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« Apprendre au XXIᵉ siècle », un pari sur l’intelligence collective

Pour se préparer aux défis de demain, les enfants doivent apprendre à travailler ensemble. Shutterstock

Il est grand temps que l’apprentissage de la curiosité l’emporte sur celui de la soumission. Tel est le « credo » sur lequel repose Apprendre au XXIᵉ siècle, l’importante et passionnante contribution que François Taddei vient d’apporter à la réflexion sur l’avenir de l’école et les enjeux de la connaissance. Si l’on veut progresser vers une « société apprenante », « où les apprentissages des uns facilitent ceux des autres », une « révolution de nos façons d’apprendre, en tout lieu et à tout âge » s’impose, juge-t-il. Le point sur les perspectives développées dans cet ouvrage.

Créer et coopérer

Pourquoi est-il indispensable aujourd’hui d’apprendre différemment ? L’auteur consacre un chapitre à cette première question. Mais les raisons de changer nous sont rappelées tout au long de l’ouvrage. C’est qu’il y a urgence. Il y a d’abord ce double « choc » que nous subissons : celui que les progrès de l’intelligence artificielle (IA) produisent sur nos façons de vivre et de travailler, au moment même où nos modes de vie sont remis en cause par le « péril environnemental ».

D’une part, il faut prendre en compte l’impact de la révolution numérique. Les machines vont nous surpasser dans bien des domaines. Les parcours de formation s’inscrivent dans un contexte très mouvant où les emplois évoluent en permanence. On ne sait même pas si la notion de métier survivra aux transformations en cours ! Et, d’autre part, face au péril environnemental, il faut « s’investir pour changer son environnement ».

Ensuite, il faut voir que ce double choc nous place devant un défi considérable. La « révolution » en marche procède d’une « galaxie de technologies interconnectées ». Des progrès spectaculaires sont réalisés en un temps très court. Nous vivons une « transition » capitale, de caractère « total », avec en toile de fond la fusion du biologique et du numérique, qui place l’espèce humaine devant un « défi évolutif ».

Dans ces conditions, un changement de paradigme s’impose. Il faut prendre en compte « l’impact de la révolution des intelligences », et privilégier les « compétences du XXIᵉ siècle » : non plus, par exemple, mémoriser et calculer (ce que les machines font mieux que nous), mais créer et coopérer. Ainsi émerge un « nouveau paradigme », autour des « nouvelles manières d’apprendre par la recherche ».

Des dispositifs en réseau

« Les pédagogies qui répondent aux défis du millénaire existent déjà et ne demandent qu’à être développées et mises en réseau ». Pour les identifier, et en apprécier la pertinence, on peut commencer par pointer, a contrario, ce qu’il ne faut plus faire ! Car il faut se délivrer des « logiques d’hier ». Celles d’un système qui récompense plus la capacité de soumission que le potentiel d’invention.

Taddei observe très justement que, par exemple, les pratiques dominantes d’évaluation méritent un double reproche. Le « système éducatif » actuel, tout occupé à « sélectionner des élites », est plus « anxieux de trier que de s’assurer de l’efficience des apprentissages ». Et on évalue la capacité à répondre à des questions portant sur les « savoirs d’hier », plutôt que sur la capacité « à formuler des questions et à inventer de nouvelles approches ». D’une façon générale, il faut sortir d’un système malthusianiste, humiliant, privilégiant l’écriture et la copie, valorisant la soumission à l’autorité et à la norme, où tout est « hypercontrôlé par la hiérarchie ».

Que faire, alors ? Taddei propose d’abord des lignes directrices, qui définissent de véritables principes d’action. En voici une liste rapide (non exhaustive !), qui donnera une idée de la richesse du propos de l’auteur : avoir confiance en l’éducabilité de tous ; faire apprendre autrement qu’en restant passif dans une salle de classe ; donner primauté au questionnement ; favoriser l’observation et l’expérimentation ; laisser une réelle liberté pédagogique aux enseignants et formateurs ; donner l’habitude de la réussite.

