tag:theconversation.com,2011:/ca/topics/abattoirs-38100/articlesabattoirs – The Conversation2024-01-30T15:21:56Ztag:theconversation.com,2011:article/2216332024-01-30T15:21:56Z2024-01-30T15:21:56Z« Des bovins découpés encore vivants » : comment changer notre rapport aux animaux d’élevage ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/570954/original/file-20240123-29-1e77se.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C3489%2C2326&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives.</span> <span class="attribution"><span class="source">Pexels</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.liberation.fr/societe/des-animaux-decoupes-encore-vivants-en-mayenne-une-enquete-ouverte-contre-un-abattoir-20240118_HY67OUKW4ZA5LE7VCLZNTFSUWM/">La vidéo de L214</a> publiée le 18 janvier dernier, filmée en caméra cachée dans l’abattoir de Craon, en Mayenne, montre des images qui ont impressionné jusqu’au ministre de l’Agriculture, <a href="https://www.francebleu.fr/infos/agriculture-peche/abattoir-de-craon-la-video-l214-montre-tres-manifestement-des-non-conformites-declare-marc-fesneau-2824318">Marc Fesneau</a>, lui-même. On y voit des bovins se faire découper alors qu’ils sont encore vivants, d’autres se faire égorger alors qu’ils sont visiblement conscients. Ils passent en découpe alors qu’ils n’ont pas été étourdis, comme la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/id/LEGISCTA000006168178">loi</a> l’impose pourtant. Pour faire la lumière sur cette affaire, la procureure de Laval a annoncé l’ouverture d’une enquête.</p>
<p>Face à cette vidéo, beaucoup expriment de la sidération, du dégoût, de la révolte. 140 000 personnes ont signé la pétition <a href="https://www.l214.com/enquetes/2024/abattoir-de-craon/">« Fermons l’abattoir de Craon »</a>, lancée par L214.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1747935625573986656"}"></div></p>
<p>Comment penser cette affaire ? Que nous dit-elle de nos relations avec les animaux que nous élevons et consommons ?</p>
<h2>Pourquoi continuer à considérer les animaux comme des choses ?</h2>
<p>Fruit d’un consensus en philosophie morale et politique, la <a href="https://www.lecre.umontreal.ca/%C3%A9v%C3%A8nement/lancement-de-la-declaration-de-montreal-sur-lexploitation-animale/">déclaration de Montréal</a> parue en 2022 et signée par plus de 550 philosophes du monde entier, condamne le fait de traiter les animaux comme des choses ou des marchandises.</p>
<p>Une large part de citoyennes et de citoyens semble aussi sensible au sort des animaux. <a href="https://europa.eu/eurobarometer/surveys/detail/2996">L’eurobaromètre</a> révèle que 84 % des Européens et des Européennes interrogés déclarent que leur pays pourrait faire mieux pour les animaux d’élevage. 88 % estiment important d’améliorer le bien-être des animaux à l’abattoir, en renforçant par exemple les contrôles officiels, notamment à l’aide de caméras. La France figure parmi les pays où le pourcentage de personnes sensibles au traitement des animaux dans les abattoirs est le plus élevé (92 %). Alors pourquoi continuons-nous le plus souvent à considérer les animaux comme des choses ?</p>
<p>[<em>Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Dans l’ouvrage collectif que j’ai codirigé avec la philosophe Florence Burgat, <a href="https://www.istegroup.com/fr/produit/la-souffrance-animale/">« La souffrance animale. Éthique et politiques de la condition animale »</a>, les différents mécanismes qui sous-tendent le processus de chosification des animaux, le fait de les réduire à l’état d’objet, sont présentés et contextualisés. On compte l’insuffisance des cadres juridiques au niveau national et européen, ainsi que l’occultation de la souffrance animale dans le langage, par exemple nommer <a href="https://www.ouest-france.fr/sante/virus/coronavirus/agriculture-les-abattoirs-au-ralenti-l-amerique-euthanasie-en-masse-6840476">« dépopulation de masse »</a> la mise à mort massive, par matraquage, gazage ou asphyxie, d’animaux d’élevage. Parmi les autres mécanismes, l’anthropocentrisme, autrement dit l’attitude ou le système percevant et organisant le monde avec l’être humain comme modèle ou comme centre, joue évidemment un rôle important. On compte aussi la zootechnie, la science qui porte sur les moyens de rendre les animaux domestiqués plus productifs, en agissant sur leur vitesse de croissance, par exemple, afin qu’ils atteignent un poids optimal plus rapidement.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-animaux-sont-ils-des-choses-ce-que-dit-le-droit-215392">Les animaux sont-ils des choses ? Ce que dit le droit</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Dans un autre ouvrage <a href="https://www.puf.com/considerer-les-animaux">« Considérer les animaux. Une approche zooinclusive »</a>, j’illustre plus précisément le décalage entre les idées majoritairement favorables à une meilleure considération des animaux et la persistance des mauvais traitements à leur encontre. C’est ce qu’on appelle en psychologie sociale le <a href="https://www.lesechos.fr/thema/articles/la-transition-doit-etre-portee-par-laction-publique-et-le-monde-economique-1978940">« value-action gap »</a>, le fossé entre les comportements auxquels on aspire, et les actions réelles, par exemple être contre l’engraissement par gavage des oies et des canards mais, au moment de faire ses courses pour les fêtes de fin d’année, acheter du foie gras. En marchandisant leurs corps, en invisibilisant leurs expériences, beaucoup de nos pratiques font en effet souffrir les animaux et causent leur mort précoce, à des échelles massives. Je propose de développer la <a href="https://theconversation.com/peut-on-apprendre-a-vivre-autrement-avec-les-animaux-213574">zooinclusivité</a>, c’est-à-dire mettre en œuvre de petits gestes et de grandes actions pour rendre le monde favorable à tous les animaux. La zooinclusivité prend de nombreuses formes : elle peut être d’ordre juridique, éducatif, ou alimentaire, notamment. En prenant également en compte l’acceptabilité des pratiques, elle pourrait aider à combler le fossé entre les attitudes et les actes.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/dossier-lhumain-doit-il-avoir-une-place-speciale-au-sein-du-vivant-220504">Dossier : L’humain doit-il avoir une place spéciale au sein du vivant ?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>Les bovins aussi ont des émotions</h2>
<p>L’éthologie (la science des comportements des espèces animales dans leur milieu naturel) et la biologie ont depuis longtemps montré que les bovins, qui sont comme nous des mammifères, ressentent la douleur, ont besoin de vivre avec leurs congénères, et <a href="https://chaire-bea.vetagro-sup.fr/que-se-passe-t-il-dans-la-tete-dune-vache/">ressentent des émotions</a> positives (joie, plaisir) et négatives (anxiété, frustration). Pourtant, les bovins sont presque toujours considérés par le prisme de l’élevage, et perçus comme des marchandises. Les connaissances du public à leur sujet sont limitées, voire faussées.</p>
<p><a href="https://dx.doi.org/10.26451/abc.04.04.06.2017">Les vaches sont des êtres intelligents</a>, possédant des caractéristiques cognitives, émotionnelles et sociales complexes, une personnalité individuelle, une capacité d’apprentissage social. Dans les études sur la façon dont les êtres humains perçoivent les capacités cognitives des autres animaux, pourtant, il a été établi qu’on a tendance à attribuer des émotions et des processus mentaux aux animaux, mais que ces états sont souvent sous-estimés, <a href="https://doi.org/10.1016/j.cognition.2022.105263">surtout pour les animaux d’élevage</a>.</p>
<p>Les animaux de la vidéo de L214 sont comme des ombres. Qu’est-ce à dire ? Dès lors qu’un individu est possédé par un autre, <a href="https://www.payot-rivages.fr/rivages/livre/%C3%AAtre-le-bien-dun-autre">il y a une contradiction</a> entre sa liberté en tant qu’individu, et le droit de propriété de son propriétaire. La vie des bovins est possédée par leur éleveur ou leur éleveuse, qui les confie à l’abattoir, pour que ces animaux y soient transformés en viande. Parce que les bovins sont perçus comme des choses, traités comme des choses, ils sont des <a href="https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2006-1-page-29.htm%5D">« ombres personnifiées »</a>. J’emprunte cette expression au philosophe et politologue Achille Mbembe, qui l’a développée dans son analyse du statut de l’esclave humain, lequel a perdu son foyer, les droits sur son propre corps, ainsi que son statut politique.</p>
<p>Les bovins de la vidéo de L214 sont des ombres : ils n’ont aucun droit sur leur propre corps et ne disposent d’aucun statut politique. Les modalités de leur mise à mort n’importent pas. À la limite, ils ne meurent pas. Il n’y a pas de violence, car ces animaux ne sont pas des victimes. Ainsi, les mauvais traitements qu’on leur inflige, tels que ceux documentés dans cette vidéo, ne paraissent pas si graves.</p>
<h2>Que faire pour développer la zooinclusivité ?</h2>
<p>Comment les sortir de l’ombre ? Pour développer la zooinclusivité, la première étape serait de valoriser la prise en compte de leurs intérêts. Sur le plan juridique, il s’agirait de mettre fin à leur statut de choses, en leur accordant une <a href="https://www.cairn.info/revue-juridique-de-l-environnement-2015-1-page-73.htm?contenu=article">personnalité juridique technique</a>, ainsi que le propose le juriste Jean-Pierre Marguénaud.</p>
<p>Comme cela s’est fait dans d’autres pays (Inde, Allemagne), cette modification pourrait s’assortir de <a href="https://www.lex-electronica.org/files/sites/103/12-2_lebot.pdf">l’inscription des droits des animaux dans la Constitution</a> afin de fixer un cadre davantage zooinclusif, car la Constitution est le texte normatif le plus important de l’ordre juridique français. On donnerait ainsi une meilleure chance aux animaux de jouir d’une vie dont ils seraient pleinement les sujets.</p>
<p>À plus long terme, une autre étape serait de transmettre des connaissances sur les animaux non humains qui soient justes et fassent état des progrès scientifiques. Les élèves pourraient également étudier l’évolution de la représentation des animaux dans la <a href="https://www.puf.com/introduction-aux-etudes-animales">culture</a>, le <a href="https://www.puf.com/le-mepris-des-betes?v=22731">langage</a>, la <a href="https://journals.openedition.org/pratiques/13204">littérature</a>. Je développe cette idée dans l’ouvrage <a href="https://www.puf.com/considerer-les-animaux">« Considérer les animaux. Une approche zooinclusive »</a>, en montrant que pratiquement toutes les disciplines enseignées à l’école, au collège, au lycée et à l’université pourraient être davantage zooinclusives.</p>
<p>Il faut également développer l’enseignement à l’éthique animale, ainsi que la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000044387560">loi du 30 novembre 2021 visant à lutter contre la maltraitance animale</a> le requiert (uniquement pour les animaux de compagnie, toutefois). Cela permet de cultiver une ouverture aux autres formes de vie sensibles et conscientes, de développer l’empathie et la considération pour autrui, qu’il soit humain ou non.</p>
<p>Enfin, aujourd’hui comme demain, en <a href="https://theconversation.com/peut-on-apprendre-a-vivre-autrement-avec-les-animaux-213574">végétalisant son alimentation</a>, on peut agir sur la demande en produits carnés, et donc sur le nombre d’animaux élevés pour être envoyés à l’abattoir, courant le risque d’y être découpés vivants. Car quand bien même on trouve la vidéo diffusée par L214 choquante, et quand bien même 92 % de Françaises et de Français souhaitent que le traitement des animaux en abattoir s’améliore, dès lors que nous consommons leur chair et leurs produits, nous faisons partie du problème.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221633/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Émilie Dardenne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La mise à mort des animaux, comme révélée par les vidéos de L214, montrent l’urgence vitale de mettre en place un système plus inclusif et considérant tous les animaux.Émilie Dardenne, Maîtresse de conférences, Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2088892023-07-11T19:21:46Z2023-07-11T19:21:46ZDes abattoirs paysans pour offrir une alternative à l’abattage industriel<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/536821/original/file-20230711-17-mdhw2x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Éleveuse intervenant dans un abattoir paysan, en avril 2022. </span> <span class="attribution"><span class="source">Alberto Campi</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>L’abattoir mobile d’Émilie Jeanin, premier du genre en France, a fermé ses portes en Bourgogne le 28 février 2023, suite à la liquidation judiciaire de sa société porteuse, le Bœuf éthique.</p>
<p>Très attendu, cet abattoir 100 % roulant, conçu pour venir abattre les animaux sur leurs lieux de vie, répondait pourtant aux attentes des fermes locales et des consommateurs, tandis que l’administration avait validé sa conformité réglementaire.</p>
<p>Si les <a href="https://reporterre.net/C-est-une-execution-le-premier-abattoir-mobile-mis-a-l-arret">difficultés rencontrées par ce projet</a> pionnier ont été multiples, l’éleveuse a néanmoins ouvert la voie : elle a montré la faisabilité d’instaurer des abattoirs mobiles dans notre pays, comme il en existe depuis bien longtemps chez nos voisins européens, puisque la législation européenne le permet.</p>
<h2>S’affranchir des abattoirs conventionnels</h2>
<p>Cette initiative n’est pas isolée : aux quatre coins de France, des <a href="https://m.soundcloud.com/riegelcampi/sets/vers-une-nouvelle-histoire-des-abattoirs?si=ab0071778cf445c58b505d9ab984cb87">projets d’abattoirs alternatifs essaiment</a>, portés par des collectifs d’éleveurs et éleveuses, résolus à s’affranchir des abattoirs conventionnels.</p>
