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Bonnes feuilles : « Un monde en nègre et blanc »

Le commerce des esclaves, par Auguste Francois Biard, 1833. Wilberforce House Museum, CC BY-SA

Ces bonnes feuilles sont publiées dans le cadre du Festival des idées, qui a pour thème cette année les « nouvelles normalités ». L’événement, organisé par l’ASPC (Alliance Sorbonne Paris Cité), se tient entièrement en ligne les 20 et 21 novembre 2020 ; The Conversation est partenaire de l’événement. Retrouvez Aurélia Michel le 21 novembre à 14h pour une discussion en direct autour de son dernier ouvrage, pour parler histoire et racisme ordinaire.

Dans « Un monde en nègre et blanc » (Éditions du Seuil, 2020), l’historienne relate et clarifie, à destination d’un large public, le poids encore très actif de l’esclavage dans nos sociétés. Son livre donne les clés historiques de la définition de la race et dévoile ses fondements économiques, anthropologiques et politiques. Parce qu’elle est aussi celle des notions de liberté, d’égalité, de travail et qu’elle engage nos identités, l’histoire de l’esclavage tire le fil de la construction de l’Europe et révèle l’ordre racial qui régit notre monde contemporain.


L’esclavage correspond à une telle diversité de situations que des historiens consciencieux ont souvent hésité à le définir de façon stricte. Il est en effet difficile de trouver des points communs à toutes les situations qualifiées d’esclavage ou traduites par ce terme – traduction qui en elle-même peut susciter des discussions infinies. Par exemple, partir du critère que l’esclave est propriété de son maître ne vaut que dans les sociétés où la notion de propriété a un sens juridique. Même ainsi, l’esclave peut appartenir au bien public – État ou collectivité – comme à des particuliers. Il y a autant de situations qu’il y a de contextes – esclave temporaire, esclave qui peut se marier et avoir une famille, esclave qui peut être transmis par héritage et par vente, esclave qui peut lui-même posséder des biens et en hériter, esclave qui transmet son état à sa descendance ou celui qui a la possibilité d’en sortir –, ce qui empêche de définir l’esclavage par des caractéristiques juridiques invariantes.

La privation de liberté, juridique ou de fait, ne suffit pas non plus à définir l’esclavage : certains esclaves sont assignés à résidence, d’autres au contraire circulent pour assurer des fonctions militaires ou commerciales ; certains sont loués par leur maître à d’autres, et parfois loués à eux-mêmes. De même, il est impossible de définir l’esclave par sa fonction économique : soldats, travailleurs agricoles, domestiques, concubines, chefs d’armée, esclaves d’apparat, artisans, l’esclavage a pu concerner à peu près toutes les activités humaines. La place sociale de l’esclave également est très relative. La violence physique ou même l’exclusion ne sont pas forcément associées à l’esclavage, ni même à une position sociale dégradée, comme on peut le voir chez certaines concubines, domestiques de haut rang voire généraux, et il est fréquent de constater des relations affectives et affectueuses entre maîtres et esclaves, si bien que certains anthropologues ont pu assimiler l’esclave à un membre de la famille, dépendant de l’autorité du père au même titre que les enfants ou les femmes célibataires.

Comment se fait-il alors que la traduction du mot « esclave » d’un monde à l’autre, d’une langue à l’autre, soit si facile ? Comment la traite d’esclaves a-t-elle pu articuler des régions et des marchés couvrant plusieurs continents ? C’est bien qu’il y a une réalité commune, sur laquelle tout le monde s’entend et dans toutes les langues ou presque : le producteur d’esclave, le vendeur, l’acheteur, l’utilisateur et l’esclave lui-même. Il y a donc une définition possible. Cette hypothèse d’une institution commune à des sociétés et milieux si différents et éloignés dans le temps et l’espace a conduit Claude Meillassoux, qui étudie les sociétés ouest-africaines dans les années 1970, à chercher une définition anthropologique de l’esclavage. Nous allons reprendre ici son raisonnement et ses principales interprétations pour pouvoir ensuite poser la question historique de l’esclavage dans les sociétés européennes, hypothèse qui sera le fil rouge de ce livre.

Pour commencer, constatons d’abord que tout esclave quitte sa société d’origine. Cette caractéristique inclut les esclaves « temporaires », ceux qui entrent en esclavage non pas par la capture de guerre et la traite mais le temps de rembourser une dette ou simplement de racheter leur crime (l’esclavage « pénal »). C’est la situation la plus fréquente de l’esclave en Chine (appelé nu) et au Japon (nohu), ou encore à la même époque en Mésoamérique et dans les Andes précolombiennes. Ainsi, chez les Aztèques au XVe siècle, nous trouvons la catégorie des tlacotlin, serviteurs à la suite d’une dette ou d’un crime, ou encore, dans le monde inca, les yanaconas qui étaient les serviteurs personnels de l’empereur – main-d’œuvre dont il pouvait disposer à sa guise dans tout le territoire de l’empire, pour des travaux publics ou pour les affecter au service de hauts fonctionnaires ou nobles.

