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Bâtir un « laboratoire », communauté d’intérêts et de compétences

Chimistes. U.S. Army RDECOM/Flickr, CC BY

Dans la revue Nature, un groupe de jeunes chercheurs se plaint des encadrants et des directeurs de thèse. Un classique lancinant ! Mais un cas flagrant de généralisation abusive. Et puis, c’est si facile de faire porter à d’autres la responsabilité de ses propres insuffisances ! Ces « post-docs » admettent que les doctorants aient à faire la démarche d’aller questionner régulièrement les directeurs de thèse, mais ils proposent que, les doctorants étant jeunes, ils aient besoin d’un encadrement serré au moins pendant les deux premières années de la thèse.

Pourquoi pas, mais les doctorants ne sont-ils pas des adultes, qui revendiquent pas ailleurs le droit de vote ? Sortis de mastère, n’ont-ils pas l’âge de prendre leurs responsabilités ? J’observe que les post-docs qui ont écrit dans Nature parlent de « PhD students » : c’est-à-dire qu’ils donnent le statut d’étudiants aux doctorants… Ce qui n’est pas juste, car les doctorants ne sont plus des étudiants depuis la fin du mastère ! Selon eux, les doctorants auraient bien plus de difficultés que par le passé, et, en particulier, que leurs directeurs de thèse n’en ont eues. Qu’en savent-ils ?

Bref je suis très opposé à leur texte un peu piteux et très naïf, qui réclame que les directeurs de thèse soient de meilleurs mentors. Les doctorants ne sont-ils pas « grands » ? Qu’ont-ils fait pendant toutes leurs études universitaires ? N’ont-ils pas eu le temps d’apprendre l’autonomie, en supposant que cet apprentissage soit réservé aux études supérieures ? Surtout les généralités de ce type sont offensantes : à ce compte, tous les directeurs de thèse seraient des salauds ? Et pourquoi pas tous les doctorants, puisqu’ils deviendront directeurs de thèse ou analogues. Allons, un peu d’intelligence, s’il vous plaît. Un peu de grandeur…

Bien sûr, on pourrait imaginer que j’ai cette réaction parce que je me sentirais attaqué, ayant effectivement le sentiment que je ne consacre pas assez de temps aux doctorants (qui sont de jeunes scientifiques, je le répète, pas des étudiants) qui me font l’honneur de croire que je peux être un « directeur de thèse »… mais ce serait une erreur de penser ainsi, car certains collègues me reprochent au contraire (peu m’importe leurs critiques, je fais ce que je crois devoir faire) d’être trop présent dans notre groupe.

Structures intellectuelles

Notre « groupe », notre « équipe », notre « laboratoire »… Ces réunions cohérentes d’individus sont structurées, parce que ce ne sont pas d’abord des entités administratives, mais des structures intellectuelles qui se construisent jour après jour, selon les individus qui s’y trouvent. Ce ne sont pas des juxtapositions de personnes qui viennent travailler les unes à côté des autres, mais des communautés d’intérêts et de compétences. Ce ne sont pas des accumulations de chercheurs, jeunes ou vieux, qui viennent se mettre sous un même toit pour des raisons administratives : je revendique que l’administration soit au service du travail effectué, et non l’inverse.

Et, pour avoir visité beaucoup de laboratoires, dans le monde entier, je crois que nous aurions raison de poser la question : quelle doit être l’organisation d’un laboratoire ?

Peu de place. Margaret A. Parsons, USCDCP

Un exemple : j’ai vu des pièces où travaillaient des doctorants et des étudiants, dans le bruit des outils d’analyse, et je sais que ce ne sont pas de bonnes conditions ; j’ai vu des doctorants et des étudiants travailler dans la même pièce que celle où s’alignaient les paillasses de chimie, et je maintiens que ce n’est ni sain, ni propice à la réflexion ; j’ai vu des pièces où les bureaux étaient face aux murs, et d’autres où les bureaux faisaient face au centre du local, et j’ai parfaitement vu que, dans le second cas, le brouhaha l’emportait sur la concentration… Mais nous savons interpréter : certains répugnent à ce que l’on voit leur écran, d’autres privilégient l’échange à la réflexion personnelle, d’autres encore ne se sentent pas capables de s’isoler du groupe, et d’autres enfin se concentrent sur leurs travaux.

