tag:theconversation.com,2011:/ca/topics/ethnographie-44079/articlesethnographie – The Conversation2023-07-27T19:38:48Ztag:theconversation.com,2011:article/2094292023-07-27T19:38:48Z2023-07-27T19:38:48ZLes dealers, des professionnels de la distribution comme les autres ?<p>Le trafic de drogues est-il une voie professionnelle sans issue ? Oui, si on le pense selon un cadre moral, opposant vertu et infâme. Oui, aussi, si les activités criminelles étaient improvisées et s’opposaient aux activités professionnelles, organisées et planifiées. Pourtant, à bien des égards, les <a href="https://www.emerald.com/insight/publication/issn/1746-5680/vol/15/iss/3">organisations criminelles sont comparables à beaucoup d’autres</a>. Leurs besoins opérationnels s’incarnent dans les compétences que leurs membres développent. Or, pour beaucoup d’acteurs, comme les dealers rencontrés dans le cadre d’une recherche menée au cœur de plusieurs quartiers populaires français, le cadre illicite est le seul connu.</p>
<p>Ainsi, cet interlocuteur, reprenant contact avec l’un de nous :</p>
<blockquote>
<p>Contact dealer : Salut Thomas, comment vas-tu ?</p>
<p>Moi : Très bien et toi ? Cela fait un bail… Que faisais-tu ?</p>
<p>Contact dealer : Ah, bah tu sais je suis tombé, j’étais au placard pendant quelque temps…</p>
<p>Moi : Que vas-tu faire maintenant ?</p>
<p>Contact dealer : que veux-tu que je fasse ? La « stup », je ne sais faire que ça !</p>
</blockquote>
<p>Dans ce contexte, comment transférer ces compétences dans un environnement légal ?</p>
<h2>Des compétences comme les autres dans des organisations aux mêmes besoins</h2>
<p>Dans l’imaginaire populaire, <a href="https://theconversation.com/trafic-de-stupefiants-comment-leconomie-legale-se-rend-co-responsable-208311">l’économie criminelle</a> n’est régie que par l’opportunisme : les menaces de répression judiciaire contraindraient les individus à des actions rapides, audacieuses et peu reproductibles.</p>
<p>Effectivement, les activités illégales sont majoritairement issues d’alliances de circonstances engendrées par la <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0002716208330490">proximité géographique ou familiale</a>. Certains groupes, pourtant, survivent et prospèrent malgré la répression judiciaire. Ceux-là se sont transformés en organisations durables. Cette pérennité est rendue possible par des mécanismes qui accordent les <a href="https://www.researchgate.net/publication/311519626_Network_closure_and_integration_in_the_mid-20th_century_American_mafia">enjeux opposés d’efficacité et de sécurité</a>. L’efficacité suppose des communications nombreuses pour faciliter l’action. La sécurité requiert l’inverse : confidentialité, cloisonnement et faible interconnaissance sont nécessaires. Les réseaux pérennes sont donc devenus des organisations évoluées, structurées par une ligne hiérarchique et des liens d’interdépendance qui permettent la circulation d’informations, le commandement et la sécurité.</p>
<p>Les menaces de répression pèsent sur le fonctionnement de ces organisations, mais leur activité est un autre facteur organisant tout aussi important. Le trafic de drogues est un commerce. Il implique des stocks, des points de vente et des clients. Outre le caractère illicite des produits en cause, la revente de drogues est un commerce comme un autre.</p>
<p>En conséquence, les membres de ces réseaux développent des ressources communes avec celles des employés de la distribution. Gérer un stock et anticiper les besoins des clients, valoriser des produits, négocier, mettre en œuvre des actions de marketing ou mener des ventes sont parmi ces ressources. Si la revente de drogues est un commerce comme un autre, les revendeurs sont des commerçants comme les autres. Mais il est évident que les trajectoires vers l’emploi légal sont difficiles à mener.</p>
<h2>Quelle reconversion ?</h2>
<p>La participation à des activités délictueuses est rarement investie sur un mode pérenne. Elle est intrinsèquement une source de risques et de menaces pour les individus. Et, malgré les propos régulièrement avancés sur le sort enviable que pourraient connaître les délinquants dans certains territoires, les criminels demeurent stigmatisés par leurs activités.</p>
<p>La délinquance est parfois <a href="https://www.cairn.info/revue-securite-globale-2012-2-page-11.htm">excusée</a> : l’exclusion de jeunes issus de certains territoires rendrait tolérable ce qui peut s’assimiler à <a href="https://theconversation.com/se-debrouiller-face-a-une-precarite-qui-nen-finit-plus-183991">l’économie de la débrouille</a>. Mais les revendeurs de drogues ne sont pas des parrains : très en bas dans l’échelle hiérarchique, très exposés à la répression policière mais très peu protégés par leurs chefs, ils ne tirent aucun statut de leurs activités délictueuses. La question de l’évolution vers un emploi légal est un sujet de préoccupation quotidien. Et, avec elle, se pose la question du transfert des compétences.</p>
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<p>Cette question est, au fond, banale. Tout candidat est confronté au <a href="https://psycnet.apa.org/doi/10.5465/AMJ.2006.22798174">paradoxe de carrière</a>. En un mot : nul n’est candidat à son propre remplacement. Chaque poste à pourvoir est éloigné un peu ou beaucoup des ressources de ceux qui y postulent. Le rôle du candidat est donc de développer des tactiques pour convaincre le recruteur de la faiblesse de ces écarts. Celui du recruteur, réciproquement, est de s’assurer que cet écart est modeste ou, au moins, résorbable.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/539062/original/file-20230724-23-mx45a4.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Chiffre d’affaires d’une journée de deal pour un détaillant.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Thomas Sorreda</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Le cas des revendeurs est évidemment atypique. Comment faire part de ressources acquises dans des contextes illégaux ? Le paradoxe de carrière prend ici une autre forme. Le candidat peut exhiber ses expériences dans l’activité illégale ; il pourra alors se montrer compétent mais malhonnête. Il peut, à l’inverse, taire son expérience dans l’économie informelle. Il évitera d’exposer ses activités illégales et de recevoir les stigmates associés, mais il omettra des pans significatifs de ses compétences et aura peu de chances d’être recruté. Pour faire face à ce paradoxe, les individus peuvent mobiliser trois tactiques : le différemment, le contournement ou la médiation.</p>
<h2>Trois tactiques de réinsertion</h2>
<p>Le différemment correspond à une stratégie d’attente dans laquelle le revendeur va reporter son insertion professionnelle légale à une date ultérieure. Dans ce cas, l’individu attend un moment ou un moyen propice. Les activités illégales sont prolongées de semaine en semaine. Cette tactique est motivée par les opportunités de revenus et par les demandes de consommateurs qui, s’adressant à leur même contact, le maintiennent dans le trafic. Elle est surtout causée par l’absence d’alternatives : dans ce cas, le paradoxe demeure une énigme impossible à résoudre.</p>
<p>Le contournement est une pratique consistant à choisir un emploi distinct des compétences acquises dans la revente de drogues, mais dont l’accès est plus simple. L’impossibilité de prendre appui sur les ressources acquises dans l’économie illégale renvoie les individus vers d’autres acquis, plus modestes mais plus faciles à utiliser.</p>
<p>Devenir chauffeur de VTC est un parfait exemple de cette tactique : le permis de conduire est une ressource facile à obtenir ; il donne accès facilement à la licence de chauffeur et à l’affiliation aux applications qui proposent des courses. <a href="https://www.leparisien.fr/yvelines-78/yvelines-faux-vtc-mais-vrais-livreurs-d-herbe-ils-ecopent-de-deux-mois-ferme-08-06-2020-8331990.php">Ce parcours est plutôt connu des revendeurs</a> : chacun a un ami ou une connaissance qui l’a emprunté. De tels modèles permettent de résoudre le paradoxe de carrière. Mais cette tactique n’est pas sans défauts, dont la renonciation à des acquis et à un projet professionnel. Être chauffeur de VTC c’est, aussi, pouvoir stocker, transporter et livrer des substances ou des biens illicites. Le revenu modeste apporté par la conduite au regard du temps passé peut inciter à conserver quelques activités illégales.</p>
<p>La médiation correspond à un processus dans lequel une tierce partie vient négocier la relation entre un individu et un employeur. La légalité et la légitimité du tiers, qui se pose d’abord au service de l’entreprise, prend comme en relais les déficits de crédibilité des candidats. Les agences d’emploi jouent ce rôle. La contribution majeure de ces acteurs tiers ne se limite pas à être une caution. Leur expertise du marché du travail et des clés de décision des entreprises leur permet de reformuler les candidatures sous des formes acceptables et pertinentes : elle rend les candidatures conventionnelles. Ce processus est le plus efficace pour permettre l’insertion durable dans l’économie légale.</p>
<h2>Les limites de la métaphore marchande</h2>
<p>Les entreprises illégales restent une voie de recherche peu explorée du fait de la difficulté d’accès au terrain, les personnes s’adonnant à la pratique d’un commerce illégal voyant d’un mauvais œil le regard tourné vers eux par des journalistes ou des chercheurs.</p>
<p>Dans la conduite de leurs travaux, des chercheurs comme <a href="https://www.amazon.fr/Gang-Leader-Day-Sociologist-Crosses/dp/0713999934">Sudhir Venkatesh</a> ou <a href="https://www.managementtoday.co.uk/why-need-think-criminal-risk/food-for-thought/article/1461860">Bertrand Monnet</a> ont même été kidnappés. Pourtant, l’étude d’organisations situées au-delà de frontières sociales permet de caractériser ces frontières. Ici, on redécouvre les limites de la métaphore marchande pour comprendre le recrutement.</p>
<p>Trouver un emploi n’est pas marchander sa force de travail. C’est manipuler des conventions sociales en matière de force de travail. Les rhétoriques des compétences, des qualifications ou des expériences transférables sont de ces conventions qui construisent l’accès à l’emploi. Elles en sont donc, aussi, les frontières.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/209429/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Outre le caractère illicite des produits en cause, la revente de drogues est un commerce comme un autre mais transférer ses compétences dans le secteur légal demeure difficile.Thomas Sorreda, Professeur de Management, EM NormandieJean Pralong, Professeur de Gestion des Ressources Humaines, EM NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2083372023-06-28T20:07:28Z2023-06-28T20:07:28ZRetour en Ukraine : destins politiques, quêtes existentielles<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/534084/original/file-20230626-15-m3j2ag.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1198%2C867&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Deux combattants testent un nouveau drone qu’ils souhaitent utiliser à des fins de renseignement militaire, à quelques centaines de mètres des lignes russes.
</span> <span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>« Ombre », la jeune médecin de l’unité du bataillon Aïdar, a reçu l’autorisation d’une courte pause. Nous l’accompagnons dans son repère, situé à 7 km de Tchassiv Yar, à proximité immédiate de <a href="https://fr.euronews.com/video/2023/04/03/no-comment-larmes-et-desolation-a-kostiantynivka-pres-de-bakhmout">Kostiantynivka</a> - au coeur du Donbass, où les combats font rage depuis des mois. Le calme est tout relatif. Les roquettes sifflent au-dessus de nos têtes. J’ai pris le réflexe de compter le temps qui sépare le sifflement de l’explosion : « 1, 2, 3, 4 ». C’est assez loin, suffisamment pour que je ne m’en inquiète pas vraiment.</p>
<p><audio preload="metadata" controls="controls" data-duration="17" data-image="" data-title="Les tirs russes ne cessent presque jamais" data-size="148873" data-source="" data-source-url="" data-license="Fourni par l'auteur" data-license-url="">
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Les tirs russes ne cessent presque jamais.
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span><span class="download"><span>145 ko</span> <a target="_blank" href="https://cdn.theconversation.com/audio/2839/les-russes-ne-sont-pas-loin.m4a">(download)</a></span></span>
</div></p>
<p>Avec le temps, ces bombardements deviennent habituels, presque solennels, comme s’il ne pouvait en être autrement. Ils n’empêchent pas le sommeil. C’est là encore une constante observée par de nombreux écrivains par exemple <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/pochebabel/de-la-destruction">W.G. Sebald</a> ou <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/le-silence-de-l-ange-heinrich-boll/9782020197038">Heinrich Böll</a>. </p>
<p>Au cœur de la catastrophe, la vie suit son cours, presque normalement, comme si l’attitude la plus normale était d’ignorer les menaces réelles. Je n’y vois qu’une manière de déréaliser la situation pour être en capacité de la vivre.</p>
<h2>Au « QG »</h2>
<p>Ombre - <a href="https://theconversation.com/retour-en-ukraine-au-coeur-de-la-guerre-207674">que j'ai évoquée dans la chronique précédente</a> - partage ce « quartier général » avec « Sova » (chouette) et « L’Ingénieur », deux « camarades » biélorusses. Pour être pleinement un combattant, il faut encore se trouver un nom, quelque chose soit d’absurde, soit d’un peu plus significatif. Ombre s’est choisi le nom de son chien pour le rappeler à sa mémoire. Parmi les dizaines de combattants rencontrés dans le Donbass, Ivanov a pris un pseudonyme plus brutal, « Rockett ». Il faut dire qu’avec son corps imposant et sa longue barbe, on se l’imagine bien avec le lance-roquettes sur l’épaule. </p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Rockett.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>J’ai aussi rencontré « Scotch », la professionnelle des bandages sur le front, « Farine », « Dima de Crimée », « Lessik », « Ioura », etc. Et quand ils se lassent de leurs pseudonymes, ils s’en cherchent d’autres en fonction de leur humeur ou de leur état psychologique du moment.</p>
<p>Ombre et ses deux amis louent une petite maison, vieille et en mauvais état : </p>
<blockquote>
<p>« Le propriétaire nous l’offre gracieusement, nous n’avons qu’à payer les factures d’eau, c’est très avantageux. »</p>
</blockquote>
<p>Elle partage sa chambre avec Sova qui, à la faveur de l’expérience commune de la guerre, est devenu son petit ami. L’Ingénieur, lui, a sa chambre à côté. Une troisième chambre séparée d’un simple rideau est destinée à accueillir les visiteurs de passage comme nous.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Le QG où Ombre et ses amis se reposent entre deux tours au front.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Dans le salon traînent toutes les batteries et les drones, dont la valeur est estimée à plus de 5 000 dollars par appareil. Ils profitent de leur repos pour recharger la dizaine de lourdes batteries (plus de cinq cents grammes chacune) avec un groupe électrogène. Ils ont Internet grâce à <a href="https://www.numerama.com/cyberguerre/1400320-elon-musk-obtient-laide-du-pentagone-pour-relancer-starlink-en-ukraine.html">Elon Musk et ses <em>Starlink</em></a>. Ça facilite bien des choses pour communiquer et tuer le temps.</p>
<p>La maison est vétuste, sale et en certains endroits un peu répugnante. Ils ne la nettoient pas. Tout juste font-ils la vaisselle, avec l’énergie qui leur reste. Ils ont désappris la plupart des usages de la vie normale. Le contraste est saisissant entre la saleté et l’hyper-technologie posée presque négligemment à même le sol.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Batteries de drones dans la maison.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Ombre est bien fatiguée. Elle a passé une dizaine de jours sur le front. Alors, quand elle arrive, la toute première chose qu’elle fait est de se doucher pour se libérer de la saleté, de la sueur et « du bout de cervelle collé à son pantalon », me dit-elle.</p>
<p>Pour le reste, Ombre, L’Ingénieur et Sova n’ont fait que dormir. Dans les rares moments où ils sont éveillés, ils mangent, regardent des animés japonais, se rendorment. Le repos est un moment de désœuvrement. Ils n’ont pas le cœur à grand-chose d’autre.</p>
<p>Il y a là une constante : la guerre est un temps annulé, occupé par l’attente d’un ordre, d’une mission, ou d’une confirmation qui viendra toujours dans un temps incertain, subitement. Les projections dans l’avenir ne peuvent être qu’élémentaires, jour après jour, heure après heure. Ce n’est pas seulement l’avenir qui est hypothéqué mais l’heure d’après. C’est un fait bien connu : la vie est faite d’intensité et d’ennui. Le vécu de ces opposés donne sans doute à la guerre son « charme ». </p>
<h2>Combattants anarchistes</h2>
<p>Entre le front et les villes plus paisibles, j’ai rencontré de nombreux combattants. Ils sont droniste, artilleur, lanceur de mortier, <em>medic</em>, conducteur de tank. Parmi eux, beaucoup d’« internationalistes » issus de mouvements d’extrême gauche ou anarchistes de Biélorussie, de Russie et d’Ukraine.</p>
<p>Ombre est l’une de ces activistes biélorusses. Malgré son jeune âge, elle n’en est pas à sa première guerre. En 2017, elle a rejoint le Rojava en Syrie <a href="https://www.france24.com/en/20180223-syria-afrin-foreigners-westerners-far-left-join-kurdish-revolution-fight-turkey">pour combattre aux côtés des forces kurdes</a>. </p>
<p>Jusqu’alors, elle n’avait pas d’idées politiques claires. Elle était séduite par le projet révolutionnaire du <a href="https://www.cairn.info/la-revolution-kurde--9782707188472-page-131.htm">Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)</a>, mais elle ne s’en faisait qu’une idée assez générale. Sur place, elle côtoie de nombreux activistes du monde entier, suit les formations du PKK et se forge de solides convictions politiques anarchistes. Quel que soit le motif de son engagement, je ne peux m’empêcher de penser qu’il faut une sacrée dose de rage contre le présent pour s’en aller à nouveau faire une guerre à 26 ans.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=616&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/534087/original/file-20230626-15-j5w3pk.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=774&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Sur ce vieux réfrigérateur, des autocollants anarchistes de divers pays.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Ils estiment être une centaine d’<a href="https://www.euronews.com/my-europe/2022/06/09/meet-the-motley-crew-of-anarchists-and-anti-fascists-fighting-russia-in-ukraine">anarchistes du monde entier</a> venus, comme Ombre, combattre en Ukraine. C’est bien peu. Chez ces activistes, la vie politique est totale. Leur présence dans les conflits les plus importants du présent exprime ce radical désir de participation au monde.</p>
<p>Il faudra bien qu’on se demande ce que cette soif de vie politique dit de l’état de notre société. Qu’importe que le potentiel politique soit minuscule – et en Ukraine il est absolument <a href="https://core.ac.uk/download/pdf/237476663.pdf">insensé d’espérer installer une force d’extrême gauche significative</a> –, leur présence dans les conflits du temps donne de la substance à leur âme. La teneur existentielle et le projet politique se confondent et se renforcent mutuellement.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/volontaires-internationaux-en-ukraine-resurgence-dun-phenomene-ancien-179789">Volontaires internationaux en Ukraine : résurgence d’un phénomène ancien</a>
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<p>Ces anarchistes ont à cohabiter et à s’organiser avec une foule de combattants aux positions politiques différentes (nationalistes, libéraux, extrême droite, apolitiques). Ils ne s’embarrassent pas de ces conflits de vision du monde. L’action pragmatique dans un monde menacé et écroulé relègue au second plan les idéologies et les théories politiques. Les solidarités s’imposent. Elles ne reposent pas sur une vision partagée du monde mais sur l’action quotidienne, l’extrême nervosité de la vie, l’attention focalisée et partagée sur la situation.</p>
<h2>Des vies qui ne concèdent pas</h2>
<p>Pour ces « internationaux politisés », le choix de rejoindre la guerre a bon nombre d’explications. <a href="https://www.greenleft.org.au/content/enguerran-carrier-rojava-ukraine-we-have-defensive-war-provoked-other-side">Ceux qui ont connu l’expérience du Rojava</a> en ont été profondément éprouvés. Beaucoup d’entre eux ont connu de grandes difficultés à retrouver une vie normale. On ne quitte pas si facilement un monde composé de tant d’intensités. Il devient difficile de se mettre à la hauteur de la banalité de la vie ordinaire.</p>
<p>Au cours de leurs discussions, j’apprends que les retours ont été marqués par une importante solitude, des envies suicidaires, des retraits de l’activisme politique, des ennuis judiciaires, une solitude radicale, des épisodes dépressifs et de nombreux cas de suicide.</p>
<p>Prendre part à la guerre en Ukraine est une façon de régler <a href="https://kurdistan-au-feminin.fr/2019/05/06/la-lutte-de-liberation-kurde-et-lespt-guerre-depression-suicide-silence/">ce problème de la désadaptation sociale</a> tout en allant au bout de leur engagement politique. Ce sont des vies qui ne concèdent pas vraiment, qui ne reviennent pas sur leurs choix antérieurs car trop de soi a déjà été donné. Toutes ces difficultés de réadaptation sociale les rendent disponibles, le moment venu, pour expérimenter d’autres aventures guerrières. Ils savent ce qu’est la guerre. Ils en ont déjà l’expérience. Et il leur est difficile d’ignorer la situation réelle de leurs « camarades » ukrainiens, biélorusses et russes qui s’activent sur les fronts. Ce sont ces facteurs entremêlés qui les entraînent vers d’insondables destins.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/portraits-dukraine-micha-32-ans-combattant-allemand-de-la-legion-internationale-188103">Portraits d’Ukraine : Micha, 32 ans, combattant allemand de la légion internationale</a>
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<p>On peut donner à ces décisions de participer à la guerre des explications politiques et existentielles, les unes allant difficilement sans les autres. Il est certain que ces anarchistes ont en commun une violente colère contre le monde et un vif désir d’insoumission.</p>
<p>Leur colère n’est ni diffuse ni incontrôlée. Elle est froide et résolue. Elle se trouve des mots, des explications et des pratiques concrètes. Se développe alors une foule de petites sectes politiques qui, à mesure qu’elles s’enfoncent dans la clandestinité et la violence, se raidissent et se coupent du monde.</p>
<p>« On trouve partout les mêmes personnes », remarquent les internationalistes. Alors, entre eux, ils se rappellent leurs souvenirs du Rojava. L’un raconte sa sidération de constater que « les Arabes de l’État islamique » (EI) faisaient leurs besoins dans toutes les pièces des maisons qu’ils occupaient sur le front. Un autre se souvient de Billy, le combattant un peu débile, qui s’excitait d’avoir trouvé un string léopard dans l’une de ces maisons reprises à l’EI. Non content de sa trouvaille qui prit la forme d’un véritable trophée, il avait eu la brillante idée de le planquer dans le lit d’un des cadres du PKK. Quelques heures plus tard, il se fendait en deux devant la réaction gênée et pudique de ce dernier qui venait de découvrir le bout de tissu.</p>
<p>Ils évoquent aussi les flirts entre camarades, pourtant interdits par le PKK. Bien sûr, ils abordent des sujets bien plus sérieux : les assauts contre l’armée turque ou l’État islamique, les pertes de camarades, les moments héroïques, la situation politique dans l’un ou l’autre pays. Ces expériences font des vies sacrément bizarres et saturées d’intensité.</p>
<p>Leur ordinaire est singulièrement rétréci mais entier. C’est un monde minuscule où se rencontrent des destins heurtés et des vies totales. Ils ne forment pas une brigade entière. Ils se sont dispersés dans différentes unités. À défaut de se faire une place significative dans l’échiquier politique de l’après-guerre en Ukraine, cela leur permet au moins de ne pas être tous tués ensemble…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/208337/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Huët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Parmi les combattants ayant rejoint le front en Ukraine, on retrouve notamment des anarchistes biélorusses, passés pour certains par le Kurdistan syrien, où ils ont affronté Daech.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2074372023-06-22T18:57:38Z2023-06-22T18:57:38ZAu Bénin, les maladies cardio-vasculaires mettent les familles sous tension<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/533025/original/file-20230620-21-uawc0u.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C124%2C1772%2C1538&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Photo de famille dans un village proche d’Abomey, 2009. Dans les conditions de vie précaires des villages béninois, la prise en charge des maladies cardio-vasculaires repose largement sur les efforts consentis par l’entourage des malades.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Geoffrey Fritsch</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Au Bénin, les <a href="https://www.iccp-portal.org/system/files/plans/BEN_B3_2019_PSILMNT2019-2023_Final.doc_.pdf">maladies cardio-vasculaires</a> sont devenues, au cours des dernières décennies, un problème de santé publique important, tant en milieu urbain qu’en milieu rural.</p>