<p>Ces projets concernent des abattoirs coopératifs, fixes ou mobiles, à la ferme ou sur des sites d’accueil entre plusieurs fermes, reflétant la diversité des besoins et des territoires dans lesquels ils prennent forme.</p>
<p>Les éleveurs et éleveuses qui les portent revendiquent une même appellation : celle « d’abattoirs paysans », <a href="http://confederationpaysanne.fr/sites/1/mots_cles/documents/Abattage_FINAL_BD_PROT.pdf">définie</a> par le syndicat agricole de la Confédération paysanne, comme des abattoirs de proximité gérés par et pour les paysans et paysannes, ancrés dans un territoire d’élevage et au service des circuits courts.</p>
<p>Mais en quoi ces abattoirs paysans représentent-ils une rupture avec le système industriel ? Incarnent-ils vraiment une voie de transition agricole et alimentaire ?</p>
<h2>La privatisation et la spécialisation des abattoirs français</h2>
<p>Historiquement, l’abattage des animaux d’élevage est l’affaire des bouchers, qui officiaient dans leurs ateliers de tuerie et de découpe au cœur des villes. L’évolution des mœurs à l’égard du sang et de la mort, l’apparition des premières associations de défense des animaux, ainsi que le développement des préoccupations hygiénistes et sanitaires, aboutissent à la création des abattoirs municipaux dans les grandes villes françaises : celui de la Villette ouvre par exemple ses portes en 1867.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quatre-pistes-pour-une-souverainete-alimentaire-respectueuse-de-la-sante-et-de-lenvironnement-206947">Quatre pistes pour une souveraineté alimentaire respectueuse de la santé et de l’environnement</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Les autorités locales s’impliquent dès lors dans le gouvernement et la gestion des abattoirs, maillons stratégiques pour l’approvisionnement des habitants. Il est difficile de se le figurer aujourd’hui, mais les abattoirs municipaux ont longtemps été des <a href="https://journals.openedition.org/ruralia/1231">lieux de sociabilité</a>, ouverts sur leur territoire, où se côtoyaient les travailleurs d’abattoirs et les professionnels de l’élevage, du transport des bêtes et de la boucherie.</p>
<p>Depuis cinquante ans, <a href="https://theconversation.com/comprendre-la-carte-de-la-france-agricole-168029">l’industrialisation de l’agriculture et le développement de filières longues</a> et spécialisées dans le lait et la viande ont entraîné la privatisation des abattoirs. Ils ont été progressivement rachetés par de grandes coopératives agricoles, et déplacés toujours plus loin des villes, à l’abri des regards.</p>
<p>Cette privatisation s’est accompagnée de la <a href="https://journals.openedition.org/aof/9742">spécialisation des abattoirs</a> par espèce, de leur concentration géographique (essentiellement dans l’ouest du pays) et de l’augmentation des volumes abattus.</p>
<p>Dans la période 1970-2000, la moitié des abattoirs français a fermé par vagues successives et, en 2010, les <a href="https://www.les-scic.coop/system/files/inline-files/2015_Pauline_Latapie_Thxse_professionnelle.pdf">abattoirs publics ne représentaient plus que 36 % des structures en France, soit 102 établissements</a>. Leur régression a entraîné celle des structures de petite taille et les abattoirs de proximité, pourtant qualifiés « d’abattoirs de soutien » de la boucherie traditionnelle et des circuits courts, <a href="https://medias.vie-publique.fr/data_storage_s3/rapport/pdf/134000548.pdf">ne couvraient plus que 2 % des tonnages de viande en 2009</a>.</p>
<h2>La question du bien-être animal</h2>
<p>Depuis les années 1990, la privatisation et l’industrialisation croissantes du système d’abattage signent la disjonction entre l’élevage et l’alimentation : entre les deux, la mise à mort des animaux devient une boîte noire. « Désormais, l’abattage doit être industriel, c’est-à-dire massif et anonyme : il doit être non violent, idéalement : indolore ; il doit être invisible, idéalement : inexistant. Il doit être comme n’étant pas » résume l’ethnologue Noëlie Vialles <a href="https://books.openedition.org/editionsmsh/3021">dans son ouvrage de 1987, <em>Le Sang et la chair</em></a>.</p>
<p>La sociologue Jocelyne Porcher s’est fait l’écho du malaise sourd des éleveurs face à cette évolution. Ses enquêtes témoignent de leur sentiment que leur travail est <a href="https://www.babelio.com/livres/Porcher-La-mort-nest-pas-notre-metier/21721">« saccagé »</a>, du fait du stress de leurs animaux lors du transport et de l’attente en bouverie (qui désigne la zone de maintien des animaux après leur décharge), de la qualité de la viande qui s’en ressent, et de leur impression d’abandonner leurs bêtes à cette étape difficile.</p>
<p>Les trop rares témoignages <a href="https://www.babelio.com/livres/Geffroy-A-labattoir/844307">d’employés</a>, de <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2007-1-page-179.htm">chercheurs</a> ou de <a href="https://www.revue-ballast.fr/geoffrey-guilcher-labattoir-chaine-de-tabous/">journalistes</a> révèlent également les impacts physiques et psychologiques dramatiques du travail en abattoir, qui assujettit les employés à des tâches à la chaîne extrêmement cadencées.</p>
<p>En parallèle, les normes de <a href="https://theconversation.com/bien-etre-animal-parlons-plutot-du-bien-etre-des-animaux-187953">bien-être animal</a> de plus en plus exigeantes n’ont pas clos le malaise grandissant de la société envers la condition animale dans les abattoirs, car l’abattage sans douleur est devenu une condition de la production de viande de masse.</p>
<p>Selon les données d’Agreste de 2016, 4,7 millions de bovins, 23,8 millions de porcs, 4,3 millions d’ovins, 0,73 million de caprins et 13 000 équidés sont abattus, en France, <a href="http://agreste.agriculture.gouv.fr/thematiques/productions-animales-877/bovins-porcins-ovins-caprins-878/">dans 260 abattoirs</a>.</p>
<h2>Le tournant des vidéos de L214</h2>
<p>Ce n’est pourtant qu’en 2016 que le sujet des abattoirs s’invite dans l’agenda politique français, lorsqu’une commission d’enquête parlementaire est nommée suite à la diffusion des premières vidéos de l’association antispéciste L214 pour dénoncer des actes de violence dans les abattoirs.</p>
<p><a href="https://www.assemblee-nationale.fr/14/pdf/rapports/r3579.pdf">Les conclusions</a> de cette commission convergent avec le plaidoyer d’acteurs agricoles et environnementaux <a href="https://abattagealternatives.files.wordpress.com/2017/12/tribune-collective-abattage-de-proximitc3a9.png">qui réclament, fin 2017, dans une tribune</a> la possibilité de créer des abattoirs mobiles.</p>
<p>La Loi de 2018 sur l’agriculture et l’alimentation (dite Loi Egalim) entérine dans son article 73 cette demande sociétale, qui correspondrait au souhait de <a href="https://www.ifop.com/publication/les-francais-et-le-bien-etre-des-animaux-2/">81 % des Français</a>.</p>
<h2>Des abattoirs paysans pour un autre modèle économique et social</h2>
<p>Ce décret marque la reconnaissance politique du besoin de mailler les territoires français de nouveaux abattoirs de proximité pour épargner aux animaux un transport éprouvant, soutenir les circuits courts et la relocalisation alimentaire.</p>
<p>Des groupes d’éleveurs et éleveuses ont désormais la légitimité de nouer le dialogue avec leurs élus et administrations locales, jusque là plutôt sceptiques. Actuellement, une <a href="https://www.confederationpaysanne.fr/extra/carte/">trentaine de projets d’abattoirs alternatifs se structurent et se mettent en réseau en France</a>.</p>
<p>Ces derniers se répartissent en trois types : de petits abattoirs fixes que des collectifs d’éleveurs font eux-mêmes fonctionner aux côtés ou à la place d’employés ; des projets d’abattoirs mobiles (abattoirs sur roues), à même de circuler entre différents groupes de ferme ; des projets de caissons d’abattage permettant de tuer les animaux dans les fermes où ils sont nés, puis de les acheminer vers des structures fixes afin d’y réaliser la préparation des carcasses. À ce jour, six abattoirs paysans fixes sont en fonctionnement, situés dans le quart sud-est de la France.</p>
<p>Le modèle économique des abattoirs paysans est radicalement différent d’un abattoir conventionnel : son objectif n’est pas d’être rentable, mais d’être à l’équilibre, tout en se plaçant au service des petites et des moyennes fermes. À cette fin, le travail d’abattage n’est pas réalisé par des employés, mais en partie ou totalement par des éleveurs et éleveuses qui assurent une prestation dans la continuité de leur ferme et de leur statut d’entrepreneur agricole.</p>
<p>Dès lors, l’abattoir fonctionne selon une charge salariale variable, fonction de la demande. Pour la plupart en circuit court, les professionnels apportent chaque semaine de petits lots d’animaux : l’ouverture de l’abattoir un à deux jours hebdomadaires suffit pour répondre à cette demande.</p>
<h2>Auto-organisation et petits volumes</h2>
<p>Ce modèle économique engendre un modèle social inédit : il n’y a pas de hiérarchie ni de cadence imposée, les éleveurs et éleveuses étant volontaires et auto-organisés pour faire fonctionner l’abattoir. Ces abattoirs accueillent en outre les animaux non standards, qu’il s’agisse des chevreaux, des porcs de plein air, ou des races cornues, souvent refusés dans les abattoirs conventionnels ou acceptées à des tarifs prohibitifs.</p>
<p>Les abattoirs paysans développent des services qui limitent la dépendance à des intermédiaires, comme la mise à disposition d’une salle de découpe et d’un équipement de mise sous vide. Ils permettent également aux apporteurs d’animaux de les amener le matin même et bien entendu d’entrer dans l’abattoir s’ils le souhaitent.</p>
<p>Or en vente directe et en circuit court (un intermédiaire au plus entre le producteur et le consommateur), les éleveurs font abattre chaque semaine quelques animaux, en les choisissant en fonction des demandes de leurs clients. Dans les marchés, les magasins de producteurs ou les AMAP, éleveurs et éleveuses misent sur la qualité de leurs produits et sur la confiance de leurs clients.</p>
<p>La viande n’est alors plus seulement une histoire de prix au kilo : elle raconte une ferme, un territoire, une relation entre un éleveur, une éleveuse, et son troupeau.</p>
<h2>Les animaux de quelqu’un</h2>
<p>Les normes de bien-être animal dans les abattoirs n’ont cessé de progresser depuis cinquante ans, notamment du fait de la <a href="https://hal.inrae.fr/hal-02619786/document">réglementation européenne</a>. Mais les <a href="https://www.inrae.infrawan.fr/sites/default/files/pdf/0b4e285b76a15fddf1bdd410fa10f4eb.pdf">débats qui les entourent</a> se limitent trop souvent à la question de l’inconscience des animaux, et donc de la présence ou de l’absence de douleur, lorsqu’ils sont saignés.</p>
<p>Or ces considérations éthiques perdent de leur sens lorsque les tâches de contrôle de la perte de conscience puis de la mort réalisées par les employés sont prises dans l’étau de la cadence, la répétition des tâches, l’épuisement dû aux horaires – jusqu’à une vache abattue par minute, 7 500 porcs par jour et 2 millions d’animaux par an dans l’abattoir où le journaliste Geoffroy Le Guilcher, auteur de l’ouvrage <em>Steack machine</em>, s’est infiltré.</p>
<p>Dans un abattoir paysan, le temps est élastique : il importe alors de prendre le temps qu’il faut. Si une vache refuse d’avancer, qu’un porc s’effraie, qu’un agneau saute le tapis d’amenée, le travail d’abattage s’interrompt et les gestes des éleveurs reprennent le dessus. De plus, les bêtes ne sont jamais anonymes : à l’arrivée en bouverie, comme à la restitution des carcasses, c’est l’animal de quelqu’un et pour quelqu’un qui passe entre les mains et sous les yeux des éleveurs œuvrant dans l’abattoir.</p>
<h2>Des parcours semés d’embûches</h2>
<p>Dans les abattoirs paysans, les animaux ne sont perçus ni comme l’animal-matière des productions industrielles ni comme l’animal-enfant des mouvements animalistes que décrit l’anthropologue <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/l_animal_et_la_mort-9782348068966">Charles Stepanoff</a>. Ils sont envisagés comme des animaux-sujets, <a href="https://soundcloud.com/riegelcampi/ep1vero?in=riegelcampi/sets/vers-une-nouvelle-histoire-des-abattoirs">qu’il est décent de tuer sous certaines conditions</a>.</p>
<p>La distinction faite par la philosophe Donna Haraway <a href="https://soundcloud.com/user-769116636/vivre-avec-le-trouble-de-donna-harraway">entre des êtres rendus tuables, et des êtres tués avec responsabilité</a>, prend ici tout son sens : les animaux produits en masse pour faire de la viande rentable doivent être tuables efficacement, rapidement et silencieusement, moyennant de développer des normes de bien-être animal standardisées. Tuer des animaux avec responsabilité implique en revanche de ne pas cesser de se demander pourquoi, et de le faire en conscience.</p>
<p>Si les abattoirs paysans offrent une voie de transition agricole et alimentaire à la fois éthique et durable, <a href="https://journals.openedition.org/gc/15583">leur chemin demeure semé d’embûches</a>.</p>
<iframe width="100%" height="300" scrolling="no" frameborder="no" allow="autoplay" src="https://w.soundcloud.com/player/?url=https%3A//api.soundcloud.com/playlists/1647755485&color=%23ff5500&auto_play=false&hide_related=false&show_comments=true&show_user=true&show_reposts=false&show_teaser=true&visual=true"></iframe>
<p></p><div style="font-size: 10px; color: #cccccc;line-break: anywhere;word-break: normal;overflow: hidden;white-space: nowrap;text-overflow: ellipsis; font-family: Interstate, Lucida Grande, Lucida Sans Unicode, Lucida Sans, Garuda, Verdana, Tahoma, sans-serif;font-weight: 100;"><a href="https://soundcloud.com/riegelcampi" title="JR & AC" target="_blank">JR & AC</a> <a href="https://soundcloud.com/riegelcampi/sets/vers-une-nouvelle-histoire-des-abattoirs" title="Vers une nouvelle histoire des abattoirs: une histoire paysanne" target="_blank">Vers une nouvelle histoire des abattoirs: une histoire paysanne.</a></div><br><p></p>
