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Audiovisuel : le petit village gaulois peut-il résister encore et toujours à l’envahisseur ?

Le plan annoncé par le chef de l'Etat suffira-t-il à rénover un secteur en péril? Pixabay, FAL

Lundi 13 mai, le président de la République Emmanuel Macron conviait à l’Élysée quelque 130 représentants des industries culturelles et récréatives françaises à l’occasion d’un déjeuner. Il faut dire qu’à quelques heures du lancement officiel du 72e Festival de Cannes, le moment était propice pour aborder la question du devenir de l’industrie française et européenne dans un paysage concurrentiel et technologique en mutation.

Á en croire la presse, le chef de l’État s’y est exprimé en faveur d’un « engagement collectif » et d’un « plan de bataille commun » pour se donner une chance de desserrer l’étau imposé par les géants du secteur, aujourd’hui américains, et demain chinois.

Pour ce faire, Emmanuel Macron a annoncé la création d’un fonds d’investissement doté de 225 millions d’euros, soit 25 millions de plus que la somme annoncée dans son programme de campagne présidentielle ! Mais si ces ambitions sont louables, le chantier à mener pour réformer la filière française est colossal, et combler le retard accumulé en la matière semble désormais presque illusoire.

Village d’Astérix

Durant plusieurs décennies, l’audiovisuel français s’est articulé autour d’un modèle relativement simple, se voulant à la fois équilibré économiquement et protecteur culturellement. À cette fin, l’État octroie gratuitement aux éditeurs TV des fréquences hertziennes sur lesquelles ils peuvent diffuser leurs programmes, et les monétiser par la publicité et/ou un péage. En contrepartie de ces fréquences, l’État exige des opérateurs qu’ils se soumettent à un certain nombre d’obligations en matière de production, diffusion et d’exploitation. Particulièrement contraignantes, ces dernières visent à la fois des objectifs de politique industrielle (barrières à l’entrée, soutien à la production – notamment indépendante –, segmentation temporelle des fenêtres d’exploitation) et de politique culturelle (incitations au pluralisme et soutien à la production française et francophone).

Fixées par la loi du 30 septembre 1986, puis précisées par divers décrets et conventions successifs, ces obligations ont façonné un village d’Astérix qui a su pendant de nombreuses années résister à l’envahisseur en préservant, au nom de l’exception culturelle, un certain pluralisme et un actionnariat majoritairement français. Mais tout comme les effets de la potion magique sont temporaires, lesdites obligations ne paraissent aujourd’hui plus en mesure de remplir leurs objectifs, comme l’a encore souligné récemment le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). L’équilibre qui était recherché a volé en éclat sous les coups de butoir d’un changement de paradigme technologique, qui a entraîné dans son sillage une véritable révolution économique et un certain chaos stratégique.

Une révolution technique autant qu’économique

Les mutations technologiques ont très largement affecté les segments de la diffusion et de la distribution. L’Internet (très) haut débit, tout d’abord, a permis de contourner l’obligation de détenir une précieuse fréquence hertzienne pour s’adresser aux téléspectateurs. Après l’IPTV dans le courant des années 2000, les offres OTT directement accessibles depuis les terminaux connectés (smart TV, smartphones, consoles de jeux, etc.) se sont multipliées et démocratisées, au point de devenir dominantes.

Télévision : la TNT dépassée par la télévision sur Internet. Ingen.fr

Une telle mutation introduit un premier déséquilibre économique : dès lors que les voies d’accès aux téléspectateurs passent de l’état de rareté (les fréquences) à l’abondance (Internet), elles n’ont plus guère de valeur. Dans ce cas, pourquoi continuer à se conformer à des obligations contraignantes pour un tel bien ?

La numérisation des contenus, quant à elle, a ouvert la voie à la délinéarisation de la consommation. Outre le fait de permettre au téléspectateur de prendre le contrôle sur ses moments de consommation, la délinéarisation a contribué à réduire l’attractivité des espaces publicitaires, et donc leur prix (baisse compensée en partie par l’augmentation du nombre de spots diffusés). Quoi de plus normal puisque ces derniers peuvent plus facilement être « zappés » par les consommateurs, et que les éditeurs TV ont désormais les plus grandes difficultés à massifier les audiences ?

Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de voir nombre d’annonceurs se détourner des chaînes TV traditionnelles et affecter une part croissante de leurs budgets publicitaires aux supports numériques, YouTube et ses audiences colossales (data-qualifiées de surcroît, contrairement aux mesures d’audiences TV de Médiamétrie, décriées ces dernières années).

