tag:theconversation.com,2011:/ca/topics/ecrivains-24386/articlesécrivains – The Conversation2024-03-11T16:13:04Ztag:theconversation.com,2011:article/2251402024-03-11T16:13:04Z2024-03-11T16:13:04Z« Extérieurs : Annie Ernaux et la photographie » : quand la littérature rencontre ses images<p>Que se passe-t-il lorsque des formes d’art tranchantes et abrasives se rencontrent ? Le frottement peut les faire résonner, éventuellement grincer, ou les aiguiser encore plus. C’est ce qui se passe avec l’exposition dense et fascinante que l’écrivain Lou Stoppard a montée avec la <a href="https://theconversation.com/nobel-prize-in-literature-annie-ernaux-and-writing-from-experience-192050">lauréate du prix Nobel Annie Ernaux</a> à la <a href="https://www.mep-fr.org/event/exterieurs-annie-ernaux-et-la-photographie/">Maison européenne de la photographie</a> (MEP) de Paris.</p>
<p>Stoppard a été écrivaine en résidence à la MEP en 2022 et « Extérieurs » représente l’aboutissement de cette résidence. L’exposition reprend des pages du mince volume de 1993 d’Ernaux, <em>Journal du dehors</em>, et les place à côté de photographies de la collection de la MEP, suggérant des liens possibles, des résonances, des affinités.</p>
<p><em>Le Journal du dehors</em>, traduit vers l’anglais par Tanya Leslie sous le titre <a href="https://fitzcarraldoeditions.com/books/exteriors"><em>Exteriors</em></a> et publié chez Fitzcarraldo en 2021, se présente sous la forme d’entrées de journal aléatoires s’étalant sur sept ans, dans les années 1980 et au début des années 1990. Il donne à voir des rencontres fugaces ou récurrentes qui jalonnaient le trajet qu’Ernaux faisait alors très régulièrement entre Paris et son domicile en banlieue parisienne.</p>
<p>Le montage d’images et de pages découpées du volume intensifie l’écriture, happant les visiteurs par la concentration d’informations. Mais l’effet ajoute aussi de l’espace à la routine des déplacements quotidiens, aux couloirs souterrains immuables avec leurs mendiants familiers, au même parking devant le même supermarché, aux schémas de déplacements qui racontent notre façon de vivre et de travailler, qui donnent au Journal d’Ernaux sa corrosivité particulière.</p>
<p>Le texte d’Ernaux acquiert une clarté supplémentaire et une immobilité proprement photographique lorsqu’il est lu sous forme de panneaux accrochés au mur. Ses scènes du Paris des années 1980 nous parlent avec la force du « ça a été », avec leur paradoxale combinaison de tragédie sans fin et de fugacité : ce moment, cette robe, ces mots, ces chaussettes…</p>
<h2>Imagerie tranchante</h2>
<p>Ernaux veut depuis longtemps faire de son écriture un <a href="https://theconversation.com/annie-ernaux-french-feminist-who-uses-language-as-a-knife-wins-nobel-prize-for-literature-192084">couteau</a>. Son style est court, dépouillé, non lyrique. Elle va droit au cœur des choses sur lesquelles elle écrit, chaque mot étant nécessaire. Et l’organisation équilibrée et réfléchie de cette exposition est une extension de cette habileté à trancher. Elle nous montre que tout est dans le détail s’il est saisi avec suffisamment d’acuité pour en révéler l’importance. De nombreuses photographies sont, à cet égard, éblouissantes.</p>
<p>Elles sont presque toutes caractérisées par ce que le photographe français Henri Cartier-Bresson appelait des <a href="https://www.henricartierbresson.org/en/expositions/henri-cartier-bresson-images-a-la-sauvette/">« images à la sauvette »</a> : des scènes aperçues et saisies dans la rue, capturant des personnes à leur insu, saisissant leur présence singulière dans leurs moments d’absence. L’un des effets de la scénographie, faisant dialoguer deux ensembles de photographies, démontre combien cette approche peut générer des images merveilleusement différentes.</p>
<p>D’un côté de la galerie, étroite et semblable à un couloir, nous voyons une succession de petites images distinctes du photographe américain <a href="https://www.icp.org/browse/archive/constituents/harry-callahan">Harry Callahan</a>, tirées de sa série « Archives françaises » des années 1950. Ces tirages presque noirs sont traversés par des bandes de lumière du soleil ou par des taches minimales de luminosité. Des figures apparaissent énigmatiquement gravées dans la lumière, entrant et sortant du champ du visible.</p>
<p>Nous nous tournons ensuite vers l’autre mur où se trouve un fabuleux montage du photographe américano-japonais <a href="https://www.nytimes.com/2021/08/18/style/hiro-dead.html">Hiro</a>. Ces images, grandeur nature et continues, montrent les usagers d’un train de Tokyo des années 1960, exposés comme en vitrine et malgré eux à travers les fenêtres du wagon, leurs regards et leurs doigts pressés contre la vitre, s’adressant à nous et à d’autres passagers.</p>
<p>D’un côté, un profond sentiment de solitude. De l’autre, la pression des gens autour.</p>
<p>En dialoguant, ces deux sélections d’images mettent en lumière la qualité étrange du journal d’Ernaux, tout à la fois proche et détachée de la vie ordinaire. Elle regarde toujours depuis l’extérieur, même lorsqu’elle imagine, comme le soulignent les textes de l’exposition, qu’elle pourrait tout aussi bien être en train de se regarder elle-même.</p>
<h2>Un spectateur détaché</h2>
<p>L’inclusion de plusieurs séries d’œuvres de photographes japonais est frappante à cet égard, car elle crée un sentiment d’éloignement là où Ernaux a si systématiquement embrassé la familiarité de la vie française ordinaire. Les photographies de l’époque parisienne plus récente produisent un peu le même effet, en particulier dans la salle où se trouvent deux grandes œuvres de Mohamed Bourouissa et une œuvre de Marguerite Bornhauser, une des seules à ne pas inclure de figures humaines.</p>
<p>Les deux œuvres de Bourouissa montrent des scènes de la vie « des quartiers » en France. L’une d’elles représente un groupe de quatre jeunes autour d’une voiture brûlée dans une ruelle sale. L’un des membres du groupe se tient sur le toit, le haut du torse et la tête coupés par l’encadrement.</p>
<p>L’autre photo montre un homme qui se fait arrêter. Il est menotté, presque nu, et fixe du regard une femme, peut-être sa petite amie, debout devant lui, jambes nues, habillée seulement d’un long t-shirt. Le policier et la femme sont également décapités par le cadrage de Bourouissa.</p>
<p>Quant à la photographie de Bornhauser, elle montre l’impact d’une balle sur une vitre quelque part près du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/attentats-du-13-novembre-2015-le-recit-d-une-nuit-d-horreur-par-ceux-qui-l-ont-vecue-2606892">Bataclan en 2015</a> après les attaques terroristes.</p>
<p>Ce sont des scènes d’une violence toute contemporaine. Elles nous suggèrent que même la mobilité sociale somme toute limitée de la génération d’Ernaux, et les formes fétiches de la vie moderne comme la voiture, ont débouché sur un échec.</p>
<p>Ces quelques images en couleur ne diminuent pas la violence évidente dans les autres œuvres plus calmes de cette salle, mais elles mettent en lumière une autre facette de l’écriture, sa qualité prémonitoire, en particulier dans les pages accrochées à côté des images extraordinaires de Bourouissa. Ces pages sont moins des notations de ce qui est que des extrapolations de ce qui pourrait être. Elles parlent de peur, d’espaces vides où la violence (voire le viol) pourrait ne pas être entendue, et les misères de l’ambition parentale qui annoncent une adolescence malheureuse.</p>
<p>Le spectateur en ressort avec le sentiment du pouvoir extraordinaire de ces images de la vie quotidienne. Et pour ceux qui admirent déjà Ernaux, « Extérieurs » est l’occasion de voir plus clairement comment elle a aiguisé son œil et son oreille contre la routine de ses trajets quotidiens.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225140/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna-Louise Milne ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’exposition qui se tient à la Maison européenne de la photographie célèbre la relation entre la photographie et l’écriture d’Annie Ernaux, à travers des textes de son « Journal du dehors » (1993).Anna-Louise Milne, Director of Graduate Studies and Research, University of London Institute in ParisLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2226862024-02-05T13:00:45Z2024-02-05T13:00:45ZDans « La Zone d’intérêt », une Allemagne nazie toute à sa jouissance matérielle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/573136/original/file-20240202-27-bg8v8z.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=49%2C2%2C1517%2C1075&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La famille Höss vit comme si de rien n'était, alors que seul un muret sépare la maison du camp de concentration d'Auschwitz.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.allocine.fr/film/fichefilm-266159/photos/detail/?cmediafile=21999060">Allociné</a></span></figcaption></figure><p><em>Dans la première scène de « La Zone d’intérêt » (Jonathan Glazer), adaptation du roman du même nom <a href="https://www.calmann-levy.fr/livre/la-zone-dinteret-9782702191378/">signé Martin Amis</a>, on découvre la baignade bucolique et joyeuse d’une famille allemande et de leurs enfants au bord d’une rivière, en plein été. Mais lorsqu’ils regagnent leur coquette maison, stupeur : elle est littéralement adossée au camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz, où moururent plus de 1,1 million de personnes, dont près d’un million de Juifs, au cours de la Seconde Guerre mondiale. La « Zone d’intérêt », c’est le terme qui désignait, dans le langage du nazisme, la zone de 40 km<sup>2</sup> qui entourait le camp d’Auschwitz, en Pologne. La famille Höss a vraiment existé, et a effectivement vécu plusieurs années à cet endroit, entre 1940 et 1944. Le père de famille, le lieutenant-colonel Rudolf Höss, fut un instrument zélé de la « solution finale ». Jugé et pendu en 1947, il n’exprima jamais le moindre remords, ni au cours de son procès, ni dans ses mémoires.</em></p>
<p><em>En montrant le quotidien de cette famille, sa vie domestique, les fêtes et le jardin fleuri, et en laissant le camp hors champ (on ne voit jamais ce qui s’y produit même si la bande-son permet de l’imaginer), Glazer opte pour un point de vue glaçant qui invite à s’interroger sur la <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/arendt-la-banalite-du-mal-5131944">banalité du mal</a>, mais aussi sur notre propre capacité de déni. Nous avons rencontré Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme et auteur de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">« La loi du sang ; penser et agir en nazi »</a> (2020), afin qu’il nous livre son analyse de ce film dérangeant, qui a remporté le Grand Prix à Cannes, mais aussi le BAFA du meilleur film britannique et du meilleur film en langue étrangère.</em></p>
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<p><strong>Le cinéma qui s’intéresse à la Shoah semble pris entre la nécessité de réalisme (la fidélité à l’histoire telle qu’elle s’est déroulée) et celle de respecter la mémoire des victimes, sans rien montrer qui puisse porter atteinte à leur dignité, selon les préceptes proposés par Claude Lanzmann, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/histoire/shoah-sur-france-2-un-film-memoire-de-dix-heures-de-claude-lanzmann-sur-le-genocide-des-juifs-d-europe-par-les-nazis_6313590.html">notamment à travers son documentaire <em>Shoah</em></a>. Est-ce que ce que montre Glazer – le quotidien tranquille et « ordinaire » de cette famille de nazis – permet de respecter ces impératifs ?</strong></p>
<p><strong>Johann Chapoutot</strong> : Le film est vraiment réussi : la représentation de la Shoah est un problème très délicat, bien thématisé par Claude Lanzmann qui, lui, avait fait le choix d’une caméra périphérique. Il montre des ruines, des témoins âgés. Il ne va pas au centre, il ne montre pas les fosses où on abattait les gens lors des opérations génocidaires dans les Einsatzgruppen de l’est (les unités mobiles d’extermination du III<sup>e</sup> Reich), il ne montre pas les chambres à gaz. Du point de vue des sources historiques, c’est important parce qu’on a des images (y compris filmées) des opérations de massacre à l’est, mais aucune image – à ce jour – des assassinats par asphyxie dans les chambres à gaz. Les images qui nous sont parvenues sont légèrement périphériques, faites clandestinement par les Sonderkommandos (les équipes de détenus juifs affectés à la manutention des chambres à gaz et des fours crématoires, qui étaient régulièrement assassinés). Ces images montrent les processus de crémation « sauvages » en dehors des fours, sur les rails du chemin de fer. On a aussi des images de déshabillage des victimes.</p>
<p>Du point de vue de la déontologie historique et de l’éthique humaine, le cinéma ne peut pas se référer à des images de la réalité de l’assassinat par le gaz. Glazer fait preuve de tact et d’intelligence en laissant cela hors champ. Il donne à voir et à entendre aux spectateurs ce que des gens extérieurs aux camps pouvaient percevoir à l’époque : en l’occurrence le bruit des chemins de fer, le ronflement des fours crématoires, des coups de fouet, des coups de feu, des hurlements de douleur, des aboiements, des ordres hurlés. On entend aussi la voix et le ton de Höss changer quand il passe de sa maison au camp : soudain sa voix haut-perchée et douce – que ses pairs moquaient, d’ailleurs – devient autoritaire et dangereuse. Mais on ne voit que la fumée des trains, la fumée des crématoires, et la nuit, le rougeoiement du ciel causé par le feu des crématoires.</p>
<p><strong>Le film est-il fidèle au roman de Martin Amis ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Pas du tout. Gallimard est le traducteur historique de Martin Amis, et m’avait demandé de relire le manuscrit, car ils étaient un peu dubitatifs face à ce qui est, disons-le nettement, un roman raté. Je leur ai dit que selon moi, ce n’était pas possible de traduire et de publier ce livre (il a été publié chez Calmann-Lévy, NDLR), car c’était une méditation fantasmatique sur la libido de Höss, décrit comme un violeur en série, centré sur ses pseudo-pratiques sadico-orgiaques, sans rapport avec la réalité historique. Le film n’a rien à voir avec le livre ; Glazer n’a retenu que le prétexte de la vie de famille des Höss, qui était présent chez Amis.</p>
<p><strong>Selon vous, il ne faudrait pas parler de « camps d’extermination » : pourquoi ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : À la suite de <a href="https://www.lemonde.fr/disparitions/article/2007/08/07/raul-hilberg-historien-du-nazisme-est-mort_942594_3382.html">Raul Hilberg</a>, le grand historien du nazisme, je refuse de parler de « camp d’extermination ». Les expressions « camp de concentration » et « camp d’extermination » correspondent à des catégories didactiques qui ont été forgées à <a href="https://www.memorialdelashoah.org/20-novembre-1945-ouverture-du-proces-de-nuremberg.html">Nuremberg</a>, sur le patron sémantique du syntagme « camp de concentration », terme effectivement utilisé par les nazis (Konzentrationlager, ou KL). Or on le voit très bien dans le film, les SS ne parlent jamais de camps d’extermination, mais de Sonderkommando (« commando spécial ») ou de Einsatzkommando (« commando d’intervention »), selon la logique d’un langage euphémisé et technico-pratique, purement organisationnel, voire entrepreneurial.</p>
<p>Pour Hilberg, il faut plutôt parler de « killing centers », de centres de mise à mort. On y vient pour être tué, on n’y « campe » pas. On arrive en train, et quelques heures plus tard, tout au plus, on est déshabillé, gazé, puis brûlé.</p>
<p>Le terme de « centre » est important aussi : tous ces lieux présentent une centralité géographique, pour le bon acheminement des victimes. Le site d’Auschwitz a été choisi pour des raisons pratiques (il y avait déjà des bâtiments en dur), mais aussi parce que c’est un nœud ferroviaire. La dimension de management logistique était déterminante. C’est la même chose dans les autres centres de mise à mort, à Sobibor, Treblinka, Majdanek, Chelmno et Bełżec. Plus encore, à l’est, il n’y a pas de structures « en dur », le massacre est local. On tue sur place, ou on achemine les victimes dans des lieux faciles d’accès, comme à Babi Yar, près de Kiev, où 33 771 Juifs sont assassinés au bord du ravin, les 29 et 30 septembre 1941. Mais ces sites restent actifs pendant des années, on continue à y tuer en masse, pour des raisons pratiques de facilité d’acheminement des victimes et de turnover des tueurs.</p>
<p><strong>La production cinématographique autour de ces événements, évidemment indispensable au devoir de mémoire, est souvent caractérisée par un certain académisme. Avec le choix du hors champ, le réalisateur de <em>La Zone d’intérêt</em> semble rompre avec des décennies d’une filmographie assez uniforme (si on excepte <em>La vie est belle</em> et <em>Le Fils de Saul</em>). Quel est selon vous l’effet potentiel de son parti pris ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Avec ce film, on rompt avec l’académisme à la Spielberg. Mais <em>La liste de Schindler</em> (1993), dans l’état des connaissances et de la mémoire à l’époque de sa sortie, reste une référence, assez fidèle à la réalité historique. Pour ma part, je rapprocherais <em>La Zone d’intérêt</em> de deux films : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=WWFbQ2NVVHY"><em>Le Fils de Saul</em></a> (2015) et <a href="https://www.youtube.com/watch?v=lLsnSL1_ie4"><em>La Conférence</em></a> (2022). Dans le film <em>La Conférence</em>, le cinéaste Matti Geschonnek adapte la conférence de Wannsee du 20 janvier 1942, organisée par Reinhard Heydrich, numéro 2 de la SS et chef du RSHA (Reichssicherheitshauptamt, Office central de la sécurité du Reich). Au cours de cette conférence, Heydrich informe les différentes autorités ministérielles allemandes que le RSHA a, sur injonction du « Führer », décidé la mort de l’intégralité du peuple juif présent sur le sol européen.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=331&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573441/original/file-20240205-23-5jqzs8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=416&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Une image du film <em>La Conférence</em> (2022).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Constantin films</span></span>
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<p>J’aimerais aussi citer, parmi les films qui proposent une vision décentrée des événements, <a href="https://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=19374118"><em>Train de vie</em></a>, une comédie très réussie sur l’histoire d’un shtetl (communauté villageoise juive d’Europe centrale, NDLR) à l’est, qui voit arriver les nazis et décide d’organiser une fausse déportation pour sauver sa peau. On reste là aussi à l’extérieur du camp, mais c’est une pure fiction.</p>
<p><em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> sont exemplaires pour la réflexion historique, sur ce que représente la Shoah du point de vue civilisationnel. C’est aussi ce qu’on peut faire de mieux sur la représentation des criminels.</p>
<p><em>Le fils de Saul</em> quant à lui, est un chef-d’œuvre qui se situe, lui, du côté des victimes, avec la tentative de recréer un sens humain dans un univers de non-sens, au cœur du crime absolu. Ému par le visage d’un enfant mort, refusant de travailler à la chaîne et de le traiter comme une chose, comme une pièce (Stück), Saul (qui travaille dans un Sonderkommado) décide de lui donner des obsèques humaines ritualisées et cherche un rabbin pour prononcer le <a href="https://www.la-croix.com/Religion/Judaisme/Le-kaddish-quest-cest-2017-07-05-1200860561">kaddish</a>. C’est aussi un film très réaliste, qui fait la jonction entre <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> : on y voit la réification, la déshumanisation à l’œuvre, dans une logique de performance industrielle et d’obsession constante du bénéfice, de la cadence et de la rentabilité. Il faut « produire » des cadavres et de la cendre humaine en masse (utilisée ensuite comme engrais). Et ce sont des familles comme celle de Höss qui en profitent, avec deux voitures, une piscine, le chauffage central, des domestiques…</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573427/original/file-20240205-17-3xi39b.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Hedwig Höss (interprétée par Sandra Hüller) dans son jardin.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>En quoi <em>La Zone d’intérêt</em> et <em>La Conférence</em> permettent-ils de mieux comprendre à la fois la mentalité des bourreaux et les rouages de la culture de l’efficacité, l’industrialisation à l’œuvre dans la mise en place de la « solution finale » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Ce sont deux films jumeaux, sortis à quelques mois d’écart (en 2022 et 2023), ce qui dit beaucoup de l’esprit du temps, du nôtre en l’occurrence. Ils engagent la réflexion sur une organisation du travail déshumanisante qui produit des dommages psychosociaux en masse. Difficile de ne pas faire le lien avec notre époque : il y a aujourd’hui tant de personnes maltraitées, poussées à la productivité pour un travail qui n’a pas de sens à leurs yeux ou pour produire n’importe quoi… Le film permet aussi de questionner la notion de management, l’organisation d’un travail déshumanisé, ce que des philosophes allemands dans les années 1920 et 1930 appelaient « les moyens sans fin ». On calcule des moyens, mais la véritable fin (créer une société plus humaine ou un plus grand bien-être) est évacuée. C’est une rationalité qui tourne à vide.</p>
<p>Les philosophes allemands Max Horkheimer et Theodor W. Adorno ont analysé ce phénomène en 1944 dans <em>La dialectique de la raison</em> (<em>Dialektik der Aufklärung</em>), un essai écrit à la lumière du nazisme, où ils démontrent qu’il révèle une rationalité vide. La numérisation générale de notre société, qui nous place continuellement face aux machines, est une tendance lourde annoncée dès le début du XX<sup>e</sup> siècle. La Raison s’est développée au siècle des Lumières dans l’optique d’humaniser le monde, puis avec le capitalisme du XIX<sup>e</sup> siècle, elle s’est détachée de cette fin pour devenir une machine capable de tout produire et de produire n’importe quoi – pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, c’est au nom de la raison que l’on fabrique des mitrailleuses, du gaz, des sous-marins, des canons. Le chimiste allemand <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2014-2-page-121.htm">Fritz Haber</a> reçoit le prix Nobel de chimie en 1918 pour ses travaux sur la synthèse de l’ammoniac, importante pour la fabrication d’engrais, d’explosifs et de gaz de combat. Il est en 1919 un des cofondateurs de la Degesch, entreprise qui utilise l’acide cyanhydrique pour des opérations de dératisation, et qui brevètera le Zyklon B en 1920, développé par ses collaborateurs, sur le fondement de ses travaux pionniers.</p>
<p><strong>Cette rationalité et cette obsession de la productivité s’expriment aussi à travers un vocabulaire particulier…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Oui, le codage de la langue propre à notre époque numérique et les novlangues de l’entreprise néolibérale étaient largement anticipés par ces langues qui sont déjà des langues de l’entreprise. <em>La Zone d’intérêt</em> comme <em>La Conférence</em> sont à ce titre très fidèles aux sources. Unités, rendement, chiffres, mais aussi cadence, performance, rentabilité, optimisation : ces gens échangent avec le vocabulaire de l’industrie et de l’économie de service et de la révolution industrielle.</p>
<p>Höss, cadre supérieur modèle, illustre à la perfection cette vertu de la modernité économique et industrielle qui porte un nom : la « Sachlichkeit ». Dans l’Allemagne du XX<sup>e</sup> siècle, pour être contemporain des évolutions techniques, économiques, du progrès en somme, il convient de sortir du sentiment, de l’émotion, du romantisme, considérés comme des faiblesses, les nazis insistent lourdement sur l’humanitarisme coupable de leurs contemporains, sur la nécessité d’être très « pro ». Donc, il faut être « sachlich ». On pourrait traduire ce mot par « très professionnel », mais aussi « détaché », « froid », « pragmatique », « efficace ». « Die Sache », c’est la chose : une étymologie révélatrice. </p>
<p>Quand on est « sachlich », on évolue dans un univers de choses, ce qui évacue donc l’empathie. Cette vertu était indispensable dans le monde nazi. On peut souligner au passage l’ambiguïté de l’expression « ressources humaines », que nous utilisons toujours : la ressource est une matérialité chosifiée. Autrement dit, si vous êtes mon employé, et si vous ne me servez plus, vous n’êtes qu’une chose, et vous êtes évacués, « par la porte ou par la fenêtre », comme on disait chez France Télécom, ou par la cheminée du crématoire, quand la force de travail est épuisée par une exploitation qui puise l’énergie mécanique jusqu’à l’épuisement du corps.</p>
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<span class="caption">Rudolf Höss (Chrstian Friedel), cadre supérieur modèle du IIIᵉ Reich.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p>Mais ça n’empêche pas les nazis de <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070141937-la-loi-du-sang-penser-et-agir-en-nazi-johann-chapoutot/">distinguer les registres</a> : parallèlement à ses activités de lieutenant-colonel zélé, Höss embrasse sa jument, se montre affectueux avec sa femme et ses enfants. Pour lui, c’est parfaitement compatible, car c’est être « sachlich » que de savoir distinguer le « pro » du « perso » comme on le dit aujourd’hui. On peut être impitoyable au bureau et charmant à la maison. C’est même un impératif de développement personnel, pour être, en retour, plus productif au travail…</p>
<p>Ce qui compte par-dessus tout, pour la pensée nazie, dans cette Allemagne humiliée par la défaite de 1918, c’est bien l’action (pragmatique vient de praxis, l’action) et la performance (Leistung). L’Allemagne, qui se targue d’être la nation des poètes et des penseurs, ce dont se vantent les nazis, mais ce qu’ils tancent en même temps, doit se faire moins philosophe et plus pragmatique, et devenir une nation de managers. La SS (Schutzstaffel, une des principales organisations du régime nazi) est le lieu où cette pensée s’élabore. La SS n’est pas seulement la concentration des organes de répression et de renseignement du III<sup>e</sup> Reich, mais aussi un véritable empire économique : pas moins de 30 entreprises maison qui produisent un peu de tout… un empire qui fournit de la main-d’œuvre à toutes les entreprises allemandes et américaines qui travaillaient pour le III<sup>e</sup> Reich. </p>
<p>Les entreprises américaines ont d’ailleurs continué à travailler pour le III<sup>e</sup> Reich après 1941 (après l’entrée en guerre des États-Unis, donc). C’est le cas de Standard Oil (société de raffinage et de distribution de pétrole, aujourd’hui ExxonMobil), General Motors, à qui appartient Opel, IBM, par l’intermédiaire de sa filiale allemande Hollerith, qui équipe le système de classement préinformatique de l’office de l’économie (WVHA) de la SS, etc.</p>
<p><strong>Il est très difficile d’imaginer que l’on puisse rester à ce point insensible à la souffrance environnante, surtout quand on participe directement au processus mortifère à l’œuvre. Que sait-on des conséquences de la mise en œuvre de la « solution finale » sur la santé mentale de ses agents ? Pouvaient-ils vraiment en sortir « indemnes » ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Les nazis étaient très conscients des conséquences de ces exactions sur la psyché des agents, en termes d’ensauvagement potentiel, de dommages psychiatriques de long terme sur des gens qui ont tué et reviennent à la vie civile. Aujourd’hui, on parlerait de troubles et de stress post-traumatiques. Quels maris, quels pères feraient-ils après la guerre ?</p>
<p>Quand les nazis mentionnent leurs crimes, ils emploient des mots spécifiques : die Aufgabe (la tâche), der Auftrag (la mission), die Arbeit (le travail). C’est un travail, sachlich, là encore. L’entreprise de codage sémantique pour parler de ces exactions participe à une forme de mise à distance, et là encore, de réification des humains.</p>
<p>Cette réflexion sur les dommages potentiels sur la santé mentale des collaborateurs est menée au plus haut niveau. Heinrich Himmler lui-même (chef suprême de la SS et deuxième homme le plus puissant du Reich) s’en inquiète. C’est pour cette raison que même si on continue les tueries sur le front de l’est jusqu’en 1945, on acte le fait, pour les Juifs de l’ouest, qu’il est plus difficile de les tuer parce qu’ils ressemblent plus (sociologiquement, physiquement, culturellement…) à leurs bourreaux.</p>
<p>Les Juifs de l’est sont pauvres, ruraux, religieux et vivent dans des communautés traditionnelles : les tueurs allemands ne s’y identifient pas. Mais quand les membres des Einsatzgruppen et de la police allemande se retrouvent face à des gens en costume trois-pièces, parlant un allemand parfait et portant la Croix de fer pour leurs actes de bravoure au service de l’Allemagne ou de l’Autriche pendant la Première Guerre mondiale, c’est une autre histoire.</p>
<p>Quand les nazis prennent la décision, fin décembre 1941, de tuer tous les Juifs d’Europe occidentale, dont les Juifs allemands, on imagine l’intermédiation par le process industriel.</p>
<p>Déjà sur le front de l’est, les chefs des Einsatzgruppen ont commencé à imaginer tous les processus qui permettaient d’épargner aux tueurs le fait d’envisager leurs victimes (c’est-à-dire, littéralement, le fait de voir leur visage).</p>
<p>On demande alors aux victimes de s’allonger face contre terre. Friedrich Jeckeln, chef de la police en « Russie-Sud » (HSSPF Russlande-Süd) a mis au point la technique de la « boite de sardines », qui permet en outre d’optimiser le massacre en évitant de creuser trop de fosses, donc de perdre trop de temps, d’énergie et d’essence. Il s’agissait d’entasser les cadavres, en demandant aux victimes de s’allonger en rang, face contre la rangée de personnes qui venait d’être abattues…</p>
<p><strong>L’image très lisse, les plans très soignés, les couleurs parfois saturées et les nombreuses scènes de vie domestique font appel à un imaginaire qui renvoie à des périodes ultérieures, aux publicités américaines des années 1950, voire au « confort moderne » tel qu’il fut célébré dans les Trente Glorieuses, mais aussi à notre monde contemporain obsédé par la consommation et la technologie…</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Le projet nazi est un projet de prospérité et de jouissance matérielle. Après les affres de la <a href="https://sites.ina.fr/images-de-crises/focus/chapitre/1/medias">Grande dépression</a>, une période de misère matérielle et morale, émerge la promesse d’une société de consommation. On va motoriser Allemagne avec Volkswagen (littéralement, la voiture du peuple). Tout le monde jouira matériellement d’une consommation qui sera gagée sur la spoliation interne et la prédation externe. Le pillage de l’Europe est organisé, avec la main-d’œuvre de l’ouest et les esclaves de l’est.</p>
<p>Reinhard Heydrich, avant la Conférence de Wannsee, fait un grand discours, quand il est affecté comme Reichsprotektor du protectorat de Bohème-Moravie. Il déclare qu’il s’agit de transformer les Européens en ilotes (dans la Grèce antique, les Hilotes ou Ilotes sont une population autochtone de Laconie et de Messénie asservie aux Spartiates, qu’ils font vivre en assurant leur approvisionnement agricole, NDLR).</p>
<p>Dans le film, on voit très bien les effets de cette jouissance matérielle chez les Höss. En témoigne l’émerveillement de la mère d’Hedwig (l’épouse de Rudolf Höss), quand elle découvre le niveau de vie de sa fille. L’historien allemand Frank Bajohr, qui travaille sur la corruption dans le III<sup>e</sup> Reich, a bien montré que l’économie nazie était une économie de la corruption permanente. Dans le film, on voit d’ailleurs Höss compter et classer des devises étrangères, volées aux Juifs qui ont péri juste à côté. </p>
<p>De la même manière, on voit Hedwig Höss se réjouir de la livraison de cosmétiques et de fourrures issus du « Canada », le centre de tri des biens volés aux victimes de l’extermination. La correspondance des époux Himmler, éditée il y a quelques années, montre l’omniprésence de cette économie de la spoliation. Mme Himmler demande à son époux, toujours en déplacement, de lui envoyer par colis des denrées, vêtements et biens de consommation divers. Toute une économie du paquet et de la livraison à domicile.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=388&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/573429/original/file-20240205-21-fnj4cd.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=487&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Hedwig Höss (Sandra Hüller) s’enferme dans sa chambre pour essayer un manteau de fourrure volé à une femme juive tuée dans les chambres à gaz.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Allociné/Leonine</span></span>
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<p><strong>On ne le remarque pas forcément si on ne le sait pas, mais pour filmer à l’intérieur de la maison des Höss, Glazer a installé des caméras et des micros cachés. Les comédiens improvisaient en partie et ne savaient donc pas d’où ils étaient regardés ou écoutés. Quel est selon vous l’intérêt de ce dispositif dans lequel le réalisateur et la technique se font oublier ?</strong></p>
<p><strong>JC</strong> : Par ce dispositif, Glazer nous fait rentrer visuellement dans l’hypermodernité médiatique et nous invite à réfléchir à notre rapport à la technique. En employant ce procédé issu de la téléréalité, il suggère subtilement que nous sommes contemporains de ce que nous voyons, et que nous sommes aussi les héritiers directs de cette prédation et de ces crimes, que nous perpétuons sous d’autres formes. Il crée une proximité et une intimité très gênantes avec cette famille. Car, oui, au fond, on a affaire à des gens qui sont largement semblables à ce que nous sommes. Il suffit de voir Hedwig Höss en train de déballer ses paquets, essayer des produits de beauté, des vêtements (tous volés à des victimes juives envoyées à la mort, bien sûr). Quand on la voit se réjouir de ce déballage, on ne peut s’empêcher de penser au capitalisme de la livraison dans lequel nous vivons, à tous ces colis en circulation à chaque instant.</p>
<p>Plus généralement, cette vie de cadre supérieur, avec deux voitures, une insouciance matérielle gagée sur l’exploitation, le vol et la mort sont un résumé saisissant de l’histoire du nazisme, elle-même révélatrice d’une histoire européenne et occidentale qui a assis sa prospérité sur la colonisation et la dévastation du monde (on voit bien, dans le film, que le projet nazi est un projet colonial et que les Höss attendent, pour la fin de la guerre, leur vaste domaine et leurs esclaves), ainsi que sur l’exploitation d’une énergie humaine réifiée, dont le lieu concentrationnaire (plus que le centre de mise à mort) apparaît comme l’entéléchie, et au fond, la vérité ultime.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Sonia Zannad.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222686/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Johann Chapoutot ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Johann Chapoutot, historien spécialiste du nazisme, nous livre son analyse de ce film dérangeant de Jonathan Glazer.Johann Chapoutot, Historien, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2201602024-01-15T16:45:16Z2024-01-15T16:45:16ZLa résidence d’auteurs : une composante essentielle de la vie littéraire ?<p>Quelles sont les spécificités du dispositif résidentiel consacré aux écrivains ?</p>
<p>C’est tout l’objet de mon dernier essai, <a href="https://classiques-garnier.com/la-residence-d-auteurs-litterature-territorialite-et-mediations-culturelles.html"><em>La résidence d’auteurs. Littérature, territorialité et médiations culturelles</em></a>.</p>
<p>Je cherche à y définir une résidence d’auteurs : quels sont ses principes fondateurs ? Quelles fonctions peut-on lui assigner ? Faut-il la considérer comme un lieu d’invention et de circulation de la littérature contemporaine, un moyen d’accompagner des auteurs et de structurer leur parcours littéraire ? S’agit-il d’un dispositif de médiation, d’un outil de communication et de coopération ?</p>
<p>Ainsi, il s’avère nécessaire de chercher à comprendre ce que sont les résidences d’auteurs, mais aussi de saisir les pratiques littéraires élaborées, les lieux qu’elles occupent dans l’espace social et les médiations culturelles instaurées.</p>
<p>Ce dispositif constitue un objet scientifique fort stimulant à partir duquel j’ai pu dégager des lignes de force portant sur la conceptualisation de la notion, mais aussi sur les enjeux littéraires et culturels de la résidence selon les strates envisagées et les acteurs concernés, c’est-à-dire pour les auteurs, les institutions culturelles sur les territoires et enfin les publics.</p>
<h2>La résidence, un lieu de création littéraire, une poétisation du territoire ?</h2>
<p>Soucieuse de l’évolution au fil du temps, mais aussi du contexte d’émergence des résidences d’auteurs, cette étude a privilégié une double approche, à la fois diachronique et synchronique, qui puisse notamment éclairer la notion sous l’angle de la création et plus particulièrement de ses enjeux symboliques et littéraires.</p>
<p>À l’issue de cet état des lieux réalisé à partir d’une historicisation préalable des pratiques résidentielles, l’enjeu a été de montrer comment ce dispositif est, en fonction des époques et des terrains, un processus en perpétuelle évolution qui emprunte à d’autres systèmes existants – littéraires ou artistiques – tout en absorbant différentes traditions au sein d’un réseau de relations.</p>
<p>Ce rapide parcours historique offre la possibilité de saisir de quelle manière la résidence d’auteurs s’est construite, au fil des siècles et des lieux, dans un jeu constant d’interactions avec d’autres formes. Du mécénat à l’atelier d’artiste, en passant par le Grand Tour, l’itinérance et les modèles académiques (Villa Médicis, Casa de Velázquez, Villa Kujoyama, Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon), le dispositif résidentiel s’impose, grâce à une hybridation des formes de sociabilité pratiquées, comme une composante essentielle de la vie littéraire favorisant fortement la circulation des œuvres et des écrivains.</p>