<p>Dans le <a href="https://miimosa.com/fr/projects/d-un-elevage-respectueux-a-une-mort-digne-de-nos-animaux">Lubéron</a> ou en <a href="https://soundcloud.com/riegelcampi/7-episode-benjamin?in=riegelcampi/sets/vers-une-nouvelle-histoire-des-abattoirs">Lozère</a>, les éleveurs sont toujours en quête de financements publics et de terrains communaux pour leur futur abattoir mobile. Dans la <a href="https://soundcloud.com/riegelcampi/8-episode-laure-pierre?in=riegelcampi/sets/vers-une-nouvelle-histoire-des-abattoirs">Drôme</a> ou <a href="https://www.labatmobile34.fr/">l’Hérault</a>, la construction de caissons d’abattage à la ferme est imminente, même si l’interprétation française de la réglementation européenne en matière d’abattoirs mobiles est moins favorable qu’en Suède, en Allemagne ou en Autriche.</p>
<p>Face à ces verrouillages politiques et institutionnels, et alors que se prépare la <a href="https://agriculture.gouv.fr/concertation-sur-le-pacte-et-la-loi-dorientation-et-davenir-agricoles">nouvelle loi d’orientation agricole du quinquennat</a>, des acteurs se mobilisent aujourd’hui pour faire reconnaître les abattoirs paysans <a href="http://confederationpaysanne.fr/actu.php?id=12541">comme un authentique modèle alternatif</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208889/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Julie Riegel est membre fondatrice de l’association Pour des Abattages Paysans (PAP). Cet article s’inscrit dans le cadre d’une recherche réalisée au laboratoire PACTE de sciences sociales, qui a bénéficié du financement de l’Université Grenoble-Alpes (idex).</span></em></p>En France, des projets d’abattoirs alternatifs essaiment, portés par des collectifs d’éleveurs et éleveuses résolus à s’affranchir des abattoirs conventionnels.Julie Riegel, Chercheuse en anthropologie de l’environnement, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1309602020-02-03T20:21:12Z2020-02-03T20:21:12ZCoronavirus : pourquoi fermer les marchés aux animaux en Chine serait une très mauvaise idée<p>Depuis quelques semaines une épidémie due à un nouveau coronavirus (baptisé 2019-nCoV en attendant que l’OMS lui trouve un nom approprié) <a href="https://www.who.int/emergencies/diseases/novel-coronavirus-2019/situation-reports/">se propage en Chine</a> et affecte désormais d’autres régions du monde. Des milliers d’infections ont eu lieu, entraînant plus de 300 décès, et le virus s’est répandu <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2020/01/24/coronavirus-chinois-quel-est-le-bilan-des-contaminations-et-des-morts-pays-par-pays_6027141_4355770.html">dans de nombreux pays</a>.</p>
<p>Les recherches anthropologiques que nous menons en Chine depuis de longues années sur les maladies transmises aux humains par les animaux (zoonoses) peuvent nous éclairer sur la crise actuelle. Il est en effet très probable que cette nouvelle forme de coronavirus, responsable de pneumonies parfois mortelles, soit apparue au début du mois de décembre 2019 à la suite d’une propagation zoonotique : le virus aurait « sauté » d’un animal (qui reste à identifier) à l’être humain.</p>
<p>Des scientifiques chinois <a href="https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30154-9/fulltext">ont remonté la piste de ce nouveau coronavirus jusqu’à sa source potentielle</a>. Celle-ci se situerait au Huanan Seafood Wholesale Market de Wuhan, qui avait été visité par 27 des 41 patients hospitalisés. Toutefois, le premier patient enregistré n’a pas déclaré avoir fréquenté ce marché.</p>
<p>On peut acheter sur le Huanan Seafood Wholesale Market non seulement des fruits de mer (<em>seafood</em> en anglais), mais aussi une grande variété d’animaux sauvages. Les scientifiques soupçonnent que c’est à partir de l’une de ces espèces animales que le virus aurait « sauté » vers l’être humain. Contrairement à une hypothèse précédente, selon laquelle le <a href="https://www.phillyvoice.com/coronavirus-outbreak-china-originate-snakes-cobra/">virus aurait été issu de serpents</a>, les analyses génétiques actuelles suggèrent que son émergence est survenue <a href="https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)30154-9/fulltext">chez les chauves-souris</a>. Celles-ci sont moins fréquemment vendues sur les marchés chinois, mais sont généralement considérées comme le réservoir animal de nombreuses <a href="https://theconversation.com/ebola-bats-get-a-bad-rap-when-it-comes-to-spreading-diseases-32785">maladies infectieuses transmissibles aux humains</a>. Les autorités de Wuhan ont fait fermer et désinfecter le marché le 1<sup>er</sup> janvier. Trois semaines plus tard, le 22 janvier, la Chine a interdit temporairement tout commerce de produits d’animaux sauvages.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/qua-t-on-appris-de-lanalyse-genetique-du-coronavirus-130823">Qu’a-t-on appris de l’analyse génétique du coronavirus?</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Dans le sillage de l’épidémie de coronavirus, les images de marchés d’animaux vivants sont elles-mêmes devenus « virales », faisant la une des médias du monde entier. Un <a href="https://www.nytimes.com/2020/01/25/world/asia/china-markets-coronavirus-sars.html">article du New York Times</a>, par exemple, a délibérément dépeint les marchés « omnivores » chinois d’une manière qui paraît scandaleuse pour le public occidental : description de poulets entiers plumés avec tête et bec ; présentation d’un florilège d’animaux sauvages sélectionnés pour choquer le lecteur : cigales, tortues et serpents vivants, cobayes, rats de bambou, blaireaux, hérissons, loutres, <a href="https://www.gbif.org/fr/species/2434654">civettes palmistes</a>, et même louveteaux…</p>
<p>Cet accent mis sur la consommation d’aliments exotiques en Chine <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1525/aa.2005.107.1.031">reprend des clichés orientalistes sur le « péril jaune »</a>, et se teinte parfois de <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/08949468.2016.1131484">racisme anti-chinois</a>.</p>
<h2>Comment monte la panique morale</h2>
<p>La nécessité, pour des raisons épidémiologiques, de déterminer précisément quelles espèces se trouvaient réellement sur le Huanan Seafood Wholesale Market, et à quelle fréquence, est sapée par l’insistance des médias qui demandent à longueur de sujets <a href="https://www.wsj.com/articles/abolish-asias-wet-markets-where-pandemics-breed-11580168707">l’interdiction, voire l’abolition</a> de ces « wet markets » (« marchés humides » en français). Ce <a href="https://www.theguardian.com/world/2016/may/13/east-asian-words-oxford-english-dictionary-hong-kong-singapore-oed">terme, qui a émergé</a> en anglais à Hongkong et de Singapour, est employé pour distinguer les marchés vendant de la viande, des poissons et des légumes des marchés « secs », vendant des biens durables comme les textiles, ou des supermarchés, où la viande est réfrigérée et emballée. Le terme « humide » renvoie non seulement <a href="https://www.nhb.gov.sg/%7E/media/nhb/files/resources/publications/ebooks/nhb_ebook_wet_markets.pdf">aux nettoyages au jet d’eau dont ils font régulièrement l’objet</a>, mais aussi au fait que l’on peut y acheter des produits appréciés pour leur « fraîcheur », perçue comme favorable pour la santé.</p>
<p>Les reportages produits par les médias s’appuient souvent sur des montages d’images <a href="https://www.businessinsider.sg/wuhan-coronavirus-chinese-wet-market-photos-2020-1/?r=US&IR=T">réalisées sur différents marchés chinois</a>, mais ne donnent généralement que peu d’informations sur le lieu précis ou le moment où ces prises de vues ont été faites. Qui plus est, ils ne tiennent pas compte des variations importantes qui peuvent exister dans les pratiques culinaires des différentes régions du pays.</p>
<p>Ces images communiquent un sentiment de dégoût envers les habitudes alimentaires des Chinois et reflètent en même temps les craintes suscitées par l’interconnexion de deux types d’« émergence » en cours en Chine : l’émergence virale et l’émergence économique.</p>
<p>Les anthropologues ont examiné en détail la façon dont le modèle de développement chinois (autrement dit, l’émergence économique de la Chine au XXI<sup>e</sup> siècle) <a href="https://risweb.st-andrews.ac.uk/portal/en/researchoutput/yellow-peril-epidemics(0c78d54e-bab8-4947-b4d6-92878cab9490).html">a été perçu comme une menace en Occident</a>, tant en termes politiques, à cause de la rapidité du développement économique de la Chine et de la concurrence qu’il représenterait pour les économies américaine ou européenne, que culturels, parce que les réformes semblent incompatibles avec les attentes occidentales en matière de modernisation. Pour résumer, ce n’est pas tant la Chine qui s’adapte au capitalisme que le capitalisme qui s’adapte à la Chine.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/313486/original/file-20200204-41516-1rtkcz9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Volailles vendues sur un wet market à Canton en 2007.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Frédéric Keck</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La consommation alimentaire de la Chine est emblématique de ce processus. Si les consommateurs chinois ont adopté les supermarchés et les aliments préemballés, le développement économique de la Chine n’a pas entraîné la disparition des formes de consommation chinoises, comme le montre par exemple la persistance de <a href="https://www.theguardian.com/environment/2020/jan/23/appetite-for-warm-meat-drives-risk-of-disease-in-hong-kong-and-china">l’attrait pour la « viande chaude »</a>, expression désignant la viande d’animaux fraîchement abattus, consommée sans réfrigération ou congélation. Les consommateurs chinois n’ont pas adopté les normes culturelles européennes et américaines concernant ce qui est mangeable et ce qui ne l’est pas.</p>
<p><a href="https://www.dukeupress.edu/avian-reservoirs">À Hongkong</a>, la <a href="https://journals.openedition.org/gradhiva/2405">recherche</a> menée par Frédéric Keck a montré que malgré les tentatives du gouvernement de racheter les licences des éleveurs et des vendeurs de volailles en vue de remplacer le « poulet vivant » (<em>huoji</em>) par de la viande réfrigérée, les consommateurs urbains ont continué à acheter des races de volailles élevées localement, à un prix deux fois supérieur aux poulets importés de Chine. Dans un autre ordre d’idée, les bouddhistes achetaient des oiseaux vivants sur les marchés pour les relâcher, en guise de geste compassionnel producteur de mérites (<em>fangsheng</em>). Lorsque les ornithologues ont montré que cette pratique augmentait le risque de transmission de la grippe aviaire, les bouddhistes ont cessé de relâcher des oiseaux mais ils se sont tournés vers les marchés aux poissons, remplaçant ainsi une « fraîcheur » par une autre.</p>
<p>Dans les médias occidentaux, les <em>wet markets</em> sont présentés comme des emblèmes de l’altérité chinoise : versions chaotiques des bazars orientaux, zones de non-droit où des animaux qui ne devraient pas être mangés sont vendus comme nourriture, et où se côtoie ce qui ne devrait pas être mélangé (fruits de mer et volailles, serpents et bétail). Ces images sinophobes s’enracinent dans ce que l’anthropologue Mary Douglas a appelé « la matière mal placée » (<em>matter out of place</em>) : les classifications symboliques des sociétés déterminent par des interdictions et des prescriptions quels aliments peuvent être consommés sans « pollution ».</p>
<p>Cette description anthropologique est cependant insatisfaisante, non seulement parce qu’elle s’appuie sur les sensibilités occidentales pour déterminer ce qui est mangeable et ce qui ne l’est pas (ce qui mène à qualifier de « traditionnelle » une forme moderne de commerce et de consommation alimentaire chinoise), mais aussi, plus concrètement, parce qu’elle déforme la réalité matérielle et économique de ces marchés.</p>
<h2>Des marchés très divers</h2>
<p>La plupart des marchés de fruits de mer, d’animaux vivants et de gros en Chine contiennent beaucoup moins de produits exotiques qu’on ne l’imagine. L’expression <em>wet markets</em> désigne en réalité une grande variété de marchés de diverses sortes, confusément regroupés sous cette appellation.</p>
<p>Or les différences sont souvent cruciales pour évaluer précisément l’importance relative de chaque marché en termes de risque d’émergence de virus. Aujourd’hui, <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s12571-019-00961-8">plusieurs axes</a> permettent de faire la distinction entre les différents types de <em>wet markets</em> que l’on trouve en Chine : l’échelle (vente en gros ou au détail), les produits vendus (animaux vivants, viande abattue et légumes frais uniquement, fruits de mer vivants uniquement), les types d’animaux (domestiques uniquement ou sauvages).</p>
<p>Sur les marchés, la majorité des animaux dépeints par de nombreux médias occidentaux comme des « animaux sauvages » (tels que les canards, les grenouilles ou les serpents) sont en fait reproduits et élevés en captivité. Seule une petite proportion d’animaux est braconnée dans la nature pour être vendue.</p>
<h2>Le combat des agriculteurs chinois</h2>
<p>Les discussions sur les <em>wet markets</em> chinois confrontent le plus souvent les consommateurs et les experts, et laissent de côté les points de vue des agriculteurs, des producteurs et des vendeurs. Lyle Fearnley a appris <a href="https://journal.culanth.org/index.php/ca/article/view/ca30.1.03">grâce une enquête</a> menée auprès d’éleveurs d’oies sauvages (<em>dayan</em>) dans la province de Jiangxi, que deux facteurs ont amené la plupart des agriculteurs à se lancer dans l’élevage d’oies sauvages à la fin des années 1990. Premièrement, cette activité constituait une opportunité de répondre à la demande des consommateurs sans se livrer au braconnage illégal dans la nature. Deuxièmement, l’élevage d’oies sauvages ouvrait aux petits exploitants ruraux une voie vers une production à plus forte valeur ajoutée, à une époque où ils étaient confrontés à une pression économique croissante de la part des grands producteurs industriels d’aliments.</p>