<p>En milieu rural, l’inégal accès aux soins, la distance sociale avec la médecine dite « moderne », la prévalence de l’automédication et le recours à la médecine dite « traditionnelle » sont au cœur de la vie des malades et de leurs familles.</p>
<p>À Tanvè, petit village du Bénin méridional, une étude épidémiologique de cohorte, la <a href="https://www.unilim.fr/ient/blog/tahes/">Tanve Health Study</a> (TAHES), a documenté entre 2015 et 2021, à travers une série d’enquêtes annuelles, l’état de santé cardio-vasculaire de la population. Parallèlement à cette étude épidémiologique, <a href="https://doi.org/10.1016/j.respe.2018.05.239">pionnière en Afrique</a>, et <a href="https://bmccardiovascdisord.biomedcentral.com/articles/10.1186/s12872-019-01273-7">riche d’enseignements en matière de santé publique</a>, nous avons mené entre 2019 et 2021 une enquête ethnographique complémentaire.</p>
<p>Au travers d’une série d’études de cas, nous avons pu mettre en évidence la manière dont cohabitent localement différents registres d’interprétation de la maladie et des logiques de soin plurielles. Nous avons aussi montré comment l’absence de politique de protection et d’aide sociale dans ce domaine fait au final reposer le soin quotidien des malades sur les familles, et en particulier sur les femmes.</p>
<h2>Des familles face à la maladie</h2>
<p>En l’absence de soutien étatique, la taille et la disponibilité des familles se révèlent en effet cruciales. Une vaste maisonnée, des enfants restés au village avec des revenus à peu près réguliers, et la présence de filles et de belles-filles en particulier sont ainsi des éléments déterminants dans les trajectoires thérapeutiques de celles et ceux qu’a frappés une « crise », comme on dit localement. Mais toutes les familles ne disposent évidemment pas de telles ressources.</p>
<p>En avril 2018, Honorine – les prénoms ont été modifiés – a trébuché sur le seuil de sa maison. Elle n’a plus jamais marché seule depuis lors. Ce jour-là, son mari a appelé des voisins pour l’aider à transporter sa femme à l’intérieur. Mais elle n’a pas été amenée vers un centre de santé.</p>
<p>L’une de ses jambes a gonflé, et Honorine a été alitée. Son époux a alors été consulter des <a href="https://www.jstor.org/stable/40466131?seq=1">devins</a>. Ceux-ci ont affirmé que la chute et le gonflement avaient été provoqués par des sorciers, prescrit des cérémonies à effectuer pour s’en défendre, et confectionné des talismans protecteurs. Un beau-fils a conseillé une pommade, achetée en pharmacie, et recruté une masseuse dans le village, pour venir masser la jambe de sa belle-mère, jusqu’à ce que le gonflement soit résorbé. Ce n’est qu’une dizaine de mois plus tard, lors de l’enquête annuelle du projet TAHES, que le diagnostic médical d’accident vasculaire cérébral a été posé.</p>
<p>Dans les mois suivants, les deux filles du couple présentes au village se sont relayées auprès de leurs parents, assurant la toilette, l’entretien, les lessives et une partie des repas. Cette situation a progressivement mis leurs propres foyers sous pression. Au printemps 2019, le beau-fils qui avait procuré la pommade et la masseuse à sa belle-mère un an plus tôt suggérait que celle-ci, à moitié aveugle, aurait fait preuve d’imprudence en cherchant malgré tout à se déplacer autour de son domicile, et pourrait avoir une part de responsabilité dans ce qui lui était arrivé… Il craignait aussi ouvertement qu’une aggravation de l’état de sa belle-mère ne débouche sur une mobilisation encore plus importante de sa femme à ses côtés, privant son propre foyer du travail domestique de celle-ci. </p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/531716/original/file-20230613-19-rwwafg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le centre de santé de Tanvè en 2022. Les centres de santé villageois sont des centres de première ligne. Les cas plus graves sont référés à l’hôpital de zone le plus proche, à une dizaine de kilomètres, mais l’anticipation du coût d’un traitement hospitalier décourage bien des ménages.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> : Tonaï Guedou</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Les significations données à la maladie peuvent ainsi recouper étroitement des lignes de tension plus générales, comme celle qui oppose classiquement dans ces milieux un époux et ses beaux-parents autour des obligations domestiques des femmes. Honorine est finalement décédée en avril 2020.</p>
<h2>Le sens du mal</h2>
<p>Ici comme ailleurs, la question du sens du mal est rarement innocente. La part qu’un diagnostic médical peut y tenir est variable. Elle cohabite ici, voire entre en concurrence, <a href="https://doi.org/10.1016/j.ancard.2021.07.003">avec d’autres manières d’interpréter la maladie</a>.</p>
<p>Il n’est pas rare en effet que l’interprétation à donner à une « crise » soit discutée, sinon disputée. D’une part, les diagnostics en termes médicaux sont bien connus au village comme en ville. D’autre part, toutefois, le caractère soudain d’une crise d’hypertension ou d’un accident cardio-vasculaire et, en l’absence de suivi médical régulier, la quasi-invisibilité du problème sous-jacent en amont, se prêtent volontiers à des soupçons d’agression occulte, ou de transgression par le malade d’un interdit coutumier.</p>
<p>L’invocation de la <a href="https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.10202">sorcellerie</a> n’a ici rien d’incompatible avec la reconnaissance de causes médicales, et s’inscrit dans d’autres représentations du mal, qui distinguent localement entre maladies « simples » et maladies « de l’ombre ». Ainsi, une crise d’hypertension ou un accident vasculaire cérébral peuvent-ils avoir été « provoqués », comme on dit dans le français local, comme toute autre maladie. Le sorcier ou l’envoûteur peuvent parfaitement avoir agi au travers d’une maladie connue du monde médical. Le discours médical n’épuise pas nécessairement la quête du sens du mal.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/531941/original/file-20230614-29-99hkpp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le devin et guérisseur Yakpechou, de Tanvè, aujourd’hui décédé, ici photographié en 2009 auprès d’une partie de ses divinités vodoun. La réputation de cet homme s’étendait alors bien au-delà de son village, et des gens venaient le voir de loin pour chercher une solution à leurs problèmes et faire sens du mal. Aujourd’hui l’un de ses fils lui a succédé dans son office. Photo : Geoffrey Fritsch.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La « crise » d’une personne occupant une position jalousée, ou impliquée dans un conflit familial ou de voisinage, a ainsi de grandes chances d’être interprétée en termes d’agression occulte. Un diagnostic posé en termes médicaux peut alors être articulé avec une autre couche de significations liant l’événement aux tensions sociales dans lesquelles l’individu était pris.</p>
<h2>Une prise en charge « au plus proche »</h2>
<p>L’anticipation du coût d’une prise en charge médicale pèse par ailleurs souvent d’un certain poids face à la survenue d’une crise : aura-t-on les moyens de faire face aux ordonnances qui seront présentées par le corps médical ? La question trotte dans bien des têtes au moment de faire face à une telle situation.</p>
<p>Le choix de l’automédication, comme dans le cas d’Honorine évoqué plus haut, peut ainsi être partiellement motivé par des raisons économiques. De même que le déplacement d’un malade vers une église évangélique ou prophétique, où l’on priera avec conviction pour sa guérison sans attendre de contrepartie financière immédiate. Face à l’incertitude du sens à donner au mal, mieux vaut mettre toutes les chances de son côté.</p>
<p>Lorsque Mathieu fait un AVC en octobre 2019, ses enfants l’amènent immédiatement au centre de santé du village. Il y reste cinq jours, sans que son état ne s’améliore. L’agent de santé local suggère un transfert, inévitablement coûteux, vers le centre hospitalier départemental. Mais, dans le même temps, des voix s’élèvent dans l’entourage familial, pour suggérer que la maladie a probablement des causes occultes. Mathieu est en effet chef de collectivité lignagère, une position convoitée, et sa maladie aurait été « provoquée » par un cousin jaloux. </p>
<p>Il est alors déplacé vers une église prophétique d’Abomey, la ville voisine, dont le responsable est connu pour les guérisons divines qu’il obtient parfois. Mathieu y est massé avec des décoctions de plantes, qu’on lui donne également à boire, pendant deux semaines. Son état ne s’améliore pas, et ses enfants le ramènent alors chez lui. Dans les mois qui suivent, ils continuent à lui administrer des potions issues de la pharmacopée « traditionnelle » et font venir de temps à autre un masseur à domicile, lorsqu’ils parviennent à payer les séances. C’est son benjamin, encore célibataire, qui assure alors sa toilette et l’aide au quotidien, et sa seule fille résidant au village qui prend en charge ses repas. Mathieu est finalement décédé en juillet 2022.</p>
<p>Dans un monde social fortement marqué par un <a href="https://archives.ceped.org/integral_publication_1988_2002/dossier/pdf/dossiers_cpd_33.pdf">pluralisme thérapeutique</a> et une <a href="http://publication.lecames.org/index.php/hum/article/viewFile/480/332">précarité économique pervasive</a>, les compromis de prise en charge négociés dans les heures, les jours et les semaines qui suivent une « crise » font souvent une place importante à l’<a href="https://f-origin.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/2003/files/2015/12/ACTES_5_Houngnihin.pdf">automédication</a>, aux conseils pris auprès de membres de l’entourage, et au recours à des soignants socialement (et familialement) proches – les femmes se trouvant alors particulièrement sollicitées. </p>
<p>Dans de telles configurations, le recours aux centres de santé, où l’on appréhende le coût des soins, ne semble pas nécessairement incontournable. Et les formes de traitement combinent régulièrement des médicaments issus des pharmacies comme du marché noir, et des produits de la pharmacopée traditionnelle, typiquement sous la forme de décoctions de plantes, de pommades ou de poudres produites par les devins et guérisseurs des environs.</p>
<h2>Des vies sous tension</h2>
<p>Depuis 2019, et <a href="https://www.who.int/fr/health-topics/universal-health-coverage">conformément aux priorités de l’Agenda de la santé mondiale</a>, le gouvernement béninois a préparé la mise en place d’une <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20211108-le-b%C3%A9nin-veut-g%C3%A9n%C3%A9raliser-son-projet-d-assurance-maladie-d-ici-janvier-2022">couverture universelle de santé</a> minimale, qui doit devenir une pièce centrale du programme d’<a href="https://www.youtube.com/watch?v=CO9fo8IKjNU">Assurance pour le Renforcement du Capital Humain</a> (ARCH) lancé par l’actuel gouvernement. Permettant la prise en charge gratuite pour les plus pauvres d’un panier de soins élémentaires, ce développement hautement souhaitable a progressivement été étendu à l’ensemble du territoire national jusqu’à le couvrir entièrement au début de l’année 2023. La santé cardio-vasculaire n’est malheureusement pas concernée à ce stade.</p>
<p>Les effets de ricochet des maladies cardio-vasculaires sont particulièrement importants sur l’entourage des malades. Les proches – et surtout les femmes – sont souvent immobilisés à leurs côtés, ce qui réduit d’autant les revenus et l’autonomie financière de ceux-ci. Ce constat pourrait à l’avenir constituer un argument en faveur de l’élargissement de l’aide médicale à la santé cardio-vasculaire des Béninois.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/207437/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Tonaï Maryse Guédou a reçu un financement du projet TAHES, une étude du LEMACEN et de EpiMaCT avec le soutien du Conseil Régional Nouvelle Aquitaine.</span></em></p><p class="fine-print"><em><span>Joël Noret a reçu des financements du Fonds de la Recherche Scientifique - FNRS</span></em></p>Les proches, et spécialement les femmes, se retrouvent souvent contraints de demeurer des mois, voire des années durant, auprès de leurs parents alités. Les conséquences sont multiples.Tonaï Maryse Guédou, Doctorante en Sciences Politiques et Sociales, Université Libre de Bruxelles (ULB)Joël Noret, Professeur d'anthropologie, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2076742023-06-15T16:43:53Z2023-06-15T16:43:53ZRetour en Ukraine : au cœur de la guerre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/531752/original/file-20230613-19-vptqvk.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=12%2C48%2C3995%2C2969&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Dans la voiture de Mark, entre Kramatorsk et Tchassiv Yar.
</span> <span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Pour les combattants, mais aussi pour les observateurs, une des angoisses les plus tenaces est de passer à côté de la guerre, de ne jamais être en son centre. C’est le cas de beaucoup de soldats, affectés à des tâches ingrates de logistique ou de sécurisation, loin du front. La vie y est parfaitement ennuyeuse et bien éloignée des imaginaires héroïques propres à la guerre. Que l’on ait absolument peur ou que l’on ait envie d’en découdre, le front attire comme un aimant.</p>
<p>Je n’échappe pas à cette puissance d’attraction. Certains expliqueront qu’il ne s’agit là que d’une fascination malsaine pour le spectacle de la violence. J’y vois plutôt un désir de rejoindre le monde qui apparaît pour tous les combattants comme étant le plus significatif. Je n’espère ni drame ni corps ensanglantés. Lorsque ces situations se sont présentées en Syrie et en Ukraine, j’en ai été épouvanté. Je cherche simplement à me représenter l’effondrement du monde pour que, dans ma tête, il gagne en réalité et que je puisse un peu mieux écrire ces vécus en prise avec la <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">violence « en train de se faire »</a>.</p>
<p>Je rejoins <a href="https://www.lavie.fr/actualite/geopolitique/a-tchassiv-yar-un-printemps-sous-les-bombes-88141.php">Tchassiv Yar</a> à proximité immédiate de Bakhmout. Bakhmout est tombée aux mains des Russes ; Tchassiv Yar résiste toujours. Une unité du très controversé bataillon Aïdar a accepté de me recevoir.</p>
<p>Créé en 2014, ce bataillon de volontaires nationalistes a été <a href="https://www.amnesty.org/fr/documents/eur50/040/2014/en/">dénoncé par Amnesty international pour de graves exactions commises dans le Donbass cette même année</a>. Depuis, ses combattants se sont <a href="https://lesjours.fr/obsessions/guerre-russie-ukraine/ep1-resistance-anna-colin-lebedev/">largement institutionnalisés</a> et se sont installés dans l’échiquier militaire. Ils sont connus pour leur sérieux et <a href="https://mil.in.ua/en/news/aidar-battalion-overtook-the-position-of-the-russian-federation-in-the-direction-of-klischiivka/">leur implication dans les zones les plus tendues</a>. L’état de guerre fait oublier les actes passés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/amnesty-international-et-lukraine-de-la-difficulte-dinvoquer-le-droit-humanitaire-en-temps-de-guerre-191792">Amnesty International et l’Ukraine : de la difficulté d’invoquer le droit humanitaire en temps de guerre</a>
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<p>Je sais bien que je ne vais pas rencontrer une horde de nazis. En effet, le choix d’une brigade <a href="https://fr.crimethinc.com/2022/02/15/anarchistes-et-guerre-perspectives-anti-autoritaires-en-ukraine">se fait rarement sur des bases idéologiques</a>. Dans la majorité des cas, il repose sur des critères pratiques : la puissance matérielle, l’organisation, le prestige, la présence au front, la « solidité » ou, plus prosaïquement, les opportunismes circonstanciels.</p>
<h2>Traverser des nulle part anthropologiques</h2>
<p>Depuis Kramatorsk, il faut une quarantaine de minutes pour arriver à <a href="https://fr.euronews.com/2023/04/03/ukraine-six-civils-tues-a-kostiantynivka-zelensky-denonce-les-terroristes-russes">Kostiantynivska</a>, puis Tchassiv Yar.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/retour-en-ukraine-continuer-a-documenter-la-guerre-pour-en-apprehender-la-realite-206024">Mark, volontaire que je connais bien</a>, me conduit avec sa petite amie Daria et un autre volontaire venu apporter un colis d’aide médicale. La ville est à une vingtaine de kilomètres de Kramatorsk. Tout au plus, et en raison de l’état des routes, il faut une quarantaine de minutes pour arriver. Aux environs de Tchassiv Yar, la campagne est vaste, colorée et belle.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Vue d’une route de campagne avec des débris de béton" src="https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/532011/original/file-20230614-25-ucfnpw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Sur la route crevassée de partout, ne se croisent que des blindés et autres véhicules militaires. Sur notre gauche, un immense champ se termine par une petite colline :</p>
<p>« C’est là où sont les Russes », indique Mark en balayant l’horizon du doigt.</p>
<p>Naturellement, l’ennemi est invisible, toujours abstrait.</p>
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<p>Un des contacts m’a donné la position géolocalisée de l’unité, <em>Google Maps</em> s’occupe du reste. Nous passons tranquillement les checkpoints. Mark est bien connu des soldats. Habituellement, ils sont sécurisés par des mots de passe qui changent chaque jour et qui sont spécifiques aux différentes zones du front. Ils n’ont rien de bien militaire et frisent l’absurde : « huître, ambre, cristal, distance, besoin, escalope ».</p>
<p>À l’approche de la zone, il est préférable de mettre son téléphone en mode « avion » pour éviter d’émettre des signaux et de faciliter sa localisation. Mark ne s’en soucie pas, la route est tranquille… jusqu’à ce qu’une roquette éclate à une petite centaine de mètres de là dans les champs.</p>
<p>La tension grandit. Les trajets m’ont toujours inquiété. On traverse à découvert des zones possiblement en proie aux bombardements. Je m’imagine qu’un ennemi, posé tranquillement dans un coin, dispose d’une vue imprenable sur la route. Il lui suffit d’ajuster son canon quand la voiture se hasarde dans son champ de vision. Ça n’est évidemment pas tout à fait ainsi que cela se passe – du moins, pas toujours. Mais la peur décuple l’imagination et rend égocentrique. On se persuade d’être toujours la cible de l’ennemi comme si, au milieu des tanks et des blindés, ce pick-up de couleur blanche était la menace prioritaire.</p>
<p>Le rapport au danger est sacrément étrange. Lorsque les attaques sont suffisamment lointaines, il n’est pas rare de voir les gens s’amasser pour avoir la vue la plus claire sur les fracas de roquettes. Mais quand celles-ci sont trop proches, la panique pousse à se chercher l’abri le plus sûr. À l’excitation succède la peur. Et une fois l’explosion survenue, il y a cette sordide joie intérieure d’avoir été au plus près du drame, d’y avoir échappé et d’avoir une nouvelle histoire à communiquer où la vie s’est trouvée vraiment menacée.</p>
<p>Mark continue sa route. Il slalome au milieu des trous. On arrive enfin vers la base. Derrière un long mur, il y a une sorte de hangar désaffecté d’à peine 100 mètres carrés. Mark hésite un peu, il n’y a personne dehors : « C’est ici, vous êtes sûrs ? », demande-t-il, un peu étonné de ne voir personne, ni hommes, ni véhicules.</p>
<p>Au moment où il s’apprête à entrer dans le chemin qui conduit à la base, une énorme détonation explose à quelques mètres de là. Mark braque le volant, rejoint la route aussi vite qu’il le peut. Il ne fait aucun doute que l’artillerie russe cible la voiture. Il ne faut pas rester immobile. Une grande haie d’arbres tout au long de la route nous cache du champ où sont positionnés les Russes. La situation est confuse. Mark ne sait plus trop quoi faire. Puis il décide de faire demi-tour car il faut bien y aller.</p>
<p>On arrive devant le mur de la base.</p>
<p>On descend de la voiture. Une nouvelle bombe explose à dix mètres de nous, dans la cour de la base, puis une seconde un peu plus loin. C’est trop tard pour réfléchir. J’en oublie le gilet pare-balles dans le coffre de Mark. On court en direction du hangar. On ne sait pas bien où aller. On aperçoit une énorme porte métallique. On l’ouvre et on découvre la planque des combattants. Ils la referment derrière nous. Intérieurement, je suis en panique mais la présence de quelques combattants me calme. Je préfère ne pas rougir devant eux.</p>
<p>Là, notre contact, qui se fait appeler Ombre, une jeune médecin de vingt-six ans, nous accueille tout sourire : « Salut ! Vous arrivez au meilleur moment ! Ça va ? »</p>
<p>Ombre nous fait entrer dans le minuscule abri. Il doit faire 60 mètres carrés et accueille une vingtaine de combattants. Il fait très sombre. Le couloir est étroit et donne accès à des « chambres » où sont disposés les lits et les matelas.</p>
<p>L’endroit ressemble à une cave en raison de l’obscurité et de l’humidité chaude. Entre cet espace comprimé et le dehors saturé par le bruit des bombes, il est difficile de ne pas se sentir oppressé.</p>
<p>« Avec le temps, on s’y fait », assure Ombre qui termine aujourd’hui son quinzième jour consécutif sur le front. C’est plus que d’habitude. Elle nous sert un café, on bavarde un peu. À côté de nous, se répartissent une quinzaine de combattants. À cause des bombes qui viennent de frapper la cour, tout le monde s’est confiné à l’intérieur du hangar – une bien maigre protection face aux risques de missiles. L’un a déjà percé le toit dans une des petites pièces de « l’abri », heureusement vide.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=413&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/531750/original/file-20230613-29-lg33n7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le missile qui a troué le toit de la base.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<h2>Un monde à part</h2>
<p>On attend que ça passe. L’un fait chauffer une conserve sur un réchaud de camping, un autre est sur TikTok entre vidéos de guerre et vidéos humoristiques. Plus loin dans l’étroit couloir, il y a aussi un petit groupe qui enchaîne les cigarettes et les conversations sans importance. Dans ces pièces aveugles, il est une chose à peu près certaine, on ne vit pas. C’est tout un monde à part. J’en viens à me demander si, à force d’être plongé dans les souterrains de la vie, on a encore conscience de l’état général du monde ou si plus grand-chose n’a d’importance.</p>
<p>Il faut s’adapter à beaucoup de choses contraires à la vie : la promiscuité totale avec les autres combattants dans un espace minuscule, la saleté, l’absence de lumière, les bombes plus ou moins lointaines, le retour d’un blessé et bien d’autres contraintes que je n’ai pu encore découvrir.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=762&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=762&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=762&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=957&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=957&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/531751/original/file-20230613-2513-3g9phw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=957&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Dans l’abri.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët.</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Ombre accueille ici les blessés. Parfois, elle soigne une maladie des pieds ; des champignons causés par l’humidité et la boue. D’autres fois, elle s’occupe d’un corps pulvérisé. D’une minute à l’autre, elle soigne des blessures bénignes ou elle accueille des bouts de cadavre. Dès fois, les deux en même temps. Dans le huis clos de la cave, il est bon de ne pas se plaindre. Cela mettrait le moral de tout le monde au plus bas. Le commandement l’a bien compris. Il veille à permettre aux combattants des rotations régulières, même sur une brève période de 48 heures, afin que les esprits se reposent et se régénèrent.</p>
<h2>Un mélange de printemps et de fin de monde</h2>
<p>Nous restons quelques heures à bavarder avec Ombre. Tout le monde est assez occupé et peu disposé à s’entretenir de choses sérieuses. Ils vont bientôt rejoindre la première ligne. Un blindé, caché dans le « garage », s’apprête à partir.</p>
<p>Pendant une brève accalmie, Ombre nous propose de poursuivre notre conversation dehors, « car il fait grand soleil » et il est dommage de se priver de ces quelques précieuses minutes de lumière. L’endroit n’est pas rassurant. Un blindé ukrainien tire régulièrement non loin de nous, nous faisant à chaque fois sursauter.</p>
<p>Les combats ont lieu dans une vaste campagne. Comme à Severodonetsk, à l’exception des tranchées, la ligne de front est confuse. On ne sait où elle démarre exactement et où elle s’arrête. On est simplement capable de situer les zones les plus risquées, et cela change chaque jour. Dans la cour, traînent quelques chiens, probablement privés de leurs maîtres partis en exil. La situation n’a pas l’air de les affoler. Ils sont adoptés par l’unité. Sur la route, j’ai aussi aperçu un troupeau de moutons. Et quand les bombes cessent, on entend aussi le sifflement des oiseaux : des moineaux domestiques, des étourneaux sansonnets au chant très varié. Ce sont des espèces communes, anthropophiles, c’est-à-dire liées aux hommes.</p>
<p>C’est un curieux mélange de printemps et de fin de monde.</p>
<p><audio preload="metadata" controls="controls" data-duration="166" data-image="" data-title="Des chants d’oiseaux, des aboiements, un coq, des explosions" data-size="1387993" data-source="" data-source-url="" data-license="" data-license-url="">
<source src="https://cdn.theconversation.com/audio/2827/un-coq-des-oiseaux-des-machines.m4a" type="audio/mp4">
</audio>
<div class="audio-player-caption">
Des chants d’oiseaux, des aboiements, un coq, des explosions.
