumons et des organes internes, voire la cécité. »</p>
</blockquote>
<h2>Une histoire de l’horreur</h2>
<p>Des versions rudimentaires d’armes thermobariques ont été mises au point par l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Les États occidentaux, ainsi que l’Union soviétique et plus récemment la Russie, les utilisent depuis les années 1960.</p>
<p>On pense que l’Union soviétique a utilisé des armes thermobariques contre la Chine pendant le conflit sino-soviétique de 1969, ainsi qu’en Afghanistan durant sa prise de contrôle du pays en 1979. Moscou les a également utilisées en Tchétchénie et en <a href="https://www.rferl.org/a/russia-separatists-advanced-weaponry/31681767.html">aurait fourni</a> aux rebelles séparatistes dans l’est de l’Ukraine.</p>
<p>Les États-Unis ont utilisé ces armes au <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/CBU-55">Vietnam</a> et <a href="https://web.archive.org/web/20100112102609/http://www.commondreams.org/headlines02/0303-06.htm">dans les montagnes d’Afghanistan</a>.</p>
<h2>Pourquoi certaines armes sont interdites, même en temps de guerre</h2>
<p>Bien que les armes thermobariques ne soient pas encore formellement interdites, il existe plusieurs arguments allant à l’encontre de leur développement et leur utilisation.</p>
<p><a href="https://www.icrc.org/en/war-and-law">Le droit humanitaire international</a> stipule ce qui est et ce qui n’est pas permis en temps de guerre. On sait depuis longtemps que même les guerres ont leurs limites : si certaines armes sont considérées comme légales, d’autres ne le sont pas, précisément parce qu’elles violent des principes clés du droit humanitaire.</p>
<p>Un <a href="https://www.hrw.org/news/2022/02/23/russia-ukraine-international-law-occupation-armed-conflict-and-human-rights">nouveau rapport</a> de Human Rights Watch indique clairement que l’invasion russe en Ukraine est illégale. Il s’appuie sur les Conventions de Genève pour définir l’illégitimité des actions de Moscou, y compris son utilisation ou son utilisation potentielle d’armes particulières.</p>
<p>L’utilisation d’armes dans des attaques indiscriminées – celles qui ne peuvent pas faire la distinction entre les combattants et les civils – est interdite par les Conventions de Genève. Une arme thermobarique peut viser spécifiquement les installations et le personnel militaires, mais ses effets ne peuvent être limités à une seule zone. Selon toute vraisemblance, de nombreux civils seraient tués si de telles bombes étaient utilisées sur une ville. L’utilisation d’armes explosives dans des zones peuplées entraînerait des attaques indiscriminées et disproportionnées. Les bombes aériennes, même si elles visent des objectifs militaires, constituent une grave menace pour les civils en raison de leur large rayon d’explosion.</p>
<h2>Souffrances inutiles</h2>
<p>Les efforts visant à interdire ces armes <a href="https://unidir.org/files/publications/pdfs/protecting-civilians-from-the-effects-of-explosive-weapons-en-293.pdf">n’ont pas encore abouti à une interdiction claire</a>. La Convention de 1980 sur certaines armes classiques (communément appelée « Convention sur les armes inhumaines ») traite des armes incendiaires, mais les États ont réussi à éviter une interdiction explicite des bombes thermobariques.</p>
<p>En plus des impacts sur les civils, les bombes thermobariques causeraient des blessures superflues et des souffrances inutiles. En vertu du droit humanitaire international, elles ne devraient pas être utilisées.</p>
<p>Il existe un point à partir duquel – même si une guerre est jugée légitime ou « juste » –, la violence ne doit pas impliquer des armes excessivement cruelles ou inhumaines. Si une arme est susceptible de prolonger l’agonie des soldats (ou des civils) ou d’entraîner des blessures superflues et inacceptables, son utilisation n’est théoriquement pas autorisée. Les armes thermobariques semblent clairement répondre à cette définition.</p>
<h2>Bombes à fragmentation et armes nucléaires</h2>
<p>Les armes thermobariques ne sont pas les seules à nous inquiéter dans la guerre actuelle. Le gouvernement ukrainien et les groupes de défense des droits de l’homme affirment que la Russie a également utilisé des munitions à fragmentation. Il s’agit de bombes ou de roquettes qui libèrent un ensemble de petites « bombettes » sur une large zone.</p>
<p>Les armes à sous-munitions ont été <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Convention_on_Cluster_Munitions">interdites par une convention internationale en 2008</a>. La Russie ne l’a pas signée (pas plus que les États-Unis, la Chine ou l’Inde), mais jusqu’à présent, elle a largement respecté les dispositions de la convention.</p>
<p>Cependant, le plus préoccupant est peut-être l’arsenal d’armes nucléaires de Moscou. Le président Vladimir Poutine a <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-60513116">fortement laissé entendre</a> qu’il serait potentiellement prêt à les utiliser, mettant les forces nucléaires russes en état d’alerte et avertissant que les pays qui interviendraient dans l’invasion s’exposeraient à des « conséquences que vous n’avez encore jamais connues ». La Russie possède environ 6 000 armes nucléaires et une escalade du conflit <a href="https://theconversation.com/as-putin-puts-nuclear-forces-on-high-alert-here-are-5-genuine-nuclear-dangers-for-us-all-177923">pourrait entraîner leur utilisation</a> – délibérément ou par inadvertance dans le brouillard de guerre.</p>
<p>Poutine n’est pas le seul à avoir proféré de telles menaces. Les États-Unis possèdent environ 5 500 armes nucléaires et leur politique nucléaire promet la dévastation nucléaire à leurs adversaires. Même les Britanniques et les Français ont recours à la pression nucléaire et <a href="https://www.bbc.com/news/world-asia-42549687">l’ancien président américain Donald Trump</a> a utilisé un langage similaire lorsqu’il a menacé la Corée du Nord. Mais la déclaration de Poutine va même au-delà de ces menaces.</p>
<p>Ce sont ces dangers bien réels qui, aux Nations unies, ont <a href="https://theconversation.com/the-nuclear-weapons-ban-treaty-is-groundbreaking-even-if-the-nuclear-powers-havent-signed-153197">conduit 122 États</a> à voter en faveur du développement du Traité d’interdiction des armes nucléaires en 2017.</p>
<p>La guerre en Ukraine est le dernier rappel en date que nous devons agir pour éliminer les armes thermobariques, à fragmentation et nucléaires, sous un contrôle international strict. Les enjeux sont tout simplement trop importants pour permettre à ces dangers de perdurer.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178850/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marianne Hanson a reçu des fonds du ministère norvégien des Affaires étrangères et de l'Université du Queensland pour mener des recherches sur les armes et le droit international. À titre bénévole, elle est actuellement coprésidente de l'ICAN Australie (Campagne internationale pour l'abolition des armes nucléaires). </span></em></p>
Les bombes thermobariques créent une boule de feu dévoreuse d’oxygène suivie d’une onde de choc mortelle. À l’heure actuelle, leur utilisation n’est pas formellement interdite.
Marianne Hanson, Associate Professor of International Relations, The University of Queensland
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tag:theconversation.com,2011:article/177581
2022-03-03T19:55:32Z
2022-03-03T19:55:32Z
Nucléaire iranien : accord en vue ?
<p>Les négociations sur le nucléaire iranien <a href="https://www.lefigaro.fr/international/reprise-des-negociations-sur-le-nucleaire-iranien-a-vienne-20220208">qui ont repris le 8 février dernier</a> à Vienne entre d’un côté, la France, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine et l’Allemagne avec la participation indirecte des États-Unis et, de l’autre, l’Iran, seraient <a href="https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/diplomatie-pendant-ce-temps-les-negociations-sur-le-nucleaire-iranien-pourraient">sur le point d’aboutir à un accord</a>.</p>
<p>Bien que Washington et Téhéran partagent la volonté de parvenir à un deal, plusieurs facteurs ont, du côté américain, entravé au cours des derniers mois les progrès sur ce dossier. L’évolution récente du contexte international semble toutefois aujourd’hui de nature à surmonter les derniers obstacles. Mais la signature d’un accord n’impliquerait pas nécessairement une baisse des tensions au Moyen-Orient.</p>
<h2>Aux États-Unis, pressions internes et enjeu électoral</h2>
<p>Dès son entrée en fonctions, l’administration Biden avait <a href="https://atalayar.com/fr/content/les-etats-unis-entament-un-rapprochement-avec-liran-pour-relancer-laccord-nucl%C3%A9aire">exprimé sa volonté</a> de trouver un accord avec l’Iran, après la décision en 2018 de l’ancien président Donald Trump de <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/05/08/donald-trump-annonce-le-retrait-des-etats-unis-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_5296297_3222.html">sortir unilatéralement</a> du Plan d’action global conjoint (Joint Compréhensive Program of Action ou « JCPOA ») conclu lu le 14 juillet 2015 et de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/trump-retablit-toutes-les-sanctions-contre-l-iran-et-apres-02-11-2018-2267949_24.php">rétablir les sanctions contre Téhéran</a>.</p>
<p>Malgré cet objectif déclaré et l’existence de nombreuses voix au sein de l’administration qui privilégient la négociation au rapport de force, les discussions avec l’Iran se sont enlisées dans une impasse.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/5FBqjLuCAjY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Nucléaire iranien : pour Ali Khamenei, Joe Biden n’est pas différent de Donald Trump, France 24, 28 août 2001.</span></figcaption>
</figure>
<p>Ces mois de blocage s’expliquent en bonne partie par le fait que l’administration Biden, dont le bilan en matière de politique intérieure est <a href="https://time.com/6140442/joe-biden-presidency-second-year/">pour le moins mitigé</a>, redoute de donner des arguments supplémentaires à ses adversaires en faisant des concessions à l’Iran.</p>
<p>En effet, la politique étrangère américaine ne peut être décorrélée de la politique intérieure et des considérations électorales. Après le retrait d’Afghanistan, qualifié par Le Pentagone d’« <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/amerique-nord/un-echec-strategique-les-regrets-du-pentagone-sur-l-afghanistan_2159434.html">échec stratégique</a> », le risque est de taille pour le successeur de Donald Trump.</p>
<p>Une attitude trop complaisante à l’égard de l’Iran serait interprétée comme une nouvelle manifestation de faiblesse qui se traduirait par un coût électoral important. Bien que Biden demeure en mauvaise posture et que les pronostics <a href="https://www.vox.com/22899204/midterm-elections-president-biden-thermostatic-opinion">donnent les Démocrates perdants</a> lors de la prochaine échéance électorale des <em>midterms</em>, trois facteurs peuvent éclairer l’évolution de la position de l’administration américaine dans les négociations sur le nucléaire.</p>
<h2>La consolidation d’une ligne modérée</h2>
<p>Le premier a trait à l’affirmation de la ligne incarnée par le conseiller du président Biden pour le Moyen-Orient <a href="https://www.lejdd.fr/International/robert-malley-un-negociateur-americain-chevronne-face-a-liran-4022009">Robert Malley</a> après le <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/us-repeats-its-willing-meet-iran-directly-nuclear-issue-2022-01-24/">départ de l’équipe de négociateurs de Richard Nephew</a> et de deux de ses collaborateurs qui préconisaient une attitude beaucoup plus ferme à l’égard de l’Iran, exigeant notamment de fixer à Téhéran une <a href="https://www.jpost.com/middle-east/iran-news/article-694525">échéance à partir de laquelle les négociations prendraient fin</a> si les Iraniens s’arc-boutent sur leur intransigeance.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1485844833021599746"}"></div></p>
<p>Il est vrai que depuis le début des discussions, l’Iran, bien que confronté à de <a href="https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/iran-l-instabilite-politique-aggrave-la-crise-en-provoquant-la-fuite-des-capitaux-894606.html">graves problèmes économiques internes</a>, a démontré sa volonté de négocier à son rythme sans prendre le moindre engagement tant que son <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20220207-nucl%C3%A9aire-iranien-t%C3%A9h%C3%A9ran-exige-la-lev%C3%A9e-des-sanctions-pour-relancer-l-accord">exigence</a> quant à la levée d’une partie significative des sanctions qui le frappent ne serait pas entendue.</p>
<p>Pour donner plus de poids à sa position, Téhéran a accéléré au cours de ces dernières années <a href="https://www.telos-eu.com/fr/politique-francaise-et-internationale/iran-et-russie-une-cooperation-securitaire-croissa.html">son rapprochement avec la Russie</a>, pays avec lequel il entretient des relations de coopération étroite sur les plans militaire, commercial et technologique.</p>
<p>Cette volonté d’aller plus avant dans la coopération stratégique s’est notamment matérialisée le 19 janvier dernier lors de la visite du président iranien Ibrahim Raissi à Moscou, où il a prononcé un <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1288178/la-cooperation-teheran-moscou-va-renforcer-la-securite-regionale-affirme-raissi.html">discours devant la Douma</a>. Dans le contexte de l’offensive militaire en Ukraine, l’Iran s’est rangé du côté russe, considérant le potentiel élargissement de l’OTAN vers l’est comme une « menace grave » et s’abstenant de condamner ou de critiquer les actions de Moscou, bien qu’il estime que <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-quelles-sont-les-reactions-des-pays-allies-de-moscou-apres-l-offensive-de-l-armee-russe_4984254.html">« la guerre n’était pas une solution »</a>.</p>
<p>Dans le même temps, l’Iran a envoyé le message qu’il est une force avec laquelle il faut compter en <a href="https://www.cnbc.com/2022/02/10/iran-nuclear-talks-restart-as-critical-time-pressure-and-distrust-builds.html">dévoilant un nouveau missile balistique le 16 février dernier</a>.</p>
<h2>L’urgence de parvenir à un accord</h2>
<p>Par ailleurs, si la ligne incarnée par Malley dans le cadre de ces négociations s’est trouvée consolidée avec le départ de Nephew, le facteur temps a également rendu urgente la conclusion d’un accord.</p>
<p>Avec leur retrait du JCPOA, les États-Unis ont versé dans un maximalisme qui leur a coûté leur avantage et entraîné un inévitable retour de bâton les empêchant aujourd’hui d’arracher des concessions majeures à l’Iran. Depuis avril 2021 et l’attaque <a href="https://www.challenges.fr/monde/l-iran-accuse-israel-d-une-attaque-contre-un-site-nucleaire_759924">contre le site nucléaire de Natanz</a>, imputée par Téhéran à Israël, l’Iran a <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/14/enrichissement-a-60-de-son-uranium-l-iran-durcit-son-bras-de-fer-diplomatique_6076733_3210.html">augmenté l’enrichissement de son uranium de 20 à 60 %</a>, soit dans des quantités très supérieures à celles agrées par l’accord sur le nucléaire de 2015.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/I_euysptSy4?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Nucléaire iranien : Téhéran va enrichir à 60 % son uranium, Euronews, 14 avril 2021.</span></figcaption>
</figure>
<p>Or, <a href="https://foreignpolicy.com/2022/01/10/iran-nuclear-weapon-breakout/">comme l’a fait récemment remarquer <em>Foreign Policy</em></a>, « en 2015, quand les restrictions du JCPOA étaient en place, les États-Unis ont estimé qu’il faudrait 12 mois à l’Iran pour produire suffisamment de combustible nucléaire pour pouvoir fabriquer une bombe s’il décidait d’abandonner l’accord. […] Aujourd’hui, cette estimation s’est réduite à environ un mois. »</p>
<p>Ce constat est largement relayé par les responsables politiques occidentaux, qui ont souligné le risque de voir l’Iran s’imposer comme un État du seuil. <a href="https://www.economist.com/middle-east-and-africa/nuclear-talks-with-iran-enter-the-endgame/21807592">De l’aveu même de Robert Malley</a>, « un accord nucléaire aujourd’hui ne serait pas en mesure d’offrir les mêmes avantages en matière de non-prolifération nucléaire, car le <em>breakout time</em> de l’Iran – les mois nécessaires pour acquérir suffisamment de matières fissiles nécessaires à la fabrication d’une bombe – est nettement plus court ».</p>
<p>Cette nouvelle réalité a donc brutalement accru la nécessité de parvenir à un accord, le temps jouant désormais en faveur de Téhéran.</p>
<h2>L’impact du contexte géopolitique</h2>
<p>Enfin, le nouveau contexte d’exacerbation des tensions internationales avec la Chine et la Russie et la crise en Ukraine tendent à accréditer le point de vue des tenants d’une politique de désescalade.</p>
<p>Les développements récents attestent en effet que Washington n’a plus les moyens d’affirmer sa prééminence sur la scène internationale en s’engageant dans un bras de fer avec tous les acteurs qui manifestent leur volonté de réduire la prépondérance américaine, à savoir contre la Chine dans son environnement régional, la Russie en Europe et l’Iran au Moyen-Orient.</p>
<p>Ainsi, en dépit des différences de vues en interne aux États-Unis et des objections formulées par les détracteurs de l’accord sur le nucléaire – comme le président du Comité des affaires étrangères du Sénat Bob Menendez qui a récemment <a href="https://www.politico.com/news/2022/02/09/lawmakers-pessimistic-about-new-iran-nuke-deal-00007384">affirmé</a> que « le seul accord possible est un mauvais accord » et que « l’administration veut tellement un accord qu’elle s’engage dans un accord vraiment dangereux » –, les États-Unis sont désormais contraints à une attitude plus conciliante à l’égard de l’Iran.</p>
<p>Un accord serait donc <a href="https://ici.radio-canada.ca/nouvelle/1860425/nucleaire-iran-washington-accord-negociations">« en vue »</a> et pourrait prendre forme rapidement si les Iraniens obtiennent la garantie que les engagements américains résisteront aux alternances électorales.</p>
<p><a href="https://www.aljazeera.com/news/2022/2/8/what-to-expect-as-talks-on-irans-nuclear-deal-reach-final-step">Inquiet d’un possible retour en arrière</a> en cas de réélection de Donlad Trump en 2024, Téhéran demande aujourd’hui des <a href="https://www.timesofisrael.com/iran-calls-for-us-congress-to-make-a-political-statement-on-nuclear-deal/">assurances en ce sens au Congrès</a>. Le dénouement proche de ce huitième cycle de pourparlers n’est cependant pas sans provoquer l’inquiétude croissante des alliés de Washington, au premier rang desquels Israël.</p>
<h2>Les craintes d’Israël</h2>
<p>À l’heure actuelle, Washington doit tenter de résoudre un dilemme complexe : parvenir à un accord avec l’Iran pour se recentrer sur ses priorités stratégiques tout en restant présent et crédible aux côtés de ses alliés régionaux.</p>
<p>Les premiers signes d’une évolution en faveur d’un accord avec Téhéran ont conduit Israël, pour la première fois depuis le début des négociations, à <a href="https://www.axios.com/vienna-nuclear-talks-israel-envoy-iran-3444f8b6-846c-4212-86c4-c40d10c6d686.html">envoyer un émissaire aux pourparlers de Vienne</a> pour rencontrer des représentants des États-Unis et exprimer ses réserves sur les grands principes d’un accord.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1499292712717201414"}"></div></p>
<p>Quelques jours auparavant, le premier ministre Naftali Bennett a fait savoir au ministre allemand des Affaires étrangères que « la signature d’un accord nucléaire avec l’Iran serait une erreur qui <a href="https://www.crisisgroup.org/trigger-list/iran-us-trigger-list/flashpoints/israel">mettrait en danger toute la région</a> ».</p>
<p>Dès le début, Israël, qui se considère de plus en plus vulnérable à la menace balistique iranienne, a affiché son hostilité à un accord qui ne lierait pas le volet nucléaire au volet balistique. Si certains experts israéliens ont appelé à frapper les sites nucléaires iraniens avant que Téhéran ne dispose d’une capacité militaire atomique, les rapports militaires les plus sérieux affirment qu’un tel scénario serait <a href="https://www.al-monitor.com/originals/2021/12/israeli-army-not-ready-strike-irans-nuclear-program">contre-productif sans être réellement efficace</a>.</p>
<h2>Une coalition régionale face à l’Iran ?</h2>
<p>Pour tenter de sauvegarder leurs intérêts et de se prémunir contre les effets négatifs d’un accord sur le nucléaire, les Israéliens cherchent donc aujourd’hui à renforcer leur coopération avec les pays du Golfe.</p>
<p>La visite de Naftali Bennett au Bahreïn le 15 février dernier, au cours de laquelle il a exprimé sa volonté d’<a href="https://www.timesofisrael.com/wrapping-up-visit-bennett-says-bahrain-clearly-seeking-closer-ties-with-israel/">approfondir les relations stratégiques</a> pour faire face aux défis régionaux, s’inscrit dans le prolongement de son déplacement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/12/13/a-abou-dhabi-naftali-bennett-scelle-le-rapprochement-d-israel-avec-les-emirats_6105853_3210.html">aux Émirats en décembre dernier</a>. Ce rapprochement est dicté par la crainte partagée aussi bien par Israël que par les pays du Golfe de voir un accord sur le nucléaire renforcer la position régionale de l’Iran.</p>
<p>De leur côté, les Émirats arabes unis, qui ont subi en <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20220124-attaques-contre-les-%C3%A9mirats-une-nouvelle-page-s-ouvre-dans-le-conflit-au-y%C3%A9men">janvier dernier</a> plusieurs attaques imputées aux rebelles houthis du Yémen, proches de Téhéran, maintiennent tout de même de très bonnes relations avec l’Iran, tandis que l’Arabie saoudite poursuit ses <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20210419-l-iran-et-l-arabie-saoudite-ont-entam %C3 %A9-des-pourparlers-secrets- %C3 %A0-bagdad">négociations</a> avec ce dernier, consacrées essentiellement au conflit du Yémen. Israël n’en espère pas moins mettre sur pied une coalition régionale face à Téhéran. Ainsi, la perspective d’un accord prochain sur le nucléaire est loin de mettre un terme à la confrontation régionale ; celle-ci semble au contraire appelée à se poursuivre…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/177581/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lina Kennouche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Presque quatre ans après la sortie des États-Unis de l’accord sur le nucléaire iranien, ce texte pourrait entrer de nouveau en vigueur dans les tout prochains jours.