<p>En Chine, au cours des réformes économiques qui ont débuté en 1978 après la mort de Mao Zedong, les terres agricoles collectives ont été redistribuées aux ménages individuels, ce qui a entraîné une explosion du nombre de petits exploitants agricoles. Ceux-ci étaient dits « spécialisés » (<em>zhuanyehu</em>) parce qu’ils se concentraient sur des cultures de rente ou sur l’élevage d’un certain type de bétail en particulier, notamment les poulets, les canards ou les porcs. Mais dans les années 1990, la Chine s’est lancée dans un « deuxième grand bond en avant » pour augmenter l’échelle de la production agricole. Les « entreprises à tête de dragon » (<em>longtou qiye</em>), des conglomérats industriels de production alimentaire, ont construit des chaînes d’approvisionnement intégrées, souvent centrées sur les abattoirs et les installations de transformation, et ont sous-traité l’élevage du bétail à des agriculteurs familiaux.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/313485/original/file-20200204-41490-l53dnf.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Tortues et scorpions vendus sur un wet market à Canton en 2007.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Frédéric Keck</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Après la révolution de l’élevage industriel</h2>
<p>Les élevages industriels se sont développés lorsque les petits exploitants indépendants furent progressivement écartés de l’élevage, en particulier dans des secteurs comme le porc ou la volaille, parce que les prix étaient trop bas et que le coût des intrants augmentait. Les maladies du bétail, telles que la <a href="https://www.anses.fr/fr/system/files/SANT-Fi-Maladie_Newcastle.pdf">maladie de Newcastle</a> (maladie virale qui touche les oiseaux et notamment les volailles) et le syndrome reproducteur et respiratoire porcin (ou <a href="https://www.oie.int/doc/ged/D13988.PDF">« maladie de l’oreille bleue »</a>, due à un virus), ont également <a href="https://pdfs.semanticscholar.org/0e3c/bfc507a8c9fa37f1c773d57158fb9b1fc354.pdf">joué un rôle dans l’éviction des petits exploitants de ces secteurs</a>. Incapables de survivre en tant que petits exploitants indépendants, de nombreux agriculteurs <a href="http://www.medanthrotheory.org/read/10965/after-the-livestock-revolution">ont dû faire un choix drastique</a> : se lancer dans l’agriculture sous contrat avec un conglomérat alimentaire industriel, ou abandonner complètement l’élevage de porcs ou de volailles.</p>
<p>Certains d’entre eux ont découvert une troisième voie, en choisissant d’élever des races locales et des animaux sauvages qui pouvaient être vendus à un prix plus élevé sur des marchés de niche. Bon nombre de ces espèces se sont avérées moins touchées par les maladies que le bétail ordinaire, souvent simplement en raison du petit nombre d’animaux élevés.</p>
<p>Le fait que la viande d’animaux sauvages soit <a href="https://inews.co.uk/news/health/china-coronavirus-wuhan-visitors-officials-tracing-risk-1375444">plus chère que celle des animaux domestiques</a> a conduit à penser que sa consommation est un choix alimentaire indépendant des revenus. Mais le cas des agriculteurs est différent : pour eux, l’élevage d’animaux sauvages constitue un moyen d’accéder à un revenu stable, alors que vivre de la terre dans la Chine rurale demeure une lutte.</p>
<p>La grande diversité des <em>wet markets</em> – dont cette expression ne rend pas compte – et l’élevage d’animaux sauvages ont fourni aux petits exploitants agricoles indépendants d’importants moyens de subsistance. Les <em>wet markets</em> s’appuient également souvent sur des chaînes d’approvisionnement informelles qui permettent aux petits exploitants de transporter les animaux au marché sans l’intervention des grandes entreprises de transformation alimentaire, lesquelles possèdent des abattoirs et contrôlent les contrats avec les supermarchés. Cependant, « informel » n’est pas synonyme d’absence de réglementation. Les recherches de Christos Lynteris ont ainsi montré que les <em>wet markets</em> <a href="https://research-repository.st-andrews.ac.uk/handle/10023/2150">font l’objet d’inspections régulières</a> de la part du Centre chinois pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC) et des autorités sanitaires municipales, mises en place après l’épidémie de SRAS en 2003.</p>
<p>Les <em>wet markets</em> font partie intégrante de l’économie et de la société chinoise. En se basant sur des données récentes qui suggèrent que de nombreux cas précoces d’infection par le 2019 – nCoV n’ont pas pu être <a href="https://www.sciencemag.org/news/2020/01/wuhan-seafood-market-may-not-be-source-novel-virus-spreading-globally">reliés au Huanan Seafood Wholesale Market</a>, plusieurs experts en maladies infectieuses ont émis des doutes sur le fait que ce <em>wet market</em> ait été à la source de l’émergence du nouveau coronavirus. Quoi qu’il en soit, si la fermeture temporaire des <em>wet markets</em> et la réduction du commerce d’animaux sauvages ont des avantages en termes de prévention des maladies, leur fermeture permanente, ou leur abolition pure et simple, aurait un impact immense et imprévisible sur la vie quotidienne et le bien-être des Chinois.</p>
<p>La façon dont une fermeture permanente affecterait les modes de consommation alimentaire est difficile à appréhender, mais une telle décision serait potentiellement nuisible à la santé publique. Elle priverait en effet les consommateurs chinois d’un secteur qui <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0969698915301892">représente 30 à 59 % de leurs approvisionnements alimentaires</a>. En raison du grand nombre d’agriculteurs, de commerçants et de consommateurs concernés, l’abolition des <em>wet markets</em> risquerait également d’entraîner l’explosion d’un marché noir incontrôlable, comme cela a été le cas lors de la tentative d’interdiction de 2003, en réponse au SRAS, et lors de celle de 2013-14, en réponse <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC6291110/">à la grippe aviaire H7N9</a>.</p>
<p>Cette situation exposerait la santé publique chinoise, ainsi que la santé publique mondiale, à un risque bien plus grand que celui que représentent les marchés d’animaux vivants, légaux et réglementés, qui existent en Chine aujourd’hui. Par ailleurs, les marchés des volailles et d’animaux vivants ont une autre utilité : en matière de surveillance virale, ils constituent depuis longtemps des sites cruciaux <a href="https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(03)15329-9/fulltext?version">« d’alerte précoce »</a>, y compris aux États-Unis.</p>
<p>Plutôt de prohiber les <em>wet markets</em> et de les pousser vers la clandestinité, mieux vaudrait mettre en place une réglementation plus scientifique, davantage fondée sur des preuves.</p>
<hr>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/308798/original/file-20200107-123373-wmivra.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
</figcaption>
</figure>
<p><em>Créé en 2007 pour accélérer les connaissances scientifiques et leur partage, le Axa Research Fund a apporté son soutien à environ 650 projets dans le monde conduits par des chercheurs de 55 pays. Pour en savoir plus, visiter le site <a href="https://www.axa-research.org/en">Axa Research Fund</a> ou suivre sur Twitter @AXAResearchFund.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/130960/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christos Lynteris est financé par le Wellcome Trust et a reçu des fonds du Conseil européen de la recherche, de la Brocher Foundation, du Russell Trust, du National Endowment for the Humanities, du Carnegie Trust for the Universities of Scotland, du Cambridge Humanities Research Grant Scheme de l'université de Cambridge, de la Rockefeller Foundation, du Roddan Trust et du Ladislav Holy Memorial Trust.
Traduit avec <a href="http://www.DeepL.com/Translator">www.DeepL.com/Translator</a> (version gratuite)</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Frédéric Keck a reçu des financements du Fonds Axa pour la recherche pour ses travaux sur les zoonoses. (<a href="https://www.axa-research.org/fr/news/anthropologie-des-zoonoses">https://www.axa-research.org/fr/news/anthropologie-des-zoonoses</a>).</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Lyle Fearnley a reçu un financement de la bourse de recherche Fulbright-Hays pour effectuer une thèse de doctorat à l'étranger (DDRA), ainsi que d’une bourse de doctorat de la Fondation Chiang Ching-Kuo et d’une bourse de recherche SUTD.</span></em></p>Les médias véhiculent des représentations exotiques et sensationnalistes des marchés aux animaux chinois qui peuvent empêcher d’appréhender correctement les causes d’émergence des nouveaux virus.Christos Lynteris, Senior Lecturer, anthropologist, University of St AndrewsFrédéric Keck, Directeur du laboratoire d'anthropologie sociale, Collège de FranceLyle Fearnley, Assistant Professor, Singapore University of Technology and Design (SUTD)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1081292019-01-16T21:13:42Z2019-01-16T21:13:42ZPourquoi on mange moins de viande en France<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/254168/original/file-20190116-163283-lllsxn.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C16%2C5573%2C3715&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La consommation de viande aurait baissé de 10 % en France depuis les années 2010. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/close-woman-holding-wrapped-meat-grocery-674119927">Shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Par sa charge symbolique, la viande n’est pas une denrée alimentaire comme les autres. Vue comme une offrande ou une source de force, elle constitue aussi un critère de niveau de vie et <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1975_num_30_2_293623">d’appartenance sociale</a>.</p>
<p>C’est au XIX<sup>e</sup> siècle que la viande devient un produit. Les abattoirs entrent dans les centres-villes et une segmentation travail – de l’élevage au traitement de la viande – s’établit.</p>
<p>Avant cela, les bêtes étaient prélevées dans des fermes familiales situées à proximité des <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/7968">centres urbains</a>, amenées directement chez les <a href="http://sciencepress.mnhn.fr/sites/default/files/articles/pdf/az1992n16a10.pdf">bouchers et abattus sur place</a>, ce qui ne manquait pas de causer des problèmes de <a href="https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2004-3-page-79.htm">salubrité publique</a> et de multiples nuisances environnementales. Au Moyen Âge, pour répondre aux problèmes d’hygiène et de conservation posés par ces modes d’abattage, la population cuisinait la viande bouillie ou à <a href="https://www.news.uliege.be/cms/c_9986569/fr/les-grands-mythes-de-la-gastronomie-les-epices-et-la-viande-avariee">grand renfort d’épices</a>.</p>
<p><a href="http://www.pur-editions.fr/couvertures/1368603817_doc.pdf">Le XIXᵉ siècle</a> est aussi celui de profondes <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01476345/document">transformations sociétales</a>, d’une consommation carnée moins frugale et d’une augmentation généralisée de la <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/cel-01476345/document">quantité moyenne de nourriture consommée</a>. Les joufflus sont alors considérés comme bien portants et riches, les <a href="https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2002_num_80_4_4680">dames en chair</a> comme de bonnes reproductrices. Les apparences <a href="https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1975_num_30_2_293615">affectent la consommation</a> en général et celle de la viande, en raison notamment de sa <a href="https://www.medecine-nutrition.org/articles/mnut/abs/2012/04/mnut2012484p38/mnut2012484p38.html">valeur symbolique mais aussi nutritive</a>.</p>
<p>Celle-ci décolle et <a href="https://www.persee.fr/doc/rbph_0035-0818_2002_num_80_4_4680">continuera de croître</a> au XX<sup>e</sup> siècle : entre 1803 et 1812, les Français consomment en moyenne 19 kg de viande par an et par habitant ; 40,2 kg entre en 1885 et 1894 ; 68,9 kg en 1974 pour atteindre 100 kg dans les années 1985.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1079523907529572353"}"></div></p>
<h2>Une consommation en pleine évolution</h2>
<p>Depuis la situation a évolué de manière contrastée. La France abat chaque année près de 43 millions d’animaux et produit 3,7 millions de tonnes de viande consommable. L’industrie de la viande présente un chiffre d’affaires annuel de 33 milliards d’euros, c’est le <a href="http://www.franceagrimer.fr/fam/filiere-lait/Informations-economiques/Chiffres-et-bilans">premier secteur</a> de l’industrie alimentaire.</p>
<p><a href="http://www2.assemblee-nationale.fr/documents/notice/14/rap-enq/r4038-tI/(index)/depots">L’activité englobe</a> 265 abattoirs d’ongulés et 669 abattoirs de lapins et volailles, 2600 entreprises (abattage et transformation) et 99 000 salariés à temps plein. Le taux de valeur ajoutée de l’industrie de la viande est cependant plus faible (17,6 %) que celle de l’industrie alimentaire (19,4 % en moyenne). En cause, une <a href="https://www.insee.fr/fr/statistiques/3636392-">masse salariale supérieure</a> dans les unités de production de la filière viande.</p>
