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Bonnes feuilles : « Dix attentats qui ont changé le monde »

Un homme se tient dans les gravats du World Trade Center
Dans les ruines du World Trade Center, le 11 septembre 2001. Doug Kanter/AFP

Dans son essai « Dix attentats qui ont changé le monde. Comprendre le terrorisme au XXIᵉ siècle », le géopoliticien Cyrille Bret revient en détail sur les 10 attaques terroristes les plus marquantes de ces vingt dernières années : le 11 septembre 2001 à New York et Washington (États-Unis) ou « 9/11 » ; le 11 mars 2004 à Madrid (Espagne) ou « 11-M » ; le 1er septembre 2004 à Beslan (Russie) ; le 26 novembre 2008 à Mumbai (Inde) ; le 22 juillet 2011 à Utoya et Oslo (Norvège) ; le 18 mars 2015 à Tunis (Tunisie) ; le 13 novembre 2015 à Paris (France) ; le 22 mars 2016 à Bruxelles (Belgique) ; le 4 avril 2017 à Khan Cheikhoun (Syrie) ; et le 15 janvier 2019 à Nairobi (Kenya). La seule énumération des pays frappés suffit à rappeler à quel point le phénomène du terrorisme est devenu universel, au-delà de son hétérogénéité idéologique et opérationnelle. Nous publions ici un extrait de l’introduction, où l’auteur présente la démarche à l’origine de cet ouvrage.


Dix attentats peuvent-ils résumer un siècle encore jeune ?

Toutes les victimes du terrorisme sont égales en malheur et en dignité. Mais tous les attentats n’ont pas la même portée. En matière de violence politique, il n’est rien de plus indigne que la compétition des bilans qui fixe l’importance d’un événement au nombre des victimes qu’il a faites. La place historique d’un attentat ne se mesure pas à la douleur qu’il inflige : elle est toujours maximale et inacceptable. Mais la signification politique dépend d’autres éléments qu’il faut mettre en évidence. Il en va du récit collectif des communautés meurtries.

Au fil des deux décennies écoulées, bien plus d’une dizaine d’attentats ont marqué des villes, des régions et des pays. L’analyse détaillée de dix attentats ne saurait donc suffire à rendre compte des évolutions du XXIe siècle, ni même à retracer l’histoire de la violence politique depuis 2001. Sélectionner, c’est éliminer. Et choisir les événements emblématiques, c’est s’exposer à la critique d’en avoir négligé d’autres par incompétence, oubli ou biais idéologique.

Les limites d’une telle sélection sont trop évidentes pour qu’il soit nécessaire de les détailler. Ainsi, pour analyser la propagation de l’hyperterrorisme d’Al-Qaïda en Europe, il aurait fallu non seulement décrire les attentats de Madrid en 2004 mais aussi passer en revue les dizaines d’attentats revendiqués par Al-Qaïda perpétrés contre des Européens au Maghreb et au Moyen-Orient. Il aurait été utile de consacrer un chapitre entier aux attentats de Londres en 2005 car ils ont suscité dans la démocratie parlementaire la plus ancienne d’Europe un tournant sécuritaire préoccupant.

De même, pour dresser un état des lieux du terrorisme en France aujourd’hui, il aurait fallu analyser aussi précisément les attentats de janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo et contre les clients de l’Hypercacher de la porte de Vincennes que les attentats du 13 novembre 2015 au Stade de France, dans les rues du quartier de la République et au théâtre du Bataclan. Et pour comprendre « l’africanisation » du terrorisme, il aurait été nécessaire de ne pas se limiter aux attentats perpétrés par les Chebabs à Nairobi en 2013 et en 2019 mais de détailler aussi les exactions de Boko Haram au Nigeria ou encore d’Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Sahel.