Lina Kennouche, Docteur en géopolitique, Université de Lorraine
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178095
2022-02-28T19:34:02Z
2022-02-28T19:34:02Z
Le chantage nucléaire de Vladimir Poutine
<p>La nouvelle, brutale, est tombée dimanche 27 février en milieu d’après-midi, alors que l’« opération militaire spéciale » (comprendre : l’invasion russe) du Kremlin en Ukraine en était à son quatrième jour : devant les caméras de la télévision, Vladimir Poutine, de sa voix froide habituelle, les traits manifestement tirés, donnait à son ministre de la Défense, Sergueï Choïgou et à son chef d’état-major Valeri Guerassimov l’ordre de <a href="https://www.politico.eu/article/putin-puts-russian-nuclear-forces-on-high-alert/">mettre les forces de dissuasion russes en alerte</a>. Forces de dissuasion qui comprennent, on le sait, un volet nucléaire.</p>
<p>En France comme ailleurs, cette information devait provoquer un vent de panique chez les journalistes qui commentaient alors l’actualité. De toute évidence, un palier avait été franchi et l’on a vu alors convoqués de <a href="https://www.bfmtv.com/international/cuba-conflit-inde-pakistan-les-dernieres-fois-ou-la-dissuasion-nucleaire-a-ete-mise-a-l-epreuve_AD-202202280204.html">nombreux précédents</a> s’étant produits pendant les heures les plus sombres de la guerre froide.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-il-faut-prendre-les-menaces-nucleaires-russes-au-serieux-178047">Pourquoi il faut prendre les menaces nucléaires russes au sérieux</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Tentons d’y voir plus clair avec, encore une fois, un détour par l’histoire – ancienne et récente – pour savoir s’il faut vraiment avoir peur de Poutine ou s’il ne faudrait pas plutôt voir dans ce chantage nucléaire du président russe ce que le premier ministre britannique Boris Johnson a <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/europe/putin-nuclear-threat-boris-johnson-b2024564.html">qualifié</a> de « manœuvre de diversion », une opération destinée à camoufler ce qui pourrait déjà ressembler à un enlisement militaire russe en Ukraine.</p>
<h2>La Troisième Guerre mondiale, une peur récurrente de la guerre froide</h2>
<p>Le parallèle avec la guerre froide s’impose naturellement dans la mesure où ce conflit, que l’on a souvent présenté comme d’abord psychologique et idéologique, un affrontement entre deux « modèles », l’américain et le soviétique, comportait aussi une dimension militaire importante, fondée sur une <a href="https://www.cairn.info/load_pdf.php?ID_ARTICLE=PUF_HENRO_2015_01_0397&download=1">« course aux armements »</a> dont le monde avait découvert l’existence avec l’<a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/983">essai de la première la bombe atomique soviétique</a>, le 29 août 1949, qui avait mis fin au monopole atomique américain.</p>
<p>La « course aux armements » avait été à l’origine de la fameuse théorie de <a href="https://www.jstor.org/stable/24270062">« l’équilibre de la Terreur »</a>, version française de la doctrine <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/worldview/article/abs/mad-nuclear-policy/9D671F3C43B3C91FDD5B00E2425AF236">MAD</a> (<em>mutual assured destruction</em>, destruction mutuelle assurée), popularisée au début des années 1960, après la crise des missiles de Cuba.</p>
<p>Cette crise ne fut pas la première à tenir le monde en haleine et à plonger l’Occident dans une « peur de la guerre nucléaire » (<em>nuclear war scare</em>). Il faut en effet se souvenir de <a href="https://www.smithsonianmag.com/air-space-magazine/how-korean-war-almost-went-nuclear-180955324/">l’escalade de la guerre de Corée</a>, en avril 1951, lorsque le général MacArthur, commandant des forces de l’ONU, avait été <a href="https://www.trumanlibrary.gov/education/presidential-inquiries/firing-macarthur">relevé de ses fonctions par le président Truman</a> pour avoir fait montre d’indépendance et demandé à faire usage de l’arme nucléaire (ce dont l’intéressé s’est d’ailleurs toujours défendu par la suite).</p>
<p>Les forces nucléaires (américaines) avaient également été placées en alerte alors de la <a href="https://www.herodote.net/1er_mai_1960-evenement-19600501.php">crise de l’avion-espion U2</a>, abattu par l’URSS en mai 1960 alors qu’il survolait le territoire soviétique.</p>
<p>Mais c’est la <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/la-fabrique-de-la-guerre-froide/1962-la-crise-des-missiles-de-cuba">crise des missiles de Cuba</a>, en 1962, qui allait provoquer la <em>war scare</em> la plus connue de cette période et exercer une fascination durable sur les imaginaires. Son histoire est archi-connue : Nikita Khrouchtchev avait lancé une opération – l’opération « Anadyr » – visant à installer des missiles nucléaires sur Cuba, alliée de l’URSS depuis 1960, mais le président américain Kennedy l’en avait empêché en ordonnant un blocus de l’île.</p>
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<p>Le suspense avait duré pendant treize jours, du 16 au 28 octobre, avec comme apogée le « samedi noir » du 27 octobre, lorsque le pilote américain d’un avion-espion U2, Rudolf Anderson, avait été <a href="https://www.history.com/news/the-cuban-missile-crisis-pilot-whose-death-may-have-saved-millions">abattu au-dessus de Cuba</a>. C’est alors que le niveau d’alerte nucléaire américain, DEFCON, avait <a href="https://www.defensemedianetwork.com/stories/cuban-missile-crisis-50th-anniversary-consensus-announcement-and-defcon-2/">atteint le niveau 2</a>, qui ne sera jamais dépassé par la suite.</p>
<p>La crise des missiles de Cuba avait fait prendre conscience aux dirigeants des deux superpuissances d’un risque, même infime, d’une Troisième Guerre mondiale. Dès 1963, des mesures furent prises pour tenter d’enrayer la mécanique infernale, avec notamment la mise en place d’un <a href="https://information.tv5monde.com/info/50-ans-apres-l-histoire-du-telephone-rouge-qui-n-etait-ni-telephone-ni-rouge-4507">« téléphone rouge »</a> entre Moscou et Washington (en réalité un télétype), puis la signature de traités de désarmement (notamment <a href="https://guerrefroide.net/minidoc/salt.html">SALT I en 1972, SALT II en 1979</a>).</p>
<p>Ces opérations destinées surtout à rassurer les populations (ou, côté soviétique, à des fins de propagande) n’avaient pas vraiment permis d’arrêter la course aux armements, laquelle donna lieu à plusieurs alertes nucléaires supplémentaires, côté américain et soviétique, notamment le <a href="https://nationalinterest.org/blog/the-buzz/1973-america-russia-almost-fought-nuclear-war-over-syria-25340">24 octobre 1973, pendant la guerre du Kippour</a>, et le <a href="https://direct.mit.edu/jcws/article-abstract/11/1/108/13053/How-Able-Was-Able-Archer-Nuclear-Trigger-and">26 septembre 1983, pendant la crise des « euromissiles »</a>.</p>
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<p>La dernière fois que le Kremlin avait mis ses forces nucléaires en alerte avait eu lieu le <a href="https://www.lorientlejour.com/article/280755/Eltsine_a_eu_le_doigt_sur_le_bouton_nucleaire_en_1995.html">25 janvier 1995</a>, quatre ans après la disparition de l’URSS, quand un missile développé par des scientifiques américains et norvégiens, destiné à l’étude de l’aurore polaire, avait donné des sueurs froides au président Boris Eltsine, qui s’était vu apporter la fameuse « valise nucléaire », mais avait fini par se raviser, comprenant son erreur.</p>
<h2>L’ombre du Docteur Folamour</h2>
<p>Le 4 juillet 2015, à l’occasion de la Fête d’Indépendance américaine, le célèbre réalisateur Oliver Stone rencontre Vladimir Poutine pour le tournage de son documentaire qui sera diffusé deux ans plus tard sous le titre <em>Conversations avec M. Poutine</em> (<a href="https://www.youtube.com/watch?v=Q5mFuDu70z4"><em>The Putin interviews</em></a>).</p>
<p>Poutine reçoit Stone dans une résidence située à trente kilomètres de la capitale, et c’est dans ce cadre assez informel que les deux hommes vont discuter, plusieurs heures durant de la possibilité d’une guerre entre la Russie et les États-Unis.</p>
<p>La « nouvelle guerre froide » est alors dans tous les esprits ; la tentative d’un réchauffement des relations américano-russes, sous les présidences Obama et Medvedev, lancée en 2009 sous le nom de « politique de redémarrage » (<em><a href="https://foreignpolicy.com/2016/12/09/the-russian-reset-that-never-was-putin-obama-medvedev-libya-mikhail-zygar-all-the-kremlin-men/">reset policy</a></em>), s’était terminée sur un aveu d’échec en 2012 avec le vote, par le Congrès américain, de la <a href="https://www.state.gov/global-magnitsky-act/">Loi Magnitski</a>, visant à sanctionner ceux qui, de près ou de loin, avaient été jugés responsables de la <a href="https://www.dalloz-actualite.fr/flash/droits-de-l-homme-l-histoire-du-magnitsky-act-et-de-sa-possible-adoption-en-france#.YhzjmxPMLJw">mort en prison</a> de cet avocat devenu symbole de la lutte anticorruption en Russie. L’annexion de la Crimée, en 2014, avait considérablement aggravé l’état de tension entre les deux pays, la secrétaire d’État Hillary Clinton allant jusqu’à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinfo/podcasts/un-monde-d-info/hillary-clinton-compare-vladimir-poutine-a-adolf-hitler-5378080">comparer Poutine à Hitler</a>.</p>
<p>Le documentaire de Stone offre à Poutine une occasion de redorer son blason en Occident, de se montrer en dirigeant modéré, rationnel et fréquentable : « Je pense que personne n’y survivrait » <a href="https://www.youtube.com/watch?v=rdxls8uC4DA&t=124s">répond-il</a> à Stone lui demandant si, en cas de guerre, les États-Unis auraient le dessus. Le réalisateur rappelle alors le souvenir de la crise des missiles de Cuba, ce qui donne à Poutine l’occasion de se lancer, comme à son habitude, dans une leçon d’histoire :</p>
<blockquote>
<p>« Je ne suis pas un admirateur de Khrouchtchev, mais le déploiement des missiles soviétiques avait été provoqué par le déploiement des missiles américains en Turquie. »</p>
</blockquote>
<p>Poutine fait ici référence au <a href="https://missilethreat.csis.org/missile/jupiter/">déploiement</a> en 1961 de quinze missiles américains Jupiter en Turquie, à quelque 2000 kilomètres de Moscou. Le président russe passe opportunément sous silence le fait que l’opération « Anadyr » devait se dérouler dans le plus grand secret (contrairement au déploiement des missiles Jupiter) et que plusieurs proches de Khrouchtchev avaient eu une <a href="https://wwnorton.com/books/9780393540819">réaction très négative face au projet</a>. Ce dernier s’était même senti obligé de rassurer son ministre des Affaires étrangères, Andreï Gromyko, le plus circonspect : « Nous n’avons pas besoin d’une guerre nucléaire, on n’ira pas au combat. » Et Poutine, faisant l’impasse sur des années de recherches sur l’histoire de la crise, de conclure : « Khrouchtchev n’était pas à l’origine de la crise de Cuba. »</p>
<p>Pour tenter de détendre l’atmosphère devant un Poutine clairement tendu, Oliver Stone demande alors à son interlocuteur si celui-ci a vu le film <a href="https://www.rts.ch/info/culture/cinema/12661715-docteur-folamour-comedie-cauchemardesque-sur-le-risque-nucleaire.html"><em>Dr. Folamour (ou comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe)</em></a>, célèbre comédie noire de Stanley Kubrick, sortie en janvier 1964, un long-métrage directement influencé par la crise des missiles de Cuba, mais dénonçant le complexe militaro-industriel américain et non les Soviétiques.</p>
<p>Dans le film, c’est un général de l’US Air Force dérangé qui ordonne de lancer une attaque nucléaire sur l’URSS – tandis que le président américain, entouré par un groupe d’experts, dont un ancien nazi se déplaçant en fauteuil roulant, le Docteur Folamour (Strangelove en anglais, interprété par le génial Peter Sellers), s’efforce d’arrêter le B-52 parti bombarder Moscou. Oliver Stone propose à Poutine de visionner le film ensemble, et le président russe accepte de bonne grâce.</p>
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<p>« En dépit du caractère fantastique de ce que l’on voit à l’écran, il y a des motifs très sérieux dans ce film, un vrai message », commente Poutine à l’issue du visionnage. Et de conclure, de manière pessimiste : « Les choses n’ont pas changé depuis, la situation est seulement devenue plus dangereuse avec le perfectionnement des armements. »</p>
<h2>Poutine a-t-il « appris à ne plus s’en faire et à aimer la bombe ? »</h2>
<p>Vladimir Poutine s’est-il souvenu de cet épisode vieux de presque sept ans, quand il a pris la décision de mettre les forces de dissuasion russes en alerte ? A-t-il voulu prendre les Occidentaux à leur propre jeu en jouant sur la vieille peur de la guerre nucléaire qui a exercé une influence considérable sur le cinéma – <em>Dr. Folamour</em> n’était <a href="https://www.barnesandnoble.com/w/apocalypse-then-mike-bogue/1125285488">qu’un exemple parmi d’autres</a> de productions hollywoodiennes « d’avertissement », centrées sur le risque ou les conséquences d’un conflit nucléaire ? En d’autres termes, faut-il voir en lui un renard de la fameuse « guerre psychologique », un homme qui a estimé qu’agiter le spectre d’une guerre nucléaire pousserait les Ukrainiens, et leurs alliés occidentaux, à accepter le principe de négociations et donc de possibles concessions ?</p>
<p>Ou bien sa menace doit-elle être prise au sérieux, la guerre nucléaire, même limitée, entrant dans son champ des possibles – à l’instar d’un certain Iouri Andropov, directeur du KGB puis dirigeant de l’URSS qui, persuadé de l’inéluctabilité d’une attaque nucléaire américaine, avait lancé <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/RYAN">l’opération RIAN</a>, dont l’objectif était de recueillir le plus grand nombre d’indices pour s’y préparer ?</p>
<p>Pour un homme que l’on dit de plus en plus <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2022-02-15/en-pleine-crise-ukrainienne-poutine-coupe-du-monde.php">coupé du monde</a>, la « solitude du pouvoir » se doublant d’une <a href="https://www.telegraph.co.uk/world-news/2022/02/28/fears-washington-covid-isolation-has-unbalanced-vladimir-putin/">peur de la contamination au Covid</a>, cette possibilité n’est pas à exclure. Avec le risque de confondre réalité et fiction et, peut-être, à l’image du <em>Docteur Folamour</em>, de finir par « aimer la bombe »…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178095/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Andreï Kozovoï ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Crise de Cuba, guerre du Kippour, euromissiles : ce n’est pas la première fois que Moscou met ses forces nucléaires en état d’alerte. Mais c’est la première depuis l’arrivée de Poutine au Kremlin…
Andreï Kozovoï, Maître de conférences HDR, Université de Lille
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/178047
2022-02-28T11:38:57Z
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Pourquoi il faut prendre les menaces nucléaires russes au sérieux
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/448883/original/file-20220228-13-1x88dru.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C2986%2C1985&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le missile balistique intercontinental thermonucléaire RS-24&nbsp;Yars pendant la répétition de la parade militaire du 9&nbsp;mai 2016, sur la Place Rouge, à Moscou.
</span> <span class="attribution"><span class="source">ID1974/shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Dimanche soir, la présidence russe a franchi un cap stratégique : elle a annoncé qu’elle <a href="https://www.europe1.fr/international/poutine-annonce-mettre-en-alerte-la-force-de-dissuasion-russe-4096362">plaçait ses forces nucléaires en alerte</a>. Les opinions européennes sont soit pétrifiées soit incrédules face à cette menace atomique. Assiste-t-on à un gigantesque coup de bluff ou à un changement majeur de l’approche russe, susceptible d’aboutir à cette perspective qui a longtemps paru inenvisageable qu’est l’emploi de l’arme nucléaire sur le sol européen ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/voici-pourquoi-vladimir-poutine-ne-reculera-pas-en-ukraine-177902">Voici pourquoi Vladimir Poutine ne reculera pas en Ukraine</a>
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<p>Ce qui est certain, c’est que cette escalade reflète deux tendances profondes de la vision militaire de Moscou : d’une part, la Russie rappelle au monde son statut de puissance nucléaire au moment où de multiples mesures – y compris militaires – sont prises par les Occidentaux pour soutenir l’Ukraine ; d’autre part, elle fait ainsi le constat des limites de sa puissance politique.</p>
<p>Incapable de se faire écouter des Occidentaux et impuissant à convaincre les Ukrainiens de se détourner de leur gouvernement et de se rallier au « grand frère » russe, le Kremlin se porte aux extrêmes en menaçant le continent du feu nucléaire. Loin d’être un signe de puissance, cette menace réitérée est l’aveu d’un échec politique irrémédiable – et cela, même si la Russie finit par obtenir une victoire militaire sur le terrain ukrainien en n’employant que les forces conventionnelles.</p>
<h2>Menace implicite et incapacité politique</h2>
<p>Lorsque, dimanche 27 février au soir, après <a href="https://www.lemonde.fr/international/video/2022/02/27/guerre-en-ukraine-jour-4-poursuite-des-combats-sur-fond-de-crise-humanitaire_6115480_3210.html">quatre jours de combats en Ukraine</a>, la présidence russe a explicitement annoncé la mise en alerte de ses unités nucléaires, elle a surpris l’Europe et inquiété le monde.</p>
<p>Elle avait pourtant déjà proféré cette menace, de façon à peine voilée, dès le début de l’« opération militaire spéciale », jeudi matin à l’aube, à la fin du <a href="https://information.tv5monde.com/info/comment-poutine-justifie-l-invasion-de-l-ukraine-446209">message présidentiel</a> qui tentait de justifier la guerre en invoquant le risque de « génocide » des russophones en Ukraine et le besoin (supposé) de « dénazifier » le pays.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1497091416635457553"}"></div></p>
<p>En effet, la <a href="https://www.revuepolitique.fr/intervention-du-president-poutine-24-fevrier-2022/#:%7E:text=Nous%20ne%20ferons%20pas%20une,la%20Russie%2C%20sommes%20leur%20ennemi.">déclaration de guerre</a> comportait, dans sa dernière phrase, une menace implicitement nucléaire contre les États qui tenteraient de s’opposer à l’intervention militaire russe. Vladimir Poutine l’avait formulée ainsi : quiconque s’opposerait à l’action russe en subirait des conséquences « inconnues dans votre histoire ».</p>
<p>Rares furent les lecteurs de ce texte qui, comme <a href="https://eeas.europa.eu/headquarters/headquarters-homepage/111579/russiaukraine-remarks-high-representative-josep-borrell-upon-arrival-special-european-council_en">Josep Borrell dès le lendemain</a>, avaient relevé le maximalisme de cette déclaration. Lorsque j’avais le matin même <a href="https://www.rtl.fr/actu/international/guerre-en-ukraine-poutine-place-toute-l-europe-sous-la-menace-de-son-feu-nucleaire-dit-un-expert-7900128067">partagé cette analyse</a>, je m’étais heurté à une incrédulité éloquente. Pour quiconque est familier de la prose poutinienne et des doctrines nucléaires russes, la réalité de la menace était pourtant évidente.</p>
<p>Cette situation illustre l’incapacité politique de la présidence russe à se faire entendre en dehors de son propre système. Depuis plus de vingt ans maintenant, les autorités de Moscou ne parviennent pas à faire réellement porter leur voix dans les enceintes internationales. Chaque année ou presque, elles publient leur <a href="https://www.cna.org/CNA_files/pdf/Russian-Military-Strategy-Core-Tenets-and-Operational-Concepts.pdf">doctrine de défense nationale</a> en rappelant que Moscou considère l’OTAN et l’Union européenne comme des <a href="https://www.euronews.com/2014/12/26/russia-s-new-military-doctrine-names-nato-build-up-as-main-threat">rivaux stratégiques</a>, qu’elle perçoit leurs élargissements respectifs comme des menaces… et que la puissance nucléaire russe n’obéit pas nécessairement à une posture de « dissuasion à la française », du faible au fort.</p>
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<p>On peut blâmer l’aveuglement et la surdité des Occidentaux, comme le fait régulièrement <a href="https://www.huffingtonpost.fr/olivier-d-auzon/quand-hubert-vedrine-exorte-les-occidentaux-a-mieux-comprendre-les-russes_b_9714680.html">Hubert Védrine</a> quand il analyse les relations avec la Russie. Mais il faut en revenir à l’essentiel : la force militaire russe, en <a href="https://www.meta-defense.fr/2021/12/02/quelle-est-la-puissance-militaire-conventionnelle-de-la-russie-aujourdhui/">reconstruction rapide</a> depuis la guerre en Géorgie de 2008, ne se double pas d’une puissance politique capable de se faire entendre au-delà des cercles nationaux et de certains mouvements nationalistes à l’étranger.</p>
<p>Agiter la menace nucléaire au début de l’opération en Ukraine pouvait passer pour un signe de force : ce message était conçu pour tétaniser le soutien européen à Kiev. Mais une fois encore, la Russie ne s’est pas fait entendre… sa brutalité militaire se double d’une profonde faiblesse politique. En matière nucléaire, la <a href="https://www.cairn.info/l-arme-nucleaire--9782130564973-page-29.htm">capacité à communiquer</a> sur ses moyens et sur ses doctrines est pourtant essentielle pour assurer une posture stratégique efficace.</p>
<h2>Menace explicite et frustration stratégique</h2>
<p>Dimanche soir, la Russie a franchi un jalon décisif dans la gradation rhétorique qui régit la posture stratégique des puissances nucléaires : en annonçant qu’elle mettait en alerte ses unités nucléaires, elle a en effet explicité la menace de jeudi 24 au matin qui, selon elle, était suffisamment terrifiante dans sa formulation implicite.</p>
<p>Mettre en alerte les unités de l’armée russe qui opèrent les armes militaires, c’est, pour la présidence russe, passer un cran dans l’échelle nucléaire : les têtes et les vecteurs seront activés, les pas de tir préparés ou déployés s’ils sont mobiles, etc. De même, des cibles potentielles seront identifiées sur les théâtres ukrainiens : stocks de l’armée ukrainienne, infrastructures vitales, etc.</p>
<p>Aujourd’hui, l’opération militaire en Ukraine expose la Russie à plusieurs retours de balancier. C’est ce qui la pousse à la surenchère. Sur le terrain militaire conventionnel, les forces armées russes <a href="https://www.telegraph.co.uk/world-news/2022/02/27/ukraine-army-resistance-civilians-russian-invasion-war-blunders/">n’ont pas su remporter la victoire décisive attendue dans la guerre éclair</a> en prenant Kiev en quelques jours. Sur tous les autres terrains – diplomatique, financier, sportif, médiatique ou encore économique –, la Russie est l’objet de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/25/guerre-en-ukraine-contre-la-russie-l-union-europeenne-annonce-des-sanctions-massives-mais-decoit-certains-etats-membres_6115171_3210.html">sanctions massives</a> de la part des Occidentaux. Elle se trouve aujourd’hui dans une situation critique car elle encourt déjà tous les inconvénients de son intervention en Ukraine sans en engranger le principal bénéfice attendu : le contrôle de ce pays.</p>
<p>C’est sans doute la raison de la surenchère nucléaire du Kremlin : forcé de remporter une victoire militaire qui tarde, le pouvoir russe s’est lui-même placé dans l’alternative entre vaincre ou se soumettre. Comme la Russie se retrouve désormais au ban de la communauté internationale, elle abordera toute négociation politique en position de faiblesse. Dès lors, la combinaison de l’hypertrophie de sa puissance militaire et de la frustration que suscite chez elle son impuissance politique l’engage dans une course nucléaire particulièrement dangereuse.</p>
<h2>Après le retour de la guerre, le retour du nucléaire ?</h2>
<p>Le risque nucléaire en Europe est aujourd’hui élevé.</p>
<p>Loin d’être une rodomontade ou un bluff, les messages répétés de la présidence russe sur le nucléaire constituent une menace à prendre au sérieux. La <a href="https://fr.obsfr.ru/analytics/blogs/12048/">doctrine russe sur le nucléaire</a> est en effet bien différente de l’approche française. <a href="https://www.francetnp.gouv.fr/la-dissuasion-nucleaire-francaise-473">Pour les pouvoirs publics français</a>, l’arme nucléaire est essentiellement dissuasive : la possession de l’arme ultime doit empêcher un agresseur, même nucléaire, d’envisager une attaque sur la France car il s’exposerait à une réplique nucléaire. De même, pour la France, l’usage de l’arme nucléaire est exclusivement défensif : elle ne peut être engagée que si l’existence même de la nation est en péril.</p>
<p>Pour les autorités russes, en revanche, la latitude de l’usage de l’arme nucléaire est <a href="https://www.frstrategie.org/publications/notes/russie-emploi-armes-nucleaires-sens-propos-vladimir-poutine-valdai-2018">plus étendue</a>. En effet, elles laissent depuis longtemps planer plusieurs doutes : d’une part, l’arme nucléaire pourrait être utilisée non pas pour frapper massivement des villes comme à Hiroshima et à Nagasaki, mais pour cibler des moyens militaires essentiels de l’ennemi. En d’autres termes, la Russie <a href="https://www.idn-france.org/dissuasion-nucleaire/russie-decryptage-de-la-nouvelle-doctrine-nucleaire-russe/">n’exclut pas l’usage tactique de l’arme nucléaire</a> sur les théâtres d’opérations. En outre, elle <a href="https://www.frstrategie.org/programmes/observatoire-de-la-dissuasion/escalade-escalate-interrogations-sur-lexistence-concept-dans-doctrine-nucleaire-russe-2017">ne rejette pas non plus par principe</a> l’emploi de l’arme nucléaire dans le cadre d’une offensive destinée à mettre fin plus rapidement à un conflit.</p>
<p>La menace atomique russe est d’autant plus crédible que depuis plusieurs années, Moscou a <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-7-page-130.htm">largement communiqué</a> sur la modernisation de son arsenal nucléaire.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-nouveaux-missiles-russes-signent-ils-la-fin-de-la-domination-americaine-123294">Les nouveaux missiles russes signent-ils la fin de la domination américaine ?</a>
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<h2>De l’intimidation à l’action</h2>
<p>Les autorités russes sont aujourd’hui prises dans une spirale maximaliste. Elles jouent en effet leur crédibilité dans cette guerre.</p>
<p>Remporter la victoire est devenu pour elles un enjeu vital. Or elles semblent aujourd’hui incapables de prendre Kiev rapidement, d’attirer à elles une large partie de la population ukrainienne et de se faire entendre des Occidentaux. La menace nucléaire doit en conséquence être prise réellement au sérieux aujourd’hui.</p>
<p>Cela ne signifie pas que les Européens doivent être paralysés et doivent cesser de prendre les mesures et sanctions nécessaires concernant la crise ukrainienne. En revanche, ils doivent également rappeler avec la plus grande fermeté à la Russie leur propre posture nucléaire et la mettre en garde contre tout usage tactique de cette arme.</p>
