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Pop conso-philo

Back to Abraham : ce que les objets nous disent de l’« Internet of things »… et réciproquement

Carte blanche à Camille Henrot (Palais de Tokyo, Paris) Octobre 2017. Jean-Pierre Dalbéra/Flickr, CC BY

Et si l’Internet of things (IOT) nous donnait enfin l’occasion de (re-)repenser les objets ? Oublions pour une fois l’emprise du numérique et des données pour nous focaliser sur le monde des objets. Car l’objet est finalement le grand oublié de la société de consommation. Alors qu’il est omniprésent dans la vie de chacun (nous en croisons plusieurs milliers par jour), les travaux d’envergure sur l’objet se comptent sur les doigts d’une main.

Une enquête menée récemment en Allemagne a par exemple montré qu’un foyer en possédait en moyenne 10 000. Mais l’objet, tapi dans notre quotidien, est justement ce que nous ne voyons plus. La pléthore d’objets est inversement proportionnelle à la pénurie émotionnelle de nos relations aux biens.

Comme si, du fait d’un phénomène d’entassement et d’accumulation, l’objet faisait écran dans les relations que nous pourrions entretenir avec les autres et avec nous-mêmes. En nous exposant à des objets qui ont une très forte complexité structurelle et fonctionnelle, l’IOT nous donne justement l’occasion de redéfinir ce qu’est un objet et comment celui permet de créer des liens.

Les objets vs les choses

Georges Perec a écrit l’un des ouvrages les plus pertinents sur la société de consommation, intitulé Les choses et non Les objets. Pourtant, nous nous évertuons à nommer « objets » ce que les Anglo-saxons appellent « choses ». Qu’en est-il alors de l’objet ?

Arrêtons-nous un instant sur son étymologie. Objectum est ce qui est jeté contre et impose une résistance au sujet. L’objet est irrémédiablement associé à l’idée de résistance. Nous avons d’ailleurs calqué notre relation aux objets sur une structure grammaticale articulant le sujet, le verbe et l’objet. L’objet est ce qui est placé devant nous et nous permet d’agir le monde. Rien de tel dans les cultures dotées d’une langue idéogrammatique qui n’ont d’ailleurs pour la plupart pas pensé la notion d’objet.

L’objet renvoie essentiellement aux trois modalités de l’existence humaine qui sont l’avoir, l’être et le faire. L’avoir est celui de l’accumulation propre à la société de consommation. Celui-ci est largement remis en cause par une idéologie du partage et de l’usage qui nous éloigne toujours plus des modalités compulsives de l’avoir.

Le faire renvoie à notre capacité d’agir le monde dans une culture qui est restée largement prométhéenne.

L’objet est alors considéré comme un outil, quoique ce critère ne permette pas véritablement de distinguer l’hominité à partir du moment où l’on a déjà vu des singes se servir de bâtons pour cueillir des bananes. Reste donc l’être qui est la grande affaire de l’homme… et de l’objet. Mais comme l’a montré Jean‑Paul Sartre dans L’être et le néant, l’être est la modalité ultime de notre existence, l’avoir et le faire n’étant que des modalités sous-jacentes de l’être. Autrement dit on possède ou l’on agit pour enrichir, modifier ou réparer son être.

L’objet comme acteur

Notre rapport à l’objet est donc essentiellement ontologique, en ce sens que notre culture interroge l’objet dans sa présence et dans sa capacité à faire effet. De ce biais ontologique, découle une culture du design qui dans la droite ligne de la société du spectacle. Le design a souvent été envisagé dans sa dimension spectaculaire, comme si l’objet était au centre d’une scène sur laquelle se jouait une intrigue.

Cette spectacularisation de l’objet est tout à fait cohérente avec une société de consommation qui a toujours assimilé la marchandise aux arts de la scène depuis Louis XIV. D’ailleurs, le paradoxe de l’objet est que depuis l’avènement et la généralisation du libre-service (depuis l’ouverture des premiers magasins en 1852 à Paris et Londres), il est progressivement devenu un acteur.

Il n’est sans doute pas meilleur exemple de cette spectacularisation de l’objet que la glorification du déballage de l’objet comme l’illustre la vidéo suivante.

Autrement dit, l’objet est devenu un sujet, d’où l’anthropomorphisation des objets mais aussi l’avènement du produit-acteur, c’est-à-dire celui qui s’adresse directement au client pour le séduire et le convaincre. L’objet marchand est cet acteur dont la voix serait la marque qu’il incarne.