<p>Il m’a semblé essentiel de montrer également comment la résidence d’auteurs est bien un lieu appartenant à la vie littéraire qui, entre spatialité symbolique et instance de médiation, participe à des stratégies de reconnaissance à l’épreuve de l’espace littéraire. Au croisement de diverses disciplines et approches critiques de la littérature comme fait social et acte de communication, l’objectif a donc été de cerner la résidence en tant que composante de la vie littéraire.</p>
<p>En fait, le dispositif résidentiel s’avère être un lieu de sociabilité, de construction pour les autrices et auteurs, mais surtout un espace d’invention littéraire.</p>
<p>Afin d’analyser de manière précise la facture textuelle de certaines créations résidentielles sélectionnées, j’ai cherché à nommer les formes rencontrées, puis à mettre en place grâce à une approche comparée, un panorama représentatif de ces <a href="https://www.fabula.org/actualites/4587/br-blanckeman-les-fictions-singulieres.html">« fictions singulières »</a> (F. Forte, M. Batalla, O. Domerg, E. Pagano, J. Portante, F. Jacob…) se jouant des frontières spatiales et littéraires, sous de multiples déclinaisons génériques (récits de spatialité, poèmes paysagers, romans topographiques, narrations de soi immersives…). En cela, la résidence d’auteurs demeure un lieu de création résolument nécessaire à la fois pour les créateurs et la société, dans sa capacité de réinvention, de recréation proposant sans cesse un regard nouveau sur notre relation avec le monde et le territoire.</p>
<h2>La résidence, un dispositif politique et territorial dans l’espace public</h2>
<p>Après avoir montré comment la résidence d’auteurs est une potentielle poétisation du territoire, cette étude m’a conduit à interroger les enjeux institutionnels et communicationnels de ce dispositif culturel selon plusieurs pistes. Partant du cadre plus général des politiques culturelles et de son historicité, la résidence apparaît comme un objet culturel et un instrument politique, à la jonction de divers espaces, modélisé par une tension entre la strate nationale et locale, entre d’une part, un État-providence, instance légitime de consécration et de financement, prônant une culture démocratique centrée sur l’accès aux œuvres et d’autre part, les collectivités territoriales issues des diverses réformes de décentralisation opérant les transferts de compétences en fonction des périmètres territoriaux établis (métropolisation, régionalisation, intercommunalité).</p>
<p>Sur le plan créatif, social et économique, le dispositif résidentiel est un moyen efficace de remettre le curseur sur la création littéraire en intégrant la prise de risque propre au processus et surtout en offrant aux écrivains dans leur parcours un accompagnement financier, logistique et artistique. Ainsi, le positionnement même de la résidence dans le champ des activités connexes, c’est-à-dire non essentielles, nécessiterait un réajustement de la part des politiques culturelles valorisant l’expérimentation et les médiations vers les publics, à condition de réinterroger la question de la commande et des prescriptions résidentielles sous l’angle des logiques afférentes, des modalités communicationnelles et des stratégies déployées par les différents acteurs culturels (écrivains, porteurs de résidences, institutions).</p>
<p>En outre, ce dispositif culturel implique en filigrane la question du statut de l’auteur, de son positionnement social et professionnel, de sa définition même qui reste une véritable pierre d’achoppement cristallisant des conceptions contradictoires, des clivages en fonction des acteurs sociaux et des spécialistes.</p>
<p>En centrant ainsi l’analyse sur le statut de l’auteur en contexte résidentiel, l’enjeu a été d’examiner cette tension identifiable sur plusieurs strates mettant en jeu de fortes dualités, en fonction des divergences observées. L’identité complexe de l’auteur restant encore hybride ou incomplète selon les approches théoriques, il m’a semblé utile ensuite d’interroger le statut auctorial sous l’angle juridique, politique et axiologique. La résidence d’auteurs ne s’apparente donc pas juste à une bouée de sauvetage palliative, une aide « accessoire » à la marge compensant un manque de financement destiné aux écrivains, mais assume un rôle non négligeable d’intermédiaire, de médiateur culturel entre créateurs et publics au sein de l’écosystème littéraire.</p>
<p>En prenant appui sur les diverses enquêtes menées sur les territoires français, européen et canadien, cette étude a veillé à établir une typologie des formes et contraintes résidentielles permettant une compréhension nouvelle ou en tout cas plus approfondie de l’objet étudié. Cet essai d’identification des tendances observées sur le terrain a été essentiel afin de définir plus finement la résidence en tant qu’espace de communication et de combler des discours institutionnels souvent flous et incomplets ou alors une démultiplication des extensions possibles.</p>
<p>Cette interrogation de la notion a donc été pensée en fonction de trois éléments connexes : le discours des auteurs, son usage selon le concept de dispositif et ses principes constitutifs. En somme, la résidence est d’un point de vue institutionnel et communicationnel, un bastion inventif original émanant de ce « personnel de renfort » qui s’efforce de participer, en sa qualité d’adjuvant culturel sur le territoire, au processus de production et de diffusion littéraire.</p>
<h2>La résidence comme dispositif de médiation</h2>
<p>Enfin, sous l’angle inédit de la confrontation du concept de médiation culturelle avec la résidence d’auteurs, cette analyse a permis d’interroger les enjeux d’appropriation ou de réappropriation qui en découlent, malgré la plasticité de cette notion souvent controversée. Plus spécifiquement, l’objectif a été de mesurer la multiplicité des définitions qui affleurent à travers diverses approches conceptuelles, ainsi que les tentatives plus empiriques qui émanent des pratiques sur le terrain circulant entre des espaces sociaux différents. Il ne s’agit pas de remettre en cause la validité de la médiation en tant que conception de la culture, catégorie professionnelle et outil conceptuel, mais plutôt de mettre en exergue l’intérêt de ce processus communicationnel éclairant le dispositif résidentiel par le biais d’un examen des interactions sociales.</p>
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<span class="caption">La résidence est un possible laboratoire social, outil de communication et de coopération.</span>
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<p>L’objectif a été de replacer les résidences d’auteurs dans les espaces et les situations d’intervention rencontrés, à travers un essai de spatialisation résidentielle, afin de cerner les types de médiations imaginés et les stratégies communicationnelles des différents milieux de pratique.</p>
<p>L’examen de l’imbrication des lieux et des rapports sociaux en fonction des formes résidentielles recensées, a pris notamment appui sur l’outillage théorique de la géographique sociale cherchant à déterminer dans une perspective interactionniste toutes les dimensions (symboliques, politiques, économiques) d’une communication culturelle dans l’espace public.</p>
<p>Cette spatialisation résidentielle m’a amené à appréhender ce dispositif comme un possible laboratoire social, outil de communication et de coopération selon les lieux (bibliothèque, musée, école, prison, hôpital, parc naturel, espace rural…).</p>
<p>Ainsi, en évaluant notamment les possibilités d’échange et de production de sens au sein des diverses pratiques mises en œuvre, de la participation à la co-création, il est possible d’affirmer que la résidence d’auteurs vise à valoriser la communication interpersonnelle, c’est-à-dire la relation des individus à l’écrivain in situ et des participants aux activités de médiation entre eux selon l’expérience participative choisie (table ronde, atelier d’écriture…) et à travers une certaine horizontalité des pratiques. En cela, elle tente de mettre en place des modalités de rencontre entre les habitants, les auteurs et les acteurs du territoire, en ayant comme objectif l’élaboration d’un sens construit dans la confrontation, l’échange collectif autour de la création et des relations intersubjectives établies qui inclut bien évidemment aussi le surgissement de l’imprévisible lié à la situation contextuelle et aux interactions sociales.</p>
<p>Cependant, croisant relations partagées et logiques d’acteurs, l’étude a aussi confronté les actions collaboratives menées dans le champ des pratiques et des compétences professionnelles nécessaires à la conduite d’une résidence d’auteurs, en revenant sur les configurations spatialisées identifiées et en initiant une réflexion sur une possible structuration professionnelle. </p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/569274/original/file-20240115-23-o1lhsc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>La Résidence d’auteurs</em>, de Carole Bisénius-Penin, est sorti aux éditions Classiques Garnier.</span>
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<p>À travers un dernier jeu d’échelles autour de la frontière, un ultime déplacement diplomatique, cet ouvrage appréhende pour finir le dispositif résidentiel comme outil de coopération interculturelle pouvant rendre visible une esthétique de la rencontre transfrontalière.</p>
<p>Finalement, l’objectif de cet ouvrage portant sur l’articulation entre littérature contemporaine, territorialité et médiations culturelles, est de contribuer à une meilleure compréhension des spécificités du dispositif résidentiel consacré aux écrivains ; et ce, selon trois perspectives : un lieu de création avec des enjeux symboliques et littéraires, un dispositif politique et territorial avec des enjeux institutionnels et communicationnels et, enfin, un équipement de médiation avec des enjeux d’appropriation. À bien des égards, une interrogation originale sur les frontières du littéraire, à travers cette enquête sur les formes sensibles et mobiles de la littérature <em>in situ</em> articulant une approche empirique et pragmatiste.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220160/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Bisenius-Penin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Qu’est-ce qu’une résidence d’auteurs ? Quels sont ses enjeux pour les auteurs, les institutions culturelles et les publics ?Carole Bisenius-Penin, Professeur d'Université en Sciences de l'information et de la communication, CREM, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2184422023-12-13T20:42:29Z2023-12-13T20:42:29ZLittérature, séries télé, architecture, cet engouement pour le Moyen Âge qui nous vient du XIXᵉ siècle<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/565138/original/file-20231212-22-aauh1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C11%2C3988%2C2892&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">_L'Education du jeune Clovis_, Lawrence Alma-Tadema, 1861.</span> </figcaption></figure><p>Le 15 avril 2019, l’incendie de la cathédrale Notre-Dame de Paris suscitait une vague d’émotion et un élan de solidarité mondial. Conséquence inattendue de cette catastrophe, les ventes du roman de Victor Hugo, <em>Notre-Dame de Paris</em>, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/patrimoine/incendie-de-notre-dame-de-paris/notre-dame-de-paris-les-ventes-du-roman-de-victor-hugo-s-envolent_3400911.html">s’envolaient</a>, nouveau signe de l’engouement contemporain pour le Moyen Âge.</p>
<h2>Médiévalisme effréné</h2>
<p>Depuis plus de 40 ans, on assiste à une floraison de marchés et de banquets médiévaux, de <a href="https://www.fetes-medievales.com/">spectacles</a> comme celui du <a href="https://theconversation.com/le-puy-du-fou-sous-le-divertissement-un-combat-culturel-113888">Puy du Fou</a> ressuscitant des tournois de chevalerie et des démonstrations de fauconnerie, d’animations estivales dans des châteaux autour de l’herboristerie ou de la calligraphie, à quoi il faudrait ajouter des succès romanesques comme celui du <em>Nom de la Rose</em> d’Umberto Eco (1980), et dans un autre genre, celui du film <em>Les visiteurs</em> (1993), plus récemment le succès de la série <em>Game of Thrones</em> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Kaamelott">Kaamelott</a>, tout cela manifeste à l’évidence un attrait certain pour le Moyen Âge, ou tout au moins pour certains aspects d’un Moyen Âge fortement fantasmé. </p>
<p>Dans le domaine pictural, on peut noter le succès des expositions de peintres préraphaélites, qui revendiquaient à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle des modèles antérieurs à la Renaissance. Nous sommes bien dans l’ère du <a href="https://editionslibertalia.com/catalogue/ceux-d-en-bas/le-roi-arthur-un-mythe-contemporain">médiévalisme</a>, terme mis à l’honneur notamment par Vincent Ferré et objet d’un <a href="https://www.editions-vendemiaire.com/catalogue/hors-collection/dictionnaire-du-moyen-age-imaginaire-anne-besson-william-blanc-vincent-ferre-dir/">récent dictionnaire</a> (2022).</p>
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<h2>Une fascination issue du Romantisme</h2>
<p>Mais d’où vient cette mode médiévale ? C’est dans le romantisme du début du XIX<sup>e</sup> siècle qu’il nous faut chercher l’origine de cette fascination. Les grandes figures qui hantent encore notre imaginaire, <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Ivanho%C3%A9_%28Scott_-_Dumas%29/Texte_entier">comme le chevalier Ivanhoé</a> ou le monstre Quasimodo attaché à sa cathédrale sont nées sous la plume des écrivains romantiques. C’est en effet en 1819 que le romancier écossais Walter Scott publie son célèbre roman, qui devient très vite un modèle pour les romantiques français.</p>
<p>Ce roman historique propose des images puissantes d’une époque qui s’offre à l’imaginaire : grandes scènes de tournoi, combats opposant les perfides Normands aux troupes de hors-la-loi commandées par le légendaire Robin des Bois, duel judiciaire au cours duquel Ivanhoé vole au secours de la belle juive Rébecca accusée de sorcellerie…</p>
<p>Plus tard, Flaubert ne manque pas de railler cette mode médiévale qui engendre une production littéraire médiocre, flattant le goût sentimental de <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Madame_Bovary/Texte_entier">son héroïne Emma Bovary</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Avec Walter Scott, plus tard, elle s’éprit des choses historiques, rêva bahuts, salle des gardes et ménestrels. Elle aurait voulu vivre dans quelque vieux manoir, comme ces châtelaines au long corsage, qui, sous le trèfle des ogives, passaient leurs jours, le coude sur la pierre et le menton dans la main, à regarder venir du fond de la campagne un cavalier à plume blanche qui galope sur un cheval noir. »</p>
</blockquote>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1354&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565147/original/file-20231212-27-3plv9w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1701&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche du film Ivanhoé (1913), avec l’acteur King Baggot dans le rôle d’Ivanhoé.</span>
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</figure>
<p>Cette mode médiévale ne se développe pas seulement en littérature, mais, de manière spectaculaire, en architecture. À la suite du <a href="https://www.musee-orsay.fr/fr/agenda/expositions/gothic-revival-architecture-et-arts-decoratifs-de-langleterre-victorienne?cHash=7b73c41b08"><em>gothic revival</em></a> anglais, qui donnera également naissance à un genre littéraire, le <a href="https://www.albin-michel.fr/le-roman-gothique-anglais-1764-1824-9782226076243">roman gothique</a> – friand de châteaux isolés, de monastères sombres et de moines pervers – la France se préoccupe de ses monuments médiévaux.</p>
<p>Victor Hugo lance le mouvement avec son roman historique <em>Notre-Dame de Paris</em>, ode à la cathédrale et à la beauté d’une ville dont les traces médiévales s’effacent inexorablement. Vaste fresque entremêlant le destin de personnages hauts en couleur comme le prêtre Frollo, la bohémienne Esmeralda et le monstre Quasimodo, le roman de Hugo synthétise la plupart des représentations romantiques du Moyen Âge : peuple misérable de la Cour des Miracles, justice barbare et expéditive, superstitions et croyances absurdes, mais aussi splendeur architecturale, fêtes populaires, temps des passions sublimes.</p>
<p>Ce roman vient poursuivre un combat déjà entamé par Victor Hugo contre le vandalisme, la destruction et la défiguration des monuments historiques, et qui aboutit à la nomination de Mérimée comme inspecteur des monuments historiques en 1834, puis aux travaux de restauration entrepris notamment par l’architecte Viollet-le-Duc. La cité de Carcassonne, qui accueille aujourd’hui de nombreux touristes et qui est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1997, est un des emblèmes de ces <a href="https://whc.unesco.org/fr/list/345">restaurations néogothiques</a> conduites par Viollet-le-Duc.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=524&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/565145/original/file-20231212-23-hoywis.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=659&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Au début du XIXᵉ siècle, le romantisme trouve le charme des ruines et le souvenir de la splendeur gothique au château de Pierrefonds, restauré en 1857 par Eugène Viollet-le-Duc.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://histoire-image.org/etudes/viollet-duc-restauration-monumentale">Histoire par l’image</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces travaux témoignent d’un changement des mentalités au XIX<sup>e</sup> siècle et d’un intérêt pour le passé médiéval. Il s’agit d’y retrouver des racines et une identité mais aussi de fuir le présent en se réfugiant dans un passé idéalisé. Comme l’écrit Umberto Eco dans l’apostille au <em>Nom de la Rose</em>,</p>
<blockquote>
<p>« Le Moyen Âge est notre enfance à laquelle il nous faut toujours revenir pour faire une anamnèse. »</p>
</blockquote>
<p>Le mouvement mis en route par le romantisme se poursuit dans la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, notamment en architecture et en peinture, par exemple avec les <a href="https://theconversation.com/les-preraphaelites-enfants-terribles-de-lart-anglais-158112">préraphaélites en Angleterre</a>, ou <a href="https://musee-moreau.fr/fr/agenda/evenement/gustave-moreau-le-moyen-age-retrouve">Gustave Moreau</a> en France.</p>
<h2>Une « légende dorée »</h2>
<p>Ainsi, nous sommes redevables au romantisme de nombreux aspects de notre représentation du Moyen Âge et inévitablement d’une déformation. En 1964, dans son introduction à l’ouvrage sur <em>La civilisation de l’Occident médiéval</em>, Jacques le Goff mettait en garde ses lecteurs contre ce qu’il nommait la « légende dorée » du Moyen Âge, légende issue de l’époque romantique, et que notre modernité perpétue sous d’autres formes :</p>
<blockquote>
<p>« Il le [lecteur] sera tenté d’exorciser mon Moyen Âge de famines, d’épidémie, d’atrocités, de grossièretés, pour retrouver un Moyen Âge de chants sublimes, de cathédrales merveilleuses, de saints admirables. Je voudrais seulement que ceux-ci, qui ont existé à l’état d’exception, ne lui cachent pas le reste, qui était le commun. »</p>
</blockquote>
<p>En constituant cette mythification du Moyen Âge, les romantiques semblent avoir mis au jour certains invariants du comportement des sociétés face à leur passé : comme au début du XIX<sup>e</sup> siècle, l’homme moderne cherche dans le Moyen Âge à la fois un voyage temporel vers un univers mental radicalement différent, et les fondements de sa propre identité. Dans des périodes qui, chacune à leur manière, sont source d’instabilité politique et sociale et d’inquiétude face à l’avenir, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, âge d’or vers lequel nous ne cessons de revenir.</p>
<p>Même si les œuvres romantiques ont quelque peu brouillé la perception que l’on peut avoir de cette époque historique, elles nous ont permis de rendre vivant et disponible pour notre conscience ce vaste pan du passé dont nous admirons les images brillantes et contrastées que le romantisme nous en a livrées, images qui peuplent encore notre imaginaire collectif. Déjà nostalgique, le XIX<sup>e</sup> siècle nous laisse sa nostalgie médiévale en héritage.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218442/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Durand ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis les Romantiques du XIXᵉ siècle, le Moyen Âge semble incarner un passé rassurant, à la fois exotique et familier, un âge d’or auquel on ne cesse de se référer.Isabelle Durand, Professeure de littérature comparée, Université Bretagne SudLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2128262023-09-14T17:32:33Z2023-09-14T17:32:33ZComment Balzac a créé le stéréotype de la vieille fille<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548333/original/file-20230914-29-r0x6k9.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C0%2C1994%2C1497&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans cette édition illustrée de _La cousine Bette_ (1948), l'héroïne célibataire a les traits durs, la mine sévère et triste. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.edition-originale.com/fr/litterature/livres-illustres/balzac-la-cousine-bette-1948-39977">Editions Albert Guillot, Paris 1948.</a></span></figcaption></figure><p>Il suffit d’entendre l’expression « vieille fille », pour que surgisse le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/vieille_fille-9782348072765">stéréotype</a> semblant vieux comme le monde d’une femme d’environ quarante ans, célibataire et inactive sexuellement, vivant seule ou avec quelques chats, passablement laide, souvent un peu aigrie, voire carrément méchante ; un stéréotype qui flirte avec l’imaginaire très connoté de la <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/sorcieres-9782355221224">sorcière</a>. La théorie féministe questionne et fustige depuis des décennies cette véritable figure-repoussoir dont la présence dans notre imaginaire collectif servirait surtout de <a href="https://www.illustre.ch/magazine/feministe-ou-anticonformiste-la-revanche-de-la-vieille-fille-539866">menace aux femmes qui s’aviseraient de ne pas se marier ou de refuser de devenir mères</a>.</p>
<p>Lorsque l’on s’intéresse à l’historique de <a href="https://theconversation.com/feminisme-dans-la-fiction-quand-bechdel-regarde-moliere-198252">ces représentations</a>, difficile de ne pas tomber nez à nez avec Balzac et sa colossale <em>Comédie Humaine</em>, dans laquelle les portraits de vieilles filles se croisent et se ressemblent, jusqu’à constituer un <a href="https://www.maisondebalzac.paris.fr/sites/default/files/dossier_portraits_enseignants.pdf">type social</a> qui infuse encore dans nos imaginaires – l’un de ses romans s’intitule d’ailleurs <em>Vieille fille</em>. Retour sur la création de ce véritable mythe négatif qu’est la vieille fille, et sur les motivations de son auteur à créer un tel stéréotype.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548337/original/file-20230914-1223-y31aks.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Johann Heinrich Füssli, <em>Les trois sorcières</em>, 1783.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Johann_Heinrich_F%C3%BCssli_019.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>La célibataire, ennemie publique numéro un</h2>
<p>Pourquoi Balzac a-t-il créé un « type » stigmatisant pour les femmes non mariées d’âge mûr ? Il semblerait que le point de départ soit sa détestation pure et simple du célibat, état qu’il juge « improductif » et « contraire à la société ». Il écrit ainsi :</p>
<blockquote>
<p>« En restant fille, une créature du sexe féminin n’est plus qu’un non-sens : égoïste et froide, elle fait horreur. Cet arrêt implacable est malheureusement trop juste pour que les vieilles filles en ignorent les motifs. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>Dans la préface de son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierrette_(roman)"><em>Pierrette</em></a>, il va jusqu’à proposer la reprise d’une suggestion de loi datant de la Révolution qui souhaitait prescrire un impôt supplémentaire aux personnes non mariées… Bien qu’il se défende d’être « célibatairophobe », on ne peut que ressentir chez Balzac une aversion profonde pour ceux qui montrent une incapacité à faire famille, et surtout à engendrer. Les hommes comme les femmes sont ciblés par ses reproches – on ne parlera pas ici des portraits d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours">hommes d’Église efféminés et ridicules</a> ou de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Rabouilleuse">célibataires dispendieux poussant leur famille à la ruine</a>, qui sont bien présents dans La Comédie humaine. </p>
<p>Mais la figure de la vieille fille fait l’objet d’une attention satirique toute particulière : il semblerait que la profonde empathie dont le <a href="https://www.revuedesdeuxmondes.fr/balzac-feministe/">« romancier des femmes »</a> fait habituellement preuve à l’égard de ces dernières s’arrête à celles qui ne se réalisent pas dans le mariage et la maternité.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/relire-balzac-a-lere-des-humanites-numeriques-131090">Relire Balzac à l’ère des humanités numériques</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Bien sûr, ce rejet ne sort pas de nulle part, et la stigmatisation du célibat n’a pas été inventée par Balzac – cette fameuse idée d’impôt supplémentaire date de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Imp%C3%B4t_sur_le_c%C3%A9libat">l’antiquité</a>. Mais c’est bien Balzac qui donnera ses lettres de noblesse – si l’on peut dire – à la figure de la vieille fille, à travers un panel de portraits qui nous montre plusieurs variations de caractères liés à ce stéréotype de la femme célibataire. Dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vieille_Fille_(Balzac)"><em>La vieille fille</em></a>, il se moque allégrement de la naïveté d’une femme si peu instruite des choses de l’amour qu’elle ne parvient pas à se marier ; dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Cousine_Bette"><em>La Cousine Bette</em></a>, il décrit les manipulations d’une vieille fille prête à tout pour ruiner sa propre famille, utilisant sans détour l’esthétique de la sorcière. Enfin, dans <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Cur%C3%A9_de_Tours"><em>Le Curé de Tours</em></a> et <em>Pierrette</em>, il dresse le double portrait presque identique de deux célibataires aigries, avares et laides menant leur entourage à sa perte. Ignorance sexuelle ridicule, existence ennuyeuse, nature vicieuse : c’est bien le type de la vieille fille telle qu’on la connaît encore aujourd’hui qui apparaît au fil des histoires.</p>
<p>On note un certain paradoxe dans la manière dont Balzac caractérise ces personnages. D’une part, il critique le célibat comme étant un choix de vie improductif et contre nature. De l’autre, il semble s’attacher à montrer que ce célibat n’est pas un choix, mais découle de la nature profonde de ses protagonistes, pour qui le célibat est une fatalité absolue dont elles ne sortiront jamais. Le célibat apparaît ici moins comme un choix libre qu’un état de fait tenant <a href="https://theconversation.com/tout-le-monde-naime-pas-le-sexe-comment-lasexualite-devient-un-objet-detudes-184801">presque de l’asexualité</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-feminist-gaze-quand-les-femmes-ecrivent-en-feministes-212586">Le « feminist gaze » : quand les femmes écrivent en féministes</a>
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</em>
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<p>Or si Balzac honnit le célibat, il déteste tout autant l’idée du mariage forcé ou malheureux, dont il dénonce l’effet désastreux sur la santé et la psyché des femmes dans son roman <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Femme_de_trente_ans"><em>La femme de trente ans</em></a>. Il paraît dès lors étrange de pointer du doigt un célibat qui est peut-être la seule alternative à un mariage non désiré…</p>
<p>Alors qu’est-ce qui est reproché précisément aux vieilles filles, et à quoi tient ce parasitisme des célibataires invoqué par l’auteur ? Tout d’abord, on s’en sera douté, la non-maternité est mise en cause :</p>
<blockquote>
<p>« [Elles] deviennent âpres et chagrines, parce qu’un être qui a manqué à sa vocation est malheureux ; il souffre, et la souffrance engendre la méchanceté. » (Balzac, « Les célibataires : Le curé de Tours »)</p>
</blockquote>
<p>L’absence de désir et d’amour est également pointée du doigt, d’autant plus que chez Balzac, le désir est un fort moteur romanesque, qui pousse ses personnages à aller de l’avant et à se dépasser, à entrer dans leur rôle de héros de roman. C’est un manque d’amour au sens large qui caractérise les vieilles filles balzaciennes ; dénuées d’affection amoureuse ou maritale, elles sont également incapables de développer un amour familial : Sylvie Rogron torture sa jeune cousine jusqu’à la mort, la cousine Bette manipule l’ensemble de sa famille pour la plonger dans la misère et arriver à ses fins. Le message est clair : la femme célibataire est nécessairement un danger pour la famille, structure indispensable au bon fonctionnement social traditionnel. Elle se transforme ainsi en figure terrifiante, voire monstrueuse, souvent bestialisée. Au fond, ce qui effraie le plus chez la vieille fille, c’est son indépendance, son incapacité profonde à être assujettie à un homme.</p>
<h2>Une absence de vie sexuelle qui dérange</h2>
<p>C’est cette liberté, qui sied si peu à la femme telle que le XIX<sup>e</sup> siècle l’envisage, qui est diabolisée par Balzac. Sous sa plume, les vieilles filles perdent leur féminité et acquièrent quasi systématiquement une forme d’androgynie.</p>
<p>Ainsi, une femme sans homme et sans enfants, sans désir d’être désirée, sans sensualité ni sexualité, semble cesser pour lui d’être tout à fait une femme. Le débat ne semble pas clos aujourd’hui : on pense à l’essai de Marie Kock, <em>Vieille fille</em>, paru en 2022, ou au très récent ouvrage d’Ovidie, <em>La chair est triste hélas</em>, ou à <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/lsd-la-serie-documentaire-sur-vivre-sans-sexe-du-12-au-15-avril-sur-france-culture-2161159">sa série documentaire sur France Culture</a> : ne pas avoir de vie sexuelle, voire le revendiquer, sur une courte période ou tout au long de sa vie, reste dérangeant aux yeux de la société.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=961&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/548342/original/file-20230914-8719-zf28te.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1208&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Aigrie, laide, sèche, maladivement jalouse de sa cousine Adeline et de sa beauté, la cousine Bette s’acharne à faire son malheur.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Quand l’héroïne balzacienne n’est pas possédée par un mari ou un amant, les forces se renversent, la domination masculine est mise sens dessus dessous, et Mademoiselle Gamard, Sylvie Rogron ou la Cousine Bette assujettissent les hommes de leur entourage dans une ascension contre nature. Vu sous cet angle, le célibat féminin mis en scène dans <em>La Comédie Humaine</em> prend une valeur anarchique, presque révolutionnaire, capable de mettre en danger des institutions millénaires. Et si Balzac s’applique à nous montrer sa profonde détestation pour ces dangers ambulants, on perçoit également chez lui une certaine fascination pour l’immoralité profonde de ses si terribles célibataires. Après tout l’un de ses romans les plus délicieux, <em>La cousine Bette</em>, est porté par son anti-héroïne saphique et vicieuse et par ses manigances machiavéliques qu’il décrit avec une réjouissance évidente, la rendant plus ou moins malgré lui bien plus charismatique et mémorable que ses consœurs « respectables ».</p>
<p>Alors que faire de ces vieilles filles balzaciennes ? L’évidente misogynie et la « célibatairophobie » – quoique Balzac en dise – qui se dégage d’elles ne doit pas nous empêcher de s’appuyer sur ces figures archétypiques pour questionner la manière dont est culturellement abordée la famille ou la maternité au fil du temps.</p>
<p>La place des célibataires au sein d’une société, pourtant largement documentée par la littérature, les arts et les sciences, est encore trop peu étudiée et questionnée par les sciences humaines. Libre à nous de nous pencher sur ces figures balzaciennes, de les réinterpréter, voire de nous les réapproprier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212826/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Loup Belliard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au fil de sa Comédie humaine, Balzac a créé un stéréotype négatif qui a infiltré l’imaginaire collectif.Loup Belliard, Doctorante en littérature du XIXe siècle et gender studies, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2080472023-06-21T18:35:54Z2023-06-21T18:35:54Z« La cigale et la fourmi » : quand l’entomologiste Jean-Henri Fabre revisitait la fable de La Fontaine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533123/original/file-20230621-19-s1rh34.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Une fourmi Crematogaster et une grande Cigale (Lyristes plebejus) sur un grand arbre de l’Harmas, qui avaient l’air de converser, en juin 2022</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Que nous reste-t-il de Jean-Henri Fabre ? Cet entomologiste français (1823-1915) bien connu des spécialistes est également célèbre dans plusieurs pays – comme au Japon ou en Corée du Sud – pour ses écrits naturalistes sur les insectes.</p>
<p>Savant en partie autodidacte, professeur dans le secondaire, grand pédagogue des sciences et inimitable observateur selon Darwin lui-même avec qui il correspondit, Fabre avait refusé les positions académiques pour pouvoir rester dans son Harmas, où il vécut les 36 dernières années de sa vie.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533138/original/file-20230621-19-fkudi1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Jean-Henri Fabre.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le domaine d’un hectare, situé dans le village de Sérignan-du-Comtat, à 30 km d’Avignon, comprend à l’arrivée de J.-H. Fabre un mas et une terre en friche – <em>harmas</em> en provençal – dont le naturaliste fit son laboratoire à ciel ouvert et son terrain d’observation, avec un jardin qu’il modela pour accueillir les insectes de tous les milieux. Parallèlement à ces travaux d’observations, il acceptait des missions pour l’Académie de Sciences.</p>
<p>Il fut ainsi l’un des premiers à comprendre le cycle de vie complexe du <a href="https://www.vignevin.com/publications/fiches-pratiques/le-phylloxera/">Phylloxera de la vigne</a> (un hémiptère proche des pucerons) qui décima le vignoble français à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle, ou des métamorphoses complexes de certains coléoptères, comme dans ce chapitre dédié au « Scarabée sacré » :</p>
<blockquote>
<p>« Les choses se passèrent ainsi. Nous étions cinq ou six : moi le plus vieux, leur maître, mais encore plus leur compagnon et leur ami ; eux, jeunes gens à cœur chaleureux, à riante imagination, débordant de cette sève printanière de la vie qui nous rend si expansifs et si désireux de connaître. Devisant de choses et d’autres, par un sentier bordé d’hyèbles et d’aubépines, où déjà la Cétoine dorée s’enivrait d’amères senteurs sur les corymbes épanouis, on allait voir si le Scarabée sacré avait fait sa première apparition au plateau sablonneux des Angles, et roulait sa pilule de bouse, image du monde pour la vieille Égypte. »</p>
</blockquote>
<p>Sur l’instinct de paternité du sisyphe (un petit scarabée coprophage aide la femelle à rouler la pilule de matière fécale et construire le nid souterrain), il écrit : </p>
<blockquote>
<p>« Les devoirs de la paternité ne sont guère imposés qu’aux animaux supérieurs. L’oiseau y excelle ; le vêtu de poils s’en acquitte honorablement. Plus bas, indifférence générale du père à l’égard de la famille. Bien peu d’insectes font exception à cette règle. Si tous sont d’une ardeur frénétique à procréer, presque tous aussi, la passion d’un instant satisfaite, rompent sur-le-champ les relations de ménage et se retirent, insoucieux de la nitée qui se tirera d’affaire comme elle pourra. »</p>
</blockquote>
<p>L’ensemble des observations réalisées sa vie durant sont regroupées dans un ouvrage en 10 volumes, les <em>Souvenirs Entomologiques</em>, publié entre 1879 et 1907, ouvrage qui enchanta des générations de naturalistes, à la langue inimitable et d’une grande précision scientifique. Doté d’une immense culture, Fabre a su rendre la vie des insectes accessible à tous, des entomologistes aux curieux de la nature, en un hymne du vivant à la fois poétique et personnel.</p>
<p>Fabre sera pour cet ouvrage et son œuvre proposé plusieurs de son vivant pour le prix Nobel.</p>
<p>Pour célébrer cette année le bicentenaire de la naissance de l’illustre savant, qui été remarqué par Darwin et tant d’autres, le MNHN, propriétaire de l’Harmas, <a href="https://www.mnhn.fr/fr/harmas-jean-henri-fabre">vient de réouvrir le site</a> et propose un parcours rénové.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/533140/original/file-20230621-17-mdueqt.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">L’Harmas de Jean-Henri Fabre, maison dédiée à l’étude et laboratoire à ciel ouvert, est désormais ouverte au public.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Garrouste</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>La cigale et la fourmi</h2>
<p>À travers une image inédite, prise par mes soins <a href="https://www.harmasjeanhenrifabre.fr/fr/un-entomologiste-de-renom">dans ce jardin de mémoire que constitue l’Harmas</a>, et qui évoque la fable célèbre de Jean de La Fontaine ont nous connaissons tous les premiers vers – « La Cigale, ayant chanté / Tout l’été, / Se trouva fort dépourvue / Quand la bise fut venue » – c’est l’occasion de célébrer la naissance de l’illustre et de s’intéresser à la fable que nous connaissons tous, première du premier recueil de 124 fables, divisées en six livres, paru en mars 1668.</p>