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178047/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
L'offensive contre l'Ukraine se révélant beaucoup moins aisée que prévu, et les réactions occidentales étant massives, la Russie brandit une menace que l'on aurait tort de sous-estimer…
Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/163440
2021-07-06T17:22:27Z
2021-07-06T17:22:27Z
Des médecins militant pour la prévention de la guerre nucléaire : l’IPPNW et son double prix Nobel de la paix
<p>En janvier 2021 est entré en vigueur le <a href="https://theconversation.com/vers-une-mise-au-ban-de-la-bombe-nucleaire-153995">Traité d’interdiction des armes nucléaires</a> (TIAN), une victoire pour la <a href="http://icanfrance.org/">Campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires</a> (ICAN), regroupement de près de 500 associations militant pour la paix et le désarmement, fondé en 2007 à Vienne et dont l’action a été saluée par le prix Nobel de la paix en 2017.</p>
<p>Parmi ces associations, représentant plus de 100 pays, figure en bonne place <a href="https://www.ippnw.eu/fr/accueil.html">l’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire</a> (IPPNW), créée en 1980, et qui a elle-même reçu le <a href="https://www.ippnw.org/about/ippnw-a-brief-history/nobel-peace-prizes">prix Nobel de la Paix en 1985</a>.</p>
<p>Pourquoi l’IPPNW et sa branche française, <a href="https://www.amfpgn.org/">l’Association des médecins français pour la prévention de la guerre nucléaire</a> (l’AMFPGN-IPPNW France), ne sont-elles pas davantage connues, et leur combat plus médiatisé ?</p>
<p>Des entretiens inédits avec des membres et avec le président de l’association permettent de braquer le projecteur sur l’action menée par cette structure.</p>
<h2>Une approche pluridisciplinaire</h2>
<p>Anne-Marie Roucayrol, médecin anatomo-pathologiste, membre du bureau de l’association, que nous avons rencontrée, s’est intéressée à la question de l’arme nucléaire de par sa spécialité, l’étude des lésions et les diagnostics de cancer :</p>
<blockquote>
<p>« C’était un choix politique pour moi d’entrer à l’association. J’ai adhéré dans les années 1980, c’était encore l’époque de la guerre froide. Dans l’association, nous nous centrons sur la prévention des conflits nucléaires. Cette notion de prévention est vraiment le mot clé car, en tant que médecins, nous savons qu’il n’y a pas de remède aux retombées radioactives d’une guerre nucléaire. Il faut donc à tout prix l’empêcher. Nous nous sommes intéressés aux enjeux géopolitiques et au face-à-face des deux Grands, et à partir des années 1990 nous avons intégré les pays émergents, avec l’idée de la pyramide de la violence, dont le sommet est la guerre nucléaire et la base est constituée par la violence sociale, dont les inégalités sociales sont l’un des principaux moteurs. L’association a travaillé dans de nombreuses directions. Nous avons étudié tous les échelons de la filière nucléaire et des causes de tensions dans le monde. »</p>
</blockquote>
<p>L’IPPNW condamne les essais nucléaires français menés sous la présidence Chirac (1995-2007) et leurs conséquences, notamment en Polynésie française, en particulier dans <a href="https://www.liberation.fr/france/2018/09/07/bombe-h-moruroa-un-silence-des-morts_1677269/">l’atoll de Mururoa</a>.</p>
<p>Anne-Marie Roucayrol ajoute : « Jacques Mongnet, qui s’occupait de la revue de notre association, et Christian Chenal ont initié un travail remarquable au Kazakhstan, sur le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Polygone_nucl%C3%A9aire_de_Semipalatinsk">polygone nucléaire de Semipalatinsk</a> », qui était l’un des principaux sites d’essais nucléaires soviétiques.</p>
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<p>L’IPPNW et sa branche française ont suscité et publié de nombreux rapports et études, en s’appuyant sur les compétences médicales de ses membres, aussi bien en radiophysique, en radiobiologie qu’en épidémiologie, ou même en matière d’aspects psychologiques. L’un de ses membres, <a href="https://maitron.fr/spip.php?article179635">Stanislas Tomkiewicz</a> (1925-2003), Juif polonais rescapé du ghetto de Varsovie et des camps de la mort, est devenu psychiatre pour adolescents et a travaillé sur les aspects psychologiques des conflits. Il a d’ailleurs eu pour compagne la fille d’une rescapée d’Hiroshima. « Ainsi, dans l’association nous étudions tous les aspects du problème, avec une dimension de militantisme pacifiste », témoigne la militante.</p>
<p>L’association fournit une expertise et des études rigoureuses sur de nombreux sujets, comme les cas de <a href="https://www.ippnw.eu/fr/accueil/artikel/5f54786b06b290bc9e9d05e14ef60598/les-cas-de-cancer-de-la-thyroide-che.html">cancers de la thyroïde chez les enfants de Fukushima</a>, les <a href="https://dailygeekshow.com/guerre-nucleaire-famine/">risques de famine liés à une guerre nucléaire</a>, ou encore les <a href="https://www.amfpgn.org/">risques d’écocide liés aux armes nucléaires</a>.</p>
<h2>Un plaidoyer difficile…</h2>
<p>Cependant, analyse A.-M. Roucayrol, « le problème de cette association, c’est que c’est un groupe d’experts, plus qu’une association de masse. » Elle apporte de l’expertise, elle vulgarise les connaissances médicales sur le nucléaire et elle s’efforce d’influencer les dirigeants politiques, ce qui est difficile étant donné que la France est une grande puissance nucléaire :</p>
<blockquote>
<p>« Notre association est reçue de temps en temps au Quai d’Orsay, et aussi à l’Élysée. Nous leur exposons nos arguments, mais les fonctionnaires du Quai d’Orsay n’en démordent pas, restent attachés à la théorie de la dissuasion, donc à la bombe. »</p>
</blockquote>
<p>Afin de s’adapter aux sensibilités de la société actuelle, l’association insiste aujourd’hui davantage sur les enjeux humanitaires et environnementaux. Elle s’efforce de faire prendre conscience à la population que la question de la bombe est d’actualité dans un contexte marqué par les risques posés par le terrorisme et la cyber-guerre.</p>
<p>L’IPPNW, qui a des branches actives dans de nombreux pays (États-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, France, Australie, Nouvelle-Zélande, mais aussi Russie et d’autres pays issus de l’URSS, Chine, Inde, Pakistan et Japon), a permis et permet des échanges et des circulations transnationales d’idées et d’expertise par-delà les frontières, y compris par-delà le rideau de fer au début de son existence, lors de la guerre froide.</p>
<p>Cependant, aujourd’hui en France, « l’association a du mal à recruter des jeunes internes et des jeunes médecins, ces derniers se méfiant de tout embrigadement politique et étant déjà surchargés de travail ».</p>
<p>Pourtant, l’association mène des travaux scientifiques et rigoureux sur des sujets cruciaux, comme la question des dédommagements à apporter à l’Algérie pour les essais nucléaires menés par la France au Sahara.</p>
<h2>… mais couronné de plusieurs succès</h2>
<p>L’association a, depuis sa création, organisé des délégations qui se sont rendues à des commémorations à Hiroshima ; elle a été représentée au Forum social mondial ; elle a également contribué à la création du réseau international <a href="https://afcdrp.com/">« Maires pour la paix »</a>. Elle alerte sur les situations humanitaires dramatiques des migrants et réfugiés, des ouvriers sous-traitants, précaires, travaillant dans les centrales nucléaires. « Avec <a href="https://aven.org/">AVEN (l’association des vétérans des essais nucléaires)</a>, nous avons réussi à faire bouger le gouvernement français », se félicite Anne-Marie Roucayrol, en particulier en matière de reconnaissance des dégâts causés par les essais nucléaires français au Sahara et dans le Pacifique. L’association fait connaître le fait que « même une faible dose d’irradiation a des effets toxiques, c’est l’effet micro-dose, avec la notion d’exposome, qui modifie l’ADN ; ainsi, plusieurs facteurs se potentialisent. »</p>
<p>Nous avons également rencontré <a href="https://maitron.fr/spip.php?article212146">Abraham Béhar</a>, le président de l’AMFPGN, et ancien co-président de l’IPPNW. Ancien médecin nucléaire, il a dirigé un laboratoire de radiobiologie et a beaucoup travaillé sur les essais nucléaires français dans l’atoll de Mururoa, montrant que les normes de radioprotection n’étaient pas appliquées et que les essais dégradaient le corail, et appelant donc à un moratoire sur les essais nucléaires :</p>
<blockquote>
<p>« Cet engagement était dangereux pour ma carrière. Le Quai d’Orsay a demandé à mon patron de me mettre à la porte, il y a eu toute une coalition pour m’empêcher d’être nommé médecin des hôpitaux, j’ai fini par l’être mais j’ai perdu dix ans. […]. Avec d’autres collègues de l’association, nous avons effectué une mission à Mururoa en 1990. Nous savions depuis 1981 qu’à la suite d’un tsunami, deux kilogrammes de plutonium avaient été répandus sur l’atoll. Il y a eu des hurlements du CEA pour dire que c’était un mensonge éhonté. Quand nous avons été sur place avec notre équipe envoyée par Michel Rocard, les militaires ont voulu nous montrer combien ils avaient bien travaillé pour colmater les taches radioactives du plutonium. »</p>
</blockquote>
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<p>C’est une victoire de l’association d’avoir obtenu le <a href="https://www.liberation.fr/france/2021/01/27/c-etait-un-27-janvier-le-dernier-essai-nucleaire-francais_1818583/">moratoire sur les essais nucléaires</a> décrété par le président Mitterrand en avril 1992.</p>
<p>Abraham Behar a mené des enquêtes médicales en Polynésie, à Tahiti et à Mururoa :</p>
<blockquote>
<p>« Notre association a placé le problème sur le plan de la santé publique, c’est notre spécificité, alors que d’autres organisations l’ont mis sur le plan politique, ou environnemental. Il y avait alors le débat sur les faibles doses : les gens pensaient qu’une faible dose de radioactivité était inoffensive, or nous avons montré que même une faible dose est nocive. Nous avons montré les effets délétères sur les 15 000 hommes de Polynésie qui avaient été recrutés par le gouvernement français, déracinés de leur atoll, pour travailler aux essais nucléaires : ils se sont retrouvés dans les bidonvilles de Tahiti où leurs conditions de vie et de santé se sont dramatiquement dégradées. »</p>
</blockquote>
<p>Il a également eu une action internationale :</p>
<blockquote>
<p>« Au titre de l’IPPNW, j’étais envoyé à l’étranger pour plaider en faveur du désarmement nucléaire. Dans ce cadre, je me suis rendu plusieurs fois en Chine, en Inde, au Pakistan, ainsi qu’en Russie, et dans ces différents endroits nous avons essayé de plaider au sommet, on s’est vite rendu compte que ça ne servait à rien du tout, on était très bien reçus, j’ai été invité à dîner avec des ministres, mais cela ne changeait rien, on s’est aperçus que la bataille était autour de l’opinion publique. »</p>
</blockquote>
<p>Abraham Behar a par ailleurs enquêté sur l’arme nucléaire israélienne ainsi que sur les effets secondaires des bombardements sur les populations civiles lors de la guerre du Vietnam, dans le cadre du <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMEve/730">Tribunal Russell sur les crimes de guerre au Vietnam</a>, ce qui l’a amené ensuite à fonder l’Association médicale franco-vietnamienne.</p>
<h2>La campagne « No First Use »</h2>
<p>Au fil des années, les pays non nucléaires se sont de plus en plus affirmés au sein de l’IPPNW et sur la scène internationale. C’est de ces pays émergents, et en particulier d’Australie, qu’est venue l’idée du TIAN.</p>
<p>Cependant, aucun pays de l’OTAN n’a signé le TIAN. Ainsi, « actuellement, le TIAN, bien qu’entré en vigueur, marque le pas », selon Abraham Behar :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a un grand danger avec le réarmement accéléré auquel se livrent des pays comme la France, le Royaume-Uni, les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde et le Pakistan. Profitant du fait que l’opinion publique est occupée par la pandémie, ils avancent leurs pions de façon énorme. »</p>
</blockquote>
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<p>C’est pourquoi, face à ce danger, l’IPPNW a déclenché une nouvelle campagne en Europe : celle du « No First Use » (« Non-recours en premier aux armes nucléaires »). « Cela permettrait de supprimer la logique de la dissuasion qui est basée sur le principe de la menace du <em>first use</em> », explique Abraham Behar.</p>
<p>« Cette bataille du <em>no first use</em> est importante, elle arrive à un moment opportun ; si cela marche, la France sera obligée de suivre. La campagne a en partie porté ses fruits : le communiqué final de l’entrevue Biden/Poutine fait allusion, de manière alambiquée, à cette question – un premier pas, donc, vers cet objectif. »</p>
<p>Les deux dirigeants ont en effet ébauché <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/06/16/entre-joe-biden-et-vladimir-poutine-des-retrouvailles-sous-le-signe-de-la-defiance_6084308_3210.html">l’amorce d’un nouveau système de sécurité collective et de contrôle des armements</a> entre les États-Unis et la Russie, après l’abandon ces dernières années de plusieurs traités de désarmement entre ces deux pays.</p>
<p>La question de l’arme nucléaire est plus que jamais d’actualité aujourd’hui : la pandémie de 2020-2021 ayant accaparé l’attention médiatique, les puissances nucléaires en ont profité pour augmenter leurs dépenses d’armement sans que cela n’attire l’attention des populations, si bien qu’aujourd’hui, avec <a href="https://passes-composes.com/book/285">près de 1 800 milliards de dollars</a>, la dépense militaire mondiale a atteint son maximum depuis la fin de la guerre froide. Les États-Unis sont toujours en tête des dépenses militaires mondiales, suivis de la Chine, puis de l’Arabie saoudite, puis de la Russie.</p>
<p>Malgré l’entrée en vigueur du TIAN en janvier 2021, et la remise du prix Nobel de la paix à l’ICAN en 2017, la prolifération nucléaire continue. Il est donc crucial d’accorder de l’importance à l’action salutaire menée par ces associations et par les pays non nucléaires qui ont signé le TIAN.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/163440/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
L’Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire multiplie les actions de plaidoyer depuis sa création en 1980. Malgré des succès, la route est encore longue.
Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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tag:theconversation.com,2011:article/162693
2021-06-28T19:52:40Z
2021-06-28T19:52:40Z
Jusqu’à quand l’État doit-il garder ses « secrets » ?
<p>Pour l’État français, en matière de sécurité nationale, historiens, citoyens et générations futures n’auront bientôt plus « le droit d’en connaître ». Une importante réforme du secret d’État se prépare, au cœur d’un <a href="http://www.senat.fr/leg/pjl20-672.html">projet de loi</a> adopté le 2 juin par l’Assemblée nationale.</p>
<p>Originellement relatif à la prévention des actes de terrorisme et au renseignement, ce texte propose une réforme du droit des archives, permettant de garder secrets certains documents jusqu’à l’épuisement de leur « valeur opérationnelle », une notion floue et sans limites temporelles.</p>
<p>Qualifié de <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2020-2021/deuxieme-seance-du-mercredi-02-juin-2021#2537918">solution « équilibrée et de bon sens »</a> par la ministre des armées Florence Parly, la proposition a au contraire été critiquée par de nombreux historiens, archivistes, et députés qui <a href="https://www.archivistes.org/Reaction-des-associations-a-l-origine-des-recours-devant-le-Conseil-d-%C3%89tat-a-l">dénoncent une atteinte</a> à la recherche, et donc à l’information des citoyens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1405421123517493249"}"></div></p>
<p>Le débat est d’autant plus vif que la réforme survient à la suite d’une instruction interministérielle récente restreignant l’accès à des documents qui auraient dû être <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/01/26/archives-classees-secret-defense-un-reglement-absurde-interrompt-brutalement-des-centaines-de-travaux-de-recherche_6067604_3232.html">rendus publics</a>, instruction qui fait l’objet <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210617-restriction-d-acc%C3%A8s-aux-archives-les-objections-du-rapporteur-du-conseil-d-%C3%A9tat">d’un recours devant le Conseil d’État</a>.</p>
<p>Empêtré dans une bataille juridique qui menace le cadre réglementaire actuel d’illégalité, le gouvernement prend les devants en proposant d’inscrire dans la loi un pouvoir discrétionnaire de l’administration sur les délais de déclassification.</p>
<p>Les débats autour de cette réforme offrent l’occasion de s’interroger sur le secret en démocratie. Si cette question est souvent posée relativement à son contenu – ce que l’État peut, ou non, garder secret – le nouveau projet de loi nous invite à réfléchir sur un autre aspect tout aussi important, celui de la temporalité. Jusqu’à quand un secret doit-il le rester ?</p>
<h2>Secret à durée indéterminée : le problème de la « valeur opérationnelle »</h2>
<p>Tout d’abord, que contient ce projet de loi ? Celui-ci dispose, en <a href="http://www.senat.fr/leg/pjl20-672.html">son article 19</a>, que certains documents, classifiés ou non, ne pourront être accessibles au public qu’après leur « perte de valeur opérationnelle », c’est-à-dire lorsque l’administration, et elle seule, considérera qu’ils peuvent être déclassifiés sans porter préjudice à l’action publique. Dans l’état actuel, la loi exige une publicité automatique des documents administratifs protégés par le secret défense après 50 ans – à l’exception depuis 2008 <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/article_jo/JORFARTI000019198568">du secret nucléaire</a>.</p>
<p>Seront ainsi gardés secrets au-delà de 50 ans les documents relatifs aux « procédures opérationnelles et aux capacités techniques » de certains services de renseignement, ou à « l’organisation, à la mise en œuvre et à la protection des moyens de la dissuasion nucléaire ». Concrètement, cela concerne en priorité les archives des Armées, du Commissariat à l’énergie atomique, ainsi que de la DGSE et de la DGSI, mais aussi de leurs ancêtres comme le SDECE.</p>
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<p>Pourquoi cela pose problème ? Ce n’est pas, comme on pourrait le croire, parce que le secret n’est pas compatible avec la démocratie. La démocratie, de manière générale, entretient une relation malaisée avec le secret, puisqu’elle repose fondamentalement sur un principe de transparence dans l’action publique, héritage de la lutte contre la monarchie et ses pratiques opaques. Cependant, <a href="https://www.jstor.org/stable/2657736?seq=1#metadata_info_tab_contents">selon le politiste Dennis Thompson</a>, le secret peut être démocratique, à condition qu’il soit lié à la possibilité d’un contrôle sur l’action de l’État. Il est justifié à partir du moment où une transparence trop importante nuit à une politique publique, et que les citoyens et leurs représentants en ont préalablement convenu. Cela suppose, donc, que l’étendue du secret de l’État soit définie par les instances démocratiques, et non l’appareil bureaucratique, d’où le vote par l’Assemblée et le Sénat des lois en la matière.</p>
<p>Mais cela suppose aussi que le secret ne rende pas impossible la responsabilité devant les citoyens, et donc que les documents classifiés soient rendus finalement publics. C’est parce que nous savons que ce qui est gardé loin de notre vue nous sera finalement accessible, et que nous pourrons juger des choix qui furent faits, que le secret est démocratiquement acceptable – et <a href="https://academic.oup.com/fpa/article-abstract/14/4/592/4990380">démocratiquement accepté</a>.</p>
<p>Ainsi, le secret d’État est légitime à la condition qu’il soit doublement limité : dans son objet, et dans sa temporalité. Tout ne peut pas être secret, et rien ne peut l’être à jamais.</p>
<h2>Une double vulnérabilité démocratique</h2>
<p>Or, l’article 19 vient partiellement remettre en cause ce second principe puisqu’il remet dans les mains de l’administration le pouvoir de décider du délai de publicité d’une information. Cette indétermination temporelle n’est d’ailleurs pas neuve dans le droit français. Elle existait déjà dans la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000037269071/">loi du 15 juillet 2008</a>, pourtant vertueuse en la matière, qui créait une exception à la « règle des 50 ans » pour les documents « dont la communication est susceptible d’entraîner la diffusion d’informations permettant de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques ».</p>
<p>Dans ce cas, le délai s’étend indéfiniment, ce qui signifie qu’elles sont virtuellement incommunicables, un statut quasi unique dans l’histoire française – le seul précédent comparable remontant à… <a href="https://www.nouveau-monde.net/catalogue/le-secret-de-letat/">1792</a>. À cette époque, la jeune République française commence à élaborer un système national pour conserver, mais aussi partiellement détruire, les archives de la monarchie.</p>
<p>Avec cette règle, toute une partie de l’action étatique, dont les contours restent mal définis, échappent ainsi indéfiniment au regard des citoyens, dépourvus de toute capacité de contrôle en la matière. Cette situation est génératrice d’une double vulnérabilité, d’ordre politique et épistémique.</p>
<p>Politique, d’abord, car là où un délai franc ne permet pas d’esquiver les responsabilités et assure la capacité des citoyens d’une démocratie à juger de l’action de l’État et à limiter l’arbitraire, ce pouvoir discrétionnaire vient déséquilibrer une balance déjà fragile.</p>
<p><a href="https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/5s7b7pgb6f8j9pjajv7bpa4sva/resources/2019-pelopidas-conclusion-strategies-nucleaires.pdf">Epistémique</a>, ensuite, parce que le citoyen, comme l’expert, se retrouve dans une situation où il n’est pas possible d’être certain de la véracité de ce que l’on tient pour vrai, ni d’être certain du moment où il sera possible de savoir.</p>
<h2>La valeur opérationnelle d’un document</h2>
<p>Car quand un document cesse-t-il d’avoir une valeur opérationnelle ? La question est importante, et néanmoins toujours ouverte, puisque l’instauration d’un délai maximum de 100 ans <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/comptes-rendus/seance/session-ordinaire-de-2020-2021/deuxieme-seance-du-mercredi-02-juin-2021#2537918">a été rejeté par l’Assemblée nationale</a> lors des débats qui eurent lieu dans la nuit du 2 juin dernier.</p>
<p>De quel recours dispose le citoyen ? En France, la commission d’accès aux documents administratifs ne dispose pas du pouvoir de rendre des jugements en la matière, et constitue une institution uniquement capable de rendre des avis. De même, il est difficile d’imaginer comment le juge administratif pourrait déterminer l’existence, ou non, de la valeur opérationnelle d’un document. Cela risque de favoriser la pratique de la déclassification par le « fait du prince », comme ce fut le cas pour les archives relatives à l’action de la France au Rwanda (1990-1994), ou aux disparus lors de la guerre d’indépendance algérienne (1954-1962).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1379848486263390208"}"></div></p>
<p>Ce que certains ont identifié comme une <a href="https://www.la-croix.com/France/Guerre-dAlgerie-Emmanuel-Macron-facilite-lacces-archives-classifiees-2021-03-09-1201144616">« contradiction »</a> constitue peut-être un choix de gouvernement, où le chef de l’État, et non les citoyens, détermine les conditions dans lesquelles il rendra des comptes.</p>
<p>L’histoire nucléaire française fournit d’ailleurs un excellent exemple de la manière dont la classification et le refus de communiquer des archives permettent à l’État d’échapper à sa responsabilité. En février 1998, lorsque le <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-22-janvier-2019">journaliste Vincent Jauvert</a>, sur la base des archives militaires françaises, avait révélé que les Polynésiens avaient été exposés à des retombées radioactives consécutive aux essais nucléaires dès le premier tir du 2 juillet 1966, et que les responsables de l’époque en charge du contrôle radiologique avaient conseillé à leur hiérarchie de minimiser les chiffres réels, l’État s’était empressé de fermer ces archives.</p>
<p>Plus tard, sont parus plusieurs rapports officiels dont les conclusions allaient dans le sens d’une responsabilité française limitée. Ces rapports ne pouvaient être contredits, les archives étant toujours fermées. Cette année, le <a href="https://www.puf.com/content/Toxique">chercheur français Sébastien Philippe</a>, sur la base des archives déclassifiées entre-temps, a pu démontrer que les calculs effectués dans ces rapports sous-estimaient largement l’étendue de la radioactivité subie par les populations, et donc le nombre de personnes admises à engager la responsabilité juridique de l’État et à obtenir une indemnisation.</p>
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<p>Depuis 2008, écrire l’histoire nucléaire de la France est une <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14682745.2020.1832472">tâche particulièrement ardue</a>. Le problème du secret s’ajoute aux obstacles multiples à l’avancée de la connaissance sur les sujets de sécurité nationale, notamment le <a href="https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2020-1-page-135.htm">problème de l’indépendance des chercheurs et des questions qu’ils se permettent de poser</a>. Ce qui concernait le cas du nucléaire militaire risque bientôt d’être étendu, dans la loi, à un grand nombre d’autres domaines liés à la sécurité nationale.</p>
<p>La nouvelle notion de « valeur opérationnelle », justifiée par des considérations de sécurité nationale, crée ainsi un risque de dégradation démocratique. Ce risque, par ailleurs, est accentué par le contenu du projet de loi. Alors que l’État affaiblit les mécanismes de responsabilité des services de renseignements, il renforce dans le même mouvement <a href="https://www.ladepeche.fr/2021/05/31/nouvelle-loi-antiterroriste-surveillance-dinternet-au-menu-9576718.php">ses capacités de surveillance</a> – qui sont, elles, déjà bien opérationnelles.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/162693/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thomas Fraise a reçu des financements du Conseil Européen de la Recherche (ERC) au titre du programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l'innovation Horizon 2020 (projet NUCLEAR, convention de subvention n° 759707). Cet article est issue de son travail de recherche doctorale. </span></em></p>
Les débats autour d’une réforme sur le droit des archives offrent l’occasion de s’interroger sur le secret en démocratie.