J’ai vu… Mille pratiques différentes, soit consciemment déterminées, soit simplement mises en œuvre par habitude, par contingence… Or je sais que le rôle d’un rapporteur est de s’assurer précisément, avec bienveillance, que rien n’est laissé au hasard. Des bureaux vers le centre ? Pourquoi pas, mais pourquoi ? Tant que la réponse – en vue de l’objectif de la recherche scientifique, qui est la découverte – n’est pas donnée, il y a lieu de changer, ou, au moins, de commencer à s’interroger. Bref, je propose que les laboratoires soient construits, et qu’ils ne se limitent pas à être tels qu’ils sont, par tradition, par habitude, par hasard.

Dans notre groupe de recherche, nous nous évertuons – sans prétendre y parvenir- à faire que tout élément de structuration du travail individuel ou collectif soit réfléchi… et il y a évidemment un « règlement intérieur », non pas imposé d’en haut, mais discuté, voté régulièrement, puisque l’on ne respecte jamais que les règles que l’on se donne à soi-même. D’ailleurs, pour ne pas avoir de règles, de contraintes, nous les avons renommées postulats : un socle solide, qui nous aide. Ainsi :

  • chacun a l’obligation de dire bonjour et au revoir aux autres, chaque jour : on travaille mieux avec des amis.

  • chaque jour, nous avons une réunion nommée « bonheur du matin », où chacun doit venir avec une question scientifique dont la réponse est partagée avec tous ; pour ce qui me concerne, je pose des questions qui peuvent faire (et ont souvent fait) l’objet de questions du jury de thèse, afin d’entraîner les uns et les autres à répondre (pour ce qui est du contenu)… et à répondre (pour ce qui est de la forme).

  • chaque jour, nous nous entraînons à dire en une phrase sans bafouiller, bien dite, ce que nous avons fait la veille, ce qui a coincé, ce que nous ferons dans la journée, afin d’apprendre à penser sans trop d’hésitations. C’est notamment l’occasion de prendre du recul, et de trouver un peu d’intelligence collective.

  • chaque fois qu’un membre du groupe identifie une nouvelle publication, elle est évaluée par celui ou celle qui l’a trouvée, et transmise à tous, avec l’évaluation. Nous discutons des raisons pour lesquelles la publication est mauvaise ou bonne.

  • chacun, y compris l’animateur du groupe, émet chaque soir un mail qui récapitule l’activité du jour en la structurant, en l’analysant, en la critiquant. Non, cela ne prend pas un temps considérable, et, de toute façon, le temps de réflexion sur les travaux que nous faisons s’impose, non ?

  • chaque semaine, nous faisons une synthèse hebdomadaire, analogue à nos mails du soir, ce qui est une façon supplémentaire d’apprécier l’avancée de nos travaux.

  • l’activité de chacun est suivie par un document nommé « arbres et rameaux », c’est-à-dire un document structuré et suivi (qualité + traçabilité) qui tient compte des questions en suspens.

  • chacun a un rétroplanning et un diagramme de Gantt

  • périodiquement un membre de l’équipe présente aux autres (entraînement oral) l’état d’avancement de ses travaux. Comme nous sommes entre amis, nous pouvons parfaitement faire état d’hésitations, au lieu de faire des discours convenus, comme on en entend trop souvent dans les séminaires.

  • pour chaque « tâche », nous avons un document « comment faire » : cela concerne aussi bien des occupations élémentaires (peser, nettoyer une verrerie…) que des tâches plus conceptuelles (concevoir une expérience, analyser un spectre, faire une déconvolution…). Il y a des documents pour les tâches administratives (passer une commande, accueillir un nouveau stagiaire…), pour la communication (faire un article scientifique, présenter un poster, répondre à un examinateur…), ou pour le travail scientifique proprement dit. Évidemment nous devons nous référer à ces « Comment faire », les produire quand ils n’existent pas, ou les améliorer quand ils existent.

  • pour nos travaux, nous utilisons tous des DSR (documents structurants de recherche), qui sont des espèces de moules où nous glissons notre activité… afin de ne pas oublier des éléments importants de traçabilité et de qualité ; fondés sur les erreurs que nous avons faites, ces DSR sont maintenant parfaitement structurés, et je les tiens à la disposition de tous (ils sont en rédigés en Maple, mais il en existe des versions html sur le site d’AgroParisTech.

Et je m’arrête là parce que la liste est bien longue, mais j’espère avoir montré que notre activité, même si elle reste largement perfectible, veut être structurée, responsable, de qualité… et bien loin de ce qu’ont pu connaître les jeunes scientifiques qui, au mépris de tous les merveilleux laboratoires qui promeuvent de la recherche scientifique de qualité, rédigeaient leur dénonciation (ah, que je déteste ce mot, et l’idée qui va avec !) publié dans la revue Nature. Dans les six conseils que Michael Faraday s’appliquait, il y avait celui-ci : ne pas généraliser hâtivement.

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