Menu Close
Un squat berlinois en 2013, dans le quartier de Kreuzberg. Flickr / Heike Georg, CC BY-SA

Berlin, ou le destin d'une capitale des cultures alternatives

Le processus fut long, entre la destruction et le démantèlement de la capitale du IIIe Reich et l’émergence d’une capitale culturelle au rayonnement mondial. A Berlin, ce rayonnement ne se produit pas à l’endroit où on l’attend dans les autres capitales européennes. Il s’appuie sur des pratiques culturelles dites « alternatives » ailleurs longtemps considérées comme ne relevant pas d’une « vraie » culture. Une culture alternative devenue pour Berlin un véritable moteur économique, et ailleurs un modèle culturel. Comme souvent dans l’histoire, ceux que l’on désignait comme les marginaux sont devenus le centre, ils font la dynamique d’aujourd’hui et le patrimoine de demain.

Après guerre : l’émergence

Dans le contexte contestataire des années post 1968, Berlin a d’abord bénéficié du développement dans les jeunesses allemandes, à l’échelle de la République fédérale, d’un antimilitarisme et d’une politisation d’extrême gauche teintée d’aspiration révolutionnaire plus prononcée que dans les autres pays européens. En un tout lié s’articulaient la honte coupable des « jeunes générations » de l’héritage de la Seconde Guerre mondiale ; les mouvements pacifistes et écologistes prenant corps notamment lors des manifestations contre l’implantation de missiles de l’OTAN et la construction de centrales nucléaires ; un anti-consumérisme renvoyant lui-même aux premières inflexions écologistes ; les mouvements de luttes pour l’égalité des genres, les droits des minorités sexuelles.

Ces différents faisceaux d’actions, de réflexions et d’acteurs se croisent en République fédérale allemande selon un processus au fondement même de la culture alternative. Cet ensemble est le foyer d’évolution de « valeurs de gauche » que l’on retrouvera jusqu’à l’extrême dans des mouvements dits « autonomes », voire terroristes (die Rote Armee Fraktion). L’histoire alternative des années 1970 aux années 1990 relève cependant d’un passage de la radicalité révolutionnaire à un activisme citoyen consensuel, participatif, inventif, d’une focalisation sur la question politique à des enjeux plus sociaux et culturels.

Au cœur de la guerre froide : un élément déclencheur

Dans le contexte de la République fédérale allemande, un élément spécifique à la ville de Berlin Ouest occupée par les alliés permet de comprendre en partie que le développement de la « culture alternative » se fasse là, principalement dans le quartier de Kreuzberg et non ailleurs. Il s’agit d’une disposition légale de la ville sous administration alliés qui exemptait du service militaire toute personne y résidant.

La possibilité d’échapper au service militaire fut un élément d’attraction majeur pour des jeunes gens « en opposition » avec les institutions en général et l’armée en particulier. C’est donc à Berlin – où réside une communauté qui partage une posture de défiance vis-à-vis des institutions et de certaines valeurs occidentales des « Trente glorieuses » – que se produit l’émergence et la formalisation de ce qui fait « culture », mode de vie : des techniques et des savoir-faire, une économie, des valeurs, des croyances.

Le squat est alors un acte politique autant qu’économique. La période d’après-guerre allant jusqu’à la fin des années 1970 montre l’inventivité et les apprentissages de l’alternative en acte, pragmatique. Les manifestations, les luttes contre la police sont l’occasion de tester divers savoir-faire de résistance et d’occupation qui seront réutilisés et améliorés à Berlin puis réutilisés dans d’autres squats européens. Savoir-faire de lutte, savoir occuper, mais aussi savoir-faire de négociation, de diplomatie et de communication propres à convaincre les responsables politiques comme les populations, du bien-fondé, de la légitimité de certaines occupations illégales.

L’alternative n’existe cependant pas uniquement dans la lutte. Ce qui est frappant durant toute cette période, c’est la recherche constante et l’invention sociale, éducative, politique et économique. Avec les squat les quartiers de Kreuzberg, mais aussi l’Est de Tiergarten et de Tempelhof deviennent des quartiers d’expérimentation sociale et culturelle d’envergure tout au long des années 1970-1980. La plupart adopte un modèle économique élémentaire autour d’un bar, d’un café/restaurant et d’une salle de concert. Ce modèle permet le développement d’une économie collective à l’écart du marché, une certaine indépendance, mais qui reprend les notions d’échanges et de commerce. Cette économie financera et permettra l’expérimentation sociale : vie collective, gouvernance interne, questionnement sur la famille, l’égalité des sexes, de nouvelles formes d’éducation, le rapport à la propriété foncière, un projet social et politique en somme.