Thomas Fraise, Doctorant au sein du projet ERC NUCLEAR, Nuclear Knowledges/CERI, Sciences Po
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tag:theconversation.com,2011:article/162272
2021-06-16T17:37:48Z
2021-06-16T17:37:48Z
Un retour au deal nucléaire iranien est-il encore possible ?
<p>Les négociations entre l’Iran et les autres signataires du deal nucléaire de 2015 ont <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/07/nucleaire-iranien-mobilisation-diplomatique-constructive-a-vienne_6075791_3210.html">repris</a> début avril. Elles ont pour but de ramener toutes les parties au respect de leurs obligations. Cependant, aucune issue favorable ne semble se dégager pour le moment. Malgré l’optimisme affiché et la volonté déclarée de Téhéran et de Washington de revenir à cet accord, les « rounds » de négociations se succèdent. Et une échéance importante se profile en tout cas le 18 juin : l’élection présidentielle iranienne. Trouver une solution avant cette date semble crucial.</p>
<p>Un seul candidat crédible reste en lice, <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20210527-pr%C3%A9sidentielle-iranienne-qui-est-ebrahim-ra%C3%AFssi-l-ultraconservateur-qui-part-favori">Ebrahim Raisi</a>. Les candidatures de ses deux adversaires principaux – Ali Larijani, conseiller du Guide suprême Ali Khamenei, et Eshaq Jahangari, actuel premier vice-président d’Hassan Rouhani (lequel est en poste depuis 2013) – ont en effet été <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20210525-pr%C3%A9sidentielle-en-iran-les-autorit%C3%A9s-rejettent-les-candidatures-de-larijani-et-d-ahmadinejad">invalidées</a>. Ebrahim Raisi devrait donc, sans surprise, devenir le 18 juin prochain le nouveau président de la République islamique d’Iran, lui qui avait déjà <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/un-jour-dans-le-monde/un-jour-dans-le-monde-22-mai-2017">récolté 38 % des voix en 2017</a>.</p>
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<p>Ce clerc de 60 ans représente la frange radicale des conservateurs : proche du guide suprême Khamenei, il a été son élève. Procureur général adjoint de Téhéran à la fin des années 1980, il faisait alors partie du « comité de la mort », chargé des <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/iran/iran-le-regime-accuse-du-massacre-de-plus-de-30-000-opposants-en-1988_3062687.html">exécutions extrajudiciaires</a> de milliers d’opposants politiques. Devenu ensuite procureur général de Téhéran, il a été nommé en 2017 à la tête d’une importante fondation religieuse du pays. Ces fondations, ou « bonyad », sous l’autorité directe ou indirecte du Guide suprême, contrôlent l’essentiel de l’économie iranienne. En 2019, il est devenu le chef de l’Autorité judiciaire du pays.</p>
<p>S’il n’a toujours pas clarifié sa position à l’égard du <a href="https://www.latribune.fr/depeches/reuters/KBN2BX06J/nucleaire-iranien-les-usa-et-l-iran-s-affrontent-sur-les-sanctions-washington-voit-une-possible-impasse.html">deal nucléaire avec les États-Unis</a>, il semble peu probable qu’il en soit un fervent défenseur. Ses alliés conservateurs élus au Majlis, le Parlement iranien, ont en tout cas multiplié les initiatives pour s’en affranchir depuis les dernières élections législatives en novembre 2020. Si c’est bien le Guide suprême qui décide de la politique étrangère du pays et donc d’un potentiel deal nucléaire, Hassan Rouhani a montré que le président avait aussi un rôle à jouer en réussissant lui-même à infléchir la position iranienne à l’égard d’un deal avec les États-Unis.</p>
<p>Au vu de <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1262890/liran-dit-attendre-une-decision-politique-de-washington.html">l’enlisement actuel</a> des négociations entre l’Iran et le P5+1 (les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de l’ONU plus l’Allemagne), l’élection d’Ebrahim Raisi à la présidence freinera probablement encore plus les tentatives de résolution diplomatique du « problème nucléaire ».</p>
<h2>L’espoir nommé Joe Biden</h2>
<p>C’était l’un des principaux engagements du candidat Joe Biden dans le cadre de sa politique étrangère : <a href="https://www.cfr.org/article/presidential-candidates-iran-nuclear-deal">revenir à l’accord nucléaire</a>. Son prédécesseur, Donald Trump, l’avait en effet <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/05/08/donald-trump-annonce-le-retrait-des-etats-unis-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_5296297_3222.html">quitté le 8 mai 2018</a> après l’avoir vilipendé pendant des mois. L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA), chargée de vérifier les développements nucléaires iraniens, avait pourtant certifié plus d’une fois le respect par Téhéran de toutes ses obligations. L’Iran a même longtemps continué à honorer la grande majorité de ses engagements, malgré les lourdes sanctions imposées par les États-Unis.</p>
<p>L’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche devait donc sonner comme un retour à la diplomatie et au multilatéralisme dans le dossier iranien. Les premiers signes semblaient encourageants. Le nouveau président avait en effet nommé les deux grands artisans du deal de 2015, <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210120-qui-sont-les-hommes-et-les-femmes-qui-composent-l-administration-biden">Antony Blinken et Wendy Sherman</a>, à la tête du département d’État américain. Mais la situation s’est rapidement enlisée. Au moins trois raisons peuvent être avancées.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1333153956739100672"}"></div></p>
<h2>Un mur d’obstacles</h2>
<p>Tout d’abord, les développements politiques et nucléaires du côté iranien ont compliqué les négociations. Si Téhéran avait doucement commencé à s’affranchir de ses obligations liées au deal nucléaire à partir de 2019, la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/02/23/iran-les-conservateurs-crient-victoire-lors-de-legislatives-marquees-par-l-abstention_6030562_3210.html">victoire</a> des ultraconservateurs aux législatives de novembre 2020 semble avoir accéléré le processus.</p>
<p>Peu de temps après leur prise de fonctions, les députés ont voté une loi obligeant le gouvernement à <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1247147/pourquoi-liran-reprend-il-lenrichissement-a-20-.html">reprendre</a> l’enrichissement d’uranium à 20 %, bien au-delà des 5 % auxquels l’Iran s’était tenu jusque-là et des 3,67 % prévus par l’accord. Dans la foulée, le Parlement contraignait le gouvernement à limiter très largement la transparence de ses activités nucléaires en interdisant notamment à l’AIEA les visites imprévues. Plus récemment, en avril 2021, l’Iran a annoncé <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/16/nucleaire-l-iran-affirme-avoir-commence-a-produire-de-l-uranium-enrichi-a-60_6077047_3210.html">avoir effectivement repris l’enrichissement d’uranium à 60 %</a>. Le pays aurait déjà accumulé une quantité de matériel fissile (nécessaire pour fabriquer une bombe atomique) <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1263607/le-stock-duranium-enrichi-16-fois-superieur-a-la-limite-autorisee.html">seize fois supérieure</a> aux quantités prévues dans l’accord.</p>
<p>Dans le même temps, Washington et Téhéran ont montré une incapacité chronique à échanger. On a pu assister à un véritable dialogue de sourds, chaque partie attendant que l’autre fasse le premier pas. Rendus inquiets par la perspective que l’Iran finance ses alliés au Moyen-Orient – Hezbollah et Bachar Al-Assad en tête – sans restreindre son programme nucléaire, les États-Unis refusent de lever les sanctions imposées et réclament avant toute chose un <a href="https://www.france24.com/fr/am%C3%A9riques/20210508-nucl%C3%A9aire-iranien-les-%C3%A9tats-unis-en-situation-d%C3%A9licate-trois-ans-apr%C3%A8s-la-sortie-de-l-accord">retour aux termes de l’accord</a> du côté de l’Iran. À Téhéran, on pointe le manque de crédibilité des promesses de Washington. Du point de vue de la République islamique, puisque les Américains ont décidé unilatéralement de jeter le deal à la poubelle, c’est à eux de faire le premier pas et de revenir les premiers à leurs engagements de 2015.</p>
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<p>Enfin, Israël – qui possède le monopole nucléaire au Moyen-Orient – semble continuer d’exercer une influence importante sur le cours des choses, multipliant les actions contre Téhéran et troublant ainsi les négociations.</p>
<p>Le 27 novembre dernier, Mohsen Fakhrizadeh, physicien et responsable de haut niveau du programme nucléaire iranien, était <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/nucleaire-iranien/ce-que-l-on-sait-de-l-assassinat-de-mohsen-fakhrizadeh-l-un-des-responsables-du-programme-nucleaire-iranien_4200227.html">assassiné</a> lors d’une opération largement attribuée à Israël. Début avril 2021, c’est un navire militaire iranien qu’Israël aurait visé en mer Rouge lors d’une attaque à la mine. À peine quelques jours plus tard, une attaque à distance, touchant les installations nucléaires de Natanz et paralysant les centrifugeuses, a été <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/proche-orient/nucleaire-iranien/iran-ce-que-l-on-sait-de-l-attaque-d-un-complexe-nucleaire-qui-relance-les-tensions-avec-israel_4369619.html">attribuée par Téhéran à Israël</a>. Et tout cela sans compter les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/01/14/israel-multiplie-les-raids-contre-des-positions-iraniennes-en-syrie_6066259_3210.html">nombreux raids aériens</a> opérés par l’armée israélienne sur les positions iraniennes en Syrie.</p>
<h2>Un accord vital pour tous</h2>
<p>Malgré les difficultés, il semble crucial de ressusciter l’accord de 2015. D’abord parce qu’Israël a déjà prévenu qu’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/04/23/face-aux-negociations-sur-le-nucleaire-iranien-israel-risque-l-isolement_6077741_3210.html">il ne laisserait pas l’Iran développer un arsenal nucléaire</a>. Le fait qu’Israël se réserve le droit d’intervenir militairement s’il le juge nécessaire n’est un secret pour personne.</p>
<p>En attestent les plans d’attaque que Tsahal aurait commencé à préparer en <a href="https://www.courrierinternational.com/article/menaces-les-nouveaux-plans-operationnels-de-tsahal-contre-liran-un-double-message">janvier dernier</a>, mais aussi les raids aériens réalisés par Israël sur les réacteurs <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/israel-admet-avoir-attaque-un-presume-reacteur-nucleaire-syrien-en-2007_1994109.html">d’Al-Kibar en Syrie</a> en 2007 et d’<a href="https://www.persee.fr/doc/afdi_0066-3085_1981_num_27_1_2435">Osirak en Irak</a> en 1981. Dans une région déjà durement touchée par les épisodes de violence, une guerre entre l’Iran et Israël serait particulièrement destructrice et déstabilisante. D’autant plus que de nombreux autres acteurs pourraient être tentés ou contraints d’y participer.</p>
<p>Ressusciter le deal semble également être un impératif pour les Américains en particulier et pour les Occidentaux en général, qui manquent d’options de repli. Les sanctions n’ont jamais ralenti le développement nucléaire iranien, bien au contraire. Renoncer à l’option diplomatique signifierait donc devoir choisir entre deux possibilités aussi peu plaisantes l’une que l’autre. D’un côté, espérer que les sanctions finissent par fonctionner. Cela reviendrait probablement à laisser l’Iran développer ses capacités nucléaires. De l’autre, intervenir militairement. On retomberait alors dans le scénario évoqué au-dessus.</p>
<p>Enfin, et c’est peut-être le plus important, le deal apparaît indispensable pour la population iranienne, qui étouffe sous les sanctions. Le chercheur Djamchid Assadi avait évoqué <a href="https://theconversation.com/iran-un-effondrement-economique-amorce-bien-avant-les-sanctions-americaines-120873">ici</a> les conséquences catastrophiques des sanctions pour les citoyens iraniens, avec une explosion de <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2018/01/02/iran-inflation-chomage-des-jeunes-dependance-au-petrole-4-graphiques-sur-la-situation_5236840_4355770.html">l’inflation et du taux de chômage</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1403029795722645516"}"></div></p>
<p>Par ailleurs, en privant les investisseurs étrangers d’accès au marché iranien, les sanctions offrent sur un plateau la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/iran/iran-qui-dirige-l-economie_2546959.html">mainmise sur l’économie</a> aux fondations évoquées en début d’article, qui sont aux ordres du Guide suprême et/ou des Gardiens de la Révolution. Un outil de plus entre leurs mains pour contrôler encore davantage une société civile déjà largement restreinte dans ses droits. Notamment dans les choix qu’on lui laisse pour élire son président. </p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/162272/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jérémy Dieudonné ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Et si les quelques jours restants avant l’élection présidentielle iranienne du 18 juin prochain étaient la dernière chance des Occidentaux pour ranimer l’accord de 2015 ?
Jérémy Dieudonné, Doctorant en Relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
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tag:theconversation.com,2011:article/156261
2021-03-10T18:18:52Z
2021-03-10T18:18:52Z
À Fukushima, un travail de mémoire tout en contrastes
<p>De <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Les-Lieux-de-memoire">nombreux travaux</a> ont montré <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-memoire-l-histoire-l-oubli-paul-ric-ur/9782020563321">toute l’importance</a> du <a href="https://lafabrique.fr/le-passe-modes-demploi/">travail de mémoire</a> sur des événements traumatiques – accidents, bombardements, attentats… Les cérémonies commémoratives ont une fonction cathartique pour les victimes ou leurs proches. À l’échelle d’un pays, elles structurent la communauté nationale en instituant un passé partagé.</p>
<p>L’inauguration du mémorial d’Hiroshima en août 1955, dix ans après l’explosion d’une bombe atomique sur cette ville, illustre bien ces fonctions de la mémoire que l’on était en droit d’espérer qu’un travail de mémoire similaire serait entrepris pour les dix ans de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Mais d’une catastrophe à l’autre, les « bonnes recettes » de la mémoire ne sont pas toujours applicables.</p>
<p>La ville de Fukushima n’inaugure pas un monument semblable au mémorial d’Hiroshima le 11 mars 2021 et le gouvernement n’a prévu qu’une modeste cérémonie nationale en l’honneur des victimes du tremblement de terre et du tsunami. Elle rassemble quelques personnalités au théâtre national de Tokyo en présence du Premier ministre, de l’Empereur Naruhito et de l’Impératrice, et une minute de silence sera observée à 2h46. Certes, les mesures sanitaires liées à la pandémie interdisent les rassemblements, mais cette donnée conjoncturelle cache des difficultés plus profondes pour une mise en mémoire de la troisième catastrophe nucléaire qui frappe le Japon (après Hiroshima et Nagasaki).</p>
<h2>A Hiroshima, un travail de mémoire exemplaire</h2>
<p>Voyons d’abord en quoi et pourquoi le <a href="https://www.ucpress.edu/book/9780520085879/hiroshima-traces#:%7E:text=Hiroshima%20Traces%20Time%2C%20Space%2C%20and%20the%20Dialectics%20of%20Memory&text=In%20the%20way%20battles%20over,pastness%2C%20nostalgia%2C%20and%20modernity.">travail de mémoire</a> effectué <a href="https://reviews.history.ac.uk/review/1818">à Hiroshima</a> en 1955 fut une réussite exemplaire.</p>
<p>Le parc du Mémorial de la Paix de Hiroshima, construit sur les lieux mêmes du bombardement, s’organise autour d’un sobre cénotaphe où la flamme éternelle est surmontée d’une plaque portant l’inscription : « Qu’ils reposent en paix. Jamais plus la même erreur ». En plus d’un musée, le parc comprend le dôme en ruine d’un bâtiment ainsi qu’une horloge symboliquement arrêtée à 8h45 le 6 août 1945.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=301&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=301&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=301&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=378&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=378&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/388827/original/file-20210310-19-cmvm5n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=378&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le mémorial de la paix d’Hiroshima en 1955.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pinterest.fr/pin/446419381791755556/">Pinterest</a></span>
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<p>Le musée expose les dégâts de la bombe : d’abord les effets de la chaleur sur la pierre, le métal, les choses et les gens ; puis le choc de l’explosion et enfin l’impact des radiations sur la peau des victimes. Il donne à entendre « le cri de l’âme » des enfants disparus à travers leurs objets familiers : cartables et vêtements. Toutes ces horreurs exhibées ont produit une sorte de libération après des années de silence dues à la censure exercée par les forces d’occupation. De plus, elles étaient accompagnées par un flot de <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre-l-ere-du-temoin-de-annette-wieviorka">témoignages de victimes invitées à susciter la compassion</a>. Le témoignage des enfants fut particulièrement cultivé si bien que la petite cigogne en origami façonnée par Sadoko, l’une des jeunes victimes décédée à l’âge de 12 ans, est devenue le symbole d’Hiroshima.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=449&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/388828/original/file-20210310-21-7846t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=564&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mémorial des enfants à Hiroshima.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/Children%27s_Peace_Monument">Wikimedia</a></span>
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<p>Tout le mémorial fait appel à l’émotion sans chercher à recréer le contexte historique ou à désigner des responsables. Les cartels disent pudiquement : « Une bombe est tombée d’un avion le 6 août 1945 à 8h45 » comme si personne n’avait ordonné de la larguer. Tout est fait pour créer du consensus, de l’empathie. En estompant adroitement les conflits nationaux, le mémorial est devenu un sanctuaire universel de la paix, un lieu de rassemblement de tous les mouvements pacifistes et un haut lieu du tourisme scolaire pour les enfants de tous pays. Il a, comme Auschwitz, <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-2-page-3.htm">favorisé la globalisation du rapport au passé</a>.</p>
<p>En produisant ainsi une catharsis, l’inauguration du Peace Museum à Hiroshima en 1955 a permis la renaissance d’Hiroshima. La ville est reconstruite alentour et s’ouvre au confort de la vie moderne. La société de consommation pousse des tentacules tout autour du mémorial. Il a réussi à graver la bombe dans le passé pour ouvrir l’avenir en scandant le message « jamais plus ». La mémoire du passé est confinée dans l’espace du Memorial Park délimité par les bras de la rivière, de sorte qu’elle ne trouble pas le présent hédoniste des habitants.</p>
<h2>A Fukushima, les traces d’une lente catastrophe</h2>
<p><a href="http://www.editions-msh.fr/livre/?GCOI=27351100129890">Dix ans après l’accident de Fukushima</a>, il reste impossible de séparer le passé du présent.</p>
<p>En un seul lieu, le passé semble figé, immobilisé par le choc violent qui arrêta les pendules, comme au mémorial d’Hiroshima. À l’épicentre du tsunami, un bâtiment expose des objets personnels – cartables, peluches, téléphones portables – extraits de la boue, soigneusement nettoyés, enveloppés, étiquetés.</p>
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<span class="caption">Objets trouvés dans les décombres du tsunami.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Bernadette Bensaude-Vincent</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Mais cette exposition formée dans l’espoir que les victimes ou leurs proches pourraient récupérer ce qui leur appartint ressemble moins à un musée qu’à un centre Emmaüs déserté. Objets témoins d’un non-retour.</p>
<p>L’autre semblant de musée est le Decommissioning Archive Center ouvert fin 2018 par Tepco (la compagnie en charge de Fukushima Daiichi) à la place du Musée de l’énergie. Ce centre, fortement recommandé par Tripadvisor, assure certes la mise en mémoire de l’événement grâce à un déroulé fidèle de la séquence d’événements qui a conduit à la catastrophe.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/388832/original/file-20210310-22-1ylrmq7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Exposition du centre d’archives de Tepco dédié à « enregistrer le passé et communiquer sur le présent ». Pas d’ouverture sur le futur…</span>
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<p>Contrairement au mémorial d’Hiroshima, ce centre aborde ouvertement la question des responsabilités puisqu’à l’entrée on voit le PDG de TEPCO prononcer des excuses publiques. Mais l’évocation de l’événement reste très factuelle. Et ce style compte-rendu tourne vite à la propagande d’entreprise dans la description des exploits techniques pour endiguer les effets de la catastrophe et surveiller le corium à l’aide de robots. Les seuls témoignages suscitant une pointe d’émotion sont les récits d’employés de la centrale exprimant leur dévouement et leur fidélité à Tepco.</p>
<p>Le seul véritable mémorial est la centrale elle-même. Certes tout a été fait pour l’isoler : retenir les eaux contaminées à l’aide d’un mur imperméable en front de mer, prévenir les infiltrations d’eau radioactive dans la nappe souterraine à l’aide d’un mur de glace, stocker les eaux radioactives dans des piscines et la terre contaminée sur place. Ces mesures de confinement dans une zone d’exclusion ont été accompagnées d’une vigoureuse campagne de « revitalisation » de la région alentour. Depuis des années, les deux zones d’évacuation autour de la centrale bourdonnent de camions, grues et pelleteuses qui nettoient la campagne dans l’espoir de faire revenir les habitants et d’accueillir les Jeux olympiques à l’été 2020.</p>
<p>Mais le passé du tsunami ne passe pas plus que le présent de la pandémie. Les jeux ont été annulés et peu d’habitants retournent dans leurs villages malgré la suppression des indemnités pour déplacement. Les épisodes climatiques et sanitaires qui s’enchaînent trament <a href="https://slowdisaster.com/podcast/">« une lente catastrophe »</a>, selon l’expression de Scott Gabriel Knowles, une catastrophe qui dure, s’étale dans le présent et pèse sur l’avenir.</p>
<p>Malgré les efforts de Tepco et du gouvernement japonais restaurer la confiance en l’avenir et pour démontrer que la situation est sous contrôle, il semble impossible de convoquer la mémoire pour dire « jamais plus ». Dans un climat d’incertitude où le futur est colonisé par des tonnes de déchets radioactifs difficiles à contenir, le message livré par ces lieux de mémoire serait plutôt un « pour toujours », du moins à l’échelle humaine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/156261/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernadette Bensaude-Vincent est membre de l'Académie des technologies</span></em></p>
Dix ans après l’accident de Fukushima, il reste impossible de séparer le passé du présent.