<p>Fabre consacra quelques écrits à cette fable, d’abord pour vérifier les aspects naturalistes qui y sont relatés, à savoir la frivolité de la cigale face à la laborieuse et industrieuse fourmi.</p>
<p>Il en proposa même une nouvelle version, bilingue français et provençal, Fabre étant aussi un félibre, c’est-à-dire un érudit dans la langue et la culture provençale. Son objectif ? Dissiper le malentendu du contenu naturaliste de la fable !</p>
<p>Sur cette image, on assiste à la rencontre entre une <a href="https://theconversation.com/bd-la-guerre-des-fourmis-episode-1-95695">fourmi</a> qui protège le végétal qu’elle exploite (recherche de proies <a href="https://theconversation.com/des-fourmis-bien-armees-pour-recolter-du-nectar-201233">et de pucerons à élever</a>) et un grand insecte qui pourrait lui servir de nourriture. En aucun cas il ne s’agit d’une rencontre entre un insecte sérieux et responsable et un autre frivole.</p>
<p>Tous les deux sont dans la phase de leur vie qui implique de multiples interactions entre leurs congénères (la <a href="https://www.futura-sciences.com/planete/questions-reponses/insecte-cigales-chantent-il-fait-chaud-9290/">communication acoustique pour se reproduire pour la cigale</a> et les autres organismes (la recherche de nourriture et de proies pour la fourmi). La différence de taille empêche la fourmi de s’attaquer à cette grande cigale, y compris avec des congénères.</p>
<p>Selon la réécriture de Fabre, la fable se transforme :</p>
<blockquote>
<p>« Temps béni pour toi. Donc, hardi ! cigale mignonne,<br>
Fais-les bruire, tes petites cymbales,<br>
et trémousse le ventre à crever tes miroirs »</p>
</blockquote>
<p>Les cymbales sont les organes abdominaux qui permettent l’émission de sons chez les cigales (ce qu’on nomme aussi cymbalisation). Les miroirs sont des éléments qui servent de résonateurs aux cymbales.</p>
<p>Fabre écrit encore au sujet de la cigale :</p>
<blockquote>
<p>« Il m’indigne, le fabuliste,<br>
Quand il dit que l’hiver tu vas en quête »</p>
</blockquote>
<p>La cigale, en effet, meurt à la fin de l’été…</p>
<h2>« Le majestueux problème des choses »</h2>
<p>Le savant, tout entier dévolu à son travail et peu intéressé par quelconques honneurs, académiques ou autres, répond dans ses <em>Souvenirs entomologiques</em> à la question : « À quoi sert d’étudier le comportement des insectes » ? :</p>
<blockquote>
<p>« Ici j’en vois qui haussent les épaules. Si l’unique but de la vie est, en effet, de gagner de l’argent par des moyens quelconques, avouables ou non, de pareilles questions sont insensées. Heureusement d’autres se trouvent aux yeux de qui rien n’est petit dans le majestueux problème des choses. Ils savent de quelle humble pâte se pétrit le pain de l’idée, non moins nécessaire à celui de la moisson ; ils savent que laboureurs et questionneurs nourrissent le monde avec des miettes cumulées. Laissons prendre en pitié la demande et continuons… »</p>
</blockquote>
<hr>
<p><em>Pour en savoir plus voir les nombreuses biographies de Jean-Henri Fabre, de 1912 à de nos jours et surtout venez visitez l’Harmas, un voyage dans le temps entre histoire de France, science et culture, dans un magnifique jardin provençal du Vaucluse (Sérignan du Comtat).</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208047/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Garrouste a reçu des financements de MNHN, CNRS, SU, ITE-SU, LABex BCDiv, MRAE, Fondation IRIS</span></em></p>Quand un grand entomologiste se penche sur la célèbre fable de La Fontaine et rétablit la vérité scientifique… non sans poésie.Romain Garrouste, Chercheur à l’Institut de systématique, évolution, biodiversité (ISYEB), Muséum national d’histoire naturelle (MNHN)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1966042022-12-27T21:41:36Z2022-12-27T21:41:36ZMarcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/501923/original/file-20221219-26-oyn291.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=23%2C10%2C973%2C613&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Photo de Marcel Proust par Otto Wegener, 1895. </span> <span class="attribution"><span class="source">Wikipédia</span></span></figcaption></figure><p><em>Marcel Proust « psychologue original »… Voilà qui surprend ! Il s’agit pourtant du commentaire unique attribué de 1925 à 1951 à l’« auteur d’À la recherche du temps perdu » dans un dictionnaire de grand renom. En vérité, les lexicographes des dictionnaires, petits ou grands, furent d’abord dans l’embarras pour définir le génie de l’écrivain avant d’offrir une image toujours plus riche et originale de l’homme et de son œuvre. Suivre méthodiquement l’évolution de ces articles, découvrir sous l’anonymat qu’ils sont parfois rédigés par un académicien, repérer chronologiquement les indices de la notoriété sans cesse croissante de Marcel Proust – photographies, tableaux, commentaires inattendus à propos de la madeleine, de Combray, de l’adjectif proustien, etc. –, tel est l’objectif de l’essai de Jean Pruvost, à la fois source documentaire et voyage inédit au cœur de l’univers proustien. En voici un extrait.</em></p>
<hr>
<p>Ne pas s’intéresser à Marcel Proust et son œuvre revient pour ainsi dire à s’exclure du monde des lettres. Et ne pas consulter les dictionnaires revient assurément à se priver de commentaires circonstanciés et datés, que ceux-ci soient publiés du vivant de Marcel Proust ou parus au cours de sa prestigieuse postérité. S’il demeure cependant aisé de se procurer in extenso <em>À la recherche du temps perdu</em>, il reste de loin moins facile d’avoir à sa disposition tous les dictionnaires ayant rendu compte de l’homme et de l’œuvre. En faciliter l’accès tout en précisant le type d’éclairage apporté, telle est l’ambition ici nourrie.</p>
<h2>Au-delà du nom de l’auteur, son univers</h2>
<p>À dire vrai, dès lors qu’on se passionne pour la vie des mots et celle de leurs réceptacles institués, les dictionnaires, on rencontre inévitablement l’univers « proustien », et le fait même de l’existence de ce dernier adjectif incite d’ailleurs à dénicher la réalité aussi bien du côté des mots constituant la langue française que du côté des noms propres. Une autre consécration lexicographique est celle correspondant aux œuvres dont le titre bénéficie d’une entrée dans un dictionnaire encyclopédique général. Ainsi, <em>À la Recherche du temps perdu</em> n’a pas manqué d’être à l’honneur mais aussi, et entre autres, le roman qui valut à Marcel Proust le Prix Goncourt en décembre 1919, <em>À l’ombre des jeunes filles en fleurs</em>. D’autres romans sont-ils cités ? Quand ?</p>
<p>Enfin, lorsque l’univers romanesque d’un écrivain s’ancre profondément dans une culture nationale, il arrive parfois que certains lieux imaginés, certains thèmes célébrés par un homme ou une femme de lettres prennent vie au point de s’installer dans notre mémoire collective. Ils sont alors relayés par leur inscription dans nos dictionnaires, par définition attentifs à la culture patrimoniale. S’agissant de <em>À la recherche du temps perdu</em>, aucun lecteur ne peut ainsi oublier d’une part la « madeleine » – pour laquelle, le plus souvent, il n’est d’ailleurs pas même besoin d’y adjoindre son complément de nom naturel, « de Proust » – et d’autre part « Combray ».</p>
<p>Ce sont là en réalité des signes de connivence culturelle devenus si flagrants qu’ils échappent presque à la mention de l’œuvre qui en est la source. Marcel Proust a si bien analysé et défini la sensation ressentie en savourant ce « petit morceau de madeleine », déclencheur de réminiscences rattachées à tante Léonie, et réanimant « l’édifice immense du souvenir », que la « madeleine » représente désormais pour chacun d’entre nous une clef personnelle de notre enfance. Pareil constat collectif ne peut donc échapper aux lexicographes et, de fait, le moment où ces greffiers de l’usage l’ont consigné et fait ainsi entrer dans notre patrimoine sémantique nous importe en tant qu’étape marquante dans la reconnaissance nationale. À nous d’en traquer le plus précisément possible l’émergence dans l’immense corpus des dictionnaires.</p>
<h2>Une reconnaissance lexicographique par degrés</h2>
<p>Dans la Préface de son tout premier dictionnaire, publié en 1856, le <em>Nouveau Dictionnaire de la langue française</em>, Pierre Larousse comparait tout auteur d’un ouvrage lexicographique à un « laquais qui porte les bagages de son maître », le maître incarnant la langue française et le laquais, le lexicographe. À ce dernier alors de ne pas déroger à certaines règles de conduite. En l’occurrence, il doit « suivre par derrière » le maître et en recueillir de la sorte les mots et les sens qui vont nourrir le dictionnaire. Cependant, insiste Pierre Larousse, il ne doit « ni suivre de trop loin, ni ouvrir la marche ». Aussi, tout enregistrement de nouvelles formes et de nouveaux sens est-il soumis à un constat impératif : leur passage notoirement attesté dans l’usage.</p>
<p>Un tel filtre est à la fois exigeant et révélateur : lorsqu’un néologisme d’auteur, qu’il soit morphologique ou sémantique, entre dans un dictionnaire, il doit précisément cet honneur au fait avéré qu’un nombre significatif de lecteurs l’ont pleinement intégré dans leur lexique et qu’il se diffuse dans la presse, la critique ou la conversation. Au point qu’il faut donc en expliciter le sens pour toute la communauté linguistique. Ainsi quelques mots jouent indéniablement le rôle de marqueurs culturels : ignorer de fait le lien existant entre la « madeleine », « Combray » et Marcel Proust, laisse comprendre que la personne ainsi démunie de ces ancrages lexicaux a tout à apprendre en matière littéraire.</p>
<p>À un degré plus avancé, faire état de « réminiscences » appelle presque immédiatement dans nos grands dictionnaires contemporains une citation extraite du <em>Temps retrouvé</em>, tant ce concept déjà marqué par Platon et Aristote, puis par Chateaubriand et Sainte-Beuve, a été revivifié par Proust. Par ailleurs, si l’on a bien lu Proust, on ne peut pas davantage ignorer la promesse érotique de la formule proustienne « faire catleya », métaphore ou métonymie… Que la nature linguistique de la locution instaurée par Swann soit au demeurant discutée, Gérard Genette penchant en effet pour la métonymie pendant que Serge Doubrovsky la laisse plus volontiers glisser vers la métaphore, voilà comment un délicieux débat dénote à lui seul l’indubitable pérennité d’une locution. Aux dictionnaires revient donc le rôle de dater l’entrée de la formule dans le lexique collectif.</p>
<p>Au reste, on peut aussi mesurer le succès d’une pensée et des formulations qui y sont rattachées lorsqu’elles échappent pour quelques-unes à l’œuvre : citer « la madeleine de Proust », « Combray » ou « Balbec » n’est plus en effet aujourd’hui l’absolue garantie que son locuteur ait réellement lu <em>À la recherche du temps perdu</em> et le passage y correspondant. C’est grand dommage, mais les concepts forgés par Marcel Proust ont trouvé un tel écho dans tous les esprits qu’ils existent indéniablement au-delà de l’œuvre elle-même. Le dictionnaire est alors requis non seulement pour rappeler la référence précise mais pour consigner au passage une doxa à rendre explicite pour tous. Puissent dans ce cas nos dictionnaires inciter à la lecture du premier tome de <em>À la Recherche du temps perdu</em> et, dans cet heureux sillage, conduire à la découverte de l’œuvre entière !</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=900&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/501916/original/file-20221219-20-8h6r4h.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1131&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Marcel Proust, « psychologue original » dans les dictionnaires (1920, 1960), Jean Pruvost, Champion Essais.</span>
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<p>Enfin, de manière moins directe peut aussi à travers les dictionnaires se mesurer l’installation d’une œuvre dans le patrimoine culturel lorsqu’une phrase qui en est extraite suffit implicitement à signaler et l’œuvre et son auteur. À titre d’exemple, lorsque paraît en 1913 le premier tome de <em>À la Recherche du temps perdu</em>, <em>Du côté de chez Swann</em>, personne n’imagine à ce moment-là que son incipit « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… » entrerait dans l’histoire littéraire comme une sorte de sésame à la grande œuvre et deviendrait l’une des formules évocatrices les plus célèbres de la littérature française. Aussi, son entrée à une date donnée dans les citations propres aux dictionnaires généraux de langue française est-elle également révélatrice de son insertion définitive dans la culture générale. Elle vaut à sa façon consécration.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196604/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean Pruvost ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les lexicographes des dictionnaires furent d’abord dans l’embarras pour définir le génie de l’écrivain avant d’offrir une image toujours plus riche et originale de l’homme et de son œuvre.Jean Pruvost, Lexicologue et historien de la langue française, CY Cergy Paris UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1960672022-12-14T18:42:03Z2022-12-14T18:42:03ZVoyage en uchronie, ou les possibles du passé<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/499574/original/file-20221207-10117-q2egpg.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C6%2C751%2C558&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Charles Renouvier par Henri Bouchet-Doumenq, 1889. Détail.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Renouvier#/media/Fichier:Portrait_de_Charles_Renouvier.jpg">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le dernier prix Goncourt, <em>Vivre vite</em>, de Brigitte Giraud, consacre l’actualité de la notion d’uchronie en littérature. En une série de courts chapitres précédés de la mention « Si ? » – « Si je n’avais pas voulu vendre l’appartement ? » « Si mon grand-père ne s’était pas suicidé ? » « Si je n’avais pas visité cette maison ? », « Si je n’avais pas téléphoné à ma mère ? », son récit revient sur les circonstances de la mort de l’homme qu’elle aimait, tué le 22 juin 1999 dans un accident de moto. Si, si… En rendant le procédé systématique, l’autrice toujours endeuillée s’offre, sans en être tout à fait dupe, la consolation de la fiction. Celle-ci revêt l’apparence d’une réalité alternative, ou contrefactuelle : dans un monde parallèle au nôtre, son « Claude » n’aurait pas trouvé la mort.</p>
<p>Quid de l’uchronie, donc ? On ne connaît peut-être pas le mot, mixte barbare de <em>chronos</em>, pour le temps, et d’<em>ou</em>, préfixe négatif, le tout désignant un non-temps, de la même façon que l’utopie renvoie, elle, à un non-espace. Mais la chose nous est familière. En témoignent deux exemples empruntés à la culture pop. Au cinéma, <em>Back to the Future</em>/<em>Retour vers le futur</em> (1985), de Robert Zemeckis, fait œuvre de pionnier. Dans les années 80, Marty Mcfly, adolescent désoeuvré, fait la connaissance du docteur Emmett Brown, l’inventeur d’une drôle de machine à remonter le temps. À la suite de diverses péripéties, le garçon revient à l’époque où ses (futurs) parents allaient se connaître, en novembre 1955, soit trente ans plus tôt. On assiste à ses tentatives maladroites de changer le cours des choses, avant de le voir opérer un « retour vers le futur », toujours plus problématique à mesure que la trilogie se déploiera.</p>
<p>De prime abord, le titre du juke-box musical <em>& Juliet</em> (2019), semble, lui, concrétiser le triomphe de la cancel culture. Roméo est évincé du couple mythique formé par les amants de Vérone, au profit de la seule Juliette. Shakespeare s’est rangé aux arguments de son épouse, la féministe Anne Hathaway. Sur scène, la tragédie va bifurquer du côté de la comédie au moment où l’héroïne ne s’ôte pas la vie dans la crypte. Elle devient une jeune femme émancipée, Roméo finit par revenir d’entre les morts, et le couple de chanter à gorge déployée sur des airs de Jon Bon Jovi, Britney Spears, Céline Dion, Katie Perry, etc.</p>
<h2>« Les possibles du passé »</h2>
<p>L’uchronie est au passé ce que la science-fiction est à l’avenir : la seconde anticipe, là où la première se met en quête de ce qu’on appellera, à la suite de Pierre Bayard, les « possibles du passé ». Avec son dernier ouvrage, <em>Et si les Beatles n’étaient pas nés ?</em> (2022), le critique prend un malin plaisir à se faire contrefactuel. Sans les Scarabées de Liverpool, les Kinks auraient pris toute la lumière ; en l’absence de Proust, toute une génération d’écrivains, dont Anatole France était la figure de proue, se serait durablement imposée, et l’histoire littéraire aurait <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Proust-prix-Goncourt">aujourd’hui un autre visage</a>. Idem pour Marx, Freud et Kafka.</p>
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<figcaption><span class="caption">Le film ‘Yesterday’ de Danny Boyle (2019) imagine un monde qui n'aurait jamais connu les Beatles.</span></figcaption>
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<p>Fidèle à sa démarche éprise de « paradoxes critiques », Bayard joue les provocateurs : « On n’arrête pas d’encenser les chefs-d’œuvre sans prendre la mesure des dégâts qu’ils provoquent ». Et de prendre la défense d’œuvres injustement évincées du système de valeurs dominant, en rêvant pour elles d’« un monde alternatif plus accueillant. » On connaît la propension d’un Bayard mi-figue, mi-raisin, à vouloir « corriger les hiérarchies souvent contestables de la postérité littéraire et artistique », quand ce n’est pas à vanter les bienfaits qu’il y aurait à réattribuer les œuvres, à faire, par exemple, de Kafka l’auteur de <em>L’Etranger</em> ou de Tolstoï le créateur de <em>Autant en emporte le vent</em> (<em>Et si les œuvres changeaient d’auteur ?</em>, Minuit, 2010). Son mérite principal, cependant, est de nous rappeler que la prise en compte de ce qui ne s’est pas passé, ou de ce qui aurait pu se passer autrement, relève bel et bien d’un mode de cognition en bonne et due forme.</p>
<p>Il y a longtemps que les historiens <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/histoire-et-geopolitique/histoire/et-si-on-refaisait-lhistoire-_9782738126375.php">ont retenu la leçon</a>. À force de se pencher, entre autres choses, sur le sort des batailles, ils en sont venus à s’interroger. Et si Napoléon avait vaincu à Waterloo ? ; et si les Confédérés avaient remporté le conflit contre leurs frères du Nord ? ; et si les nazis n’avaient pas perdu la Seconde guerre mondiale ? Ils ruminent depuis longtemps, aussi, la longue portée de la pensée de Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde aurait changé. » Même si le philosophe consacre son fragment à la « Vanité » et aux causes et conséquences de l’amour, sa réflexion porte en germe la notion d’alternative à l’histoire officielle racontée par les manuels. Ici, la disproportion entre un détail anatomique et les conséquences géopolitiques, à l’échelle de Rome, du choix amoureux fait par Marc-Antoine, est à ce point spectaculaire qu’elle interpelle l’historien (tout comme elle frappe l’imagination). Rien d’étonnant, donc, qu’on doive à un spécialiste de l’histoire des religions, <a href="https://journals.openedition.org/elh/585">Charles Renouvier</a> (1815-1903), la paternité du néologisme « Uchronia ». Pour la circonstance, le philosophe se fit romancier.</p>
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<h2>L’Anti-déterminisme de Renouvier</h2>
<p>Rien de tel qu’une fiction, censément écrite par un obscur moine du XVI siècle, pour faire passer <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k833574.texteImage">un propos ambitieux</a>, parfaitement résumé par un titre à rallonge : <em>Uchronie (l’Utopie dans l’histoire), Esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu’il n’a pas été, tel qu’il aurait pu être</em>. Et d’imaginer, vers la fin du règne de Marc Aurèle, une ligne de divergence–« point de scission » est l’expression de Renouvier –, à partir de laquelle le christianisme ne serait pas devenu religion d’État, et aurait même été bouté hors des frontières romaines, vers l’Est. Ainsi l’Occident aurait-il pu faire l’économie de guerres de religion sanguinaires autant que multiséculaires…</p>
<p>Partisan convaincu de la laïcité avant la lettre, le penseur républicain – nous sommes en 1876 – aura eu besoin de l’uchronie pour donner du corps à sa conviction profonde : le libre arbitre doit s’imposer dans la gestion des affaires humaines. Son récit a beau être « chimériquement défectueux », il fait œuvre « utile », en réclamant à cor et à cri « le droit d’introduire dans la série effective des faits de l’histoire un certain nombre de déterminations différentes de celles qui se sont produites. » Machine de guerre contre la religion, son uchronie est surtout un anti-déterminisme, une mise en demeure « adressée aux partisans nouveaux, sérieux, trop peu résolus peut-être, d’une liberté humaine, réelle dans le passé qu’elle a fait et qu’elle aurait pu ne pas faire, et grosse d’un immense avenir, dont sa propre affirmation doit être le point capital. »</p>
<h2>Imaginer des mouvements de bascule</h2>
<p>De l’ouvrage de Renouvier, les auteurs d’uchronies fictives retiendront la composante civilisationnelle. Tant qu’à faire, autant que les lignes de divergence débouchent sur des mouvements de bascule géopolitique de très grande ampleur. C’est l’audacieuse ligne de conduite adoptée par Laurent Binet, dans <em>Civilizations</em> (2019), ou par les <em>Chroniques des années noires</em> (2002) de Kim Stanley Robinson. Plus classiquement, la réécriture s’envisage aussi à partir de la destinée d’un « grand » homme. Stephen King tente ainsi de prévenir l’assassinat de Kennedy (22/11/63, 2011). La même année, <em>Rêves de gloire</em>, de Roland C. Wagner, spécule sur le destin d’une Algérie évoluant « très différemment » à partir de l’assassinat du général de Gaulle, en octobre 1960. <em>Le complot contre l’Amérique</em> (2004), de Philip Roth imagine un Roosevelt battu aux élections présidentielles de 1940 par Charles Lindbergh, l’aviateur devenu homme politique antisémite et fascisant. Eric Emmanuel Schmidt romance la double vie, contrefactuelle et réelle, d’Adolf Hitler, à partir d’une hypothèse a priori simple : et si le peintre du dimanche n’avait pas raté le concours d’entrée à l’École des Beaux-Arts de Vienne ? (<em>La part de l’autre</em>, 2001). Pour sa part, George Steiner avait mis en scène la capture, au fond de la jungle amazonienne, d’un Hitler nonagénaire, dans le controversé <em>Le Transport d’A.H</em>. (1981).</p>
<h2>Explorer d’autres chemins</h2>
<p>C’est souvent que les romanciers imaginent le pire, donnant ainsi à penser qu’uchronie et dystopie ont partie liée. « Et si les nazis étaient devenus les maîtres du monde ? » : tel est sans conteste le scénario le <a href="https://www.lepoint.fr/pop-culture/si-les-nazis-avaient-gagne-la-guerre-6-uchronies-incontournables-30-10-2017-2168543_2920.php">plus répandu en fiction à ce jour</a>. D’authentiques chefs-d’œuvre, dont <em>Le Maître du Haut château</em> (1962), de Philip K. Dick, y côtoient des dizaines de romans animés par le même souci : refaire l’histoire pour mieux comprendre ce à quoi nous avons échappé. De fait, <a href="https://bourgoisediteur.fr/catalogue/la-fleche-du-temps/">inverser la flèche du temps</a>, pour en remonter le mécanisme autrement, c’est chercher à le « réparer » : et si le non temps de l’uchronie était, en définitive, un « bon » ou « meilleur » temps (préfixe <em>eu</em>, en lieu et place de <em>ou</em>) ? C’est aussi refuser l’idée reçue selon laquelle il n’y aurait qu’une manière d’écrire l’histoire – celle que signent les vainqueurs –, et, de fil en aiguille, qu’une pensée (« unique »), qu’un système économique (le capitalisme néo-libéral), etc. Cela revient, de facto, à s’inscrire en faux contre la tristement célèbre formule thatchérienne : <em>There Is No Alternative</em>. D’autres chemins existent. À condition qu’ils ne croisent pas la route des « faits alternatifs » forgés en son temps par l’Administration Trump. Nous parlons ici de fiction, pas de mensonges caractérisés.</p>
<p>Il y a quelque chose de prométhéen, mais aussi d’enfantin, à vouloir contredire l’histoire de la sorte. L’enfant, ce potentiel « pervers polymorphe » dont parle Freud, déteste les contraintes tout comme il a plaisir à nier les évidences. Le romancier, mais il en va de même des cinéastes tel Quentin Tarantino et son iconoclaste <em>Inglourious Basterds</em> (2009), lui ressemble quand il cherche à prendre sa revanche sur le monde des adultes et les grands malheurs, historico-politiques, que ces derniers s’ingénient à propager. En récusant le principe de réalité, il se crée un espace de jeu. Tantôt, il joue à se faire peur : « C’est la peur qui préside à ces Mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreur, mais tout de même : aurais-je été si craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour Président ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? » (<em>Le complot contre l’Amérique</em>). Tantôt, il joue tout court, à l’image d’un Salman Rushdie nous offrant, avec les accents orphiques de <em>La terre sous ses pieds</em> (1999), une réjouissante fable postcoloniale, dans laquelle il réécrit l’histoire du rock & roll. Non, le rock n’est pas né en Occident, mais en Orient, sur le sol indien. Au passage, « Pretty Woman », de Roy Orbinson, est réattribué aux Kinks. Mais c’est presque un détail d’une histoire qui voit Kennedy périr assassiné, mais aux côtés de son frère Robert, et pas à Dallas.</p>
<h2>Et si le Nobel… ?</h2>
<p>L’irrévérence de Rushdie nous ramène à ses <em>Versets sataniques</em> (1988). L’un des personnages du roman y remontait en songe aux origines de la constitution du Coran, à la recherche d’une ligne de divergence : le moment où Satan se serait substitué à l’Ange de la Récitation, pour souffler au prophète des sourates controversées, récusées par la suite. Hérésie ! protestent les théologiens d’un Islam rigoriste, qui nient l’existence d’une telle ligne de faille. Possible narratif ! s’écrie le romancier naturellement sceptique. Dialogue de sourds, assurément : Rushdie aura payé un lourd tribut, et encore tout dernièrement, à cette « divergence » condamnée par les islamistes purs et durs. Dans son dernier recueil d’essais, <em>Langages de vérité 2003-2020</em> (Actes Sud, 2022), il persiste pourtant à rappeler qu’une des modalités du « Et si ? » prend naissance dans les contes arabes des <em>Mille et une nuits</em>, où il est loisible de poser simultanément une chose et son contraire, anticipant en cela sur les possibilités spatio-temporelles infinies <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070138975-le-chat-de-schrodinger-philippe-forest/">offertes par la physique quantique</a>. L’équivalent arabe de la formule « Il était une fois » est <em>kan ya ma kan</em>, que l’on peut traduire par « C’était ainsi, ce n’était pas ainsi. »</p>
<p>Avec des si, on mettrait Paris en bouteille, entend-on souvent dire. Loin de mettre la littérature de fiction en bouteille, la multiplication des « Et si ? » la libère de la Bastille dans laquelle certains voudraient la garder prisonnière. Et si, à la date du 6 octobre 2022, le jury du Nobel avait décidé de faire coup double, en attribuant avant tout le prix à Annie Ernaux, mais aussi à Salman Rushdie ? Ou serait-ce que certains “possibles du passé” sont moins possibles que d’autres ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196067/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’uchronie est au passé ce que la science-fiction est à l’avenir : la seconde anticipe, là où la première se met en quête de ce qu’on appellera, avec Pierre Bayard, les « possibles du passé ».Marc Porée, Professeur émérite de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1947712022-12-06T19:03:17Z2022-12-06T19:03:17ZLittérature classique : que penser des versions abrégées, d’Homère à Jules Verne ?<p>Au moment de sélectionner le programme de lectures de l’année scolaire, les professeurs de français peuvent être conduits à choisir entre des éditions intégrales ou abrégées. Certaines œuvres de grands auteurs classiques – comme Victor Hugo, Jean-Jacques Rousseau, Jules Verne, Théophile Gautier ou encore Alexandre Dumas – peuvent en effet se décliner en librairie dans des <a href="https://www.telerama.fr/enfants/quand-hugo-ou-kipling-sont-elagues-pour-la-bonne-cause-7009369.php">formats abrégés</a>. Des présentations qui suscitent questionnements et débats.</p>
<p>Pour expliquer le lancement dans les années 1980 de sa collection <a href="https://classiques.ecoledesloisirs.fr/collection">« Classiques abrégés »</a>, dans laquelle on trouve des titres comme <em>L’Énéide</em>, <em>Moby Dick</em>, <em>Oliver Twist</em> ou encore <em>Notre-Dame de Paris</em>, la maison d’édition L’École des Loisirs note par exemple qu’il s’agit de « transmettre aux jeunes générations des textes essentiels que leur ampleur risquait fort de faire sombrer dans l’oubli ». La version abrégée rendrait le classique « moins inquiétant », permettrait « de l’apprivoiser pour le mettre à la portée des jeunes lecteurs, en abrégeant le texte de manière à laisser intacts le fil du récit, le style et le rythme de l’auteur ».</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lire-un-texte-a-haute-voix-aide-t-il-a-le-comprendre-172632">Lire un texte à haute voix aide-t-il à le comprendre ?</a>
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<p>Au <a href="https://www.livredepochejeunesse.com/les-textes-classiques-en-abrege">Livre de Poche Jeunesse</a>, qui a inscrit à son catalogue de versions abrégées des titres comme <em>La Chartreuse de Parme</em> de Stendhal ou <em>La bête humaine</em> de Zola, on affirme aussi la volonté de donner accès à « tous les plus grands classiques de la littérature française », sans « intimider les élèves qui lisent moins avec des volumes trop imposants ». Référence est faite d’ailleurs aux <a href="https://www.education.gouv.fr/pid285/bulletin_officiel.html?pid_bo=34093">Instructions officielles de l’Éducation nationale</a> de 2016 selon lesquelles le professeur « conduit les élèves vers la découverte de textes classiques et contemporains » et « peut également avoir recours à des adaptations (texte modernisé et/ou abrégé, cinématographique, bande dessinée, etc.) pour faciliter l’entrée dans les œuvres les plus complexes ».</p>
<p>Dès lors, nous pouvons nous interroger sur la pertinence qu’il y aurait à recommander aux élèves la lecture de la version abrégée plutôt que de la version intégrale de classiques puisqu’à notre connaissance aucune étude de psychologie n’a directement comparé les effets respectifs de la lecture de l’une ou l’autre version sur les élèves.</p>
<h2>Mise en condition des lecteurs</h2>
<p>Tout d’abord, précisons que ces versions abrégées se caractérisent par une simple suppression de passages jugés anecdotiques ou accessoires et que les passages conservés sont sans retouche. Il ne s’agit donc pas d’une simplification linguistique des textes et, par conséquent, il n’y a pas dans l’absolu de réduction de la valeur qualitative de ces derniers.</p>
<p>Cela implique dans ce cas une différence principalement quantitative entre les deux versions qui rendrait la version abrégée moins volumineuse et donc moins intimidante. Cela suffit-il vraiment à justifier d’éviter le passage par la version intégrale de l’œuvre ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lire-sur-papier-lire-sur-ecran-en-quoi-est-ce-different-112493">Lire sur papier, lire sur écran : en quoi est-ce différent ?</a>
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<p>Notons que, si certaines parties d’un texte, comme la description de personnages ou de lieux, peuvent sembler secondaires pour la compréhension globale d’une histoire, elles n’en contribuent pas moins à la création de liens entre les informations. Et cela permet d’expliquer certains comportements ou pensées. Le fait d’en savoir plus sur le passé d’un personnage permettra ainsi de mieux comprendre pourquoi il agit de telle ou telle manière. À cela s’ajoute le rôle que peuvent jouer ces passages soi-disant accessoires dans la mise en condition des lecteurs. Ils contribuent à les inviter à voyager mentalement dans l’univers de l’œuvre et ressentir des émotions plus ou moins fortes.</p>
<p><a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3868356/">L’étude de Gregory S. Berns et de ses collègues</a>, publiée en 2013, montrait que la lecture pendant neuf jours de la version intégrale du roman <em>Pompeii : A Novel</em>, de Robert Harris, s’accompagnait d’une augmentation constante et significative du niveau des émotions ressenties par des lecteurs. Cet effort quotidien allait aussi de pair avec un renforcement des connexions fonctionnelles au sein d’un réseau cérébral comprenant comme région centrale le <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cortex_somatosensoriel">cortex somatosensoriel</a>, ce que les auteurs interprètent comme reflétant le rôle de ce réseau par rapport à l’augmentation des sensations corporelles induites par la lecture du roman.</p>
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<p>Ainsi, la notion de <a href="https://theconversation.com/lecture-postures-emotions-comment-le-corps-nous-aide-a-comprendre-un-texte-159583">cognition incarnée</a> peut être invoquée pour expliquer comment le fait de lire un roman met la lectrice ou le lecteur à la place des protagonistes de l’histoire, c’est-à-dire dans le corps de ces derniers, ce qui se traduit par ce renforcement constaté de la connectivité fonctionnelle au niveau notamment du cortex somatosensoriel. Tout cela demande du temps ; une version abrégée permettrait-elle de susciter pleinement cette dimension ?</p>
<h2>Accompagner l’effort</h2>
<p>Par ailleurs, si l’objectif d’une version abrégée d’un classique est surtout de rendre celui-ci moins impressionnant, cela ne va-t-il pas à l’encontre de ce préconisent les auteurs de nombreuses études recensées dans <a href="https://www.editions-jclattes.fr/livre/le-test-du-marshmallow-9782709642750/"><em>Le test du marshmallow</em></a> du psychologue Walter Mischel et <a href="https://www.livredepoche.com/livre/lart-de-la-niaque-9782253188094"><em>L’art de la niaque</em></a> d’Angela Duckworth, professeure en psychologie à l’université de Pennsylvanie ?</p>
<p>Ces ouvrages exposent les effets bénéfiques durables de la volonté et de la persévérance sur le développement cognitivo-affectif de l’enfant, notamment lorsque ce dernier réussit à surmonter des obstacles ou des difficultés semblant pourtant indépassables.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ces-comedies-de-moliere-quon-etudie-encore-et-toujours-a-lecole-177473">Ces comédies de Molière qu’on étudie encore et toujours à l’école</a>
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<p>Il faut aussi rappeler que l’enfant n’est pas seul face à sa lecture. Il pourra bénéficier de l’aide de son professeur pour atteindre sa zone proximale de développement – un concept développé par le psychologue Lev Vygotski, notamment dans son ouvrage <a href="https://www.scienceshumaines.com/lev-vygotski-1896-1934-pensee-et-langage_fr_9754.html"><em>Pensée et langage</em></a>, pour décrire le niveau qu’un enfant est susceptible d’atteindre par rapport à une fonction ou une capacité cognitive, avec l’aide d’un tiers qui pourra être son enseignant. Ainsi, selon Vygotski :</p>
<blockquote>
<p>« Lorsque nous observons le cours du développement d’un enfant à l’âge scolaire et le cours de son apprentissage, nous voyons effectivement que toute matière d’enseignement exige de l’enfant plus qu’il ne peut donner à ce moment-là, c’est-à-dire que l’enfant à l’école a une activité qui l’oblige à dépasser ses propres limites. Cela s’applique à tout apprentissage scolaire normal. On commence à apprendre à écrire à l’enfant alors qu’il ne dispose pas encore de toutes les fonctions qui permettent le langage écrit ».</p>
</blockquote>
<p>Tout l’enjeu de l’apprentissage, sur le plan psychologique, est donc de « passer, à l’aide de l’imitation, de ce que l’enfant sait faire à ce qu’il ne sait pas faire ».</p>
<p>L’enseignant jouera ainsi un rôle crucial en accompagnant l’élève pendant la période de lecture du classique. Plutôt que de demander à l’enfant de lire tout l’ouvrage pour une date donnée, ce qui peut effectivement rendre cette activité intimidante, il peut procéder par étapes, en faisant par exemple lire un chapitre de l’ouvrage par semaine et en posant des questions aux élèves chaque semaine en classe pour s’assurer de la bonne compréhension du chapitre lu.</p>
<p>Pour aller plus loin, des pratiques d’enseignement de la compréhension en lecture sont décrites dans deux ouvrages : <a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782804156152-la-comprehension-en-lecture"><em>La compréhension en lecture</em></a>, de Jocelyne Giasson, et <a href="https://www.decitre.fr/livres/enseigner-la-comprehension-en-lecture-9782401000858.html"><em>Comment enseigner la compréhension en lecture</em></a> de Maryse Bianco et Laurent Lima.</p>
<p>L’expérience de l’enseignant lui permettra en outre de doser de façon optimale l’effort demandé aux élèves en alternant par exemple la lecture de classiques et de nouvelles. N’oublions pas non plus les manuels de français qui peuvent, lorsqu’ils sont judicieusement conçus, donner envie aux élèves à partir d’un extrait de s’attaquer à l’ensemble d’un ouvrage.</p>
<p>Et pour conclure, voici ce que répond l’écrivain et ancien enseignant de lettres Philippe Delerm lorsque le journaliste Augustin Trapenard lui demande <a href="https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/la-grande-librairie-saison-15/4274188-speciale-marcel-proust.html">comment les élèves réagissent quand on leur fait lire Proust</a> : « Ils sont assez fiers finalement car on leur dit d’abord qu’il a la réputation d’être très très difficile. Mais en fait, quand on les prend par la main, on se rend compte que ça suscite beaucoup d’écho ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/194771/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Frédéric Bernard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour faciliter l’accès des élèves aux œuvres de grands classiques, de Virgile à Dumas, il est possible de leur en proposer des versions abrégées. Mais l’expérience de lecture est-elle la même ?Frédéric Bernard, Maître de conférences en neuropsychologie, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1954692022-11-28T19:03:13Z2022-11-28T19:03:13ZLe syndrome de la page blanche, vieux comme le monde<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/497681/original/file-20221128-26-ahv7rd.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=92%2C4%2C1483%2C791&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Malgré une image romantique, l'écriture peut se révéler fastidieuse. </span> <span class="attribution"><span class="source">Shutterstock</span></span></figcaption></figure><p>Ann Patchett, qui a écrit huit romans et cinq ouvrages de non-fiction, affirme que, face au syndrome de la page blanche, on a parfois l’impression que la muse <a href="http://www.annpatchett.com/titles#/thisisthestoryofahappymarriage/">« est sortie fumer »</a>. Que vous soyez un romancier primé ou un lycéen chargé de rédiger une dissertation pour le cours d’anglais : la peur et la frustration liées à l’écriture n’épargnent personne.</p>