Enfin, la radicalisation violente de l’extrême droite occidentale mériterait une analyse non seulement à travers le cas d’Anders Behring Breivik mais aussi dans les attentats perpétrés en 2019 à Christchurch en Nouvelle-Zélande et à Halle en Allemagne en 2020. Les attentats commis contre la Russie auraient pu eux aussi être davantage détaillés. L’explosion criminelle d’un charter de touristes russes le 31 octobre 2014 au-dessus du Sinaï et les attentats du métro de Saint-Pétersbourg le 3 avril 2017 auraient trouvé leur place dans l’analyse du « moment Daech » en Europe.

Mais l’ambition de cet ouvrage n’est pas encyclopédique. Il faut le juger non sur son exhaustivité mais sur la justesse dans son analyse des « effets de terreur ».

Nous avons donc identifié les événements terroristes qui ont eu le plus de poids politique dans les deux décennies ouvertes par le 11 septembre. Dans cette sélection à la fois macabre et difficile, plusieurs critères ont été retenus.

Tout d’abord et avant tout, nous avons cherché à mettre en évidence ce que nous avons constaté à travers le monde : chaque culture politique, chaque communauté nationale est obsédée par « ses » attentats historiques. C’est un des effets recherchés de la terreur : enfermer une communauté sur elle-même, la rendre nombriliste.

Ainsi, la France et la Belgique ont-elles entamé des examens de conscience douloureux suite aux attentats de 2015 et 2016. Mais Français et Belges ne doivent pas oublier que d’autres États ont eux aussi été frappés par des acteurs identiques et selon des scénarios proches. On néglige, tout à sa douleur, le fait que le terrorisme devient une violence politique universelle. Nous avons donc choisi de mettre en lumière des attentats qui ont pu nous paraître éloignés, dans le temps et l’espace, pour rappeler combien d’autres pays sont eux aussi en proie aux doutes et à l’horreur face au terrorisme. Qui, en France et en Europe, hormis les spécialistes, a sérieusement pris en compte les attentats de Mumbai en 2008 ou de Nairobi en 2013 et en 2019 ? Ces événements ont pourtant pesé sur l’histoire nationale et sur les destinées mondiales. Et surtout, les terroristes, eux, se comparent entre eux et rivalisent à travers la planète. On verra à quel point les attentats de Mumbai de 2008, négligés en Europe, auront servi de modèle tragique à la campagne de Daech en Europe et en Afrique.

Le deuxième objectif de cet ouvrage est de montrer ce qui, dans les vies politiques, chez nous et à travers le monde, est en passe de changer. Les attentats terroristes, les réactions officielles et populaires à ces violences, les réformes juridiques et administratives qui en découlent transforment rapidement des cultures politiques. Dans les actions violentes les plus choquantes, les traditions ressurgissent, les tensions oubliées se ravivent, les mouvements d’opinion se précisent. La crise terroriste joue le rôle d’un révélateur des situations politiques.

Ainsi, la Norvège a pris douloureusement conscience, en 2011, de l’islamophobie qui travaille une partie de son opinion. De même, l’Inde de la prospérité s’est tragiquement remémoré le conflit non résolu du Cachemire en 2008 lors des attaques de Mumbai. À chaque fois, nous avons essayé de mesurer ce qui se manifestait des cultures politiques à travers les violences terroristes.

Enfin, nous avons choisi ici d’aborder les attentats par leurs conséquences. Ces dix attentats ont eu des effets de souffle considérables sur la vie collective et individuelle. Dans les réactions officielles comme dans les protestations individuelles, ce sont nos passions fondamentales qui ont été réactivées : la douleur, l’indignation, la colère et le dégoût au premier chef. Mais il nous a semblé essentiel d’aller au-delà de ces réactions immédiates. Si ces événements ont acquis un statut historique, c’est qu’ils ont cristallisé des conflits latents et eu des effets durables et profonds. Ils sont des conséquences et des symptômes bien sûr, mais ils sont aussi des causes. L’Inde a ainsi accéléré son tournant identitaire après les attentats de Mumbai. La radicalisation hindouiste était certes déjà présente auparavant, mais elle a pris un virage essentiel en 2008. De même, la présidentialisation du régime russe s’est explicitement affirmée en 2004 après les attentats de Beslan.