L’objet comme lien

Mais, cette intensité ontologique de l’objet nous amène à l’idée qu’il est à la fois acteur et écran. L’objet est ce qui permet d’agir le monde mais en même ce qui nous résiste. Et c’est justement ce paradigme qu’il nous faut questionner, cette ontologie rassurante assimilant l’objet à une présence dense, stable et résistante ; ce contre quoi l’homme frotte et expérimente son rôle de sujet.

S’ensuit une première réflexion de nature anthropologique. Qu’est-ce qu’un objet, si ce n’est un artefact culturel ? Un objet est une chose ou du moins un agrégat de choses qui ont été reconfigurées en vue d’un usage et d’une signification proprement culturelle. Le galet trouvé sur la plage est bel et bien une chose ; il devient un objet à partir du moment où il est par exemple transformé en un presse-papier (éventuellement orné d’un dessin).

La distinction entre la chose et l’objet nous renvoie donc à une distinction classique (autant que hasardeuse) entre la nature et la culture. Hasardeuse car comme l’a fort justement montré Philippe Descola, digne successeur de Claude Lévi-Strauss au Collège de France, dans son ouvrage Par delà nature et culture, cette opposition entre la nature e la culture est elle-même culturelle. Les Anglo-saxons envisagent donc implicitement une relation de continuité avec les objets (qui sont pour eux des choses), alors que nous entretenons avec les objets un rapport de fondamentale discontinuité.

Il me semble que c’est justement cette discontinuité fondamentale que nous appelle à remettre en question l’Internet des choses. Alors que l’une des critiques fondamentales adressées par l’école de Francfort à la société de consommation est la réification (du latin res reis, la chose) des individus, il nous faut peut-être penser nos objets-choses.

Autrement dit, la chosification nécessaire de l’objet connecté va nous obliger à le regarder sous le signe du lien et de la reliance, que l’on peut comprendre comme une rupture de l’isolement, la recherche de liens fonctionnels voire « le substitut des liens primaires » (pour reprendre les termes de Roger Clausse).

Fonctions et facettes du design

C’est ici qu’il convient d’interroger le design. Celui-ci a, rappelons-le, plusieurs fonctions ou facettes. Celles que valorise la société du spectacle sont essentiellement les facettes esthétiques et symboliques qui ont été hypertrophiées. Beaucoup pensent que le design consiste en un geste esthétisant permettant d’accroître la valeur symbolique des objets pour accroître leur valeur économique. D’où le règne des designers se prenant pour des artistes et dont le rêve est que leur production finisse dans des musées d’art contemporain.

Si bien que le génial Jean Baudrillard a été jusqu’à considérer la société de consommation comme un système d’objets se réduisant à un système de signes, ces signes ne renvoyant in fine plus qu’à eux-mêmes dans une sorte de cercle autoréférentiel infini une fois la valeur d’usage totalement évacuée.

L’hypertrophie du symbolique qui évacue la valeur d’usage pour ne plus se focaliser sur la dimension signifiante des objets conduit inexorablement à l’apologie du simulacre. Que ceux qui daignent ne pas comprendre ce qu’est un simulacre imaginent pour exemple ce que serait un sac à main en toile enduite ornée de la Joconde et signé par un pseudo-artiste contemporain pour une prétendue marque de luxe.

C’est peut-être la fin de cette économie du simulacre dont témoigne l’IOT. Peut-être la connexion infinie des objets nous permet-elle de repenser l’objet, non plus dans sa substance ou son esthétique mais dans sa capacité à relier les êtres au-delà de la seule connexion des données. Certes le design est ce qui « transforme la prose en poésie », mais pour autant le design ne saurait se réduire à une intervention remarquable et spectaculaire sur les éléments formels et coloriels des objets, comme pour démultiplier leurs effets de monstration et d’ostentation.

Le design est un dessin adossé à un dessein. Concevoir toutes les parties de l’élaboration d’un objet, c’est aussi envisager le scénario de vie que propose cet objet en prenant en compte toutes les dimensions de sens de cet objet. Le design est justement là pour nous rappeler que nous consommons des objets de sens et pas seulement des vecteurs de valorisation personnelle et de singularisation.

En relisant Abraham Moles

1969 ne fût pas simplement une année érotique. Elle fût également l’année de publication d’un célèbre numéro de la revue Communications consacré aux objets (le numéro complet est téléchargeable ici).

Il faut ici rendre hommage à Abraham Moles, injustement oublié, qui fût l’un des premiers (avec Jean Baudrillard) et aussi l’un des des derniers ( !) à s’intéresser véritablement aux objets. On peut d’ailleurs penser que ses réflexions annoncent l’avènement de l’IOT. Moles propose dans ce numéro une série d’articles qu’il développera par la suite dans sa Théorie des objets qui est à ce jour le seul traité existant sur les objets.