Bernadette Bensaude-Vincent, Philosophe, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/153995
2021-02-08T20:14:21Z
2021-02-08T20:14:21Z
Vers une mise au ban de la bombe nucléaire ?
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/382633/original/file-20210204-24-1ewomqh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=36%2C14%2C4852%2C2975&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Neuf pays possèdent aujourd'hui l'arme nucléaire. Aucun d'entre eux n'a ratifié le Traité l'interdisant, qui vient d'entrer en vigueur.</span> <span class="attribution"><span class="source">Razvan Ionut Dragomirescu/shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Le 22 janvier 2021 est entré en vigueur le <a href="https://treaties.un.org/Pages/ViewDetails.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXVI-9&chapter=26&clang=_fr">Traité sur l’interdiction des armes nucléaires</a> (TIAN), élaboré sous l’égide de l’ONU. Ce nouveau traité vise à interdire purement et simplement les armes nucléaires dans le monde. Il a donc une optique différente et plus radicale que le <a href="https://www.un.org/fr/conf/npt/2015/pdf/text%20of%20the%20treaty_fr.pdf">Traité de non-prolifération</a> (TNP) de 1968. Son entrée en vigueur a été permise par la ratification d’un minimum de 50 États (51 l’ont ratifié).</p>
<p>Est-ce à dire que les armes nucléaires vont disparaître ? Non, car aucune des neuf puissances nucléaires (États-Unis, Russie, Royaume-Uni, France, Chine, Inde, Pakistan, Corée du Nord, Israël) ne l’a ratifié pour l’instant. Sa portée est donc essentiellement symbolique. Mais le TIAN – obtenu grâce à l’implication de nombreuses ONG et associations de la société civile, comme l’ICAN (<a href="https://www.icanw.org/leaders_voice_support_for_nuclear_ban_treaty">Campagne pour l’interdiction des armes nucléaires</a>, un groupement d’associations comprenant notamment <a href="https://pugwash.org/">Pugwash</a> et le <a href="http://www.mvtpaix.org/">Mouvement de la Paix</a>, et qui a obtenu le prix Nobel de la paix en 2017) et le <a href="https://www.icrc.org/fr">Comité international de la Croix-Rouge</a> (CICR) – représente tout de même un grand pas en avant.</p>
<h2>Satisfaction des abolitionnistes</h2>
<p>Le traité a été progressivement élaboré au cours de trois grandes conférences intergouvernementales en 2013 et 2014 sur « l’impact humanitaire des armes nucléaires », en Norvège, au Mexique et en Autriche, conférences auxquelles de nombreuses ONG pacifistes ont été associées.</p>
<p>Dominique Lalanne, physicien nucléaire, membre du conseil d’administration de Pugwash France, et du collectif « Abolition des armes nucléaires », a été associé à l’élaboration du TIAN. Il rappelle qu’à l’origine, l’idée du TIAN a été lancée par des médecins, en particulier par l’<a href="https://www.ippnw.eu/fr/accueil.html">Association internationale des médecins pour la prévention de la guerre nucléaire</a> (lIPPNW) :</p>
<blockquote>
<p>« Les médecins ont mis l’accent sur les conséquences dramatiques pour la santé humaine de l’explosion d’armes nucléaires, ils ont insisté sur le fait que ce serait catastrophique sur le plan humanitaire. Ils ont lancé l’idée d’un traité légalement contraignant, qui irait plus loin que le TNP de 1968. En effet le TNP induit une inégalité entre pays nucléaires et pays non nucléaires. »</p>
</blockquote>
<p>Dominique Lalanne insiste sur l’atmosphère « enthousiasmante » lors de l’élaboration du TIAN à l’ONU :</p>
<blockquote>
<p>« C’était très enthousiasmant car les associations ont eu le même droit de parole que les ambassadeurs des États, c’était une dynamique extraordinaire ; ainsi, le TIAN reflète à la fois la position des États et celle des peuples eux-mêmes, dans l’esprit de la Charte de l’ONU de 1945 qui commence par “Nous, les peuples”. Cela a été une grande victoire pour les peuples. Cette élaboration a été très différente de celle des autres traités onusiens comme le TNP, c’était plus démocratique. »</p>
</blockquote>
<p>Pour Dominique Lalanne, même si le TIAN n’est pas ratifié par les puissances nucléaires, et si aucun pays nucléaire ne va adhérer au TIAN dans les prochaines années, « le TIAN va populariser l’idée que les armes nucléaires sont illégales, il stigmatise l’arme nucléaire, et va donc faire évoluer les mentalités. »</p>
<p>Édith Boulanger, membre du Bureau national du Mouvement de la Paix, confirme cette analyse : elle relate que la conférence d’élaboration du TIAN à laquelle elle a participé à New York s’est tenue dans « une ambiance extraordinaire » et affirme que le TIAN va exercer une « pression morale » sur les puissances nucléaires.</p>
<p>Cette opinion est partagée par Annick Suzor-Weiner, physicienne, professeure émérite, vice-présidente de Pugwash-France :</p>
<blockquote>
<p>« L’ONU a vraiment joué le jeu et fait participer la société civile à l’élaboration du TIAN. Il m’a semblé, quand j’étais à New York en juillet 2017, que les Hibakusha de Hiroshima et Nagasaki jouaient un rôle important, mis en avant par l’ICAN. D’ailleurs, une Hibakusha était à Stockholm pour la remise du prix Nobel de la Paix à l’ICAN en 2017. »</p>
</blockquote>
<p>Les <a href="https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2015/08/05/hiroshima-le-combat-des-hibakusha-contre-l-oubli_4712659_3216.html">Hibakusha</a> sont les survivants japonais irradiés, victimes des bombes atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Ils sont engagés depuis longtemps en faveur du désarmement nucléaire et exercent une pression morale importante pour condamner l’usage de la bombe.</p>
<h2>L’abolition, une exigence aussi ancienne que l’arme nucléaire</h2>
<p>De fait, le <a href="https://www.un.org/disarmament/wp-content/uploads/2017/10/tpnw-info-kit-v2.pdf">préambule du TIAN</a> évoque la souffrance des Hibakusha et des victimes des essais nucléaires, déplore la « lenteur du désarmement nucléaire et l’importance que continuent de prendre les armes nucléaires dans les doctrines militaires » et appelle au respect du droit international existant : la Charte de l’ONU, le droit international humanitaire, le TNP – qualifié de « pierre angulaire du régime de non-prolifération et de désarmement nucléaires », ainsi que le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE). Le préambule souligne que tout emploi d’armes nucléaires serait contraire aux règles du droit international, et serait inadmissible par rapport aux principes de l’humanité. Il conclut en insistant sur « le rôle de la conscience publique dans l’avancement des principes de l’humanité »,</p>
<p>Annick Suzor-Weiner souligne la continuité entre le TNP et le TIAN : en effet, « l’article 6 du TNP fait – depuis un demi-siècle – obligation de négocier en vue de “la cessation de la course aux armements nucléaires à une date rapprochée” et d’un “traité de désarmement général et complet” ! C’est devant le non-respect prolongé de cet article que la pression s’est organisée dans la société civile. » Selon elle, le progrès, avec l’entrée en vigueur du TIAN, « est surtout de remettre la question bien en vue, et d’instituer une sorte de “norme” morale qui fera pression sur les états détenteurs, via leur opinion publique et les pays exposés. La période de menaces multiformes (pandémies, changement climatique) est propice à : 1. éliminer un danger qui est entre nos mains (ou sous nos doigts pour neuf chefs d’État !) ; 2. économiser des milliards dont on a bien besoin ailleurs. »</p>
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<p>Ghislaine Doucet, conseillère juridique principale au CICR, analyse pour sa part :</p>
<blockquote>
<p>« Au CICR, on n’a pas attendu le XXI<sup>e</sup> siècle pour dire qu’il faut renoncer aux armes nucléaires : dès 1945, on avait déjà des délégués du CICR à Hiroshima, et un délégué, Fritz Bilfinger, avait envoyé un télégramme pour attirer l’attention de la communauté mondiale sur la gravité de l’arme atomique. Et en septembre 1945, le Dr Marcel Junot, chef de la délégation du CICR au Japon, avait adressé une circulaire à toutes les sociétés nationales de la Croix-Rouge sur les dangers de l’arme atomique. En 1946, la Conférence des sociétés nationales de la Croix-Rouge avait recommandé l’interdiction de l’emploi de l’arme atomique pour des buts de guerre. »</p>
</blockquote>
<p>Elle rappelle le rôle clé du CICR dans la lutte contre la bombe nucléaire : « Lors de la préparation du TIAN, le CICR s’est prononcé pour, car les soignants, les aidants ne peuvent pas intervenir pour venir en aide aux populations en cas d’attaque nucléaire. Le CICR a toujours mis en avant les considérations humanitaires. Au CICR, on a fait valoir qu’en cas d’explosion d’une bombe nucléaire, on ne peut pas envoyer de soignants, de travailleurs humanitaires. »</p>
<h2>La lente évolution des consciences</h2>
<p>La France, puissance nucléaire depuis 1960, considère officiellement que le TIAN est « un <a href="https://www.vie-publique.fr/en-bref/276902-traite-sur-linterdiction-des-armes-nucleaires-entre-en-vigueur-en-2021">texte inadapté au contexte sécuritaire international</a> marqué par la résurgence des menaces d’emploi de la force » ; qu’il s’adresse exclusivement aux démocraties occidentales et « ne servira donc pas la cause du désarmement, puisqu’aucun État disposant de l’arme nucléaire ne le signera » ; et qu’il « fragilise une approche réaliste d’un désarmement s’effectuant étape par étape ». </p>
<p>Le ministre des Affaires étrangères français, Jean‑Yves Le Drian, a fait valoir en avril 2019 devant le Conseil de sécurité de l’ONU que « <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/271272-jean-yves-le-drian-1042019-respect-du-droit-international-humanitaire">l’interdiction des armes nucléaires, alors que le désarmement ne se décrète pas ; n’est pas une approche réaliste</a>, seule une démarche progressive par étapes pouvant selon lui permettre d’atteindre cet objectif. Les États-Unis n’ont pas réagi officiellement suite à l’entrée en vigueur du TIAN, mais à New York, des <a href="https://www.npr.org/2021/01/22/959583731/u-n-treaty-banning-nuclear-weapons-takes-effect-without-the-u-s-and-others?t=1612513172884">militants contre l’arme nucléaire ont manifesté en faveur de sa ratification</a>.</p>
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<p>Ainsi, des conceptions opposées se font face. Mais insensiblement, le TIAN influence même les puissances nucléaires, comme l’analyse Annick Suzor-Weiner, qui estime que le Traité pourra avoir des effets bien réels : pour preuve, « même les discours de Macron et Le Drian ont évolué : après nous avoir traités de bisounours (Védrine) ou d’illuminés, ils commencent à dire qu’ils respectent les convictions et les efforts de ces associations et de ces pays » qui ont signé le TIAN. Le TIAN pourra « forcer les États à commencer à planifier les étapes du démantèlement », amorcer « le désinvestissement des banques et des grandes entreprises », et « mettre des scientifiques sur le démantèlement au lieu de les mettre sur la modernisation des armes ». Édith Boulanger confirme que le TIAN pourra permettre aux opposants à l’arme nucléaire de faire pression sur les grandes entreprises et sur les grandes banques pour qu’elles cessent d’investir dans l’armement nucléaire. Ce que <a href="https://www.latribune.fr/opinions/droit-international-et-armes-nucleaires-quels-enjeux-pour-les-institutions-financieres-873940.html">confirme Jean‑Marie Collin</a>, co-porte-parole de ICAN France. Peu à peu, une évolution est en cours.</p>
<p>Autre point positif : un autre traité de désarmement, le traité START de réduction des armes stratégiques, conclu initialement en 1991 entre les États-Unis et la Russie, a été, début février 2021, <a href="https://information.tv5monde.com/info/le-traite-new-start-prolonge-les-defis-russes-commencent-pour-biden-394727">prolongé pour cinq ans</a>, jusqu’en 2026, prolongation entérinée par la Russie et par l’administration Biden.</p>
<p>Un bémol de taille, cependant : comme l’observent Édith Boulanger et Dominique Lalanne, les jeunes d’aujourd’hui, qui sont conscients des dégâts causés par la pollution et des risques climatiques, sont peu sensibles à la question de l’arme nucléaire. L’enjeu est donc pour les associations anti-nucléaires de toucher ce public pour faire évoluer le rapport de forces au sein des puissances disposant de l’arme ultime.</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153995/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Chloé Maurel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
L’entrée en vigueur du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires, élaboré sous l’égide de l’ONU et ratifié par 52 États, est une victoire pour les tenants de l’abolition de l’arme nucléaire.
Chloé Maurel, SIRICE (Université Paris 1/Paris IV), Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/152499
2020-12-27T22:39:01Z
2020-12-27T22:39:01Z
Fact check US : Donald Trump a-t-il apaisé les tensions avec la Corée du Nord ?
<p>Au cours de la campagne présidentielle, Donald Trump a affirmé que le président Obama lui avait laissé une situation très dangereuse avec la Corée du Nord qui <a href="https://time.com/5903268/donald-trump-north-korea-missiles-debates/">aurait même pu conduire à une guerre</a>. Selon ses dires, lui aurait au contraire contribué durant son mandat à apaiser les tensions entre les États-Unis et le régime nord-coréen en raison des relations personnelles qu’il a su créer avec son jeune dirigeant, Kim Jong‑un. Dès 2018, Donald Trump s’était d’ailleurs vanté sur Twitter d’avoir <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2018/06/13/washington-espere-desarmer-la-coree-du-nord-avant-la-fin-du-mandat-de-donald-trump_5314452_3210.html">réglé le problème</a>. À l’issue de sa première entrevue avec son homologue nord-coréen à Singapour, il déclarait en effet sur le réseau social :</p>
<blockquote>
<p>« Le président Obama disait que la Corée du Nord était notre plus gros et plus dangereux problème. Ce n’est plus le cas – dormez bien ce soir ! »</p>
</blockquote>
<p>Toutefois, si on peut admettre que Donald Trump a évité une crise majeure avec la Corée du Nord, il n’a pas su empêcher que celle-ci développe ses capacités nucléaires et balistiques et s’affirme, de fait, comme la cinquième puissance nucléaire du continent asiatique, après la Chine, la Russie, l’Inde et le Pakistan.</p>
<h2>Donald Trump, paradoxal « faiseur de paix » sur une péninsule nucléarisée</h2>
<p>Comme souvent s’agissant de Donald Trump, il y a une part de véracité dans ses déclarations. La situation lui permet de se positionner à son avantage, comme un pacificateur, et même de songer à recevoir un prix Nobel comme le président Obama avant lui. En 2019, il n’hésitait pas à faire mention des <a href="https://www.theguardian.com/us-news/2019/feb/15/trump-shinzo-abe-nominated-me-nobel-peace-prize">propositions de nomination</a> qu’auraient formulées en sa faveur le premier ministre japonais d’alors, Shinzo Abe, suivi par le président sud-coréen Moon Jae-in. Ceux-ci saluaient ainsi l’initiative, il est vrai courageuse et inattendue, d’un dialogue direct avec Kim Jong‑un et de rencontres « au sommet ». La rencontre de Singapour entre les deux dirigeants en juin 2018 avait en effet marqué les esprits par son caractère spectaculaire et prometteur. Elle mettait notamment fin à une <a href="https://theconversation.com/coree-du-nord-etats-unis-mettre-fin-a-la-diplomatie-des-extremes-82843">escalade verbale déclenchée à l’été 2017</a>, lorsque Donald Trump avait menacé de déchaîner « le feu et la fureur » et que son état-major n’écartait pas une option militaire contre la Corée du Nord.</p>
<p>Pour autant, la diplomatie « des sommets », aussi novatrice qu’elle ait pu paraître, n’a pas eu plus d’effet que les stratégies mises en œuvre avant elle, dont la « patience stratégique » de l’administration Obama, qui attendait que le régime s’effondre sous le poids des sanctions pour obtenir une dénucléarisation complète, vérifiable et irréversible de la Corée du Nord. Si Donald Trump a évité un conflit, il n’a pu empêcher qu’au terme de six essais nucléaires et de nombreux tirs de missiles balistiques jusqu’en 2017, la Corée du Nord revendique un statut de puissance nucléaire et dispose de <a href="https://www.cfr.org/backgrounder/north-koreas-military-capabilities">capacités de dissuasion crédibles</a>. À ce titre, elle reste une menace réelle et persistante tant pour les États-Unis, dont le territoire n’apparaît plus guère à l’abri de tirs nord-coréens de missiles balistiques intercontinentaux, que pour leurs deux plus proches alliés sud-coréens et japonais.</p>
<h2>Le nucléaire nord-coréen, outil de dissuasion</h2>
<p>Au demeurant, les motivations nucléaires de la Corée du Nord ont pu varier au cours du temps, sans que les administrations américaines successives ne se donnent les moyens de les comprendre. Lorsque le régime de Kim Jong-il effectue son premier essai souterrain en 2006, il le justifie par la « menace nucléaire » et les pressions exercées par l’administration Bush. Celle-ci vient de le labelliser « membre de l’axe du mal » aux côtés de l’Irak et de l’Iran dans le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=YtuL3Wg2OUI&ab_channel=atelierdesarchivesHistory">célèbre discours sur l’état de l’Union</a> du président Bush en 2002. Après l’invasion de l’Irak et l’exécution de Saddam Hussein en 2006, George Bush est fortement soupçonné par Pyongyang de vouloir faire de même en Corée du Nord en provoquant un changement de régime par la force. Cette suspicion et le manque de confiance réciproque expliquent en partie les aléas des <a href="https://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2007/02/14/l-accord-sur-le-nucleaire-nord-coreen-suscite-prudence-et-reserve_867231_3216.html">Pourparlers à Six</a>, un mécanisme de dialogue multilatéral rassemblant les six pays riverains de la péninsule coréenne mis en place en 2003. Tout en tergiversant, la Corée du Nord avait accepté le principe d’une dénucléarisation progressive, action par action, et exigé la construction d’un réacteur à eau légère et le versement d’un million de tonnes de fuel lourd. Elle s’en retirera en 2009, non sans avoir obtenu la livraison de 550 000 tonnes de fuel lourd de la part des États-Unis.</p>
<p>En mai 2009, un second tir nucléaire nord-coréen intervient après le lancement d’un satellite qui se révèle être un missile balistique, déclenchant un nouveau cycle de sanctions. On peut alors penser, comme l’administration Obama, qu’il s’agit de la poursuite d’une politique de provocation pour obtenir des concessions selon un cycle plus ou moins identifié : provocations, sanctions, négociations, concessions. L’arrivée de Kim Jong‑un à la tête du pays en 2011 voit le nucléaire devenir un outil de puissance et un marqueur identitaire du régime alors que celui-ci renforce ses capacités opérationnelles par des campagnes de tirs accélérées. <a href="https://theconversation.com/coree-du-nord-le-nucleaire-comme-pacte-social-54994">Le nationalisme nucléaire</a> de la Corée du Nord répond à un besoin tout autant politique que stratégique. Au plan intérieur, il renforce la légitimité et donc la pérennité du régime et au plan extérieur, il remplit une fonction de dissuasion face aux États-Unis et ses alliés sud-coréens et japonais qui ont, tous trois, renforcé leur défense antimissile.</p>
<h2>D’Obama à Trump, les limites d’une politique de pressions maximales et de sanctions</h2>
<p>À peu de variantes près, l’objectif d’une dénucléarisation de la Corée du Nord, largement popularisé sous son acronyme anglais CVID, pour « Complete, Verifiable, Irreversible Denuclearization », a constitué le mantra indépassable des politiques nord-coréennes des États-Unis depuis George W. Bush en 2001 jusqu’aux présidents Obama et Trump. Leur manque de flexibilité et l’impact de facteurs régionaux – dont le facteur chinois – en expliquent les échecs passés et sans doute à venir. En effet, si la Corée du Nord a pu se montrer disposée à accepter un processus de dénucléarisation, dans son esprit celui-ci devait être progressif, englober toute la péninsule coréenne, c’est-à-dire impliquer le retrait des troupes américaines présentes, et s’assortir de robustes garanties de sécurité de la part des États-Unis, notamment la signature d’un traité de paix.</p>
<p>On se rappelle que lors de la signature de l’Accord dit du Cadre Agréée en 1994 entre l’administration Clinton et la Corée du Nord de Kim Il-sung, grand-père de l’actuel dirigeant, la première s’engageait sur la construction de réacteurs à eau légère pour fournir à Pyongyang l’électricité nécessaire à son développement en échange du gel de son programme nucléaire alors embryonnaire. Au demeurant, la Corée du Nord n’a <a href="https://slate.com/news-and-politics/2018/06/bolton-pompeo-trump-and-kim-all-have-different-ideas-about-what-the-d-in-cvid-stands-for.html">jamais entériné ce concept de dénucléarisation</a>, lui préférant celui de démantèlement. Ce qui, dans son esprit, peut aboutir à déclasser et fermer certains sites, notamment celui de Yongbyon, sans pour autant renoncer à ses capacités nucléaires.</p>
<p>Déjà, en 2018, au lendemain de la première rencontre de Singapour entre un Donald Trump triomphant affirmant que le <a href="https://www.courrierinternational.com/article/en-direct-sommet-de-singapour-trump-pret-suspendre-les-exercices-militaires-avec-seoul">processus de dénucléarisation allait commencer « très vite »</a> et son homologue nord-coréen, l’accord signé entretenait l’ambiguïté sur les perspectives d’une dénucléarisation sur laquelle les deux parties avaient une conception très différente. D’après le <a href="https://www.whitehouse.gov/briefings-statements/joint-statement-president-donald-j-trump-united-states-america-chairman-kim-jong-un-democratic-peoples-republic-korea-singapore-summit/">document commun</a>, l’objectif de cette rencontre était « l’établissement de nouvelles relations » entre les deux pays et l’instauration d’un « régime de paix solide et durable sur la péninsule coréenne ». Pour ce faire, le président Trump s’engageait à fournir des « garanties de sécurité » à la Corée du Nord dont le dirigeant réaffirmait son « engagement ferme et inébranlable envers la dénucléarisation complète de la péninsule coréenne ». Faute de mieux, des gestes symboliques ont été faits. En réponse au moratoire sur les essais nucléaires observé par Pyongyang, à sa propre initiative, Donald Trump avait ainsi suspendu ou réduit l’ampleur de certaines manœuvres militaires américano-sud-coréennes, comme Ulchi Freedom Guardian, <a href="http://www.opex360.com/2018/07/10/coree-sud-annulant-lexercice-ulchi-freedom-guardian-pentagone-va-economiser-14-millions-de-dollars/">annulées</a> en septembre de la même année.</p>
<p>En 2019, une <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2019/02/28/01003-20190228ARTFIG00220-sommet-de-hanoi-kim-et-trump-dans-l-impasse-nucleaire.php">nouvelle rencontre à Hanoï</a> révèle clairement le malentendu et tourne au fiasco, chacun protestant de sa bonne foi. Donald Trump a assuré que Kim Jong‑un souhaitait la levée de toutes les sanctions pesant sur son pays en contrepartie du démantèlement, déjà promis par le passé, de la centrale de Yongbyon. La partie nord-coréenne, pour qui le développement économique du pays est une priorité essentielle, a affirmé, quant à elle, n’avoir demandé, en échange de l’arrêt de la centrale, qu’une levée partielle des sanctions affectant le plus durement la population.</p>
<p>Quelques mois plus tard, la rencontre impromptue de Panmunjom entre les deux dirigeants, dans le périmètre de la zone démilitarisée (<em>Demilitarized Zone</em>, DMZ), entretient l’illusion qu’une négociation peut encore aboutir. Sur son compte Twitter, Donald Trump insiste en vain sur les avantages économiques qu’apporterait la dénucléarisation. S’accrochant aux perspectives d’une reprise du dialogue, en pensant que sa politique de maintien des sanctions fonctionnerait, la partie américaine a soigneusement évité tout au long de l’année 2019 et jusqu’en 2020 de renchérir sur les provocations nord-coréennes de tirs de missiles de courte portée.</p>
<p>Au final, Donald Trump a clairement échoué à faire du règlement de la question nucléaire nord-coréenne un succès personnel dû à ses talents de négociateur et à la proximité créée avec le dirigeant nord-coréen. En dépit de contacts directs et de l’envoi régulier de lettres – ils s’en seraient adressé 25 selon le journaliste américain Bob Woodward –, la personnalisation de leur relation, jouée ou réelle, s’est heurtée au réalisme stratégique nord-coréen. Si une guerre avec la Corée du Nord a été évitée, le pays dispose de capacités nucléaires et, en dépit des sanctions et de la pandémie, se serait doté de nouveaux missiles balistiques intercontinentaux. L’un de ceux-ci, <a href="https://www.38north.org/2020/10/melleman102120/">aux proportions impressionnantes</a>, porté sur un véhicule de 13 essieux a été complaisamment exposé lors de la grande parade militaire nocturne organisée à Pyongyang le 10 octobre 2020. Des questions se posent sur son opérationnalisation. Faut-il s’attendre à une nouvelle campagne de tirs nord-coréens en 2021 ?</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été réalisé avec la collaboration de Bessma Sikouk de l’École supérieure de journalisme de Lille (ESJ Lille).</em></p>
<p><em>La rubrique Fact check US a reçu le soutien de <a href="https://craignewmarkphilanthropies.org/">Craig Newmark Philanthropies</a>, une fondation américaine qui lutte contre la désinformation</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/152499/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marianne Péron-Doise ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
Donald Trump a évité une crise majeure avec la Corée du Nord. Mais la question du nucléaire nord-coréen reste entière, le pays continuant de développer ses capacités nucléaires et balistiques.