<p>Mon dernier livre, <a href="https://broadviewpress.com/product/a-writing-studies-primer/"><em>A Writing Studies Primer</em></a> (<em>Introduction aux études d’écriture</em>, non traduit), comprend un chapitre sur les dieux, déesses et saints patrons de l’écriture. Lors de mes recherches, j’ai été frappé par le fait que les écrivains ont toujours cherché l’inspiration et l’intercession des dieux.</p>
<p>En réalité, les écrivains frustrés qui se languissent d’une muse ou d’une aide venue du ciel adhèrent à une tradition vieille de 5 000 ans.</p>
<h2>Les premiers écrivains regardaient vers le ciel</h2>
<p>Le premier système d’écriture, le <a href="https://www.britannica.com/topic/cuneiform">cunéiforme</a>, est apparu à Sumer vers 3200 avant J.-C. pour garder trace des stocks de blé, des transactions, des biens immobiliers et des recettes. Les scribes utilisaient des tablettes d’argile pour enregistrer les informations – en somme, c’étaient les premiers tableurs Excel.</p>
<p>À l’origine, la déesse sumérienne du grain, <a href="https://www.worldhistory.org/Nisaba/">Nisaba</a> a été associée à l’écriture. Elle était représentée tenant un stylet en or et une tablette d’argile.</p>
<p>Comme il était courant pour chaque profession d’adopter un dieu ou une déesse tutélaire, la nouvelle classe des scribes a choisi Nisaba. Dans les <a href="https://www.jstor.org/stable/367648">écoles qui formaient les jeunes scribes</a>, les tablettes invoquent son nom – « Louée soit Nisaba ! » Les poètes vantaient son influence et <a href="https://twitter.com/anctxtmodtablet/status/1097890316458360832">prétendaient qu’elle donnait une belle écriture</a> aux étudiants assidus.</p>
<p>Son homologue égyptien était <a href="https://ancientegyptonline.co.uk/seshat/">Seshat</a>, dont le nom <a href="https://www.worldhistory.org/Seshat/">se traduit par</a> « femme scribe ».</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="Sculpture en pierre d’une femme tenant un stylo" src="https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488164/original/file-20221004-14-hoc6qr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1006&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">A Louxor, en Égypte, une Seshat est gravée sur une statue du pharaon Ramsès II.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Luxor_temple_16.jpg">Jon Bodsworth/Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Seshat, que l’on reconnaît à sa coiffe surmontée d’un papyrus stylisé et à son stylet dans la main droite, guidait les plumes de roseau des scribes tandis que les prêtres communiquaient avec le divin.</p>
<p>L’écriture consistait alors à communiquer avec les dieux, et les Grecs et les Romains ont perpétué cette tradition. Ils se sont tournés vers les neuf filles de Zeus et de Mnémosyne, connues collectivement sous le nom de <a href="https://www.ancient-origins.net/myths-legends-europe/nine-muses-0013523">Muses</a>. Parmi elles, Calliope se distingue tout particulièrement, non seulement parce qu’un instrument de musique porte son nom, mais aussi parce qu’elle était considérée comme la première des sœurs pour son éloquence.</p>
<p>Les Muses <a href="https://www.wsj.com/articles/SB124242927020125473">ont depuis évolué</a> en une seule « muse » globale qui sert de source d’inspiration.</p>
<h2>Dieux et déesses mondiaux de l’écriture</h2>
<p>Les dieux et autres figures légendaires de l’écriture ne se limitent pas à la civilisation occidentale. En Chine, l’historien Cangjie, qui vivait au XVII<sup>e</sup> siècle avant Jésus-Christ, aurait créé les <a href="https://www.ewccenter.com/cangjie-and-the-invention-of-chinese-characters">caractères de la langue chinoise</a>. La légende veut qu’il ait été inspiré par le dessin des veines d’une tortue. À l’époque, les Chinois <a href="https://www.worldhistory.org/Oracle_Bones/">écrivaient souvent sur des carapaces de tortue</a>.</p>
<p>Selon une <a href="https://www.newworldencyclopedia.org/entry/Fu_Xi">histoire concurrente</a>, le héros folklorique Fuxi et sa sœur Nüwa auraient créé le système de caractères chinois vers 2000 avant J.-C. Pourtant, c’est le nom de Cangjie qui perdure dans la méthode de saisie cangjie, qui fait référence au système permettant aux caractères chinois <a href="https://www.cangjieinput.com/?lang=en">d’être tapés à l’aide d’un clavier QWERTY standard</a>.</p>
<p>En Inde, les écrivains invoquent encore le dieu hindou à tête d’éléphant <a href="https://www.denverartmuseum.org/en/blog/ganesha-chathurthi-birth-elephant-headed-god">Ganesh</a> <a href="https://www.thestatesman.com/features/common-writing-rooms-well-known-authors-lord-ganesh-1502544876.html">avant de mettre l’encre sur le papier</a>. Connu pour lever les obstacles, Ganesh peut être particulièrement utile à ceux qui luttent contre le syndrome de la page blanche. Il y a aussi <a href="https://www.worldhistory.org/Sarasvati/">Saraswati</a>, la déesse hindoue du savoir et des arts, réputée pour son éloquence.</p>
<p>En Méso-Amérique, la culture maya considère <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Itzamna">Itzamná</a> comme la divinité qui a fourni les piliers de la civilisation : l’écriture, les calendriers, la médecine et les rituels de culte. Sa représentation sous la forme d’un vieil homme édenté et sage indiquait qu’il n’était pas à craindre, une caractéristique importante pour quelqu’un qui encourage un processus anxiogène comme l’écriture.</p>
<h2>Les saints patrons de l’écriture</h2>
<p>Dans le christianisme, les <a href="https://theconversation.com/who-are-patron-saints-and-why-do-catholics-venerate-them-148508">saints patrons</a> servent de modèles et de défenseurs du ciel. Divers groupes – professions, personnes atteintes d’une certaine maladie et même des nations entières – adoptent un saint patron.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/st-brigid-the-compassionate-sensible-female-patron-saint-of-ireland-gets-a-lot-less-recognition-than-st-patrick-176659">Sainte Brigitte d’Irlande</a>, qui a vécu de 451 à 525, est la patronne des presses à imprimer et des poètes. Contemporaine du plus connu <a href="https://theconversation.com/10-things-to-know-about-the-real-st-patrick-92253">Saint Patrick</a>, sainte Brigitte a fondé un monastère pour femmes, qui comprenait une école d’art devenue célèbre pour ses manuscrits manuscrits et décoratifs, notamment le <a href="http://www.kildarearchsoc.ie/the-book-of-kildare/">Livre de Kildare</a>.</p>
<p>Après Sainte Brigitte en Irlande, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Colomba_d%27Iona">Saint Colomba</a>, qui a vécu de 521 à 597, a fondé l’influente abbaye d’Iona, une île au large des côtes écossaises. Érudit de renom, Saint Columba a transcrit plus de 300 livres au cours de sa vie.</p>
<p>L’influence des saints patrons dédiés à l’alphabétisation – la lecture et l’écriture – s’est poursuivie bien après le Moyen Âge. En 1912, le <a href="https://www.css.edu/">College of Saint Scholastica</a> a été fondé dans le Minnesota en hommage à <a href="https://d.lib.rochester.edu/teams/text/whatley-saints-lives-in-middle-english-collections-life-of-st-scholastica-introduction">Scholastique</a> (480-543), qui, avec son frère jumeau Benoît (mort en 547), aimait discuter des textes sacrés. Les deux saints patrons italiens ont été associés aux livres, à la lecture et à l’enseignement.</p>
<h2>Objets chargés de pouvoir</h2>
<p>Certains écrivains peuvent penser que les personnages surnaturels semblent un peu trop éloignés du monde physique. N’ayez crainte – il existe des objets magiques qu’ils peuvent toucher pour trouver de l’inspiration et de l’aide, comme les talismans. Dérivé du mot grec ancien <em>telein</em>, qui signifie « accomplir », il s’agissait d’un objet qui, comme une amulette, protégeait le porteur et facilitait la bonne fortune.</p>
<p>Aujourd’hui, vous pouvez acheter des talismans inspirés d’anciens symboles celtiques qui sont censés faciliter le processus d’écriture. En ligne, certains promettent « une inspiration naturelle et une aide dans tous vos efforts d’écriture ». D’autres font la publicité d’un produit similaire censé aider « à trouver le mot juste au moment le plus opportun ».</p>
<p>D’autres se tournent vers les pierres. Un [set cadeau de cristaux contre le syndrome de la page blanche propose sur un site marchand des cristaux d’agate, de cornaline, d’œil de tigre, de citrine, d’améthyste et de quartz clair pour aider ceux qui ont du mal à formuler des phrases.</p>
<h2>Qu’est-ce qui fait un écrivain ?</h2>
<p>Qu’est-ce qui a poussé à la création d’êtres et d’objets divins pouvant inspirer et intercéder en faveur des écrivains ?</p>
<p>Pour moi, ce n’est pas un mystère que les écrivains recherchent l’intervention divine depuis 5000 ans.</p>
<p>Bien sûr, compter le nombre de moutons ou de boisseaux de céréales peut sembler un travail routinier. Pourtant, au début des systèmes d’écriture, l’acte physique d’écrire était extrêmement difficile – et c’est l’une des raisons pour lesquelles les écoliers priaient pour obtenir de l’aide. Plus tard, l’acte de création – trouver des idées, les communiquer clairement et intéresser les lecteurs – pouvait donner l’impression que l’écriture était une tâche herculéenne. Paradoxalement, cette compétence complexe ne coule pas forcément de source, même avec beaucoup de pratique.</p>
<p>L’image romantique de <a href="https://theconversation.com/genius-in-the-garret-or-member-of-the-guild-60175">l’écrivain dans sa mansarde</a> ne rend pas justice à la réalité fastidieuse de la production de mots, l’un après l’autre.</p>
<p>Dans ses mémoires <a href="https://stephenking.com/works/nonfiction/on-writing-a-memoir-of-the-craft.html"><em>Sur l’écriture</em></a>, Stephen King déclare : « Les amateurs s’assoient et attendent l’inspiration, les autres de lèvent et se mettent au travail ». Sur la suggestion d’un ami, Patchett a attaché une <a href="http://www.annpatchett.com/titles#/thisisthestoryofahappymarriage/">feuille d’émargement à la porte de sa salle d’écriture</a> pour s’assurer qu’elle écrivait tous les jours.</p>
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<img alt="Homme assis sur une chaise, les jambes croisées, serrant les mains près du visage" src="https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=393&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/488166/original/file-20221004-19-q3cyfh.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pour le romancier Stephen King, l’écriture est une question de discipline et de routine.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.gettyimages.com/detail/news-photo/horror-writer-stephen-king-at-the-w-hotel-wednesday-morning-news-photo/563552651?phrase=%22stephen%20king%22&adppopup=true">Richard Hartog/Los Angeles Times via Getty Images</a></span>
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</figure>
<p>Quel que soit le degré d’accomplissement d’un écrivain, il sera inévitablement confronté au syndrome de la page blanche. L’auteur John McPhee, lauréat du prix Pulitzer, qui a commencé à contribuer au <em>New Yorker</em> en 1963, l’évoque dans un <a href="https://www.newyorker.com/magazine/2013/04/29/draft-no-4">article de 2013</a> : « Le syndrome de la page blanche. Il terrasse certains écrivains pendant des mois. Il terrasse certains écrivains à vie ». Un autre écrivain célèbre du <em>New Yorker</em>, Joseph Mitchell, a été frappé par le <a href="https://www.bbc.com/news/av/magazine-32602862">syndrome de la page blanche en 1964</a> et s’est contenté de s’asseoir et de fixer sa machine à écrire pendant 30 ans.</p>
<p>J’ai moi-même lutté avec la rédaction de cet article, l’écrivant et le réécrivant dans ma tête une douzaine de fois avant de taper le premier mot.</p>
<p>La poétesse et satiriste Dorothy Parker <a href="https://www.nytimes.com/interactive/projects/cp/obituaries/archives/dorothy-parker">a dit un jour</a> : « Je déteste écrire ; j’aime avoir écrit. »</p>
<p>Je suis comme vous, Dorothy.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/195469/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Joyce Kinkead ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Que vous soyez un romancier primé ou un lycéen chargé de rédiger une dissertation pour le cours d’anglais : la peur et la frustration liés à l’écriture n’épargnent personne.Joyce Kinkead, Distinguished Professor of English, Utah State UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1931462022-11-07T19:52:46Z2022-11-07T19:52:46ZChaucer, poète médiéval accusé de viol : pourquoi son cas divise le milieu littéraire<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/493836/original/file-20221107-3517-bi5p9x.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C1%2C814%2C513&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Portrait de Chaucer par Thomas Occleve (1369 - 1426), dans le Regiment of Princes (1412). </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Contes_de_Canterbury#/media/Fichier:Chaucer_Hoccleve.png">Wikipédia</a></span></figcaption></figure><p>Le 11 octobre dernier, un séisme a secoué le monde des études médiévales anglaises. Plus de six siècles après la mort du poète Geoffrey Chaucer, Sebastian Sobecki (professeur de littérature médiévale anglaise à l’Université de Toronto) et Euan Roger (historien aux Archives nationales britanniques) ont levé le voile sur une accusation de viol ayant longtemps terni la réputation du poète.</p>
<p>Souvent défini comme le père de la littérature anglaise, Chaucer est de bien des façons le poète emblématique de Moyen Âge anglais. Auteur, traducteur, diplomate, ce poète courtois s’est notamment montré décisif dans l’avènement de la Renaissance en Angleterre, de par la richesse de ses emprunts à la poésie italienne du Trecento. Mais cette affaire souligne toute l’ambiguïté de son rapport aux femmes. En effet, s’il est parfois perçu <a href="https://theconversation.com/calls-to-cancel-chaucer-ignore-his-defense-of-women-and-the-innocent-and-assume-all-his-characters-opinions-are-his-152312">comme un féministe</a> et un défenseur des opprimés, ses écrits ne sont pas pour autant exempts d’une forme de violence sexuelle à ne pas sous-estimer (c’est par exemple le cas du Conte du Régisseur dans <em>Les Contes de Canterbury</em>).
Il faut cependant noter que les écrits de Chaucer n'ont rien de particulièrement exceptionnels dans leur représentation des femmes par rapport aux autres oeuvres littéraires médiévales, sachant que les scènes de violence sexuelle sont particulièrement répandues dans le genre du fabliau (très populaire au Moyen Âge). </p>
<h2>Les origines de l’accusation</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=853&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493357/original/file-20221103-18-6w5l0x.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1073&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Frederick James Furnivall (1825-1910).</span>
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<p>En 1873, Frederick J. Furnivall (fondateur de la <a href="https://newchaucersociety.org/">Chaucer Society</a>) mit la main sur un texte qui devait profondément nuire à la réputation du poète. Daté du 4 mai 1380, ce <a href="https://chaumpaigne.org/the-legal-documents/may-4/">document juridique</a> rédigé en latin stipule qu’une dénommée <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/452/318659/Who-Was-Cecily-Chaumpaigne">Cecily Champagne</a> (une femme guère plus jeune que Chaucer lui-même et issue d’une famille aisée et influente), « fille de feu William Champagne et de sa femme Agnès », libère pour toujours Geoffrey Chaucer des charges liées à <em>de raptu meo</em>, à savoir « de mon viol » ou « de mon enlèvement » (selon la traduction).</p>
<p>Plus d’un siècle plus tard, en 1993, <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.2307/2863835">Christopher Canon</a> dévoila à son tour un mémorandum daté du 7 mai 1380 ne jouant guère en la faveur de Chaucer en raison de sa référence à un crime liant Chaucer à Champagne – bien que le terme <em>raptus</em> en soit absent.</p>
<p>Embarrassés par ces découvertes, de nombreux chercheurs (pour la plupart des hommes, même si quelques femmes ont pu se joindre à eux) n’ont eu de cesse au fil des décennies que de défendre leur poète. Furnivall lui-même souhaita, un peu comme Robert Oppenheimer, le physicien à l’origine de la concrétisation du <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-methode-scientifique/projet-manhattan-et-l-humanite-toucha-sa-fin-5342640">Projet Manhattan</a>, n’avoir jamais fait cette découverte.</p>
<p>D’autres, en revanche, refusèrent d’y croire, comme ce fut le cas en 1968 d’Edward Wagenknecht, critique littéraire et professeur américain – comment la fine fleur de la poésie courtoise anglaise pourrait-elle être à l’origine d’un acte aussi infâme ? Peut-être ne s’agissait-il pas d’un viol et que la traduction du terme <em>raptus</em> devait être nuancée. Chaucer aurait peut-être fait des avances à Champagne, il aurait pu la séduire, Champagne aurait pu mentir, ou bien elle aurait pu céder à Chaucer et se retourner contre lui après coup. Qui plus est, malgré l’accusation, elle libéra Chaucer de toutes charges, preuve que le poète était innocent aux yeux de la loi, non ?</p>
<p>Cet embarras en dit long sur le rapport aux femmes de ces chercheurs et du poids du patriarcat dans le monde universitaire. On reconnaît d’ailleurs sans mal certains des arguments énumérés par les <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2022/10/12/cinq-ans-apres-metoo-l-antifeminisme-prospere-sur-les-reseaux-sociaux_6145406_4408996.html">plus fervents opposants</a> aux affaires mises en lumière par le mouvement #MeToo…</p>
<p>De fait, la véhémence de la réaction de ces universitaires nous pousserait presque à croire que ce n’est pas Chaucer qui est accusé, mais bien les hommes dans leur ensemble. Pire encore, en réduisant Champagne au rang de simple sous-intrigue amoureuse dans la biographie du poète (c’est par exemple le cas du médiéviste américain <a href="https://slate.com/culture/2022/10/chaucer-rape-allegation-servant-new-documents-cecily-chaumpaigne.html">John Fisher</a> en 1991), ils la réifient au point de n’en faire qu’un simple objet sexuel, une passade dans la vie d’un homme vivant loin de sa propre épouse. Or, les choses sont, comme souvent, bien plus complexes qu’elles n’y paraissent. Et à en croire la <a href="https://www.telegraph.co.uk/news/2022/10/11/chaucer-wrongly-accused-rape-150-years-newly-unearthed-documents/">presse internationale</a>, ce qu’il faut retenir de cette découverte, c’est l’innocence d’un homme mis sur le banc des accusés à tort. Plus qu’un simple micro-événement relatif à un point de la biographie d’un poète mort il y a 622 ans, cette révélation a pris une dimension dépassant de loin les limites du monde académique.</p>
<h2>Chaucer, Champagne et le Statut des travailleurs</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=323&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493355/original/file-20221103-33452-oocjcj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=406&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Le Statut des travailleurs (1351). Catalogue ref : C 74/1, m. 18.</span>
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<p>Revenons-en donc au 11 octobre dernier. Lors d’une présentation en ligne devant des centaines d’historiens et médiévistes, Sebastian Sobecki et Euan Roger ont annoncé avoir de nouveaux documents pouvant démêler cette sordide affaire.</p>
<p>Un an avant l’accusation de <em>raptus</em>, soit le 16 octobre 1379, Chaucer et Champagne furent tous deux poursuivis par Thomas Staundon selon le <a href="https://www.oxfordreference.com/view/10.1093/oi/authority.20110803100046308">Statut des travailleurs</a>, une loi votée en 1351 afin de répondre à la pénurie de main-d’œuvre consécutive à l’épidémie de peste noire.</p>
<p>Champagne, alors au service de Staundon, abandonna son poste de servante avant la fin de son contrat afin d’être employée par Chaucer. Or, le Statut des travailleurs fut justement conçu pour réguler le marché du travail, endiguer les hausses de salaires et empêcher le débauchage de serviteurs. Et c’est précisément cela que Staundon reproche à Chaucer. Ainsi, selon Sobecki et Roger, les deux principaux protagonistes de cette affaire seraient en fait codéfendeurs face à Staundon.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=258&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493335/original/file-20221103-18-g45ur9.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=324&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Note tardive précisant que l’affaire Chaucer/Champagne n’a pas été traduite en justice.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Catalogue ref : KB 136/5/3/1/2</span></span>
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<p>Le terme <em>raptus</em> prendrait un tout autre sens dans ce contexte et le document de 1380 pourrait, dans ce cas, être lu comme une stratégie juridique permettant de contrecarrer de potentielles nouvelles poursuites de Staundon contre Chaucer. En libérant officiellement Chaucer de toutes responsabilités dans cette histoire de droit du travail, elle lui permet de se sortir d’affaire. Le fait est qu’à la période de Pâques en 1380, Staundon retira sa plainte et qu’une note ajoutée plus tard dans la marge de l’assignation précise que l’affaire fut <em>non prosecutum</em> (« non traduite en justice »).</p>
<p>Ces révélations, publiées dans un <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/403/318660/The-Case-of-Geoffrey-Chaucer-and-Cecily">numéro spécial de <em>The Chaucer Review</em></a>, sont toutefois à nuancer et c’est bien ce qu’on fait les deux chercheurs en proposant à Sarah Baechle, Carissa Harris et Samantha Katz Seal (respectivement spécialistes de littérature médiévale à l’Université du Mississipi, Temple University, et à l’Université du New Hampshire) de contextualiser leur découverte. Ils ont fait en sorte de garder au cœur du débat une approche féministe qui risquerait de pâtir de cette découverte.</p>
<p><a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/475/318658/On-Servant-Women-Rape-Culture-and-Endurance?searchresult=1">Carissa Harris</a> souligne, par exemple, la nécessité de s’intéresser aux femmes en position de servitude que l’on retrouve dans l’œuvre de Chaucer et d’analyser leurs conditions de travails ainsi que leurs obligations, ce qui pourrait éclairer l’affaire Chaucer-Champagne d’une nouvelle manière. De même, <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/463/318663/Speaking-Survival-Chaucer-Studies-and-the?searchresult=1">Sarah Baechle</a> note que cette découverte est une opportunité de transformer notre approche du poète et de la violence sexuelle. Puisque nous n’avons plus à gérer la culpabilité de Chaucer et la victimisation de Champagne, nous sommes désormais en position d’adopter une approche structurelle nous permettant d’étudier les récits de viols (comme le Conte du Régisseur) du poète sous un nouveau jour. <a href="https://scholarlypublishingcollective.org/psup/chaucer/article/57/4/484/318664/Whose-Chaucer-On-Cecily-Chaumpaigne-Cancellation?searchresult=1">Samantha Katz Seal</a>, de son côté, nous rappelle avec justesse que si Chaucer est innocent, cela n’absout en rien les critiques littéraires et historiens qui ont, au cours du siècle passé, exploité une représentation fantasmée de Champagne et justifié son rôle d’objet sexuel.</p>
<h2>Des zones d’ombre persistantes</h2>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=439&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/493354/original/file-20221103-24-bb0f9i.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=552&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les pèlerins des Contes de Canterbury réunis à l’auberge, illustration de l’édition de Richard Pynson en 1492.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>À la lumière de ces documents, il est désormais possible de penser que Chaucer n’ait pas violé Cecily Champagne. Or, si nous avons tous cru pendant si longtemps à ces allégations, c’est bien parce que la poésie de Chaucer, empreinte de violence sexuelle, nous permettait de voir en lui un violeur potentiel (les fabliaux des <em>Contes de Canterbury</em> regorgent d’exemples allant dans ce sens). Sobecki a d’ailleurs été clair à ce sujet durant la présentation en ligne : cette découverte n’enlève rien au fait que la culture du viol existait et existe hélas toujours. Chaucer peut avoir enfreint la loi en employant Champagne avant la fin de son contrat (c’est ce que les nouveaux documents indiquent bel et bien), mais cela n’efface pas entièrement l’ardoise pour autant. Il demeure impossible d’écarter la possibilité qu’une forme de violence physique et/ou sexuelle ait joué un rôle dans ce transfert, d’une manière ou d’une autre.</p>
<p>Cette découverte demeure profondément polémique car loin d’apaiser les esprits (Chaucer est dans les faits innocent), elle soulève énormément de questions quant à notre rapport, en tant qu’universitaires, à la place des femmes dans notre discipline et à leur représentation littéraire. Hélas, cela tend à reléguer dans l’ombre <a href="https://blog.nationalarchives.gov.uk/geoffrey-chaucer-and-cecily-chaumpaigne-rethinking-the-record/">l’incroyable travail réalisé par Sobecki et Roger</a>, et qu’il est important de saluer ici. Mais il est tout aussi essentiel de rappeler que cette découverte ne discrédite en rien les dernières décennies de critique féministe de l’œuvre du poète. Car à y regarder de plus près, ce n’est pas tant Chaucer qui est en cause, un homme du Moyen Âge mort il y a fort longtemps, mais bien la réaction d’hommes et de femmes modernes à une affaire hautement symbolique.</p>
<p>Au final, notre façon d’appréhender cette question en dit long sur notre champ d’études et notre société.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/193146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jonathan Fruoco ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Depuis le XIXᵉ siècle, une accusation de viol pesait sur le poète médiéval Geoffrey Chaucer. À tort, si l’on en croit une découverte récente.Jonathan Fruoco, Chercheur associé, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1926532022-10-25T16:19:59Z2022-10-25T16:19:59ZLes transfuges de classe dans la littérature : le cas d’Annie Ernaux<p>Écrivaine au succès public grandissant en dépit des controverses critiques qui accompagnent régulièrement la parution de chaque nouveau récit, Annie Ernaux vient d’obtenir le prix Nobel de Littérature 2022. Publiée dans la <a href="https://www.gallimard.fr/Contributeurs/Annie-Ernaux">collection Blanche chez Gallimard</a> depuis le premier opus, un roman autobiographique paru en 1974 (<em>Les Armoires vides</em>), elle avait auparavant déjà été plusieurs fois distinguée par des prix littéraires : par exemple du Renaudot et du prix Maillé-Latour-Landry en 1984 pour <em>La Place</em>, du prix Marguerite-Duras et du prix François-Mauriac pour <em>Les Années</em> en 2008, ainsi que le Prix de la langue française (2008) et le prix Marguerite Yourcenar (2017) pour l’ensemble de son œuvre.</p>
<p>Née en 1940, fille d’ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d’une épicerie-café à Yvetot, elle est devenue, grâce au capital culturel acquis par le biais de l’école, <a href="http://editions.ehess.fr/ouvrages/ouvrage/33-newport-street/">« une métis sociale »</a>, une <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-La_Culture_du_pauvre-2122-1-1-0-1.html">« déclassée par le haut »</a>, ou encore une « transfuge de classe », comme <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/L-ecriture-comme-un-couteau">elle aime souvent à se définir elle-même</a>.</p>
<h2>« Venger sa race »</h2>
<p>Se fondant sur sa propre expérience d’une trajectoire sociale improbable de très forte mobilité sociale ascendante, nourrie de lectures sociologiques, notamment celle des travaux du sociologue Pierre Bourdieu, ou encore du britannique Richard Hoggart, elle décrit dans ses récits autosociobiographiques le monde et les représentations des petits commerçants en zone rurale dans la période de l’après-guerre, et cherche à rendre <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio/L-ecriture-comme-un-couteau">« la culture du monde dominé »</a> dont elle est issue, pour « venger sa race ».</p>
<p>Elle tend aussi à saisir les effets des déplacements – parfois de grande ampleur – dans l’espace social sur les perceptions que les personnes concernées par la mobilité sociale ascendante ont du monde social et politique au sens large du terme, les effets de la <a href="https://extra.u-picardie.fr/outilscurapp/medias/revues/33/gerard_mauger.pdf_4a07eb535d35b/gerard_mauger.pdf">confrontation à la culture légitime diffusée par l’école</a>, la rupture souvent douloureuse que la scolarisation introduit avec le milieu familial d’origine, enfin les conversions d’habitus et les malaises que de telles trajectoires créent chez les individus qui les expérimentent : tiraillés entre deux fidélités irréconciliables, toujours « déplacés », ces « transfuges » ont le plus grand mal à trouver leur place dans l’espace social.</p>
<p>Toutefois, écrire sur les effets d’une telle <a href="http://apu.univ-artois.fr/Revues-et-collections/Etudes-litteraires/Serie-Manieres-de-critiquer/Annie-Ernaux-une-aeuvre-de-l-entre-deux">posture de « l’entre-deux »</a>, et sur la honte sociale qu’elle génère (honte des origines sociales, honte des parents, honte d’avoir honte) ne va pas de soi : ayant intériorisé « l’indignité » culturelle de ses origines populaires, Annie Ernaux a ainsi longtemps estimé que la réalité triviale qu’elle vivait était indicible, inconvenante et qu’elle ne méritait pas d’être racontée, de devenir <a href="https://hal-u-picardie.archives-ouvertes.fr/hal-03688930/document">« objet littéraire »</a> :</p>
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<p>« Quand j’étais enfant et adolescente, je nous sentais (ma famille, le quartier, moi) hors littérature, indignes d’être analysés et décrits, à peu près de la même façon que nous n’étions pas très sortables. »</p>
</blockquote>
<h2>Trouver la forme juste</h2>
<p>Qui plus est, elle n’a pas su immédiatement comment en rendre compte littérairement sans trahir ses origines. La quête de la « forme juste » sera donc placée au cœur de sa réflexion stylistique tout au long de son œuvre, et l’amènera, à partir de <em>La Place</em>, à privilégier une « écriture au couteau », <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/La-place">qu’elle qualifie de « plate » ou de « blanche »</a>, une « langue des choses », dépouillée des attributs habituels en littérature, la seule tenable selon elle pour rendre compte d’existences « soumises à la nécessité ».</p>
<p>Une telle tension entre les deux mondes était déjà perçue par Annie Ernaux enfant à l’école, bien avant l’entrée en écriture. On trouve notamment dans <em>La Place</em> des indications qui permettent de reconstituer l’univers familier de références de l’autrice à l’époque, et les contradictions dans lesquelles la fillette scolarisée était prise :</p>
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<p>« Dans les rédactions, j’essayais d’utiliser ce qui fait bien, c’est-à-dire ce qui se rapprochait de mes lectures, “tapis jonché de feuilles”, etc. […] Et comme la littérature que je connaissais ne parlait pas d’une mère qui s’endormait à table de fatigue après souper ou de repas d’inhumation où l’on chante, je jugeais qu’il ne fallait pas en parler. […] Quand j’ai commencé à écrire, je me désespérais de ne pas faire de la beauté à chaque phrase. » (p. 10)</p>
</blockquote>
<p>Fascinée et déférente envers ce nouveau monde, c’est dorénavant à son aune que l’enfant va jauger et juger toutes les valeurs et pratiques en vigueur dans le milieu familial d’origine. L’école symbolise en effet le basculement dans l’univers des livres et de la culture, avec le cortège de contraintes que ce mode d’accession aux études implique : contrôle de l’hexis corporelle et des affects, déni des goûts, des comportements et du langage qui ont cours dans la famille, bannissement de l’accent et du patois, rectification de l’intonation…</p>
<p>Ainsi s’exprime Denise Lesur, le « double » d’Annie Ernaux dans <em>Les Armoires vides</em> :</p>
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<p>« [J’ai] la tête bruissante de mots, dominus, le maître, the cat is on the table, à côté les dettes des clients, les livraisons d’huile en retard font figure de choses sans importance. […] Comment aurais-je pu faire pour ne pas retenir, jusqu’à l’intonation même, ces mots de la maîtresse qui ouvraient à deux battants sur l’inconnu, sur tout ce qui n’était pas la boutique couverte de pas boueux, les criailleries du souper, les humiliations… […] Chez moi, j’étais libre de puiser dans les bocaux et les pots de confiote, d’agacer les vieux soûlots, de parler comme les mots me venaient, du popu et du patois […]. Toutes ces remarques, ces ricanements, non, les choses de mon univers n’avaient pas cours à l’école. […] Les profs […] ils ne tiendraient pas une journée chez moi, ils seraient dégoûtés, continuellement ils disent qu’ils ont horreur des gens vulgaires, ils font les dégoûtés si on éternue fort, si on se gratte, si on ne sait pas s’exprimer. […] Il n’y a peut-être jamais eu d’équilibre entre mes mondes. Il a bien fallu en choisir un, comme point de repère, on est obligé. Si j’avais choisi celui de mes parents, de la famille Lesur, encore pire, la moitié carburait au picrate, je n’aurais pas voulu réussir à l’école, ça ne m’aurait rien fait de vendre des patates derrière le comptoir, je n’aurais pas été à la fac. Il fallait bien haïr toute la boutique, le troquet, la clientèle de minables à l’ardoise. […] Étrangère à mes parents, à mon milieu, je ne voulais plus les regarder. […] Le pire, c’était que la classe […] ce n’était pas non plus mon vrai lieu. Pourtant, j’y aspirais de toutes mes forces. […] Il faut encore creuser l’écart, semer définitivement le café-épicerie, l’enfance péquenaude, les copines à indéfrisable… Entrer à la fac. » (p. 66, 67, 75, 78, 83, 94, 100, 119 et 161).</p>
</blockquote>
<h2>Le langage des dominants</h2>
<p>C’est donc essentiellement le langage qui vient cristalliser la rupture entre les deux mondes – et lui qu’il faudra sans cesse travailler pour rendre compte littérairement de cette dernière : celui de l’école, châtié et constamment contrôlé, qui invalide brutalement les pratiques linguistiques qui ont cours dans le milieu familial. « Tout ce qui touche au langage est dans mon souvenir motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent », note ainsi Annie Ernaux dans <em>La Place</em> (p. 64).</p>
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<p>Les remarques sur l’apprentissage du langage normé des dominants, sans référent dans l’expérience réelle – « pire qu’une langue étrangère », écrit-elle dans <em>Les Armoires vides</em> (p. 53) –, et la séparation d’avec « le monde d’en bas » qu’il signifie, abondent dans l’œuvre de l’écrivaine : « Enfant, quand je m’efforçais de m’exprimer dans un langage châtié, j’avais l’impression de me jeter dans le vide », se souvient-elle dans <em>La Place</em> (p. 64) ; ou encore :</p>
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<p>« Il se trouve des gens pour apprécier le “pittoresque du patois” et du français populaire. Ainsi Proust relevait avec ravissement les incorrections et les mots anciens de Françoise. Seule l’esthétique lui importe parce que Françoise est sa bonne et non sa mère. Que lui-même n’a jamais senti ces tournures lui venir aux lèvres spontanément. Pour mon père, le patois était quelque chose de vieux et de laid, un signe d’infériorité. […] Il lui a toujours paru impossible que l’on puisse parler “bien” naturellement. Toubib ou curé, il fallait se forcer, s’écouter, quitte chez soi à se laisser aller. […] Toujours parler avec précaution, peur indicible du mot de travers, d’aussi mauvais effet que de lâcher un pet. » (p. 62-63)</p>
</blockquote>
<p>Dans <em>La Honte</em> (1997) en particulier, Annie Ernaux évoque longuement les effets ataviques du premier langage :</p>
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<p>« Parler bien suppose un effort, chercher un autre mot à la place de celui qui vient spontanément, emprunter une voix plus légère, précautionneuse, comme si l’on manipulait des objets délicats. […] Mon père dit souvent “j’avions” et “j’étions”, lorsque je le reprends, il prononce “nous avions” avec affectation, en détachant les syllabes, ajoutant sur son ton habituel, “si tu veux”, signifiant par cette concession le peu d’importance qu’a le beau parler pour lui. En 52, j’écris en “bon français” mais je dis sans doute “d’où que tu reviens” et “je me débarbouille” pour “je me lave” comme mes parents, puisque nous vivons dans le même usage du monde. » (p. 54-55)</p>
</blockquote>
<p>Parlant comme ses parents, elle intériorise pourtant progressivement le modèle linguistique dominant, qu’elle décrit dans <em>Les Armoires vides</em> comme un « système de mots de passe pour entrer dans un autre milieu » (p. 78).</p>
<p>Soumise aux catégories d’entendement professoral, elle commence à écrire « comme ses lectures » :</p>