<p>En 2017, les Français ont consommé près de <a href="http://www.franceagrimer.fr/fam/filiere-lait/Informations-economiques/Chiffres-et-bilans">84 kilos de viande</a>, contre 86 en 2016. Selon une étude du Crédoc, parue en 2018, on observe une <a href="https://www.credoc.fr/publications/les-nouvelles-generations-transforment-la-consommation-de-viande">baisse de plus de 10 %</a> de cette consommation depuis les années 2010 en France.</p>
<p>En 2017, les plus gros consommateurs de viande au monde sont les États-Unis (98,2 kg de viande en moyenne par an et par habitant), suivis des Australiens (95 kg) et des Argentins (91 kg). À titre de comparaison, les pays en voie de développement consomment en moyenne <a href="https://www.planetoscope.com/elevage-viande/1235-consommation-mondiale-de-viande.html">34 kg de viande</a> par an par habitant – et, parmi eux, une vingtaine en consomment moins de 10 kg par an.</p>
<h2>Les causes du désamour</h2>
<p>Comment expliquer cette baisse de la consommation de viande dans l’Hexagone, pays de la bonne chère, jaloux de sa gastronomie ?</p>
<p>On pourra d’abord évoquer une succession de crises sanitaires qui ont affecté l’image de la viande au cours des trente dernières années. En 1991, surgit le premier cas de vache folle dans les Côtes-d’Armor. Puis la fièvre aphteuse des moutons en 2000 et la grippe aviaire en 2001. Le dernier en date n’est autre que le scandale de la viande de cheval retrouvée dans des lasagnes de la marque Findus en 2013.</p>
<p>Mais les raisons qui motivent cette baisse sensible de la consommation semblent plus profondes.</p>
<p>On peut ainsi évoquer la cause environnementale. En France, les contributions aux émissions de gaz à effet de serre sont de 27 % pour les transports contre <a href="https://www.ecologique-solidaire.gouv.fr/emissions-gaz-effet-serre-france-poursuit-efforts">16 % pour l’élevage</a>. En raison de l’alimentation nécessaire aux animaux d’élevage (maïs et soja dont les principaux producteurs sont les États-Unis, le Brésil et l’Argentine), la consommation de viande d’un Français cause la déforestation de <a href="https://www.liberation.fr/france/2018/11/08/deforestation-un-francais-consomme-chaque-annee-352-metres-carres-de-foret_1690583">16 m² en Amazonie</a>.</p>
<p>La raison sanitaire, ensuite. Les préconisations de l’OMS alertent désormais sur les <a href="https://www.who.int/features/qa/cancer-red-meat/fr/">effets néfastes</a> des graisses animales dans l’apparition de certains cancers, notamment le cancer colorectal. En 2015, l’OMS-CIRC et l’Institut national du cancer valident ces mises en garde en classant la viande rouge comme <a href="http://www.who.int/mediacentre/news/releases/2015/cancer-red-meat/fr/">« probablement cancérogène »</a> pour l’homme, tout comme les viandes transformées.</p>
<p>L’enjeu sociétal et éthique entre également en ligne de compte. Avec les révélations de l’<a href="https://www.l214.com/">association L214</a> qui dénonce régulièrement les conditions d’abattage des animaux, les Français disent se sentir <a href="http://www.larepubliquedespyrenees.fr/2018/10/12/la-defense-des-animaux-de-ferme-revendiquee-par-des-associations-moderees,2443040.php">plus concernés</a> par la souffrance et le respect de leur statut d’êtres sensibles, établie par la <a href="https://www.30millionsdamis.fr/actualites/article/8451-statut-juridique-les-animaux-reconnus-definitivement-comme-des-etres-sensibles-dans-le-code/">loi de 2015</a>. Les prises de position de nombreuses personnalités en faveur du végétarisme – à l’image de Mathieu Ricard, Aymeric Caron, Franz-Olivier Giesbert ou Pamela Anderson – aura accompagné cette prise de conscience.</p>
<p>Enfin et surtout, le facteur économique. Une <a href="https://bit.ly/2vXVZDD">étude Eurostat de 2016</a> révèle que le prix de la viande en France est 31 % plus élevé que dans le reste de l’Europe. Ce qui la place en 5<sup>e</sup> position, derrière le Danemark, l’Autriche, le Luxembourg et la Suède. Les prix ont augmenté de 24 % en dix ans : en 1992, le kilo d’entrecôte coûtait <a href="http://www.lafranceagricole.fr/actualites/prix-de-la-viande-la-france-en-haut-de-lechelle-europeenne-1,2,1242789.html">14,45 euros contre 24,82 euros</a> aujourd’hui.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1060725140919648256"}"></div></p>
<h2>Une tradition toujours bien ancrée</h2>
<p>La France est pourtant loin de devenir végétarienne. L’alimentation y revêt une dimension culturelle particulièrement forte et la viande fait partie intégrante des traditions culinaires – de la poule au pot d’Henri IV à l’incontournable agneau pascal. Les recettes culinaires à base de produits carnés font toujours la réputation des grands chefs de la gastronomie française.</p>
<p>De nouveaux profils de mangeurs de viande émergent toutefois : à l’image des flexitariens, qui représenteraient <a href="https://www.kantarworldpanel.com/fr/A-la-une/TendancesConso">34 % de la population française</a> en 2017, contre 24 % en 2015. Sans renier la viande, ces derniers la consomment avec parcimonie, privilégiant les fruits et légumes. À noter également qu’en 2017, pour la 3<sup>e</sup> année consécutive, le panier moyen du Français baisse, mais la dépense en fruits et légumes frais augmente <a href="http://www.interbev.fr/info-veille-scientifique/">(+ 0,8 %)</a>. L’alimentation bio et végétale séduit de plus en plus, tout comme la traçabilité des produits à l’aide de certains labels, à l’image du Cruelty free, par exemple.</p>
<p>Les liens des Français avec la viande se distendent mais ce désamour varie en fonction de l’<a href="http://viandesetproduitscarnes.com/phocadownload/vpc_vol_34/3436_hocquette_inra_clcv.pdf">appartenance sociale</a> : si les plus riches en consomment moins pour des raisons de santé et d’apparence (prise de poids), les moins aisés continuent d’y voir un indice de richesse et de réussite sociale.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"956645586626908160"}"></div></p>
<h2>Des exigences nouvelles</h2>
<p>De nouvelles considérations économiques s’invitent en parallèle dans le débat sur la viande : l’Union européenne négocie actuellement avec quatre pays du Mercosur (l’Argentine, le Brésil,le Paraguay et l’Uruguay) un accord sur l’importation de 90 000 tonnes de viande. La démarche est très décriée, à la fois <a href="http://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/02/23/20002-20180223ARTFIG00142-qu-est-ce-que-l-accord-ue-mercosur-qui-inquiete-tant-les-agriculteurs.php">par les agriculteurs</a>, qui y voient une concurrence déloyale, et par les consommateurs. La viande importée sera moins chère, de moins bonne qualité et en désaccord avec les normes sanitaires françaises – pas de traçabilité, emploi d’hormones de croissance, bétail nourri au soja OGM – déplorent-ils.</p>
<p>Sous l’influence des mouvements antispécistes et de défense animale, ainsi que du respect de la loi de 2015, des éleveurs et industriels de la viande craignent également un <a href="https://www.letemps.ch/suisse/eleveurs-repliquent-aux-antispecistes">durcissement des conditions</a> d’élevage et d’abattage. Dans le même temps, en raison de records de chaleur récurrents, 80 000 éleveurs bovins français réclament une <a href="https://www.lesoir.be/174540/article/2018-08-23/apres-les-records-de-chaleur-les-eleveurs-europeens-sinquietent-de-lenvolee-des">augmentation de 20 % du prix</a> de vente pour être rentables et faire face aux coûts de la nourriture du bétail, des installations et contrôles sanitaires, etc.</p>
<p>Certaines études ont enfin montré que nombre d’éleveurs sont favorables au <a href="https://reporterre.net/L-abattage-a-la-ferme-le-combat-d-un-eleveur-pas-comme-les-autres">retour de l’abattage à la ferme</a>, que les Français réclament davantage de symbiose avec leur territoire, le respect du bien-être animal mais aussi celui de leur porte-monnaie. Difficile désormais pour la filière viande de faire la sourde oreille face à des demandes si nombreuses et variées…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/108129/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Annie Lapert-Munos ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Malgré son ancrage profond dans la culture française, les enjeux environnementaux et sanitaires autour de la viande affectent sensiblement sa consommation en France.Annie Lapert-Munos, Docteur en sciences de gestion, HDR, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1045242018-11-08T21:09:34Z2018-11-08T21:09:34ZPeut-on justifier éthiquement le régime carné ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/244823/original/file-20181109-116853-8kussl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_La Boucherie_, du peintre italien Annibale Carracci (vers 1580). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/ec/Annibale_Carracci_-_Butcher%27s_Shop_-_WGA04409.jpg">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p>Est-il possible de justifier éthiquement le choix de l’alimentation carnée ? Rude tâche que celle-ci, dans une société où, si presque toutes les formes de régime alimentaire sont permises, la cause végane – à savoir celle du végétarisme strict, n’acceptant la consommation d’aucun aliment animal ni de ses dérivés – se fait aujourd’hui fortement entendre, et exprime ses revendications <a href="http://www.francesoir.fr/societe-faits-divers/l214-des-actions-reussies-grace-des-militants-qui-infiltrent-les-abattoirs">tant par le verbe que par l’action</a>.</p>
<p>Manger de la viande dans une société certes démocratique, mais également en pleine transformation du point de vue de ses pratiques alimentaires et des valeurs qui les fondent, est-il encore éthiquement justifiable ?</p>
<h2>Argumentation éthique et goûts personnels</h2>
<p>Il est d’abord nécessaire de distinguer mon point de vue personnel – adepte de l’alimentation carnée – de celui que j’ai en tant que philosophe ; c’est-à-dire quelqu’un examinant les arguments qui sous-tendent les diverses opinions et prises de position, engagé dans un questionnement éthique inspiré par le rationalisme sceptique – cette pensée « inquiète » visant à trouver une « manière de nous rendre responsables de nos croyances et des actions qui en découlent », comme le <a href="https://www.cairn.info/revue-de-metaphysique-et-de-morale-2010-1-page-93.htm">souligne justement la philosophe Céline Denat</a>, spécialiste de David Hume.</p>
<p>Ces deux points de vue sont évidemment liés : si j’essaie de savoir s’il est éthiquement défendable de manger de la viande, c’est parce j’en mange. Toutefois, au moins sur le principe, je pourrais me livrer au même exercice même si tel n’était pas le cas – et il n’est d’ailleurs en rien certain que mon régime alimentaire soit immuable.</p>
<p>Je confesse de plus avoir entrepris de réfléchir à cette question justement parce que, en discutant avec des personnes végétariennes de diverses obédiences, j’ai commencé à soupçonner que mes goûts pouvaient être le fruit d’une mauvaise habitude ; et même à me demander s’il n’y avait pas comme une forme de barbarie inscrite dans ce dont j’ai hérité, en termes biologiques, sociologiques ou historiques.</p>
<p>À l’instar de la plupart des gens qui en consomment, je mange de la chair animale à la fois parce j’en ai le goût et l’habitude ; cela recouvre dans l’expérience courante, plusieurs choses distinctes.</p>
<p>J’observe, par exemple, que mon appétit et mes goûts culinaires sont accoutumés à ce type d’alimentation ; que je supporte et que mon estomac digère correctement la chair animale ; que sur le plan gustatif je trouve agréables certains aliments carnés, tandis que d’autres m’intéressent, du point de vue culturel ; que certains me font saliver lorsque je pense à eux ; et enfin que j’éprouve une forme de manque lorsque je n’en ai pas consommé depuis longtemps.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"776099257241645056"}"></div></p>
<h2>Un socle condamnable, neutre ou vertueux ?</h2>
<p>Ces éléments correspondent à quelque chose de subjectivement ou d’intimement vécu ; et même en réfléchissant attentivement, il n’est pas aisé de déterminer ce qui dans les préférences personnelles relève de la nature ou de l’éducation.</p>
<p>Indéniablement, les goûts alimentaires s’inscrivent dans la continuité quotidienne de l’expérience vécue et, à ce titre, ils représentent ce que Bergson dans <a href="https://www.puf.com/content/La_pens%C3%A9e_et_le_mouvant"><em>La Pensée et le mouvant</em></a> (1934) identifiait comme l’expression de la « conscience obscurcie » ou de la « volonté endormie ».</p>
<p>Il est également possible que le choix personnel d’un régime alimentaire dépende de déterminations naturelles qui précèdent les habitudes, et qu’il s’effectue par exemple en fonction du patrimoine génétique ou du type de groupe sanguin.</p>
<p>Toujours est-il que ces éléments ne constituent nullement une base solide pour une défense cohérente et argumentée de l’alimentation carnée du point de vue éthique. En tant qu’humain, on peut en effet être accoutumé à de très mauvaises habitudes, on peut également être tenté de les défendre parce qu’on y est attaché depuis longtemps ou bien parce qu’elles nous avantagent. Il est également possible que nous soyons poussés par notre nature à des penchants éthiquement condamnables.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1040272655180615680"}"></div></p>
<p>La distinction de départ apparaît tout de même importante car la question n’est pas ici de savoir si mes goûts alimentaires me conviennent personnellement ou me disposent à adopter un régime convenable pour ma santé – car ce qui n’est bon que pour moi ne revêt nullement une dimension éthique, du moins au sens fort de ce terme.</p>
<p>La question revient plutôt de décider s’ils reposent sur quelque chose qui est condamnable, neutre, ou vertueux du point de vue de mes relations au monde. Cela signifie, pour dire les choses simplement, dans le premier cas, que mes goûts sont susceptibles de causer un préjudice à quelqu’un ou qu’ils violent une règle ou une valeur sacrée ; dans le deuxième, qu’ils ne le font pas ; dans le troisième, que leur expression est profitable à la dignité ou au bien-être d’un autre que moi.</p>