Marianne Péron-Doise, Chercheur Asie du Nord et Sécurité maritime Internationale, chargé de cours Sécurité maritime, Sciences Po
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/151943
2020-12-23T20:38:58Z
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Washington-Téhéran : une confrontation appelée à durer
<p>L'embargo sur les armes imposé par le Conseil de Sécurité des Nations unies (CSNU) à Téhéran en 2007, suite à un intense lobbying de la part de l'administration Bush, a officiellement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/18/pour-l-iran-l-embargo-des-nations-unies-sur-ses-armes-est-leve_6056462_3210.html">expiré</a> le 18 octobre dernier. La ratification en 2015 du <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/iran/jcpoa-restrictive-measures/">Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA)</a> prévoyait une levée graduelle des sanctions à destination de Téhéran (<a href="https://www.un.org/securitycouncil/fr/content/2231/background">résolution 2231</a> du CSNU), en échange d'une limitation du programme nucléaire iranien et d'un contrôle poussé exercé sur ce programme. Si les États-Unis, sous l'administration Obama, ont ratifié cet accord, l'administration Trump, quant à elle, a décidé de manière unilatérale de <a href="https://www.liberation.fr/planete/2018/05/08/accord-nucleaire-iranien-trump-se-retire-avec-fracas-et-force-sanctions_1648752">s'en retirer</a> le 8 mai 2018 dernier.</p>
<p>L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), chargée de la supervision de l'accord, a eu beau déclarer à de nombreuses reprises que Téhéran <a href="https://news.un.org/fr/story/2018/05/1013402">respectait pleinement les termes du JCPOA</a>, les États-Unis se sont arc-boutés sur une ligne intransigeante. Une posture qui s'explique en bonne partie par la <a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2019/02/03/les-fous-de-dieu-de-trump/">forte influence, au sein de l'administration Trump, des évangéliques</a> comme le vice-président Mike Pence et le secrétaire d'État Mike Pompeo. Pour le président Trump, appuyé par les conservateurs américains ainsi que par certains de ses principaux alliés moyen-orientaux (Israël et plusieurs pétromonarchies du Golfe), la remise en cause unilatérale du JCPOA fait suite aux <a href="https://www.nbcnews.com/politics/white-house/trump-charges-iran-violating-spirit-nuclear-deal-n749131">«manquements graves»</a> de Téhéran et à ses «visées hégémoniques» sur le Moyen-Orient. À la suite de leur retrait, les États-Unis ont immédiatement <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/les-etats-unis-retablissent-des-sanctions-contre-l-iran_2046509.html">rétabli</a> les sanctions levées en 2015 puis ont initié un <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/11/01/washington-renforce-ses-sanctions-contre-l-iran_6017656_3210.html">renforcement graduel</a> des sanctions.</p>
<h2>Souveraineté versus extraterritorialité américaine</h2>
<p>Si la souveraineté caractérise l'État en droit international depuis que les <a href="https://www.herodote.net/24_octobre_1648-evenement-16481024.php">Traités de Westphalie</a> en ont posé le principe en 1648, il en va, dans la réalité bien autrement. L’<a href="https://www.lefigaro.fr/vox/economie/comment-le-droit-est-devenu-l-arme-favorite-des-etats-unis-pour-s-accaparer-nos-entreprises-20190503">extraterritorialité</a>, qui par essence porte clairement atteinte à la souveraineté des États, est devenue, pour les États-Unis, une manière classique de gérer les affaires du monde. L'extraterritorialité du droit américain, qui permet à Washington de promulguer des sanctions à l'encontre de toute personne physique ou morale commerçant avec Téhéran, a contribué à fragiliser un accord pourtant international.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/hwkACDdJGSM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Le FCPA (<a href="https://bis.lexisnexis.fr/glossaire/fcpa">Foreign Corrupt Practices Act</a>), qui a été édicté en 1977 après la célèbre affaire du Watergate, est devenu, suite à une modification et à un vote du Congrès en 1998, une loi extraterritoriale. Concrètement, cela signifie que le FCPA peut désormais s'appliquer à l'ensemble des sociétés étrangères dans le monde. Les États-Unis s'autorisent ainsi à poursuivre toute personne ou société qui conclut un contrat en monnaie américaine (dollars) ou qui utilise un service appartenant à des sociétés américaines, qu'il s'agisse de mail (via Google, Gmail, Hotmail…), de cloud (stockage aux États-Unis) ou de transit (via des serveurs américains…). Étant donné la domination des GAFAM dans le domaine numérique à l'international, le FCPA est l'arme imparable des États-Unis dans l'application d'une politique extraterritoriale agressive et un fabuleux outil d'ingérence et de guerre économique.</p>
<p>Depuis l'instauration de sanctions américaines à destination de Téhéran, les entreprises européennes ont dû payer, en l'espace d'une dizaine d'années, <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/2017/01/QUATREPOINT/56965">plus de 40 milliards de dollars d'amendes</a> aux États-Unis. Téhéran a pour sa part <a href="https://www.france24.com/fr/20181003-iran-etats-unis-cour-internationale-justice-sanctions-contre-situation-humanitaire">saisi la Cour internationale de Justice (CIJ)</a> dès l'établissement des nouveaux embargos, mais Washington <a href="https://lexpansion.lexpress.fr/actualites/1/actualite-economique/sanctions-contre-l-iran-washington-recuse-la-competence-de-la-cij_2032741.html">récuse la compétence de la CIJ</a>, et cette dernière n'a aucun moyen de faire appliquer des décisions allant dans le sens de Téhéran.</p>
<p>Sur le terrain, et en dépit de l'opposition de nombreux autres États signataires (pays de l'UE, Chine, Russie), le président Trump a <a href="https://www.lesechos.fr/monde/etats-unis/dernier-tour-de-vis-des-etats-unis-sur-le-petrole-iranien-1015816">mis fin</a>, le 2 mai 2019, à une dérogation permettant à plusieurs États (Chine, Inde, Turquie, Japon, Corée du Sud, Taïwan, Italie et Grèce) d'importer une certaine quantité de brut iranien. En riposte à ces nouvelles sanctions, Téhéran a décidé de <a href="https://www.lesechos.fr/monde/enjeux-internationaux/nucleaire-liran-annonce-le-depassement-de-la-limite-autorisee-duranium-enrichi-1034841">mettre fin</a> à la limitation des 300 kg d'uranium enrichi à 3,67 % autorisés dans le cadre de l'accord de 2015, tout en menaçant les signataires de l'accord de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/l-iran-compte-redemarrer-le-reacteur-a-eau-lourde-d-arak-20190728">relancer son projet de réacteur à eau lourde à Arak</a> si les États parties à l'accord ne l'aident pas à contourner les sanctions. La France, l'Allemagne et le Royaume-Uni ont bien cherché à réagir en créant un nouvel outil, l’<a href="https://www.lefigaro.fr/conjoncture/les-europeens-activent-pour-la-premiere-fois-instex-pour-livrer-du-materiel-medical-a-l-iran-20200331">INSTEX</a>, mais celui-ci a <a href="https://information.tv5monde.com/info/iran-activation-d-instex-l-europe-n-pas-retrouve-la-souverainete-necessaire-pour-dire-non-aux">fait long feu</a>, donnant à Téhéran l'impression que les Européens avaient basculé du côté américain.</p>
<p>Le 3 janvier 2020, l'assassinat en Irak du puissant général <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/proche-moyen-orient/qui-etait-le-general-soleimani-homme-cle-de-l-iran-tue-par-les-etats-unis-en-irak_2113290.html">Soleimani</a> et d’<a href="https://www.liberation.fr/planete/2020/01/03/abou-mehdi-al-mouhandis-l-autre-victime-du-raid-contre-soleimani_1771652">Abou Mehdi Al-Mouhandis</a>, numéro deux de la milice irakienne (pro-iranienne) Hashed, par un drone américain en violation complète du droit international, a poussé Téhéran à s'éloigner encore davantage des conditions de l'accord de 2015.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1213808320777269249"}"></div></p>
<p>En réponse à cet assassinat, Téhéran a entrepris de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/nucleaire-l-iran-s-affranchit-de-toute-limite-sur-ses-centrifugeuses-05-01-2020-2356244_24.php">s'affranchir</a> de la limitation sur l'enrichissement d'uranium, a lancé le 8 janvier 2020 des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/08/plusieurs-roquettes-ont-ete-tirees-sur-une-base-americaine-en-irak_6025108_3210.html">frappes</a>, très précises, de missiles balistiques sur deux bases américaines en Irak (Al-Assad et Erbil), sans faire officiellement de victimes américaines, et a présenté, via ses médias, une <a href="http://french.china.org.cn/foreign/txt/2020-03/28/content_75869653.htm">nouvelle génération de centrifugeuses</a>.</p>
<p>L'arrivée à échéance de l'embargo international sur les armes visant Téhéran a poussé les États-Unis à activer une procédure controversée (<a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/iran-qu-est-ce-que-le-snapback-des-sanctions-a-l-onu-20200820">snapback</a>) le 21 août 2020 dernier. Cette procédure a été critiquée et <a href="https://www.challenges.fr/monde/berlin-londres-et-paris-rejettent-la-demande-americaine-de-snapback-contre-l-iran_723795">rejetée</a> de manière catégorique par l'ensemble des signataires de l'accord JCPOA ainsi que par 13 des 15 membres du Conseil de Sécurité de l'ONU (5 permanents et 10 élus pour 2 années). Il va sans dire qu'en s'étant auto-exclu de l'accord JCPOA en 2018, Washington ne pouvait espérer autre chose qu'un refus clair de sa prorogation de l'embargo sur les armes à destination de Téhéran.</p>
<p>Plus récemment, le 8 octobre 2020, des <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-eco/washington-sanctionne-les-principales-banques-iraniennes-20201008">sanctions</a> contre les 18 principales banques iraniennes ont été prises, fragilisant plus encore une économie iranienne moribonde. Cette mesure, réclamée par les faucons anti-Iran au sein de l'administration Trump, est censée isoler Téhéran du secteur financier international. En réduisant ainsi la possibilité pour l'Iran d'acquérir des biens «humanitaires» comme «non humanitaires» sur le marché international, et en menaçant tout État ou entreprise qui échangerait avec Téhéran de se voir interdire l'accès au marché économique et financier américain, les États-Unis espèrent contraindre la République islamique à renégocier les termes de l'accord portant sur son programme nucléaire, en échange d'un allégement des sanctions économiques.</p>
<h2>Réarmement iranien : Pékin et Moscou dans le collimateur américain</h2>
<p>La levée de l'embargo sur les armes et équipements militaires lourds à destination de Téhéran en application de la résolution 2231 du CSNU va permettre à Téhéran d'acheter des armes pour ses besoins «défensifs».</p>
<p>Le terme «défensifs» pose problème car, dans un système international non régulé, les États ne comptent que sur eux-mêmes pour assurer leur sécurité, et déduisent les intentions de leurs voisins des capacités dont ceux-ci se dotent. Or, quand il est impossible de distinguer les capacités offensives des défensives, et en l'absence de signes clairs témoignant d'une intention non expansionniste d'un potentiel rival, les États procèdent logiquement à des évaluations pessimistes sur la base des hypothèses les plus défavorables. Ainsi, le renouvellement éventuel du parc de chasseurs iraniens pourrait être perçu comme un achat d'armes défensives si ces derniers se destinent à l'interception de chasseurs hostiles, mais considérés comme «offensives» si ces mêmes chasseurs disposent d'une capacité multirôle, et donc d'attaque de cibles terrestres. Nombre de chasseurs modernes chinois (Chengdu J-10 et PAC/Chengdu JF-17 (sino-pakistanais)) et russes (Sukhoi Su-30, Su-35 et Mikoyan Mig-35), candidats à un remplacement de la flotte actuelle iranienne, répondent donc à ces caractéristiques dites offensives.</p>
<p>L'immixtion de Téhéran dans le marché des armes ne va pas initier une nouvelle course aux armements au Moyen-Orient, tout simplement parce que celle-ci existe déjà. Sur la période 2015-2019, les ventes d'armes dans la région (hors Iran) ont augmenté de 61 % et représentent 35 % du total des importations mondiales. Les États-Unis, premier fournisseur du Moyen-Orient avec 36 % du total des ventes, ont inondé Israël et les monarchies du Golfe en systèmes d'armes sophistiqués; initiant ainsi un véritable gap technologique avec Téhéran.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1237093308393852928"}"></div></p>
<p>Pour rappel, Téhéran ne dispose pas d'une force aérienne moderne capable de dissuader ses potentiels voisins immédiats. Son système de défense antiaérien est composé de systèmes locaux, plus ou moins modernes, de systèmes russes modernisés (SA-5/6/9/11/15) ou connus (S-300) de ses ennemis potentiels. Ses chasseurs datent pour la plupart des années 1970 et 1980 et ont connu la guerre Iran-Irak (F-4/F-5/F-14 américains et J-7 chinois) ; certains autres, les plus récents, datent du début des années 1990 (Sukhoi su-24 et Mig-29).</p>
<p>Le remplacement de tout ou partie des armements obsolètes iraniens représente cependant un coût important, et Téhéran est actuellement confronté à des sanctions économiques lourdes qui obèrent ses capacités à renouveler son armement. Si la République islamique est en manque de liquidité, elle n'est cependant pas en manque de ressources pétrolières et gazières qui intéressent au plus haut point les puissances extérieures, la Chine notamment.</p>
<p>L'impact des sanctions économiques est <a href="https://www.france24.com/fr/20190919-impact-economique-sanctions-americaines-contre-iran">fortement ressenti en Iran</a>, et le renforcement de ces mêmes sanctions a fortement contribué à <a href="https://asialyst.com/fr/2020/10/01/chine-comprendre-rapporchement-avec-iran-apres-accord-israel-emirats/">rapprocher Téhéran de Pékin</a>. En signant un <a href="https://www.e-ir.info/2020/09/14/opinion-the-sino-iran-25-years-agreement-why-and-why-now/">accord «secret» de 25 ans</a>, fin août 2020, qui impliquerait un investissement chinois de 400 milliards de dollars (280 milliards pour le secteur de l'énergie et 120 milliards pour ses infrastructures de transport et industrielles) contre du pétrole, du gaz à faible coût (-32 %) ainsi que des concessions, Téhéran se «jetterait» dans les bras de Pékin en contrepartie d'un renflouement de ses caisses. Si les détails de l'accord n'ont pas été divulgués, ce texte suscite cependant l'opposition d'une part importante de la population iranienne.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1283292034162450432"}"></div></p>
<p>Par ailleurs, si certaines entreprises de défense chinoises (Chengdu Aircraft Corporation pour le chasseur J-10 et CPMIEC ((China Precision Machinery Import-Export Corporation) pour le système antiaérien HQ-9) peuvent voir dans le rééquipement iranien une opportunité importante, les menaces américaines de sanctions et les éventuels impacts sur les relations avec d'autres pays arabes du Golfe ne sont pas à négliger.</p>
<p>Côté russe, si les médias font état de l’<a href="https://www.capital.fr/economie-politique/liran-pourrait-acheter-des-missiles-et-des-tanks-a-la-russie-et-a-la-chine-1386458">intérêt iranien pour nombre de systèmes d'armes russes</a> (sous-marins, chars T-90, chasseurs Shukoi Su30 et Mikoyan Mig-35…), la menace du CAATSA (<a href="https://home.treasury.gov/policy-issues/financial-sanctions/sanctions-programs-and-country-information/countering-americas-adversaries-through-sanctions-act">Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act</a>), qui prévoit des sanctions à l'égard des États désirant se doter de matériel militaire russe n'est pas à prendre à la légère. En 2017, cette loi est devenue une loi fédérale qui ambitionne de sanctionner tout État qui conclut des accords significatifs avec le secteur de la défense russe. Tout comme l'extraterritorialité, cette arme du CAATSA est à géométrie variable, car l'Égypte, qui a pourtant <a href="https://www.meta-defense.fr/2020/05/15/la-confirmation-de-lacquisition-de-su-35-par-legypte-pourrait-avoir-denormes-consequences-geopolitiques/">fait l'acquisition de chasseurs Su-35SE en 2019</a> (début de livraison en 2020), n'a pas été sanctionnée alors que la Turquie, qui a <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/achat-de-s-400-la-turquie-brave-les-etats-unis-1036283">acheté des batteries antiaériennes S-400 Triumph</a> (accord signé en 2017 et début de livraison en 2019) <a href="https://translations.state.gov/2020/12/14/les-etats-unis-sanctionnent-la-turquie-en-vertu-de-la-loi-caatsa-231/">vient récemment de l'être</a>. La non-application systématique s'explique également par des facteurs internes propres à l'administration américaine.</p>
<p>Face à ces menaces permanentes de sanctions, des officiels iraniens ont indiqué que Téhéran pourrait exporter des matériels fabriqués localement. Si exporter des armes peut donner à Téhéran un souffle économique réel, les sanctions économiques guettent et Washington pourrait être amené à agir de manière unilatérale en inspectant les navires soupçonnés de transporter ces systèmes d'armes exportés, ce que la présence navale américaine <a href="https://www.cairn.info/revue-herodote-2016-4-page-45.htm">dans l'ensemble des océans et mers du globe</a> lui permettra de faire.</p>
<h2>Et maintenant ?</h2>
<p>Le mandat du président Trump va s'achever sans avancée notable sur le front du dossier iranien. Ce n'est cependant pas faute d'avoir tenté, par la manière forte, de faire plier la République islamique.</p>
<p>Si Joe Biden a dit <a href="https://www.lorientlejour.com/article/1243291/biden-veut-de-nouvelles-negociations-mais-apres-avoir-rejoint-laccord.html">souhaiter un retour à l'accord de 2015</a>, il semble de plus en plus évident que les États-Unis, appuyés par les Européens, entendent obtenir, en contrepartie, <a href="https://www.dw.com/en/biden-and-iran-back-to-the-old-nuclear-deal-or-negotiate-a-new-one/a-55983851">l'inclusion du programme balistique iranien dans l'accord</a>. Il faut dire que Téhéran est parvenu en avril 2020, avec l'envoi de son <a href="https://nemrod-ecds.com/?p=4856">lanceur spatial Qased SLV</a>, à développer un moteur solide, le Salman (étage 3), utilisant des technologies très sophistiquées, ce qui représente un grand pas vers le développement d'un missile balistique intercontinental.</p>
<p>L'Iran, pour sa part, a également fait part de sa volonté de revenir à l'accord de 2015, s'engageant à respecter l'ensemble de ses obligations, dès lors que les États-Unis auront de nouveau réintégré l'accord nominal. Cette proposition doit être comprise comme une volonté de <a href="https://www.nbcnews.com/news/world/iran-s-ballistic-missile-program-non-negotiable-president-hassan-rouhani-n1251072">ne pas se laisser imposer de nouveaux ajouts</a> à un accord qui, en 2015 déjà, avait profondément scindé la classe politique iranienne. En résumé, une fois le départ de Donald Trump effectif, le bras de fer Washington-Téhéran se poursuivra…</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/151943/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Mourad Chabbi ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
L'administration Trump s'est montrée extrêmement dure vis-à-vis de l'Iran ; l'arrivée de Joe Biden ne devrait pas fondamentalement changer la donne.