« Audiovisuel : de la télé à la délinéarisation », vidéo Xerfi canal (2015).

Au-delà, la délinéarisation a eu pour principales conséquences économiques d’augmenter le prix des programmes à faible potentiel de consommation différée (notamment, les compétitions sportives), mais aussi de renforcer la concurrence entre opérateurs pour se doter d’un catalogue de contenus aussi attractif que possible. Puisque les consommateurs peuvent naviguer presque librement d’une offre à une autre (quitte malheureusement à recourir à des moyens illégaux), sans ne plus être tenu par des grilles éditoriales rigides, les acteurs doivent parvenir à attirer l’attention via quelques contenus à forte résonnance culturelle et la retenir grâce à un catalogue profond et diversifié. Et jusqu’alors personne ne s’est mieux illustré sur ce terrain que Netflix.

Le village encerclé (et sans potion magique)

De manière générale, l’intensification de la concurrence induit une hausse des coûts (acquisition ou production de contenus d’appel forts, investissement dans l’expérience client, etc.). Et quand le coût unitaire de certains programmes parvient à être contenu, il est de toute façon plus que compensé par l’exigence de volume qui va de pair avec l’activité numérique. Dans un cas comme dans l’autre, les marges des producteurs et des diffuseurs sont affectées, et rares sont les contenus – ou les bouquets de contenus – qui désormais peuvent s’amortir sur une base uniquement nationale, y compris en matière de droits sportifs.

C’est là que réside l’un des grands avantages concurrentiels de Netflix qui, tout en évitant soigneusement d’investir les très onéreux (et géographiquement circonscrits) droits sportifs, négocie des droits d’exploitation internationaux auprès des créateurs de contenus, quand il ne les produit pas lui-même. Après la mondialisation de la culture pop conduisant à une certaine uniformisation culturelle, la tendance est donc bien à la domination d’acteurs verticalement intégrés (production-diffusion), opérant sur une base planétaire, tout en s’affranchissant des cadres de régulation nationaux.

Dans un tel univers, la recette de la potion magique est simple : une notoriété mondiale, un zeste de licences culturelles fortes et d’importantes capacités d’investissement. Un pure player comme Netflix fait valoir son audience effective et/ou son nombre d’abonnés pour attirer les investisseurs, mais aussi les annonceurs (via le placement de produits). Les acteurs diversifiés tels qu’Amazon Prime, Disney ou Apple financent (ou financeront) leur développement dans l’audiovisuel par les marges réalisées via leur cœur de métier.

Sans oublier que la convergence tuyaux-contenus, si chère à Jean‑Marie Messier, est une réalité aux États-Unis et confère aux groupes concernés une solidité conglomérale difficile à renier. Dans tous les cas, la compétition mondialisée donne un avantage décisif à la taille, et ce pragmatisme se retrouve dans toutes les aspérités de la méga-fusion Disney-Fox. Et voilà notre village Astérixien encerclé par des colosses internationalisés bien mieux armés que lui pour faire face à une compétition qui a, semble-t-il de façon irréversible, changé d’échelle.

Ce contexte donne aux propos du président Emmanuel Macron une résonnance toute particulière. Car comment ne pas rapprocher le souhait concernant la mise en œuvre d’un « plan de bataille commun » aux dispositifs anti-concentration spécifiques à ce secteur ; que même l’Autorité de la concurrence juge désormais inadaptés ? La promesse d’une réforme ambitieuse de l’audiovisuel français paraît bien délicate car, depuis le naufrage de Vivendi et les multiples freins aux fusions imposés aux opérateurs (rappelons-nous simplement des conditions associées à la fusion Canal Plus–TPS, la chaîne cryptée ayant notamment perdu l’exclusivité de diffusion de la Ligue 1 à cette occasion), que de temps perdu qui jamais ne se rattrape !

Et que dire de la création d’un fonds d’investissement de 225 millions d’euros géré par BPI France pour soutenir la filière sinon qu’il semble extrêmement sous-dimensionné dans un monde où le budget total d’un Avengers Endgame dépasse les 450 millions d’euros et où Netflix investit près de 11 milliards d’euros dans les contenus sur la seule année 2018 ? Dans une économie mondialisée où l’Union européenne semble peiner à se forger des champions, il est urgent de faire en sorte que ces dispositions ne ressemblent pas à un baroud d’honneur du modèle astérixien…

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