<p>Pour décider de cela, et puisque le régime carné se trouve aujourd’hui attaqué, il est commode d’écouter la critique, de se tourner vers les arguments de ceux qui le dénoncent afin d’examiner s’il existe des raisons solides pour maintenir le régime carné.</p>
<p>Ces arguments se résument à deux classes : celle qui évoque la cause animale et celle qui renvoie à la dimension environnementale.</p>
<h2>Au nom de l’éthique environnementale</h2>
<p>Les arguments relatifs à la dimension environnementale s’appuient sur la science écologique ; celle-ci établit que l’impact sur l’environnement de l’alimentation carnée et de ses développements récents et prochains <a href="http://science.sciencemag.org/content/361/6399/eaam5324">peut engendrer des catastrophes</a>, tout particulièrement dans le contexte du changement climatique.</p>
<p>Cette première approche débouche un double constat : c’est sur le plan de l’éthique environnementale que le régime carné peut être éthiquement évalué, et sur ce plan il se trouve nettement critiquable.</p>
<p>Ce qui n’est que peu perceptible au niveau individuel du mangeur de viande correspond pourtant à un travers éthique, conformément au principe des actions agrégées. Si, du point de vue strictement individuel, le choix de manger de la viande paraît éthiquement peu coupable sur le plan environnemental, le fait que nous sommes des millions de personnes à goûter la chair animale est, lui, dommageable.</p>
<p>L’agrégation des actions individuelles conduit en outre la production de viande à prendre des formes et des proportions industrielles, suspectes pour des raisons de volonté de haut rendement d’être peu respectueuses à l’égard des ressources naturelles, comme à l’encontre des animaux élevés pour être consommés.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/nVydgG2DFU0?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">L’impact de la viande sur l’environnement expliqué en 4 minutes. (<em>Le Monde</em>/YouTube, 2015).</span></figcaption>
</figure>
<p>Adopter un régime carné (surtout s’il n’est pas proportionné aux besoins personnels pour demeurer en bonne santé) s’avère donc éthiquement critiquable : cela conduit directement à appauvrir la nature et, indirectement, c’est se montrer indifférent à l’environnement.</p>
<p>Dans le même temps, cette conclusion se voit tempérée par le fait que ce qui se trouve mis en question, ce sont certaines formes de production et de consommation de viande animale plutôt que le régime carné en tant que tel : certains animaux sont, si je peux dire, environnementalement plus coûteux à élever que d’autres (par exemple le bœuf par rapport à la volaille).</p>
<p>Ce qui est également mis en question ici, c’est la production industrielle et ses artifices géants, qui, sous l’effet du principe des actions agrégées, amplifient au-delà du raisonnable le désir de consommation de viande. Une production respectueuse des capacités et des ressources de la nature et un régime alimentaire raisonnable rendraient probablement le régime carné compatible avec l’éthique de l’environnement ; la recherche de nourriture protéinée à base d’insectes paraît à ce titre une piste ici envisageable.</p>
<p>Nous devons ainsi conclure que, sur le principe au moins et à condition de respecter certaines conditions de production et de consommation, une défense du régime carné est possible sur le plan environnemental.</p>
<p>Les questions qui surgissent au terme de cet examen concernent plutôt la triple difficulté qu’il y a à modifier les habitudes alimentaires individuelles, à transformer le système industriel et à agir sur les pratiques collectives de consommation.</p>
<h2>Au nom de la cause animale</h2>
<p>Bien plus difficile à affronter paraît l’autre classe d’arguments déployés contre le régime carné, exprimés par les promoteurs de la cause animale.</p>
<p>Non seulement leurs arguments semblent éthiquement pertinents, mais encore la distinction établie plus haut semble plus que jamais difficile à maintenir : en considérant les arguments de la cause animale, le point de vue personnel, parce qu’il est émotionnellement déterminé, peut contaminer l’examen des raisons et des valeurs.</p>
<p>Les arguments qui concernent la souffrance animale sont évidemment les plus susceptibles de créer une telle confusion. Élevés dans des conditions parfois sordides, les animaux destinés à être mangés sont mis à mort de manière souvent brutale et cruelle, ce qui s’apparente à des assassinats, si ce n’est à de la torture.</p>
<p>Qui peut être insensible à cette barbarie organisée ?</p>
<p>L’empathie à l’égard des animaux paraît à cet égard, de la part des animaux humains, une attitude tellement normale qu’elle semble donner raison à Rousseau, lorsqu’il considérait dans son <em>Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes</em>, la pitié comme un sentiment naturel et inné :</p>
<blockquote>
<p>« C’est elle qui, dans l’état de Nature, tient lieu de Loi, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix. »</p>
</blockquote>
<p>Certes, comme le <a href="https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2006-1-page-463.htm">souligne le philosophe Paul Audi</a>, le caractère spontané de la pitié, véritable cri du cœur de l’homme naturel (non socialisé) ne peut valoir, pour l’humain tel qu’il est élevé dans le cadre des pratiques culturelles millénaires et complexes, comme une éthique rationnellement construite basée sur des valeurs justifiées.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1060097052607008768"}"></div></p>
<p>On peut constater, si l’on admet le postulat rousseauiste, que la présence en l’homme de la pitié naturelle rend très mystérieux le déni de la souffrance animale, tant en ce qui concerne l’élevage industriel que les modes traditionnels que sont la chasse et la pêche.</p>
<p>Ce déni, que l’on constate fréquemment de la part des mangeurs de chair animale, s’apparente du point de vue rousseauiste à une mise entre parenthèses de leur propre sensibilité, et elle interroge sur l’espèce humaine. Celle-ci apparaît comme profondément ambiguë dans son positionnement : à la fois carnassière et dotée de conscience, donc de scrupules, et de ce fait engagée dans la recherche du meilleur système possible (idéologique, industriel) pour faire taire ces derniers.</p>
<p>On reconnaît une position éthique à ceci que, tout en donnant du sens à l’action humaine, elle soucieuse de repérer et de proscrire les actes humains susceptibles de causer des préjudices à autrui. À cet égard, au-delà même de la souffrance que nous causons aux animaux que nous élevons, le fait de les tuer pour les manger paraît moralement injustifiable.</p>
<p>Défendre l’alimentation carnée revient à adopter un point de vue qui introduit une différenciation entre l’humain et l’animal au profit du premier, et il est difficile de ne pas reconnaître ici une attitude ouvertement spéciste. Le spécisme, selon Peter Singer, auteur en 1975 de <em>La Libération animale</em>, est l’équivalent pour les animaux du racisme envers les humains : ce terme désigne l’attitude qui consiste à privilégier la communauté dont on est membre (son genre, sa communauté ethnique ou religieuse) par principe, sans raison, parce que c’est la sienne.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/lhO2RGarWgs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Interview de Peter Singer, auteur de « La Libération animale ». (Université Rennes 2/YouTube, 2016).</span></figcaption>
</figure>
<p>Il s’agit d’une sorte d’égoïsme collectif, qui s’exprime sous la forme d’une indifférence à autrui, indifférence éthiquement injustifiable (indifférence des blancs à l’égard de la condition des noirs, à celle des animaux non humains de la part des humains, à celle des femmes pour les hommes), ce qui représente comme l’élément de base pour une justification de la domination.</p>
<p>À cet égard, il est courant aujourd’hui d’assimiler les combats en faveur des droits des animaux à ceux qui sont menés contre le racisme et le sexisme ; tout se passe comme si l’on assistait à un <a href="https://www.cairn.info/revue-nouvelles-questions-feministes-2015-1-p-51.htm?1=1&DocId=91714&hits=2292+2291+2290">élargissement progressif de la catégorie d’égalité</a> entre les êtres vivants, qui rend légitime et possible les combats contre la discrimination et la domination.</p>
<p>On pourrait également émettre l’hypothèse que c’est en fonction de cette capacité à l’indifférence que l’éthique du <em>care</em> animal, qui devrait normalement s’imposer en vertu de notre disposition naturelle à la pitié, peine mystérieusement à le faire. On entend par <em>care</em> le soin ou la sollicitude qui servent à la fois de fondement et d’horizon pour la relation à autrui, d’après la terminologie morale adoptée aujourd’hui.</p>
<p>La théorie du <em>care</em> pour notre sujet apparaît d’autant plus importante qu’elle s’appuie sur la vulnérabilité des êtres, et que les animaux dont nous faisons nos délices sont soumis à nos conditions d’élevage et d’abattage. Le « changement de regard sur la vulnérabilité » qu’implique l’éthique du <em>care</em>, <a href="https://www.cairn.info/revue-gerontologie-et-societe1-2010-2-page-51.htm">souligne la sociologue Patricia Paperman</a> n’a manifestement pas, ou pas encore, touché la majorité des mangeurs de viande. On dirait que l’empathie du <em>care</em> ne vaut de manière éthiquement décisive qu’à l’égard des animaux de compagnie, ou domestiques, et non à l’égard des animaux élevés pour être mangés.</p>
<p>Du point de vue de la classe d’arguments exposés par les promoteurs de la cause animale, il y a donc de bonnes, et même d’excellentes raisons éthiques pour se résoudre à suspendre le régime carné. Pour autant, il est possible de le maintenir, à certaines conditions.</p>
<h2>À quelles conditions peut-on justifier éthiquement le régime carné ?</h2>
<p>Le maintien du régime carné est susceptible de s’effectuer, me semble-t-il, sous deux modalités distinctes et contradictoires l’une avec l’autre : soit dans le cadre d’un rapport industriel et inconscient à la nourriture, soit dans le cadre d’un rapport conscient et compatible avec l’éthique.</p>
<p>La première attitude concerne les conditions ordinaires de la vie moderne : faire ses courses en hypermarché met l’acheteur en relation avec de la viande pour ainsi dire désanimalisée, puisque le corps de l’animal que l’on achète pour le consommer a été préalablement mis en pièces sur une chaîne de production, bien avant d’être présenté dans le rayon de la grande surface, et qu’il y est exposé de manière anonyme.</p>
<p>Cet anonymat est générique, ou exponentiel : personne ne sait quel animal il mange ; dans les lots vendus, il y a le plus souvent des morceaux de plusieurs individus différents ; et, l’ignorance aidant, beaucoup de gens ne savent pas à quelle partie du corps de l’animal se rattache exactement telle ou telle pièce consommée.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/244325/original/file-20181107-74769-by6w8v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Étal de viande dans un supermarché.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/en/supermarket-shopping-food-market-109863/">Karamo/Pixabay</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme une amplification démesurée du rôle traditionnellement dévolu à l’art culinaire, mais qui irait jusqu’au dévoiement, le travail de l’industrie œuvre à un processus d’invisibilisation de l’animal.</p>
<p>La transformation du sujet animal en produit carné apparaît comme la condition matérielle de possibilité de l’insensibilité morale du consommateur. Par suite, lorsque l’industrie se mue en doctrine industrialiste, rigoureusement parlant celui-ci ne mange plus de la viande mais se nourrit de protéines animales, au sein d’un système qui, de l’élevage et de l’abattage jusqu’au conditionnement marketing, est agencé pour produire l’oubli de la condition des bêtes. C’est ce qu’a très bien <a href="https://theconversation.com/regards-croises-sur-lhumanite-carnivore-92526">souligné Florence Burgat</a> dans son dernier livre, <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/l-humanite-carnivore-florence-burgat/9782021332902"><em>L’Humanité carnivore</em></a>, qui constitue une véritable analytique du régime carnivore dans son contexte industriel.</p>
<p>Tout se passe comme si l’industrialisme visait à gommer la honte d’être mangeur de viande, dans une stratégie fallacieuse de recherche du confort moral à n’importe quel prix, d’ailleurs vouée à l’échec car aucun carnivore humain n’est à l’abri d’une prise de conscience, d’autant plus violente qu’elle a été différée.</p>
<p>Tout au contraire, la seconde attitude fait paradoxalement droit à la présence pleine et entière de l’animal dans la consommation de viande. Elle repose sur la reconnaissance des vertus de l’animal tué pour être incorporé et peut même engendrer une forme morale de reconnaissance, un respect qui se fait ressentir comme empathie à l’égard de celui envers lequel nous sommes redevables.</p>
<p>Ainsi que l’<a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2002-2-page-245.htm?1=1&DocId=353726&hits=2267+2266+2227+2226+2131">avance la sociologue Jocelyne Porcher</a>, dans cette manière d’envisager le régime carné, consciente et assumée, il s’agit au contraire de s’associer à une communauté d’échanges, qui englobe l’élevage, l’abattage, la transformation et la préparation de la viande. Dans la conscience que chaque humain est redevable aux animaux consommés.</p>
<p>Cette attitude implique un travail de compréhension de l’humain, cet héritier contemporain d’une lignée omnivore, à partir de sa différence avec l’animal non humain, différence qui n’apparaît pas comme la négation de ce dernier, mais comme le contraire de sa négation.</p>
