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Benoît Hamon, la « care » attitude

Benoît Hamon, le 21 février à la Mutualité. Lionel Bonaventure / AFP

Au printemps 2010, en vue de la présidentielle deux ans plus tard, Martine Aubry, alors première secrétaire du Parti socialiste, introduit la notion de « care » dans le débat politique à l’occasion d’un entretien au site Mediapart :

« Il faut passer d’une société individualiste à une société du “care”, selon le mot anglais que l’on pourrait traduire par “soin mutuel” : la société prend soin de vous, mais vous devez aussi prendre soin des autres et de la société. »

Pour le journal Le Monde, Martine Aubry « propose à son camp un nouveau concept pour redynamiser la pensée sociale et politique progressiste ». Ce « concept » entraîne en réponse une volée de bois vert des poids lourds de la classe politique et médiatique.

Volée où se distingue, dans le camp de gauche, Manuel Valls :

« Cette conception, si elle était retenue par une gauche victorieuse en 2012, installerait (…) une nouvelle bombe à retardement de la déception au cœur du prochain quinquennat. »

Sept ans plus tard on peut goûter le sel de cette affirmation…

L’investiture de Benoît Hamon s’inscrit dans l’échec du quinquennat de François Hollande à définir idéologiquement ce que devrait être et faire une gauche de gouvernement. Et c’est bien sur le terrain idéologique que l’ancien ministre de l’Éducation a été investi par la primaire ouverte au « peuple de gauche ».

En revendiquant une thématique de la « bienveillance et de l’humanisme », il reprend, dans l’ombre de la « dame des 35 heures », le fil d’une pensée sociale et politique que celle-ci avait échoué à installer dans le paysage politique en son temps et notamment dans son camp. Une pensée complexe que les formules à visée électorale, forcément réductionnistes, ont bien du mal à résumer.

Le « care » comme réflexion sur l’agir social

La pensée du « care » passée à la moulinette du travail scientifique en sciences humaines et sociales, s’articule autour de trois thèmes :

  • L’individu est toujours déjà socialisé, toujours déjà dans un rapport réciproque avec autrui, une interaction, qu’il s’agisse d’ailleurs de personnes ou d’objets comme environnement. Depuis au moins G.H. Mead, nous savons que notre individualité se construit dans et par la relation mutuelle : il y a une inscription sociale de la conduite humaine.

  • L’assignation de genre fait des femmes les actrices désignées du « care » – quand il relève du souci d’autrui et de la relation interpersonnelle qui, de l’enfant au vieillard en passant par le malade, conditionne notre « bien-être ». Par ricochet, l’assignation visible à un genre infériorisé « invisibilise » le travail lié directement au « care » comme « soin » mais aussi bien tout ce qui relève de l’attention à autrui dans la vie quotidienne, sous l’angle du politique, du social comme de l’économique..

  • Le concept de « care » se détache d’un monde de la sentimentalité ou de la sollicitude pour caractériser plus profondément l’attention portée à l’activité même, le « bien-faire » en soi, en dehors d’une visée instrumentale, le moyen étant accordé à la fin : noter l’existence d’un besoin (to care about), prendre les dispositions pour qu’il puisse trouver une réponse (to care for), donner directement la réponse ou le soin (care giving) et la recevoir (care receiving), tels sont les éléments du processus.

C’est au final à la professeure de sciences politiques Joan Tronto qu’il revient de résumer le mieux une compréhension extensive du « care » :

« Au niveau le plus général, nous suggérons que le care soit considéré comme une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre “monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. »

Nous voici aussi bien éloignés du standard de l’individu calculateur égocentrique, dans le champ économique, que du standard d’un État-providence chargé d’allouer anonymement et unilatéralement des services compensateurs.

On comprend qu’au-delà de la difficulté, voire de l’erreur de communication, à employer un terme anglais imparfaitement traduisible dans le vocabulaire français (un lexique étant toujours connoté culturellement), Martine Aubry se soit « cassée les dents » dans sa tentative pour enrichir le débat politique, et introduire la dimension mutualiste de l’agir social dans la perspective de l’action politique dédiée à l’État.

Une gauche de gouvernement pensante ?

C’est plus qu’un air de famille qui relie le « care » de Martine Aubry à la « bienveillance » de Benoît Hamon. Cette « bienveillance » que le candidat du Parti socialiste met au centre de son discours public, fait écho à la formule de son ex-mentor :

« Nous voulons une société du respect, et non pas une société dure, violente, brutale, égoïste. »

Dans ses thématiques de campagne on peut voir s’articuler un ensemble de préoccupations liées au « maintenir, perpétuer et réparer notre “monde” » : l’orientation écologique très affirmée ; l’idée d’un futur, déjà présent, pauvre en emplois – à contre-courant du théorème du Chancelier Schmidt qui légitimait l’inflexion sociale-libérale vers l’entreprise capitaliste ; le souci de rendre leur visibilité aux métiers – de l’entretien des réseaux, du nettoyage et propreté – et aux conditions de travail (travail de nuit, astreinte 24h sur 24) associés à ce « care » global qui s’occupe quotidiennement de notre monde ; l’appui à l’économie sociale et solidaire (dont il fut un ministre remarqué avec l’élaboration de la loi de 2014) ; le projet d’un revenu universel censé garantir l’autonomie individuelle contre la précarité, etc.

Il n’est pas ici question de juger d’un programme – sa faisabilité, sa cohérence, son ambition, ses failles, sa pertinence, son envergure, sa capacité à rassembler, etc. – et encore moins d’une personnalité politique. Ce qui nous semble intéressant, c’est l’effort, qui passe par l’expression de politiciens de premier plan, pour repenser l’« esprit » d’un mouvement socialiste épuisé dans l’alternative entre social-démocratie et social-libéralisme. Qu’une gauche de gouvernement continue de penser est plutôt rassurant quand on avait l’impression qu’il n’y avait plus personne

« Souvent, il semble que l’esprit s’oublie, se perde, mais à l’intérieur, il est toujours en opposition avec lui-même. Il est progrès intérieur. » Hegel

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