Pour commémorer les victimes, analyser dix attentats est assurément dérisoire. Et pour dresser une encyclopédie du terrorisme contemporain, c’est bien insuffisant. En revanche, pour repérer les événements qui ont modifié le cours politique de notre jeune siècle, la relecture de ces dix événements emblématiques est éclairante. Elle permet de saisir ce que chaque vague terroriste a de spécifique.

Et d’apercevoir, dans un moment critique, les tendances à l’œuvre dans les traditions politiques nationales et internationales.

Il faut donc scruter les faits eux-mêmes pour les connaître et identifier leur portée politique et leur puissance symbolique. Puis mettre à jour leurs rouages et mesurer la propagation, par cercles concentriques, de l’« effet de terreur » dans le temps, l’espace et les différentes strates de la société.

Décrypter les « effets de terreur »

Décrypter les attentats et comparer leurs impacts politiques respectifs permet de dissiper plusieurs illusions entretenues sur le phénomène terroriste.

Cette « brève histoire de la violence politique » fait apparaître une erreur récurrente, qui fait prendre la partie pour le tout. Depuis le 11 septembre 2001, « terroriste » est devenu synonyme de « djihadiste ». Or, malheureusement, le terrorisme n’est pas l’apanage des mouvements islamistes. Comme l’ont montré les années 1970, la violence terroriste est aussi utilisée dans des luttes sociales, ethniques, nationales sans rapport avec le fanatisme religieux. Réduire la lutte contre le terrorisme à un conflit entre islam politique armé et Occident civilisé est bien illusoire et même fort dangereux. L’extrême droite a commencé à utiliser le meurtre de masse contre des civils comme instrument de propagande. L’exemple tragique des attentats de Norvège en 2011 et de Nouvelle-Zélande en 2019 doit résonner comme un avertissement.

Une deuxième illusion sur le terrorisme à abandonner concerne les auteurs des violences terroristes. Là encore, l’ombre portée du 11 septembre ne doit pas induire en erreur. Les organisations infra-étatiques clandestines n’ont pas le monopole du terrorisme car les États eux-mêmes l’ont abondamment utilisé, qu’il s’agisse des États totalitaires ou des dictatures affaiblies. L’exemple tragique des attaques chimiques perpétrées par le régime de Bachar Al-Assad en Syrie au fil de la décennie doit nous prémunir contre cette idée : tout acteur politique, quel que soit son statut juridique, peut être tenté de recourir à des tactiques terroristes.

Une dernière illusion à bousculer est commune à tous ceux qui consacrent leur travail au terrorisme, aux attentats et aux terroristes. L’histoire du XXIe siècle ne se résume pas à cette forme de violence politique. Une Histoire du monde écrite par les terroristes ou par les services de lutte contre le terrorisme ressemblerait sans doute à un catalogue d’attaques. La révolution numérique, les défis démographiques, la propagation du populisme dans les démocraties, la montée en puissance militaire de la Chine, les pandémies, etc., tout cela serait passé sous silence ou minoré.

Couverture du livre « Dix attentats qui ont changé le monde »
Ce texte est extrait de « Dix attentats qui ont changé le monde » de Cyrille Bret, qui vient de paraître aux éditions Armand Colin. Armand Colin éditions, Author provided

Par leurs effets et les réactions de tout le corps social, les attentats terroristes significatifs donnent des éléments essentiels pour comprendre la vie collective. Miroirs déformants, symptômes éloquents, tournants stratégiques, ils jalonnent eux aussi notre expérience commune.

En somme, les crises terroristes ont un triple pouvoir de révélation, de concentration et d’accélération des processus politiques. La crise terroriste rend douloureusement évidentes des tendances encore mal connues : elle a une puissance de révélation. Elle concentre en elle les tensions et les conflits d’une communauté politique – c’est sa fonction de condensation ou de concentration.

Et enfin, elle précipite les évolutions politiques comme un accélérateur de la vie collective. Ce sont ces trois fonctions de l’attentat que nous avons mises en évidence tout au long du livre.

Dix attentats ne créent pas à eux seuls un nouveau monde. Mais ils le changent durablement.

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