Les Espagnols, en conquérant ces deux Empires, ont traduit ces deux vocables par le terme d’« esclave ». Strictement, le terme nahuatl de tlacotlin désigne ceux qui sont « libres », c’est-à-dire exclus de leur clan ou communauté, et qui louent leur travail (plutôt que leur personne) pour subsister. N’appartenant plus à aucun clan, ils sont soumis à l’autorité directe du seigneur ou de l’empereur. De même, dans les Andes incaïques, les yanaconas, serviteurs perpétuels, échappent aux obligations de leur communauté villageoise.

Cette manière de qualifier l’esclave comme « libéré » des contraintes de sa communauté, notamment libéré du paiement collectif de l’impôt dû à l’empereur ou au seigneur, est aussi celle qui définit économiquement le travail « libre » dans l’économie libérale. Les Espagnols ne s’y sont pas trompés lorsqu’ils ont réemployé la catégorie yanacona pour désigner les « indiens de service » et l’ont étendu à l’ensemble de l’empire sous ce terme. Car l’esclave, qu’il soit né ou non dans la société où il travaille, qu’il soit devenu esclave ou né en captivité, est en effet « libre » de se dédier entièrement à ce service. Il est dégagé de ses obligations sociales, de réciprocité et de travail, qui le lient à sa communauté d’origine. En effet, dans ces sociétés agricoles où le travail communautaire est la base de l’économie, les « serviteurs personnels et perpétuels » sont entretenus par leur maître et ainsi libérés des contraintes de leur subsistance, qui passait nécessairement par le groupe communautaire.

Cette proximité économique entre le travail esclave et le travail « libre », comme on qualifie couramment le salariat à partir du XVIIIe siècle en Europe, nous permet de comprendre le rôle de l’esclavage dans la modernisation de l’économie européenne. Elle explique aussi les ambiguïtés de l’abolition et de la transition vers le travail « libre » dans toutes les colonies esclavagistes au XIXe siècle, sur lesquelles nous reviendrons. Car cette caractéristique de l’esclavage joue certainement un rôle dans son développement à grande échelle au moment de l’expansion du capitalisme européen.

Mais pour l’instant, elle constitue un indice nous permettant de proposer une définition générale, si ce n’est universelle, de l’esclavage. Car si l’esclave, par principe, ne travaille pas dans sa communauté d’origine, il ne participe pas au travail nécessaire à la reproduction du groupe, qui inclut la subsistance des travailleurs actifs mais aussi celle des enfants et des plus âgés. Cette production, ce travail supplémentaire sont déviés vers un service extérieur.

À l’inverse, dans la société où il travaille, l’esclave, étant étranger, ne prend pas part à la reproduction du groupe dans les mêmes conditions que s’il en était membre. C’est ce qui amène Claude Meillassoux, à partir des catégories de l’esclavage qu’il observe dans les sociétés ouest-africaines, à définir l’esclave par rapport à la parenté. Plus précisément, il définit l’esclave en miroir de la parenté, comme l’antiparent.

Pour cela, Meillassoux rappelle ce que les analyses sémantiques sur les structures indo-européennes du langage disent du concept de « libre ». Émile Benveniste écrit à ce propos : « Le sens premier n’est pas, comme on serait tenté de l’imaginer, “débarrassé de quelque chose”, c’est celui d’appartenance à une souche ethnique désignée par une métaphore de croissance végétale. Cette appartenance confère un privilège que l’étranger et l’esclave ne connaissent pas. » Ainsi, les hommes libres sont ceux qui « sont nés et qui se sont développés conjointement ».

De fait, cette définition caractérise les groupes ouest-africains qu’étudie Meillassoux, sociétés qu’il appelle « domestiques », c’est-à-dire fondées sur des groupes familiaux agricoles qui produisent pour eux-mêmes et non pour le marché. Dans ce groupe, les individus « naissent et grandissent ensemble », au sens propre, sont « congénères », « dans l’entrelacs des rapports sociaux et économiques qui situent un homme par rapport à tous les autres ». Les membres du groupe sont unis par des engagements de réciprocité différés : les actifs travaillent pour leur subsistance mais aussi pour celle de leurs vieux parents, ainsi que pour leurs enfants qui à leur tour les prendront en charge au moment de leur vieillesse. Ces réciprocités sont elles-mêmes organisées dans le cadre de rapports de filiation, des parents aux enfants et des enfants aux parents. Or, dans la sociabilité ouest-africaine, l’ensemble des règles sociales se fonde sur la parenté, c’est-à-dire la double appartenance d’un individu à une lignée paternelle et une lignée maternelle. Autrement dit, être « libre » ou « congénère » dans une telle société implique d’être considéré comme parent qui contribue au cycle productif et reproductif en s’engageant dans des réciprocités différées, celles-ci étant régulées par son inscription dans la lignée, paternelle et maternelle.