<p>Car il s’agit bien de souligner la présence de l’animal dans l’alimentation, ce qui peut prendre plusieurs formes.</p>
<p>D’une part, elle peut impliquer une ritualisation – faut-il aller jusqu’à parler d’une sacralisation ? – de plusieurs phases du processus, de l’élevage à la consommation en passant par la mise à mort de la bête. On parle ici d’une série d’actes spécifiquement humains, particuliers à notre espèce : si toutes les espèces animales en mangent d’autres, très rares sont les espèces qui en élèvent d’autres pour les consommer. L’espèce humaine, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/H%C3%A9t%C3%A9rotrophie">hétérotrophique</a>, est à la fois omnivore-carnivore et socialement organisée dans ses modes de production de l’alimentation carnée. Cette spécificité engendre une forme de gravité, qui a des effets en termes de responsabilisation. Manger de la viande en conscience implique ainsi certaines formes d’obligation, par exemple celle de demander pardon à l’animal tué avant de le consommer, et de le remercier parce qu’il nous nourrit ; ou celle de considérer la viande comme un met impossible à banaliser en produit d’alimentation courante.</p>
<p>Sur ces aspects, la pédagogie dès l’enfance doit sans aucun doute jouer un rôle considérable, et l’on pourrait souligner le rôle des cantines scolaires comme lieu d’apprentissage de la civilité à l’égard des animaux consommés.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"936220947023089664"}"></div></p>
<p>De l’autre, elle souligne le rôle de la culture, ou mieux encore celui des cultures dans la transformation de l’animal en viande. Et de ce fait elle implique l’effort d’assumer la mise à mort d’êtres vivants par la compréhension anthropologique de l’acte de consommer – cette attitude serait donc incomplète sans la curiosité, l’intérêt, voire le scrupule portés à la connaissance des opérations successives d’élevage, d’abattage, de cuisine et d’art de la table.</p>
<p>Les conditions infamantes d’incarcération et d’alimentation, les formes cruelles d’abattage, la cuisine non respectueuse des aliments, la présentation inélégante ou irrespectueuse des pièces de viande sur l’étal ou à table, toutes ces choses sont en effet éthiquement condamnables, elles doivent être dénoncées et combattues. C’est là un type d’engagement qui fait partie intégrante de la responsabilité de l’humain carnivore.</p>
<p>La première attitude, consubstantielle à la vie industrialisée et érigeant en règle l’indifférence au monde (car il est transformé en produit consommable), se voit aujourd’hui heureusement mise à mal par le travail de conscience qui est en train de s’opérer sous l’effet de l’action des défenseurs de la cause animale.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1058482199601823744"}"></div></p>
<p>La seconde, parce qu’elle s’érige contre les formes industrialistes d’oubli organisé de la condition animale et humaine, se félicite de cette prise de conscience, et invite à une relation raisonnée et respectueuse à l’alimentation.</p>
<p>Nous pouvons donc répondre à notre question initiale : une éthique du régime carné apparaît possible. Elle peut se fonder sur cette seconde attitude, et, en tant que telle elle ne peut jamais se figer dans une position de principe qui serait acquise une fois pour toutes ; elle se confond plutôt avec la tâche, continue et difficile, qui vise à donner un sens humain à l’action et à la relation au monde.</p>
<hr>
<p><em>L’auteur tient à remercier Laurent Bègue, Bertrand Favier, Fabienne Martin-Juchat et Christophe Ribuot pour leurs remarques qui ont fait progresser sa réflexion</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104524/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Thierry Ménissier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une réflexion à la fois personnelle et philosophique sur le fait de manger de la viande au XXIᵉ siècle.Thierry Ménissier, Professeur de philosophie politique, Grenoble IAE Graduate School of ManagementLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/925262018-02-27T22:17:02Z2018-02-27T22:17:02ZRegards croisés sur « l’humanité carnivore »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/208128/original/file-20180227-36677-16937kl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C1217%2C926&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Le quartier de viande », de Claude Monet, vers 1864. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Nature_morte_(Monet)#/media/File:Monet_-_Stilleben_mit_Fleisch.jpg">Wikipedia</a></span></figcaption></figure><p><em>Ce texte est publié en partenariat avec <a href="http://revue-sesame-inra.fr/">« Sesame »</a>, revue semestrielle éditée par la Mission Agrobiosciences-INRA, qui s’intéresse aux questions alimentaires, agricoles et environnementales. Pour cet entretien dont nous publions un extrait, la rédaction de Sesame a convié les philosophes Catherine Larrère et Florence Burgat à débattre de notre alimentation carnée, à l’occasion de la parution en 2017 de l’ouvrage de Florence Burgat, <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/l-humanite-carnivore-florence-burgat/9782021332902">« L’Humanité carnivore »</a>.</em> </p>
<hr>
<p><strong>Revue <em>Sesame</em> : Florence Burgat, pourquoi avoir écrit ce livre et pourquoi ce titre, <em>L’Humanité carnivore</em>, alors que l’on dit de l’homme qu’il est omnivore ?</strong></p>
<p><strong>Florence Burgat :</strong> Ce livre s’inscrit dans le prolongement de recherches que je mène depuis une vingtaine d’années. J’ai essayé d’écrire un ouvrage de fond qui pose une question qui, à mon avis, n’est pas véritablement posée : pourquoi l’humanité est-elle carnivore ? Nombre de disciplines comme la nutrition, l’histoire et la sociologie de l’alimentation ont répondu à cette question et apportent des éclairages mais, malgré cela, il m’a semblé qu’il restait un noyau qui n’était pas interrogé et qui le mérite pourtant.</p>
<p><strong>Catherine Larrère :</strong> La consommation de viande, la condition animale sont des sujets sensibles, et le livre de Florence est un travail de très grande qualité, accessible à beaucoup. Extrêmement clair et très argumenté, il va dans le sens de mon travail sur la nature. Il est très important que sur des questions d’actualité, on ne cède pas sur l’importance d’une réflexion de fond.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Ma question est « Pourquoi l’humanité mange-t-elle des animaux ? », et non « pourquoi mange-t-elle de la viande ? ». Je ne parle pas ici d’un régime alimentaire, qui est effectivement omnivore, mais bien du fait que l’humanité a institué l’alimentation carnée. Par ailleurs, l’humanité carnivore est un thème qui apparaît dans la littérature, dans les mythes…</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Je rappellerai la distinction entre carnassier et carnivore. Si l’humanité ne mangeait que de la viande par besoin physiologique, comme le font les loups, les chats, elle serait carnassière. Carnivore signifie que l’on mange de la viande, avec une référence qui dépasse de beaucoup l’apport de protéines dans un régime omnivore. D’où la question que se pose Florence : alors que l’humanité est omnivore, pourquoi la consommation de viande a-t-elle un rôle central, et non anecdotique ou passager ? Elle l’aborde philosophiquement, comme une question sur l’humanité dans son unité et son rapport, ou son absence de rapport à sa nature.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> C’est cela. Car même si l’humanité était physiologiquement carnassière, elle pourrait souhaiter moralement s’écarter de cette nature, comme elle le fait par exemple pour la reproduction. Mais il n’en est rien. Alors que l’humanité peut désormais choisir son régime et où elle peut se passer de viande, puisque que nous disposons des connaissances en nutrition et de savoir-faire, pourquoi choisit-elle de manger des animaux dans des proportions qui vont de façon croissante ? L’institution de l’alimentation carnée se radicalise, se développe et s’universalise. La question de l’humanité carnivore se pose donc encore plus nettement aujourd’hui. C’est là que l’on s’écarte d’une question simplement biologique ou nutritionnelle.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=332&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/208138/original/file-20180227-36671-b3mk2g.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=417&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Fresque égyptienne présente dans la Tombe d’Idout (2374 à 2140 av. J.-C.).</span>
<span class="attribution"><span class="source">DR</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Légal ou moral ?</h2>
<p><strong>Revue <em>Sesame</em> : Ce n’est donc pas l’industrialisation qui vous pose problème, mais le fait que l’homme mange des animaux…</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Je n’ai pas écrit ce livre pour faire une critique de l’industrialisation, par ailleurs bien développée et débattue. Le tournant industriel est suffisamment documenté, dans la façon dont l’élevage se trouve modifié et dans l’impact du développement des savoirs biologiques, de la génétique, etc. Ce que j’ai voulu interroger c’est, d’une part, ce rapport très ancien – je pars de la préhistoire – et, d’autre part, les sociétés dont les modes de consommation sont très différents des nôtres. En fait, le tournant industriel n’est pas une rupture, puisque l’élevage des animaux pour la consommation passe par un certain nombre de pratiques peu différentes en elles-mêmes de celles de l’élevage industriel, mais qui pèsent plutôt sur le nombre d’animaux. La contention, les mutilations, l’isolement, etc. sont autant de pratiques d’élevage que l’on retrouve, par exemple, chez les Romains.</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Là, il peut y avoir désaccord entre les positions de Florence et les miennes. Mon mari, Raphaël Larrère, et moi faisons partie de ceux qui ont critiqué l’industrialisation de l’élevage, la mécanisation que représente la zootechnie. La critique ne porte donc pas simplement sur des pratiques, mais aussi sur des savoirs et ce qui est enseigné. Alors, continuité ou rupture, large débat… Mais je pense qu’il y a dans l’industrialisation actuelle de l’élevage, non pas une rupture, mais une dérive et un abus extrêmes qui posent des problèmes spécifiques. Nous sommes à un moment où les questions d’élevage recoupent très fortement les questions environnementales.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Dans le même temps, on peut se demander ce que l’élevage pourrait être d’autre qu’industriel pour nourrir autant de gens qui veulent manger autant de viande aussi peu chère.</p>
<p><br><strong>Revue <em>Sésame</em> : Ne voyez-vous pas émerger quand même un changement de regard de la société sur la souffrance ou le bien-être animal, suite notamment à la diffusion d’images volées dans les abattoirs ?</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Un débat s’est installé et je crois que sa légitimité est reconnue. En même temps, en réponse à ce débat, on assiste souvent à la mise en place d’une rhétorique qui occulte les problèmes. L’inflation du terme « bien-être » s’agissant par exemple des animaux dans les abattoirs n’a pas de sens ! J’ai l’impression que ce qui est aujourd’hui instillé dans l’esprit du plus grand nombre, c’est que ce qui a été montré dans les abattoirs pourrait être, d’une certaine manière, extirpé du processus tout en laissant le processus intact. Il y a, là, une croyance qui n’est pas valide. Donc je crois que si on veut prendre en main le problème, c’est tout un mode de vie et d’alimentation qui doit être revu.</p>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Il faut aussi insister sur la transformation importante des sensibilités vis-à-vis de la question animale. Non seulement les animaux sont des êtres sensibles, comme cela est désormais inscrit au code civil, mais les images des abattoirs posent aussi une question entre ce qui légal et ce qui est moral. La sensibilisation du public se fait non seulement pour condamner la non-application de la loi mais aussi pour montrer que la loi, telle qu’elle est, conduit à des actes immoraux.</p>
<p><br><strong>Revue <em>Sesame</em> : Par ailleurs, vous réinterrogez le fameux « L’homme ne mange que ce qui est bon à penser » enseigné par les sciences sociales.</strong></p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> Pour être plus précise, le titre du chapitre sur les sciences sociales est : « Quand le bon à manger est bon à penser comme bon à manger ». Comme je l’ai dit, les approches disciplinaires qui se sont emparées de cette question ne permettent pas de penser l’animal dans la viande. C’est inhérent à leur objet de recherche et à leur méthodologie, qui consiste à réfléchir à l’animal une fois qu’il est déjà passé du côté de la cuisine. Donc si les sciences sociales ont montré que les hommes ne mangent pas n’importe quoi, encore que la palette de l’alimentation peut varier considérablement d’une société à l’autre et d’une époque à l’autre, il y a toujours du bon à penser, c’est-à-dire une signification qu’on ajoute. Mais, au fond, ce bon à penser revient toujours en boucle vers le bon à manger. On est donc dans une circularité qui ne permet pas de penser la place de l’animal. Cela laisse dans l’ombre le cœur même de ce qui est à penser, et que Pythagore puis Plutarque nomment le « meurtre alimentaire ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=300&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/208144/original/file-20180227-36674-d1pi75.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=377&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Image réalisée par l’association de protection animale L214 dans un abattoir francilien en 2016.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.l214.com/enquetes/2017/abattoir-made-in-france/houdan/">L214</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Nature et culture</h2>