</div></p>
<p>Les récits de guerre regorgent de descriptions d’intenses combats. Rien ne change vraiment. Les bombes pleuvent. Elles s’abattent autour de soi, généralement suffisamment loin pour que l’on ne s’en soucie pas trop. Je ne sais pas toujours si ces explosions sont le fait des Ukrainiens ou des Russes. La seule chose dont je suis assuré, c’est que ça fait beaucoup de bruits. Les solidarités forment un noyau rassurant. Elles font un peu oublier la catastrophe en cours. Tout du moins, elles donnent la force de les supporter.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/207674/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Huët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>À proximité de Tchassiv Yar, où les combats font rage, un hangar abrite une vingtaine de combattants, qui s’y reposent un peu avant de retourner sur la ligne de contact.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2060242023-05-23T17:51:40Z2023-05-23T17:51:40ZRetour en Ukraine : continuer à documenter la guerre pour en appréhender la réalité<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/527750/original/file-20230523-29-ygtyeh.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1198%2C898&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">À Irpin, près de Kiev.</span> <span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Faire son sac, prendre des piles, des câbles et des cartes SD pour l’enregistreur numérique. Demander son accréditation médias auprès du ministère ukrainien de la Défense avant de partir, de <a href="https://theconversation.com/profiles/romain-huet-212464/articles">revenir sur le terrain pour la troisième fois depuis le début de l’invasion russe</a>, avec ce désir de documenter la guerre. </p>
<p>Dans l’avion pour la Pologne, juste devant moi, un jeune Ukrainien revient aussi. La teneur existentielle de son retour est sans commun rapport avec mes préoccupations. J’imagine qu’il se réinstalle après un long exil, ou alors peut-être rentre-t-il simplement pour quelques jours, pour revoir les siens, ceux qui sont restés. </p>
<p>À l’approche de l’atterrissage, il tient son téléphone en main. Il fait défiler ses photos : les fumées d’une bonne grosse bombe, une autre explosion, un chat (il zoome), un bébé, encore le même bébé, toujours le bébé mais cette fois-ci dans les bras de sa maman, une voiture de sport en cours de réparation dans un garage (il zoome sur le capot), un immeuble détruit, une femme nue (il ne s’attarde pas sur la photo), des amis au restaurant tout sourire devant l’objectif. </p>
<h2>Revenir en Ukraine, une ethnographie des corps en résistance</h2>
<p>Chroniquer la guerre d’un point de vue ethnographique n’est pas une affaire si courante. J’ai <a href="http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/51121_1">tenté de le faire au cours de plusieurs séjours en Syrie (2012-2018)</a>, puis en Ukraine, afin de mieux comprendre comment les conflits s’inscrivent dans le quotidien de chacun. </p>
<p>J’ai toujours pensé que ce travail a du sens. Il n’est pas de commenter les combats en cours, les avancées tactiques ou les engins militaires déployés. Tout cela a assurément son importance. Mais il est une chose contre laquelle je lutte en tant que chercheur, c’est que la guerre ne soit plus vue comme une affaire de gens ordinaires ; qu’elle devienne abstraite, qu’elle ne soit commentée qu’en termes de comptabilisation des morts, des blessés, des territoires perdus ou conquis. </p>
<p>Un matin de février 2022, une foule de personnages ordinaires, que rien ne disposait à vivre une telle expérience, se retrouvent avalés par la guerre. Ils assurent les premiers secours, ils deviennent bénévoles humanitaires, chauffeurs, combattants… La violence du monde les a rattrapés.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1561979746799452161"}"></div></p>
<p>Depuis ce jour, pour la plupart, ils participent à l’effort de guerre. Ils ont été enthousiastes, patriotes, courageux, gagnés par la lassitude et la fatigue, terrifiés, confiants ; autant d’humeurs propres à toute expérience vivante.</p>
<p>[<em>Près de 80 000 lecteurs font confiance à la newsletter de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde</em>. <a href="https://theconversation.com/fr/newsletters/la-newsletter-quotidienne-5?utm_source=inline-70ksignup">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</p>
<p>Au cours des premières semaines, ils n’ont guère eu de temps de réfléchir aux attitudes à adopter. Ils se sont laissés porter par les événements et la mobilisation massive de leurs amis proches ou lointains. Ils ont vécu de longs mois dans la peur et la suractivité. Leur vie s’est soudainement animée. En quelques jours seulement, ils se sont trouvés mêlés à toute une série d’aventures effrayantes et palpitantes. </p>
<h2>Des vies transformées</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=750&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/527267/original/file-20230519-25-kcxc92.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=943&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Vitali, photographié en mai 2022, un an environ avant sa mort au combat. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Chloé Sharrock/MYOP</span></span>
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</figure>
<p>Il faut bien raconter tout ce qu’il s’est passé ces derniers mois et comment ceux qui la vivent ont été changés par le contact quotidien avec la violence. Se mettre à la hauteur d’existences véritablement humaines, rendre compte de ces faits par une observation participante. Participante, parce qu’il s’agit de vivre quelques semaines avec ces activistes, revoir ceux que j’ai laissés en août dernier, date de mon dernier voyage. Ils habitent Kiev, Kharkiv, Kramatorsk. </p>
<p>Depuis, <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-resister-sous-les-bombes-recits-depuis-kharkiv-183402">Vitali, un volontaire de Kharkiv devenu ensuite combattant</a>, que j’avais rencontré il y a un an, est mort à Bakhmout. Dania, un de ses amis, a lui aussi été tué.</p>
<p>Les autres sont encore en vie. À Kiev ou à Kharkiv, ils ont repris le cours d’une vie à peu près normale. Les bombardements se font plus rares, les magasins rouvrent, les habitants reviennent, les volontaires abandonnent leurs engagements et retournent à leurs affaires personnelles. Le retour à la vie normale s’installe presque aussi rapidement que l’état de guerre.</p>
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<p><em>Sur la place de l’Indépendance, plus connue chez nous sous le nom de Maïdan, Kiev, 16 mai 2022. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler).</em></p>
<p>C’est tout une affaire de laisser la guerre derrière soi quand on a été absorbé par elle. Mais un jour, l’ennemi s’éloigne, la mobilisation perd de son évidence, les nécessités quotidiennes pressent à penser à soi, à retourner au travail, à recommencer à gagner sa vie après l’avoir sauvée, à se projeter dans un à-venir.</p>
<h2>Recommencer une vie « normale »</h2>
<p>Après des mois d’une vie agitée et incertaine, presque sans repères, ils retrouvent une vie familière, ordonnée et plus prévisible. Il est arrivé quelque chose et, dorénavant, il n’arrivera plus grand-chose de remarquable. À la fin de mon séjour, je vais retourner à Kharkiv revoir ces gens qui ont lâché la guerre alors qu’elle se poursuit à une centaine de kilomètres de là. C’est là mon premier questionnement : comment retourne-t-on dans un semblant de « vie normale » ? </p>
<p><a href="https://journals.openedition.org/socio/1963">Sortir de la violence</a> a des coûts subjectifs immenses : perdre toutes ces intensités, ces solidarités fusionnelles, ce sentiment d’une existence utile et entièrement absorbée dans une pure présence au présent. </p>
<p>C’est aussi vivre avec les souvenirs, les images effroyables de l’écroulement du monde.</p>
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<p><em>Un pont routier à Irpin, détruit pendant les combats en 2022, est en cours de reconstruction. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler)</em></p>
<p>J’imagine que les <a href="https://www.who.int/europe/fr/news/item/16-02-2023-amid-a-year-of-relentless-war--who-regional-director-for-europe-strengthens-commitment-for-mental-health-services-during-visit-to-ukraine">troubles mentaux ou les manifestations dépressives augmentent</a>. J’entrevois toutes les difficultés à se réinscrire dans un monde organisé et, pour beaucoup, à conduire une vie bien plus précaire qu’autrefois, ne serait-ce que parce que de nombreux logements ont été détruits et de beaucoup d’emplois ont disparu.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/psychologie-le-coping-ou-comment-nous-faisons-face-aux-stress-intenses-178833">Psychologie : le « coping », ou comment nous faisons face aux stress intenses</a>
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<p>L’inverse est sans doute aussi vrai : peut-être retrouvent-ils la joie de l’insouciance et, fiers d’avoir d’avoir participé à mettre en échec les attaques russes, goûtent avec satisfaction aux plaisirs d’une vie simple et préservée des dangers.</p>
<p>Mais la guerre n’a pas disparu. Elle est toujours là, seulement plus lointaine. Ils se soucient moins de leur vie personnelle que de celle de leurs proches partis au plus près des combats et toujours en proie aux tourments de la violence.</p>
<h2>Dans le Donbass, ceux qui continuent</h2>
<p>D’autres volontaires continuent leur lutte. Je viens tout juste de rejoindre la ville de Kramatorsk, dans le Donbass, pour retrouver Mark, l’un de ces volontaires actifs depuis le début. </p>
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<p><em>Mark pendant une distribution de produits de première nécessité dans la région de Kramatorsk. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler)</em></p>
<p>Avec d’autres, il continue de livrer des colis dans les villes sinistrées non loin de Bakhmout et <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-ville-tchassiv-yar-l-une-des-principales-bases-arriere-de-l-armee-ukrainienne-nouvelle-cible-de-l-armee-russe_5656571.html">Tchassiv Yar</a> où les combats sont d’une intensité effrayante. Jusqu’à récemment, il s’est aussi occupé d’évacuer les civils des territoires menacés d’être conquis par les Russes.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/527525/original/file-20230522-21-u9lnp7.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=453&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Kramatorsk, à l’ouest sur cette carte, se trouve à 36 km à vol d’oiseau de Bakhmout (Artemivsk) (au sud). Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Capture d’écran Google Maps</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces volontaires aussi sont transformés.</p>
<p>Ils sont entrés dans des routines, dans des organisations davantage rationalisées et non plus seulement façonnées depuis les élans du cœur. Ils vivent de la guerre et pour elle. Ils se sont habitués à vivre une vie sous tensions, étroite et contrainte par les dangers et les nécessaires sécurisations militaires. Probablement, ils ont diminué la réalité de la violence.</p>
<p>À mesure qu’ils en font l’expérience, l’apprécient-ils différemment ? Ont-ils déplacé les seuils de l’intolérable ? Éprouvent-ils les mêmes chocs des premières fois ? Je ne sais pas s’il existe des êtres qui s’habituent aux visages terrorisés, aux corps blessés, aux vies vécues dans les décombres, dans les caves de fortune, dans les immeubles écroulés, à vivre aux côtés de vies en ruine.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Tombes fleures peintes aux couleurs du drapeau ukrainien, chacune étant surmontée d’un grand drapeau ukrainien" src="https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C14%2C1200%2C883&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/527536/original/file-20230522-15-8xz1x1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Tombes de soldats tués au combat près d’Irpin, ville située à proximité de Kiev. Attaquée par les Russes en février 2022, elle a été le théâtre de violents affrontements avant le retrait des forces russes fin mars de cette même année.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>En Syrie, à mesure que la guerre traînait en longueur, j’ai pu constater comment la profonde affliction pouvait rendre les visages gris, fatigués et sans joie. Plus on s’enfonce dans la violence, plus on désapprend à vivre. Le monde ne devient plus rien pour soi. Les passions les plus tristes sont alors susceptibles d’envahir les esprits endurcis. Qu’en est-il pour ces Ukrainiens au plus proche des combats ? Comment le rapport à la vie et aux ennemis se transforme-t-il ? </p>
<div style="position: relative; width: 100%; height: 0; padding-top: 75.0000%; padding-bottom: 0; box-shadow: 00px 0px 0 rgba(63,69,81,0.16); margin-top: 1.6em; margin-bottom: 0.9em; overflow: hidden; border-radius: 0px; will-change: transform;">
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</div>
<p><em>Près d’Irpin, cimetière de véhicules pour la plupart criblés de balles et détruits pendant les combats, devenu lieu de commémoration. (Fourni par l’auteur; cliquer pour faire défiler.)</em></p>
<h2>Regarder bien en face la chair du monde</h2>
<p>J’ai aussi mes habitudes. Il me faut lutter contre ce regard qui banalise ce qu’il voit. C’est un vrai combat intérieur que de se laisser encore surprendre par la réalité, d’être saisi par elle et de ne pas ramener l’inconnu au connu. On distingue les bons observateurs à leur capacité d’attention. Il ne s’agit pas tant de recueillir de bons matériaux que de remarquer des faits apparemment minuscules pour en tirer des enseignements riches sur l’ordinaire de la guerre, ses forces, ses ordres, ses passions et ses déboires. </p>
<p>Une recherche ethnographique cherche à comprendre dans la durée l’effet de la guerre sur les vies ordinaires. Elle cherche aussi à transformer en témoins ceux qui en sont éloignés géographiquement, à travers le simple acte de regarder. Parce que « regarder » engage, disait Lanzman à propos de son film Shoah. Le rôle de l’ethnographie est aussi de regarder bien en face la chair du monde pour la faire voir. </p>
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<p>Ethnographier la guerre, c’est aussi participer à l’effort de narrer ces existences alors que tout s’effondre autour d’elles. Il n’est pas impossible, qu’un jour ces gens ordinaires soient tentés d’oublier pour recommencer à vivre. Il leur arrivera aussi d’être privés d’interlocuteurs qui voudront bien accueillir leurs histoires. C’est le moment cruel de la solitude, de l’esseulement moral après avoir été un sujet héroïque de l’histoire. </p>
<p>Déjà, depuis quelques mois, l’attention publique décline. Le lecteur aussi s’est habitué à la guerre. Les émotions des premières semaines de février 2022 sont vite retombées, les marches de soutien pour le peuple ukrainien se sont vidées, l’indignation devant ces vies détruites tarit. Que l’on soit à quelques milliers de kilomètres ou au centre de la guerre, il se dégage une attitude commune : minorer la réalité de la violence pour s’éviter un terrible vacillement psychique.</p>
<p>Le dilemme est toujours aussi douloureux ; enjamber le réel pour s’en protéger a pour conséquence une complicité avec les horreurs du présent. Une autre attitude, qui apparaît à mes yeux comme absolument souhaitable, est d’être fidèle aux événements et de prendre position vis-à-vis d’eux. Cela requiert « le sens du réel et un certain flair moral », écrivait Jean-Jacques Rosat dans sa préface aux chroniques <a href="https://agone.org/livres/amaguise"><em>à ma guise</em></a> de George Orwell.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/206024/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Romain Huët ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un an après deux séjours de plusieurs semaines dans l’Ukraine en guerre, l’ethnographe Romain Huët y est retourné. De Kiev au Donbass, il cherche à saisir en quoi la guerre a changé les Ukrainiens.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1890112022-08-22T18:23:10Z2022-08-22T18:23:10ZPortraits d’Ukraine : Alessia, bénévole auprès des réfugiés à Dnipro, 32 ans<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/480402/original/file-20220822-76791-6k4f5e.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=16%2C0%2C1509%2C1072&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alessia à Dnipro, juillet 2022.
</span> <span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Au cours de mon étude ethnographique sur les volontaires ukrainiens (avril, mai et juillet 2022), j’ai participé à plusieurs <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-donbass-esperer-que-le-destin-ne-nous-choisira-pas-183786">évacuations de civils à Severodonetsk et dans ses environs, dans le Donbass</a>).</p>
<p>Lorsque ces territoires sont menacés d’une occupation imminente par l’armée russe, les volontaires se rendent dans les villages avec des minibus et récupèrent les habitants prêts à fuir. Ces voyages sont chaotiques et extrêmement dangereux. Souvent, ils se déroulent dans des zones grises, entre l’armée ukrainienne et les forces russes. C’est au cours de l’une de ces opérations de secours que le journaliste français <a href="https://www.sudouest.fr/international/europe/ukraine/mort-de-frederic-leclerc-imhoff-il-voulait-raconter-le-monde-l-hommage-au-journaliste-tue-en-ukraine-11254691.php">Frédéric Leclerc-Imhoff</a> a été tué le 30 mai 2022. Des volontaires ukrainiens ont également péri, sans que l’on puisse connaître leur nombre exact.</p>
<p>Au cours du mois de mai 2022, j’effectue le trajet avec les exilés, depuis leur village à quelques kilomètres de Severodonetsk jusqu’à leur prise en charge dans la ville de Dnipro, située à 250 kilomètres de là. Ces trajets sont éprouvants. Je suis frappé par le silence qui règne dans ces minibus bondés. Ce n’est pas le silence de la peur, mais plutôt celui de l’abattement.</p>
<p>La violence cerne de toutes parts l’exilé. Il est tenté de se rendre, d’abdiquer face aux forces qui haïssent et détruisent. La douleur est intérieure. Les exilés la gardent pour eux. Dans ce minibus, ils vivent la fin du monde, de leur monde. Ils ne fuient pas la guerre, ils l’emmènent avec eux sous la forme d’images, de sons qui les hanteront durablement.</p>
<p>Dans ce car bondé, nous subissons un moment historique. Brutalité première d’une existence contrainte à se transformer sous l’effet de la violence des hommes. Au bout de la nuit, je rencontre Alessia, une volontaire de 32 ans qui participe à l’accueil des réfugiés dans la ville de Dnipro. Je l’ai revue lors de mon deuxième séjour sur place, en juillet.</p>
<h2>Existence banale et insouciante</h2>
<p>Avant la guerre, Alessia mène une vie banale entre son travail d’architecte, ses vacations dans une école d’architecture et ses amis. Elle est heureuse de son existence. Elle fait peu, mais rien à moitié. Elle confie tout le plaisir qu’elle retire de son travail d’enseignante. Pendant le Covid, elle se démène pour garder le lien avec les étudiants, les soutenir dans l’enfer des études à distance.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=474&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=474&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=474&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=596&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=596&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/479920/original/file-20220818-10365-a31kna.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=596&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Alessia et ses étudiants, avant la guerre.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>Son travail d’architecte l’enthousiasme. Elle fait son métier avec des idées et des convictions qui varient au gré de ses lectures, ses rencontres et ses expériences. Elle déplore la disparition des villages traditionnels ukrainiens avec l’apparition de l’Union soviétique. Elle a à cœur de les reconstruire, de puiser dans l’histoire culturelle ukrainienne pour faire de l’habitat autre chose qu’un espace fonctionnel : « Pour moi, l’urgence est de retrouver des espaces humains, plus fleuris, plus proches de nos codes et de nos traditions. »</p>
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<p>Alessia a aussi le goût du voyage. Début février 2022, elle commence à préparer son futur <em>road trip</em>, prévu au printemps en Turquie. Elle passe ses soirées à tracer son itinéraire, à choisir les villes qu’elle visitera, les endroits où elle souhaite rester un peu pour s’imprégner de l’ambiance locale. Elle a aussi une passion solitaire : la photographie. Son appareil est toujours dans son sac. À chacune de nos rencontres, elle me tire le portrait. Qu’importe que je sois gêné, elle aime capter ces instants, trouver la singularité des expressions dans chaque visage.</p>
<p>Alessia ne s’est jamais intéressée à la chose politique. Elle préfère se tenir à l’écart des rapports conflictuels, de ces misères et ces mensonges propres à la politique qui, si elle y était confrontée directement, affecteraient le rapport innocent, presque naïf, qu’elle a au monde. Elle s’est trouvé une place dans son univers et en retire beaucoup de joie. Avec ses quelques amis, l’humeur est semblable. Les relations sont aussi légères que solides, insouciantes aux turbulences qui agitent l’Ukraine et le reste de la planète.</p>
<h2>24 février 2022 : rattrapée par le fracas du monde</h2>
<p>Aux premiers abords, son visage dégage timidité, humilité et réserve. Mais dès qu’elle se met à parler des sujets qui lui tiennent à cœur, elle dégage une assurance insoupçonnée qui oblige son interlocuteur à se tenir en silence et à écouter. Elle parle lentement mais précisément.</p>
<p>Face à moi, elle ferme les yeux pour se remémorer ses réactions au début de la guerre. Après quelques secondes, son visage s’illumine et elle me raconte simplement et sincèrement cette sinistre chronologie.</p>
<p>Le 24 février 2022, au petit matin, son téléphone sonne. Elle décroche et entend la voix forte et rapide de son frère qui réside à Kharkiv, à quelques kilomètres de la frontière russe, alors que Dnipro se trouve quelque 200 km plus au sud. Il va à l’essentiel : « La guerre a commencé. La ville est bombardée, je vais chercher deux amis et on arrive à Dnipro. » La conversation est brève et urgente. Elle se limite à ces seuls mots nécessaires.</p>
<p>Stupéfaite, elle sent sa tête tourner, le sol se soulever. Elle s’allonge pour ne pas tomber. Elle demeure comme ça quelques minutes, allongée sur le dos, les yeux ébahis devant son téléphone où défilent les nouvelles de l’invasion russe.</p>
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<p>Assaillie par un flot de pensées confuses qui brouillent sa conscience et produisent un sentiment d’irréalité, elle imagine les bruits de la guerre, la terre qui se déchire, les milliers de voitures qui fuient le feu, la rivière du Dniepr charriant le sang. À cet instant, elle souffre plus qu’elle ne pense.</p>
<p>Sa famille est dispersée en Russie et en Biélorussie. Comme <a href="https://theconversation.com/portraits-dukraine-alisa-benevole-25-ans-187908">Alisa</a>, elle vit la douleur de la séparation entre les populations. Sa famille en Russie semble convaincue par les arguments de Vladimir Poutine :</p>
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<p>« Les premiers jours, je hurlais au téléphone. Je hurlais que je n’étais pas nazie, que le peuple ukrainien ne constituait aucune menace pour la Russie. »</p>
</blockquote>
<p>Elle interrompt son récit, aspire l’air profondément pour éviter que sa gorge se noue. Je comprends que ses protestations tournent à vide. Elle ne convainc personne. Peu à peu, les appels et les messages se font plus rares, le sujet de la guerre soigneusement évité. Une faille béante commence tragiquement à les séparer. L’écart qui se creuse entre sa famille n’est ni un manque d’affection ni un défaut d’amour. Il est imposé par les forces politiques.</p>
<h2>Que faire devant un monde qui s’affole ?</h2>
<p>La guerre produit chez certains un <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-genevieve-de-gaulle-anthonioz-une-vie-de-resistante">sens de l’accommodement aux situations les plus inextricables</a>. Pour d’autres, elle ouvre quelques chances de réussite matérielle ou sociale. Alessia n’a aucune expérience de résistance. Elle n’a jamais vécu le vertige du refus et du soulèvement. Elle a la sensation d’être assommée par des questions qu’elle ne s’était jusqu’à présent jamais posées : Que faut-il faire ? Que peut-on faire face au monstre de la guerre quand on se pense incapable de tout ? Elle n’a ni compétences militaires, ni médicales. La photo, l’architecture et l’enseignement ne paraissent d’aucun secours dans ces moments : « Où aller lorsqu’on a seulement envie de faire quelque chose ? ».</p>
<p>Alors, avec son amie du même âge, Iona, elles se présentent à l’hôpital, espérant être recrutées comme volontaires. Elles sont amenées à faire quelques pansements, mais comprennent rapidement qu'elles y seront moins utiles qu'ailleurs, du fait de leurs faibles compétences en médecine. Alessia se retrouve seule, avec son envie, sa peur et quelques amies. Elle agit de façon désordonnée au gré des mouvements de son cœur. Elle dépense toutes ses économies en matériel militaire et médical qu’elle envoie à la <a href="https://www.bfmtv.com/international/comment-la-defense-territoriale-ukrainienne-forme-chaque-jour-de-nouveaux-soldats_VN-202207250048.html">Défense territoriale</a>. Curieusement, dans ces instants désordonnés, elle se sent presque normale et forte.</p>
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<p>« La première fois que j’ai craqué, c’est quand on a organisé une visioconférence avec les étudiants. Je leur ai demandé d’allumer leur caméra. J’étais si touchée de voir leurs visages. Certains d’entre eux habitent à l’Est, là où il y a le plus de bombardements. Et puis, il y avait un de nos étudiants qui ne s’était pas connecté. J’ai appelé sa maman de Kharkiv pour avoir de ses nouvelles. Personne n’en avait. C’était un moment terrifiant. »</p>
</blockquote>
<p>Ses yeux se brouillent, les larmes se précipitent sur ses joues. Ce sont ses premières larmes. Elle pleure à nouveau, le jour de son anniversaire, le 18 mars. Ses amis insistent pour le fêter. Elle reçoit pour cadeau un kit de survie composé de nourriture en conserve, de café, de chocolat, de porridge, et une petite bouteille de champagne : « C’est un jour que je n’oublierai jamais. »</p>
<h2>Volontaire pour l’accueil des réfugiés</h2>
<p>Quelques jours après le début de la guerre, la ville de Dnipro change de physionomie. Des milliers de réfugiés affluent en provenance de Marioupol, du Donbass ou de Kharkiv. La mobilisation de la population se fait massive pour les accueillir.</p>
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<p>Avec son amie, Alessia suit le mouvement et décide de prendre en charge un lieu, une garderie située non loin du centre de la ville. Il y a tout à faire : aménager l’espace pour accueillir des familles, trouver des lits, des denrées alimentaires, et organiser le lieu, de sorte qu’il soit vivable. Jour et nuit, à quelques-uns, ils se démènent pour finalement ouvrir ce centre. Il accueillera rapidement une centaine de personnes. Alessia s’occupe particulièrement d’organiser la logistique et l’équipe de bénévoles pour s’assurer d’une présence continue sur place. Elle ne compte pas les heures et dort peu.</p>
<p>Les réfugiés arrivent affolés par leur départ précipité de leurs maisons. Ils sont anxieux, nerveux, parfois paniqués. Beaucoup n’ont aucun plan pour l’avenir. Ils sont en attente, dans l’espoir de retourner dans leur ville d’origine. Elle écoute leurs histoires dont certaines sont effroyables. Elle les conserve toutes en tête : « On essaie d’enregistrer ces récits, il faut les raconter. » Elle se donne cette tâche essentielle de constituer les premières mémoires de la guerre, même si l’attention publique pour ces histoires d’atrocités faiblit. Par la voix de ces familles, elle apprend ce qu’est réellement la guerre. Depuis ce jour, il lui semble qu’elle a perdu son innocence, qu’il n’est plus possible de vivre sans conséquences.</p>
<h2>Soubresauts de la vie intérieure</h2>
<p>Il est assez commun de constater que la guerre tue les questions et <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2020-2-page-105.html">débarrasse du souci de soi</a>. Ce n’est pas tout à fait le cas pour Alessia. Elle n’a pas perdu le contact avec elle-même. Depuis le début de la guerre, elle est assaillie par une foule d’impressions nouvelles qui produisent de nombreux soubresauts de sa vie intérieure. C’est d’abord le choc moral d’être témoin des ravages de la guerre, de populations affolées et déplacées, de récits bouleversants des familles endeuillées.</p>
<p>C’est ensuite la peur d’être choisie par le destin au cours de ces bombardements aléatoires, l’incapacité d’oublier la guerre à cause de ces alertes quotidiennes. Elle produit d’incroyables efforts pour s’empêcher de ruminer des pensées sombres. Lourdement, je l’interroge sur ses sentiments contradictoires, sur ce qui, dans ce contexte étouffant et anxiogène de la guerre, la transforme. Elle sait que son être n’est plus le même, qu’elle est durablement changée, que la guerre l’oblige à se défaire d’elle-même.</p>
<p>Mais il lui est difficile de nommer précisément ces transformations : s’est-elle endurcie devant le réel ? A-t-elle perdu l’innocence qui l’aidait à se glisser avec aisance dans le monde ? Qu’est-ce que la conscience soudaine de la brutalité du monde lui a volé ? Il n’est en tout cas rien moins que facile d’expliquer ce qui l’agite intérieurement, des transformations singulières et encore mystérieuses, insaisissables dans le présent de la guerre. Des parties en elle ont été tuées.</p>
<p>Son insouciance passée vole en éclats. Alors qu’elle demeurait à la surface de la vie, tournant volontairement le dos aux abîmes obscurs, elle est rattrapée par la violence du monde et ses conséquences sur les vies humaines. Dans un carnet, elle écrit ses pensées, qu’elle me transmet :</p>