Ainsi, puisque l’esclave travaille uniquement pour la société qui l’emploie, il rompt le principe de la réciprocité différée au sein de la parenté : il ne peut engager de rapport de filiation puisqu’il ne peut nourrir d’enfants ni compter à son tour sur eux pour sa vieillesse. Il produit mais ne peut contribuer au cycle reproductif, et ne peut donc pas être considéré comme parent. Dans des sociétés où la parenté régule l’ordre social et définit pour chaque individu sa place et son rapport au groupe, cette impossibilité d’être parent équivaut à une expulsion permanente de l’humanité. Et c’est précisément ce qui définit l’esclavage dans tous les contextes que nous avons évoqués. Être exclu de la parenté, c’est donc ne pas pouvoir transmettre le statut conféré aux congénères, aux libres, aux nationaux, aux citoyens, aux « hommes » des « droits de l’homme », ou toute autre qualité qui définit l’appartenance au groupe.

Cette caractéristique fondamentale explique justement la situation ambiguë des esclaves dans certaines sociétés, qui a pu conduire à parler d’esclavage « doux » (au Brésil par exemple) ou bien à assimiler des esclaves à des membres de la famille (sous l’autorité du chef de famille). Car l’expulsion symbolique de la parenté a un caractère permanent, c’est un « état », nous dit Meillassoux, qui est indépendant de la « condition » de l’esclave, qu’il soit simple ouvrier agricole ou concubine d’influence. Par cet état, l’esclave ne peut menacer d’intégrer la parenté et d’en revendiquer les droits inhérents.

Quand bien même l’esclave serait né chez la famille qui l’emploie et aurait grandi avec les enfants de ses maîtres, il ne sera jamais considéré parmi ceux « nés et grandis ensemble » comme un congénère ou, dit autrement, comme un membre de la « nation ». Même si on lui donne une place et une fonction privilégiées, même si il ou elle entretient des relations de type familial avec les maîtres, l’esclave ne participe pas à la parenté. Avoir des enfants ne lui confère pas non plus son statut de parent. Ne pouvant transmettre les qualités afférant à la citoyenneté, il n’a pas non plus de descendance – soit que celle-ci soit esclave aussi et donc appartienne à son maître, soit qu’elle intègre le groupe des libres, des citoyens, et, dans ce cas, le parent biologique esclave ne peut exercer sur elle sa parentalité juridique. Il ou elle n’est jamais le père ou la mère exerçant son autorité parentale sur un enfant libre.

On comprend mieux, à la lumière de cette définition, pourquoi des esclaves peuvent acquérir des positions de pouvoir, comme les janissaires ou les mamelouks dans l’Empire ottoman, ou encore certaines concubines dont l’histoire a retenu l’influence politique. Le pouvoir réel de ces esclaves, généraux d’armées, têtes pensantes ou d’influence dans les cours princières, ne menace jamais la dynastie en place, dans la mesure où celle-ci, par définition, repose sur la généalogie et l’appartenance à la lignée. Que l’on marque par la castration cet état ou bien qu’il soit implicite (castration symbolique pour les hommes), ou que l’on préfère des femmes, le propre de l’esclave est son caractère d’extériorité à la parenté, qui permet sa domestication, sa familiarité, y compris son assimilation fictive à la famille comme d’autres dépendants du chef de famille (les enfants, les femmes célibataires, etc.), voire l’entretien de relations affectives, qui ne mettront jamais en danger l’ordre social établi. L’esclave peut volontiers faire l’objet d’un attachement, dès lors que celui-ci n’est pas la menace d’une transgression sociale. Au contraire, les relations affectives au sein de la famille avec un ou une esclave peuvent être sans limites dès lors que, par définition, elles ne remettent pas en cause les statuts dans la famille, c’est-à-dire par exemple l’autorité paternelle et la filiation par le mariage. L’esclave peut naître et grandir chez le maître, il n’y deviendra jamais le conjoint des enfants libres avec qui il aura grandi, et n’intégrera pas la parenté, ni par le mariage ni par la filiation.

L’intrigue de nombreuses telenovelas brésiliennes peut tourner autour de cette transgression fantasmée (une relation d’amour entre esclave et maître qui dépasserait cette frontière immuable de l’ordre esclavagiste), la réalité sociale du Brésil confirme, elle, ce trait essentiel de l’esclavage : l’exclusion de la parenté symbolique, qui ne peut être dépassée ni par l’amour ni par l’argent. Plus encore, l’état permanent de l’esclave permet sa domestication. En ce sens, l’esclave n’a pas le même rôle que l’étranger qui ferait l’objet d’une xénophobie, d’un rejet ou d’une agressivité structurelle. Car, en même temps qu’il est symboliquement et définitivement exclu, l’esclave est aussi le familier, le domestique, dont on sait, comme le chien, qu’il restera à la place qu’on lui a assignée.


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