L’occupation à Berlin : différents secteurs. Wikipedia

1989 Coup de théâtre ! Retour au centre

La mobilité n’est pas toujours une affaire de déplacement physique. En novembre 1989, l’ouverture du mur replace au centre de Berlin le quartier de Kreuzberg.

Berlin connaît alors une nouvelle étape du développement des milieux alternatifs. Une nouvelle fois, un élément juridique intervient qui permet de comprendre son amplification et la multiplication des squats à Berlin Est, dans les quartiers de Mitte et Prenzlauer Berg.

Dès 1989, de nombreux acteurs des milieux alternatifs profitent du vide juridique concernant la propriété foncière à Berlin Est, suite à la fin du régime Est-allemand, pour occuper plusieurs dizaines d’immeubles. L’État Est-allemand propriétaire a disparu. Les propriétaires antérieurs au régime socialiste ne se manifestent pas toujours pour récupérer leurs biens perdus après la Seconde Guerre mondiale. Les bâtiments vides, sans propriétaires, sont une opportunité pour des squatteurs expérimentés de Kreuzberg, des jeunes de Berlin-Est, ou d’autres venus de RFA, attirés par l’ampleur de l’événement que constituait la « chute du mur ».

Le Tacheles en 1989. Document de l’auteur., Author provided

Outre cet élément juridique lié à la disparition du régime Est-allemand, la multiplication des squats de Berlin-Est se fonde sur l’expérience acquise antérieurement. On retrouve dans ce développement et cette pérennisation des squats des compétences de résistance et de communication et des capacités économiques qui donnent une certaine autonomie et des moyens de survie (modestes) à chaque squat, au fondement de l’économie créative actuelle.

Entre 1989 et 1994, certains squats étaient constamment sous la menace d’interventions policières. Les assauts étaient alors fréquents. Il était commun, dans les rues de Prenzlauer Berg, de croiser des colonnes de policiers en casques et en armes.

Le modèle économique simple longuement expérimenté dans les années 1980 a été remis en place dans la quasi-totalité des squats qui n’étaient que rarement des squats dédiés uniquement à l’habitation. Entre 1989 et 1994, des dizaines de petits squats sont apparus à Prenzlauer Berg et Mitte. Des lieux phares ont émergé, proposant une programmation innovante axée sur les musiques amplifiées et des formes originales de spectacle vivant et d’arts plastiques : Le Tacheles, le PfefferBerg, la KulturBrauerei. Déjà, les touristes affluaient.

Ces lieux posaient les bases d’une économie de la culture privée associative qui répondait à une volonté d’autonomie d’une part, mais aussi à un contexte politique et économique désastreux après la réunification allemande, avec la quasi-disparition de financements publics pour la culture.

Le Tacheles, Oranienburger Strasse 54-56a, avant sa fermeture en 2012. Fabrice Raffin., Author provided

Normalisation des squats

Après la période d’illégalité, les squats se sont raréfiés sans disparaître, repoussés vers des périphéries toujours plus lointaines sous la pression immobilière. Certains lieux ont été fermés par la police, d’autres légalisés, certains rachetés par leurs occupants. Jamais cependant, ils n’ont perdu totalement leur originalité alternative, leur inventivité socio-économique, leurs modes de fonctionnement et l’ambiance qui leur est propre, qui participent de l’ambiance générale de la ville. Une bonne part de ceux qui y firent leurs premières expériences économiques sont devenus les acteurs des industries créatives et les artistes d’aujourd’hui.

Ces lieux si particuliers, cachés ou offerts aux touristes, donnent toujours à Berlin sont caractère culturel incomparable parmi les capitales européennes. Cette originalité puise dans 50 ans d’histoire et attire des jeunes européens par milliers, garants du dynamisme et de l’attractivité présente et à venir de la ville.

Want to write?

Write an article and join a growing community of more than 182,400 academics and researchers from 4,942 institutions.

Register now