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<p>« Je comprenais à peu près tout ce qu’elle disait, la maîtresse, mais je n’aurais pas pu le trouver toute seule, mes parents non plus, la preuve, c’est que je ne l’avais jamais entendu chez eux. […] [Les livres de lecture, de vocabulaire et de grammaire] ne parlent pas comme nous, ils ont leurs mots à eux, leurs tournures qui m’avertissent d’un monde différent du mien. […] Langage bizarre, délicat, sans épaisseur, bien rangé et qui prononcé, sonne faux chez moi. […] C’est pour ça que je n’employais mes nouveaux mots que pour écrire, je leur restituais leur seule forme possible pour moi. Dans la bouche, je n’y arrivais pas. Expression orale maladroite en dépit de bons résultats, elles écrivaient, les maîtresses sur le carnet de notes… Je porte en moi deux langages. […] La faute, c’est leur langage à eux [ses parents], malgré mes précautions, ma barrière entre l’école et la maison, il finit par traverser, se glisser dans un devoir, une réponse. J’avais ce langage en moi […]. Toutes les humiliations, je les mets sur leur compte, ils ne m’ont rien appris, c’est à cause d’eux qu’on s’est moqué de moi. Leurs mots dont on me dit qu’ils sont l’incorrection même, “incorrect”, “familier”, “bas”, mademoiselle Lesur, ne saviez-vous pas que cela ne se dit pas ? […] Maintenant, j’ai l’impression que je ne pourrai plus revenir en arrière, que j’avance, ruisselante de littérature, d’anglais et de latin, et eux, ils tournent en rond dans leur petit boui-boui. […] Même si je voulais, je ne pourrais plus parler comme eux, c’est trop tard. » (p. 53, 76, 77, 115, 158 et 181)</p>
</blockquote>
<h2>Symboliser l’expérience du « transfuge de classe »</h2>
<p>On saisit bien toute l’importance sociale et les implications politiques de ces thèmes, rarement abordés de manière aussi directe et systématique en littérature. Récits réflexifs d’une expérience individuelle, mais aussi et surtout narration d’une forme de destin épistémique, celui de la mobilité sociale ascendante de celles et ceux qui sont nés dans les années 1940-1950, les livres d’Annie Ernaux constituent une offre singulière de symbolisation de l’expérience du « transfuge de classe », fondée sur un pacte de lecture lui-même spécifique, « littéraire » mais sociologiquement instruit. Ils vont rapidement trouver un écho important chez des lectrices et lecteurs caractérisés par des formes d’identification projective avec l’autrice, leur permettant de mettre en mots, en particulier dans les lettres qu’elles-ils adressent en nombre à l’écrivaine, leur propre trajectoire et les déchirures sociales qui lui sont liées, souvent vécues jusqu’à lors sur le registre du cas singulier, de l’isolement et de la honte.</p>
<p>Au-delà de l’œuvre de la lauréate du prix Nobel de Littérature 2022, marquée par l’influence de ses connaissances sociologiques, il semble que les trajectoires de migration de classe prédisposent celles et ceux qui les expérimentent – et qui décident de les publiciser en les publiant sous forme de textes littéraires – à développer une sensibilité et une lucidité sociales aiguës, qui les amène à devenir de (très) bons « sociologues spontanés » d’eux-mêmes et d’un monde social où, pour eux, rien « ne va de soi ». Une sorte de « privilège de classe » inversé…</p>
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<p><em>Cet article reprend des réflexions initiées dans une thèse de doctorat de science politique portant sur les conditions de production et sur les réceptions de l’œuvre d’A. Ernaux. Voir Charpentier (I.), <a href="https://www.theses.fr/1999AMIE0052">Une Intellectuelle déplacée. Enjeux et usages sociaux et politiques de l’œuvre d’Annie Ernaux (1974-1998)</a>, Amiens, Université de Picardie–Jules Verne, 1999.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/192653/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Isabelle Charpentier ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Fille d’ouvriers normands devenus petits commerçants propriétaires d’une épicerie-café à Yvetot, Annie Erneaux est devenue une « métis sociale ».Isabelle Charpentier, Professeure de Sociologie, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1888442022-08-16T12:45:29Z2022-08-16T12:45:29ZDe quoi Salman Rushdie est-il le symbole ?<p>La ville de Chautauqua, située au sud-ouest de Buffalo dans l’État de New York, est connue pour ses conférences d’été. C’est un lieu où les gens viennent chercher la paix et la sérénité. Salman Rushdie, grand écrivain et intellectuel influent, avait déjà pris la parole dans ce cadre. </p>
<p>Le vendredi 12 août, il était invité à parler d’un sujet qui lui tient à cœur : la situation critique des écrivains en Ukraine et la responsabilité éthique des États-nations libéraux à leur égard. Tout au long de sa carrière, Rushdie a défendu sans relâche la liberté d’expression des écrivains.</p>
<p>Dans le public – environ 2 500 personnes – se trouvait Hadi Matar, 24 ans, originaire du New Jersey, qui a sauté sur scène et a poignardé Rushdie au cou et à l’abdomen.</p>
<h2>La fatwa et le spectre de la mort</h2>
<p>Il y a plus de 30 ans, le 14 février 1989, l’ayatollah Ruhollah Khomeiny, 88 ans, alors chef spirituel de l’Iran, a condamné Rushdie à mort par une fatwa, une décision légale prise en vertu de la charia en vigueur dans le pays. Il était déclaré coupable de blasphème contre le prophète Mahomet dans son roman <a href="https://www.google.fr/books/edition/Les_versets_sataniques/dzZQEAAAQBAJ?hl=fr&gbpv=0"><em>Les versets sataniques</em></a>.</p>
<p>Sa faute la plus grave ? Avoir suggéré que Satan lui-même avait déformé le message délivré par Muhammad à l’ange Gabriel. Il s’agit, bien entendu, de souvenirs hallucinatoires du personnage apparemment dérangé du roman, Gibreel Farishta. Mais en assimilant l’auteur et le narrateur, la fatwa fait de Rushdie le responsable des paroles et des actions d’un personnage. Et qui mérite donc d’être condamné.</p>
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<p>Le blasphème contre Mahomet est un crime impardonnable dans l’islam, exprimé par le célèbre dicton farsi : « Prenez les libertés que vous voulez avec Allah ; mais faites attention à Mahomet ».</p>
<p>Depuis la fatwa lancée contre lui, le spectre de la mort poursuit Rushdie, même si le gouvernement iranien a ostensiblement retiré son soutien à cette condamnation, mais sans concéder qu’une fatwa émise par un spécialiste qualifié de l’islam – ce qu’était Khomeiny – pouvait être révoquée. Rushdie lui-même n’a pas toujours pris ces menaces au sérieux : ces dernières années, il vivait plus librement, se passant souvent de gardes du corps.</p>
<p>Bien que l’écrivain ne soit plus sous respirateur, ses blessures restent graves. Comme l’a dit <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/14/salman-rushdie-est-sur-la-voie-du-retablissement-apres-son-agression-affirme-son-agent_6138033_3210.html">son agent Andrew Wylie</a>, il risque de perdre un œil et peut-être même l’usage d’un bras. Il se rétablira, mais il semble peu probable qu’il redevienne le conteur d’autrefois, tel que je l’ai connu lors de mes visites à l’Université d’Emory, en Géorgie, où pendant cinq ans, de 2006 à 2011, il a été écrivain résident, et où ses archives ont été installées.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/why-salman-rushdies-the-satanic-verses-remains-so-controversial-decades-after-its-publication-102321">Why Salman Rushdie’s ‘The Satanic Verses’ remains so controversial decades after its publication</a>
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<h2>Exposer les lignes de faille entre l’Orient et l’Occident</h2>
<p>Nous ne savons pas ce qui a motivé Hadi Matar à agir ainsi, mais son action ne peut être dissociée de la fatwa de 1989, <a href="http://content.time.com/time/subscriber/article/0,33009,957110-3,00.html">racontée par le magazine <em>Time</em></a> dans une tribune intitulée « Traqué par une foi enragée : Le roman de Salman Rushdie ouvre une faille entre l’Orient et l’Occident ».</p>
<p>Rushdie a fait la couverture du <em>Time</em> le 15 septembre 2017, lorsque le magazine a dressé son portrait et fait l’éloge de son nouveau roman, <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/pochebabel/la-maison-golden"><em>La Maison Golden</em></a>. Dans le <a href="https://time.com/4920053/salman-rushdie-trump-golden-house/">portrait qui lui est consacré</a>, Rushdie réfléchit aux conséquences de la fatwa et de la controverse autour des <em>Versets Sataniques</em> sur la façon dont ses écrits sont perçus. L’humour, dans ses livres, a été négligé, explique-t-il, et ses œuvres ultérieures ont souffert de « l’ombre de l’attaque » portée aux <em>Versets Sataniques</em>.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=924&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=924&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=924&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1161&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1161&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/479020/original/file-20220814-50124-qnaxe2.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1161&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<p>Les <em>Versets sataniques</em> ont été publiés il y a plus de 30 ans – quelques années avant la naissance de l’agresseur de Rushdie, Hadi Matar. Mais l’insulte à l’islam ressentie par les détracteurs de l’écrivain semble avoir perduré.</p>
<p>Le débat en cours sur Rushdie (comme le laissait entendre la tribune du <em>Time</em> de 1989 sur la fatwa) met en évidence des lignes de faille entre l’Occident et Orient qui étaient jusqu’alors restées cachées. Ces lignes de faille instaurent, selon les arguments de l’auteur, une différence radicale entre la responsabilité artistique en Occident et en Orient (ce dernier étant défini de manière étroite comme l’Orient islamique et ce que V.S. Naipaul <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1998/07/17/v-s-naipaul-juge-la-realite-islamique_3673296_1819218.html">appelait</a> les nations des « convertis » islamiques).</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/plus-de-30-ans-apres-leur-publication-les-versets-sataniques-de-salman-rushdie-toujours-controverses-188697">Plus de 30 ans après leur publication, « Les versets sataniques » de Salman Rushdie toujours controversés</a>
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<p>Ce discours de la différence radicale avait déjà fait son nid dans l’érudition humaniste européenne, comme l’a indiqué Edward Said dans son livre magistral de 1979, <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-orientalisme-edward-w-said/9782757853078"><em>Orientalisme</em></a>. Nombreux sont ceux qui ont affirmé que les <em>Versets sataniques</em> de Salman Rushdie ont offert un point de mire au débat – avec un objet tangible que l’on pouvait désigner comme l’exemple définitif de l’antagonisme de l’Occident envers l’Islam.</p>
<p>Pour la plupart des lecteurs qui apprécient l’autonomie du roman en tant qu’œuvre d’art, il s’agit d’une lecture erronée, voire trompeuse, de la relation entre l’art et l’histoire. Mais comme le montre la récente agression au couteau de Rushdie, cette lecture est encore puissante.</p>
<p>Malheureusement, Rushdie est massivement identifié (par certains) à des sentiments anti-islamiques. Cela a détourné l’attention de sa réussite en tant qu’auteur de certains des meilleurs romans écrits au cours du XX<sup>e</sup> siècle – un grand écrivain dont le nom est régulièrement avancé comme un potentiel lauréat du prix Nobel de littérature.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/why-i-still-support-charlie-hebdo-47795">Why I still support Charlie Hebdo</a>
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<h2>Plus qu’un écrivain</h2>
<p>Salman Rushdie, musulman indien, est né dans un foyer musulman laïque, et a grandi avec les livres et le cinéma. Le souhait de longue date de son père, Ahmed Rushdie, était de réorganiser le Coran de manière chronologique.</p>
<p>Rushdie est né quelques mois avant l’indépendance de l’Inde. L’Inde qu’il a connue avant son départ pour le prestigieux pensionnat anglais de Rugby, en 1961, était le pays indiscutablement laïque de Nehru. Cette vision libérale, que l’Inde semble avoir perdue, a guidé son écriture et a été la source d’inspiration de son deuxième roman, <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070402632-les-enfants-de-minuit-salman-rushdie/"><em>Les enfants de minuit</em></a> (1981), qui eût un succès spectaculaire et fût récompensé par le prix Booker, et de l’accueil critique réservé à ses romans plus créatifs, à savoir <a href="https://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/La-honte#"><em>La honte</em></a> (1983), <a href="https://lcp.gallimard.fr/en/opds/products/le-dernier-soupir-du-maure?current_country_id=20&current_store_id=1513"><em>Le dernier soupir du Maure</em></a> (1995), <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070327249-la-terre-sous-ses-pieds-salman-rushdie/"><em>La terre sous ses pieds</em></a> (1999) et <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070399055-l-enchanteresse-de-florence-salman-rushdie/"><em>L’enchanteresse de Florence</em></a>.</p>
<p>Comme un autre écrivain de la diaspora indienne mondiale, V.S. Naipaul, Rushdie était venu en Occident dans le but de devenir romancier. La fatwa l’a radicalement transformé en quelque chose de plus qu’un écrivain : il est devenu une icône culturelle représentant l’importance de la liberté d’expression d’un écrivain.</p>
<p>Cette revendication de liberté est différente de la liberté d’expression générale dont jouissent ceux qui vivent dans les démocraties libérales. La liberté de l’écrivain est d’un autre ordre. Il s’agit d’une liberté acquise par le travail et l’excellence artistique. Cette liberté est conditionnelle : elle n’est pas offerte à n’importe quel écrivain. Elle doit être gagnée, en entrant dans le canon de la littérature mondiale, mais pas forcément en fonction d’une définition européenne de ce qui fait littérature. L’ensemble de l’œuvre de Rushdie indique qu’il l’a méritée.</p>
<p>Mais nous ne pouvons pas en rester là. L’expérience de Rushdie pose également la question de savoir comment négocier cette liberté à travers les cultures, en particulier celles qui sont régies par des absolus moraux et religieux soigneusement définis.</p>
<p>La violente hystérie engendrée par le traitement magique de Mahomet par Rushdie dans <em>Les versets sataniques</em> s’est finalement limitée à une petite minorité. Mais c’est souvent cette petite minorité qui ne parvient pas à lire les absolus de manière allégorique, comme ils devraient l’être.</p>
<p>L’agression de Chautauqua n’aurait pas dû se produire. Mais c’est le prix que l’art paie périodiquement, surtout lorsqu’il est pris comme bouc émissaire facile pour solder des différences historiques complexes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/188844/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vijay Mishra reçoit des fonds du Conseil australien de la recherche pour ses livres sur Salman Rushdie : « Annotating Salman Rushdie »( Londres : Routledge, 2018) et « Salman Rushdie and the Genesis of Secrecy » (Londres : Bloomsbury, 2019). Pendant un mois, chaque année, de 2010 à 2012, il a travaillé sur les archives de Salman Rushdie à l'université Emory.</span></em></p>La fatwa lancée contre lui en 1989 a transformé Salman Rushdie en icône culturelle représentant l’importance de la liberté d’expression de l’écrivain.Vijay Mishra, Emeritus Professor of English and Comparative Literature, Murdoch UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1886972022-08-16T08:52:13Z2022-08-16T08:52:13ZPlus de 30 ans après leur publication, « Les versets sataniques » de Salman Rushdie toujours controversés<p><em>L’auteur Salman Rushdie est hospitalisé pour de graves blessures après avoir été poignardé par un homme lors d’un festival artistique dans l’État de New York vendredi. L’article suivant a été publié en 2018, à l’occasion du 30<sup>e</sup> anniversaire de la sortie des « Versets sataniques ».</em></p>
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<p>L’un des livres les plus controversés de l’histoire littéraire récente, <a href="https://bourgoisediteur.fr/catalogue/les-versets-sataniques/"><em>Les versets sataniques</em> de Salman Rushdie</a>, a été publié il y a trente ans ce mois-ci et a presque immédiatement déclenché des <a href="https://www.jstor.org/stable/4308642?seq=1#page_scan_tab_contents">manifestations de colère</a> dans le monde entier, parfois violentes. </p>
<p>Un an plus tard, en 1989, le chef suprême de l’Iran, l’ayatollah Khomeiny, <a href="https://information.tv5monde.com/culture/le-14-fevrier-1989-la-fatwa-de-khomeiny-contre-rushdie-467720">a émis une fatwa</a>, une décision religieuse ordonnant aux musulmans de tuer l’auteur. Né en Inde dans une famille musulmane, mais alors citoyen britannique vivant au Royaume-Uni, Rushdie <a href="https://www.nytimes.com/1990/11/04/magazine/rushdie-in-hiding.html">a été contraint de se cacher pour se protéger</a> pendant quasiment une décennie.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/236706/original/file-20180917-158219-nya3b0.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Des manifestants en colère protestent contre le livre en 1989.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/croma/425264494">Robert Croma</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span>
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<p>Qu’est-ce qui était – et est toujours – à l’origine de cette violence ?</p>
<h2>La controverse</h2>
<p><em>Les versets sataniques</em> s’attaquent au cœur des croyances religieuses musulmanes lorsque Rushdie, dans des récits de rêves, remet en question et semble parfois se moquer de certains de ses principes les plus sensibles.</p>
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<p>Pour les musulmans, le <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/toute-une-vie/mahomet-le-dernier-prophete-571-ap-j-c-632-ap-j-c-5104826">prophète Mahomet</a> a reçu la visite de l’ange Gibreel – Gabriel en anglais – qui, pendant 22 ans, lui a récité les paroles de Dieu. À son tour, Mohamed a répété ces paroles à ses disciples. Ces paroles ont finalement été mises par écrit et sont devenues les versets et les chapitres du <a href="https://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2006-4-page-37.htm">Coran</a>.</p>
<p>Le roman de Rushdie reprend ces croyances fondamentales. L’un des personnages principaux, Gibreel Farishta, fait une série de rêves dans lesquels il devient son homonyme, l’ange Gibreel. Dans ces rêves, Gibreel rencontre un autre personnage central d’une façon qui fait écho au récit traditionnel de l’Islam sur les rencontres entre l’ange et Mahomet.</p>
<p>Rushdie choisit un nom provocateur pour Muhammed. La version du prophète présentée dans le roman s’appelle Mahound – un nom alternatif pour Muhammed parfois utilisé au Moyen Âge <a href="https://www.jstor.org/stable/24274091">par les chrétiens qui le considéraient comme un démon</a>.</p>
<p>En outre, le Mahound de Rushdie met ses propres mots dans la bouche de l’ange Gibreel et délivre des édits à ses disciples qui viennent commodément appuyer ses objectifs personnels. Même si, dans le livre, le scribe fictif de Mahound, Salman le Persan, rejette l’authenticité des récits de son maître, il les enregistre comme si elles étaient celles de Dieu.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/234147/original/file-20180829-195319-v1vxrp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Salman Rushdie.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/61838152@N06/14191350061">Fronteiras do Pensamento</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span>
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<p>Dans le livre de Rushdie, Salman, par exemple, attribue certains passages réels du Coran qui placent les hommes « à la tête des femmes » et <a href="https://www.la-croix.com/Religion/Islam/Que-Coran-femme-2017-03-08-1200830336">donnent aux hommes le droit</a> de frapper les épouses dont ils « craignent l’arrogance », selon les vues sexistes de Mahound.</p>
<p>À travers Mahound, Rushdie semble mettre en doute la nature divine du Coran.</p>
<h2>Une remise en cause des textes religieux ?</h2>
<p>Pour de nombreux musulmans, Rushdie, dans son récit fictif de la naissance des événements clés de l’islam, implique que, plutôt que Dieu, le prophète Mahomet est lui-même la source des vérités révélées.</p>
<p>À la décharge de Rushdie, certains spécialistes ont fait valoir que sa <a href="https://journals.openedition.org/erea/493">« moquerie irrévérencieuse »</a> avait pour but de déterminer s’il est possible de séparer la réalité de la fiction. L’expert en littérature <a href="http://wp.ucla.edu/person/greg-rubinson/">Greg Rubinson</a> souligne que Gibreel est incapable de décider ce qui est réel et ce qui est un rêve.</p>
<p>Depuis la publication des <em>Versets sataniques</em>, Rushdie affirme que les textes religieux devraient être <a href="https://journals.openedition.org/erea/493">ouverts à la contestation</a>. « Pourquoi ne pouvons-nous pas débattre de l’islam ? » <a href="https://www.theguardian.com/books/2015/jul/23/salman-rushdie-on-islam-we-have-learned-the-wrong-lessons">demandait-il dans une interview de 2015</a>. « Il est possible de respecter les individus, de les protéger de l’intolérance, tout en étant sceptique quant à leurs idées, voire en les critiquant férocement. »</p>
<p>Ce point de vue, cependant, se heurte à celui de ceux pour qui le Coran représente la parole littérale de Dieu.</p>
<p>Après la mort de Khomeiny, le <a href="https://archive.nytimes.com/www.nytimes.com/books/99/04/18/specials/rushdie-free.html">gouvernement iranien a annoncé</a> en 1998 qu’il <a href="https://www.bbc.com/news/uk-15949285">n’appliquerait pas sa fatwa</a> et n’encouragerait pas d’autres personnes à le faire. Rushdie vit désormais aux États-Unis et fait régulièrement des apparitions publiques.</p>
<p>Pourtant, 30 ans plus tard, les <a href="https://www.nytimes.com/2016/02/23/world/middleeast/irans-hard-line-press-adds-to-bounty-on-salman-rushdie.html">menaces contre sa vie persistent</a>. Bien que les manifestations de masse aient cessé, les thèmes et les questions soulevées dans son roman font toujours l’objet de vifs débats.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/188697/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Myriam Renaud est affiliée au Parlement des religions du monde.</span></em></p>Depuis la publication des « Versets sataniques », Rushdie affirme que les textes religieux devraient être ouverts à la discussion et à la contestation.Myriam Renaud, Affiliated Faculty of Bioethics, Religion, and Society, Department of Religious Studies, DePaul UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1874012022-07-28T19:54:38Z2022-07-28T19:54:38ZLe difficile combat des artistes russes qui s’opposent à Poutine et à sa guerre en Ukraine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/476339/original/file-20220727-1257-5mxdqn.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C3%2C1268%2C741&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">En mars, la star du hip-hop russe Oxxxymiron a organisé à Istanbul, Berlin et Londres une série de concerts de charité dont les recettes ont été consacrées à l’aide aux réfugiés ukrainiens.
</span> <span class="attribution"><span class="source">@JonnyTickle/Twitter</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p>Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, un certain nombre de représentations d’artistes russes dans les pays occidentaux ont été annulées par les organisateurs au nom de la solidarité avec Kiev. C’est ainsi que, entre autres exemples, le ballet du Bolchoï <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-ballet-du-bolchoi-est-banni-du-royal-opera-house-de-londres-77a7cc22-9677-11ec-8a8c-4c622ba3ed85">n’a pas pu se produire à l’opéra de Londres</a> ; l’orchestre du théâtre Marinski de Saint-Pétersbourg, dirigé par Valéri Guerguiev, connu pour sa proximité avec le Kremlin, a été <a href="https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/guerre-en-ukraine-des-artistes-russes-retires-du-programme-de-la-saison-22-23-de-la-philharmonie-de-paris/">retiré du programme de la Philarmonie de Paris</a> ; et la Russie a été <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/eurovision/invasion-de-l-ukraine-la-russie-bannie-du-concours-de-l-eurovision_4981467.html">bannie du concours de l’Eurovision</a>. Il est également arrivé que des œuvres du répertoire russe soient <a href="https://www.radioclassique.fr/magazine/articles/guerre-en-ukraine-le-compositeur-russe-tchaikovski-deprogramme-par-lorchestre-philharmonique-de-cardiff/">déprogrammées</a>.</p>
<p>Chaque épisode de ce type constitue une aubaine pour la propagande du Kremlin, qui les relaie largement auprès de son opinion publique afin de la convaincre que l’Occident tout entier est en proie à une scandaleuse flambée de « russophobie » et que la culture russe dans son ensemble fait l’objet d’un boycott intégral – les médias du pouvoir, et <a href="https://www.usnews.com/news/world/articles/2022-03-25/putin-says-west-trying-to-cancel-russian-culture-including-tchaikovsky">Poutine en personne</a>, parlant à cet égard d’un déchaînement de <a href="https://www.rollingstone.com/politics/politics-news/russian-official-blames-sanctions-cancel-culture-1316045/">« cancel culture »</a> visant spécifiquement la Russie.</p>
<p>En réalité, si « cancellation » de la culture russe il y a aujourd’hui, c’est plutôt en Russie même qu’elle se déroule. Depuis des années, le régime se livre à une persécution politique constante visant réalisateurs, chanteurs, écrivains et autres artistes russes. Un phénomène qui s’est encore intensifié à partir de février 2022.</p>
<h2>Avant la guerre : dix ans de répression</h2>
<p>Après le début de l’attaque contre l’Ukraine, Moscou a mis en place une <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/guerre-en-ukraine-cinq-questions-sur-la-loi-de-censure-votee-en-russie-qui-condamne-toute-information-mensongere-sur-l-armee_4992688.html">censure quasi militaire</a> qui <a href="https://www.telegraph.co.uk/art/what-to-see/worse-ussr-censors-returned-russian-art/">rappelle</a> à bien des égards la <a href="https://www.jstor.org/stable/777221">pratique soviétique</a>. Il s’agit d’un nouveau tour de vis dans la guerre culturelle qui se déroule en Russie depuis une bonne décennie : elle met aux prises, d’un côté, de nombreux artistes russes qui réclament la liberté d’opinion et d’expression, et de l’autre côté, les fonctionnaires du monde de la culture et les idéologues du Kremlin déterminés à sanctionner durement la moindre manifestation d’opposition à la ligne du pouvoir.</p>
<p>Avant le début de la guerre, seule une minorité du monde artistique et culturel russe osait faire part publiquement de son désaccord avec le régime de Vladimir Poutine, devenu de plus en plus autoritaire au cours des années. La majorité avait opté pour une posture – <a href="https://www.themoscowtimes.com/2016/12/05/putins-command-to-the-arts-self-censor-a56414">très commode pour le pouvoir</a> – consistant à se placer « hors de la politique », à « rester neutre » et à « se concentrer sur son art ».</p>
<p>Les rares artistes à critiquer ouvertement Poutine et son système se voyaient largement empêchés de travailler normalement et de rencontrer leur public. Par exemple, en 2012, Iouri Chevtchouk, l’une des plus grandes stars russes du rock depuis les années 1980, leader du groupe culte DDT, s’est vu interdire de partir comme prévu en tournée à travers le pays après participé à des manifestations à Moscou contre les fraudes survenues pendant l’élection présidentielle organisée en mai de cette année-là, qui s’est soldée par le retour au Kremlin de Vladimir Poutine après l’interlude Medvedev. C’est surtout à partir de ce moment-là que le pouvoir s’est mis à s’en prendre systématiquement aux personnalités du monde de la culture qui se permettaient de prendre publiquement position contre lui.</p>
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<p>L’annexion de la Crimée en 2014 a tracé une nouvelle ligne de séparation entre le gouvernement russe et les artistes, spécialement les plus jeunes d’entre eux. Des <a href="https://eurosorbonne.eu/2019/03/22/rap-against-the-regime-hip-hop-catalyseur-politique/">rappeurs</a> populaires comme <a href="https://fr.rbth.com/art/culture/2017/04/08/oxxxymiron-leminem-russe-le-rap-made-in-russia-a-la-conquete-du-monde_737232">Oxxxymiron</a>, <a href="https://www.nouvelobs.com/rue89/rue89-rue89-culture/20121005.RUE2948/noize-mc-le-rappeur-qui-secoue-la-russie.html">Noize MC</a>, <a href="https://www.francetvinfo.fr/culture/musique/rap/le-rappeur-russe-husky-critique-envers-les-autorites-libere-apres-arrestation_3351449.html">Husky</a>, ou encore <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Qqsu5Ili7ho">Face</a> ont participé à des manifestations politiques, s’en sont pris en paroles au régime et ont donc eu, eux aussi, des difficultés à poursuivre leur activité professionnelle en Russie, certains ayant même connu des démêlés avec la justice du fait de leurs prises de position.</p>
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<figcaption><span class="caption">Oxxxymiron, Face, IC3PEAK : les artistes russes s’opposent à Poutine, Arte, 5 avril 2022.</span></figcaption>
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<p>Au pays de Vladimir Poutine, la justice est en effet régulièrement mise à contribution pour ramener à la raison les personnalités de la société civile jugées suspectes. En 2017, une procédure pénale, officiellement pour motifs économiques, est lancée contre l’éminent réalisateur et metteur en scène Kirill Serebrennikov, fondateur du théâtre « Gogol Center » à Moscou, devenu l’un des lieux culturels centraux de la Russie contemporaine. En 2018, son film <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/leto-le-film-evenement-du-russe-kirill-serebrennikov-a-t-il-convaincu-les-critiques-du-masque-la-plume-7420423">« Leto »</a> (L’Été) a reçu plusieurs prix internationaux y compris au Festival de Cannes. En 2019, il a été fait par la France <a href="https://www.lexpress.fr/actualites/1/culture/le-realisateur-serebrennikov-poursuivi-par-la-justice-russe-recoit-sa-decoration-francaise_2103375.html">commandeur des Arts et des Lettres</a>. Serebrennikov était connu pour sa position critique envers le régime de Poutine. Pour la majorité de l’intelligentsia russe, les poursuites déclenchées à son encontre par le Kremlin n’ont rien à voir avec le motif officiellement invoqué et relèvent d’une nouvelle manifestation de la persécution de toute dissidence. Le metteur en scène a été placé en résidence surveillée pour presque deux ans. Lors de son procès, finalement tenu en 2020, il a été jugé coupable et condamné à une peine de prison avec sursis. Il a quitté le pays peu après l’invasion de l’Ukraine.</p>
<h2>Le point de non-retour entre le régime de Poutine et la culture russe</h2>
<p>Après le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, les autorités russes ont nettement accru leur contrôle sur l’espace public. L’objectif, désormais, n’est plus simplement de taper sur les doigts des contestataires, mais de purger le pays de tous les éléments insuffisamment « patriotes » : dans son fameux <a href="https://theconversation.com/linquietante-rhetorique-bestialisante-de-vladimir-poutine-180153">discours du 16 mars</a>, Vladimir Poutine n’a-t-il pas appelé à une « purification naturelle » de la société contre « les racailles et les traîtres » ?</p>
<p>Depuis l’adoption d’une <a href="https://www.lesoir.be/428198/article/2022-03-05/russie-jusqua-15-ans-de-prison-en-cas-de-propagation-dinformations-visant">loi ad hoc</a>, la moindre expression d’une opinion indépendante sur la guerre en cours est susceptible d’être qualifiée de « tentative de jeter le discrédit sur l’armée russe » et de « diffusion de fausses nouvelles » – des infractions passibles d’une peine de prison ferme <a href="https://www.interfax.ru/russia/826310">pouvant aller jusqu’à 15 ans</a>. Cette législation, similaire à celle de la loi martiale, a permis aux siloviki (les responsables des structures de sécurité et de justice de l’État) de placer sous une pression maximale ceux des artistes russes qui ont pris la décision de ne pas garder le silence. Et pourtant, certains, y compris une proportion non négligeable des représentants de la culture dite populaire, qui étaient jusqu’ici considérés comme plutôt loyaux envers le régime, n’ont pas craint de défier le pouvoir.</p>
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<img alt="La chanteuse russe Monetotchka en concert" src="https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=365&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/476342/original/file-20220727-15-77y45b.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=459&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La très populaire chanteuse russe Monetotchka, qui s’est exilée après le début de la guerre, participe à Varsovie (Pologne) à un concert de charité visant à lever des fonds pour les réfugiés ukrainiens, le 25 avril 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Janek Skarzynski/AFP</span></span>
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<p>Les artistes de la culture pop étaient restés largement apolitiques pendant les 22 ans du régime de Poutine. Mais la guerre déclenchée par le Kremlin a révélé qu’une partie d’entre eux, y compris parmi les plus célèbres, étaient aptes à défendre une position éthique dans des circonstances périlleuses. Des <a href="https://www.dw.com/en/russian-artists-speak-out-against-the-war-in-ukraine/a-60946690">idoles de la variété et de la pop</a>, dont les Russes connaissaient les chansons par cœur (parfois depuis l’enfance) – tels que la superstar <a href="https://www.youtube.com/watch?v=2MB7xXWE8Qo">Alla Pougatcheva</a>, mais aussi <a href="https://www.instagram.com/p/CaWj5NCl-9k/">Valéry Meladze</a>, <a href="https://wiwibloggs.com/2022/02/24/we-dont-want-war-eurovision-singers-from-ukraine-and-russia-respond-to-russian-invasion/270262/">Sergueï Lazarev</a>, <a href="https://fr.timesofisrael.com/un-animateur-tv-russe-aurait-fui-en-israel-apres-avoir-critique-la-guerre-en-ukraine/">Ivan Ourgant</a>, etc – ont osé de déclarer au grand public leur désaccord avec les bombardements du pays voisin.</p>
<p>Même si d’autres artistes – comme le « rappeur de cour » et businessman <a href="https://vk.com/wall-24581636_379900">Timati</a>, en passe de <a href="https://news.yahoo.com/putin-supporter-rapper-timati-co-115200296.html">reprendre les cafés abandonnés par la chaîne Starbucks</a>, ou l’acteur <a href="https://www.indy100.com/news/russian-actor-father-called-traitor">Vladimir Machkov</a> – ont accepté de diffuser la propagande officielle, l’effet qu’a sur la société le courage des artistes anti-guerre (qui, en dénonçant la guerre ou en quittant la Russie, ont mis leur carrière professionnelle, voire leur liberté, en péril) ne doit pas être sous-estimé.</p>
<p>Les représentants des générations les plus jeunes, comme les rappeurs évoqués plus haut, <a href="https://jordanrussiacenter.org/news/what-russian-rap-can-teach-us-about-anti-war-discourse-in-russia/">n’ont pas été en reste</a>, à commencer par le plus célèbre, Oxxxymiron, qui est parti pour l’étranger et y a organisé de nombreux concerts réunissant ses compatriotes sous le slogan sans équivoque <a href="https://www.r-a-w.live/">« Russians against war »</a>, et dont les recettes sont reversées à des organisations d’aide aux réfugiés ukrainiens.</p>
<p>Une position partagée par les emblématiques punkettes de <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/l-horreur-et-le-degout-les-pussy-riot-s-expriment-sur-les-viols-de-guerre-russes-en-ukraine_VN-202205220276.html">Pussy Riot</a> – l’une d’entre elles, menacée de prison, a d’ailleurs <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/11/une-membre-des-pussy-riot-parvient-a-quitter-la-russie-deguisee-en-livreuse-de-repas_6125679_3210.html">fui la Russie dans circonstances particulièrement rocambolesques</a> – et par les membres de l’un des rares groupes russes connus à l’international, Little Big, qui se sont exilés et ont publié un <a href="https://www.courrierinternational.com/article/musique-le-groupe-little-big-publie-generation-cancellation-un-clip-antiguerre-et-quitte-la-russie">clip</a> établissant implicitement un lien entre la destruction de l’Ukraine et la « cancellation » de la culture en Russie.</p>
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<figcaption><span class="caption">Little Big, Generation Cancellation, 24 juin 2022.</span></figcaption>
</figure>
<p>Enfin, la majeure partie de l’intelligentsia culturelle russe est également hostile à la guerre. Si, là encore, certains – par conviction (comme <a href="https://www.kyivpost.com/article/opinion/op-ed/russian-ultranationalists-becoming-more-influential.html">l’écrivain Zakhar Prilépine</a>) et le cinéaste <a href="https://esprit.presse.fr/actualites/antoine-arjakovsky/nikita-mikhalkov-le-cineaste-devenu-propagandiste-44033">Nikita Mikhalkov</a>, ou par calcul – chantent les louanges du régime et saluent son « opération spéciale », une large majorité des écrivains, poètes, réalisateurs et musiciens connus internationalement se sont opposés à l’invasion du pays voisin. Quelques-uns sont même passés des paroles aux l’action et ont fondé une association baptisée <a href="https://truerussia.org/">« La vraie Russie »</a>.</p>
<p>Parmi les plus actifs, citons les célèbres écrivains <a href="https://www.nouvelobs.com/bibliobs/20220406.OBS56702/ludmila-oulitskaia-la-guerre-avec-l-ukraine-est-une-folie-absolue.html">Lioudmila Oulitskaïa</a>, <a href="https://blogs.mediapart.fr/m-tessier/blog/140322/un-entretien-avec-boris-akounine">Boris Akounine</a> et <a href="https://fr.euronews.com/2022/06/09/non-a-la-guerre-en-ukraine-l-ecrivain-russe-dmitri-gloukhovski-sous-mandat-d-arret">Dmitri Gloukhovski</a> ; le metteur en scène <a href="https://www.ouest-france.fr/culture/cinema/festival-cannes/non-a-la-guerre-lance-le-realisateur-russe-serebrennikov-au-festival-de-cannes-d6c8557a-d6cb-11ec-9b2d-786031940fdf">Kirill Serebriannikov</a>, déjà cité ; le réalisateur <a href="https://www.courrierinternational.com/article/cinema-andrei-zviaguintsev-se-confie-sur-la-guerre-en-ukraine-et-sur-sa-convalescence-du-Covid-19">Andreï Zviaguintsev</a> ; la chanteuse lyrique <a href="https://www.radiofrance.fr/francemusique/anna-netrebko-condamne-la-guerre-en-ukraine-et-annonce-son-retour-sur-scene-8496202">Anna Netrebko</a> ; la poétesse <a href="https://globalhappenings.com/entertainment/118930.html">Vera Polozkova</a> ; les vétérans du rock <a href="https://www.dw.com/en/russian-rock-musicians-speak-out-against-the-war/a-61971990">Boris Grebenchtchikov, Iouri Chevtchouk et Andreï Makarevitch</a> ; les acteurs <a href="https://globalhappenings.com/entertainment/111795.html">Lia Akhedkajova</a>, l’acteur <a href="https://newsfounded.com/ukraineeng/artur-smolyaninov-russian-actor-smolyaninov-doubts-the-kremlins-justification-for-the-attack-on-ukraine-30-04-22-1117-abroad/">Artur Smolyaninov</a>… liste non exhaustive).</p>