Mourad Chabbi, Enseignant chercheur, Grenoble École de Management (GEM)
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/150010
2020-11-16T18:20:56Z
2020-11-16T18:20:56Z
La future administration Biden face au dossier nucléaire iranien
<p>Quatre années d’obsession anti-iranienne s’achèvent avec l’arrivée de Joe Biden à la Maison Blanche. De fait, Donald Trump et son équipe, quasi totalement alignés sur le Likoud israélien, n’ont eu de cesse de diaboliser l’Iran, répudiant l’accord sur le nucléaire iranien et compromettant toute chance d’une issue pacifique dans les différends opposant Washington à Téhéran. L’arrivée de Joe Biden laisse espérer un certain apaisement. Mais il n’est pas certain que la dynamique enclenchée sous l’ère Obama puisse être relancée comme si la disruption trumpienne n’avait pas eu lieu.</p>
<h2>D’ennemis jurés à partenaires potentiels</h2>
<p>La Révolution islamique en Iran et la prise d’otages à l’ambassade américaine qui s’ensuivit (1979) <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/08/les-racines-de-la-politique-iranienne-de-donald-trump_6025159_3210.html">marquent le début</a> d’une longue inimitié entre Téhéran et Washington que les transformations post-guerre froide n’affectent pas. En 2002, les <a href="https://www.iranwatch.org/library/ncri-new-information-top-secret-nuclear-projects-8-14-02">révélations</a> d’un dissident iranien concernant le programme nucléaire de Téhéran suscitent de nouveaux bras de fer. Le <a href="https://www.lexpress.fr/actualites/2/actualite/mahmoud-ahmadinejad-vitupere-contre-l-occident-a-l-onu_1033176.html">discours</a> particulièrement agressif du président iranien Ahmadinejad aux Nations unies en 2011, puis l’<a href="https://www.lepoint.fr/monde/l-europe-impose-un-embargo-petrolier-sans-precedent-contre-l-iran-24-01-2012-1422822_24.php">embargo</a> sur le pétrole décidé par les États-Unis et l’Union européenne en 2012 marquent le paroxysme des tensions.</p>
<p>L’élection du candidat modéré Hassan Rohani, couplée à la volonté de Barack Obama de tenter la voie diplomatique, permet de briser le cercle de la surenchère. Amorcée à Genève en septembre 2013, la <a href="https://www.ladepeche.fr/article/2013/09/26/1717766-nucleaire-iranien-rencontre-ministerielle-sans-precedent-a-new-york.html">reprise des négociations</a> sur le nucléaire marque une inflexion importante. Pour la première fois en trente-cinq ans, un dialogue de haut niveau s’engage, puis se concrétise à Vienne en juillet 2015 avec le <a href="https://www.europarl.europa.eu/cmsdata/122460/full-text-of-the-iran-nuclear-deal.pdf">Joint Comprehensive Plan of Action (JCPoA)</a>.</p>
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<p>Outre les limitations et garanties consensuellement adoptées concernant les activités nucléaires iraniennes, cet accord marque un début de renversement des perceptions mutuelles. Au départ ennemis, les deux pays commencent à collaborer, et la <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2015/07/16/la-levee-des-sanctions-une-manne-pour-l-iran_4685545_3218.html">levée des sanctions</a> promet d’accroître les échanges financiers, commerciaux, diplomatiques, etc. De nouveaux leviers devaient alors apparaître, permettant aux deux États d’avancer vers une résolution graduelle de leurs différends. C’est tout ce potentiel que Donald Trump a renversé d’un revers de la main.</p>
<h2>Trump, en arrière toute !</h2>
<p>Bien qu’il ait multiplié les diatribes à l’égard de Téhéran, le président Trump ne prend de mesures négatives envers l’Iran qu’après le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2018/03/13/rex-tillerson-limoge-par-donald-trump-apres-des-mois-de-desaccords_5270303_3210.html">limogeage</a> de son premier secrétaire d’État, Rex Tillerson. L’arrivée de John Bolton comme conseiller à la sécurité nationale et de Mike Pompeo au Département d’État, connus pour leur <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Iran-Trump-Bolton-Pompeo-et-la-justice-a-l-ouest-de-l-Hudson.html">opposition au JCPoA</a> et leur proximité avec les politiques régionales du gouvernement israélien de Benyamin Netanyahou, change la donne. L’Administration Trump <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2018/05/08/donald-trump-annonce-le-retrait-des-etats-unis-de-l-accord-sur-le-nucleaire-iranien_5296297_3222.html">répudie le JCPoA dès mai 2018</a> et adopte unilatéralement les <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/etats-unis/les-sanctions-les-plus-severes-jamais-imposees-un-pays-trump-renforce-ses-sanctions-contre-l-iran-6529731">sanctions les plus dures</a> jamais établies contre Téhéran.</p>
<p>En parallèle, une véritable politique de diabolisation de Téhéran est mise en place. <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/usa/presidentielle/donald-trump/l-iran-est-le-principal-sponsor-du-terrorisme-affirme-le-secretaire-detat-americain-mike-pompeo_4106749.html">« Principal État sponsor du terrorisme »</a>, <a href="https://www.state.gov/secretary-michael-r-pompeo-remarks-at-united-against-nuclear-irans-2019-iran-summit-iranian-aggression-the-world-awakes/">« agresseur »</a> ou encore <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2017/10/13/01003-20171013ARTFIG00320-trump-ereinte-l-iran-et-ecorne-l-accord-nucleaire.php">« propagateur de chaos, de violence et de bains de sang »</a> sont autant de termes par lesquels Washington a routinièrement qualifié Téhéran, reconstruisant par là une opposition irrémédiable entre les deux pays et préparant le terrain à des actions extrêmes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1314493923914584064"}"></div></p>
<p>La plus marquante est <a href="https://theconversation.com/ces-raisons-pour-lesquelles-trump-a-ordonne-lelimination-du-general-soleimani-130406">l’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani</a>, le 3 janvier 2020. La liquidation de l’un des plus hauts dignitaires de la République islamique représentait ce qu’il y a de plus proche d’un acte de guerre. Sa disparition, si elle a provisoirement affaibli le tissu des acteurs iraniens et de leurs alliés au Moyen-Orient, a surtout contribué à relancer les logiques de confrontation.</p>
<p>Ce faisant, l’Administration Trump a torpillé le potentiel de coopération et d’apprivoisement qu’avaient suscité Rohani et Obama en signant le JCPoA, sans se soucier des conséquences. Celles-ci sont pourtant considérables et pourraient compliquer l’action de la future administration.</p>
<h2>La future Administration Biden : quelles attentes ?</h2>
<p>Dans ce contexte, l’échec de Trump à se faire réélire est une excellente nouvelle pour nombre d’Iraniens, mais aussi pour les partisans américains d’une politique réaliste et mesurée à l’égard de Téhéran, conscients que la question du nucléaire iranien ne peut avoir de solution que négociée. Dès lors, l’espoir est que le futur président réengage son pays dans le JCPoA, comme il l’a <a href="https://edition.cnn.com/2020/09/13/opinions/smarter-way-to-be-tough-on-iran-joe-biden/index.html">promis durant sa campagne</a>.</p>
<p>Certes, on n’imagine guère un changement de paradigme total puisque, pour Biden également, <a href="https://iranprimer.usip.org/blog/2020/nov/09/joe-biden-iran">l’Iran demeure perçu comme une menace</a>. L’attente porte sur un retour à une politique misant sur le potentiel du cercle vertueux induit par le JCPoA en réintégrant ce dernier et en abandonnant la rhétorique incendiaire à l’égard de Téhéran afin de brider le risque nucléaire iranien et, à terme, intégrer le pays dans un jeu régional moins conflictuel.</p>
<p>Pour autant, il n’est pas sûr que les choses puissent reprendre au stade où elles étaient au moment où l’administration Trump a choisi de couler l’accord.</p>
<h2>De multiples complications possibles</h2>
<p>La signature, en 2015, de l’accord sur le nucléaire iranien résultait d’une rare occurrence : celle de présidents modérés ici et là, ayant pris conscience que leurs différends ne pouvaient être résorbés que par la négociation. Cette rare fenêtre d’opportunité s’est sans doute réduite, pour plusieurs raisons.</p>
<p>Côté iranien, la rhétorique et l’action de l’administration Trump ont contribué à <a href="https://www.jeuneafrique.com/mag/732065/politique/en-iran-donald-trump-fait-le-jeu-des-conservateurs/">fragiliser les modérés</a>, en tête desquels le président Rohani et son ministre des Affaires étrangères, Javad Zarif. Aux yeux de leurs rivaux internes, la légèreté avec laquelle Washington a jeté l’accord aux orties, les sanctions unilatérales, l’assassinat de Soleimani, la diabolisation de l’Iran sont autant de preuves que l’administration Rohani a eu tort de négocier et de faire confiance aux États-Unis.</p>
<p>Confrontée, de plus, à une <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/revue-de-presse-internationale/la-revue-de-presse-internationale-emission-du-lundi-13-janvier-2020">contestation populaire</a> née de la dégradation des conditions socio-économiques, la frange dure du régime a verrouillé plus étroitement le jeu politique. D’innombrables candidats réformistes ou modérés aux élections législatives de 2020 ont été <a href="https://www.france24.com/fr/20200214-l%C3%A9gislatives-en-iran-les-conservateurs-%C3%A0-la-recherche-de-tous-les-pouvoirs">disqualifiés</a> et l’<a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/09/20/le-premier-tour-des-legislatives-partielles-marque-par-une-abstention-massive_6052961_823448.html">abstention</a> a battu un record depuis la création de la République islamique. En a résulté un Majlis massivement dominé par les conservateurs et chapeauté par <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Moyen-Orient/Mohammad-Ghalibaf-piste-presidentielle-iranienne-2021-2020-05-29-1201096583">Mohammad Ghalibaf</a>, conservateur pressenti comme candidat à la future élection présidentielle, prévue mi-juin 2021. Autrement dit, Biden et Rohani (qui ne pourra plus se représenter, ayant déjà effectué deux mandats) n’auront, pour « renouer », qu’un petit trimestre.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1307688716299771904"}"></div></p>
<p>Côté américain, la présidence de Trump laisse tellement de dossiers brûlants, tant en interne qu’à l’international, que l’équipe de Biden pourrait ne pas donner la priorité à une reprise des négociations avec l’Iran. Par ailleurs, le futur président devra braver un gouvernement israélien très radical sur la question iranienne alors même que Biden est un fervent soutien de l’État israélien. Renforcé dans ses politiques régionales maximalistes par l’administration Trump, l’actuel gouvernement Nétanyahou pourrait enfermer Biden dans une alternative intenable, en menaçant de recourir à la force armée contre l’Iran si les États-Unis revenaient au JCPoA. Cette difficulté pourrait, en plus, être augmentée par le renforcement de la polarisation régionale dont dénote la <a href="https://www.lepoint.fr/monde/un-accord-de-paix-historique-entre-israel-et-les-emirats-arabes-unis-13-08-2020-2387682_24.php">signature récente d’accords de paix entre Israël et plusieurs pays du Golfe</a>, supposément fédérés par cette commune menace que serait l’Iran.</p>
<p>À ces enjeux liés aux rapports de force au sein des échiquiers politiques iranien et américain, il en est d’autres directement liés au JCPoA. Tout d’abord, face à la politique coercitive adoptée par Trump et à l’incapacité des autres signataires de l’accord de le sauver, les dirigeants iraniens ont fini par <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Nucleaire-Iran-reprend-activites-gelees-2019-11-05-1301058570">relancer certaines activités liées au programme nucléaire</a>. Même si les responsables iraniens n’ont eu de cesse de répéter que ces mesures étaient réversibles, il n’en reste pas moins qu’elles créent une réalité nouvelle qui pourrait inciter Téhéran à pousser son avantage dans les négociations et, inversement, les États-Unis à vouloir remettre sur la table des acquis antérieurs. S’y ajoute la perte de confiance que les Iraniens peuvent opposer non seulement aux États-Unis du fait du non-respect par l’administration Trump de ses engagements, mais aussi aux autres signataires de l’accord. La combinaison de ces éléments pourrait donc bloquer la simple réactivation de ce dernier.</p>
<h2>Biden saura-t-il rompre pleinement avec l’héritage de Trump ?</h2>
<p>Les défis qui attendent la future administration américaine dans le cadre du dossier iranien sont complexes. Nombre de ces défis résultent des politiques disruptives de l’équipe sortante et dont les conséquences mettront sans doute plusieurs années avant de se révéler pleinement. Il est à espérer, pour une stabilisation du Moyen-Orient, que le nouveau locataire de la Maison Blanche puisse relever ces défis et s’avère capable de réorienter la diplomatie de son pays, privilégiant une diplomatie de long terme qui amène le régime iranien, au-delà de ses basculements entre réformistes et conservateurs, à réintégrer le jeu politique régional sur un autre mode que celui de la nuisance auquel le condamne sa diabolisation.</p>
<p>À ce stade, il est difficile d’apprécier si Biden aura la stature et la sagesse suffisantes pour ce faire, et si la faible ouverture de la fenêtre d’opportunité sera assez large pour s’y prêter…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/150010/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>
En se retirant, en 2018, de l’accord signé trois ans plus tôt visant à empêcher l’Iran de se doter de l’arme nucléaire, Donald Trump a créé une situation explosive. Joe Biden changera-t-il la donne ?
Elena Aoun, Professeure en Relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
Jérémy Dieudonné, Doctorant en Relations internationales, Université catholique de Louvain (UCLouvain)
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tag:theconversation.com,2011:article/143427
2020-08-05T18:09:59Z
2020-08-05T18:09:59Z
Le monde d’après Hiroshima : comment le nucléaire est entré dans notre quotidien
<p>Le 8 août 1945, soit deux jours après qu’un avion B-29 américain Enola Gay ait largué la première bombe atomique sur Hiroshima, Albert Camus <a href="https://www.humanite.fr/albert-camus-sur-hiroshima-leditorial-de-combat-du-8-aout-1945-580990">écrivait</a> dans l’éditorial du journal <em>Combat</em> :</p>
<blockquote>
<p>« la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques. »</p>
</blockquote>
<p>Il n’était pas le seul à être terrifié par le pouvoir d’anéantissement de cette arme nouvelle. Bien d’autres intellectuels français ou étrangers – François Mauriac, Bernard Charbonneau, Lewis Mumford, Gunther Anders ou Michel Serres – ont pensé Hiroshima comme un événement qui marque non seulement la fin de la Seconde Guerre mondiale <a href="https://www.abebooks.fr/rechercher-livre/auteur/g%FCnther-anders/">mais aussi comme un tournant historique</a> tel que le monde d’après ne pourrait plus ressembler au monde d’avant.</p>
<p>Et pourtant le nucléaire militaire et civil s’est installé durablement dans nos sociétés, dans les pays vaincus comme chez les vainqueurs. Le Japon qui a éprouvé la violence soudaine de l’explosion atomique et la violence rampante, sourde et insidieuse, des effets des radiations sur des centaines de milliers de victimes, n’a pas hésité à s’équiper de centrales nucléaires dès les années 1950, résolu à jouir du confort moderne en consommant biens et produits. Et le programme nucléaire national a été soutenu par une grande partie de la population japonaise, y compris parmi les victimes d’Hiroshima et Nagasaki.</p>
<p>Comment comprendre un tel choix technologique quand on a été témoin et victime du potentiel destructeur de l’atome, quand l’électricité abondante et gratuite n’était qu’une promesse alors que les souffrances des victimes des deux bombes étaient une réalité quotidienne ?</p>
<p>En 2011, l’accident de Fukushima venait rappeler la violence des réactions atomiques. Mais cette catastrophe, comme les précédents accidents de Three Mile Island (1979) ou de Tchernobyl (1986), semble à peine avoir ébranlé l’optimisme de l’âge du nucléaire. 75 ans après on peut s’interroger.</p>
<p>Comment l’atome a-t-il pu être pacifié, domestiqué au point de s’inscrire dans les paysages quotidiens et familiers de la France profonde et de pourvoir à la vie ordinaire de nombreux citoyens ?</p>
<h2>Le poids des mots, des images et des catégories</h2>
<p>« Atoms for Peace », ce slogan lancé par le président Eisenhower en 1954, alors même que les États-Unis multipliaient les tests de bombe H dans le Pacifique, a fonctionné comme un mot d’ordre ralliant politiques, scientifiques et ingénieurs pour construire des centrales nucléaires. Il instaure un <a href="https://mitpress.mit.edu/books/american-hegemony-and-postwar-reconstruction-science-europe">clivage</a> entre usages guerriers et pacifiques de l’atome.</p>
<p>Comme nombre de ses collègues Frédéric Joliot-Curie a voulu pacifier l’atome, nucléariser la France tout en militant contre les armes nucléaires. L’atome devint ainsi l’archétype des « technologies duales » susceptibles de servir à des fins de guerre comme au mieux-être.</p>
<p>Ce concept suppose que les technologies nucléaires sont intrinsèquement neutres, et que seul l’usage que l’on en fait conduit au bien ou au mal. Durant la Guerre froide, on a pu ainsi justifier la course aux armements, au nom d’un impératif de survie car les méchants sont toujours les <a href="https://www.jstor.org/stable/656531">« autres »</a>.</p>
<p>Cette externalisation permet encore aujourd’hui de dénoncer et contrôler les programmes nucléaires des « États voyous », <a href="https://www.jstor.org/stable/656531">jugés irresponsables</a> en raison d’intérêts géopolitiques ou de préjugés racistes ou religieux.</p>
<p>Le Peace Memorial Park, inauguré à Hiroshima en août 1955, illustre le pouvoir de clivage du dispositif « technologie duale ». Hiroshima est devenu le sanctuaire mondial du pacifisme, point de ralliement des militants pour le désarmement nucléaire. Mais le musée fait silence sur le nucléaire civil. Même après sa rénovation en 2019, il ne dit rien sur Fukushima.</p>
<p>Les images renforcent la dualité inscrite dès l’émergence du nucléaire. Le célèbre champignon atomique est issu de photos Kodak prises lors des tests américains des années 1950 à des fins scientifiques pour étudier l’impact des explosions. Mais cette vision d’apocalypse a été contrebalancée dans l’imaginaire populaire par une image plus sereine et positive, celle de l’Atomium – en fait, un modèle de cristal de fer – à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958. Le message était clair et presque annonciateur des nanotechnologies : l’atome est une brique pour construire un monde meilleur.</p>
<p>Pour domestiquer la violence propre au nucléaire dans le quotidien il faut encore des trouvailles de gestion administrative. <em>Hibakusha</em> est le terme officiel forgé au Japon pour désigner les personnes victimes des bombardements ou exposées aux radiations consécutives. Depuis 1957, c’est une catégorie juridique dont la <a href="https://www.academia.edu/38305271/Hibakusha._Nommer_les_victimes_de_lexplosion_lors_des_deux_bombardements_atomiques_au_Japon">définition est sans cesse révisée</a>, pour déterminer qui a droit aux soins médicaux gratuits.</p>
<p>D’autres catégories bureaucratiques délimitent les zones géographiques d’exclusion, en fonction de l’intensité des radiations, pour établir qui a droit à un relogement, à des indemnités ou à un retour.</p>
<p>La banalisation du nucléaire repose donc, en premier lieu, sur des stratégies de démarcation faisant le partage entre bons et méchants, instaurant des seuils de dangerosité et des limites entre zones de sécurité et d’exclusion.</p>
<h2>Normaliser et confiner</h2>
<p>La banalisation du nucléaire repose également sur un important travail d’experts pour pacifier et contrôler les usages de l’atome. Dans les années 1950, après la concentration sans précédent d’experts au sein du <a href="http://cup.columbia.edu/book/the-manhattan-project/9780231131537">projet Manhattan</a> qui a conduit aux premières bombes, physiciens, chimistes, biologistes et ingénieurs jouissent encore <a href="https://www.palgrave.com/gp/book/9781137438720">d’investissements massifs</a> pour maîtriser les réactions, choisir les matériaux, mesurer les impacts de la radioactivité sur la faune, la flore, le climat, comme sur la santé humaine.</p>
<p>Ces savoirs experts sont déployés dans un ensemble d’institutions de régulation et de contrôle, la plus célèbre étant l’Agence internationale pour l’Energie Atomique (AIEA). Fondée en 1957 pour promouvoir les usages pacifiques de l’atome tout en freinant les applications militaires, l’AIEA assume une double mission. Elle accompagne le développement du nucléaire civil, offre une aide technique, édicte des règles et des normes. En même temps, elle exerce une surveillance sur la prolifération des armes nucléaires à l’échelle internationale, souvent prise dans des jeux géopolitiques mouvants.</p>
<p>L’étroite surveillance des activités nucléaires s’étend à la production de <a href="https://www.iaea.org/sites/default/files/55405810809_fr.pdf">radio-isotopes</a> pour la recherche biomédicale ou pour le diagnostic et la thérapie. Ces sous-produits bénéfiques des infrastructures nucléaires militaires, <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/L/bo16382130.html">« symboles de la promesse humanitaire de l’atome »</a> sont largement médiatisés pour légitimer le nucléaire. En contribuant à sauvegarder des vies, les usages médicaux des radio-isotopes ont signé une forme de rédemption après les effets dévastateurs des bombes.</p>
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<figcaption><span class="caption">La médecine nucléaire, c’est quoi ? Une introduction illustrée.</span></figcaption>
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<p>L’âge du nucléaire inauguré le 6 août 1945 dans une vision d’apocalypse a ainsi en quelque sorte été « civilisé » par les réseaux d’experts, la terreur sacrée faisant place au contrôle de la raison scientifique. Les systèmes nationaux et internationaux de régulation, avec leur production de normes techniques, leur contrôle des installations, leurs réseaux de surveillance de la radioactivité dans l’environnement sont les compagnons indispensables de la nucléarisation du monde.</p>
<p>La maîtrise du nucléaire exige aussi plus directement des mesures techniques de confinement pour empêcher la diffusion de matières radioactives dangereuses. Là encore, les experts sont maîtres à bord. A eux il revient de prévenir les accidents, de déterminer la probabilité d’un risque de fusion des réacteurs.</p>
<p>Quant à la gestion des déchets radioactifs, elle a d’abord été considérée par les experts comme un problème secondaire, facile à résoudre en se débarrassant de ces indésirables résidus de nos prouesses techniques dans la mer ou dans quelque contrée lointaine.</p>
<p>75 ans après l’entrée dans l’ère du nucléaire, aucune solution n’a été trouvée. C’est un problème techno-politique pris en charge par les gouvernements des pays engagés dans l’aventure nucléaire.Depuis sa création en 1979 l’Agence Nationale pour la gestion des Déchets Radioactifs (ANDRA) a établi une typologie des déchets en fonction de leur durée de vie et exploré plusieurs scénarios : l’enfouissement irréversible ou réversible, ou l’entreposage en surface. Mais ces déchets continuent à défier les stratégies de normalisation et de confinement qui ont présidé à la gestion des risques nucléaires.</p>
<p>Ce <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691637525/nuclear-politics">régime technocratique</a>, souvent autoréférentiel, a néanmoins suscité des <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-france-nucleaire-l-art-de-gouverner-une-technologie-contestee-sezin-topcu/9782021052701">protestations dans les années 1970</a> surtout après l’<a href="http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/sombres-precurseurs/">accident de Tchernobyl</a>.</p>
<p>Si la mise en place de réseaux de contre-expertise a pu altérer l’autorité des experts, elle n’ébranle que très partiellement les institutions garantes de la sûreté et de la sécurité nucléaire. Leur travail se poursuit, se renouvelle, se re-légitimise que ce soit pour prévenir les accidents, gérer leurs conséquences, organiser les activités de démantèlement ou proposer des solutions pour les déchets.</p>
<h2>Déni et culture du secret</h2>
<p>Le confinement de la radioactivité, des produits de réacteurs ou des déchets, s’accompagne d’un confinement des informations. La mise au secret ou l’invisibilisation d’une partie des activités nucléaires et de leurs effets sont caractéristiques de l’âge du nucléaire. <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/9781315087115">Le silence a été imposé</a> aux victimes d’Hiroshima et Nagasaki pendant l’occupation américaine du Japon : les données sur les victimes des bombes n’ont été partiellement <a href="https://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/S/bo3634560.html">rendues publiques</a> qu’après 1955, face à une contestation internationale des essais atomiques.</p>
<p>Depuis 75 ans, les pratiques de rétention, de dissimulation et de déni des effets délétères du nucléaire se multiplient. Elles concernent les victimes des essais atomiques, les habitants des Iles Bikini et Marshall ou les vétérans, les travailleurs du nucléaire : ceux des « villages nucléaires » de Hanford aux États-Unis ou de Maiak en Union Soviétique, les mineurs africains, kazakh ou américains ou encore les « nomades du nucléaire », ces ouvriers temporaires du nucléaire en France, au Japon et ailleurs.</p>
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<figcaption><span class="caption">Nomades Nucléaires : Les sous-traitants de la centrale de Fukushima en mal de Nomades nucléaires se tournent aujourd’hui vers les plus vulnérables pour renouveler leurs besoins en main d’œuvre.</span></figcaption>
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<p>Ces pratiques s’accompagnent d’une disqualification du vécu et des paroles des victimes, ajoutant à la violence physique, la violence symbolique du déni des souffrances. Les habitants de la région de <a href="https://sts-program.mit.edu/book/manual-for-survival-a-chernobyl-guide-to-the-future/">Tchernobyl</a> l’ont éprouvée, et 34 ans après, les <a href="https://www.franceculture.fr/oeuvre/l-industrie-nucleaire-sous-traitance-et-servitude">controverses</a> sur les victimes et les effets de cet accident industriel majeur <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/uranium-africain-une-histoire-globale-gabrielle-hecht/9782021166002">continuent</a>.</p>
<p>Surveillance, réglementations, culture du secret, de la sûreté et de la sécurité, tel est le prix à payer pour vivre dans un monde nucléaire. Le physicien américain Alvin Weinberg estimait en 1972 que l’on trouverait toujours des solutions techniques aux trois problèmes majeurs que pose l’énergie nucléaire, à savoir la sécurité des réacteurs, le transport des matières radioactives et le traitement des déchets radioactifs. Mais il ajoutait que « ce pacte faustien » avec l’atome a un coût social : accepter de vivre sous la tutelle du <a href="https://science.sciencemag.org/content/77/4043/27">« clergé militaire »</a> mis en place pour le contrôle des armes nucléaires et dont dépend notre survie.</p>
<p>En faisant d’Hiroshima un lieu de mémoire, un sanctuaire du pacifisme mondial, on n’a pas changé le cours de l’histoire. La peur d’une apocalypse nucléaire n’a pas suffi à entamer l’optimisme technologique d’un futur radieux. En 2020 l’aiguille du jugement inventée en 1947 par les savants atomistes pour alerter sur le danger d’un anéantissement de l’humanité est repositionnée sur deux minutes avant minuit comme au temps de la Guerre froide. Mais le nucléaire est si bien implanté dans le décor qu’on oublie sa présence, même si elle retient pour un temps l’attention des médias quand survient un accident ou une catastrophe. Face aux effets anesthésiants de ce curieux mélange de mémoire et d’oubli, il importe de s’interroger ce que le nucléaire a fait à nos sociétés comme à notre rapport au monde.</p>
<hr>
<p><em>A paraître,Living in a Nuclear World : From Fukushima to Hiroshima, Pittsburgh, Bernadette Bensaude-Vincent, Soraya Boudia and Kyoko Sato (Eds), Pittsburgh University Press</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/143427/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bernadette Bensaude-Vincent et Soraya Boudia ont reçu des financements du France-Stanford Center for Interdisciplinary Studies et du Partner University Fund . </span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Bernadette Bensaude-Vincent et Soraya Boudia ont reçu des financements du France-Stanford Center for Interdisciplinary Studies et du Partner University Fund.</span></em></p>
Comment comprendre le choix de la technologie nucléaire quand on a été témoin et victime de son potentiel destructeur ? Retour sur le processus de banalisation de la technologie de guerre.