Qu’est-ce qu’un objet selon lui, si ce n’est « un élément du monde extérieur fabriqué par l’homme et que celui-ci peut prendre ou manipuler » ? C’est pourquoi l’objet est « indépendant et mobile ». Mais l’objet est également « porteur de formes », « d’une Gestalt au sens précis de la psychologie allemande ; l’existence même de l’objet est donc un message d’un individu à un autre, du collectif […] au personnel. » En outre, « il est porteur de morphèmes assemblés dans un certain ordre, reconnaissables individuellement, combinables de multiples façons à partir de contraintes ». « L’objet est donc communication », et ce à plusieurs titres. Il est porteur de forme, la forme étant en elle-même un message. Il en résulte que « l’objet est occasion de contact humain » ; il permet « d’entrer en relations avec un certain nombre […] dans une relation très particulière dont l’idéal explicite est de réduire l’être humain vendeur à une machine parfaitement réglée, ornementée d’un sourire et munie même, éventuellement, de ce service personnalisé » qui est le suprême raffinement de l’impersonnalité, puisque tous les consommateurs sont égaux devant le droit à ce service ».

Moles met ici le doigt sur l’un des problèmes déontologiques posé par les objets connectés. Il fût d’ailleurs l’un des premiers à mailler une réflexion sur la civilisation industrielle et la théorie de la complexité. En réfléchissant aux tactiques des usagers, ces « éléments isolables et répertoriables dont le langage nous suggère une liste sous le nom de « verbes actifs », il propos le terme de « praxèmes ». Un praxème renvoie à une action qui est assimilable à une sorte de message envoyé par l’individu, sachant que ces « praxèmes sont connus a priori et inscrits dans le comportement global de cet individu par son éducation ou sa culture d’une façon stable […] et remplacent de façon précise l’idée assez vague d’« actes élémentaires ».

D’où l’idée qu’un comportement quelconque puisse se présenter comme une séquence plus ou moins originale, plus ou moins variée, plus ou moins imprévisible de praxèmes élémentaires. Cela nous rappelle l’importance des gestes, des techniques du corps (pour reprendre l’idée de Marcel Mauss) selon laquelle l’homme est essentiellement un animal qui pense avec ses doigts.

L’IOT nous confronte essentiellement à cette idée de complexité d’une séquence d’actes, d’une tactique ressemblant à une phrase. Il permet donc de repenser le design selon deux facettes essentielles ; d’une part, la dimension syntactique qui permet de comprendre comment un objet peut hybrider des éléments disparates et fonctionner comme un langage.

D’autre part, une facette ergonomique qui renvoie à ces fameux praxèmes proposés par Moles comme composantes essentielles des tactiques de l’usager. L’ergonomie nous enjoint à penser la relation de l’homme à l’objet et donc l’entre-deux.

Pour une dé-ontotologie de l’objet

Alors que la plupart des réflexions sur l’Internet des objets convergent vers la question déontologique des données personnelles, je voudrais ici appeler une réflexion sur la nécessaire dé-ontologisation de l’objet dont procède une pensée de la reliance et de l’ergonomie. Il convient de en effet de libérer l’objet de son carcan ontologique.

Comme l’énonçait déjà Viktor Papanek dans les années 1970, le but ultime du design est de « transformer l’environnement de l’homme et, par extension, l’homme lui-même ». C’est pourquoi le design a pour mission de proposer des objets usuels qui ne sont pas simplement objectifs mais aussi intersubjectifs, dialogiques.

Penser la connectivité, c’est finalement penser l’objet comme un support de relations : entre des individus entre des objets matériels et des données numériques, mais aussi entre le matériel et l’idéel. L’IOT nous confronte finalement à ce que les anglo-saxons appellent la culture matérielle, vaste champ d’étude qui n’est pas répertorié en dehors des pays anglo-saxons. C’est d’ailleurs l’une des explications possibles de notre difficulté à penser le design.

Nous avons attendu 1959 pour que le terme design rentre dans le dictionnaire, alors qu’il apparaît dans la langue anglaise au XVIIe siècle pour signifier la mise en forme d’un projet. Nous avons raté le train du design, obnubilés que nous étions par la fonction puissance esthétique et symbolique des objets. Tâchons de ne pas rater celui de la reliance auquel nous convie l’Internet des objets !


La Chaire Internet of Things (IoT) de ESCP Europe organise sa 3ᵉ rencontre consacrée au Design des objets connectés le mardi 27 mars à partir de 9h00 au 79 avenue de la République, 75011 Paris : une matinée de conférences mais aussi d’un « playground » d’objets connectés.

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