<p>Certains d’entre eux ont déjà été désignés par le gouvernement russe comme <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« agents de l’étranger »</a> et ont dû quitter le pays. Ajoutons que <a href="https://www.artforum.com/news/leaders-of-major-russian-art-institutions-resign-as-ukraine-action-grinds-on-88055">plusieurs responsables d’institutions culturelles de premier plan ont démissionné</a> pour protester contre la guerre en Ukraine.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1515295794835902465"}"></div></p>
<p>Persécuter l’intelligentsia artistique contemporaine sera une tâche plus facile pour le Kremlin que démanteler les fondements éthiques de la culture russe classique, qui s’est toujours opposée aux horreurs de la guerre, mettant au centre de la réflexion l’individu (le problème du « petit homme » chez Pouchkine, Gogol, Tchekhov) et considérait l’âme russe comme ouverte, paisible et tournée vers le monde (l’idée de « vsemirnaïa doucha » de Fedor Dostoïevski).</p>
<p>Les auteurs classiques sont encore étudiés à l’école en Russie… pour le moment. Mais au rythme où vont les choses, il est permis de se demander si le plus célèbre roman de la littérature russe, <em>Guerre et Paix</em>, ne sera pas jugé contraire à l’esprit de l’époque, puisque le mot « guerre » lui-même a disparu de l’espace public, si bien qu’un meme populaire présente la couverture de l’ouvrage portant ironiquement pour titre « L’opération militaire spéciale et la paix »…</p>
<hr>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=306&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/496784/original/file-20221122-12-xtvhsq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=385&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie les 28 et 29 septembre 2023 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187401/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vera Grantseva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Malgré l’intense pression exercée par le pouvoir, de nombreux représentants du monde russe de la culture disent leur opposition à la guerre. Un comportement inacceptable pour le Kremlin.Vera Grantseva, Professeur associée de la Haute école des études économiques (Russie), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1863902022-07-11T18:23:36Z2022-07-11T18:23:36ZSally Rooney est-elle la Jane Austen des millennials ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/472458/original/file-20220705-20-sh11vt.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=15%2C7%2C5019%2C3562&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Photo des personnages de "Conversations entre amis", une série de Hulu (diffusée sur HBO Max) qui adapte le premier roman de Sally Rooney.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://press-spain.hbomax.eu/post/avance-de-estrenos-de-mayo-3">HBO Max</a></span></figcaption></figure><p>Chère Jane,</p>
<p>J’espère que vous allez bien. Je vous écris aujourd’hui pour vous parler d’une autrice irlandaise à laquelle on vous compare. Je suis sûr que vous avez entendu parler d’elle, elle s’appelle Sally Rooney.</p>
<p>Bien que plus connue pour ses trois romans (<em>Conversations entre amis</em>, 2018 ; <em>Normal People</em>, 2019 ; et <em>Where Are You, Beautiful World</em>, 2021), Rooney est également l’auteur d’essais et de nouvelles. Comme vos romans, ceux d’Austen constituent un bon matériau pour les adaptations cinématographiques et télévisuelles. Ses deux premiers romans ont été adaptés sur le petit écran avec un grand succès par Lenny Abrahamson.</p>
<p>Elle a également été comparée à Mary Wollstonecraft et son propre éditeur l’a qualifiée de <a href="https://observer.com/2019/04/sally-rooney-is-more-than-a-millennial-writer-normal-people-shows/">« Salinger pour la génération Snapchat »</a>.</p>
<p>Alors, qu’est-ce que Sally Rooney, née en 1991, a vraiment à voir avec la grande Jane Austen ?</p>
<h2>Amour et famille</h2>
<p>La plus fondamentale des similitudes entre vous est le thème de vos romans. <a href="https://www.elconfidencial.com/cultura/2021-09-14/sally-rooney-donde-estas-mundo-bello-entrevista_3285142/">Rooney elle-même reconnaît</a> que « les relations amoureuses sont le principal moteur » de son travail, et on pourrait dire la même chose à propos de vous.</p>
<p>Ce qui l’intéresse le plus, c’est la dynamique entre les personnages, la façon dont ils sont liés les uns aux autres et ce que cela signifie pour chacun d’eux. De même, dans votre cas, que seraient <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Orgullo_y_prejuicio_(roman)">Elizabeth sans Darcy</a> ou <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Emma">Emma sans Knightley</a> ? Par ailleurs, vous serez flattée d’apprendre que Connell, l’un des personnages principaux de <em>Normal People</em>, lit et apprécie votre <em>Emma</em>.</p>
<p>Cependant, la passion et la sensualité prennent des formes différentes dans vos œuvres. Chez Rooney, on trouve des scènes explicites et directes qui contrastent fortement avec la chasteté de vos héroïnes. Rooney écrit aussi pour la génération Tinder.</p>
<p>D’un autre côté, pour vous deux, les relations entre les personnages ne se limitent pas à l’amour, mais que les liens entre les amis et la famille, en particulier les parents dans le cas de Rooney, sont très importants.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=803&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/471619/original/file-20220629-26-o4f8ig.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1009&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Illustration de Pickering & Greatbatch tirée de l’édition 1833 d’<em>Orgueil et Préjugés</em> montrant Elizabeth Bennet en train de dialoguer avec son père.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Pickering_-_Greatbatch_-_Jane_Austen_-_Pride_and_Prejudice_-_She_then_told_him_what_Mr._Darcy_had_voluntarily_done_for_Lydia.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>Dans les romans de Rooney, la figure du père n’est généralement pas positive. Dans <em>Conversations entre amis</em>, Frances semble traumatisée par une enfance marquée par l’abandon de son père alcoolique, dont elle reste financièrement dépendante. Dans <em>Normal People</em>, Marianne (oui, Marianne, comme dans Raisons et Sentiments…) porte le traumatisme de la violence domestique, d’abord aux mains de son père, puis de son frère.</p>
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<p>La présence des pères est également très présente dans votre travail. Cependant, vous les traitez de manière plus affectueuse. Dans <a href="https://www.babelio.com/livres/Austen-Raison-et-Sentiments/3889"><em>Raison et Sentiments</em></a>, la figure paternelle est très importante, même si elle apparaît peu, et on se souvient de l’ironie de M. Bennet dans <em>Orgueil et Préjugés</em> ou des manies de M. Woodhouse dans <em>Emma</em>.</p>
<h2>Statut social</h2>
<p>Le thème de l’importance de la classe sociale dans les relations humaines est un autre point commun entre vos œuvres et vos époques. M. Darcy, par exemple, n’envisage pas au départ d’être attiré par Elizabeth Bennet, qui appartient à une classe sociale inférieure et dont la mère et les sœurs lui semblent peu recommandables. Dans <em>Raison et sentiments</em>, la mort du père laisse les sœurs Dashwood avec un héritage minimal, puisque le patrimoine familial passe au fils, ce qui rend leur avenir dépendant de l’homme qu’elles épouseront.</p>
<p>Dans le cas de Rooney, c’est un peu la même chose, car ses personnages ont une conscience aiguë de l’importance de l’argent au XXI<sup>e</sup> siècle. Frances, dans <em>Conversations entre amis</em>, compte sur l’argent que son père lui envoie de temps en temps pour survivre, jusqu’à ce qu’elle se retrouve avec un compte bancaire à zéro et le besoin réel de vendre ses histoires les plus personnelles pour subvenir à ses besoins.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/471615/original/file-20220629-23-mh44vm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=425&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Une image de la série <em>Normal People</em>, adaptée du deuxième roman de Sally Rooney.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.hulu.com/series/normal-people-57048262-2ca5-41ee-9b57-53bb9b9e1596?entity_id=5fb58295-b719-4201-b3ab-b7217bd104c4">Hulu</a></span>
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<p>On retrouve aussi ce thème dans <em>Normal People</em> et <em>Where Are You, Beautiful World</em>. Les relations entre Marianne et Connell ou entre Alice et Felix sont fondées sur cette différence sociale : les hommes se sentent inférieurs aux femmes en raison de leur statut économique inférieur.</p>
<h2>Silence et malentendus</h2>
<p>Le silence joue également un rôle de premier plan dans les deux œuvres. Ironiquement, dans les <em>Conversations entre amis</em>, il s’agit plus de ce qui n’est pas dit que de ce qui l’est, de ce qui est caché que de ce qui est montré.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=396&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/471620/original/file-20220629-12-s9cdet.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=498&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Scène de <em>Conversations entre amis</em> avec Nick et Frances.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://press-spain.hbomax.eu/post/avance-de-estrenos-de-mayo-3">HBO Max</a></span>
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<p>Frances a appris dès son plus jeune âge à réprimer ses sentiments, à se cacher des accès de colère de son père, et utilise son corps comme un lieu de punition. En fait, elle et Marianne dans <em>Normal People</em> s’automutilent et se perçoivent comme des êtres sans valeur et sans intérêt. Cela les éloigne respectivement de Nick et de Connell, à qui elles sont incapables de transmettre l’intensité de ce qu’ils ressentent. Dans <em>Normal People</em>, cela conduit à des malentendus (présentés par l’auteur selon les deux points de vue) qui aboutissent à la rupture (momentanée) du couple.</p>
<p>Le silence apparaît également dans vos romans. Le meilleur exemple se trouve dans <em>Raison et Sentiments</em>. Elinor, la sœur aînée, réprime ses sentiments (contrairement à sa jeune sœur Marianne), probablement pour éviter la douleur. Le fait de cacher son amour conduit, une fois de plus, à des malentendus et M. Ferrars, son prétendant, croit qu’Elinor n’est pas intéressée.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/3K_Mla9QBMU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Moment où Elinor, dans l’adaptation de <em>Raison et Sentiments</em>, cesse de réprimer ses sentiments.</span></figcaption>
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<p>De la même manière, Elizabeth et M. Darcy auraient également évité bien des désagréments s’ils s’étaient avoué leurs sentiments. Les lecteurs de Rooney et les vôtres, j’en suis sûr, s’arrachent les cheveux en voyant les enchevêtrements auxquels mène le silence.</p>
<h2>Moins de corsets et plus d’internet</h2>
<p>Sally Rooney va jusqu’à mimer votre style épistolaire, par le biais du courrier électronique et des messages Facebook – une substitution nécessaire, incorporée au texte avec le naturel que ce type de communication a aujourd’hui. Sally Rooney est donc bien une autrice du XXI<sup>e</sup> siècle, ce qui est pleinement visible dans son œuvre. Snapchat, Tinder, e-mails, <em>stories</em> Instagram… rien n’est superflu. J’aimerais beaucoup, chère Jane, savoir comment tu aurais géré dans tes livres la communication sur Internet…</p>
<p>Aucun doute en en tous cas, l’essence de vos histoires, à Sally Rooney et à vous, reste inchangée depuis deux cents ans.</p>
<p>Avec amour,</p>
<p>Alicia</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/186390/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alicia Muro no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>Entre l’œuvre de Sally Rooney et celle de la romancière anglaise du XVIIIᵉ siècle, les similitudes sont nombreuses.Alicia Muro, Doctora en Filología Inglesa. Profesora en el Dpto. de Filologías Modernas de la UR. Miembro del Centro de Estudios Irlandeses BANNA/BOND y del grupo de investigación GRID (Representaciones de Identidades en Textos Literarios y Fílmicos de Habla Inglesa), Universidad de La RiojaLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1856312022-07-03T17:05:18Z2022-07-03T17:05:18ZQuand Lorca et de Falla célébraient le chant flamenco<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/470263/original/file-20220622-23-73vwgx.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C0%2C797%2C582&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De gauche à droite : Francisco García Lorca, Antonio Luna, María del Carmen de Falla, Federico García Lorca, Wanda Landowska, Manuel de Falla et le Dr José Segura à Grenade en 1922.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.manueldefalla.com/es/imagenes/galeria-granada-1919-1939">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013.</a></span></figcaption></figure><p>En juin 1922, Manuel de Falla et Federico García Lorca lancent un événement qui marque un jalon dans la vie intellectuelle espagnole de l’époque : c’est le concours, <em>I Concurso de Cante Jondo</em>.</p>
<p>Soutenus par le Centro Artístico y Literario de Granada, ils obtiennent le soutien de grands intellectuels et d’artistes de l’époque, et cet événement relativement modeste au départ a un impact très important pour la reconnaissance du flamenco comme patrimoine culturel de premier ordre.</p>
<p>Dans l’annonce du concours, les deux artistes mettent en garde contre le risque de disparition de ce qu’ils appellent le <em>Canto Primitivo Andaluz</em>, ce qui amène Lorca à s’exclamer : « Señores, el alma musical del pueblo está en gravísimo peligro ! Falla considérait que « ce trésor de beauté non seulement menace ruine, mais est sur le point de disparaître à jamais ».</p>
<h2>Réunion à Grenade</h2>
<p>C’est à Grenade, ville symbole de la culture espagnole depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, que Manuel de Falla s’installe en 1920 : « Chaque jour, je suis de plus en plus heureux d’être allé vivre à Grenade. », écrit-il dans une lettre au chef d’orchestre suisse Ernst Ansermet.</p>
<p>Le compositeur est déjà internationalement reconnu lorsqu’il rencontre le jeune Lorca, âgé d’à peine 22 ans. Le poète, passionné de musique, s’intéresse particulièrement au folklore : il réalise, plusieurs années après ce concours, les célèbres enregistrements où il accompagne au piano <em>La Argentinita</em> sur les chansons populaires qu’il avait compilées.</p>
<p></p>
<p>Les deux artistes s’entendent très bien et s’associent rapidement pour promouvoir ce concours depuis une ville évoquée et rêvée par les plus grands peintres et musiciens, même si beaucoup, comme <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Bjj3-0ZMoM8">Debussy</a>, ne la connaissent que de loin.</p>
<p>Le concours reflète l’intérêt de Falla et de Lorca pour le flamenco, qui se manifeste dans différentes créations des deux artistes : c’est le cas d’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=P2hcB4oxSkM"><em>El amor brujo</em></a> ou dans le <a href="https://www.cervantesvirtual.com/obra/poema-del-cante-jondo-785126/"><em>Poema del cante jondo</em></a>.</p>
<p>Le concours n’est pas ouvert à la participation de professionnels : bien que la professionnalisation du flamenco soit à l’origine de la reconnaissance du genre en tant que tel, il s’agit de récompenser ceux qui transmettent un trésor populaire ancestral non contaminé par le <em>flamenquismo</em> des scènes, qui, selon le poète et le compositeur, menace d’en détruire la beauté originelle.</p>
<p>D’une certaine manière, le concours visait la recherche de la pureté dans la tradition comme base idéale pour le langage de l’avant-garde, ce que reflète parfaitement la <a href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">célèbre affiche annonçant l’événement</a>, signée par le peintre Manuel Ángeles Ortiz. Ce type de débat est très présent dans la création contemporaine du premier tiers du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469026/original/file-20220615-12-nnn924.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Affiche du concours Cante Jondo créée conjointement par Manuel Ángeles Ortiz et Hermenegildo Lanz.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.universolorca.com/el-concurso-de-cante-jondo-de-1922/el-cartel-y-los-premios/">Universo Lorca</a></span>
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</figure>
<h2>Point de rencontre</h2>
<p>Le concours se déroule pendant la grande fête de la ville, le Corpus Christi. Les artistes sont partout dans Grenade : la danseuse <a href="https://www.rtve.es/play/videos/biografia/antonia-merce-argentina-bailaora-1967/5793315/">Antonia Mercé, la Argentina</a> se produit ; six concerts de l’Orquesta Sinfónica de Madrid sous la direction de <a href="https://dbe.rah.es/biografias/9340/enrique-fernandez-arbos">Fernández Arbós</a> et deux récitals d’<a href="https://dbe.rah.es/biografias/7864/andres-segovia-torres">Andrés Segovia</a> sont organisés. Au cours d’un de ces récitals, le guitariste a joué le <a href="https://youtu.be/mYrPSv6EdjI"><em>Homenaje a Debussy</em></a>, une œuvre récemment composée par Manuel de Falla, qui, selon la presse, « a été tellement appréciée que Segovia l’a rejouée à la fin du programme ».</p>
<h2>Grands noms du flamenco</h2>
<p>Le concours se déroule les 13 et 14 juin. Ramón Gómez de la Serna, grand chroniqueur de son temps, qui présente l’événement. Les plus grandes figures du flamenco, à une période brillante de son histoire, sont présentes : <a href="https://www.youtube.com/watch?v=NoarrUPB3UQ">la Niña de los Peines</a>, Ramón Montoya, Juana la Macarrona, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/58866/manuel-gomez-velez">Manolo de Huelva</a>, <a href="https://www.youtube.com/watch?v=oJghsmgN4xU">Manuel Torre</a> et, en tant que président du jury, <a href="https://dbe.rah.es/biografias/12030/antonio-chacon-garcia">don Antonio Chacón</a>, une figure exceptionnelle dans l’histoire du chant flamenco.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C2%2C797%2C536&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=405&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469008/original/file-20220615-9199-cd0b7t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=509&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Photo de groupe pendant le goûter offert par l’Association de la presse de Grenade aux participants du Concurso de Cante Jondo, qui s’est tenu au Casino de Grenade les jours du concours, les 13 et 14 juin 1922.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fundación Archivo Manuel de Falla, Granada, 2013</span></span>
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</figure>
<p>En raison de la philosophie particulière invoquée par les organisateurs, et peut-être à cause d’un excès de purisme en magnifiant les racines populaires comme principe salvateur du « cante », le jury ne décerne pas de prix spécial.</p>
<p>Diego Bermúdez el Tenazas remporte le prix Zuloaga. Manuel de Falla fait en sorte que, quelques mois plus tard, le cantaor vétéran enregistre quelques disques à Madrid, le seul témoignage que nous ayons actuellement de son cante. Parmi les lauréats figure également un très jeune <a href="https://dbe.rah.es/biografias/10614/manuel-ortega-juarez">Manolo Caracol</a>, qui a commencé sa vaste carrière à l’âge de treize ans.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/QD52AlarHoQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Diego Bermúdez el Tenazas chante la caña, accompagné par Hijo de Salvador à la guitare.</span></figcaption>
</figure>
<p>.</p>
<p>Nombreuses sont les chroniques publiées dans la presse de l’époque, comme la <a href="http://www.papelesflamencos.com/2009/10/luis-bagaria-entrevista-antonio-chacon.html">célèbre interview</a> que le célèbre caricaturiste catalan Luis Bagaría réalise avec Antonio Chacón pour le journal <em>La Voz</em>.</p>
<p>Le cinéaste et écrivain Edgar Neville salue également ces journées intenses dans la presse : </p>
<blockquote>
<p>« L’affiche annonçant le Concurso de Cante Jondo, avec sa vignette ultramoderne, était vue à tous les coins de rue, et était contemplée avec le même respect et la même admiration par le public que s’il s’agissait d’un dessin au goût classique. »</p>
</blockquote>
<p>Des années plus tard, Neville réalise <a href="https://archive.org/details/DuendeYMisterioDelFlamencoKrs947XaZoo"><em>Duende y misterio del flamenco</em></a>, un grand classique du cinéma espagnol et un long métrage documentaire novateur sur ce genre musical.</p>
<p>Après le concours, Manuel de Falla choisit une nouvelle voie esthétique et semble oublier que le flamenco fut un élément d’inspiration pour son œuvre. Mais ce lien entre tradition et modernité infusé nombre de ses initiatives qui ont beaucoup compté pour la vie culturelle espagnole, comme <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/Misiones_Pedag%C3%B3gicas">las Misiones Pedagógicas</a> et <a href="https://es.wikipedia.org/wiki/La_Barraca_(grupo_de_teatro)">La Barraca</a>.</p>
<p>Ce concours a indubitablement aidé à attirer l’intérêt du monde intellectuel sur la richesse et la vitalité créative du flamenco.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185631/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Ana Vega Toscano no recibe salario, ni ejerce labores de consultoría, ni posee acciones, ni recibe financiación de ninguna compañía u organización que pueda obtener beneficio de este artículo, y ha declarado carecer de vínculos relevantes más allá del cargo académico citado.</span></em></p>Retour sur le concours qui donna au flamenco une place de premier choix dans la culture espagnole.Ana Vega Toscano, Profesora asociada en la Facultad de Filosofía y Letras, Universidad Autónoma de MadridLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1854392022-06-23T20:22:48Z2022-06-23T20:22:48Z« 1984 » de George Orwell : quel miroir pour la Russie de l’ère Poutine ?<p><em>La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d’explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l’état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on a ainsi observé comment <a href="https://theconversation.com/que-peut-la-fiction-litteraire-face-aux-scandales-des-ehpad-178223">le grand âge est représenté en fiction</a> ou <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-siecle-170125">le succès du bovarysme</a>. Ce quatrième épisode s’intéresse aux lectures russes du chef-d’œuvre d’Orwell.</em></p>
<hr>
<p>L’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022 a eu sur le paysage éditorial russe un effet collatéral plutôt inattendu : au milieu des ouvrages de self-help et d’autres fictions plus ou moins consolantes, le grand succès de librairie de cette période est le roman d’anticipation <a href="https://www.vedomosti.ru/media/articles/2022/04/12/917826-chitat-oruella-psihologii">du Britannique George Orwell, <em>1984</em></a>. Selon les derniers chiffres, les ventes du roman ont progressé depuis février de 30 % <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">pour les librairies physiques et de 75 % pour les ventes en ligne</a> sur un an et 1,8 million d’exemplaires en ont été vendus depuis le début du conflit.</p>
<p>Un couple d’Ukrainiens de retour dans sa maison d’Irpine après la longue occupation de la ville par l’armée russe a même retrouvé un <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/may/23/george-orwell-1984-about-liberalism-not-totalitarianism-claims-moscow-diplomat">exemplaire du roman abandonné par un soldat</a>. C’est donc toute la Russie qui semble s’être plongée dans ce classique de la littérature mondiale. Il est vrai que l’embargo a privé les Russes des films hollywoodiens et qu’ils se tournent vers la lecture pour s’occuper – mais le choix de <em>1984</em> est tout sauf innocent dans le contexte politique russe.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=733&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/470302/original/file-20220622-13-pkiha3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=921&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Image tirée du film <em>1984</em> de 1956.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le roman d’Orwell trouve en effet un écho puissant dans l’actualité contemporaine. Publié en 1949, il projette le lecteur dans un monde entièrement dominé par trois grandes puissances belliqueuses. Si par le passé elles se rêvaient en patrie de l’égalité communiste, elles se sont peu à peu transformées en sociétés totalitaires marquées par une surveillance extrême de la population, par la propagande mensongère du pouvoir et par la violence de la répression politique. « Novlangue », « police de la pensée », « Big Brother is watching you » : le roman nous a légué de nombreuses expressions pour évoquer un État policier et le terme « orwellien » revient souvent pour qualifier les tentatives de manipuler et contrôler les citoyens par le biais de fausses informations. Pourtant, la lecture russe de <em>1984</em> présente plusieurs spécificités.</p>
<h2>La Russie à l’heure d’Orwell</h2>
<p>D’abord parce que <em>1984</em> parle effectivement de la Russie. S’il crée un univers composite qui renvoie aussi au fascisme et au nazisme, c’est principalement de l’URSS qu’Orwell s’inspire pour son roman : Big Brother arbore une moustache qui rappelle celle de Staline et son surnom même évoque le fait qu’après 1945, l’URSS se concevait comme le grand frère des autres pays passés dans le bloc communiste. Le KGB ne s’y était pas trompé, qui disait du romancier qu’il était l’auteur du « <a href="https://fr.rbth.com/histoire/83703-george-orwell-1984-urss-russie">livre le plus odieux sur l’Union soviétique</a> ». Le roman y sera interdit jusqu’en 1988, même s’il circulait largement de manière clandestine.</p>
<p>Il n’est pas anodin que l’ouvrage refasse surface précisément au moment où le régime de Vladimir Poutine, qui a souvent révélé la force de l’héritage soviétique dans la Russie contemporaine, connaît une forte poussée autoritaire en contexte de guerre. Déjà, en 2015, juste après l’annexion de la Crimée, le livre était apparu dans le classement des dix livres les plus lus en Russie, <a href="https://meduza.io/news/2015/12/23/v-top-10-samyh-populyarnyh-knig-v-rossii-popal-dzhordzh-oruell">avec 85 000 exemplaires écoulés dans l’année</a>. Aujourd’hui plus que jamais, une partie de la population russe a l’impression que la réalité rattrape la fiction.</p>
<p>Une vidéo postée sur TikTok par une jeune exilée russe à Londres et <a href="https://www.newsweek.com/woman-compares-russia-dystopian-novel-1984-viral-video-1685568">devenue rapidement virale</a> montre bien ce que, à l’occasion de la guerre en Ukraine, certains Russes reconnaissent dans le miroir orwellien. Les pays inventés par le romancier britannique sont non seulement plongés dans un état de guerre perpétuelle avec leurs voisins, mais ils se caractérisent aussi par l’omniprésence d’une propagande qui déforme la réalité pour mieux la faire correspondre au discours du pouvoir et impose à la population un assentiment qui défie la logique. « La guerre, c’est la paix », dit le Ministère de la Vérité dans le roman : de la même manière, le pouvoir russe cherche à rebaptiser « opération spéciale » une guerre qui ne dit pas son nom et a mis en place un lourd dispositif de mesures judiciaires <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/apres-100-jours-la-guerre-toujours-taboue-du-kremlin-853987a2-e34f-11ec-af2a-6ce2c998569c">pour punir ceux qui n’accepteraient pas ces éléments de langage</a>.</p>
<p>Toujours au nom de la lutte contre de potentielles « fake news », l’agence russe de régulation de l’information, le Roskomnadzor, a limité ou fermé la plupart des médias occidentaux ou soutenus par les Occidentaux en Russie, comme la BBC, Deutsche Welle ou Radio Free Europe/Radio Liberty, ainsi que Facebook et Twitter : désormais, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/feb/25/pure-orwell-how-russian-state-media-spins-ukraine-invasion-as-liberation">seule l’information contrôlée par l’État a voix au chapitre</a>. Et gare à ceux qui cherchent à affronter directement le pouvoir : le 13 avril 2022, une grande opération a conduit à l’arrestation d’environ 1 000 opposants, <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/apr/21/im-waiting-to-be-arrested-russian-fake-news-law-targets-journalists">parmi lesquels de nombreux journalistes</a>, qui avaient désobéi à la loi en exprimant leur désaccord avec l’entrée en guerre de la Russie. Ils risquent jusqu’à 15 ans de prison.</p>
<h2><em>1984</em>, un outil d’opposition discret ou frontal</h2>
<p>Dans ce contexte, lire <em>1984</em> est une manière de manifester son opposition au pouvoir sans encourir les immenses risques légaux qui menacent les opinions dissidentes. Le roman d’Orwell réactive ici la tradition de la science-fiction soviétique, qui permettait, en inventant des mondes dystopiques où l’idéal avait tourné au cauchemar, de critiquer indirectement l’URSS. Orwell s’inspire d’ailleurs largement du premier jalon de cette longue lignée, <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/nous-autres-le-roman-qui-a-inspire-1984-d-orwell-5484239"><em>Nous autres</em></a> (1920) d’Evguéni Zamiatine, qui lui aussi montrait une société sous la botte d’un État totalitaire. </p>
<p>En 1972, le roman <em>Stalker</em>, écrit par Arkadi et Boris Strougatski et adapté au cinéma par Andreï Tarkovski sept ans plus tard, évoquait quant à lui un univers futuriste où des « zones » mystérieuses, totalement contrôlées par l’armée, rappelaient discrètement l’existence du goulag. Il est donc tout naturel que le roman d’Orwell suscite l’intérêt d’une société russe qui a l’habitude d’aller chercher dans la littérature des expressions métaphoriques pour des dérives politiques impossibles à dénoncer publiquement.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/469991/original/file-20220621-17-spvb23.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Exemplaires du roman d’Orwell et de « À l’ouest, rien de nouveau » d'Erich Maria Remarque disséminés dans le métro de Moscou @Telegram.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Mais une autre spécificité du contexte russe est que le texte a rejoint de manière très concrète <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/20/1984-de-george-orwell-erige-en-instrument-de-resistance-et-d-opposition-en-russie_6126882_3210.html">l’arsenal des activistes anti-guerre</a>. En mars, des exemplaires de <em>1984</em> ont été déposés dans le métro de Moscou accompagnés des articles de loi condamnant la diffusion de supposées fausses informations sur la guerre. </p>
<p>À Ivanovo, au nord-est de Moscou, <a href="https://t.me/horizontal_russia/10160">l’avocate Anastasia Roudenko et l’entrepreneur Dmitri Siline</a> ont dépensé 1 500 dollars pour distribuer 500 copies du livre dans les parcs et les rues de la ville avant d’être arrêtés par la police. Ces actions sont certes modestes, mais elles sont très largement diffusées sur les réseaux sociaux via Telegram ou TikTok : <em>1984</em> devient donc l’un des outils des <a href="https://www.resistic.fr">stratégies numériques de résistance</a> mises en place par une partie de la société civile en contexte autoritaire. Le roman permet non seulement de contourner la censure, mais aussi de retourner les instruments de contrôle d’un pouvoir qui développe une emprise sans précédent sur le Net grâce à ses légions de trolls et de hackers.</p>
<h2>Orwell côté Poutine</h2>
<p>Contrairement à son voisin biélorusse, la Russie n’a pas interdit la vente de <em>1984</em>. Mais le régime cherche à tirer parti de cet engouement littéraire en montrant que l’ennemi ciblé par le roman n’est pas celui qu’on croit. Dès le mois de mars, Anatoli Wasserman, député du parti de Vladimir Poutine « Russie Unie », a ainsi déclaré que le roman d’Orwell <a href="https://news.ru/culture/vasserman-rasskazal-o-suti-knigi-1984-posle-eyo-zapreta-v-belorussii/">ne faisait que décrire l’expérience de l’auteur à la BBC</a> et contribuait donc à discréditer le prétendu modèle occidental, en réalité miné par le despotisme. </p>
<p>Plus récemment, Maria Zakharova, porte-parole du ministère des Affaires étrangères et en première ligne dans la communication de guerre du pouvoir, a elle aussi considéré lors d’une conférence de presse que le roman décrivait la manière <a href="https://www.themoscowtimes.com/2022/05/25/explainer-why-orwells-1984-looms-large-in-putins-russia-a77780">dont le libéralisme conduirait le monde à sa perte</a>, qualifiant de « fake » l’idée qu’il s’agissait d’une peinture de l’URSS.</p>
<p>La ficelle est grossière – autant que la connaissance que Zakharova démontre d’un roman qu’elle nomme <em>1982</em>. Mais elle flatte une partie de l’opinion, toujours sensible à la thèse paranoïaque d’une conspiration contre la patrie. Dans le discours du pouvoir, Orwell rejoindrait ainsi un autre courant littéraire russe, celui du récent « liberpunk » qui imagine l’apocalypse du monde capitaliste et invite à entrer en lutte contre l’Occident décadent.</p>
<p>Au-delà du phénomène littéraire, <em>1984</em> sert donc de révélateur à certaines tensions de la société et du pouvoir russes. Il montre d’un côté la puissance du <em>storytelling</em> poutinien, toujours apte à présenter la réalité sous un prisme avantageux. Mais d’un autre côté, le succès récent du roman est un signal qui détonne par rapport aux sondages concluant au soutien majoritaire de la population à la guerre et à son chef : il offre un coup de sonde alternatif dans une société russe qui semble se percevoir elle-même comme sous contrôle, exposée à une intense propagande et susceptible d’être lourdement punie pour ses opinions – et qui dès lors peut difficilement répondre à une enquête d’opinion autre chose que ce que l’on attend d’elle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/185439/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Victoire Feuillebois a reçu des financements de Idex Attractivité de l'Université de Strasbourg. </span></em></p>Depuis le début de la guerre contre l’Ukraine, le roman est devenu en Russie un phénomène littéraire et un enjeu politique.Victoire Feuillebois, Assistant Professor in Russian Literature, member of GEO - UR 1340 and ITI LETHICA, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1754022022-04-24T20:30:15Z2022-04-24T20:30:15ZQuels sont les noms qui rayonnent dans la littérature lesbienne ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/459310/original/file-20220422-11-nsydf6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=36%2C3%2C1018%2C614&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Affiche proposée pour une exposition des Archives lesbiennes de Paris, en 1984</span> <span class="attribution"><span class="source">Michèle Larrouy</span></span></figcaption></figure><p>Dans un <a href="https://theconversation.com/ce-que-font-les-lesbiennes-a-la-litterature-147800">article publié sur The Conversation</a> l’an dernier, j’évoquais la littérature lesbienne en tant qu’objet d’étude littéraire mal connu : peu étudié, difficile à cerner, en dépit de l’intérêt qu’il représente à la fois pour l’histoire de la littérature des femmes, et pour la manière dont, aux XX<sup>e</sup> et XXI<sup>e</sup> siècles, on pense la théorie littéraire.</p>
<p>L’histoire lesbienne perturbe les canons établis, les normes narratives, les codes de la langue : au-delà de son point d’ancrage social, amoureux, politique ou philosophique – selon l’angle par lequel on préfère aborder le sujet du lesbianisme – elle interroge profondément l’objet littéraire et ses définitions.</p>
<h2>Noms absents et noms cryptés, dissimulés</h2>
<p>Pourtant, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Traude_B%C3%BChrmann">Traude Bührmann</a>, écrivaine allemande correspondante à la revue <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lesbia_Magazine"><em>Lesbia Magazine</em></a> au cours des années 1980-1990, se demandait en novembre 1994 : « Quels sont les noms qui rayonnent dans la littérature lesbienne ? […] Quelle est l’importance des noms dans la littérature lesbienne ? » Car la réponse ne va pas de soi.</p>
<p>D’une part, ces noms sont trop mal connus. Il s’agit de cultures qui se propagent de bouche à oreille, de livres qui rencontrent des difficultés toutes particulières à être édités, puis diffusés et lus. L’histoire n’en est pas faite, sauf dans les cercles militants ou les milieux contre-culturels ; elle reste inaccessible à une grande majorité du public et sa diffusion a reposé longtemps sur les engagements bénévoles de quelques-unes.</p>
<p>D’autre part, les noms de la littérature lesbienne ont eux-mêmes été cryptés par une partie des autrices. Certaines d’entre elles écrivent leur œuvre ou partie de leur œuvre sous pseudonyme. L’exemple qui a le plus fait jaser les publics lesbiens (même français), au cours de la seconde moitié du XX<sup>e</sup> siècle, est sans doute celui de Patricia Highsmith : autrice de polars à succès, elle publie sous le pseudonyme de Claire Morgan <em>The Price of Salt</em> en 1952 (d’abord traduit par <em>Les Eaux dérobées</em> par Emmanuelle de Lesseps, puis connu sous le nom de <em>Carol</em>). Les rumeurs circulent, mais la véritable identité de l’autrice n’est révélée qu’en 1990.</p>
<p>En outre, le cryptage des noms est lié à un travail romanesque caractéristique de la littérature lesbienne des années 1970 : à l’heure du Nouveau Roman et des déconstructions romanesques en particulier, « la plupart des protagonistes n’avaient pas de nom propre », rappelle Traude Bührmann.</p>
<blockquote>
<p>« Elles s’appelaient Je, parfois Tu ou Elle. Pour savoir quelle est Je ou Tu ou Elle et dans quelle histoire, je dois connaître le nom de l’écrivaine, le titre du livre, et peut-être la date ou le lieu de sa parution. Cette protagoniste n’a donc pas une vie autonome, un futur indépendant. Elle n’a pas de nom qui puisse briller librement et éternellement au ciel du cosmos lesbien. »</p>
</blockquote>