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<p>« C’est difficile de se réveiller le matin dans le noir, difficile d’écouter ces sirènes pendant des heures, difficile d’entendre ces explosions, difficile d’écouter les douleurs et le désespoir des autres, difficile de penser à la mort, difficile de penser au futur, difficile de composer avec toutes ces émotions, difficile d’accepter le silence des autres, difficile de penser que demain pourrait ne pas avoir lieu, difficile d’être. Difficile… »</p>
</blockquote>
<h2>Apprendre à mettre à distance le réel</h2>
<p>Au centre, les bénévoles s’appuient sur quelques psychologues pour aider les réfugiés à affronter la situation, et aussi pour les aider eux-mêmes à surmonter l’abattement et l’effroi qui les saisissent en écoutant les histoires terribles narrées par ces réfugiés. Ils apprennent à mettre à distance le réel, à ne pas se laisser submerger.</p>
<p>Alessia m’explique qu’elle éprouve de grandes difficultés à échanger avec certains exilés qui manifestent de la colère, voire une certaine violence. Les plus nerveux sont les plus taiseux. Ils ne racontent pas leurs histoires par honte, ou parce qu’ils pensent qu’elles n’ont rien de remarquable car elles sont partagées par des milliers d’Ukrainiens. Alors, dans le centre, ils restent seuls, manifestent parfois une certaine hostilité envers les autres.</p>
<p>Il paraît à Alessia que ces hommes ne savent pas traiter leur passé récent, sinon avec un certain mépris destructeur. Elle éprouve une profonde gêne devant ses situations. Elle s’éloigne et préfère s’occuper des enfants :</p>
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<p>« Avec eux, je passe énormément de temps. Ils ne se détruisent pas. Ils éprouvent dans leur corps toutes ces horreurs avec une spontanéité stupéfiante. Ils deviennent facilement des amis. Je dessine et je joue avec eux. »</p>
</blockquote>
<p>Depuis, elle a réalisé quelques cartes postales à partir des dessins des enfants en vue de les vendre pour augmenter les ressources propres du centre d’accueil des réfugiés.</p>
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<span class="caption">Pour les cartes postales, les volontaires choisissent des dessins plus joyeux et symbolisant l’espoir d’une victoire ukrainienne et du retour de la paix.</span>
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<h2>L’économie ordinaire de la guerre et le retour au travail</h2>
<p>Alors que le monde se dissout dans la désolation et le sang, elle est rappelée par les nécessités économiques. À tort, la question financière a été peu évoquée dans les <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">précédentes chroniques</a>. Cette considération matérielle, apparemment anodine, est pourtant de toute importance pour Alessia et pour bien d’autres volontaires.</p>
<p>Dans l’épicentre de la guerre, les nécessités économiques sont parfois secondaires. Les volontaires occupent les appartements vides, l’entraide est suffisamment importante pour dispenser des charges financières quotidiennes. En revanche, la guerre ne les supprime pas pour les personnes éloignées du feu. Alessia reprend donc le travail, la tête partagée entre son envie de continuer l’accueil des réfugiés et de retrouver ses projets d’architecture pour lesquels elle a toujours travaillé avec enthousiasme. Elle est partagée entre l’aspiration de reconstituer le monde brisé en morceaux et celle de poursuivre ses activités d’autrefois. Elle retourne au travail, s’adonne à quelques projets de construction, nécessairement moins nombreux qu’avant la guerre.</p>
<p>Par ailleurs, elle n’est pas épargnée par la laborieuse bureaucratie de l’existence quotidienne. La propriétaire de son appartement a augmenté son loyer « car elle a constaté que je ne suis plus seule à l’habiter, mais que nous sommes trois avec mon frère et mon ami ». Le montant du loyer est trop onéreux.</p>
<p>En juillet, le trio se résigne à déménager. Satisfaits, ils décident de fêter ce nouveau commencement dans un restaurant de Dnipro qu’ils affectionnent. Une soirée ordinaire comme ils en passaient régulièrement autrefois. Une légèreté les enveloppe. Ce plaisir simple a une saveur particulière. Pendant un instant, les tumultes de l’Histoire se dissipent. Ils s’entretiennent sur des sujets banals, plaisantent, se remémorent leurs souvenirs communs. C’est un moment hors du temps où ils ne sont plus concernés par la guerre.</p>
<p>Soudainement, peu avant le dessert, une alarme se met à hurler.</p>
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<p>Ce son strident et insupportable entraîne à nouveau Alessia et les siens dans leur sinistre présent. Ils quittent précipitamment le restaurant. Quelques minutes plus tard, ils voient un premier missile s’abattre à un kilomètre et demi d’eux :</p>
<blockquote>
<p>« Toute cette fumée, ces cris lourds et douloureux, et ce curieux sentiment de se réjouir de survivre à ce missile… Puis, j’ai été rattrapée par ce sentiment glaçant que toute chose est provisoire. Un jour, peut-être, je serai sous l’une de ces bombes. »</p>
</blockquote>
<p>Le soir et le week-end, elle se rend au centre d’accueil des réfugiés pour apporter son aide. Mais, là aussi, les réfugiés sont moins nombreux. Certaines familles rentrent chez elles, même dans les zones occupées, tandis que d’autres s’installent plus durablement dans un logement qu’elles espèrent encore provisoire. Alessia commence à s’habituer à ce nouveau quotidien laborieux. Puis, alors qu’elle me parle, elle se met à sourire avec une soudaine gaieté qui lui va bien : elle a décidé de <a href="https://www.Flickr.com/photos/alesia_sand/page2">faire des photos et de les vendre</a> pour financer les aides humanitaires ou militaires.</p>
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<span class="attribution"><span class="source">Alessia Sand, tous droits réservés</span></span>
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<h2>Lucioles</h2>
<p>Il lui arrive d’être prise de mélancolie. Elle scrute la ville, fixe les bâtiments détruits, en quête d’un signe que la situation s’améliorera dans un monde qu’elle trouve de plus en plus à la dérive. La situation politique et militaire n’offre guère de perspectives heureuses à moyen terme. C’est un espoir désespéré, un ultime geste de résistance dans un monde en morceaux ; elle espère seulement retrouver la quiétude, une vie paisible et légère.</p>
<p>Alessia me fait penser à l’une de ces fragiles lucioles chères à <a href="https://www.cairn.info/revue-lignes-2005-3-page-63.htm">Piero Paolo Pasolini</a>. Ces petits insectes à la lumière faible et aléatoire crépitent au milieu de la nuit. Seule l’obscurité permet à l’œil de percevoir leur <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Survivance_des_lucioles-2627-1-1-0-1.html">« danse »</a>. Dans les temps sombres de la guerre, quelques âmes, souvent errantes comme celle d’Alessia, résistent malgré leur fragilité et leur sentiment d’être impuissantes devant l’ampleur du désastre.</p>
<p>Elles ne luttent pas nécessairement pour une grande idée patriotique ou un dessein révolutionnaire. Elles ne sont guidées par aucune totalité de sens. Elles n’ont pas la sensation de se découvrir des puissances par leurs actions. Elles se lèvent et agissent parce que les frontières de l’intolérable ont cédé. En temps de paix, prises par les affaires privées quotidiennes, ces âmes suivent le cours du monde et n’expriment aucun refus éclatant devant leur présent. C’est quand le monde se renverse qu’elles se soulèvent. C’est au prix de mille luttes intimes que ces gestes de refus pourraient, un jour, devenir <a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Imaginer_recommencer._Ce_qui_nous_soul%C3%A8ve,_2-3359-1-1-0-1.html">« gestes émancipateurs »</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/189011/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.
</span></em></p>Alessia était architecte et menait une vie paisible. La guerre a bouleversé son existence. Pour ne pas sombrer, elle s’est trouvé une mission : aider les réfugiés affluant dans sa ville, Dnipro.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1879082022-08-11T17:38:37Z2022-08-11T17:38:37ZPortraits d’Ukraine : Alisa, bénévole, 25 ans<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/478262/original/file-20220809-16-hux0f8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C8%2C5556%2C3120&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alisa en gilet pare-balles pendant une livraison de biens de première nécessité dans un quartier de Kharkiv, juillet 2022.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Juliette Corne</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p><em>Spécialiste des questions de violence politique, le chercheur Romain Huët, qui avait déjà séjourné en <a href="https://journals.openedition.org/lectures/54808">Ukraine en 2014</a> au moment de la révolution du Maïdan et <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">cette année après le déclenchement de l’offensive russe</a>, a effectué un nouveau séjour sur place dans la deuxième moitié du mois de juillet. Il nous propose plusieurs portraits de personnes qu’il a rencontrées et longuement interrogées durant cette période.</em></p>
<hr>
<p><em>Kharkiv, le 20 juillet 2022.</em></p>
<p>Âgée de 25 ans, Alisa est « engagée volontaire » à Kharkiv. Son rôle consiste à récolter des biens de première nécessité, recenser les besoins des habitants, organiser la distribution et livrer les colis aux familles qui n’ont pas souhaité, ou pas pu, quitter la ville <a href="https://information.tv5monde.com/info/direct-ukraine-kharkiv-toujours-sous-les-bombardements-466105">régulièrement bombardée par les forces russes</a>.</p>
<p>Chaque jour, le cœur inquiet, elle rejoint les quartiers les plus exposés aux tirs de roquettes pour permettre aux quelques habitants restés sur place de survivre. Cette mission est risquée, souvent héroïque… mais <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">presque ignorée</a>, aussi bien des observateurs internationaux que d’une bonne partie des Ukrainiens eux-mêmes : le spectacle de la guerre et ses intenses combats est préféré aux résistances ordinaires dépourvues d’éclats, laborieuses et invisibles.</p>
<h2>La guerre n’est pas que « vertige »</h2>
<p>Alisa n’est pas venue chercher la guerre. Elle l’a subie puis s’en est imprégnée. Et lorsqu’elle raconte son histoire, elle en dit peu. À l’entendre, elle n’a rien fait d’exceptionnel, juste « son devoir ». Quand <a href="https://theconversation.com/portraits-dukraine-micha-32-ans-combattant-allemand-de-la-legion-internationale-188103">Micha, le combattant allemand</a>, se plaît à étaler, les yeux brillants et le visage excité, ses aventures dont il exagère à l’envi la dimension spectaculaire, Alisa, elle, s’exprime avec prudence, réserve et presque avec gêne quand elle raconte ses réactions face à la guerre. Elle incarne une tout autre idée de l’héroïsme face à un monde qui s’écroule.</p>
<p>L’enthousiasme est assurément une qualité importante. Mais le valeureux, exalté par sa participation au présent historique, pourrait déchanter bien rapidement. La guerre est une affaire qui traîne en longueur : les journées sont souvent faites d’attente d’un événement qui, pendant plusieurs jours, n’arrive pas, et les occasions de briller sont assez rares. Elle est aussi une affaire de tâches laborieuses d’entretien de la vie, de tensions relationnelles, de soucis face aux lendemains incertains. Elle exige endurance, patience et quelques renoncements à soi. Elle n’est pas que vertige. Entre Micha et Alisa coexistent deux définitions de l’héroïsme qui ne s’opposent pas : celle du physique et des sensations d’un côté, celle de la logistique et du labeur invisibilisé de l’autre côté.</p>
<p>Je retrouve Alisa à Kharkiv, dans le « quartier général » du groupe de volontaires où je l’avais déjà rencontrée <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-resister-sous-les-bombes-recits-depuis-kharkiv-183402">lors de mon précédent séjour</a>, en mai. Coiffée d’une longue natte qui chute jusqu’en bas de son dos, t-shirt large et pantalon cargo, elle est la personne fiable du groupe, celle sur qui on compte les yeux fermés. Pourtant, on n’imaginerait rien de son courage. On a l’impression d’avoir affaire à une jeune femme un peu flegmatique, l’air légèrement fatigué. En réalité, il se dégage d’elle une sagesse, une patience étonnante devant les agitations du monde. Régulièrement, elle bouillonne intérieurement, mais elle garde en elle ses amertumes ou ses colères. Alisa est une personne réfléchie et à la parole rare.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/478280/original/file-20220809-14-rqymsl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Pendant une pause.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Juliette Corne</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Depuis le premier jour de la guerre, elle est volontaire au <a href="https://www.facebook.com/switchbaby/">Switch Bar</a>, une organisation improvisée qui livre quotidiennement plus d’une centaine de colis alimentaires dans les quartiers les plus touchés par la guerre.</p>
<p>Elle est d’une nature pacifique. Autrefois, son quotidien se partageait entre une vie régulière, rythmée par des horaires fixes et interrompue par ses passions pour la photographie et pour la jonglerie de feu, qu’elle pratique encore pendant les temps de repos. Quand elle n’est pas avec son appareil photo, elle sort ses bâtons et répète inlassablement les mêmes gestes qu’elle présentera plus tard, elle l’espère, devant un public enthousiaste.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=676&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/478282/original/file-20220809-22-51g33d.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=849&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Un art qui nécessite de la pratique.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Rien ne prédisposait Alisa à une existence plongée dans la violence de la guerre. D’ailleurs, elle n’était pas capable de se représenter la forme d’une roquette, d’un missile ou d’un obus. Aujourd’hui encore, elle ne distingue pas la nature des explosifs qui s’abattent sur la ville. Dans ses mots, ces explosions proviennent d’un même objet : « Les roquettes. »</p>
<h2>La vie est plus facile qu’en Russie</h2>
<p>Alisa est née en Crimée. En 2014, peu après l’annexion de la péninsule par la Russie, elle rejoint l’université de Kharkiv, l’une des plus réputées du pays, pour poursuivre des études de mathématiques.</p>
<p>Rapidement, elle se sent ici chez elle. Kharkiv, à une trentaine de km de la frontière russe, est une ville étudiante, aérée par de nombreux espaces verts et d’immenses places. Le rythme de vie y est favorable aux sociabilités les plus épanouies.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=327&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=327&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=327&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=411&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=411&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/478286/original/file-20220809-20-9eydx9.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=411&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Kharkiv, deuxième moitié de juillet 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>C’est avec soulagement qu’elle a quitté la Crimée désormais sous occupation russe. Ici, « la vie est plus facile qu’en Russie. Il y a moins de bureaucratie, de lois qui gênent la vie quotidienne, et puis tu peux plus facilement espérer un avenir professionnel. » D’après elle, la vie en Russie est plus laborieuse et les possibilités d’ascension sociale plus étroites.</p>
<p>Début 2022, elle s’attendait à la guerre. Quelques semaines avant le début de l’invasion russe, prête à fuir, elle prépare son sac à dos : « Dans mon sac, j’avais mis mon ordinateur, les documents les plus importants, mon appareil photo et quelques vêtements ». Le 21 février, trois jours avant le déclenchement de l’invasion, elle prend même la précaution de faire un double des clés de son appartement, qu’elle confie à l’une de ses amies au cas où elle quitterait précipitamment Kharkiv.</p>
<h2>Résister à la panique et à l’effondrement intérieur</h2>
<p>Le 24 février, elle est réveillée par les premiers bombardements. Sons glaçants et terrifiants qu’elle entend pour la première fois de son existence. Ils annoncent le basculement du monde, de sa vie et de ses habitudes quotidiennes sans qu’elle ne puisse rien y opposer. Dans ces premiers instants, elle subit entièrement la violence du monde.</p>
<p>En panique, elle appelle deux de ses proches amis, Margo et Bohdan, lequel vient justement, quelques semaines plus tôt, d’ouvrir ce Switch Bar où le petit groupe a pris ses habitudes. Les premières conversations sont des appels à la fuite : « Préparez vos bagages, on se retrouve au bar à 9h, prenez tout ce dont vous avez besoin ! ». Elle est traversée par un étrange sentiment : un mélange de peur intérieure et de comportement normal, comme si son calme extérieur domestiquait l’inquiétant. Elle s’efforce de se préparer à manger lentement et avec application, comme n’importe quel jour ordinaire. C’est sa façon de résister à l’effondrement intérieur et à la panique. À 9h, elle retrouve ses deux amis.</p>
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<p>Beaucoup de gens arrivent en même temps. En quelques heures à peine, le bar se remplit. En réalité, sans qu’ils ne le sachent, sur le plan de la ville le bar, qui se trouve partiellement en sous-sol, est annoncé comme un « abri » que les habitants peuvent rejoindre pour se protéger des bombardements. Plus de 60 personnes affolées et impuissantes se retrouvent agglutinées dans cet espace de quelque 200 m<sup>2</sup>. L’atmosphère est chaotique et nerveuse. Devant l’afflux de personnes dont certaines font des crises de panique, Alisa et ses amis ne songent plus à prendre la fuite. Ils commencent à organiser la vie à l’intérieur de leur bar.</p>
<p>À son commencement, la guerre a ses lois : l’improvisation et la débrouille sont parmi les plus importantes. Il faut sortir de l’abri pour se procurer des biens de première nécessité pour nourrir et loger tout ce monde. Seulement, chaque pas dans ces rues désertes est redouté. Les combats arrivent jusqu’aux portes de Kharkiv. Chaque jour, le centre ville est fortement touché par les explosions.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guerre en Ukraine : Kharkiv en ruine après d’intenses bombardements, Le Parisien, 7 mars 2022.</span></figcaption>
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<p>Les sens d’Alisa sont aux aguets et la confondent. Un moteur de voiture, un oiseau qui vole bas, une porte qui claque sont perçus comme autant de menaces. Les illusions auditives et visuelles sont nombreuses. Aujourd’hui, alors que les troupes russes sont sur le recul, ces menaces la poursuivent toujours. Elles sont moins fréquentes. Elle les a surtout normalisées.</p>
<p>Les premières nuits sont éprouvantes. Alisa ne dort que quelques heures. Sa première tâche est d’écouter jour et nuit la radio pour informer le reste du groupe de la situation militaire. Rapidement, le flot d’informations anxiogènes, nombreuses et souvent contradictoires l’épuise. Dans le même temps, elle se trouve prise par la gestion de la vie quotidienne des soixante personnes vivant dans l’abri. Elle a peu de contacts avec le monde extérieur. Alisa ne peut plus assurer son travail de développeuse de programmes technologiques pour l’entreprise ukrainienne Waverley, mais perçoit encore son salaire. Elle reçoit également des dizaines de messages de soutien, d’inquiétude et de réconfort. Elle est même autorisée à se rendre dans les bureaux de Kharkiv pour y récupérer tout le matériel dont elle a besoin. Elle ira alors chercher une imprimante, quelques t-shirts publicitaires et de nombreux goodies. Récolte dérisoire mais qui a toute son importance dans une situation chaotique où les habitants de la ville manquent d’à peu près tout.</p>
<p>Sur le plan psychologique, Alisa retrouve de l’assurance :</p>
<blockquote>
<p>« C’est un peu personnel, mais avant la guerre, j’avais une peur panique de l’abandon. C’était vraiment gênant dans ma vie quotidienne. Depuis, je me suis trouvé une communauté. C’est vraiment une famille. »</p>
</blockquote>
<p>Elle tisse de nombreuses relations dont la chaleur affective et les soins mutuels l’aident à tenir et à se dépasser. Au bout de deux à trois semaines, progressivement, elle reprend son travail à distance : « Cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, mais j’éprouvais le besoin de remettre en marche mon cerveau, de retrouver une certaine normalité. Alors j’ai composé entre mon travail à distance et mon travail dans la guerre » : d’un côté, les réunions, les exigences de coordination entre collègues, la vie ordinaire de toute entreprise ; de l’autre, les roquettes, les stratégies de survie : « Tu vis dans deux états sans jamais savoir lequel choisir. »</p>
<h2>Les difficultés de la vie en commun</h2>
<p>À mesure que la guerre dure, Alisa s’accommode de la situation. Elle sait qu’elle devra tenir plusieurs mois, voire plusieurs années. La tension nerveuse et la fatigue accumulées depuis cinq mois produisent des réactions intérieures : légères déprimes, désenchantement, irritabilité dans la vie en commun.</p>
<p>L’organisation initiale se fragilise. Désormais, les volontaires sont moins nombreux, mais les relations sont plus consistantes, fiables et promises à durer : « On apprend à se discipliner, à travailler ensemble, à communiquer davantage, à respecter la solitude de chacun, et à anticiper la variabilité de nos réactions émotionnelles. »</p>
<p>Les tentatives d’esthétisation de la guerre, d’en faire un spectacle jouissif de feu et de bravoure, sont nombreuses. Les récits, <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/2004-v36-n1-etudlitt874/010635ar/">souvent remarquablement écrits</a>, exaltent également les solidarités spontanées et généreuses qui s’y nouent. Sur ce point, l’Ukraine a été un exemple parfait. Dès les premiers jours, les centres de volontaires ont été envahis par les candidats qui n’avaient d’autre ambition que d’aider et de se rendre utiles. Dans les interactions ordinaires, les attentions solidaires se vérifient un peu partout.</p>
<p>Alisa explique qu’un voisin a laissé sa voiture au groupe de volontaires avant de prendre la fuite, qu’un autre a confié les clés de son appartement, qu’un dernier a offert une cinquantaine de cartouches de cigarettes, biens rares dans les premiers jours de la guerre. Plusieurs ont également fait don d’une partie considérable de leurs économies.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guerre en Ukraine : le quotidien des résidents de Kharkiv, Radio Canada-info, 5 avril 2022.</span></figcaption>
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<p>À la fin de la guerre, le récit des vainqueurs exaltera cette union inébranlable. Seulement, ces mêmes récits ont tendance à occulter les replis égoïstes et les opportunismes de certains. Les dons spontanés deviennent moins fréquents et les dépenses plus calculées. Les pratiques de détournement ou de corruption s’étendent. L’engagement dans le volontariat est plus lâche.</p>
<p>D’un air désespéré mais fataliste, Alisa explique que certains habitants trouvent toutes sortes de combines pour obtenir deux fois plus d’aides. Elle ajoute que les solidarités initiales se retournent en leur contraire. Le voisin qui a prêté sa voiture tente de la faire rapatrier en Italie, là où il vit désormais en exil. Certains volontaires sont retournés travailler pour subvenir à leurs besoins et ont complètement arrêté le volontariat. Même le généreux donateur des cigarettes a exigé des comptes sur leur écoulement :</p>
<blockquote>
<p>« On lui explique que tout a été distribué et que l’on n’a déjà plus rien. Il nous demande alors le <em>reporting</em> de ces donations. Mais nous, on n’avait tenu aucun registre. Alors il a pensé qu’on a gardé les cigarettes pour nous, alors que juste, on n’était pas encore organisés. On ne s’attendait tellement pas à ça. »</p>
</blockquote>
<p>Dans un monde où plus rien de solide n’existe, les possibles les plus sinistres s’épanouissent. Aux côtés des puissances vertueuses, s’expriment aussi la médiocrité et les mesquineries les plus basses. La guerre change les rapports sociaux : d’un côté, elle crée de nouvelles « familles » entre combattants ou engagés volontaires. De l’autre, elle divise et crée une atmosphère générale de suspicion et d’opportunisme égoïste.</p>
<h2>La joie pour résister à l’accablement</h2>
<p>Ces dernières semaines, les volontaires du Switch Bar s’autorisent quelques distractions, principalement nocturnes : des jeux, des fêtes, des concerts et des spectacles de jonglage. Dans ces moments, l’humeur est joyeuse, débordante et effervescente. Ce sont des instants de dépense, d’extériorisation de toutes ces énergies saturées et empêchées de s’exprimer dans la dureté du quotidien.</p>
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<span class="caption">Le karaoké du bar est très apprécié.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>« On a besoin de vivre, de rire, sinon, émotionnellement, on ne tiendrait pas. » Ils hésitent à montrer au monde que, malgré la situation, ils sourient, rient et s’abandonnent dans la légèreté de l’instant. Les pro-russes pourraient s’en servir pour nier l’existence de l’horreur dans ces épicentres de la guerre : « Sans doute devrions-nous poser devant le monde avec des mines défaites et des airs tristes. Mais non, on préfère exprimer la vie. »</p>
<p>Avec application, ils s’emploient à créer les conditions pour retrouver l’état d’apesanteur suscité par l’ivresse, la sensualité, les <em>karaokés</em>, les effusions collectives. Ces moments hors du temps sont vécus comme des soupirs qui ramènent à la vie. Ils sont nécessaires pour ne pas s’effondrer. Mais le risque existe aussi que ces quêtes d’étourdissement les entraînent au bord de la cohérence.</p>
<h2>Je me suis étonnée de moi-même</h2>
<p>La guerre change les hommes et les femmes. Alisa confie qu’elle s’est étonnée d’elle-même, de ses capacités d’adaptation, de son sens des responsabilités, de son application à démêler toutes les difficultés de la vie ordinaire :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai mieux compris qu’on peut tout faire du moment qu’on est prêt et qu’on est en groupe. »</p>
</blockquote>
<p>Elle n’a cédé ni à la panique ni à l’effondrement intérieur. Ses peurs d’avant la guerre, celles qui la tourmentaient quotidiennement, ont pour le moment disparu. Les petites anxiétés ordinaires qui empoisonnent la vie ordinaire en temps de paix lui paraissent désormais dérisoires. La guerre oblige à déplacer le regard ailleurs, se convaincre qu’il y a mieux à faire que de s’enfermer dans ses malheurs.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=408&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/478309/original/file-20220809-14401-qqm53q.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=513&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Préparation de colis destinés aux habitants des quartiers environnants.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>En somme, dans sa réalisation, <a href="https://www.cairn.info/revue-inflexions-2020-2-page-105.html">« la guerre débarrasse du souci de soi » (Hélie de Saint Marc)</a>. Plus encore, elle offre des occasions de s’éprouver intimement et, en certains cas, fait grandir le sentiment de puissance. C’est lorsque la paix revient, lorsque ces occasions de vérification de soi se font plus rares, que l’on constate la violence de la guerre dans les esprits et dans la vie.</p>
<h2>Familles déchirées</h2>
<p>La mère et la grand-mère d’Alisa et d’autres membres plus éloignés sont en Crimée. Leurs échanges se font de plus en plus rares. Ils se limitent à un message toutes les trois semaines dans lequel Alisa écrit « Je suis vivante. »</p>
<p>Sa famille s’est montrée <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/temoignage-entre-russie-et-ukraine-une-famille-dechiree-par-la-guerre-mes-soeurs-ont-besoin-de-temps-pour-comprendre-ce-qu-il-se-passe-ici_4994349.html">incrédule</a> face à la situation réelle en Ukraine : « S’ils ne voient pas les choses de leurs yeux, ils considèrent que c’est faux. Ils m’ont même demandé de faire des selfies devant les destructions. Malgré cela, ils ne savent pas quel camp choisir – ou plutôt, ils ont déjà choisi. Culturellement, ma maman aime l’Ukraine. Mais elle n’accorde pas tant d’importance à ça. Elle préfère la stabilité politique. Et la Russie de Poutine promet quelque chose qu’elle connaît déjà, elle est rassurée. Au début, je parlais chaque jour avec eux. C’était absolument épuisant. J’ai arrêté maintenant. Je me détache. Ma famille, dorénavant, elle est ici, dans ce bar avec tous ces volontaires. » C’est une famille de l’instant, une fraternité « d’obligés » dont on ignore le devenir.</p>
<p>Contrairement à <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">certains autres volontaires que j’ai pu rencontrer</a>, qui trouvaient à certains moments une occasion de s’accomplir dans le monde astructurel de la guerre, Alisa n’envisage son rôle que comme un devoir, excitant parfois, mais dont elle se passerait bien. D’ailleurs, elle refuse de voir ces résistances ordinaires comme des actes héroïques. Ce n’est pas par fausse modestie ou par coquetterie d’héroïne un peu flattée par le regard qu’on lui porte. Elle exprime plutôt le refus de penser l’engagement par la sensation ou par les actes éclatants qui gonflent l’orgueil de son auteur.</p>
<p>La guerre est avant toute chose une affaire laborieuse. Aux discours brûlants et passionnés de la ferveur guerrière, elle préfère le calme et la résolution silencieuse. Son visage, d’apparence insensible, ne cache pas pour autant ses peurs et son désir d’un retour de la paix.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/187908/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.
