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« Black Mirror » ou l’anthologie de la pente fatale

Une scène de l'épisode « Arkangel », dans la saison 4. Christos Kalohoridis/Netflix

Les récits d’anticipation disposent d’une capacité particulière à nous présenter les conséquences potentielles des recherches scientifiques et techniques en développement (nanotechnologies, génétique, intelligence artificielle). La série anthologique Black Mirror, créée par Charlie Brooker, excelle dans cette mise en perspective des dérives potentielles de nos technologies favorites.

Le pouvoir référentiel et inférentiel de la fiction

Diverses études philosophiques et littéraires s’accordent à dire que les récits de fiction ont une proximité relative avec le réel. Si un biopic doit coller au mieux avec l’histoire d’un personnage réel (pouvoir référentiel de la fiction), d’autres récits vont s’éloigner davantage de la réalité, mais permettront néanmoins à leur public de tirer des conséquences sur le réel par inférence (pouvoir inférentiel de la fiction). Cette variabilité de la relation au réel peut conférer un statut ambigu aux effets de la fiction sur son public et nous conduit de facto à une conception éthique de cette dernière.

Les récits de science-fiction disposent de ce pouvoir inférentiel lorsqu’ils présentent une certaine image de la science, des scientifiques ou des technologies. On retrouve notamment une série d’arguments récurrents dans les mises en récits comme celui de la précipitation du scientifique à atteindre sa découverte, le désir de connaissance au-delà de la raison ou de l’éthique, l’effet pervers non-anticipé d’une découverte scientifique ou d’une technologie. Ces arguments ont une utilité pour la fiction elle-même, car ils sont souvent à l’origine de l’intrigue principale. Ils ont aussi un lien avec le réel car ils sont souvent inspirés de la science en train de se faire ou d’une technologie qui fait peur, justement, au moment de leur écriture.

Les différentes adaptations d’une même intrigue peuvent faire des choix différents quant à la technologie qui précipite les évènements du récit, comme pour renforcer la vraisemblance ou le réalisme de celui-ci. On peut évoquer les différentes versions de la catastrophe dans les trois adaptations cinématographiques du roman de Richard Matheson I Am legend (bactériologique dans les années 1960, arme biologique de la guerre froide dans les années 1970, manipulation génétique d’un vaccin dans les années 2000). On peut aussi évoquer les variations sur l’origine de Spiderman entre les comics (araignée irradiée) et les films (araignée génétiquement modifiée). À l’inverse, le besoin de précipitation et de catastrophisme, indispensables aux récits, vont conduire à un éloignement du réel à des fins fictionnelles. En réalité, le travail des scientifiques est souvent moins spectaculaire et plus protocolaire que l’image véhiculée dans les récits de science-fiction. On retrouve cette plasticité du rapport de la fiction avec le réel et le réalisme dans des récits d’anticipation de Black Mirror.

Dans l’épisode « Hang the DJ », une critique acerbe des applications de rencontre en ligne. Jonathan Prime/Netflix

L’argument de la pente fatale dans la fiction d’anticipation

Les épisodes de Black Mirror permettent de représenter les conséquences, souvent néfastes, des applications scientifiques ou techniques en cours de développement dans notre réalité. Par certains aspects, cette mise en récit peut même sembler plus efficace auprès du public que des communications sur les pratiques réelles (essais philosophiques, rapports d’experts, lancements d’alertes, etc.). Cette efficacité repose sur la capacité unique de ces récits à nous plonger dans des futures théoriques où les conséquences de certaines applications scientifiques sont plus effectives que dans notre réalité.

Par ce mécanisme, la fiction a une capacité inédite à nous présenter l’argument dit de la « pente fatale », parfois désigné comme l’argument de la pente savonneuse ou de la pente glissante. C’est un argument bien connu en philosophie, qui consiste à dire que l’acceptation d’une proposition A conduit implicitement à l’acceptation de la proposition B, trop proche de A pour être rejetée. La poursuite de ce raisonnement conduit de proche en proche à accepter in fine une proposition Z catastrophique, qui serait inacceptable au moment de l’acceptation de A.

La fiction d’anticipation intervient dans cette logique argumentative en nous proposant directement et de manière réaliste la proposition Z. Les futurs dominés par les machines dans Terminator ou dans Matrix en sont l’illustration.

Dans cet exercice, la force de la série Black Mirror est de présenter des innovations largement diffusées et opérationnelles dans ses histoires, alors qu’elles ne correspondent, dans notre réalité, qu’à des technologies en développement ou beaucoup moins évoluées. On peut évoquer le réseau social totalitaire de Nosedive (S3E1) où la réputation virtuelle conditionne directement la vie sociale réelle, le système de contrôle parental absolu ArkAngel dans l’épisode du même nom (S4E2), ou encore l’allégorie du super algorithme matrimonial dans « Hang the DJ » (S4E4). Dans ces histoires, la technologie présentée est facilement associable, par analogie, avec une technologie moins avancée que nous utilisons réellement (réseau social, application, avancée médicale). Dès lors, le récit présente l’argument de la pente fatale en présentant la proposition Z. Si dans un monde futuriste, pas toujours clairement daté dans la série, la vie (voire la mort) des personnages est totalement contrôlée par une technologie totalitaire, c’est parce que de proche en proche des technologies précédentes, plus anodines, ont été acceptées par cette société fictive. Or, l’analogie que peut se faire le public avec la réalité suggère que les technologies anodines (proposition A) sont justement déjà acceptées dans le monde réel et que la pente fatale est amorcée.

La force de la série anthologique

Gangloff J.-L. et Helfrich V. (2011). « Le catastrophisme dans la SF : quelques exemples de mise en récit de l’argument de la pente fatale ».

Le caractère anthologique de la série Black Mirror lui permet de démultiplier les mises en perspectives de la pente fatale ou d’autres arguments sur les sciences et la technologie, en s’affranchissant de la contrainte d’unité de lieu ou de temps qui s’impose à d’autres formes de récits. En effet, les différents épisodes se déroulent dans un futur plus ou moins proche de nous avec des technologies plus ou moins proches des nôtres. Même s’il existe des clins d’œil entre certains épisodes, il n’est pas vraiment possible d’établir une chronologie précise des différentes histoires présentées, ni même de suggérer qu’elles appartiennent à un même univers. Cette flexibilité supplémentaire accorde à la série Black Mirror la possibilité de positionner ses histoires selon différents niveaux de réalisme, démultipliant ainsi les inférences possibles entre le public et les technologies.

Le pouvoir inférentiel de la fiction est difficile à évaluer et il ne constitue pas nécessairement un objectif précis ou conscient des auteurs de science-fiction. Pourtant on peut s’interroger sur ses influences sur le public, y compris auprès des scientifiques ou des ingénieurs, qui peuvent tirer une forme d’inspiration des récits d’anticipation pour la conduite de leurs travaux et la réflexion éthique sur leurs conséquences.

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