<p>Et puis, bien entendu, s’il est parfois difficile de se rappeler les noms de la culture lesbienne, c’est aussi parce qu’ils sont tus, victimes d’un double silence : celui qui marque en général l’histoire culturelle des femmes, celui qui pèse sur la reconnaissance sociale du lesbianisme. Ces dernières semaines, on a vu souvent nier la <a href="https://www.liberation.fr/societe/droits-des-femmes/mais-qui-cherche-a-rendre-rosa-bonheur-hetero-20220401_Q5GPZRJ7O5CBLLOYCZSYBFDOMI/">vie lesbienne de Rosa Bonheur</a>, dont l’œuvre est mise en avant en cette année anniversaire. <a href="https://homoromance-editions.com/actualites/deces-de-lautrice-helene-de-monferrand-les-amies-dheloise.html">Le décès d’Hélène de Monferrand</a>, le 14 février 2022, n’a rencontré presque aucun écho dans les médias, même littéraires : elle était pourtant l’une des autrices principales de la littérature lesbienne des années 1990. </p>
<p>Il a fallu attendre <a href="https://etudeswittig.hypotheses.org/937">l’inauguration du jardin Monique Wittig</a>, en septembre 2021, pour que le mot « lesbienne » figure pour la première fois sur une plaque publique en France ; en mars 2022, <a href="https://www.komitid.fr/2022/03/11/plaque-pour-suzanne-leclezio-et-a-yvonne-ziegler-la-difficile-evocation-publique-de-lhomosexualite-dun-couple-de-resistantes/">l’hommage à Suzanne Leclézio et Yvonne Ziegler</a> omet de mentionner leur homosexualité et présente la seconde comme l’« amie bénévole » [sic !] de la première.</p>
<h2>S’il faut des noms…</h2>
<p>Difficile, donc, de voir rayonner les noms de la littérature lesbienne. Dans l’article « Ce que font les lesbiennes à la littérature », un grand nombre étaient cités déjà ; ceux des autrices les mieux connues, mais à vrai dire, l’article en oubliait beaucoup d’autres.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ce-que-font-les-lesbiennes-a-la-litterature-147800">Ce que font les lesbiennes à la littérature</a>
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<p>Même en se concentrant strictement sur l’histoire française de la littérature lesbienne (dont la définition pose problème, je renvoie sur ce point à l’article précédent et surtout, à l’ouvrage à paraître), on aurait pu citer par exemple les autrices recensées par Paula Dumont dans les quatre tomes de <a href="https://www.editions-harmattan.fr/livre-entre_femmes_300_oeuvres_lesbiennes_resumees_et_commentees_paula_dumont-9782343054704-45899.html">son dictionnaire lesbien <em>Entre femmes</em></a>, dont les noms s’égrènent tout au long des XX<sup>e</sup> et XXI<sup>e</sup> siècles. Ou bien ceux – et il y aura de nouveau ici des oublis – de Gabrielle Reval, Jeanne Galzy, Hélène de Zuylen, Renée Dunan, Élisabeth de Clermont-Tonnerre, Célia Bertin, Juliette Cazal, Hélène Bessette, Irène Monesi, Françoise Mallet-Joris, Suzanne Allen, Nella Nobili, Rolande Aurivel, Jocelyne François, Mireille Best, Maryvonne Lapouge-Pettorelli, Danielle Charest, Geneviève Pastre, Cy Jung, Danièle Saint-Bois, Sabrina Calvo, Évelyne Rochedereux, Wendy Delorme, Ann Scott, Élodie Petit, Joëlle Sambi, plus récemment encore Pauline Gonthier, Tal Piterbraut-Merx, Jo Güstin, Alice Baylac (etc.).</p>
<p>Cela n’est rien encore si l’on ne cite pas aussi les noms de toutes celles et ceux qui, depuis des décennies, ont tâché de restituer cette histoire, de la faire vivre, de l’éditer et de la diffuser en dépit des résistances rencontrées au sein du champ littéraire. Il faut citer l’émergence des maisons d’édition lesbiennes à la fin des années 1990, l’évolution de l’édition et de la critiques spécialisées jusqu’à nos jours : les éditions Geneviève Pastre, les éditions Gaies et Lesbiennes, KTM Éditions, Homoromance, etc. Outre les noms déjà donnés, il faut citer les amorces de théorisation fournies par Marie-Jo Bonnet dans son important ouvrage <em>Les Relations amoureuses entre les femmes du XVI<sup>e</sup> siècle au XX<sup>e</sup> siècle</em> ; le travail fourni par les Archives lesbiennes, ainsi que par les revues qui ont commencé à voir le jour dans les années 1970. <em>Quand les femmes s’aiment</em>, <em>Désormais</em>, <em>Lesbia</em> et <em>Vlasta</em> surtout, en France, dont les pages ont notamment recueilli les critiques littéraires et artistiques de Catherine Gonnard, Suzette Robichon, Michèle Causse, Elisabeth Lebovici, Hélène de Monferrand, Danielle Charest, Évelyne Auvraud, Odile Baskevitch, Chantal Bigot et d’autres. Elles ont mené depuis plus de quarante ans un travail extrêmement précieux d’investigation, d’analyse et d’historicisation de la culture lesbienne – travail parfois mal reconnu lui-même.</p>
<p>Aujourd’hui ce travail de fond est relayé et approfondi par l’ensemble des plates-formes papier (<em>Jeanne Magazine</em>, <em>Panthère première</em>, <em>La Déferlante</em>), numériques (Roman Lesbien, Lesbien raisonnable, Mx Cordelia, Planète Diversité et quantité d’autres) ou radio (travail de Clémence Allezard sur France Culture notamment, Gouinement lundi, Radio parleur) qui permettent de faire connaître l’histoire des littératures lesbiennes. Impossible de citer tous les noms, tous les sites : ils foisonnent, peut-être particulièrement ces dernières années.</p>
<p>En ce qui concerne la recherche en littérature, cette profusion récente est en tout cas particulièrement flagrante, bien qu’elle ne corresponde pas encore à la reconnaissance évidente de ce sujet d’étude. Alors qu’elle est menée depuis la fin des années 1980, par des chercheuses précurseuses comme Gaële Deschamps ou bien <a href="https://www.jstor.org/stable/40620098?seq=1">Catherine Écarnot</a>, elle a longtemps peiné à s’institutionnaliser. Au-delà des thèses monographiques qui, souvent, abordent le sujet du lesbianisme en littérature, relativement peu d’articles scientifiques sont publiés en France sur cette question. On peut citer à cet égard le travail de <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02735801/document">Marta Segarra</a>, ou le travail particulièrement important mené ces derniers temps par Marie Rosier et Gabriela Cordone, principalement à propos de la scène lesbienne hispanophone : <a href="https://pufc.univ-fcomte.fr/revues/sken-graphie/scenes-queer-contemporaines.html">dans l’un des derniers numéros de la revue universitaire bisontine <em>Skén&graphie</em></a> ainsi que dans la revue <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2021-4-page-104.htm"><em>Mouvements</em></a>, elles se sont récemment attachées à analyser ce que peut signifier le lesbianisme en littérature, l’histoire de ses théorisations et les enjeux d’une recherche qui approfondisse ces questions. Enfin, on peut citer l’engouement très net de jeunes chercheur·ses pour le sujet : il semble que le <a href="https://lesjaseuses.hypotheses.org/3798">nombre de mémoires explicitement consacrés à la littérature lesbienne</a> ait énormément augmenté depuis 2020, et de plus en plus de projets se montent pour en valoriser le travail (à l’instar du <a href="https://bigtata.org/depot-electronique-de-memoires-et-theses-lgbtqia">dépôt électronique Big Tata</a>).</p>
<p>On se rend compte aussi d’un décalage entre aspirations de recherche et contenus déjà disponibles, lorsqu’on tente de réunir, à ce sujet, journées d’études ou séminaires. Un certain nombre de chercheur·ses sont engagé·e·s sur le sujet : le succès du <a href="https://www.ille.uha.fr/wp-content/uploads/2019/03/Programme-Sapphic-Vibes-%C3%A0-imprimer-final-1.pdf">colloque <em>Sapphic Vibes</em> en mars 2019</a>, organisé à l’université de Mulhouse, en est témoin. Néanmoins le sujet lesbien reste largement moins traité et moins maîtrisé, au sein de l’université, que son pendant masculin : en attestent les difficultés rencontrées par les organisateur·ices de <a href="http://www.ens-lyon.fr/formation/catalogue-de-cours/lgcg3104/2021">cours</a> ou de <a href="https://www.ens.psl.eu/agenda/seminaire-litterature-et-homosexualites/2017-05-09t140000">séminaires</a> qui souhaitent se pencher sur le sujet des rapports entre littérature et homosexualité tout en étant conscient·e·s des paramètres de genre à considérer, dont les séances comptent pourtant pour finir une bonne majorité de références masculines.</p>
<h2>Une histoire à relire, de nouvelles recherches à mener</h2>
<p>Ces listes sont longues et fastidieuses : c’est vrai. Mais elles signalent clairement, aussi, que la littérature lesbienne (française en l’occurrence) est loin de ne compter que deux ou trois noms isolés les uns des autres ; elle a une histoire longue, riche, nourrie par des dialogues entre écrivain·e·s, militant·e·s, étudiant·e·s et chercheur·ses, lecteurs et lectrices, archivistes, maisons d’éditions et libraires, depuis des dizaines d’années.</p>
<p>Nous avons tenté, dans un <a href="http://www.lecavalierbleu.com/nouveautes-a-paraitre/">ouvrage à paraître fin mai aux éditions du Cavalier bleu</a>, <em>Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours</em>, de retracer cette histoire. À savoir : 80 % des droits d’auteur de l’ouvrage seront versés à la <a href="https://www.fondslesbien.org/">LIG</a>, afin de reconnaître la dimension entièrement collective de cette recherche.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=433&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/459301/original/file-20220422-26-k669ku.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Aurore Turbiau, Margot Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier, Alexandre Antolin, Écrire à l’encre violette. Littératures lesbiennes en France de 1900 à nos jours, Paris, Le Cavalier bleu, 2022.</span>
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<p>Notre étude prend son départ en 1900 : sont alors publiées en France plusieurs œuvres ouvertement lesbiennes, après des siècles d’un silence quasi entier. Ensuite, des années folles à l’après-guerre, de l’histoire militante des années 1970 à la naissance de l’édition spécialisée après 1990, jusqu’à l’ébullition du début du XXI<sup>e</sup> siècle, ce sont des centaines de textes qui disent et théorisent leur propre existence. Ils parcourent tous les genres : récits de soi, romans de science-fiction et de fantasy, poésie, bande dessinée, expérimentation formelle, théâtre, romance et polar, littérature jeunesse, chanson.</p>
<p>Traude Bührmann disait encore, à propos des noms de la littérature lesbienne, qu’« une fois que les caractères ont des noms et des auras spécifiques, elles se représentent elles-mêmes et s’inscrivent dans la mémoire des lectrices avec leur figure et leur visage unique, leurs doigts et leur haleine. […] Des noms peuvent épeler une histoire. Des noms peuvent exprimer des idées, évoquer une vision du monde. » Nous espérons que cet ouvrage, <em>Écrire à l’encre violette</em>, contribuera à donner matière à cette mémoire fragile et malmenée, qu’il pourra participer à son tour à faire briller ces noms « au ciel du cosmos lesbien » (et littéraire, en général !).</p>
<hr>
<p><em>Cet article a été relu par les co-auteurices du livre « Écrire à l’encre violette » : Margot Lachkar, Camille Islert, Manon Berthier et Alexandre Antolin.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/175402/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Aurore Turbiau ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’histoire lesbienne interroge profondément l’objet littéraire et ses définitions.Aurore Turbiau, Doctorante en littérature comparée, membre du collectif Les Jaseuses, membre de Philomel-Initiative Genre, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1788522022-03-24T18:42:42Z2022-03-24T18:42:42ZQuand Marcel Proust nous parle de physique<p><em>La littérature, ce stéthoscope ultra sensible, permet d’explorer de nouveaux imaginaires et nous renseigne aussi sur l’état de notre société, son passé, ses rêves, ses aspirations. À travers cette série, « Imaginer le réel », on a par exemple observé comment <a href="https://theconversation.com/que-peut-la-fiction-litteraire-face-aux-scandales-des-ehpad-178223">le grand âge est représenté en fiction</a> ou <a href="https://theconversation.com/existe-t-il-un-remede-au-bovarysme-du-xxi-siecle-170125">le succès du bovarysme</a>. Ce dernier épisode s’intéresse aux échos scientifiques de l’œuvre de Proust.</em></p>
<hr>
<p>Marcel Proust, dont on fête le centenaire de la mort, a écrit avec <em>À la recherche du temps perdu</em>, une sorte de <em>Divine Comédie</em> à la française, publié à partir de 1913. Comme l’œuvre de Dante au XIII<sup>e</sup> siècle résumait les savoirs du Moyen-âge, Proust aborda toutes les facettes de la connaissance acquise à l’orée du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<p>Il argumente sur l’esthétisme avec ses artistes types : le compositeur Vinteuil, le peintre Elstir, l’écrivain Bergotte, il parle de médecine côtoyant Freud en psychologie, il traite de l’art de la guerre à la veille de 14-18. On trouve beaucoup de références aux techniques nouvelles : le téléphone transmet le spectre de sa bien-aimée grand-mère, le train d’une heure 22 quitte la gare Saint-Lazare, l’aéroplane l’émerveille à l’égal d’un dieu apparaissant à un Grec ancien. La théorie de l’évolution lui est connue : « Le mot sélection suivie de naturelle réfère aux travaux de Darwin. »</p>
<p>Finalement, Proust se fait l’écho des progrès décisifs de la science. Or, en physique, le début du XX<sup>e</sup> siècle fut témoin de deux révolutions qui bouleversèrent notre vision du monde : la relativité qui conteste le caractère absolu du temps et la mécanique quantique qui, par son indéterminisme, remet en question la réalité.</p>
<p>Examinons dans son œuvre les reflets de ces immenses avancées.</p>
<h2>Pour commencer, quelques souvenirs scolaires</h2>
<p>Dante fait allusion (<em>Purgatoire</em>, chant XV) à la première loi de l’optique, celle de la réflexion lumineuse formalisée par Descartes au XVII<sup>e</sup>. À son tour, Proust invoque la deuxième loi, celle de la réfraction, pour décrire très tendrement les rapports qu’il entretient avec sa grand-mère :</p>
<blockquote>
<p>« [Mes] pensées se prolongeaient en elle sans subir de déviation parce qu’elles passaient de mon esprit dans le sien sans changer de milieu, de personne. »</p>
</blockquote>
<p>Il se remémore d’autres leçons apprises au lycée :</p>
<blockquote>
<p>« Pour un physicien, la place qu’occupe la plus petite balle de sureau s’explique par le conflit ou l’équilibre de lois d’attraction et de répulsion qui gouvernent des mondes bien plus grands. »</p>
</blockquote>
<p>On ressent le charme désuet des leçons d’antan quand on électrisait une barre d’ébonite en la frottant avec une peau de chat.</p>
<p>Un physicien ne peut manquer de deviner l’effet Doppler dans la phrase :</p>
<blockquote>
<p>« Il y avait aussi un nouveau sifflet qui était exactement pareil à celui d’un tramway, et comme il n’était pas emporté par la vitesse, on croyait à un seul tramway, non doué de mouvement, ou en panne, immobilisé, criant à petits intervalles comme un animal qui meurt. »</p>
</blockquote>
<p><img src="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/e/e6/Doppler_Effect.gif" alt="DopplerEffect.gif"></p>
<p><em><a href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Doppler_Effect.gif">Doleron/Wikipedia</a>, CC BY-SA 3.</em></p>
<blockquote>
<p>« Il rencontrait chez elle la force électrique d’une volonté contraire qui le repoussait vivement ; dans les yeux d’Albertine j’en voyais jaillir des étincelles. »</p>
</blockquote>
<p>Le physicien Charles-Augustin Coulomb nous dit différemment : deux charges contraires s’attirent tandis que deux charges de même signe se repoussent !</p>
<h2>Proust aux rayons X</h2>
<p>Abordant la physique plus moderne, Proust parle à diverses reprises de rayonnements ultra-violets ou infrarouges, il met aussi en scène les rayons X découverts en 1895 par Röntgen. Françoise dit :</p>
<blockquote>
<p>« Madame sait tout, Madame est pire que les rayons X. »</p>
</blockquote>
<p>L’épisode se déroule durant la première jeunesse de l’écrivain. Or il avait 24 ans lors de la découverte, il faut donc imaginer que la servante avait le don de prophétie. L’écrivain récidive :</p>
<blockquote>
<p>« [Cette] étrange épreuve, qui nous semble si peu ressemblante, a quelques fois le genre de vérité, peu flatteur certes mais profond et utile, d’une photographie par les rayons X. »</p>
</blockquote>
<p>Et il revendique pour lui-même une vision en profondeur de la réalité :</p>
<blockquote>
<p>« J’avais beau dîner en ville, je ne voyais pas les convives, parce que, quand je croyais les regarder, je les radiographiais. »</p>
</blockquote>
<p>Il ne craint pas d’aborder la radioactivité, douée alors de vertus thérapeutiques ; on achetait des crèmes radioactives anti-âge. S’étonnant de la longévité de Mme Swann, une métaphore ose la juger :</p>
<blockquote>
<p>« un défi plus miraculeux aux lois de la chronologie que la conservation du radium à celles de la nature ».</p>
</blockquote>
<p>Le radium cher à Mme Curie est instable et se désintègre avec une période de 1 600 ans. C’est beaucoup, mais il existe des éléments encore plus résistants puisque les isotopes stables ont une espérance de vie infinie.</p>
<h2>Proust et le temps</h2>
<p>Le temps joue un rôle fondamental dans <em>La Recherche</em>. Il s’introduit dès l’incipit « Longtemps, je me suis couché de bonne heure… » et il conclut la dernière phrase « … dans le Temps ».</p>
<p>Or l’époque de Proust en a totalement renouvelé notre perception. Certes, nous ne savons toujours pas plus que saint Augustin ce qu’est le temps, lui qui disait : « Si on ne me le demande pas, je sais ce qu’est le temps si on me le demande, je ne sais plus ». Mais la relativité d’Einstein dévoile un temps qui n’est plus absolu et éternel mais varie selon son cadre de représentation ; il dépend de sa mesure. Proust démontre une intuition proche de celle du physicien quand il écrit de l’église de Combray :</p>
<blockquote>
<p>« Tout cela faisait d’elle… un édifice occupant si l’on peut dire un espace à quatre dimensions, la quatrième étant celle du temps. »</p>
</blockquote>
<p>Espace à quatre dimensions, cela résonne évidemment avec la relativité. Proust connaissait-il la théorie d’Einstein ? On lui posa la question et dans une lettre, il s’expliqua :</p>
<blockquote>
<p>« On a beau m’écrire que je dérive de lui ou lui de moi, je ne comprends pas un seul mot de ses théories, ne sachant pas l’algèbre, et je doute pour ma part qu’il ait lu mes romans. Nous avons, paraît-il, une manière analogue de déformer le temps. »</p>
</blockquote>
<h2>La vision quantique de la réalité</h2>
<p>Moins évidentes sont les correspondances avec la mécanique quantique qui se développe alors, l’idée de quanta, c’est-à-dire de corpuscule primaire d’énergie, proposée par Planck datant de 1900.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1049&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1049&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/454158/original/file-20220324-25-1gw3huu.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1049&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Max Planck en 1901.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Max_Planck#/media/Fichier:Bundesarchiv_Bild_183-R0116-504,_Max_Planck.jpg">Bundesarchiv/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Une phrase met la puce à l’oreille. Le narrateur, pour rassurer sa grand-mère malade, lui dit :</p>
<blockquote>
<p>« D’après les dernières découvertes de la science, le matérialisme semblait ruiné. »</p>
</blockquote>
<p>Quelles découvertes a-t-il en tête ? La seule réponse vient de la mécanique quantique. Une réflexion de Paul Valéry, né aussi en 1871, renforce l’idée. Dans <em>Regards sur le monde actuel 1929</em> on lit :</p>
<blockquote>
<p>« La lumière est compromise… dans le procès qu’intente le discontinu au continu, la probabilité aux images… le réel caché à l’intelligence qui le traque et pour tout dire l’inintelligible à l’intelligible. »</p>
</blockquote>
<p>La mécanique quantique révolutionne nos concepts. La physique classique est déterministe : on sait prédire le déroulé des événements. On peut connaître la réalité « en soi ». Or pour un électron on ne sait plus que calculer la probabilité de réalisation d’un trajet particulier. Le déterminisme devient collectif : on connaît la répartition d’une population d’électrons mais on ne sait pas où finira l’un d’entre eux. La théorie quantique qui contrôle ces comportements, est une branche de la physique parfois contre-intuitive.</p>
<p>Elle repose sur deux postulats qui semblent contradictoires :</p>
<ul>
<li><p>l’équation d’évolution de Schrödinger reste déterministe, c’est la loi dynamique des forces autres que la gravitation, l’équivalent donc de la loi de Newton mais d’écriture beaucoup plus subtile</p></li>
<li><p>mais cette loi est complétée par un principe « d’effondrement », qui s’applique au moment de la mesure et qui choisit le résultat parmi un ensemble infini de possibilités.</p></li>
</ul>
<p>Proust côtoie le paradoxe quantique quand il écrit :</p>
<blockquote>
<p>« Elle prenait un air tout penaud de n’avoir plus, au lieu des dix, des vingt nez, que je me rappelais tour à tour sans pouvoir fixer mon souvenir, qu’un seul nez plus rond que je ne l’avais cru qui donnait une idée de bêtise et avait en tous cas perdu le pouvoir de se multiplier… Tombé dans le réel immobile, je tâchai de rebondir. »</p>
</blockquote>
<p>Il confronte l’image multiple qu’il garde d’une jeune crémière avec la réalité unique qui s’offre à lui, alors sa vision « s’effondre » dans le réel.</p>
<p>La mécanique quantique révèle une réalité matérielle probabiliste, Proust généralise à la réalité spirituelle, celle des humains : « les êtres n’existent pour nous que par l’idée que nous avons d’eux », autrement dit : « Le témoignage des sens est aussi une opération de l’esprit où la conviction crée l’évidence. »</p>
<p>La réalité quantique dépend de la mesure effectuée par l’observateur, de même toute observation amène à une traduction mentale subjective : « La réalité n’existe pas pour nous tant qu’elle n’a pas été recréée par notre pensée. »</p>
<p><em>La recherche du Temps perdu</em> représente une magistrale somme. On y cueille beaucoup d’humour, de l’émotion, de la poésie, de la philosophie. Proust écrit en s’aidant de tous les ingrédients qu’apporte la vie et à ce titre une loi de physique au détour d’une phrase devient une décoration utile. Proust traduit le monde par une vision impressionniste de la réalité, ce qui n’est pas sans rappeler la mécanique quantique.</p>
<p>Aux dires de beaucoup d’experts avisés, Proust est le plus grand écrivain français du XX<sup>e</sup> siècle. Pourtant, il ne reçut nul Prix Nobel, ses cendres ne sont pas au Panthéon et son effigie ne hante pas le musée Grévin. Mais à l’avance il se console en remarquant :</p>
<blockquote>
<p>« [Il] n’y a aucune raison dans nos conditions de vie sur cette Terre pour que nous nous croyions obligés à faire le bien… ni pour l’artiste athée à ce qu’il se croie obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers. Toutes ces obligations qui n’ont pas leur sanction dans la vie présente semblent appartenir à un monde différent… de sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans invraisemblance. »</p>
</blockquote>
<p>Et alors, Proust lui aussi est entré dans ce monde idéal qu’il espère pour son écrivain.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/178852/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Vannucci ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>On retrouve dans l'œuvre de Proust des allusions aux lois de l'électricité, aux rayons X, à l'effet Doppler. Il s'aventure même vers la physique quantique.François Vannucci, Professeur émérite, chercheur en physique des particules, spécialiste des neutrinos, Université Paris CitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1761632022-02-14T18:13:00Z2022-02-14T18:13:00ZDossier : Ces classiques qui continuent d’inspirer l’école<p>Leurs noms s’affichent au fronton des établissements et leurs textes résonnent encore dans les classes. Si le cadre scolaire se transforme sous l’impulsion des nouvelles technologies, entre autres, les classiques, de Rousseau à Victor Hugo, ou de La Fontaine à Condorcet, tiennent toujours une bonne place dans la formation des élèves. Un anniversaire comme celui de Molière, largement fêté en 2022, nous rappelle combien certaines œuvres voyagent d’une génération à l’autre. Si leur présentation dans les manuels a varié au fil des époques, <a href="https://theconversation.com/comment-lecole-a-faconne-notre-image-de-moliere-175671">comme le souligne la chercheuse Isabelle Calleja-Roque</a> (Université de Grenoble Alpes), les personnages de l’<em>Avare</em>, du <em>Bourgeois Gentilhomme</em> et du <em>Malade Imaginaire</em> font toujours rire les élèves.</p>
<p>Mais l’héritage des classiques n’est pas seulement matière à lecture, à récitations ou à explications de textes. Il est aussi source d’inspiration pour les enseignants et les éducateurs qui veulent repenser la pédagogie. Ceux-ci redécouvrent par exemple la modernité de Condorcet, dans ses invitations à éviter la compétition, <a href="https://theconversation.com/ce-que-condorcet-a-encore-a-nous-dire-sur-leducation-125113">que nous rappelle le spécialiste en philosophie de l’éducation Eirick Prairat</a> (Université de Lorraine).</p>
<p>À une époque où l’on parle beaucoup de classe en plein air, la parole de Rousseau, vantant l’expérimentation et la confrontation à la nature, rencontre aussi un nouvel écho, interrogeant nos dépendances aux outils numériques, <a href="https://theconversation.com/enseigner-lautonomie-les-lecons-de-rousseau-face-a-notre-monde-en-reseau-174296">comme l’explique Mazarine Pingeot</a> (Sciences Po Bordeaux), ou certaines images illusoires de la jeunesse, pointées dans le <a href="https://theconversation.com/apprendre-a-grandir-un-combat-a-mener-avec-susan-neiman-167066">dernier ouvrage de la philosophe Susan Neiman</a>.</p>
<p>Enfin, dans cette sélection d’analyses des auteurs et autrices de The Conversation, Michel Manson (Université Sorbonne Paris-Nord) relit le célèbre passage des <em>Misérables</em> de Victor Hugo sur la <a href="https://theconversation.com/la-poupee-de-cosette-quand-victor-hugo-soulignait-limportance-du-jeu-pour-les-enfants-164096">poupée de Cosette</a> pour nous montrer comment la forme même du roman peut renouveler et enrichir nos visions de l’enfance</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/pourquoi-lit-on-autant-les-fables-de-la-fontaine-a-lecole-161521">Pourquoi lit-on autant les « Fables » de La Fontaine à l’école ?</a></h2>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C1035%2C712&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=416&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/409121/original/file-20210630-19-1f5txph.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=523&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les Loups et les Brebis, Fables de La Fontaine, illustrations d'Auguste Vimar - (Alfred Mame et fils, 1897)</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Vimar_-_Fables_de_La_Fontaine_-_03-13._Les_Loups_et_les_Brebis.jpg">Wikimedia Commons</a></span>
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</figure>
<p>Dans leur parcours du CP au bac, tous les élèves croisent au moins une fois les héros de La Fontaine au gré d’une récitation ou d’une explication de texte. Comment interpréter une telle postérité ?</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/comment-lecole-a-faconne-notre-image-de-moliere-175671">Comment l'école a façonné l'image de Molière</a></h2>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C107%2C2041%2C1554&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=488&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=488&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=488&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=613&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=613&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/442727/original/file-20220126-17-oe9sn2.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=613&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Molière et Goudouli, par Édouard Debat-Ponsan, peinture exposée au Capitole de Toulouse.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/9/9e/Capitole_Toulouse_-_Salle_du_Conseil_municipal_-_Moli%C3%A8re_et_Goudouli_-_Debat-Ponsan_1907_-_Detail.jpg">Public domain, via Wikimedia Commons</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En quoi le Molière enseigné à nos grands-parents n’est-il plus tout à fait le même que celui qu’on présente aux élèves d’aujourd’hui ? Explications à l’occasion des 400 ans de sa naissance.</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/enseigner-lautonomie-les-lecons-de-rousseau-face-a-notre-monde-en-reseau-174296">Enseigner l’autonomie : les leçons de Rousseau face à notre monde en réseau</a></h2>
<p>À l’heure où les algorithmes gouvernent nos vies sociales et où les technologies font écran au monde, ne faudrait-il pas relire les textes de Rousseau concernant l’apprentissage de l’autonomie ?</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/ce-que-condorcet-a-encore-a-nous-dire-sur-leducation-125113">Ce que Condorcet a encore à nous dire sur l’éducation</a></h2>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C998%2C664&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/297451/original/file-20191017-98666-4cpa79.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Statue de Condorcet, quai Conti, à Paris.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/condorcet-statue-on-quay-conti-paris-1102019033?src=fJPgRsnSYXxcMEqHmA0oZA-1-2">Shutterstock</a></span>
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</figure>
<p>Retour sur la pensée de Condorcet, homme des Lumières, défenseur de l'égalité d'instruction entre filles et garçons.</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/la-poupee-de-cosette-quand-victor-hugo-soulignait-limportance-du-jeu-pour-les-enfants-164096">La poupée de Cosette : quand Victor Hugo soulignait l'importance du jeu pour les enfants</a></h2>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C24%2C2044%2C1358&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=406&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/412113/original/file-20210720-23-1jc2rj1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=511&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La poupée de Cosette, huile sur toile par Léon-François Comerre, conservé à la mairie de Trélon (Nord).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:L%C3%A9on_Comerre_La_poup%C3%A9e_de_Cosette.jpg">Léon Comerre/Wikimedia Commons</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour la fameuse scène de Cosette et de sa poupée dans « Les Misérables », Victor Hugo s’est inspiré de son expérience de père de famille et propose une fine analyse psychologique de l’enfance.</p>
<h2><a href="https://theconversation.com/apprendre-a-grandir-un-combat-a-mener-avec-susan-neiman-167066">Apprendre à « grandir », un combat à mener avec Susan Neiman</a></h2>
<p>Dans une société hantée par le jeunisme et l’ombre de Peter Pan, la philosophe Susan Neiman invite à combattre la peur de grandir pour passer du monde de l’illusoire à la réalisation de soi.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176163/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
De Rousseau à Victor Hugo, de La Fontaine à Condorcet, retour sur quelques-uns de ces classiques qui nourrissent la formation des élèves comme notre vision de l’enfance, avec une sélection d’analyses.Aurélie Djavadi, Cheffe de rubrique EducationLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1741312022-01-09T17:11:03Z2022-01-09T17:11:03ZLittérature et indignation : vous avez dit « swiftien » ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/438659/original/file-20211221-13-os6lys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=6%2C0%2C2142%2C1616&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Négriers jetant par-dessus bord les morts et les mourants - un typhon approche, 1840. Musée des Beaux-Arts de Boston. </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_N%C3%A9grier#/media/Fichier:Slave-ship.jpg">Wikipédia. </a></span></figcaption></figure><p>Il en va des polémistes comme de la langue d’Esope. Ils sont la pire des choses, quand ils portent le venin dans la plume. A contrario, quand l’humeur belliqueuse qu’ils affichent dans leurs écrits – on l’oublie, mais un polémiste a toujours la guerre en tête – se révèle pour ce qu’elle est : un puissant antidote aux agents de corruption à l’œuvre sur les esprits comme sur la langue, la postérité leur réserve le meilleur de ce qu’elle peut leur offrir.</p>
<p>L’homme d’église mais aussi de plume que fut Jonathan Swift (1667-1745) aura jeté toutes ses forces dans les combats de son temps : querelle des Anciens et des Modernes (<em>La Bataille des livres</em>, 1704), mais aussi conflits à répétition entre Lilliputiens (Anglais) et Bflefusciens (Français).</p>
<p>Mais qu’on n’aille pas croire que ces batailles appartiennent à un passé révolu. Deux événements récents, à propos desquels l’opinion continue de s’écharper, à savoir le Brexit et la crise migratoire, ont vu resurgir des traits swiftiens dans le traitement littéraire et fictionnel qui leur a été réservé. Sans prétendre égaler le maître, Ian McEwan, dans <em>Le Cafard</em>, et Éric Fottorino, avec sa nouvelle intitulée <a href="https://le1hebdo.fr/journal/migrants-sommes-nous-encore-humains/377/article/la-pche-du-jour-5044.html">« La Pêche du jour »</a>, n’ambitionnent pas moins de rendre à César, en l’occurrence à Swift, ce qui lui revient. D’où la question : y aurait-il une actualité Swift ? Et si oui, quels seraient les traits définitoires du génie swiftien ?</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1471247446072180736"}"></div></p>
<p>Reconnaissons d’emblée que, transparente pour un lectorat anglophone, l’appellation « swiftien » ne parle guère au public français. Et ce, alors que d’autres adjectifs formés sur le même modèle, comme kafkaïen ou ubuesque, sont passés, eux, dans le langage commun, pour désigner des situations assez comparables, où l’absurde le dispute à l’intolérable.</p>
<p>À l’évidence, <a href="https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Histoires/Les-noms-d-epoque">à la bourse des noms d’époque</a> ou d’auteurs, la cote de Jonathan Swift ne brille pas du même éclat que celle de Kafka ou d’Alfred Jarry, l’auteur de l’impayable <em>Ubu Roi</em>.</p>
<h2>Une réception biaisée et tronquée</h2>
<p>Pourtant, Swift n’est pas le premier venu. Il est vrai que sa réception, en France, est un cas d’école en matière de réception culturelle biaisée ou tronquée. De lui, on retient une formule, « Nul homme n’est une île », prononcée en chaire, à la Cathédrale St Patrick de Dublin, ainsi qu’un personnage de fiction, Lemuel Gulliver (littéralement Lemuel le Pigeon, ou le Jobard). C’est beaucoup… et c’est peu.</p>
<p>Très tôt traduit en français, par l’abbé Desfontaines en 1727, <em>Les Voyages de Gulliver</em> a laissé dans l’ombre ses pamphlets, dont la nature il est vrai topique, liée au contexte intellectuel et idéologique de l’époque, ne facilite pas leur compréhension immédiate. De surcroît, si la figure de Gulliver est devenue populaire urbi et orbi, sa perception, en France, demeure celle d’un personnage de la littérature pour la jeunesse. Or, le <em>Voyage</em> se veut avant tout un conte philosophique pour adultes avertis, ce que montre en particulier le quatrième et dernier périple, accompli au pays des chevaux dotés de raison. À son retour, car tout dans ce type de littérature de voyage est affaire, non de départ mais bien de retour, <a href="https://www.presses.ens.fr/465-offshore-revenir-devenir-gulliverou-l-autre-voyage.html">comme l’a compris Jean Viviès</a>, Gulliver se mue en un personnage atrabilaire et misanthrope, vomissant la race humaine et reniant femme et enfants pour trouver refuge auprès des chevaux de son écurie. Pour un peu, au risque de brouiller les pistes, on qualifierait volontiers le récit de voltairien, tant un lecteur francophone y trouverait des traces de l’ironie présidant à l’écriture de <em>Candide</em> ou de <em>Zadig</em>.</p>
<h2>Un maître du pamphlet</h2>
<p>Objectivement, toutefois, le qualificatif de voltairien ne fait pas beaucoup avancer la compréhension du phénomène. Ce qu’il y a de plus swiftien, chez Swift, c’est sa veine polémiste, alimentée par les querelles, principalement religieuses et politiques, de l’époque. Ainsi, avec son <em>Argument contre l’abolition du christianisme</em>, ou son <em>Conte du Tonneau</em>, Swift s’y prend si bien, ou si mal, c’est selon, qu’il se met à dos tous les belligérants, anglicans, dissidents, catholiques. C’est clairement dans ce sillage-là que s’inscrit <em>Le Cafard</em> de Ian McEwan. Rendu amer par le succès du Brexit dans les urnes, le fabuliste contemporain se plaît à camper Boris Johnson et la classe britannique anglaise sous les traits de repoussants cafards, ourdissant sous les feux de la rampe l’absurde scénario du « Reversalisme ». S’il paraît donner des gages à Kafka, l’auteur de la <em>Métamorphose</em>, la filiation demeure swiftienne, tant le furieux débat entre partisans et adversaires de la sortie du Royaume-Uni n’a rien à envier, en matière de bêtise et de pulsion suicidaire, eu égard à ce que sont les véritables enjeux géopolitiques, aux vaines querelles entre « petis boutiens » et « gros boutiens ».</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1051&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1051&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1051&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1321&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1321&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/438660/original/file-20211221-27-1wmg0l1.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1321&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« Modeste proposition… » de Swift, édition de 1729.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Modeste_Proposition#/media/Fichier:A_Modest_Proposal_1729_Cover.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>En 1729, Swift, toujours lui, ferraillait cette fois contre les Anglais et leur politique du pire en terre irlandaise. À preuve, sa <em>Modeste Proposition pour empêcher les enfants des pauvres en Irlande d’être à la charge de leurs parents ou de leur pays et pour les rendre utiles au public</em>, au titre trop explicite pour être honnête. Un physiocrate de l’époque – on parlerait aujourd’hui d’un technocrate –, y prend la plume, censément pour se fendre d’une proposition à même de régler le problème récurrent de la pauvreté et de la famine sévissant en Irlande, terre natale de Swift, patriote sourcilleux, répétons-le.</p>