</span></em></p>La vie quotidienne et les aspirations d’une jeune Ukrainienne qui, depuis le début de l’attaque russe, récolte des biens de première nécessité et les apporte aux personnes dans le besoin.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1881032022-08-08T17:23:47Z2022-08-08T17:23:47ZPortraits d’Ukraine : Micha, 32 ans, combattant allemand de la légion internationale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/477179/original/file-20220802-15-1h3z39.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1198%2C855&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Micha pendant un court séjour à l’arrière, dans les environs de Kharkiv, juillet 2022.
</span> <span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p><em>Spécialiste des questions de violence politique, le chercheur Romain Huët, qui avait déjà séjourné en <a href="https://journals.openedition.org/lectures/54808">Ukraine en 2014</a> au moment de la révolution du Maïdan et <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">cette année après le déclenchement de l’offensive russe</a>, a effectué un nouveau séjour sur place dans la deuxième moitié du mois de juillet. Il nous propose plusieurs portraits de personnes qu’il a rencontrées et longuement interrogées durant cette période.</em></p>
<hr>
<p><em>Kharkiv, le 18 juillet 2022.</em></p>
<p>La ville a changé depuis <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-resister-sous-les-bombes-recits-depuis-kharkiv-183402">mon dernier séjour, en mai</a>. La vie n’est pas revenue à la normale, mais les rues se remplissent progressivement en dépit des <a href="https://www.ouest-france.fr/monde/guerre-en-ukraine/guerre-en-ukraine-deux-morts-et-19-blessees-dans-un-bombardement-russe-a-kharkiv-1ffe5710-08d8-11ed-809f-9e7ceb27185e">roquettes qui s’abattent aveuglément chaque jour</a>. Il règne une curieuse atmosphère, une sorte d’entre-deux, entre la guerre et la paix.</p>
<p>D’un côté, quelques badauds se promènent tranquillement. Certains cafés rouvrent, bien qu’ils restent peu fréquentés. Devant le Théâtre dramatique de Kharkiv, les jeunes skaters ont repris la possession des lieux.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=314&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=314&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=314&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=395&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=395&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/477183/original/file-20220802-11403-3wlvj8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=395&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Devant le théâtre national.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>De l’autre, il y a la guerre, beaucoup de militaires, des checkpoints et des alertes quotidiennes. C’est dans le centre de Kharkiv que je rencontre un combattant artilleur allemand, libéré pour une semaine de toute obligation de service, qui se fait appeler « Micha ».</p>
<h2>Aucune place laissée au doute</h2>
<p>Micha est membre de la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-quatre-questions-sur-la-legion-internationale-creee-par-kiev_4999848.html">Légion internationale pour la défense territoriale de l’Ukraine</a> créée par Volodymyr Zelensky le 27 février 2022. Elle comprend quelques milliers de combattants venus du monde entier pour lutter contre l’invasion russe. Micha l’a rejointe début mars. Il opère sur les fronts de Kharkiv, le long de la rivière du Donets.</p>
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<p>Il est vif et sûr de lui. Il prend place au comptoir du café Marcus. Il commande un Coca-Cola qu’il ingurgite en deux minutes, puis un second et un troisième. Il s’offrira une bière qu’il terminera aussi rapidement, avant même que j’aie terminé mon premier café. Micha est un solide gaillard de 32 ans : 1m90, 90 kg, un corps tendu et puissant. Il correspond exactement aux imaginaires virilistes du combattant. Le corps rempli de tatouages, il parle avec assurance, ne laisse paraître aucun doute et raconte son expérience sobrement mais avec fierté. Il existe des êtres qui paraissent ne pas douter, qui sont <a href="https://journals.openedition.org/conflits/18948">entièrement habités par les buts qu’ils se donnent</a>, convaincus d’être dans le juste.</p>
<p>Cette <a href="https://journals.openedition.org/socio/12289">disposition d’esprit absolument affirmative</a> est sans doute requise pour combattre.</p>
<hr>
<p>
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<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Chroniques d’Ukraine : Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Après cinq mois sur le front non loin de la ville, il a obtenu une permission d’une semaine. Épuisé par ces longs mois passés pour l’essentiel dans la forêt, où la <a href="https://news.sky.com/story/ukraine-war-deep-in-the-forest-where-battle-is-fought-via-the-terrifying-howl-of-the-hailstorm-12624276">guerre est d’une très haute intensité</a>, il occupe ce temps pour se ressourcer, laver ses affaires et prendre du bon temps dans les quelques pubs ou parcs de la ville.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=451&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/477188/original/file-20220802-10039-9jeb3g.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans un parc près de Kharkiv.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ses premières réactions une fois en permission sont des plus simples :</p>
<blockquote>
<p>« Prendre une douche, dormir dans un vrai lit, manger, boire, parler avec mes amis et ma famille. Le lendemain, tu te réveilles, tu te sens un homme nouveau. Je me promène aussi dans les parcs de la ville. Je me suis même fait trois nouveaux tatouages ; t’imagines, ici, c’est huit fois moins cher qu’en Allemagne ! C’est ça, ma liberté. »</p>
</blockquote>
<p>Face à l’expérience de l’engagement total dans un quotidien étroit et radicalement fermé, la liberté s’éprouve dans de minces interstices : « Fumer une cigarette, posé dans un parc, ça c’est la vie. » Un geste élémentaire devient le tout.</p>
<h2>« Guerre civilisationnelle »</h2>
<p>Micha a passé quatre ans dans l’armée allemande. Il a <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/afghanistan-lallemagne-marrie-de-la-plus-grande-defaite-politique-de-loccident-20210816_GCAWLTPT3RF3BATY5RJ5CG33DE/">combattu en Afghanistan contre les talibans</a> entre 2009 et 2013. À son retour, sous la pression de sa famille, il quitte l’armée et trouve un travail dans la logistique chez le constructeur automobile BMW. Il vit tranquillement avec sa femme et sa fille de 14 ans, qu’il reçoit en garde alternée.</p>
<p>Au lendemain du 24 février 2022, il regarde avec incrédulité les premières images de l’invasion russe. À ses yeux, il ne fait aucun doute que l’Europe est menacée. Dans le sillage d’un mouvement de solidarité et de soutien inédit dans l’histoire récente, il veut « faire quelque chose face à cette tragique histoire ». Quand Volodymyr Zelensky annonce la création d’un bataillon international, son indignation trouve une prise à son expression.</p>
<p>Il lui faudra seulement deux jours pour faire son sac, rejoindre un convoi humanitaire et se rendre en Ukraine. Sa décision est le fruit d’une délibération sommaire : « Je n’ai pas hésité. C’est un combat pour la liberté, pour l’Ukraine, pour l’Europe. C’est un combat pour la civilisation. » Micha reprend à son compte un vocabulaire familier aux nationalistes de droite. En revanche, il ne se dit guidé par aucune conviction politique particulière. Il critiquera en creux (assez légèrement d’ailleurs), les quelques néo-nazis qui sont dans les bataillons.</p>
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<img alt="Micha pose avec une mitraillette" src="https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=1067&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/477661/original/file-20220804-20-nw03gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1340&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Selfie de Micha.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Pour grand que soit son attachement à sa famille, ce sentiment d’avoir un devoir à accomplir l’emporte. Lorsqu’il est en première ligne, sa femme et sa fille vivent dans l’inquiétude et l’angoisse, attendant pendant plusieurs jours qu’il donne signe de vie. Mais les inquiétudes sont compensées, explique Micha par la fierté de voir son homme, son père défendre « l’Ukraine, l’Europe ». Quand ils s’écrivent, s’échangent messages vocaux et photos, il y a toujours cette joie des retrouvailles. Je ne serais pas étonné que leurs sentiments s’échangent désormais avec davantage d’intensité. Il n’y a plus de quotidiens laborieux où chacun épuise sa présence avec l’autre.</p>
<p>Sur place, il rejoint rapidement le bataillon international. Les premiers jours sont confus. Les candidats désireux de rejoindre l’armée sont nombreux. L’engagement est émotionnel, viscéral et repose pour l’essentiel sur les « bonnes intentions ». Nombre de candidats n’ont aucun vécu militaire et se font une idée extrêmement vague de la réalité de la guerre. L’armée ukrainienne sélectionnera principalement ceux qui ont une expérience significative de l’armée.</p>
<h2>« David contre Goliath »</h2>
<p>Durant nos sept heures d’échanges, Micha ne cesse de comparer cette guerre à la Seconde Guerre mondiale. Deux armées s’affrontent avec de lourds équipements militaires. Les Ukrainiens sont en infériorité numérique : « C’est David contre Goliath », dit-il avec fascination. Pour lui, la solide résistance des Ukrainiens réside dans leur intelligence tactique. Sur le front, pour l’artillerie, on retrouve toujours la même stratégie : « Tire, cours et cache-toi. »</p>
<p>D’après Micha, les pertes russes sont nombreuses : « sept soldats russes pour la vie d’un Ukrainien ». Néanmoins, la détermination des Ukrainiens et des membres de la légion internationale n’est pas suffisante. Micha se fait le relais du gouvernement ukrainien et se plaint du manque de soutien matériel des nations étrangères. Il vise particulièrement Olaf Scholz, « ce bâtard », lâche-t-il avec rage. <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20220607-les-chars-de-la-discorde-bient%C3%B4t-des-leopard-2-en-ukraine">S’il envoyait quelques tanks Leopard 2</a>, « on ferait très mal à l’armée russe. Ces tanks sont incroyables. On gagnerait la guerre. Mais si on reste avec ce matériel, on va la perdre cette guerre, les efforts ne sont pas suffisants ».</p>
<h2>La vie minute par minute</h2>
<p>Le front est d’une très grande intensité. Les bombardements ne cessent jamais : roquettes, hélicoptères, tanks, artillerie, etc. « Je vis minute par minute. » La vie sur le front est une pure présence au présent, une <a href="https://journals.openedition.org/revss/6344">totale concentration à l’instant de la situation</a>.</p>
<p>Pendant de longues heures, il se terre dans un trou. Il est soumis à la forte tension de l’attente. Il doit lutter contre la déconcentration. En silence, il observe et scrute les moindres signes de la présence des ennemis. Ces heures passées là, quasi immobile, lui paraissent durer une éternité : « C’est long, très long. Tu regardes ta montre tout le temps. Tu ne peux même pas fumer pour ne pas être repéré par les Russes. » Il ne prête attention qu’au présent de la situation, à sa tâche. « Un bon soldat est un soldat rigoureux et concentré » dit-il avec fermeté. Quand la présence ennemie est lointaine, lui et ses camarades passent leur temps à creuser des tranchées, à améliorer leurs couchettes creusées dans le sol. Elles ressemblent à des terriers. Les combats n’occupent que 3 % du temps, selon son estimation. Ils sont brefs et intenses. L’infériorité numérique empêche les Ukrainiens de tenir sur un pur affrontement avec l’infanterie russe.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/477671/original/file-20220804-16-e3dlgw.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les habitants évitent le centre de Kharkiv, habituellement très vivant. Les monuments sont protégés par des bâches spéciales.</span>
<span class="attribution"><span class="source">R. Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Micha ne tarit pas d’éloges sur le sens tactique des Ukrainiens. Ils sont « fucking brillant » s’exclame-t-il. « Ils apprennent vite et ils ont un sens dingue de l’improvisation. Or, la guerre est une improvisation permanente. Et sur ce point, ce sont les meilleurs. Bon, il y a toujours quelques abrutis, généralement des jeunes, qui prennent des risques inconsidérés ou qui sont légers, mais de façon générale, c’est du solide ».</p>
<p>Sa façon de parler du front rejoint les mêmes histoires, souvent fantasmées, des <a href="https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2001-4-page-160.htm">guerres passées</a>. Des récits qui soulignent surtout l’héroïsme de quelques-uns, soldats expérimentés, calmes, organisés, fort physiquement et mentalement, qui ont miraculeusement réussi à s’en sortir. Les autres, ce sont les jeunes, plus indisciplinés et donc plus vulnérables. Le combat est une profession.</p>
<p>Le front est divisé en deux lignes. Il y a la première ligne, celle où l’on combat. Il y reste trois à quatre jours. Puis il retourne à la seconde ligne, située à 7 km de là. Il y stationne autant de temps pour récupérer, laver ses affaires, nettoyer ses armes afin qu’elles « soient comme neuves ». Il tue aussi le temps avec ses camarades, joue aux jeux vidéo sur son téléphone, regarde des films sur Netflix et communique avec sa famille.</p>
<h2>4 000 euros d’équipements matériels</h2>
<p>Cette guerre lui a coûté beaucoup d’argent. Le matériel qui lui a été confié est insuffisant et pas toujours adapté au terrain. Il a dépensé près de 4000 euros pour acquérir un équipement militaire performant : gilet pare-balles, casques, lunettes nocturnes, viseurs, couteau, etc.</p>
<p>La vie sur le front a ses petites complications :</p>
<blockquote>
<p>« Le principal problème est la corruption. Les armes n’arrivent pas. Je ne parle même pas de la nourriture. Imagine, tu es sur le front, et ton kit de survie alimentaire est composé d’une boîte de haricots, de quelques saucisses et d’un paquet de chips. Comment tu fais pour tenir 24 heures avec ça ? Le pire, c’est le kit fourni par les Anglais. Ils ont mis de la poudre de Coca-Cola, mais sans eau. Tu fais quoi avec ton sachet ? »</p>
</blockquote>
<figure class="align-right zoomable">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>À ses yeux, les meilleurs kits alimentaires sont slovaques, américains, allemands, roumains ou estoniens. On y trouve de l’huile, du chocolat, des boissons énergisantes, des gâteaux, de quoi faire chauffer de la nourriture, du sel et du poivre, et de la viande de qualité.</p>
<p>Sur le front, ce qui lui manque le plus est la nourriture d’avant. Lorsqu’il quittera l’Ukraine, sans doute à Noël prochain, la première chose qu’il fera, « c’est un bon McDo ou Burger King. Putain, je rêve de ça ».</p>
<p>Il se plaint aussi des nombreux vols – cigarettes, équipements militaires, nourriture :</p>
<blockquote>
<p>« Ça te fout en l’air des choses comme ça sur le front. Et puis, il y a ceux qui volent et ceux qui taxent, qui te grattent chaque jour des cigarettes alors qu’ils ont largement les moyens pour s’en acheter. J’ai arrêté de fumer, te disent-ils, puis une fois arrivés ici, ils te taxent… »</p>
</blockquote>
<h2>Une vie consacrée</h2>
<p>Le front est éprouvant. Néanmoins, il s’en plaint peu. J’aurais aimé trouver en Micha quelques tiraillements, des doutes ou des choses de la vie qui contestent son présent dans la guerre. En sociologue de l’intime, j’espérais trouver des <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/12/28/clementine-vidal-naquet-silencieuses-en-temps-de-paix-les-intimites-deviennent-soudainement-visibles-en-temps-de-guerre_6064614_3232.html">tensions qui traversent n’importe quel humain</a>. Mais Micha n’est pas de ceux-là. Sa vie entière est tendue vers le présent de la guerre, concentrée aux buts qu’il s’est donnés. Le sens du devoir paraît toujours l’emporter. Il superpose la vie aux règles et aux exigences de la guerre. C’est un contournement de soi. La ténacité, l’obstination et la dureté du rapport à soi forment un engagement sacrificiel au nom de ce qu’il considère être la vérité. Le risque existe assurément de s’accrocher au plus près de « son destin » et ainsi, de se priver d’un rapport perpétuellement ouvert à soi.</p>
<p>Aujourd’hui, Micha rejoint à nouveau le front pour cinq mois. Ce genre de vie interdit les plans pour l’avenir. Il s’attend à une guerre longue – deux, trois, peut-être quatre ans. Il y restera jusqu’au bout, me dit-il sans hésiter. Il ne semble pas envier les vies étrangères à la guerre. En Allemagne, « mes amis ne me comprennent pas. Ils pensent que je joue à Call of Duty. Ça ne sert à rien que je leur raconte, ils ne peuvent pas imaginer ».</p>
<p>Cette solitude vis-à-vis des personnes étrangères à la guerre ne produit en lui aucun recul. Sans doute est-ce une sorte d’orgueil dans son esprit. Il se sent dépositaire d’une impérieuse responsabilité : empêcher la ruine d’un peuple.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/188103/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.</span></em></p>Actuellement en Ukraine, un ethnographe interroge longuement divers acteurs de la guerre. Aujourd'hui, portrait d'un volontaire allemand rencontré durant un court séjour à l'arrière.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1837862022-05-29T15:37:33Z2022-05-29T15:37:33ZChroniques d’Ukraine : Donbass. Espérer que le destin ne nous choisira pas<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/465957/original/file-20220530-14-ktw8io.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C658%2C431&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">Chroniques d’Ukraine</a>, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d’une population. Sur le terrain durant les mois d’avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation. Cette chronique est la dernière de la série.</em></p>
<p>1er mai 2022, Kramatorsk et Severodonetsk.</p>
<p>Quitter <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-resister-sous-les-bombes-recits-depuis-kharkiv-183402">Kharkiv</a> a été une épreuve douloureuse. Je me suis attaché à beaucoup de volontaires. Le départ et le malaise qui l’accompagne révèlent l’asymétrie du rapport entre l’observateur et les volontaires. Ils restent, tandis que j’ai une liberté de mouvement et que je n’ai vécu leur quotidien que pour une durée provisoire.</p>
<p>Après nos adieux et nos promesses de maintenir les liens en toutes circonstances, je me rends dans un autre centre de volontariat, dans le Donbass, à Kramatorsk — puis à Severodonetsk. La situation militaire semble bien plus défavorable qu’à Kharkiv. Les Russes forment un arc autour de la ville. Les affrontements sont d’une très forte intensité. Chaque jour, on craint une avancée significative de l’armée ennemie jusqu’à la prise potentielle de chacune des villes.</p>
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<h2>Au plus près des combats</h2>
<p>Tout comme à Kharkiv, le centre de volontariat fournit de l’aide humanitaire aux villes et villages situés au cœur des affrontements. Il s’occupe aussi de l’évacuation des derniers habitants exténués par l’intensité de la guerre et résolus malgré eux à quitter leur monde.</p>
<p>Pendant cette semaine, j’accompagne les volontaires dans leurs missions. Les journées sont à peu près identiques. À 7h du matin, les volontaires viennent des quatre coins de Kramatorsk pour se retrouver en banlieue, dans ce qu’ils appellent « leur base ». Pour y accéder, il faut emprunter une route en piteux état. Sur quelque 200 mètres à l’approche de la base, la voiture roule au pas et slalome entre les divers obstacles.</p>
<p>La base est une immense scierie désaffectée. Le spectacle est lunaire. L’usine paraît abandonnée depuis de nombreuses années. Quelques piles de bois, quelques engins de chantier à l’abandon.</p>
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<span class="caption">Devant l’ancienne scierie transformée en base de volontaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La plupart des volontaires sont déjà arrivés en minibus ou avec leur voiture personnelle. Ils font la queue devant la station-service qu’ils se sont improvisée : deux cuves de quelques centaines de litres.</p>
<p>Chaque matin, c’est la même routine. Les volontaires stationnent devant les cuves pour recevoir l’essence nécessaire à leur trajet du jour. C’est une économie provisoire, au jour le jour. Pour le reste, un immense hangar sert d’entrepôt de marchandises et de lieu de chargement. On y trouve de nombreux cartons ordonnés de façon approximative. Pour l’essentiel, ils contiennent des produits de première nécessité fournis par quelques ONG européennes. On y trouve également toutes sortes de confiseries et quelques jus aux saveurs et aux couleurs improbables.</p>
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<span class="caption">Dans le hangar.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Non loin de là, les tanks ukrainiens sont planqués. On ne les voit pas mais on les entend tirer régulièrement. Leur présence me contrarie un peu. Elle fait de la base une cible potentielle. Cette inquiétude n’est pas partagée. Les volontaires paraissent indifférents vis-à-vis de la réalité des fronts, des positions militaires et de la situation générale. Usés par la saturation des informations changeantes, ils composent avec cette réalité, un point c’est tout. Ils ne parlent de la situation militaire qu’en des termes extrêmement généraux.</p>
<h2>Quand les missiles tombent soudain du ciel</h2>
<p>Ce matin, j’accompagne Vadim pour la journée. Nous irons livrer des colis dans la ville de Severodonetsk, à deux heures de route de là en temps normal, assiégée depuis plusieurs semaines. Puis nous tenterons d’aller évacuer des civils dans les villages environnants.</p>
<p>Nous empruntons un vieux minibus offert par une ONG polonaise. Les sièges ont été enlevés pour gagner de la place. Vadim a une quarantaine d’années. Il est un peu dodu, le visage rieur. Il parle peu, et jamais un mot plus haut que l’autre. Ce n’est pas le genre de gars à poser problème. Il fait le job sans fanfaronner. Durant toutes nos conversations, il ne s’est jamais étendu sur sa vie d’avant, comme si elle ne signifiait pas grand-chose par rapport à maintenant. Il m’a été présenté comme un redoutable chauffeur, le meilleur d’entre tous. Je comprends surtout que cette qualité indique que ses missions le conduisent dans les quartiers les plus difficiles d’accès.</p>
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<span class="caption">Vadim au volant du minibus.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Avant de rejoindre la base, Vadim me dépose devant un des rares supermarchés ouverts pour faire le plein de cigarettes. Il n’est pas toujours possible d’en trouver. Dans de nombreuses villes, il y a quelques pénuries. L’approvisionnement des produits de première nécessité est assez inégal. Les cigarettes pourraient être considérées comme un objet de consommation absolument inessentiel. Mais en temps de guerre, autour de moi, les volontaires les enchaînent, pour tuer le temps ou pour calmer la nervosité dans les situations critiques. J’hésite à me prendre un café à emporter. J’ai mes habitudes : un <em>americano</em>, c’est-à-dire un grand café qu’ils coupent avec de l’eau. Dans l’ensemble, je ne vanterai pas la qualité des saveurs. Ils ont au moins le mérite d’aider à tenir éveillé. Les nuits sont agitées par les explosions ou les sirènes annonçant les bombardements. Quelques personnes sont devant moi. Nous décidons de ne pas attendre, nous sommes pressés.</p>
<p>L’arrivée à l’usine est assez pénible à cause du très mauvais état de la route. Vadim s’y prend à plusieurs reprises pour franchir le chemin bosselé, surtout les rails du chemin de fer qui menacent les amortisseurs. On pourrait rester coincés dessus. Le vieux minibus, bricolé un nombre incalculable de fois, tangue de gauche à droite. Patiemment, Vadim slalome en choisissant les bouts de terre qui supporteront ses roues.</p>
<p>Arrivés à l’usine, nous sortons du véhicule. Comme toujours, on se serre les mains en attendant notre tour pour le ravitaillement d’essence. J’allume une cigarette. Au même moment, une énorme explosion nous secoue. Le son déchire le ciel. La détonation soudaine produit en nous un mouvement de réflexe : baisser la tête. Le missile a explosé à 200 mètres de nous, sur la route bosselée que nous avons traversée il y a trois minutes. Un gigantesque nuage noir mélangé de débris s’élève dans le ciel. Nous sommes effarés. « Putain, c’est pas passé loin », dit l’un des volontaires. Nous continuons à scruter le ciel, des fois que l’on verrait un autre missile nous tomber dessus. À la vitesse où ces bombes tombent, on a juste le temps de se voir mourir.</p>
<p>Je tape sur l’épaule de Vadim et je lui montre dans le ciel le second missile. Il s’abat à peu près au même endroit que le premier. Je ne saurais dire si c’était le son ou la stupeur face à ces engins de mort, mais j’ai rivé mes yeux sur la trajectoire du missile, du ciel jusqu’à la terre. Il y a eu d’abord cette seconde fumée noire salie de mille débris et de poussière, cet immense champignon de mort qui envahit le ciel, avant que nous entendions le son de l’explosion. La détonation perce l’air, nous courons derrière un monticule de planches de bois, découpées et empilées les unes sur les autres. Abri de fortune qui protège des éclats. Et quand on voit l’acier tranchant que contiennent ces missiles, ces planches nous font l’effet de n’être pas si mal.</p>
<p>Tout est tellement rapide et soudain qu’il n’est même pas besoin de lutter contre la panique. Nous sommes traversés par des sentiments contradictoires : irréalité, conscience aiguë du danger, yeux rivés sur le ciel et sur les planques possibles autour de nous.</p>
<p>L’inquiétude et la peur existent. Seulement, aucun de nous ne l’extériorise. Elles se logent dans le corps et rabâchent aux pensées intimes que quelque chose d’encore plus terrible pourrait arriver. Mais la règle est de garder ces sentiments pour soi.</p>
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<span class="caption">Quelques secondes après l’explosion. L’inscription sur le minibus dit : « Évacuation gratuite ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Photographier la destruction, être témoin</h2>
<p>Peu après l’explosion, plusieurs ont photographié cette fumée qui se dissipait dans le ciel. Ce geste n’a pour fonction que de garantir que notre présence était bien là, à quelques dizaines de mètres de l’impact. Vadim s’est même pris en vidéo avec les fumées en arrière-plan. L’atmosphère est légèrement excitée : « On était là, et trois minutes avant, ça en aurait été fini. » Le reste de la journée, j’ai entendu à plusieurs reprises ces mêmes mots qui racontent le danger et la conscience de notre chance. Pendant tout ce temps, l’estomac est noué.</p>
<hr>
<p><strong>Chroniques d’Ukraine :</strong></p>
<ol>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-lart-face-a-la-guerre-181795">L’art face à la guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Volontaire pour entrer en guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-peut-on-tourner-le-dos-a-sa-guerre-182192">Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-resister-sous-les-bombes-recits-depuis-kharkiv-183402">Résister sous les bombes</a></p></li>