Bernadette Bensaude-Vincent, Philosophe, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Soraya Boudia, Professeure Université Paris Cité, co-directrice du PEPR Irima - CNRS, Université Paris Cité
Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.
tag:theconversation.com,2011:article/142594
2020-08-05T18:09:54Z
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Les bombardements nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki et la capitulation japonaise : le débat continue
<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/348660/original/file-20200721-37-atatg8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=106%2C16%2C5357%2C3620&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Sculpture au Parc de la Paix de Nagasaki, construit pour commémorer le bombardement atomique de la ville le 9 août 1945.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/nagasakijapan-july-192018-nagasaki-peace-park-1140726575">beeboys/Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Il y a 75 ans, les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki ont provoqué au moins 200 000 morts, selon les estimations les plus récentes. Une majorité (certes déclinante) de l’opinion américaine les <a href="https://www.pewresearch.org/fact-tank/2015/08/04/70-years-after-hiroshima-opinions-have-shifted-on-use-of-atomic-bomb/">approuvait encore en 2015</a>.</p>
<p>Barack Obama fut le premier président des États-Unis en exercice à se rendre à Hiroshima, en mai 2016. Il n’a pas présenté d’excuses, ce qui aurait embarrassé le Japon, lequel a du mal à faire face à son passé militariste et impérialiste, et aux atrocités commises. À cette occasion, les médias officiels chinois ont dénoncé la posture victimaire du Japon, lequel serait <a href="https://www.financialexpress.com/world-news/hiroshima-bombing-of-japans-own-making-china-state-media/267560/">responsable de ce qu’il a subi en 1945</a>. Le débat, on le voit, est encore vif, trois quarts de siècle après les faits.</p>
<h2>L’évolution du regard occidental sur Hiroshima et Nagasaki</h2>
<p>Les débats sur l’utilisation des bombes atomiques sont révélateurs des dimensions politico-idéologiques de l’historiographie américaine. Dans un premier temps, une interprétation « orthodoxe » s’est imposée. Les bombes avaient été nécessaires pour économiser les vies de soldats américains et alliés, face à des Japonais fanatiques, fourbes (l’attaque de Pearl Harbour), et cruels (un cinquième des prisonniers blancs sont morts entre leurs mains, même si les pertes élevées furent <a href="https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674737617&content=bios">davantage dues à des réalités très locales qu’à une politique délibérée</a>).</p>
<p>Dans les années 1960-1970, le contexte de guerre du Vietnam et d’émeutes raciales conduit à réévaluer le passé proche des États-Unis, ce qui est possible grâce à l’accès aux archives. Comme nombre d’historiens et d’étudiants marqués à gauche critiquent alors le complexe militaro-industriel, le racisme, l’impérialisme et la haine anticommuniste des États-Unis en temps réel, ils en montrent les manifestations en 1945 : les élites du pays voulaient rentabiliser les dépenses du programme Manhattan, expérimenter à la fois la bombe à l’uranium et la bombe au plutonium. Elles le firent sur des populations « jaunes » considérées comme inférieures et barbares, et dont il fallait se venger. Un des objectifs majeurs était antisoviétique : il s’agissait de disposer d’une carte de choix dans les négociations avec Moscou, notamment en Europe, et se réserver l’occupation du Japon. Les Japonais étaient en août 1945 prêts à capituler. L’occupation du Japon n’aurait abouti, derrière une façade progressiste rapidement abandonnée, qu’au retour des élites conservatrices anticommunistes traditionnelles et à la mise sous tutelle du Japon pour les desseins militaristes et impérialistes des États-Unis en Asie.</p>
<p>À partir des années 1980, une voie moyenne semble possible, acceptant des arguments des deux « camps » et en <a href="https://uncpress.org/book/9781469628974/prompt-and-utter-destruction-third-edition/">critiquant les plus excessifs</a>. Après la guerre froide, et avec le triomphalisme des États-Unis au tournant des années 1990-2000, les « révisionnistes » ont été critiqués et les « orthodoxes » ont <a href="https://www.cambridge.org/core/books/most-controversial-decision/D1717B7CB0B9EC202BE2A266BD6AE268">relevé la tête</a>. L’occupation du Japon a été étudiée pour préparer – et justifier – celle de l’Irak après 2003.</p>
<p>L’atmosphère actuelle dans les États-Unis de Trump, et l’échec des guerres en Irak et en Afghanistan refont pencher le balancier du côté « révisionniste » critique. Récemment, Campbell Craig, qui avait déjà <a href="https://yalebooks.yale.edu/book/9780300110289/atomic-bomb-and-origins-cold-war">affirmé</a> que le bombardement sur Nagasaki était bien une réponse à l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon, estime que la carte diplomatico-stratégique de l’arme atomique aurait été pensée par Roosevelt, qui <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691193458/the-age-of-hiroshima">devinait les résistances de Moscou à l’ordre américain qu’il voulait instaurer</a>. Dans le même ouvrage, Sean Malloy replace les bombardements dans l’histoire globale de la <a href="https://press.princeton.edu/books/hardcover/9780691193458/the-age-of-hiroshima">violence raciale structurelle de l’Occident blanc</a>.</p>
<p>En France, le retour des thèses orthodoxes n’a guère intéressé, et le curseur reste sur les thèses révisionnistes. Elles s’appuient désormais sur la <a href="http://www.editions-ulb.be/en/book/?GCOI=74530100263250">traduction du livre</a> de l’historien nippo-américain <a href="https://issforum.org/essays/PDF/E255.pdf">Tsuyoshi Hasegawa</a>, qui montre la course au Japon entre Washington et Moscou, dans une atmosphère de guerre froide. Paru dans une maison d’édition confidentielle dix ans après l’original en anglais, il a comme souvent été considéré comme la référence par tous ceux qui n’ont pas lu les débats et critiques qu’il a suscités. La plupart des documentaires reprennent les arguments révisionnistes. Le <a href="https://www.arte.tv/fr/videos/069117-003-A/quand-l-histoire-fait-dates/">dernier en date, de Patrick Boucheron</a>, témoigne d’une historiographie française ne s’intéressant plus que rarement à la guerre par en haut (les grandes décisions stratégiques), mais fascinée par la « guerre par en bas » et ses victimes, par les « représentations » et les « mémoires ».</p>
<p>Les travaux sur ce sujet étant très nombreux, fournis et fins, quelles sont les réponses les plus probables à ces deux questions : comment et pourquoi les États-Unis ont-ils décidé de lancer deux bombes atomiques ? Et ces bombes atomiques ont-elles provoqué la capitulation du Japon ?</p>
<h2>Comment et pourquoi la décision a-t-elle été prise ?</h2>
<p>Premièrement, il ne faut pas imaginer Truman pesant dans son bureau le pour et le contre du bombardement atomique.</p>
<p>L’arme atomique avait été testée dans le désert du Nouveau-Mexique le 16 juillet. Les bombes disponibles (trois au mois d’août) devaient être utilisées, et d’autres seraient construites au fur et à mesure. Truman et ses ministres n’étaient <a href="https://onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1467-7709.2012.01042.x">pas au courant des effets des radiations</a>. Ce sont les militaires, dans les îles conquises du Pacifique, qui opérationnalisent les bombardements conventionnels et atomiques, en fonction notamment de la météo.</p>
<p>Truman n’intervient pas dans des plans préétablis, si bien qu’il fut par la suite comparé par le général Groves à « un petit garçon sur un toboggan ». Il n’a pesé que pour enlever Kyoto de la liste des cibles. En revanche, après Nagasaki, Truman veut prendre les commandes pour tout autre bombardement atomique, et <a href="https://www.newyorker.com/tech/annals-of-technology/nagasaki-the-last-bomb">établir la prééminence du pouvoir civil</a>. Ce sera une constante pour tous les présidents.</p>
<p>Plusieurs des militaires américains les plus prestigieux ont douté de l’efficacité de la bombe pour gagner la guerre, et <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/01402390.2018.1559150">n’imaginent pas l’utiliser politiquement ou militairement face à l’Union soviétique en 1945-1946</a>. Nita Crawford a <a href="https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9780801452802/the-american-way-of-bombing/#bookTabs=1">montré</a> que le changement éthique et normatif à l’égard des bombardements aériens n’intervient qu’avec la guerre du Vietnam. Rappelons que si la mémoire européenne est fixée sur Guernica, l’opinion américaine avait été abreuvée d’images des terribles bombardements japonais sur les villes chinoises à partir de 1932.</p>
<p>Deuxièmement, la bombe atomique n’était pas pensée comme une alternative aux autres moyens de gagner la guerre, et les dirigeants américains n’ont pas pensé en termes d’alternatives pour éviter d’utiliser la bombe (Truman ne cherchait pas un moyen de gagner la guerre sans utiliser la bombe). Pour gagner, il fallait bombarder, et durcir le blocus, et envahir le territoire japonais, et obtenir l’entrée en guerre des Soviétiques. L’opinion américaine est lasse, les soldats souhaitent rentrer, la mobilisation économique et militaire aux États-Unis <a href="https://global.oup.com/academic/product/implacable-foes-9780190616755?cc=fr&lang=en&">s’enraye</a> et les défis logistiques sont considérables. La terrible bataille d’Okinawa, la plus coûteuse en vies américaines de l’histoire des États-Unis, a montré la <a href="https://brill.com/view/journals/jaer/23/4/article-p334_3.xml?rskey=6vVByP&result=10">sensibilité de l’opinion aux pertes</a>. La guerre en Asie, durant le premier semestre 1945, tuait sans doute 400 000 non-Japonais par mois. Truman fut donc soulagé par la capitulation du Japon.</p>
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<p>Troisièmement, les dirigeants japonais n’étaient pas prêts à capituler. Début août 1945, ils misent encore sur une guerre d’usure, quel qu’en soit le coût, pour contraindre leurs ennemis à négocier. Ce sont donc eux (notamment les « huit », à savoir l’Empereur, son conseiller, et les six du Cabinet) qui portent la plus grande responsabilité pour les pertes énormes des dernières semaines de la guerre.</p>
<p>La capitulation inconditionnelle risque en effet de mettre à bas le système impérial millénaire, et de priver le Japon des territoires acquis depuis la fin du XIX<sup>e</sup> siècle. Hors du Japon, plus de trois millions de soldats japonais tiennent encore un immense Empire. Il n’est pas question d’accepter occupation et réformes. Des plans existent pour <a href="https://www.cairn.info/revue-vingt-et-vingt-et-un-revue-d-histoire-2020-1-page-63.html">protéger la lignée impériale</a>. Les défenses de l’archipel nippon sont renforcées, ce que le renseignement américain constate, de même qu’il doute des « ouvertures de paix » évoquées par quelques Japonais en Europe.</p>
<p>Les dirigeants japonais pensent que leur peuple est capable d’endurer longtemps bombardements et blocus. Depuis plus d’un an, l’Empereur pousse à une mobilisation totale des Japonais pour cette défense, et notamment au <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/imperial-japan-and-defeat-in-the-second-world-war-9781350120815/">développement des attaques suicide</a>. Le Japon n’avait jamais capitulé dans son histoire et aucune unité militaire ne s’était rendue durant la guerre. Le Japon essaye d’approcher les Soviétiques pour une vague médiation, pensant que ceux-ci n’attaqueront pas avant novembre. Certains à Tokyo croient, comme Hitler auparavant, que la Grande Alliance peut se briser, et imaginent <a href="https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9780801467745/imperial-eclipse/">jouer les deux superpuissances l’une contre l’autre</a>.</p>
<p>Quatrièmement, les États-Unis tiennent à la capitulation inconditionnelle du Japon, comme à celle de l’Allemagne, annoncée par Roosevelt à l’orée de l’année 1943. Si Truman y est moins favorable que son prédécesseur, il lui est difficile de renier son héritage. Surtout, la capitulation seule permettra la mise en œuvre au Japon de vraies réformes et de transformations socio-politiques qui rendront impossible le retour au militarisme. Bref, l’occupation n’est <a href="https://global.oup.com/academic/product/unconditional-9780190091101?cc=fr&lang=en&">pas une fin, mais un moyen</a>.</p>
<p>Ce sont les conservateurs opposés au New Deal (c’est-à-dire qu’ils sont hostiles aux grandes réformes menées par l’État), qui veulent faire des concessions au système japonais traditionnel, notamment sur le maintien de l’Empereur dans le Japon de l’après-guerre, et imaginent déjà jouer le Japon contre une Union soviétique qui reste la seule puissance en Asie du Nord-Est</p>
<p>De surcroît, la population américaine ne semble pas prête au moindre compromis. Même si les Alliés avaient atténué leurs demandes, il est probable que le Japon n’aurait pas accepté de se rendre. Pourquoi, désormais doté de la bombe, Truman aurait-il diminué ses exigences, d’autant qu’il était difficile de faire confiance aux Japonais ? Même après les deux bombes atomiques, les dirigeants militaires japonais veulent imposer leurs conditions (pas d’occupation militaire, désarmement et jugements effectués par l’armée japonaise elle-même). L’Empereur intervient deux fois pour assouplir les « durs » et prononce en définitive un discours radiodiffusé le 15 août qui lui donne le beau rôle (et évite de parler de capitulation), après l’échec d’un coup de force militaire.</p>
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<p>Cinquièmement, les déterminants de la décision soulevés par les « révisionnistes » sont certes recevables, mais le vrai problème est de hiérarchiser les motivations. Les dimensions racistes de la guerre du Pacifique, des deux côtés, sont très étudiées, <a href="https://www.penguinrandomhouse.com/books/42475/war-without-mercy-by-john-w-dower/">depuis longtemps</a>. Toutefois, les <a href="https://www.cornellpress.cornell.edu/book/9781501707834/architects-of-occupation/#bookTabs=1">plans pour le Japon d’après-guerre</a> montrent qu’il n’y a pas de volonté punitive.</p>
<p>Le facteur soviétique a compté, pour plusieurs proches de Truman et pour <a href="https://www.bloomsbury.com/uk/churchill-and-the-bomb-in-war-and-cold-war-9781472532169/">Churchill</a>. Toutefois, un certain consensus historiographique s’est créé pour considérer qu’il ne fut pas prioritaire. La bombe est devenue plus utile que l’URSS pour gagner la guerre, comme à partir de 1944 la perspective de l’entrée en guerre de l’URSS contre le Japon et la conquête d’îles permettant de bombarder le territoire japonais (Saipan) avaient marginalisé le rôle de la Chine dans la stratégie américaine. Il y avait des inquiétudes quant aux ambitions soviétiques, et un bras de fer eut lieu sur les Kouriles et sur Hokkaido. Mais Truman voulait cette entrée en guerre et n’a pas cherché à l’empêcher après le premier essai atomique.</p>
<p>Le <em>Milepost projet</em> <a href="https://www.usni.org/press/books/hell-pay-0">continue d’approvisionner l’Extrême-Orient russe en matériel américain au printemps et à l’été 1945</a>, facilitant l’attaque soviétique. En revanche, Staline est surpris par l’utilisation de la bombe à Hiroshima. Il fait encore avancer la date de l’offensive contre le Japon. Il sera intransigeant dans les négociations en Europe pour ne pas faire penser qu’il a été impressionné par la bombe et demande que désormais tous les efforts soient mis en œuvre pour que l’URSS en obtienne une.</p>
<p>Si l’on peut a posteriori réfléchir à des alternatives à l’utilisation de la bombe en <a href="http://blog.nuclearsecrecy.com/2015/08/03/were-there-alternatives-to-the-atomic-bombings/">testant leur crédibilité</a>, il faut aussi évaluer leur coût en vies japonaises (blocus et bombardements classiques, invasion soviétique qui a provoqué sans doute la mort de 240 000 Japonais, civils et militaires), sans compter tous les autres Asiatiques victimes des opérations japonaises et soviétiques. Le mois de guerre soviétique a <a href="https://www.ldsd.org/cms/lib/PA09000083/Centricity/Domain/93/Frank_Ending%20the%20Pacific%20War.pdf">tué davantage que les bombardements atomiques</a>. Président des États-Unis, Truman pouvait-il préférer des solutions qui tuent des enfants, frères ou parents d’Américains pour des solutions alternatives qui favoriseraient les Soviétiques ou les militaires japonais ? Alors qu’avec l’emploi de la bombe, il y a zéro mort américain, la guerre est finie, les troupes japonaises acceptent le désarmement partout dans l’Empire, il n’y a pas de résistance armée à l’occupation américaine, et le Japon finit par devenir un pacifique allié des États-Unis.</p>
<p>Le discours antinucléaire au Japon insiste sur le sacrifice des Japonais, grâce auquel s’est instauré une sorte de tabou nucléaire, les chefs d’État ne pouvant ignorer les conséquences d’un tel bombardement. Ce tabou s’est <a href="https://www.mitpressjournals.org/doi/abs/10.1162/JCWS_a_00740">construit par l’Asie</a>, et notamment parce que, au cours des conflits suivants sur le continent (en Corée ou en Indochine), les Occidentaux ont pensé que lancer une nouvelle fois une bombe atomique sur des Asiatiques apparaîtrait raciste et leur <a href="https://issforum.org/roundtables/PDF/Roundtable-XII-24.pdf">ferait perdre l’« opinion asiatique »</a>.</p>
<h2>Les bombes atomiques expliquent-elles la capitulation japonaise ?</h2>
<p>Suite aux bombardements atomiques des 6 et 9 août, le Japon a annoncé sa capitulation le 14 août. La chronologie semble indiquer un lien de cause à effet ; en conséquence, sont légitimés le programme Manhattan, les bombardements atomiques, et le quasi-monopole américain dans l’occupation du Japon. Les autorités japonaises trouvent avantage à cette narration. En effet, elle préserve l’honneur de l’armée, qui n’est pas vaincue mais doit s’incliner face à une arme extraordinaire. Au Japon, la mémoire d’Hiroshima ne s’est d’ailleurs pas construite contre les Américains qui ont lancé les bombes atomiques.</p>
<p>Pourtant, pour ce sujet également, il n’est pas simple d’opérer une hiérarchisation des motivations afin d’expliquer pourquoi les dirigeants japonais ont finalement accepté la capitulation, d’autant qu’ils ont fait détruire les archives. Ils ne connaissent pas tout de suite l’ampleur des dégâts à Hiroshima, et ne s’affolent pas. Mais le nœud coulant du blocus et les bombardements classiques ne leur laissent guère d’espoir. La <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/07075332.2012.742450">crainte d’une révolution</a> à l’intérieur du pays a sans doute pesé.</p>
<p>Surtout, n’est-ce pas l’entrée en guerre de l’Union soviétique, mettant fin à tout espoir de jouer celle-ci contre les États-Unis, qui a pesé davantage que les bombardements atomiques ? L’URSS attaque à l’aube du 9 août avec un million et demi d’hommes, avant l’explosion atomique de Nagasaki. C’est une opération militaire brillante et rapide. <a href="https://foreignpolicy.com/2013/05/30/the-bomb-didnt-beat-japan-stalin-did/">Staline, plus que la bombe, aurait donc fait capituler le Japon</a>.</p>
<p>Cette prééminence du facteur soviétique est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/25751654.2019.1625112">fondamentale aux yeux de Hasegawa</a>, comme elle l’est pour les historiens soviétiques depuis 1945. L’Armée rouge continue les combats après la capitulation japonaise pour s’emparer des Kouriles. Staline essaye même d’aller jusqu’à Hokkaido mais recule face à la détermination américaine. Parce qu’il n’est pas récompensé dans l’occupation du Japon et parce que le Japon est un <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/geopolitique-et-strategie/histoire-du-monde-se-fait-en-asie_9782738148773.php">ennemi historique dans la région</a>, les relations sont très difficiles durant la guerre froide.</p>
<p>J’ai rappelé ailleurs pourquoi <a href="https://www.areion24.news/produit/les-grands-dossiers-de-diplomatie-n-56/">il n’y a toujours pas de traité de paix entre le Japon et la Russie</a>. En août, l’Union soviétique a donc ouvert la trappe sous le gibet, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1945/04/07/l-u-r-s-s-denonce-son-pacte-de-neutralite-avec-le-japon_1858911_1819218.html">violant le pacte de neutralité signé entre Moscou et Tokyo en avril 1941</a>, alors que le Japon résistait désespérément au Sud et à l’Est. Staline fait déporter 600 000 prisonniers japonais en Sibérie, dont les derniers survivants ne rentrent qu’en 1955, et <a href="https://muse.jhu.edu/article/659910">expulse à partir de 1946 les Japonais de Sakhaline</a> et des Kouriles, évacués par les navires des États-Unis. Roosevelt avait promis ces « compensations » à Yalta. Le 24 avril 2020, Poutine a décidé de commémorer la victoire sur le Japon le 3 septembre, et non plus le 2 comme le font les États-Unis. Le 3 est la date choisie également par la Chine, qui commémore désormais sa victoire dans la « guerre de quatorze ans ».</p>
<p>On peut conclure que les bombes atomiques et l’intervention soviétique ont joué sans doute autant les unes que l’autre. Cela ne peut qu’inviter à cesser de parler de guerre du Pacifique, comme si la guerre en Asie n’avait été qu’un face à face entre États-Unis et Japon de décembre 1941 à septembre 1945. Cependant, les brouillons du rescrit impérial du 15 août acceptant la capitulation montrent que le problème essentiel pour l’Empereur et ses conseillers conservateurs était alors la préservation du <em>kokutai</em> (la « politique nationale » japonaise). Les États-Unis ont certes été ambigus, mais n’ont pas promis de préserver l’Empereur après la capitulation. C’est MacArthur qui en voit l’utilité pour faciliter l’occupation.</p>
<p>En définitive, les révisionnistes ont reproduit l’américanocentrisme des orthodoxes, en l’inversant. L’enjeu est bien sûr de fouiller toujours davantage les archives des États-Unis. Mais aussi de désaméricaniser l’histoire du Japon, qu’il s’agisse de son « ouverture » au XIX<sup>e</sup> siècle ou de ses priorités stratégiques (notamment l’obsession russe puis soviétique). Et enfin de penser le Japon comme un Empire qui tenait bon en 1945, mais qui a connu la décolonisation la plus rapide de l’histoire, <a href="https://hkupress.hku.hk/pro/1764.php">bouleversant toute l’histoire de l’Asie</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/142594/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Pierre Grosser ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>
La reddition du Japon est-elle due aux seuls bombardements des 6 et 9 août 1945 ? L’usage de l’arme nucléaire était-il justifié ? 75 ans plus tard, les débats font toujours rage.
Pierre Grosser, Professeur de relations internationales, Sciences Po
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