<p>Mais <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/les-archives-de-lete/lhumour-noir-de-jonathan-swift">l’ironie du propos</a> réside justement dans la dissociation ménagée entre la figure de l’économiste et celle de l’auteur. Le premier prévoit d’ôter aux parents impécunieux leurs nourrissons et de les confier à des nourrices entretenues sur des fonds privés. Une fois engraissés, ces innombrables enfants de sujets catholiques seront vendus aux riches propriétaires terriens, Anglais dans leur immense majorité, qui les consommeront sous forme de ragoût ou de fricassée à déguster toutes affaires cessantes. Quand le cannibalisme se pare de vertus philanthropiques ! À condition de passer par pertes et profits le préalable indispensable à la réalisation d’un projet aussi monstrueux : l’interdit qui pèse sur la chair humaine, qu’on ne saurait manger sans enfreindre un tabou majeur et constitutif de l’idée même de famille et de société humaine. Sous ses apparences de provocation « hénaurme » (adjectif, pour le coup, rabelaisien), l’insensibilité du physiocrate, à rebours de l’empathie de Swift, vise à changer la nature de l’indignation qui gagne à la lecture du traité.</p>
<p>Rejeter la « proposition » en poussant des cris d’orfraie, c’est se tromper de cible. Le vrai scandale est ailleurs, dans la réalité d’une île livrée sans défense à la colonisation britannique, rien moins qu’authentiquement cannibale, pour le coup. Il aura donc fallu en passer par les pouvoirs de l’horreur pour réveiller les consciences…</p>
<p>En conséquence de quoi sera décrété swiftien tout énoncé à la fois dérangeant et éveillant, apte à laisser un goût amer en bouche, car procédant à grand renfort d’humour noir, ou de paradoxes insoutenables, et n’hésitant pas à piétiner, le plus allègrement du monde, les codes du bon goût et de la décence.</p>
<h2>Consentements au meurtre</h2>
<p>« La pêche du jour », par Éric Fottorino, remonte tout cela dans ses filets, et bien plus encore. Un dialogue s’y engage entre un pêcheur et un client potentiel, attiré par la promesse de poisson frais. En matière de fraîcheur, le pêcheur ne craint personne : sur son étal trônent, à côté de la bonite et du requin, « du » Malien », « du » Somalien, ou bien encore « de » l’Erythréen. Les cadavres de migrants naufragés lors de leur tentative de traversée de la Méditerranée constituent en effet l’essentiel de sa pêche miraculeuse. Son salut économique en dépend, à lui l’ancien professeur d’humanités gréco-latines ( !), désormais réduit à se faire pêcheur au lendemain de la crise de la dette publique grecque. Et de vanter les mérites d’une denrée ô combien nourrissante, allant même jusqu’à reprocher aux navires humanitaires, type Aquarius, de lui ôter le pain de la bouche, en sauvant de la noyade les malheureux dont il se fait, lui, le « nettoyeur » anthropophage. En son temps, déjà, Montaigne faisait observer, sur le mode non de la fiction mais de l’argumentation, que les soi-disant « Cannibales » n’étaient pas ceux qu’on croyait, et qu’en Occident « nous les surpassons en toute sorte de torture ».</p>
<p>Ce que Fottorino réunit, c’est à la fois une précision extrême dans le rendu d’une situation historique, qui est aussi un naufrage de l’humanité tout entière, et une déconnexion totale d’avec ce qui fait l’ordinaire d’une poissonnerie, bien sûr, mais surtout l’ordinaire des réactions émotionnelles. En lieu et place du sentiment d’horreur attendu, priment, au pire, le cynisme, au mieux l’indifférence polie. Et Fottorino de stigmatiser, de la plus rude, mais salutaire des façons, nos trop fréquents « consentements au meurtre », <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/7924/le-consentement-meurtrier">pour parler comme Marc Crépon</a>. Notre coupable renoncement à l’humain, d’un mot.</p>
<h2>Cogner fort pour faire réagir</h2>
<p>Non content de rappeler la macabre scène d’ouverture de <em>Our Mutual Friend</em> (<em>L’Ami commun</em>, 1865), de Charles Dickens, dans lequel le personnage de Jesse Hexam récupère les cadavres flottant sur la Tamise à l’aide de sa gaffe, pour leur faire les poches, Fottorino va jusqu’à exhumer l’écho lointain d’une controverse historique, qui avait beaucoup agité en son temps l’opinion publique, britannique en l’occurrence.</p>
<p>En 1781, en route pour la Jamaïque, le capitaine du négrier Zong avait donné l’ordre de jeter par-dessus bord 142 esclaves en piètre état sanitaire, de façon à pouvoir prétendre toucher la prime d’assurances pour « pertes en mer ». Rendue publique, l’affaire avait ulcéré les consciences, et ce durablement, au point qu’en 1840, le peintre J.M.W. Turner avait représenté la scène, dans un tableau devenu célèbre, <em>Le Négrier jetant par-dessus bord les morts et les mourants</em> – un typhon approche, prêtant ainsi main forte à la cause abolitionniste.</p>
<p>De même, « La Pêche du jour » fend-elle à grands coups de hache les eaux glacées et désespérantes de l’égoïsme, imposant, entre autres traits swiftiens, l’animalisation de l’humain, le cynisme comme principe de dévoilement, ou bien encore l’aptitude à énoncer l’intolérable, voire l’innommable, sans en paraître le moins du monde affecté. Il faut avoir l’estomac bien accroché pour pousser aussi loin le compagnonnage avec l’atroce :</p>
<blockquote>
<p>« La chair des enfants est un must. Nous avons parfois un bébé mort-né dans le ventre de sa mère. On ouvre. Une viande très appréciée. J’ai un client d’origine brésilienne. Tous les deux ou trois jours, il me demande si j’ai ce qu’il veut. Il prétend que, sous la dent, le fœtus est aussi tendre que la bosse du zébu. […]
Il arrive aussi qu’une femme sur le point d’accoucher perde les eaux en pleine mer. Un sens aigu de l’à-propos, vous ne trouvez pas ? »</p>
</blockquote>
<p>Rien de plus nécessaire, pourtant, si l’on veut que swiftien, au même titre que sadien, devienne le plus astringent des ferments, le plus actif des révulsifs. Et rime, même imparfaitement, avec contemporain. Swift, plus que jamais notre contemporain, chaque fois que, face à la vulnérabilité et à la mortalité d’autrui, le secours et la sollicitude attendus font défaut. Et que s’impose, sans complaisance aucune, la nécessité d’un prompt (<em>swift</em>, en anglais) retour aux fondamentaux de l’humanité.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174131/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Marc Porée ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Transparente pour un lectorat anglophone, l’appellation « swifitien », en littérature, ne va forcément de soi pour le public français.Marc Porée, Professeur de littérature anglaise, École normale supérieure (ENS) – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1720832021-12-16T20:04:56Z2021-12-16T20:04:56ZÉdition : comment les textes de l’Antiquité sont-ils parvenus jusqu’à nous ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/437810/original/file-20211215-17-1kufi5w.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C0%2C829%2C638&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Rouleau imprimé, Cronica cronicarum
Paris, François Regnault et Jacques Ferrebouc pour Jean I Petit, 1521 - Vélin 55 x 531 cm
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/299.htm"> BnF, Réserve des livres rares, Rés. Vélins-15 et 16</a></span></figcaption></figure><p>À une époque <a href="https://www.lefigaro.fr/actualite-france/la-culture-woke-a-l-assaut-d-homere-et-de-platon-20210624">où certains</a> se demandent pourquoi <em>il faut encore</em> lire les textes de l’Antiquité, il ne me semble pas inutile de rappeler pourquoi <em>il est encore possible</em> de les lire. En effet, si rien ne s’interpose entre l’auteur contemporain et son livre, si le texte est celui que l’auteur a définitivement écrit, exception faite des fautes d’impression ou autres coquilles, des siècles séparent les éditions contemporaines du texte écrit par ces auteurs qui vivaient bien avant notre ère. Comment est-il donc possible de lire encore les textes de l’Antiquité aujourd’hui ?</p>
<h2>Un changement… de taille</h2>
<p>Le premier événement majeur pour la transmission des textes de l’Antiquité se produit entre le II<sup>e</sup> et le IV<sup>e</sup> siècle de notre ère : le rouleau est abandonné au profit du codex, livre qui a à peu près l’apparence qu’on lui connaît aujourd’hui. Il est <a href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/299.htm">beaucoup moins volumineux que le rouleau</a>, donc plus facile à manipuler -</p>
<p><em>Le Banquet</em> de Platon devait tenir sur un rouleau de 7 m ! – et pouvait contenir davantage de texte. Voici ce qu’écrit à ce sujet le poète Martial dans ses <em>Épigrammes</em> (I, 2, 1-4) :</p>
<blockquote>
<p>« Toi qui souhaites avoir partout avec toi mes petits livres et qui les veux comme compagnons pour un long voyage, achète ceux que le parchemin condense en de courtes pages. Réserve ta bibliothèque aux gros livres, moi je tiens dans une seule main. »</p>
</blockquote>
<p>Mais le passage d’un support à l’autre signifie <a href="http://classes.bnf.fr/livre/grand/263.htm">qu’il fallut transcrire toute la littérature</a> ! Ce fut le premier filtre par lequel les textes classiques durent passer.</p>
<p>C’est entre le IX<sup>e</sup> et le X<sup>e</sup> siècle qu’on trouve le deuxième filtre majeur par lequel la littérature classique est passée : il s’agit de la translittération, c’est-à-dire le passage de l’onciale (graphie créée à partir de la majuscule) à la minuscule. L’onciale, même si elle était d’un excellent effet, était si grande qu’une page ne pouvait contenir que peu de texte. Quand la matière première se fit plus rare, on adopta pour le livre l’écriture utilisée pour les lettres, documents, rapports, à savoir la minuscule qui présentait, en outre, l’avantage de pouvoir être écrite très vite, contrairement à l’onciale, longue à tracer.</p>
<p>Cette dernière fut progressivement abandonnée et, à la fin du X<sup>e</sup> siècle, elle n’était plus utilisée que pour des ouvrages liturgiques particuliers ou pour le début des livres ou des chapitres.</p>
<p>En translittérant, le copiste faisait parfois des erreurs et, en de nombreux endroits, on trouve dans tous les manuscrits existants les mêmes fautes, qui semblent provenir d’une source unique : on admet donc qu’on ne faisait qu’une translittération d’un livre en onciale, mis ensuite au rancart, de sorte que le témoin en minuscule devenait la source de toutes les autres copies.</p>
<p>La transmission de certains textes ne tient qu’à un fil : si certains auteurs étaient si solidement ancrés dans la tradition littéraire et scolaire que leur survie ne faisait plus aucun doute (c’est le cas notamment de Virgile, Horace, Juvénal, Cicéron, Salluste, Pline l’Ancien, etc.), d’autres au contraire ne nous sont parvenus que de façon extraordinaire. C’est le cas, par exemple, du manuscrit du V<sup>e</sup> siècle de la cinquième décade de l’historien latin Tite-Live <a href="https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1986_num_40_1_1426">qui parvint jusqu’au XVIᵉ siècle sans avoir même été copié</a>.</p>
<p>Au XIII<sup>e</sup> siècle, le patrimoine classique connaît de nouvelles avanies : on abandonne la fréquentation des Anciens pour des manuels plus pratiques qui n’en conservent que des extraits ou des <em>exempla</em>. Puis, avec la chute de Constantinople, la tradition philologique passe aux mains des humanistes italiens.</p>
<p>C’est l’époque de la redécouverte de la culture classique. L’érudit de la fin de la Renaissance avait accès à presque autant d’œuvres grecques et latines que nous aujourd’hui. Les traductions (du grec en latin, et du grec et du latin vers les langues nationales) avaient mis une bonne partie de la littérature antique à portée du grand public.</p>
<p>Depuis la fin du XVII<sup>e</sup> siècle, rares sont les découvertes d’un texte ancien inconnu. Néanmoins au XIX<sup>e</sup> siècle une nouvelle série de découvertes s’amorça quand on comprit que des textes classiques étaient encore dissimulés dans l’écriture inférieure des palimpsestes. Du grec <em>palin</em> (de nouveau) et <em>psao</em> (gratter), ce terme désigne « ce qu’on gratte pour écrire de nouveau ». Ce sont donc des manuscrits dont l’original a été lavé pour faire place à une œuvre plus demandée. On découvrit ainsi sous le commentaire de Saint Augustin sur les psaumes le <a href="https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1938_num_82_6_77101"><em>De Republica</em> de Cicéron qu’on croyait définitivement perdu</a> !</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=829&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/436080/original/file-20211207-25-1n9x34s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1041&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Palimpseste du <em>De Republica</em> de Cicéron (IVᵉ siècle et VII–VIIIᵉ siècle).</span>
<span class="attribution"><span class="source">MS. Vat. Lat. 5757, Biblioteca vaticana</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<h2>Des copies médiévales aux éditions imprimées d’aujourd’hui</h2>
<p>Comment passe-t-on des textes copiés et recopiés dans des manuscrits par les savants du Moyen Âge et de la Renaissance aux textes qui se trouvent sur les rayons de nos bibliothèques ? C’est là qu’intervient le travail de l’éditeur.</p>
<p>Éditer, c’est retrouver une tradition, c’est essayer de remonter de nos documents à l’original dont on est séparé par des intermédiaires plus ou moins nombreux, parfois perdus ou fragmentaires. Cette attitude « scientifique » du philologue est assez récente puisqu’il faut attendre le XIX<sup>e</sup> siècle <a href="https://journals.openedition.org/rgi/1281">pour voir apparaître, grâce à Lachmann</a>, la critique des textes, c’est-à-dire la reconstitution des témoins perdus et le classement comparé des variantes. Il s’agit de reconstruire un texte ancien à partir de l’étude comparative de l’ensemble de la tradition manuscrite par laquelle il nous est parvenu.</p>
<p>Malheureusement, on ne peut jamais remonter à l’original, mais au terme d’une recherche qui s’apparente un peu à une enquête, on est en mesure de reconstituer ce qu’on <em>estime être</em> le texte original. Cette reconstitution se présente sous la forme d’un schéma qu’on appelle <em>stemma</em>, sorte de tableau généalogique des manuscrits sources d’une même œuvre. On distingue deux cas de figure quand on cherche à remonter à l’original d’un texte : ou bien il est possible de consulter les manuscrits qui contiennent l’œuvre de l’auteur (transmission directe), ou bien les manuscrits sont perdus et il faut aller à la pêche aux fragments disséminés çà et là (transmission indirecte).</p>
<p>À titre d’illustration, examinons pour terminer le travail de l’éditeur du texte de Tite-Live : il a pour tâche de consulter tous les manuscrits de l’auteur qui sont parvenus jusqu’à nous afin d’établir le texte qu’il estime le plus juste. Voici un manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du V<sup>e</sup> siècle (planche XI), conservé à la BNF sous la cote MS. lat. 5730 (fol. 77v), et voici, en regard, le texte édité aux Belles Lettres (2003).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=560&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/436082/original/file-20211207-149721-9b1z1n.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=704&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Manuscrit de Tite-Live (l. XXIII) du Vᵉ siècle.</span>
<span class="attribution"><span class="source">MS. lat. 5730 (fol. 77v), BnF</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comme l’indiquent les crochets droits, l’éditeur de Tite-Live, Paul Jal, ne conserve pas le premier mot <em>Haec</em> qu’on trouve pourtant dans le manuscrit.</p>
<p>Et comme l’indiquent les crochets pointus, Paul Jal ajoute le mot <em>castraque</em> qu’on ne trouve pas dans le manuscrit ; il suit en cela la conjecture de l’éditeur Valla (c’est ce qu’il note en bas de page dans ce qu’on appelle un apparat critique).</p>
<p>Le travail du philologue est donc le dernier maillon dans la longue chaîne de la transmission des textes antiques jusqu’à nous. Le défi qu’il doit relever aujourd’hui se situe dans le passage de l’imprimé au numérique. Les avantages d’une édition numérique sont nombreux : non seulement le texte lui-même peut être enrichi de commentaires, traductions multiples, annotations grammaticales, métriques, etc. mais, grâce à l’encodage TEI.xml (la <em>Text Encoding Initiative</em> a pour objet de fournir des recommandations pour la création et la gestion sous forme numérique de tout type de données créées et utilisées par les chercheurs en sciences humaines, comme les sources historiques, les manuscrits, les documents d’archives, les inscriptions anciennes, etc.), le texte et son apparat peuvent être transformés en une base de données complète consultable par le lecteur en fonction de ses besoins. </p>
<p>Or, <a href="https://iris.unipa.it/retrieve/handle/10447/294132/580748/monella2018why.pdf">il n’existe encore que très peu d’éditions critiques numériques</a> qui présentent à la fois un appareil critique complexe et argumenté s’inscrivant dans la longue tradition philologique et un <a href="https://jdmdh.episciences.org/6536">jeu de données permettant l’analyse et l’interprétation</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172083/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Estelle Debouy ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Quand on prend, sur le rayon de sa bibliothèque, « l’Odyssée » d’Homère ou le dernier polar de Christian Jacq, rien ne les distingue matériellement… Et pourtant !Estelle Debouy, Docteur en études latines, professeur agrégé de lettres classiques, Université de PoitiersLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1733862021-12-15T20:39:43Z2021-12-15T20:39:43ZJohn Maynard Keynes, un personnage romanesque ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/437793/original/file-20211215-25-1s91syz.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=89%2C35%2C446%2C310&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">De gauche à droite Angelica Garnett, Vanessa Bell, Clive Bell, Virginia Woolf, John Maynard Keynes and Lydia Lopokova.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://ids.lib.harvard.edu/ids/view/17948590">Virginia Woolf Monk's House photograph album</a></span></figcaption></figure><p>Au premier coup d’œil, l’austère économie de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Maynard_Keynes">Keynes</a> (1883-1946) n’a pas grand-chose de romanesque. Si la « théorie du multiplicateur » a beaucoup fait parler d’elle, elle n’a fait rêver personne. N’importe quel étudiant en économie le confirmera. L’épithète de « keynésiennes » accolée à tort et à travers aux politiques économiques de relance n’aurait-elle pas fini par dépersonnaliser l’auteur de ces théories ?</p>
<p>Le caractère « romanesque » du personnage ne lui est pas accordé avec autant d’évidence qu’à ses amis du <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Bloomsbury_Group">groupe de Bloomsbury</a>, fondé au début du XX<sup>e</sup> siècle dans le quartier éponyme de Londres. Plusieurs films – <em>The Hours</em>, <em>Vita et Virginia</em>, <em>Carrington</em> – ont mis en scène quelques-uns de ses autres membres, et même la fin tragique de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Virginia_Woolf">Virginia Woolf</a> [1]. La série britannique <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Life_in_Squares">« Life in Squares »</a> consacrée au groupe n’accorde à Keynes qu’un rôle secondaire.</p>
<p>Lui-même s’était pourtant posé en « héros » dans son récit <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782743626167-deux-souvenirs-de-bloomsbury-a-paris-john-maynard-keynes/"><em>Dr Melchior : un ennemi vaincu</em></a>, d’abord lu à ses amis de Bloomsbury au début des années 1920 puis publié après sa mort. L’économiste y mettait en scène certains épisodes dramatiques et croustillants de la Conférence de Paris (1919) ainsi que son amitié naissante avec <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Melchior">Carl Melchior</a>, un banquier juif de la délégation allemande. « D’une certaine manière, j’étais amoureux de lui » écrivait-il.</p>
<p>Comme le souligne le traducteur et préfacier de l’édition française, Maël Renouard : « Même s’il ne s’agit pas de fiction, le récit se lit comme une nouvelle ou un petit roman ». La très sévère Virginia Woolf, qui n’épargnait pas grand-chose à « Maynard », avait trouvé « magnifique » la description que Keynes faisait de ses personnages.</p>
<p>La Conférence de Paris, qu’il dénoncera par ailleurs dans <em>Les conséquences économiques de la paix</em>, n’est pas le seul décor historique du « roman » keynésien. Melchior n’est qu’un des nombreux personnages, souvent célèbres, parfois puissants, qu’il fréquenta dans sa vie privée ou dans sa carrière d’universitaire, de mécène, de collectionneur, de financier et d’homme d’État. Ses pérégrinations, qui traversent un demi-siècle tragique, nous disent beaucoup sur les passions humaines : l’amour, l’amitié, l’argent, le pouvoir, la jalousie, l’ambition.</p>
<p>Il convient maintenant d’évoquer quelques-unes des tranches de vie parmi les plus romanesques de Keynes, intimistes ou publiques.</p>
<h2>Relations passionnées</h2>
<p>Commençons par les passions sentimentales. La période post-victorienne fermait les yeux sur les pratiques sexuelles « immorales » dès lors qu’elles restaient discrètes et réservées aux classes supérieures. À Bloomsbury, les couples étaient unis mais libres jusqu’à former des figures géométriques non conventionnelles et variées. L’amour était charnel ou platonique, hétéro-, homo – ou bisexuel.</p>
<p>Un mystère demeure : quel type de relation unissait Keynes à son ancien amant, le peintre <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Duncan_Grant">Duncan Grant</a> et à sa compagne, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vanessa_Bell">Vanessa Bell</a>, sœur ainée de Virginia Woolf ? Ce fut sans doute une forme inédite d’amitié aux contours flous. Elle s’écornera quand les amours transgressives de Keynes prendront une orientation plus conventionnelle avec l’entrée en scène d’une nouvelle héroïne, la fantasque <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Lydia_Lopokova">Lydia Lopokova</a>, danseuse vedette des <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ballets_russes">Ballets russes</a>. Ce ne fut pas un mariage de façade derrière lequel Keynes aurait dissimulé son homosexualité mais bien un véritable amour charnel qui déclenchera d’autres de passions humaines qui, bien que désolantes, n’épargnent pas les intellectuels progressistes de Bloomsbury : la jalousie, le rejet de l’étrangère, la crainte de la dépossession… La danseuse russe à l’accent infernal ne leur ravissait-elle pas leur Maynard ?</p>
<p>Keynes fut aussi un homme de pouvoir ce qui prédispose aux passions, aux manipulations et aux petits complots. Il fréquenta à peu près tous les Premiers ministres et politiciens de son temps. Virginia Woolf voyait même en lui un inévitable ministre – ce qu’il ne fut pas. Il n’eut même pas besoin d’intriguer pour être anobli et siéger à la Chambre des Lords – ce qui put être vexant pour les autres.</p>
<h2>Un homme obsédé par le pouvoir… intellectuel</h2>
<p>Car Keynes recherchait moins le pouvoir politique que l’influence. Il mettra sa force de conviction au service de l’Angleterre pendant et après les deux guerres. Au grand cirque de Bretton Woods (1944), Keynes sut argumenter mais pas retourner en sa faveur un rapport de force trop inégal entre l’Angleterre et les États-Unis.</p>
<p>Keynes était obsédé par le pouvoir intellectuel. Il le conquiert par ses écrits, bien sûr, mais aussi auprès de ses collègues, de ses étudiants de Cambridge et de cette très intrigante <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cambridge_Apostles">Conversazione Society</a> qui choisit ses apôtres parmi les recrues les plus brillantes. Dans les années 1930, ce magistère est pourtant remis en cause par la radicalisation de Cambridge. Drame intime : son protégé, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Julian_Bell">Julian Bell</a>, fils ainé de sa grande amie Vanessa Bell (et donc neveu de Virginia Woolf) ose proclamer qu’il en est fini de son aura. Keynes est un homme du passé. Les meilleurs de Cambridge ne sont-ils pas tous « communistes ou presque communistes » ? Sans cette remise en cause par ses proches convertis au marxisme Keynes aurait-il écrit <em>la Théorie Générale</em> qui fonda le keynésianisme ? Peut-être pas.</p>
<p>Certes, Keynes n’est pas un personnage fictif ! Néanmoins, <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Keynes:_The_Return_of_the_Master">malgré des biographies bien documentées</a>, sa vie comporte des zones blanches où pourrait sans mal s’introduire une forme particulière de fiction, la fiction « plausible ».</p>
<h2>Des zones blanches dans sa biographie</h2>
<p>Ainsi, les années noires du stalinisme, qui inspireront entre autres <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alexandre_Soljenitsyne">Soljenitsyne</a>, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Vassili_Grossman">Grossman</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Arthur_Koestler">Koestler</a>, atteignirent aussi les Keynes au-delà même de l’influence soviétique dans le monde intellectuel.</p>
<p>Lydia avait laissé à Leningrad deux frères et une sœur, danseurs et chorégraphe. Parfois accompagnée de Keynes, elle s’y rendait autant que possible. Le couple connaissait ainsi des réalités que le pouvoir soviétique niait et que ne voulaient pas connaitre les intellectuels de Cambridge ou d’ailleurs. Le frère aîné de Lydia, le chorégraphe <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fedor_Lopoukhov">Fedor Lopoukhov</a> connaitra d’ailleurs les foudres de Staline pour un ballet (<a href="https://brahms.ircam.fr/works/work/7332/"><em>Le ruisseau limpide</em></a>) composé par <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Dmitri_Chostakovitch">Chostakovitch</a>. Tout comme son co-librettiste, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Adrian_Piotrovski">Adrian Piotrovski</a>, il aurait pu être exécuté, mais il ne fut « que » démis de ses fonctions au Bolchoï. Fut-il sauvé par son influent beau-frère, par ailleurs « ami » de l’ambassadeur <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Ivan_Ma%95ski">Ivan Maïsky</a> ? On peut l’imaginer. En contrepartie, Keynes aurait bien pu s’abstenir de dénoncer publiquement le totalitarisme stalinien.</p>
<p>Les romans de John le Carré, de Graham Greene et de Robert Littell se sont inspirés des célèbres <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Cinq_de_Cambridge">« cinq espions de Cambridge »</a>. Keynes connaissait la plupart d’entre eux. Il avait même contribué à en faire élire deux dans la Conversazione Society, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Anthony_Blunt">Anthony Blunt</a> et <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guy_Burgess">Guy Burgess</a>, des amis très proches de Julian Bell – engagé dans la guerre civile espagnole comme ambulancier dans une unité sanitaire britannique sera tué en juillet 1937. Burgess glissa même le nom de Keynes dans la longue liste des recrues possibles transmise à son officier traitant ! Toutefois, ce serait pousser trop loin la fiction que d’imaginer Keynes en « taupe ». Guy Burgess, un temps producteur à la BBC, n’espérait-il pas faire de Lydia Keynes une source (involontaire) d’informations en lui confiant des émissions radiophoniques qui le rapprochait d’elle ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/john-maynard-keynes-et-le-cercle-des-espions-97215">John Maynard Keynes et le cercle des espions</a>
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<p>Le roman d’espionnage ne s’arrête pas aux réseaux anglais. Durant les cinq dernières années de sa vie, Keynes bataillera avec un haut fonctionnaire du Trésor américain, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Harry_Dexter_White">Harry Dexter White</a>, d’abord pour négocier des « prêts-bails » américains puis, à Bretton Woods, pour fonder le FMI, la Banque Mondiale et les règles du nouveau système monétaire international. Il est maintenant acquis qu’il fut lui aussi, un agent d’influence et un informateur du NKVD (ancêtre du KGB). Keynes se doutait-il de la duplicité de son interlocuteur ? [5]</p>
<p>Keynes fut ainsi un des seuls, sinon le seul, à côtoyer de près les protagonistes des deux plus grands scandales d’espionnage de l’après-guerre, les « 5 de Cambridge » et le réseau Silvermaster auquel appartenait White, et… consolider ainsi son statut de héros romanesque !</p>
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<p>Jean-Marc Siroën, Professeur émérite à l’Université PSL-Paris Dauphine a publié en 2021 une « saga » historique en trois tomes, « Mr Keynes et les extravagants » (éditions <a href="https://www.librinova.com/librairie/result?thema=&themb=&text=siroen">Librinova</a>).</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173386/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-Marc Siroën ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Cette figure incontournable de l’économie politique n’était pas l’austère personnage que l’on se figure au premier abord.Jean-Marc Siroën, Professeur d'économie internationale, Université Paris Dauphine – PSLLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1719952021-12-12T20:50:04Z2021-12-12T20:50:04ZÉcrire les frontières : Guillaume Poix<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/436374/original/file-20211208-140267-1p07p4w.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=9%2C0%2C1562%2C733&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Guillaume Poix use de la fiction pour raconter les drames contemporains. </span> <span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Le président d’honneur du jury de la deuxième édition du <a href="http://crem.univ-lorraine.fr/partenariats/prix-litteraire-frontieres-leonora-miano">Prix Frontières-Léonora Miano</a>, Guillaume Poix – à la fois écrivain et dramaturge – dévoile sa conception des frontières de la création. À l’occasion du cycle de rencontres « Écrire les frontières », il a exposé sa fabrique littéraire dans un master class, avec les étudiants de l’Université de Lorraine.</p>
<h2>La littérature est d’abord une enquête</h2>
<p>À propos de son dernier roman <em>Là d’où je viens a disparu</em> (Verticales, 2020) Guillaume Poix revient sur la capacité de l’écrivain à se saisir d’éléments nourrissant la fiction ou <a href="https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/etats-unis-un-migrant-et-sa-fille-noyes-dans-le-rio-grande-lhistoire-derriere-la">comment le choc d’une photo découverte dans la presse</a>, celle d’un Salvadorien et sa fille ayant essayé, en vain, de traverser le Rio Grande pour parvenir aux États-Unis, a déclenché son écriture.</p>
<p>À partir d’une interrogation (« et si c’était moi ? »), l’écrivain mène une enquête sur le parcours qui a pu être celui de la famille de la photo. Bouleversé, il écrit un texte. Mais est-il légitime ? Il n’est pas directement concerné, mais intimement touché. Le texte réalisé lui parait insuffisant : c’est le trajet de son regard sur un sujet qui lui donne les clés formelles, il faut mettre en tension, en critique ce regard. Alors il donne à son écrit une dimension chorale, aux frontières, pour traduire le caractère mondial de la migration et exprimer d’autres perceptions. Ces voix sont structurées par la dynamique fédératrice du fait de « passer », avec des rapports différents à cette notion suivant les personnages, lui-même se fait ainsi passeur de l’histoire d’ailleurs.</p>
<p>Une enquête, notamment à partir de la presse internationale, a donc été nécessaire pour cette fiction. Guillaume Poix affirme que l’enquête est pour lui consubstantielle à l’écriture. Mais pour mener à bien une véritable enquête, en particulier sur le terrain, il faut une certaine méthode, qu’il dit ne pas avoir en tant qu’écrivain. En revanche, il trouve dangereux de conditionner la légitimé de la littérature à la biographie ou à l’enquête de l’auteur. La mention « inspiré de faits réels » est devenue un argument commercial, mais elle crée aujourd’hui une véritable tyrannie qui dévalorise complètement la pure fiction. Or, on ne peut pas demander aux écrivains de n’écrire que sur ce qu’ils connaissent, affirme-t-il.</p>
<h2>De l’Europe à l’Afrique</h2>
<p>Guillaume Poix revient également sur son roman <em>Les fils conducteurs</em> (Verticales, 2017 ; prix Wepler) abordant la problématique d’une décharge d’objets électroniques à ciel ouvert issue de l’Europe au cœur de l’Afrique. L’élément déclencheur est une autre photographie découverte lors d’une exposition de photographie d’art, <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2013/12/27/les-dechets-electroniques-intoxiquent-le-ghana_4340635_3244.html">rendant visible l’exportation de déchets dangereux</a>.</p>
<p>Elle lui parait être comme une vision fantasmée de l’enfer, alors même que ces photos montrent la réalité de notre monde actuel. Une époque traversée par l’illusion de l’effacement des frontières, fortement accentuée par l’espace numérique. La littérature exhibe la puissance violente de ce désastre écologique et sanitaire.</p>
<p>Cette décharge est aussi l’expression des relations entre les pays du nord et les pays du sud, et du capitalisme postcolonial et ses effets sur l’Afrique contemporaine. Elle accueille les objets électroniques, donc souvent intimes, du monde entier. La langue utilisée ici est alors aussi composite, une langue produite par ce lieu qui crée ses propres normes. Un mélange de plusieurs langues et de plusieurs registres traduisant à la fois l’accumulation des objets du monde entier et le mythe de Babel. Dans le réel cela ne change certes rien, mais la littérature a cette potentialité de stimuler l’imagination collective pour tenter de mesurer et de dire le réel.</p>
<p>Guillaume Poix s’intéresse à ce que l’on ne regarde pas, parce qu’il s’y joue du fondamental. Nos ordures, par exemple, disent beaucoup de nous, en rejetant les objets comme on rejette les êtres ou tout simplement ne pas vouloir les voir. C’est aussi redonner un visage aux êtres que sont les immigrants et immigrés. Il s’intéresse ainsi à ce qui n’apparaît pas sans la méthode exhaustive propre à l’écrivain, au journaliste, au chercheur, bref à l’enquêteur, à travers un geste qui vise à rendre le monde intelligible et à comprendre les mécanismes à l’œuvre.</p>
<h2>Faire bouger les frontières génériques</h2>
<p>Selon Guillaume Poix, la liberté de l’auteur consiste à bousculer les codes littéraires. Ainsi, lui-même « écrit du théâtre comme s’il était romancier et du roman comme s’il était dramaturge ». Son texte <em>Soudain Romy Schneider</em> (2020) est né d’une commande, celle d’une adaptation théâtrale du film <em>La Piscine</em> (Jacques Deray, 1969), avec Romy Schneider et Alain Delon. L’écrivain propose une création hybride sur la femme et l’actrice en particulier, qui cherche à brouiller les genres littéraires. </p>
<p>Pour lui, l’écriture théâtrale est plus libre que celle du roman, parce que l’on écrit alors pour des gens dont on maîtrise la temporalité de réception de l’œuvre : c’est plus émancipateur et en prise directe. <em>Soudain Romy Schneider</em> se trouve donc être aux frontières, oscillant entre rigueur et liberté. Une nécessité professionnelle car la discipline est importante, parce qu’elle « engendre une dynamique » selon Guillaume Poix. Liberté aussi du processus créateur qui se nourrit de l’œuvre cinématographique, comme elle se nourrissait de la photo et de l’information pour les deux romans déjà évoqués.</p>
<h2>La littérature comme acte politique</h2>
<p>Selon Guillaume Poix, la littérature est une représentation politique du monde. « Elle est là pour explorer les espaces manquants et pour parler de ce que l’on a en commun ». Un roman politique « désaxe » le lecteur ; c’est le propre des grandes œuvres. Par ailleurs, le travail d’immersion, que nécessite l’enquête, la plus élémentaire pour atteindre les fondements de l’humanité, est politique, puisqu’il nécessite un effort d’empathie, l’obligation de « se mettre à la place de ». Une expérience universelle.</p>
<p>L’écriture peut donc stimuler l’imagination collective pour tenter d’impacter le réel en passant par le puissant levier de l’empathie, une façon de lutter contre l’indifférence. En cela, la fiction se produit dès que l’on construit une phrase : elle institue le réel et l’expérience existentielle, sans aucune assurance que ce ne soit pas vain ou obscène.</p>
<p>En définitive, Guillaume Poix explore la porosité des frontières, géographiques – qui ne sont pas si symboliques pour certains dans un monde par ailleurs encore matériel – comme génériques, grâce à ses talents de dramaturge et d’écrivain. Une véritable poétique qui repose en tout cas la question des écritures impliquées.</p>
<p>L’enjeu est donc de saisir, sous l’angle de la création littéraire, les rapports entre un écrivain·e et les lieux, entre culture et territoire. L’Université de Lorraine (le Crem et le Loterr) s’associe à la Maison des écrivains et de la littérature (<a href="https://www.m-e-l.fr/index.php">Mél, Paris</a>) et à divers professionnels du livre (médiathèques-bibliothèques, librairie, festival) dans le cadre de ce cycle de rencontres (<a href="http://factuel.univ-lorraine.fr/node/17388">« Écrire les frontières »</a>), master class du Prix littéraire Frontières-Léonora Miano à destination des étudiants (Humanités, campus de Metz) et du grand public. Ainsi, six auteurs et auteures vont aborder cette thématique sous divers angles (posture identitaire, dimension géopolitique, porosité entre fiction et réalité, transgression générique).</p>
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<p><em>Merci à Camille Lucot, étudiante Licence Humanités (L3), Université de Lorraine, qui a contribué à la rédaction de cet article.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/171995/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Bisenius-Penin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À propos de son dernier roman « Là d’où je viens a disparu », Guillaume Poix revient sur la capacité de l’écrivain à se saisir d’éléments nourrissant la fiction.Carole Bisenius-Penin, Maître de conférences Littérature contemporaine, CREM, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.