<li><p>Donbass. Espérer que le destin ne nous choisira pas</p></li>
</ol>
<hr>
<p>Nous ne nous attardons pas. Il nous faut rejoindre Severodonetsk pour livrer les colis et évacuer les habitants qui le souhaitent. Vadim remplit le réservoir d’essence. Nous partons dans le sens opposé de l’explosion. Sur la route bosselée, à quelques mètres de l’immense usine, quelques militaires sortent de leur planque. Ils sont en état d’alerte mais ne savent trop quoi faire. Une fois explosés, les missiles interdisent toute réponse d’un soldat. C’est l’ultime impuissance : scruter le ciel et espérer que le destin ne nous choisira pas.</p>
<h2>Les pourboires aux checkpoints : deux paquets d’Oréo et deux bouteilles de jus d’orange</h2>
<p>Il nous faut une heure trente pour arriver à Severodonetsk. </p>
<p>Les checkpoints sont nombreux. On les traverse assez facilement. Vadim fait la route tous les jours. Il a ses habitudes. Il échange des mots brefs avec les soldats, dont certains sont de vieilles connaissances. Il ne vient pas les mains vides. À chacun d’entre eux, il offre deux boites de gâteaux Oréo et deux bouteilles de jus d’orange.</p>
<p>La générosité de Vadim amuse les soldats. Ils se marrent un peu mais prennent volontiers le présent. Pour ma part, je n’ai été contrôlé qu’une seule fois dans la ville de Severodonetsk. Le soldat me demande où se trouve mon casque. Je lui explique qu’il est dans le coffre. Vadim n’en porte pas et je n’ai guère envie de faire différence dans ces situations. Il me regarde avec dépit, agacé par l’insouciance d’un « touriste de la guerre » :</p>
<blockquote>
<p>« Tu t’es pris pour Ironman ou quoi ? Si ça explose, tout ton corps gicle. »</p>
</blockquote>
<p>Vu l’ampleur de son geste qui simule la dispersion de ma chair dans l’espace, je nourris quelques doutes sur l’utilité du casque. Il poursuit : « T’as qu’à me le filer si tu le ne mets pas. » Impossible. Le casque et le gilet pare-balles ont été <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">prêtés par Reporters Sans Frontières</a>. J’y ai laissé une caution de 2 500 euros. Autant dire que je veille dessus.</p>
<h2>Le même vide qui se déploie devant nous</h2>
<p>La ville de Severodonetsk est tout aussi sinistre que les quartiers Nord-Est de Kharkiv. On y retrouve le même vide qui se déploie devant nous : gravats sur les routes, trous dans les immeubles, toits arrachés et bâtiments carbonisés. Les explosions sont très nombreuses.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=464&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=464&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=464&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=583&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=583&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/465684/original/file-20220527-23-a9ew15.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=583&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Severodonetsk.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Les Russes sont à trois km de là, autour de la ville. Sur le chemin, on croise quelques chars ukrainiens qui se cherchent leur positionnement. Nous parcourons la ville. Vadim me somme de prendre des vidéos. Après tout, mon rôle est de documenter et l’image occupe une place de choix pour « attester ».</p>
<p>La seule consigne qu’il me donne est de cacher mon appareil lorsqu’un checkpoint est en vue. Les rues sont vides. Vadim n’avait pas prévu une chose importante. Nous sommes sur la ligne de front et il n’y a évidemment plus de checkpoints.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/GgMXzbiTDOo?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">La vidéo s’arrête abruptement au moment où des soldats nous ordonnent de nous arrêter.</span></figcaption>
</figure>
<p>Alors que je filme les décombres depuis l’intérieur du minibus qui roulait à faible allure, surgissent de nulle part quatre soldats. Ils sont à vingt mètres et nous mettent en joue. Vadim s’arrête et ouvre la portière. L’un des soldats braque encore davantage. Il nous hurle de rester immobiles. Un geste et il tirera. La pression est lourde. Ils encerclent le véhicule à une distance de quelques mètres. Il ne faut pas grand-chose pour qu’ils nous abattent au nom du « principe de précaution ». La guerre n’offre pas toujours des morts valeureuses. Je me souviens qu’en Syrie, non loin d’Idlib, deux combattants s’étaient tués juste après une victoire importante sur l’armée de Bachar Al-Assad. D’humeur festive, ils s’étaient amusés avec les 4x4 qu’ils avaient pris à l’armée régulière. Ils sont entrés en collision. Deux d’entre eux sont morts.</p>
<p>Depuis son siège de conducteur, Vadim hurle que nous sommes des volontaires. Ils nous demandent de sortir du véhicule les bras en l’air et lentement. Avec méfiance et toujours en nous tenant en joue, ils s’approchent de nous. Ils nous posent quelques questions, vérifient notre identité et commencent à se détendre. Étonnamment, ils ne vérifient pas mon téléphone. Le contrôle ne peut pas durer longtemps. Nous sommes totalement à découvert et donc vulnérables. Au bout de quelques minutes, ils nous laissent repartir en exigeant que l’on ne fasse aucune photo. Je ne suis pas difficile à convaincre.</p>
<p>Quelques minutes plus tard, nous arrivons dans le centre de volontaires. C’est une maison étroite, de quelques 70 m<sup>2</sup>. Il n’y a pas d’intérieur. La veille, le mur du salon a été éventré par une explosion. Les chaises n’ont pas bougé, désormais face au trou béant qui ouvre sur un amas de gravats. La maison est à peine nettoyée des décombres. Une cafetière est posée à même le sol, près de la prise électrique. Les cartons désordonnés comblent l’espace. L’endroit est précaire et menacé. Pourtant, c’est là que la dizaine de volontaires continuent à s’activer pour acheminer l’aide aux habitants de Severodonetsk.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Le centre de volontaires de Severodonetsk vu de l’extérieur…</span>
<span class="attribution"><span class="source">William Nessen</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">… de la cour…</span>
<span class="attribution"><span class="source">William Nessen</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/465687/original/file-20220527-11-7d3pzb.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">… et de l’intérieur.</span>
<span class="attribution"><span class="source">William Nessen</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Hasard du moment, je rencontre à la base un journaliste américain, William Nessen (son récit sur son séjour dans le Donbass est à lire <a href="https://www.democracynow.org/2022/5/18/journalist_billy_nessen_frontline_report_ukraine">ici</a>). Il est là depuis une quinzaine de jours et ne partira que « quand les Russes ne seront plus là ». Paquet de chips à la main, il picore, tout en me résumant en quelques minutes ses mille vies qui l’ont conduit à couvrir les guerres en Indonésie, en Irak, et en bien d’autres endroits. Sa nonchalance et son insouciance m’apaisent. Rien n’a l’air de le contrarier, certainement pas les bruits sourds d’explosion que l’on entend à peu près tout le temps.</p>
<h2>Un néant singulier</h2>
<p>Après la livraison, nous quittons en quatrième vitesse le centre de volontaires. Nous sortons de Severodonetsk pour rejoindre un village menacé d’être pris par les Russes. La mission est d’évacuer les habitants qui le souhaitent. Parfois, l’évacuation se fait avec l’aide de l’armée. Ce jour-là, rien n’avait été organisé par les autorités militaires. Nous roulons à vive allure sur une route craquée par les impacts de roquettes.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/465692/original/file-20220527-25-gv7o2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Sur la route.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Elle est bordée d’arbres et de champs où sont cachés quelques chars. Partout, quelques fines colonnes de fumée. On se demande souvent à quoi ressemble le front : à ça, un espace vide, des combattants cachés dans le paysage, de la fumée un peu partout, des sons réguliers d’explosions. Quelques-uns tirent, sans doute vainement, au petit bonheur. Le paysage lunaire n’apporte aucun soulagement. Tout est immobile, dans l’attente.</p>
<p>Dans la voiture, Vadim ne parle pas. On est crispés, le corps en vrac. On fume nerveusement. Alors qu’on circule à toute allure sur ces routes menaçantes, les sens sont hyper-récepts, guettant les dangers qui pourraient survenir d’un peu partout. J’observe un néant singulier ; paysage désolé d’une intensité destructrice et meurtrière. Nous arrivons dans le village, situé en hauteur d’une petite colline. On aperçoit quelques habitants qui fument devant leur maison, dans ce paysage sinistrement désertique. Vadim ouvre la fenêtre et propose son aide. Ils déclinent d’un geste de main. Ils restent là. Peu importe qu’ils risquent la destruction et l’occupation, c’est leur affirmation. Il n’est pas simple de débarrasser la vie de ces villes.</p>
<p>Vadim continue à tourner dans les rues quasi vides. Au coin d’une rue, un type avec un sac plastique nous fait de grands signes. Il semble soulagé de notre présence. Il s’empresse de rejoindre la voiture : « Oui, je souhaite être évacué », dit-il avec une voix tremblante. Il a l’air particulièrement secoué, le visage hagard et apeuré. Vadim s’assure que le type a ses papiers d’identité. Il les a. Le jeune homme quitte son monde avec un sac plastique et ses papiers d’identité.</p>
<p>Ce jour-là, une seule personne a accepté l’évacuation. La théorie du choix rationnel qui voudrait qu’une décision se prenne en faisant le rapport entre les risques encourus et les bénéfices escomptés d’une telle action est hors de propos. La voiture quitte le village à une vitesse folle.</p>
<p>« Il ne faut pas s’arrêter, c’est dangereux ici » dit Vadim tout entier concentré sur la route.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La vitesse a son enjeu. Le silence vient soudainement dans la voiture. Il se glisse entre nous. Toute parole paraît pour le moment inutile. L’état de la route est catastrophique, craquée de toute part. Vadim doit pourtant gagner en vitesse. Il place les roues droites de l’autre côté d’un fossé, les roues gauches sur le reste de route en état correct. Il file tel un équilibriste. Je m’accroche, aussi effrayé qu’impuissant. Les branches d’arbre se fracassent sur le pare-brise, déjà bien abîmé par de nombreux trajets similaires. Je regarde la route comme si je conduisais moi-même. J’envisage toutes les trajectoires qui nous renverseraient, la vitre qui exploserait. Entièrement pris par la course, j’en ai oublié le danger des bombes. Vadim braque encore et retrouve la route.</p>
<p>Celle-ci devient plus praticable. Elle commence à s’élargir. Le danger s’éloigne. Les corps tendus se détendent. Nous sommes plus décontractés mais toujours silencieux. Je reprends mes esprits. Dans le silence de la voiture, je rumine ces mêmes pensées à propos de la guerre : dans cette impuissance où nous sommes, sur quoi avons-nous encore le sentiment d’avoir agi ?</p>
<p>Le passager, à l’arrière, tousse et se rappelle à ma présence. L’écroulement du monde offre toujours quelques prises, la sensation d’avoir été actif, d’avoir résisté à la violence. Évidemment, à chercher ainsi une vie pleine de sens, il se peut que l’on en crève. Pourtant, à mon grand étonnement, durant ce séjour, avec les volontaires, jamais nous n’avons parlé de la mort. Elle n’est pas encore devenue, sinistrement, un mode de vie. Seul l’enlisement dans la guerre et la survenue du désespoir fera de la mort un sujet de choix. Pour le moment, les énergies sont tout entières dirigées vers une résistance qu’ils pensent victorieuse.</p>
<h2>À la limite de toutes les expressions, il y a le silence (C. Marker)</h2>
<p>Au bout de quelques minutes, nous avons allumé une cigarette et retrouvé la parole. Vadim dit que la route était jolie avant qu’elle ne soit envahie par les chars.</p>
<p>Elle était verdoyante, des plaines à perte de vue, et de jolis arbres qui offraient quelques abris à l’ombre. Le silence qui s’était glissé parmi nous quelques minutes auparavant traduisait la tristesse générale. Elle ne se raconte pas, ne se trouve pas de mots, elle est enracinée dans le corps. Chris Marker <a href="https://esprit.presse.fr/article/chris-marker/les-vivants-et-les-morts-23760">disait</a> : « À la limite de toutes les expressions, il y a le silence. » </p>
<p>Chaque jour, Vadim recommence perpétuellement les mêmes trajets. Arrivés à Kramatorsk, il s’arrête devant un bar qui semble fermé. En réalité, une porte discrète permet de pénétrer à l’intérieur. Le bar a été transformé en épicerie semi-clandestine où s’achètent alcool, cigarettes et quelques aliments. Vadim prend quelques bouteilles. À cet instant, j’avais envie d’une grande fête, d’une légère ivresse où tous se féliciteraient joyeusement de cette journée supplémentaire.</p>
<p>Mais il me dépose au QG. Avant de repartir chez lui, il me demande de lui envoyer la vidéo que j’ai prise au moment où les militaires nous ont mis en joue. Ce moment si absurde a bien existé. C’est la preuve qu’il s’est passé quelque chose - comme si les gens croyaient toujours ce qui est filmé. L’image est le rempart à l’oubli et aux incrédules qui vous feraient douter de votre témoignage.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183786/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.
</span></em></p>Porter secours aux personnes dont les villes ont été ravagées par les bombardements est encore plus difficile et plus périlleux quand la ligne de front se trouve tout près…Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1834022022-05-22T16:05:35Z2022-05-22T16:05:35ZChroniques d’Ukraine : Résister sous les bombes. Récits depuis Kharkiv<p><em>Dans <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">Chroniques d’Ukraine</a>, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d’une population. Sur le terrain durant les mois d’avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation.</em></p>
<hr>
<p>Kharkiv, partie 3. Derniers jours d’avril 2022.</p>
<p>Depuis une semaine, je suis <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">dans le QG du groupe de volontaires à Kharkiv</a>, le <a href="https://switch.baby/en/">Switch Bar</a>. Demain, comme chaque jour, nous irons livrer des denrées alimentaires dans les quartiers Nord-Est de la ville. Cette zone jouxte le front et subit quotidiennement des dizaines de tirs de roquettes de la part de l’armée russe.</p>
<p>Il est 22h passé de quelques minutes. Je suis l’un des premiers à m’endormir dans le Shelter (l’abri), éreinté par ces journées d’observation. Vers 2h du matin, alors que je suis plongé dans un sommeil lourd, une dispute éclate dans le dortoir. Une voix forte et agressive semble demander des comptes. D’abord, je feins d’ignorer, puis je jette quelques regards dans la pièce. L’obscurité est totale si bien que je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il s’y passe. Il me semble entendre Bohdan, le responsable du groupe de volontaires, s’efforcer – sans succès – de calmer notre agité. Ça dure. À présent, des gens vont et viennent au milieu des couchettes. J’ai envie de hurler une insulte quelconque pour leur rappeler notre existence. Inutile, me dis-je, ils sont sans doute ivres.</p>
<p>Là, les lumières s’allument. J’ouvre péniblement les yeux. Stupeur. Je découvre une dizaine de types cagoulés et lourdement armés. Ils nous invectivent un à un et exigent que nous nous levions immédiatement. Je me dis que l’armée russe a pris la ville, que nous nous faisons arrêter. Pendant ces quelques secondes, mon cœur se serre dans ma poitrine. À cet instant, je ne sais pas trop quoi faire à part exécuter leurs ordres que je ne comprends pas. J’ai la mine incrédule, la bouche ouverte, les yeux ronds et un profond sentiment d’irréalité.</p>
<p>Je fixe ces hommes. Soulagement. Sur l’un des uniformes, j’aperçois l’insigne ukrainien. Ce que j’ai pris pour l’arrivée des Russes était en fait une descente de police. Ils ont été alertés par les bris d’une vitre du Shelter. Cette nuit, quelqu’un a essayé d’y pénétrer. Qui, et avec quelles intentions ? On l’ignorait tous. Il faut être courageux pour rompre le couvre-feu entre 20h et 6h du matin. Durant cette tranche horaire, l’espérance de vie est considérablement diminuée.</p>
<p>La police était sur les nerfs. Ils ne savaient pas qu’un grand nombre de personnes habitaient ici. L’ambiance paranoïaque aidant, ils nous suspectaient d’être des espions russes. Ce genre d’accusations est assez fréquent. Il se dit que la présence russe est massive. Leur tâche est notamment de photographier et géolocaliser les lieux « stratégiques » qui seront ensuite bombardés. La police nous contrôle, fouille le Shelter et ne trouve rien. Et c’est tout. Ils sont partis, on est retournés se coucher. Pendant quelques minutes, je me suis amusé de mon ridicule : comment avais-je pu penser que les Russes avaient pris la ville ? C’est qu’on s’attend à tout et généralement au pire, tant la guerre est insensée. Les jours suivants, on a longuement plaisanté de cet événement impromptu.</p>
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<span class="caption">Olena, au bar du Shelter.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Lever à 7h du matin. Après un café et quelques cigarettes, nous chargeons la voiture, une Honda électrique qui a été prêtée par un habitant en exil à l’étranger. Les groupes de volontaires possèdent une carte accordée par l’État ukrainien qui leur assure la gratuité des recharges électriques. Une cinquantaine de colis alimentaires sont empilés dans le coffre. Vitali est le conducteur, Valimark son assistant. Derrière, je suis assis à côté d’Alisa, qui documente l’action et m’aide à la traduction. Vitali, Valimark et Alisa sont les seuls à s’aventurer dans ces quartiers. « Il n’y aura peut-être qu’un aller » me dit Vitali telle une demi-blague.</p>
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<span class="caption">Certains déplacements en voiture se font effectivement sans retour.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>Vitali</h2>
<p>Vitali a la dégaine d’un aventurier. On le confondrait avec un combattant. Il a le physique vif, les yeux toujours concernés par ce qui se passe. D’ailleurs, dans les premiers jours de la guerre, il s’est porté volontaire pour rejoindre la <a href="https://www.letelegramme.fr/monde/en-ukraine-la-defense-territoriale-est-le-dernier-rempart-face-aux-russes-17-04-2022-12991055.php">Défense territoriale</a>, la branche armée de la résistance. Il a été refusé car ses papiers militaires n’étaient pas à jour. Il s’est alors orienté vers d’autres formes de résistance. Celle de chauffeur est la place la plus semblable aux combattants : elle assure une présence dans l’épicentre du conflit, des interventions sous le feu. Dans la hiérarchie des codes de l’honneur de la guerre, le combattant bénéficie d’un prestige inégalé. Le chauffeur n’en demeure pas moins reconnu pour ses prises de risques et la nécessité de son action.</p>
<p>Je sens que Vitali éprouve quelque regret de ne pas pouvoir combattre les armes à la main. Il aime passer son temps à discuter avec les soldats de passage. Il se comporte comme leur égal, endosse les mêmes postures et semble en partager les codes. Il me confie que, toute sa vie, il a été animé par le goût de l’aventure et de l’exploit, sans que ces dispositions ne trouvent de prises. Il me montre fièrement deux impacts de balle datant d’il y a quelques années : il s’était interposé dans une dispute. La guerre a ses lois ; celle de la virilité est l’une d’entre elles. Le corps marqué demeure le plus vif témoignage de l’histoire.</p>
<p>Alors que nous nous apprêtons à partir, Vitali me regarde droit dans les yeux : « Tu es sûr que tu veux venir ? Tu n’as pas peur de nous accompagner ? »Je réponds avec assurance : « Non, je te fais confiance. » Sa détermination, sa façon de sembler toujours pressé ou occupé à quelque tâche urgente, sa pudique tendresse à l’égard de ses camarades me le rendent sympathique. Vitali est un chouette type : fiable, fidèle à ses paroles et à ses engagements, et sous ses airs virils, il se laisse facilement toucher par autrui. Avant la guerre, il avait compensé ce manque d’aventure par une vie solidement organisée, une ferme résolution à réussir par le travail. Il assurait la maintenance dans une entreprise de ventilateurs. Dès les premiers jours de la guerre, les bureaux ont été détruits. Régulièrement, il me parle de son patron à qui il voue un profond respect. Ce n’est pas la soif d’adrénaline qui justifie son engagement. Il lui est surtout inconcevable d’être un témoin passif d’une telle histoire.</p>
<hr>
<p><strong>Chroniques d’Ukraine :</strong></p>
<ol>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-lart-face-a-la-guerre-181795">L’art face à la guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Volontaire pour entrer en guerre</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-peut-on-tourner-le-dos-a-sa-guerre-182192">Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?</a></p></li>
<li><p><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre</a></p></li>
<li><p>Résister sous les bombes</p></li>
</ol>
<hr>
<p>Jusqu’alors, Vitali n’a jamais été très concerné par la politique. Il se dit anti-Maïdan car il y voyait des actes de destruction. Vaguement, il espère que l’Ukraine rejoindra l’Europe, là où la vie est « plus libre ». Pour lui, le groupe de volontaires est comme sa famille. Régulièrement, je le vois témoigner de son affection aux uns et aux autres, toujours avec retenue, toujours avec fierté. La promiscuité aidant, il s’est épris d’Olena, une jeune volontaire. Je ne sais pas grand-chose de leur histoire d’amour naissante si ce n’est qu’ils se prennent souvent dans les bras, s’éclipsent de temps à autre quand leur absence pourrait passer inaperçue. Face au monde qui croule, l’enchantement d’une relation amoureuse aide à s’accrocher et à faire face à la vie bloquée. Il me l’assure, après la guerre, avec Olena, ils formeront une famille. Dans le naufrage d’une guerre, le temps n’est pas annulé pour tout le monde.</p>
<p>Vitali fait montre d’une vitalité à toute épreuve. Il ne refuse aucune mission qu’on pourrait lui confier. Sa motivation redouble lorsqu’elle le conduit dans ces quartiers dévastés. C’est l’attraction de se trouver au plus près de l’épicentre de la guerre, sous le feu. Les risques sont concrets. On pourrait se faire surprendre par le hasard d’un tir de roquettes. Toutefois, ces missions lui apportent l’énergie et les certitudes là où le laborieux quotidien pourrait fatiguer le sens qu’il donne à sa lutte.</p>
<p>Il ne manifeste aucune inquiétude, comme il est d’usage dans ces circonstances. Il est de ceux qui semblent ne pas connaître l’inquiétude devant les dangers. Le fatalisme est l’attitude requise dans ces situations. Il n’a pas peur pour lui, toujours pour les autres. Ce souci qui l’agite est moins une affirmation de son moi qu’une dissolution dans celui de l’autre. C’est ainsi que sa conscience est tranquille : en faisant de son mieux.</p>
<h2>Force de caractère</h2>
<p>On évoque à raison la <a href="https://information.tv5monde.com/info/ukraine-dans-l-adversite-des-ukrainiens-font-preuve-de-resilience-et-solidarite-446503">force de caractère des Ukrainiens</a>. Ses raisons profondes sont incertaines. Sommairement, elle est née dans le sentiment que leurs territoires et leurs vies sont menacés.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/464099/original/file-20220518-25-zad62s.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Alisa, pendant un moment de relâche, à proximité du Shelter. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La force de caractère ne réside pas seulement dans le courage à affronter le feu. Elle se manifeste aussi dans la capacité à s’accommoder aux restrictions radicales des possibilités pratiques, à un quotidien empêché, à un futur suspendu pendant une durée incertaine. Dans les moments d’attente, la lassitude pourrait ronger cette force. Mais aussitôt cette lassitude énoncée, ils s’empressent d’ajouter « on doit continuer à être concerné et à se battre ». C’est le réflexe ultime, la réflexion requise pour éloigner tout découragement.</p>
<p>La présence dans la guerre exige des certitudes et de l’assurance, quand bien même ces qualités ne se fondent sur aucune raison solide. Les temps d’intensité, où la guerre fait brusquement irruption dans les corps et les affects, redressent les certitudes sur le bien-fondé d’une présence ici, à Kharkiv. Les lassitudes sont remplacées par les sensations que produit une existence en danger. Dans ces missions, ils pourraient foutre en l’air leur vie. Tout le monde en a une parfaite conscience. C’est juste une des choses avec lesquelles il faut vivre. C’est devenu banal.</p>
<h2>La livraison</h2>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=521&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=521&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=521&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=655&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=655&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/464283/original/file-20220519-6976-jh77oc.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=655&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Vitali au volant. Cliquer pour zoomer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Nous voici installés dans la voiture. Vitali file à toute allure dans les rues de Kharkiv, sans que rien ne l’exige. Il crée une atmosphère. Il nous prépare psychologiquement à affronter le danger. Avec Valimark, ils se disputent sur le choix des musiques. Alisa s’en amuse. J’en ai constitué une playlist. Ils la mettent à fond. Au bout de 10 minutes de trajet, je m’aperçois que j’ai oublié mon passeport et mon accréditation. Moment gênant. Par ma faute, nous retournons au QG. En réalité, cette étourderie a été tout à fait heureuse. Une roquette a explosé quelques minutes avant notre arrivée sur notre lieu de livraison. Elle n’a fait aucune victime. Je n’ai jamais autant été félicité pour ma légèreté.</p>
<p>Nous arrivons au nord-est de Kharkiv. Le quartier est désert. En quelques jours, ces jardins d’enfants peuplés de vie et de liberté se sont transformés en terrains vagues délabrés. Il ne reste plus grand-chose.</p>
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<span class="caption">Dans le nord-est de Kharkiv.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Au milieu du chaos, se terrent dans des conditions effroyables quelques vies vieillies et solitaires. En plus de subir les attaques régulières, ces gens manquent à peu près de tout. Ces zones sont impraticables et l’approvisionnement est réduit au minimum. Ces espaces désertiques ne doivent leur survie qu’à l’action de quelques volontaires dont Vitali, Valimark, Alisa et quelques autres.</p>
<p>À mesure que l’on s’enfonce dans le quartier, Vitali éteint la musique et ralentit. Il nous faut slalomer au milieu des décombres. À intervalles réguliers, l’air se remplit d’explosions et de l’épaisse fumée noire qui les accompagne. On aperçoit aussi par grappes des soldats ukrainiens cachés dans l’espace urbain et manifestement en pleine vigilance. Ils se rendent invisibles et donc inatteignables. La guerre est une affaire de vision. Il s’agit de contrôler et d’inclure l’adversaire dans sa vision tout en restant invisible.</p>