<p><strong>C. Larrère :</strong> Dit autrement, nous ne mangeons pas de l’animal, mais de la viande. Nous ne mangeons pas un individu singularisé, mais une matière. On demande du steak haché au boucher. Dans le langage même et dans la pensée, il y a une transformation entre les animaux et ce que nous allons trouver dans notre assiette au point que, dans certaines langues, l’animal sur pied n’a pas le même nom que celui dans l’assiette – <em>pig/pork</em>, cochon/porc. On peut dire de cette transformation qu’elle est une dissimulation, une façon de nous cacher que nous mangeons quelque chose qui était vivant, individualisé, sympathique, etc. Pour ma part, j’ajouterais que nous ne mangeons pas de la nature, nous mangeons de la culture. Par exemple, Braudel parle des « plantes de civilisation ». Ainsi le thé est bon à penser car, plus qu’une simple feuille séchée que l’on infuse, il est entouré de quantité de pratiques, de toute une culture. On peut le dire aussi de l’importance de la viande dans notre culture, plus que des légumes, car elle est liée à des pratiques, à des formes de repas, à de la littérature, à des recettes de cuisine, etc. On peut donc voir cette question de deux façons : comme Florence, pour qui le bon à penser est une façon de dissimuler ce qui est réellement mangé, par une opération intellectuelle complexe (le langage et quantité d’autres formes). Mais aussi, le bon à penser dans le sens où manger est un acte culturel s’accompagnant de tout un réseau de significations qui se construit autour de la viande. Quand je dis que l’alimentation est culturelle, je veux dire que, même si l’élevage est orienté vers la mort animale, il peut avoir des retombées positives dans notre rapport avec les animaux que ce livre ne permet pas de comprendre. Florence a tendance à penser qu’à trop insister sur la culture, on passe à côté de la chose même.</p>
<p><strong>F. Burgat :</strong> C’est ça. Toutes ces constructions mentales et techniques, ces habillages aboutissent à autonomiser ce qu’on appelle la viande. Même le poulet mort n’est plus un poulet. C’est déjà quelque chose d’autre, une forme refermée sur elle-même. Une opération presque magique mais qui fonctionne.</p>
<hr>
<p><em>Retrouvez <a href="http://revue-sesame-inra.fr/peches-de-chair-au-nom-dune-humanite-carnivore/">l’intégralité de cette interview</a> sur le site de Sesame</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/92526/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Invitées par la revue « Sesame », les philosophes Florence Burgat et Catherine Larrère débattent du fait de « manger des animaux ».Florence Burgat, Philosophe, directrice de recherche, InraeCatherine Larrère, Professeur des universités en philosophie, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/759472017-04-25T19:26:58Z2017-04-25T19:26:58ZComment la cause animale a investi les tribunaux<p>La tenue en mars 2017 du procès de l’<a href="http://www.la-croix.com/France/Justice/Douze-mois-prison-avec-sursis-requis-proces-abattoirs-Vigan-2017-03-24-1200834484">abattoir du Vigan</a> au tribunal correctionnel d’Alès (Gard) – dont <a href="http://www.lepoint.fr/societe/abattoir-du-vigan-verdict-attendu-en-fin-de-matinee-28-04-2017-2123291_23.php">la décision</a> a été rendue le 28 avril dernier – a mis en lumière le rôle que jouent les associations de défense des animaux dans l’engagement de procédures judiciaires.</p>
<p>Ce rôle était ici indirect : l’association L. 214 a rendu publics des faits sans saisir elle-même la justice. C’est le ministère public qui, après la mise en ligne des vidéos par l’association, a décidé l’engagement de poursuites – la couverture médiatique de ces vidéos n’ayant pu qu’inciter à le faire – à l’encontre des auteurs d’actes de maltraitance au sein de l’abattoir. L’association n’a ainsi pas porté plainte mais ses révélations ont suscité le déclenchement des poursuites.</p>
<h2>Du pénal aux juridictions administratives</h2>
<p>Il arrive que le rôle contentieux des organisations de défense des animaux prenne un tour plus direct. Elles saisissent alors elles-mêmes la justice pour y défendre leurs idées et leurs valeurs.</p>
<p>Pendant longtemps, ce mode d’action s’est limité à la matière pénale, les associations de défense animale se constituant partie civile lors de procès relatifs à des actes de maltraitance ou de cruauté.</p>
<p>Il s’est par la suite étendu à la contestation d’arrêtés ministériels et préfectoraux fixant les périodes de chasse. On ne compte plus, à cet égard, le nombre d’arrêtés annulés ou suspendus par la juridiction administrative à l’initiative de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000008172907">LPO</a>, de l’<a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000008203596">Association pour la protection des animaux sauvages</a> ou de l’association <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000008207421">Vie et nature pour une écologie radicale</a>.</p>
<p>Encore <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do;jsessionid=1F60EC79A73A685B1CA60A211C18F4D3.tpdila22v_3?oldAction=rechExpJuriAdmin&idTexte=CETATEXT000034078403&fastReqId=562558548&fastPos=754">très récemment</a>, un recours formé par la LPO a conduit à la suspension de la décision de la ministre de l’Environnement ordonnant à l’administration chargée de la police de la chasse de ne pas verbaliser les chasseurs tirant les oies cendrées.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"828889100598013952"}"></div></p>
<h2>En France, des recours de plus en plus fréquents</h2>
<p>La nouveauté de ces dernières années tient à ce que le recours au juge comme moyen d’action militante tend à devenir plus fréquent et plus visible que par le passé.</p>
<p>Cet engouement pour la procédure contentieuse s’accompagne en outre d’un double changement. D’une part, il ne se limite plus aux animaux de compagnie et aux animaux sauvages mais concerne aussi les animaux de ferme. D’autre part, la saisine du tribunal ne vise plus seulement à défendre les animaux mais, plus largement, à faire évoluer le droit et la société en leur faveur.</p>
<p>Un tel mouvement est clairement à l’œuvre en France. Des actions en justice ont par exemple été menées contre les projets de fermes géantes, notamment devant le tribunal administratif de Limoges.</p>
<p>Sur recours du collectif <a href="https://l-pea.org/a-propos/">LPEA</a> (Lumière sur les pratiques d’élevage et d’abattage), le <a href="http://www.lefigaro.fr/flash-actu/2016/07/29/97001-20160729FILWWW00251-creuse-une-ferme-des-mille-veaux-suspendue.php">tribunal</a> « a enjoint au préfet de la Creuse de constater la caducité » de l’arrêté autorisant l’exploitation d’une ferme des « mille veaux ».</p>
<p>De même, la décision d’inscrire la corrida au titre du patrimoine culturel immatériel (PCI) de la France a-t-elle été contestée devant les juridictions administratives par différentes organisations de défense des animaux : la Fondation Franz Weber, l’association « Robin des bois », les associations « Comité radicalement anti-corrida Europe » (CRAC) et « Droit des animaux ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"606450745559416832"}"></div></p>
<p>Le juge n’a pas eu à statuer sur leur demande, l’inscription de la corrida au PCI ayant entre-temps été abrogée (voir l’arrêt de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000030712623">cour administrative d’appel de Paris</a>, confirmé par le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriAdmin.do?idTexte=CETATEXT000032940956">Conseil d’État</a>).</p>
<p>En revanche, la question prioritaire de constitutionnalité soulevée par le CRAC a elle été jugée par le Conseil constitutionnel dans une décision du <a href="http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2012/2012-271-qpc/decision-n-2012-271-qpc-du-21-septembre-2012.115564.html">21 septembre 2012</a>. Cette décision, en déclarant l’exception pénale en matière de corrida conforme à la Constitution, montre d’ailleurs l’effet boomerang que peut avoir une action contentieuse.</p>
<p>Le CRAC critiquait en l’espèce la constitutionnalité de la corrida, plus exactement le fait qu’elle soit interdite en tant qu’acte de cruauté dans presque toute la France mais autorisée malgré ce caractère dans les localités de traditions tauromachiques. Toutefois, le juge n’a pas seulement refusé de faire droit à sa demande ; il a donné à la corrida une onction de constitutionnalité en indiquant qu’elle était conforme à la Constitution. Difficile de faire pire scénario comme résultat d’une action en justice, qu’un gain donné à ses adversaires…</p>
<h2>Les États-Unis en première ligne</h2>
<p>Le même phénomène d’un droit et d’une justice saisis par les associations se retrouvent à l’étranger.</p>
<p>En Israël, par exemple, Noah (la Fédération israélienne des organisations de protection des animaux) a obtenu de la Cour suprême l’interdiction de la production du foie gras dans une <a href="http://versa.cardozo.yu.edu/opinions/">décision du 11 août 2013</a>. Les juges ont considéré que le gavage des oies et des canards était contraire aux dispositions de la loi sur la protection des animaux interdisant la torture, la cruauté et la maltraitance envers les animaux. Ils ont, en conséquence, annulé le règlement administratif qui autorisait ce procédé.</p>
<p>Aux États-Unis, de multiples actions ont également été menées devant les cours. Nombre d’entre elles, introduites au nom et pour le compte d’animaux détenus en captivité, ont eu pour objet d’obtenir leur libération.</p>
<p>Les organisations PETA et Next Friends ont ainsi demandé que plusieurs orques détenus par SeaWorld, en Californie, soient reconnus comme devant bénéficier du 13<sup>e</sup> Amendement à la Constitution américaine interdisant l’esclavage et le placement en servitude. Un juge de district de San Diego a rejeté leur recours par une décision du <a href="http://law.justia.com/cases/federal/district-courts/california/casdce/3:2011cv02476/367426/32/">2 février 2012</a>.</p>
<p>La démarche la plus aboutie dans ce processus est sans conteste celle de Steven Wise. Ce professeur de droit américain s’est entouré d’une équipe composée de juristes, de psychologues et de sociologues afin de déterminer la « <em>case</em> » qui pourrait convaincre un tribunal d’étendre aux animaux le droit d’utiliser la procédure d’<em>habeas corpus</em> (procédure qui, rappelons-le, permet à quiconque de saisir un juge en vue de vérifier qu’il ne se trouve pas indûment privé de liberté).</p>
<p>À la recherche de cette affaire idoine, son équipe s’efforce de trouver l’animal, les circonstances et le juge qui seraient le plus favorables à un changement de jurisprudence. Cette démarche n’a pour l’heure pas été couronnée de succès, tant elle est audacieuse ; elle retient néanmoins l’attention par son caractère professionnel et rationalisé (voir les explications fournies par le groupement dans l’espace <a href="https://www.nonhumanrightsproject.org/litigation/">« litigation »</a> du Nonhuman Rights Project).</p>
<p>Elle illustre en outre parfaitement ce mouvement, à l’œuvre un peu partout, de judiciarisation de la cause animale.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/VLe84OkwKOA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Conférence TED de Steven Wise sur les droits des animaux (2015).</span></figcaption>
</figure>
<h2>Des actions efficaces appelées à se développer</h2>
<p>Pour les organisations animalistes, le recours au juge est complémentaire à d’autres formes d’action plus classiques que sont l’information du public, le lobbying, l’appel au boycott ou l’organisation de manifestations. Nul doute qu’il est appelé à poursuivre son développement, tant il est de nature à produire un résultat efficace.</p>
<p>Il permet en effet, ni plus ni moins, de changer le droit, et souvent de façon durable. Un procédé préjudiciable aux animaux est autorisé (le gavage, la chasse) ; par l’intervention du juge, il devient interdit. Le droit change ainsi par le recours au tribunal, sans passer par la voie législative ni l’action administrative.</p>
<p>De façon plus spécifique (et ancienne), l’utilisation de la voie judiciaire participe à l’effectivité des dispositions pénales incriminant les actes de cruauté ou de maltraitance. Les associations assurent en effet une mission de vigilance sur les personnes utilisant des animaux, tels les exploitants agricoles et les laboratoires. En ayant le pouvoir, à tout moment, de porter plainte ou de se constituer partie civile, elles les obligent à un respect scrupuleux de la réglementation.</p>
<p>On relèvera, pour terminer, que la possibilité de saisir le juge pour assurer la défense d’animaux n’est plus seulement le fait d’individus ou de groupements. De telles actions peuvent aussi être mises en œuvre par un État mettant en cause les pratiques commises par un autre État. Ceci s’est produit, à une reprise au moins, à propos de la chasse à la baleine. L’Australie a en effet saisi la Cour internationale de justice en 2010 pour faire constater que le Japon violait le moratoire de 1982 l’ayant interdit. Dans une décision rendue le <a href="http://www.icj-cij.org/docket/files/148/18163.pdf">31 mars 2014</a>, la Cour a reconnu la violation du moratoire et rappelé au Japon ses obligations.</p>
<p>Ce précédent a toutefois vocation à demeurer isolé car, d’un point de vue diplomatique, il demeure délicat pour un État d’attaquer en justice un autre État. La judiciarisation de la cause animale demeurera l’affaire de groupements privés et non d’acteurs étatiques.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/75947/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Olivier Le Bot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Décryptage de la judiciarisation croissante de la cause animale en France.Olivier Le Bot, Professeur de droit public, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.