Le modèle au sein duquel ces principes peuvent s’incarner le mieux est celui des « écosystèmes de connaissance évolutifs et coopératifs », particulièrement propices au développement de l’intelligence collective. Cela peut se faire dans des espaces de liberté dont les « fab labs » constituent aussi un bon exemple. Il existe déjà « une myriade de dispositifs », qui expriment une « formidable dynamique encore souterraine ». Il suffirait de les légitimer et de les mettre en réseau pour que s’accomplisse la nécessaire révolution de l’apprendre.

Intelligences et valeurs

François Taddei mène en fait un double combat. Un combat pour promouvoir l’intelligence collective, notre « meilleur atout » dans la compétition avec l’IA. Et un combat pour conforter l’éthique, en la plaçant « au cœur de nos interrogations ». On a besoin d’elle pour que la transition que nous vivons soit bénéfique à tout le monde. Car « technique sans éthique n’est que ruine de l’âme ».

Mais la première bataille est-elle de nature à peser positivement sur la seconde ? L’intelligence, productrice de savoir, est-elle de nature à apporter à la technique l’éthique qui lui fait défaut ? Taddei le croit. En tout cas, l’espère. Car, s’il se montre optimiste, il sait que le pire est presque toujours autant à craindre, que le meilleur à espérer. On est toujours exposé au risque de la « bêtise collective ».

Suffit-il de mettre en mouvement l’intelligence collective pour progresser d’un point de vue éthique ? Que Taddei nous permette d’en douter. Certes, « le besoin d’éthique est omniprésent ». Même une « coévolution des intelligences, individuelles, artificielles et collective » ne nous semble pas de nature à entraîner parallèlement une évolution positive dans le champ éthique, qui permettrait d’espérer « un avenir souhaitable qui bénéficierait à tous ». Cela pour une raison simple : l’ordre des intelligences n’est pas celui des valeurs.

Un défi à relever

Taddei a eu raison, en ce sens, de rappeler la distinction que fait Aristote entre l’épistémè (la connaissance), la technè (la fabrication matérielle), et la phronesis (l’éthique de l’action). Le premier défi pour aujourd’hui est d’empêcher que la révolution technologique entraîne une défaite, voire un asservissement, de l’intelligence (triomphe de la technè sur l’epistémè). On peut espérer un sursaut, triomphant, de l’intelligence collective, grâce à la révolution des apprentissages.

Mais cela concerne le « dialogue » (ou l’interface) technè/épistémè (technique/savoir), et non le dialogue technè/phronesis (technique/éthique), ni le dialogue épistémè/phronesis (science/éthique). Sans compter que la phronesis, selon Aristote lui-même, qui ne concerne que la faculté d’opiner, est distincte de la « sagesse ». Seule celle-ci, qui est une vertu de la partie scientifique de l’âme raisonnable, peut trancher de la valeur suprême (du « souverain Bien »).

On peut se référer ici aux trois « ordres » (l’ordre des corps, l’ordre des esprits, l’ordre de la charité) distingués par Pascal, pour qui « la distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité ». L’intelligence collective peut nous aider à dépasser les grandeurs « de chair », et faire de tous les hommes des « grands » dans l’ordre des esprits. Mais pourront-ils atteindre la sagesse, qui situe dans « un ordre infiniment plus élevé », et qui n’est atteignable que par les « yeux du cœur » ?

Cependant, pour Pascal, il n’est pas interdit aux « gens d’esprit » de devenir des « saints » ! C’est pourquoi on ne peut que remercier François Taddei d’avoir, avec passion, minutie, et rigueur, exploré les chemins, et identifié les moyens, d’une progression possible vers les « grandeurs d’esprit »… C’est déjà considérable !

Présentation du livre sur le site de l’éditeur.

« Bonnes feuilles » : Pour un « service public de l’apprendre »

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