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<span class="caption">Ces immeubles sont-ils vides ?</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>La voiture est ralentie par les innombrables débris ou trous de roquettes qui jonchent les rues. Certains bâtiments fument encore, comme le supermarché Auchan, dont il ne reste plus grand-chose.</p>
<p>Les quartiers sont divisés selon un code couleur pour indiquer de leur dangerosité. Il y a les zones blanches, orange puis rouges. Nous circulons dans les zones orange puis rouge. Dans ce moment d’extrême vulnérabilité, le reste de puissance qu’il reste à notre équipage réside dans le sang-froid et la lucidité de Vitali et de Valimark. Ils sont calmes et concentrés. Il se cache une peur sourde mais toujours présente.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>La voiture se glisse dans des ensembles d’immeubles hérités de la période soviétique. Ils forment une sorte d’enclave. En leur centre, un modeste jardin d’enfants. Les équipements sont rouillés sinon troués par les éclats d’explosion. Vitali roule au pas et klaxonne pour signaler notre présence, jusqu’à ce que sortent momentanément des sous-sols de ces immeubles vides les rares habitants qui s’y cachent. Quelques têtes apparaissent, se dirigent vers la voiture, prennent leur sac et s’en retournent se terrer. Les interactions avec les habitants sont brèves, froides et dignes. Il semble que l’aide va de soi. Elle s’accompagne d’un remerciement poli mais d’aucune plainte ou effusion. Sentiment de normalité.</p>
<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Vitali en discussion avec une habitante des quartiers du nord-est de la ville pendant une livraison.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>La vision de ces immeubles carbonisés donne le sentiment d’un immense non-lieu, un espace littéralement désaffecté où rôde la mort. À mesure que l’on parcourt ces paysages dévastés, Alisa énumère ce que ces ruines étaient autrefois. À ma droite, il y a les restes de son école, plus loin son appartement. De l’autre côté de la rue, Vitali reconnaît son café, désormais en cendres, où il se rendait chaque jour avant son travail. Alisa a le visage qui s’assombrit à mesure qu’elle procède à cette sinistre énumération :</p>
<blockquote>
<p>« Je n’ai jamais autant utilisé l’imparfait que maintenant. Je hais ce temps, je voudrais en oublier la conjugaison. »</p>
</blockquote>
<p>Tout ce qui lui était précieux est déjà engagé dans la destruction. Elle est traversée par un sentiment passager de détresse et de dépossession de soi. À mesure que la guerre s’amplifie, s’accroît en retour le désastre subjectif causé par la perte de « son chez soi ». Il viendra un temps où ils déblaieront les cendres, où ils effaceront les traces du chaos et où à nouveau, ces quartiers se repeupleront. Il ne leur restera qu’un souvenir irréel. Le retour à une « vie normale » aura un coût subjectif important.</p>
<figure class="align-center ">
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<figcaption>
<span class="caption">Alisa et Vitali pendant une livraison.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
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<p>Tout cela a pris trois heures. Sur le chemin du retour, Vitali remet la musique à plein volume. Les corps se détendent. La voiture reprend de la vitesse, toujours sans que rien ne l’exige. Une fois éloigné du danger, le paysage dévasté ne suscite plus de l’angoisse. Il produit une étrange sensation de liberté sans réel contenu. La vie n’est plus agencée par toutes sortes de règles. Les feux de circulation ne fonctionnent plus, la police n’a plus la charge de fluidifier le trafic ou de réprimer les chauffards, les magasins sont fermés. On peut filer à toute allure, le sentiment du devoir accompli.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/464095/original/file-20220518-21284-qjtis7.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption"></span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>C’est un étrange sentiment : un sentiment provisoire de possession du monde. Vitali retrouve de la décontraction dans ses gestes. Il possède ce monde qu’il parcourt. Celui-ci est momentanément le sien, l’espace d’un instant. Cette sensation sera de courte durée. Il sait bien qu’il possède un monde effacé – au sens où tout ce qui donne au monde sa réalité, à savoir la solidité matérielle de ses édifices et la vie qui l’habite, ne sont plus. Nous nous glissons dans un monde écroulé, et ça donne le vertige. Un vertige qui provient de la déstabilisation des sens et des affects, de la perte du sentiment de solidité du réel, et dans cette singulière impression désolante d’« être en pleine expérience vécue », où les choses environnantes perdent de leur familiarité.</p>
<p>Demain, départ pour une semaine dans le Donbass, dans les villes de Kramatorsk et Severodonetsk.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/183402/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.</span></em></p>La résistance n’est pas seulement militaire. S’organiser pour livrer de la nourriture aux habitants terrés dans des quartiers largement détruits, c’est aussi résister.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1826012022-05-17T18:33:55Z2022-05-17T18:33:55ZChroniques d’Ukraine : Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/463728/original/file-20220517-26-mg2olq.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1322%2C867&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Kharkiv, fin avril 2022</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">Chroniques d’Ukraine</a>, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d’une population. Sur le terrain durant les mois d’avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation.</em></p>
<hr>
<p>Kharkiv, partie 2.</p>
<p>Il m’a fallu seulement cinq heures pour rejoindre Kharkiv depuis Kiev. En dépit de l’intensité des combats, les trains fonctionnent toujours. Face à la gare, je me repose du trajet en buvant un café. J’entends alors les premiers sons d’explosions à quelques kilomètres de là. Comme toutes les personnes qui se trouvent autour de moi, je feins de n’avoir rien entendu, comme si tout cet acier dans le ciel n’avait aucune existence. Il a fallu que quelques militaires nous somment de nous abriter dans la gare pour que ces explosions relativement lointaines aient quelque effet sur nous.</p>
<p>Kharkiv est située dans le Nord-Est, non loin de la frontière russe. La ville, peuplée avant le conflit de près d’un million et demi d’habitants, est agréable. De nombreux espaces verts s’étendent un peu partout et promettent à ses habitants quiétude et promenades familiales. Sur le plan architectural, on y reconnaît de nombreux styles différents : art nouveau, bâtiments néoclassiques que l’on doit à son fameux architecte Oleksiy Beketov. Je me promets d’y retourner quand la paix reviendra. Je suis en train de passer à côté d’une histoire riche et vivante.</p>
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<span class="caption">Kharkiv, début mai 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Je marche en direction d’un groupe de volontaires qui m’accueillera pendant une dizaine de jours. La statue du poète Taras Chevtchenko, non loin de l’immense place de la Liberté, est recouverte de bâches et de sacs de sable. Elle est intacte. La poésie résiste encore à l’empire de la destruction.</p>
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<span class="caption">La statue de Taras Chevtchenko, dans le centre de Kharkiv.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huet</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Pour le reste, je découvre un centre-ville largement écroulé par les bombardements. Plusieurs bâtiments officiels ont littéralement été détruits dans les premières semaines de la guerre. Les Russes ont fait quelques incursions dans la ville sans être parvenus à en prendre le contrôle. Aujourd’hui, ils sont à quelques kilomètres d’ici. Les tirs de roquettes et autres bombes s’abattent toute la journée, en particulier sur les quartiers Est de la ville. L’armée ukrainienne riposte et s’emploie à contenir l’avancée des Russes. À en croire ce qu’ils m’en racontent, les Ukrainiens ont l’ascendant.</p>
<h2>Sinistre vertige de la désolation : le silence des « nouvelles » ruines</h2>
<p>J’observe ces destructions dont seule la guerre est capable : murs éventrés et brûlés, étages d’immeubles pulvérisés, toits écroulés, monticules désordonnés de bétons, gravats et bouts de verre partout sur le sol, etc. Dans les premiers moments de mon arrivée, ces destructions ne m’ont pas fait grand effet comme si mes voyages précédents en Syrie (2102-2018) m’avaient immunisé contre les dangers d’une sensibilité trop ouverte. C’est ainsi qu’on enjambe le réel pour lui faire face. Banaliser est une façon de domestiquer l’inquiétant.</p>
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<span class="attribution"><span class="source">Romain Huet. Cliquer pour zoomer</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Mais à mesure que je marche seul dans Kharkiv, dans des rues absolument vides, je ne suis pas pour autant d’une grande sérénité. Au loin, les tirs de roquettes sont réguliers. Les puissants bâtiments effondrés deviennent désaffectés : sinistre vertige de la désolation. Je voudrais faire parler ces « nouvelles » ruines, lire ce qu’elles ont à dire. Mais elles se tiennent en silence, un silence glaçant. Diane Scott, dans son passionnant <a href="https://www.fabula.org/actualites/d-scott-ruine-invention-d-un-objet-critique_90539.php">essai sur les ruines</a>, enseigne mon regard et m’aide à le mettre en mots. Ce qui était autrefois animé est désormais silencieux. Ces destructions offrent à voir un monde pulvérisé. Les ruines cultivent l’incrédulité à l’égard du monde ; aussi monumental qu’il puisse être, il est susceptible d’effondrement. Elles signalent un vacillement du présent. En Ukraine, on ne compte plus les villes qui ne sont perçues que depuis leur destruction prochaine.</p>
<p>Non loin, les tirs de roquettes rompent ce silence et rappellent que la ruine est « nouvelle ». Les sens sont captivés par ces signes menaçants. On s’en remet alors à soi. Face au hasard des circonstances d’être au mauvais endroit, au mauvais moment, on songe à sa sécurité. Dans un cas comme celui-ci, il n’y a pas beaucoup de règles de prudence à respecter : éviter les grands boulevards, repérer les parapets de béton, remparts dérisoires contre les déflagrations, et marcher vite.</p>
<h2>Dans la vie précaire et menacée, un centre de volontaires</h2>
<p>J’arrive au centre de volontariat. Le lieu est accueillant et inspire la confiance. Il est tenu par une vingtaine de jeunes volontaires âgés de 20 à 30 ans. Anciennement, il s’agissait d’un bar associatif. On s’y rendait pour boire un verre, y rencontrer ses amis et écouter un concert. La scène est encore là, le bar aussi. Il ne manque que ses clients habitués. La décoration est simple et sans cohérence. On perçoit qu’elle s’est faite par de nombreuses mains, au gré des bonnes volontés et inspirations de ses visiteurs. Cette pièce de vie fait une centaine de mètres carrés. Sur son côté, une porte ouvre sur une autre salle, plus étroite, où un billard occupe la plus grande partie de l’espace.</p>
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<span class="caption">Au centre de volontaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span></span>
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<p>C’est le « centre d’appel » du groupe, c’est-à-dire un bureau où deux personnes s’affairent à répondre aux multiples demandes humanitaires provenant des habitants de la ville. C’est aussi la salle fumeur. Il y a également une grande cuisine équipée pour faire à manger pour de grands groupes. Deux cuisiniers volontaires l’occupent chaque jour. L’étage se compose un bureau d’une dizaine de mètres carrés, puis d’un étroit couloir où sont empilés les stocks de marchandises. Des cartons en piles branlantes occupent tout le mur du sol au plafond. Enfin, on y trouve une salle de bain en mauvais état mais fonctionnelle.</p>
<p>Le sous-sol fait office de dortoir. Une vingtaine de couchettes à même le sol et serrées les unes contre les autres meublent cet espace désordonné. La lumière orangée donne un aperçu incertain du lieu. Ce sont des combles souterrains aménagés dans l’urgence et améliorés au quotidien. Quelques chats y habitent. À les entendre gratter, sauter et filer, ils ont manifestement l’air de se plaire dans ce lieu peuplé de vies qui se reposent. C’est là où les volontaires dorment et où les jeunes couples se trouvent une intimité dans les temps de l’après-midi. Ce sous-sol est un monde caché : dépourvu de confort mais sécurisant. Le début de la guerre est encore trop récent pour réunir en un même lieu ces deux qualités. C’est là que j’ai été accueilli pendant une semaine.</p>
<p>Ce centre de volontariat a été constitué dès le commencement de la guerre par Bohdan, le gérant du bar. Au départ, il a accueilli en urgence les civils paniqués par les bombardements. Les premières semaines ont été violentes et les habitants impréparés à un tel contexte. Une soixantaine de personnes se sont réfugiées dans ce lieu.</p>
<hr>
<p><strong>Chroniques d'Ukraine :</strong></p>
<ol>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-lart-face-a-la-guerre-181795">L’art face à la guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Volontaire pour entrer en guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-peut-on-tourner-le-dos-a-sa-guerre-182192">Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?</a></li>
<li>Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre</li>
</ol>
<hr>
<p>Daria, à peine trente ans, s’occupe également du bar. Elle prend en charge le « call center ». Avec ses cheveux décoiffés et colorés d’un bleu incertain, elle transpire la bonne volonté. Son visage est fatigué mais ses yeux sont vifs comme si rien de ce qui passe autour d’elle ne lui échappe. Avant la guerre, elle était barmaid. Elle me raconte qu’elle aime la nuit, son ambiance, ses temps qui s’étirent, ses effusions. Elle me parle d’une jeunesse que l’on retrouve partout ailleurs. Celle de Daria a pris un tournant radical.</p>
<p>En 2015, elle s’est portée volontaire dans le Donbass. Elle apportait quelques aides matérielles. Son engagement était irrégulier, au gré des impulsions et de la sensibilité du moment. Elle n’ignorait pas la guerre et elle se doutait bien qu’elle pourrait arriver jusqu’ici :</p>
<blockquote>
<p>« J’étais préparée. J’attendais la guerre. Du coup, c’était plus facile de me préparer. En fait, quand la guerre est arrivée, je savais que j’aurais un rôle. »</p>
</blockquote>
<p>Néanmoins, les premiers jours ont été chaotiques : ambiance de fin de monde où la peur agitait tous les civils amassés dans cet espace exigu : « On passait notre temps à faire à manger, à soutenir psychologiquement les personnes les plus fragilisées et à attendre d’y voir plus clair sur la situation. »</p>
<p>Progressivement, la situation s’est normalisée. Ils ont mis en place une organisation de distribution alimentaire qu’ils vont livrer chaque jour dans les quartiers les plus exposés aux affrontements. Quotidiennement, ils apportent une centaine de sacs contenant farine, eau, boîtes de conserve, quelques fruits et légumes, produits de toilette et parfois de la viande. La composition des sacs varie en fonction de l’aide qui provient des pays voisins. Ils ne sont pas soutenus par une quelconque ONG internationale, mais ils ont bricolé leurs réseaux à partir de leurs connaissances personnelles. Une nouvelle fois, je constate cette aptitude au bricolage qui rend leur organisation vulnérable, tributaire des responsabilités que chacun endosse, de l’endurance dont ils sont capables.</p>
<h2>Ivan : « je me suis habitué à la guerre »</h2>
<p>Ivan, 27 ans, est l’un des vingt volontaires. Il s’occupe de l’intendance avec Daria. Je l’ai particulièrement pris en affection. Son visage est toujours allumé par un sourire tantôt malin, tantôt rieur. Il est collectionneur de tout ce qu’il trouve. En ce moment, son nouveau hobby est de collectionner les capsules de canettes. Régulièrement, je le vois chercher sur le sol en quête d’une nouvelle pièce qu’il ajoutera à sa collection. Il en a plus de 150. Il m’explique que sa petite amie, en échange d’un cadeau, le couvre de baisers. Alors, il collectionne et a toujours quelque chose à lui offrir.</p>
<p>Ivan est un peu l’homme à tout faire. Il conduit, répare, approvisionne le lieu des biens nécessaires, nettoie, aide aux nombreuses tâches domestiques. Sa présence généreuse détend l’atmosphère. Avant la guerre, il était barman et tout à fait satisfait de son travail fraîchement obtenu. Le Covid est venu défaire ses plans. Sans emploi pendant de longs mois, ou faisant quelques jobs temporaires, il venait de trouver une place comme vendeur de voitures à Kharkiv. Les commissions sur les ventes lui assuraient un revenu inespéré et il en était tout à fait satisfait. La guerre a ruiné ses plans.</p>
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<span class="caption">Ivan, pendant une livraison.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Il m’assure qu’il s’est habitué à la guerre, qu'il n’est plus habité par la peur. Le son des explosions lui est familier et banal. Beaucoup de choses ont été écrites à ce sujet mais je ne crois pas inutile d’insister à nouveau sur ce fait. Dans les moments d’ennui, je me rends dans l’un des nombreux parcs de la ville. Je lis Romain Gary, j’écris, et j’observe le paysage.</p>
<p>Non loin de moi, de jeunes adolescents jouent au basket, d’autres au ping-pong. Il ne se passe pas dix minutes sans que l’on entende une explosion. Certaines sont lointaines, d’autres plus proches, à 2 kilomètres environ. Je ne quitte pas les yeux de la table de ping-pong. Aucune de ces explosions n’a abrégé leurs échanges. C’est comme s’ils ne se passait rien. Seul, un chien promené par son maître, non loin de là, paraît vaguement se soucier de ce bruit sourd. Il lève le museau au ciel, ne sachant trop que regarder, puis s’en retourne humer les bonnes odeurs du sol. Quant à moi, quand je n’observe pas mon environnement, je continue à lire et à écrire avec ce sentiment nouveau en moi : il faut des efforts pour empêcher la vie.</p>
<h2>La guerre comme expérience de l’ennui</h2>
<p>Ces moments de solitude m’incitent à questionner le rôle de l’observateur du quotidien de la guerre. En tant qu’ethnographe, mon travail ne vise pas à clarifier la situation militaire. Il est de restituer un quotidien, des paroles ordinaires, et les diverses façons d’aborder un monde cahotisé.</p>
<p>La tentation est grande de ne raconter que les « histoires remarquables ». D’ailleurs, lorsqu’il s’agit de documenter la guerre, les hommes sont que trop portés par la vantardise. À les écouter, ils ne sont traversés par aucune peur à l’exception des moments où ils ont frôlé la mort et dont ils se plaisent à raconter dans les infinis détails les circonstances exactes de leur péril. Ces situations critiques n’entament par leur détermination inébranlable. Ils s’empressent de rejoindre l’épicentre du feu puis déguerpissent aussi vite qu’ils sont venus. C’est là leur vocation. Et si on se met à questionner leur soif d’aventure et d’adrénaline, ils reprennent une mine sérieuse et solennellement déclament leur tirade favorite sur le devoir d’information qui est supérieur à la vie. Curieusement, ils ne semblent agités par aucun désordre intérieur. Eux, sans que je sache véritablement de qui je parle, sont forts en histoires remarquables.</p>
<p>Mais qu’y a-t-il à raconter ? La guerre a une loi générale : l’amoindrissement général de la plupart des gestes du quotidien. Ce quotidien n’est pas seulement desséché. Il est empêché, sinon annulé. Il se réduit à accomplir les actes les plus nécessaires au maintien de la vie. On s’y ennuie largement. Des heures durant, on attend des ordres, une mission à accomplir, une chose à faire. Les combattants ne font pas exception. Des milliers d’entre eux ont la tâche de contrôler les circulations aux checkpoints, d’organiser la logistique, d’accomplir toutes sortes de formalités administratives laborieuses.</p>
<p>Par exemple, dans certains bureaux, on les voit s’agiter pour enregistrer le matériel, noter le numéro de série et l’identité du soldat qui en sera le bénéficiaire. On les voit aussi attendre des heures on ne sait quel ordre improbable. Seuls les soldats engagés dans les premières lignes sont pris par l’intensité de la guerre. Tous ces hommes sont indispensables. Aux actes de bravoure tant de fois rêvés s’oppose un quotidien radicalement empêché et précipité dans un huis clos avec un nombre étroit de camarades. Il existe quelques divertissements, quelques stratégies pour tuer l’ennui, quelques soirées où l’ivresse aide chacun à s’absorber tout entier dans l’oubli du présent. Mais cette vie n’a de signification que dans le contexte dans laquelle elle se déploie.</p>
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<span class="caption">Au bar du centre de volontaires.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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</figure>
<p>Des aventures surgissent occasionnellement. C’est d’ailleurs cette rupture imprévisible des temporalités, ce surgissement toujours possible d’un événement qui maintient chacun dans la concentration et le sérieux de la guerre. Les aventures, aussi occasionnelles qu’elles puissent être, excusent l’ennui. Les désastres que cause la guerre ne résident pas exclusivement dans le spectacle de l’horreur. À mesure que la guerre enveloppe ces existences, l’époque où la vie pouvait se concevoir autrement devient progressivement un lointain souvenir. Plus dure la guerre, plus se creuse le désastre subjectif.</p>
<p>Ivan est ce témoin non spectaculaire de la guerre. Il n’est pas de passage à Kharkiv. Il vit ici. Il ne cherche pas à m’impressionner. La guerre a fait effraction et le temps n’est pas encore venu de raconter ses innombrables exploits, tels des anciens combattants. Quand il me raconte la guerre, il oscille entre fatalisme et banalisation de la situation. Depuis le 24 février 2022, il a vu partir bon nombre de ses amis :</p>
<blockquote>
<p>« Il ne me reste qu’un ou deux de mes amis ici. Un jour, un car est venu pour nous évacuer. J’avais la possibilité de grimper dedans et de partir. Je n’ai pas pu le faire, je voulais rester et aider. »</p>
</blockquote>
<p>En règle générale, les motifs du volontariat ne sont pas davantage expliqués, comme s’il existait deux ultimes choix : partir ou résister. Les justifications de son engagement se passent d’élaboration.</p>
<p>Ivan ne bégaie pas. La décision de rester pour lutter semble s’enraciner dans le corps, les tripes, comme si le renoncement était un désaveu de soi. Ses yeux s’illuminent et son sourire détend malicieusement son visage lorsqu’il me raconte ses aventures pendant ces deux mois de guerre. Dans les tout premiers jours, il a essayé de rejoindre un centre de volontariat :</p>
<blockquote>
<p>« Le type qui accueillait m’a redirigé dans un autre centre car celui-ci était bondé de monde. Je me dirige vers la nouvelle adresse. Et boum, une explosion effroyable m’a fait sursauter. Derrière moi, à 200 mètres de là, une bombe était tombée sur l’endroit où je venais de discuter avec le garde. »</p>
</blockquote>
<p>Puis, il me raconta une seconde histoire. Alors qu’il marchait dans les rues désertes de Kharkiv, soudainement, des tirs ont retenti au coin de la rue. Une troupe d’une quinzaine de soldats russes pointaient le bout de leur nez à quelque 200 mètres de là. Dans ce bref instant confus, et animé par il ne sait quel instinct, il sauta dans un arbre voisin et grimpa pour se mettre à l’abri. Accroché sur les branches, il assista à un spectacle inouï à en voir la mine effarée qu’il prend à l’instant où il me parle :</p>
<blockquote>
<p>« À ma gauche, il y avait l’armée ukrainienne et à ma droite l’armée russe. Les soldats étaient littéralement face à face. Entre les deux espaces de quelque 200 mètres, il y avait un véhicule blindé ukrainien, vidé de ses occupants. »</p>
</blockquote>
<p>Médusé, Ivan assiste au spectacle de l’affrontement. Alors que le feu bat son plein, un des militaires ukrainiens ordonne à l’un de ses hommes de récupérer le véhicule blindé. Au prix que coûte un tel matériel, cela vaut bien la peine de risquer quelques vies :</p>
<blockquote>
<p>« Et là, j’ai complètement halluciné. Les types se marraient presque. Et tu as un gars qui s’est mis à courir vers le véhicule, ignorant tous les tirs et en quelques secondes, le ramène du côté de la troupe. C’était incroyable leur légèreté à cet instant-là. »</p>
</blockquote>
<p>C’était un moment grisant et déconcertant à la fois.</p>
<h2>L’art de la retenue</h2>
<p>À mesure que je fréquente ces volontaires, je constate la sobriété de leurs récits. Je suis aussi frappé par la retenue dans l’expression de leurs émotions. Elles ne débordent jamais. Ils semblent se tenir dans un autocontrôle permanent, si bien que leurs indignations sont feutrées. C’est l’art redoutable de la réserve.</p>
<p>Ce contrôle de soi n’est pas lié à ma présence. Il est une ambiance générale. Dans le groupe, les uns et les autres se témoignent une solide affection. Je les vois se toucher sans arrêt, se prendre dans les bras, mais ils ne racontent pas les problèmes de la guerre, comme si parler de ses doutes ou de son désarroi suffisait à nier le chaos.</p>
<p>La guerre a son lot de tragédies. Ils ne m’en racontent que quelques-unes, sans s’étendre davantage. La réserve est le rempart à la fébrilité, la manifestation d’une lassitude latente face à une situation qui traîne. Les jours se répètent. La monotonie ronge les quotidiens. Les fronts de Kharkiv ne bougent pas. J’ignore le genre de doutes qui pourraient bien les habiter ou simplement les traverser. Mais lorsque l’on a choisi de rester, cela donne curieusement un sens et une direction à sa vie et commande de poursuivre, comme si rester impliquait un choix qui surpasse tous les autres, une dette qu’ils avaient envers la guerre. La guerre est ce que les gens font. Ici, ils en font une résistance minuscule au sein d’une guerre de grande échelle.</p>
<p>Une journée type :</p>
<p>7h : réveil, café lyophilisé,</p>
<p>7h05 : première cigarette, deuxième, puis troisième. Presque deux paquets par jour.</p>
<p>8h : chargement des voitures.</p>
<p>8h10 : départ pour livrer les colis dans les quartiers exposés.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/463626/original/file-20220517-14-qec9vd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Avant le départ pour une livraison.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>13h : Retour au QG. Déjeuner</p>
<p>15h : Nouvelles livraisons si les colis sont préparés.</p>
<p>20h : Couvre-feu.</p>
<p>20H-23h : billard, téléphones portables, films, quelques conversations, billard, téléphones portables, films, quelques conversations.</p>
<p>Demain et les jours suivants, avec Vitali, Mark et Alisa, j’irai livrer les colis dans les quartiers Est de la ville.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/182601/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.
</span></em></p>À Kharkiv, dans le nord-est de l’Ukraine, la vie continue sous les bombes.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1821922022-05-10T21:51:02Z2022-05-10T21:51:02ZChroniques d’Ukraine : Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/462257/original/file-20220510-24-a7cnul.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C658%2C431&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Kharkiv, fin avril 2022.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Romain Huët</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans <a href="https://theconversation.com/fr/topics/chroniques-dukraine-120841">Chroniques d’Ukraine</a>, le chercheur Romain Huët nous raconte comment la guerre change le quotidien d’une population. Sur le terrain durant les mois d’avril et mai 2022, il documente le conflit au plus près pour The Conversation.</em></p>
<hr>
<p>Kharkiv, partie 1.</p>
<p>L’<a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">histoire de Sergueï</a> n’est pas strictement personnelle. Au contraire, elle concerne beaucoup de monde.</p>
<p>S’engager comme volontaire est toujours présenté non comme une délibération longuement mûrie mais plutôt comme une réaction naturelle imposée par la situation. Dans les mots des volontaires, se dresser face à un envahisseur qui « arrache vos terres et tue des populations entières » apparaît comme une évidence.</p>
<p>Cependant, le patriotisme n’est pas l’unique cause de la résistance. À cet instant, les corps sont traversés par une pulsion irréfléchie de défense face à une armée qui approche. Dans la durée, cette pulsion transforme existentiellement les hommes. Il est incontestable que la guerre n’est <a href="https://theconversation.com/la-guerre-comme-experience-sensible-les-motifs-existentialistes-du-djihad-80163">pas qu’une affaire d’idées</a>. La vie ordinaire et ses innombrables empêchements ou devoirs pratiques n’ont plus de réalité.</p>
<p>Désormais, la vie se conduit dans le contexte chaotique de la guerre. Et il est remarquable de constater que l’on se trouve aisément une place et une utilité dans le monde. Au sein des centres de volontaires, la résistance est peu soucieuse des compétences ou expériences effectives de chacun. Elle est surtout attentive aux bonnes volontés. Ces volontaires vivent activement l’histoire qui agite le monde. Cette promesse d’expressivité de la vie est une des raisons pour lesquelles la guerre exerce sur certains un pouvoir d’attraction.</p>
<h2>Une guerre qui donne du sens</h2>
<p>À cette analyse, on peut opposer à raison nombre d’objections. Ce point de vue est dangereusement romantique. Il affirme que la guerre est une puissance individuelle et collective qui fait défaut dans la vie ordinaire en temps de paix. En forçant le trait, on pourrait même avancer qu’elle est utile, sinon nécessaire, car elle régénère la population. Par exemple, Georges Bataille ou Roger Caillois avançaient une explication proche. La guerre est l’occasion d’une <a href="https://journals.openedition.org/socio-anthropologie/10452">« régénération de la société et de l’individu »</a>, en particulier parce qu’elle brise les routines, la vie régulière, la monotonie.</p>
<p>Pour Roger Caillois, la guerre est le <a href="https://editions.flammarion.com/bellone-ou-la-pente-de-la-guerre/9782081286191">mépris de la tranquillité</a>. Chacun est déchargé des soucis de l’avenir personnel. Au cours de ce présent intensifié, les volontaires trouvent quelques joies occasionnelles. Attaqués par le réel sur tous les fronts, ils se réfugient dans leurs groupes et s’activent. Pour la première fois, ils se découvrent une force collective qu’ils n’avaient jusqu’alors jamais expérimentée. En deux mois, ils accomplissent tant de choses ensemble qu’ils sont étonnés de leurs capacités.</p>
<p>La guerre donne un quotidien plein de sens et rend la fatigue anecdotique. Au cours de mes rencontres à Kiev ou ici à Kharkiv, je m’enquiers de l’état du moral de mes interlocuteurs. Mes questions sur leur vie d’avant la guerre produisent quelques soupirs et un instant de nostalgie qu’on lit dans les yeux qui fuient. Ce regard momentanément perdu exprime un désir fugitif, auquel il ne faut pas trop penser, de retrouver une vie normale.</p>
<p>Cependant, je n’ai entendu ni plaintes désespérées ni regrets de la vie d’autrefois. J’ai plutôt en souvenir une phrase qu’un volontaire me lâcha au cours d’une conversation. Elle m’était suffisamment inattendue pour que je ne puisse l’oublier de sitôt : « Je vis une meilleure vie qu’avant. »</p>
<p>Ces mots n’indiquent pas qu’il fait profit de la guerre. Il a simplement la sensation de faire quelque chose dans la vie. Non qu’auparavant, il ne faisait rien. Mais il n’agissait pas avec d’autres camarades d’infortune et sa contribution dans le monde n’avait pas l’évidence d’aujourd’hui.</p>
<h2>Ne pas occulter l’horreur de la guerre</h2>
<p>Il ne faut pas se méprendre sur la tonalité d’une telle hypothèse. Elle n’ôte pas à la guerre ses horreurs. C’est une chose de considérer et de décrire les façons dont la guerre transforme existentiellement les hommes. C’en est une tout autre que de se laisser séduire par son pouvoir d’attraction ou de se trouver fasciné par cette capacité inouïe qu’ont les hommes à s’anéantir.</p>
<figure>
<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/_U0COadGUsM?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Guerre en Ukraine : à Lviv, des volontaires s’entrainent pour organiser la résistance – France 24, 5 mars 2022.</span></figcaption>
</figure>
<p>À plusieurs reprises, à Kharkiv, en entendant le son des roquettes ou autres missiles qui retentissent un peu partout et en constatant leurs dégâts, je me suis senti abattu par l’abjection de la guerre et par la détresse qui accable tous ces foyers détruits ou menacés. À plusieurs reprises, j’ai été saisi par une pensée d’une incroyable banalité et naïveté : « Comment les hommes peuvent-ils s’infliger cela ? Comment peut-on être auteur de telles destructions qui tuent et brisent les vies ? »</p>
<hr>
<p><strong>Chroniques d'Ukraine :</strong></p>
<ol>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-un-chercheur-sur-le-terrain-pour-documenter-la-guerre-181540">Un chercheur sur le terrain pour documenter la guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-lart-face-a-la-guerre-181795">L’art face à la guerre</a></li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">Volontaire pour entrer en guerre</a></li>
<li>Peut-on tourner le dos à « sa » guerre ?</li>
<li><a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">Les ruines, l’insouciance et la banalisation de la guerre</a></li>
</ol>
<hr>
<p>Je ne suis gagné par aucun romantisme et je n’ai jamais pensé que la guerre était une affaire respectable et souhaitable. Cependant, elle dit beaucoup sur les élans des hommes, sur leurs rapports brisés au monde et sur leur capacité à renoncer à la passivité jusque dans les situations les plus inextricables.</p>
<p>Il y a sans doute lieu de qualifier cette résistance. Elle n’a pas pour origine un quelconque désir révolutionnaire qui se serait transformé en guerre comme ont pu le connaître les Syriens. Il s’agit d’un soulèvement réactif face à l’invasion russe. Il reste alors à voir ce que cette défense pourrait produire comme aspirations politiques nouvelles dans le futur de l’Ukraine.</p>
<h2>Roman, volontaire à Kiev</h2>
<p>Roman est trentenaire. Il habite Kiev. Il est l’un des membres <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-volontaire-pour-entrer-en-guerre-182161">du centre de volontariat où travaille déjà Sergueï</a>. Tous deux partagent de nombreux points de vue. Le volontariat s’est massivement développé à la suite de Maïdan. Mais pour Roman, « le volontariat s’est essentiellement organisé sur des aspects humanitaires, militaires et patriotiques ». Selon ses mots, il a moins consisté en la création d’une contre-société qu’en la généralisation d’une culture de la débrouille là où l’État est absent.</p>
<p>Lui aussi concède l’importance du nationalisme en Ukraine : « Maïdan a normalisé le nationalisme. Cela traverse toute la société. Même les centristes comme <a href="https://www.lesechos.fr/2015/12/michel-terestchenko-ce-francais-elu-maire-en-ukraine-1109355">Terestchenko</a> sont devenus nationalistes. » D’ailleurs, on remarque que dans les premières années de son mandat, Volodymyr Zelensky a été vivement critiqué pour sa complaisance envers le régime russe et sa timidité dans la défense des intérêts ukrainiens.</p>
<p>Roman l’assure :</p>
<blockquote>
<p>« Si Zelensky avait accepté les accords de Minsk, il s’opposait à une énorme protestation nationale ; une protestation qui aurait pu donner lieu à un troisième Maïdan. »</p>
</blockquote>
<p>Je laisse aux spécialistes de l’Ukraine le soin de se prononcer sur la nature de ce nationalisme. Pour ma part, dans mon regard de témoin non avisé, il ne m’a pas paru se traduire par un cloisonnement national, car les intentions de regarder à l’ouest sont tout aussi vives que celles de résister aux tentations prédatrices de l’emprise russe.</p>
<hr>
<p>
<em>
<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/ukraine-russie-une-histoire-commune-et-conflictuelle-des-avenirs-incertains-178275">Ukraine-Russie : une histoire commune et conflictuelle, des avenirs incertains</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<h2>« Après avoir fui, je voulais retourner à Kiev »</h2>
<p>Le premier jour de la guerre, Roman était avec sa petite amie. Lui aussi, comme beaucoup, était absolument convaincu que la Russie n’engagerait pas une telle guerre. Pour lui, le <a href="https://www.letemps.ch/monde/images-satellites-montrent-une-nouvelle-etape-deploiement-militaire-russe">déploiement des militaires aux frontières</a> n’était qu’une intimidation supplémentaire dans le jeu géopolitique international.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C565%2C3010%2C3196&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C565%2C3010%2C3196&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/461959/original/file-20220509-23-ditbyc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Vue sur le château de Richard Cœur de Lion, Kiev, 25 avril 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Aux âmes qui s’inquiétaient d’une possible guerre, il leur jurait qu’un tel avenir était rigoureusement impossible. Avec ses amis, il raillait volontiers ces pessimistes qui s’inquiétaient de la situation et qui annonçaient la venue des sombres temps.</p>
<p>Lorsque je l’interroge sur ses souvenirs du premier jour de la guerre, il me confie :</p>
<blockquote>
<p>« Comment ne pas se souvenir de ce premier jour ? C’est un traumatisme collectif. À cinq heures du matin, je suis réveillé par plusieurs appels de mes amis. Je me demandais bien pourquoi on tentait de me joindre à une heure si tardive. J’ai alors ouvert mon téléphone, j’ai regardé les informations et j’ai compris. Immédiatement, Elena (sa petite amie) a décidé de quitter Kiev. Elle tenait absolument à ce que je vienne avec elle et sa famille. C’était une panique totale. On a immédiatement fait nos bagages et on a quitté la ville. C’était le premier jour de la guerre. »</p>
</blockquote>
<p>Pendant quatre jours, Roman est en proie à une extrême confusion. De façon compulsive, il dévore les informations. Il est profondément intranquille. Il est constamment agité par la pensée de retourner à Kiev. L’idée d’avoir abandonné si facilement ses amis et sa ville lui est difficile à endurer. En termes subjectifs, la guerre lui aurait été insupportable s’il était resté dans ce coin de paix. Il lui fallait revenir. Il était animé par cette si commune idée : « il fallait revenir et faire quelque chose ».</p>
<p>Lorsqu’on est témoin d’une histoire qui « nous » concerne directement, on peut réagir de bien des manières différentes. On se tient passivement comme spectateur impuissant de la situation, on s’empresse de fuir le feu en s’exilant dans des territoires plus sûrs. Certains restent, en vue de tirer quelque intérêt de la situation, en saisissant l’une des opportunités promises par la guerre. D’autres choisissent de rester et de lutter pour la défense de leurs terres. Il restera à clarifier les ressorts insondables d’un tel choix.</p>
<h2>« Je me suis senti tellement mieux »</h2>
<p>Pour Roman, ce choix n’a rien eu d’évident. Il a fallu convaincre Elena de le laisser partir. Il ne parvenait pas à tourner le dos à l’histoire. L’élan l’a saisi énergiquement. Roman est retourné à Kiev :</p>
<blockquote>
<p>« J’ai pris un train entièrement vide. J’ai fait le chemin inverse de tous les autres. Je suis arrivé à Kiev. Les rues étaient vides. C’était irréel. Un ami m’a fait venir ici au QG, dans ce groupe de volontaires. Je me suis rendu disponible. J’organise le transport des ravitaillements des bataillons de la défense territoriale. »</p>
</blockquote>
<p>Puis il me dit ce que je pressentais un peu :</p>
<blockquote>
<p>« Depuis le jour où j’ai rejoint le QG, je me suis senti tellement mieux. C’est ma manière de faire face à la guerre. C’est en faisant quelque chose. C’est trop déstabilisant de ne pas savoir quoi faire. Je n’ai aucune formation militaire et je ne m’imaginais pas bien passer mes journées entières sur un check-point à contrôler les papiers. »</p>
</blockquote>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1499731132140728324"}"></div></p>
<p>Roman affirme se sentir mieux. Le travail obstiné sauve de l’effondrement intérieur et permet de vivre dans de sombres temps jusqu’à connaître quelques joies occasionnelles. Cela n’est possible que parce qu’il est lié à d’autres, que le soulèvement n’est pas l’affaire de quelques-uns avisés. Face à l’impouvoir solitaire se dresse la réponse collectivement organisée.</p>
<h2>Vivre au jour le jour</h2>
<p>La solidarité dans l’adversité est un puissant moyen pour tenir face à l’écroulement du monde. Entre autres, elle détourne des pensées générales tournées vers l’avenir. Les volontaires ne font pas de pronostics sur le futur. Je ne les vois pas consommer de manière compulsive l’<a href="https://www.defense.gouv.fr/ukraine-point-situation">évolution de la situation militaire</a>.</p>
<p>Quand j’échange avec eux à ce sujet, je comprends qu’ils ne savent pas grand-chose de l’évolution des fronts. Même ici à Kharkiv, bombardée chaque jour, ils n’ont qu’une vague idée de la position exacte des Russes. Lorsque nous avons traversé les quartiers particulièrement visés pour les ravitailler, je m’informais de la distance à laquelle se situaient les troupes russes. Tantôt, on m’a dit à 3 kilomètres, à 5 kilomètres puis à 7 kilomètres. Ici, comme à Kiev, on regarde peu les cartes militaires.</p>
<p>Cette insouciance relative vis-à-vis du conflit réside dans le fait que dans l’expérience de la résistance, le temps est littéralement bloqué. Elle se vit au jour le jour. La nécessité d’agir dans l’urgence et l’incertitude les condamne à ne jamais discuter sérieusement à propos de l’avenir. Il y en a assez à s’occuper du quotidien.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/GR0GirsUs-k?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Guerre en Ukraine : à la rencontre des volontaires de la défense territoriale – BFM TV.</span></figcaption>
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<p>On pourrait penser que cette vie au jour le jour n’est promise qu’à une sévère dépression. Or, je ne les vois ni abattus, ni enfermés dans l’accablement, ni épris d’une idéologie qui les convaincrait d’une victoire militaire imminente des forces ukrainiennes. Je les vois plutôt appliqués dans leurs tâches jour après jour.</p>
<p>La vie de groupe oblige chacun à dompter ses affects négatifs, à ne penser qu’aux choses à accomplir, et à veiller au soin des uns et des autres. Dans ces moments-là, les rivalités mesquines qui ruinent les vies communautaires restreintes peinent à s’exprimer. Ils s’interdisent les mouvements d’humeur ou les expressions incontrôlées, si fréquents dans la vie ordinaire. Pourtant, ils ne paraissent pas concéder d’immenses efforts pour vivre ensemble. Cela va presque de soi. Les nécessités commandent aux égos de se plier au milieu général de leurs camarades d’infortunes.</p>
<p>Incontestablement, l’être-ensemble fait oublier la condition tragique de leur vie présente. Aussi redoutable et tragique que la guerre puisse être, il existe des résistances tantôt appliquées, tantôt aléatoires, essentiellement mineures qui jaillissent dans les temps les plus sombres. C’est peut-être cela que <a href="https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2004-2-page-127.htm">Louis Quéré désignait</a> lorsqu’il pensait que l’anthropologie avait pour rôle essentiel de « sauver les phénomènes ».</p>
<p>Dans le cas de la guerre, il ne suffit ni de commenter ni de s’apitoyer tragiquement sur la situation. Il importe également d’observer et de décrire comment certains lui résistent avec endurance. Dans les <a href="https://www.cairn.info/revue-vacarme-2006-4-page-4.htm">mots de Georges Didi-Huberman</a>, je retrouve ce que j’aurais voulu écrire à propos de Sergueï, Roman et tant d’autres : leurs actions sont des effractions dans l’espace du malheur.</p>
<p>Cette vision, que certains jugeront sans doute comme un chuchotement inoffensif et divertissant au cœur de cette lutte entre nations, n’occulte pas l’inquiétude pour les temps futurs. Une fois la guerre terminée, ces volontaires auront à se retrouver des pratiques de liberté et des formes de vie commandées par aucune adversité générale. Il leur faudra retrouver des capacités d’imaginations et prendre part à quelque futur. Il est aussi fondamental de se préparer à la fin de la guerre, à la fin de tous ses désastres et de toutes ses intensités.</p>
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<p><em>Prochaine étape : <a href="https://theconversation.com/chroniques-dukraine-les-ruines-linsouciance-et-la-banalisation-de-la-guerre-182601">Kharkiv, partie 2</a></em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/182192/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cet article s'inscrit dans la continuité des recherches et de l'ANR portés par l'auteur 'Ethnographie des guérillas et des émeutes : formations subjectives, émotions et expérience sensible de la violence en train de se faire – EGR' <a href="https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011">https://anr.fr/Projet-ANR-18-CE39-0011</a>.
</span></em></p>De nombreux simples citoyens ukrainiens se sont portés volontaires pour assister l’armée dans sa résistance à l’invasion russe.Romain Huët, Maitre de conférences en sciences de la communication, Chercheur au PREFICS (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones, Information, Communication, Sociolinguistique), Université Rennes 2Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1769092022-03-09T19:13:49Z2022-03-09T19:13:49ZFaire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/445646/original/file-20220210-46662-1aly271.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=10%2C13%2C1803%2C995&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Jeunes garçons dans les rues de Ouagadougou.
</span> <span class="attribution"><span class="source">Muriel Champy</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Les « enfants de la rue » sont à la <a href="http://www.sudoc.abes.fr/cbs/xslt//DB=2.1/SET=3/TTL=2/SHW?FRST=3">croisée des fantasmes</a> : le cas des <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/05/05/au-pied-de-la-tour-eiffel-des-mineurs-isoles-vivent-dans-le-plus-grand-denuement_6079130_3224.html">« mineurs isolés »</a> errant dans certaines rues de la capitale française le démontre bien. Ils suscitent souvent des impressions confuses, oscillant entre la compassion pour des êtres trop tôt meurtris et la crainte diffuse d’un déferlement de misérables.</p>
<p>Pourtant, rejoindre la rue ne prend pas les mêmes formes à Paris, à Pékin, à Calcutta, à Ouagadougou ou à Kinshasa. Chaque environnement urbain est caractérisé par ses impasses et par ses opportunités spécifiques. <a href="http://www.sudoc.abes.fr/cbs/xslt//DB=2.1/SET=1/TTL=1/SHW?FRST=2">Mes enquêtes de terrain</a>, menées à leurs côtés à Ouagadougou depuis plus de dix ans, m’ont conduite à envisager les « enfants de la rue » autrement que par l’opposition entre victime et menace.</p>
<h2>Seuls dans la rue ?</h2>
<p>Au Burkina Faso, un <a href="http://www.insd.bf/contenu/enquetes_recensements/EHCVM_2018/EHCVM_2018_Rapport%20general.pdf">habitant sur deux a moins de 16 ans</a>. La sociabilité en milieu urbain se déployant très largement dans l’espace public, les « enfants de la rue » ne se distinguent guère, au quotidien, de la masse des enfants et des jeunes qui parcourent les rues de la ville : petits commerçants ambulants, élèves coraniques mendiants, enfants jouant au football dans les rues de leur quartier ou jeunes assis à l’ombre d’un arbre en train de refaire le monde autour d’un thé.</p>
<p>Ils ne sont pas non plus les seuls enfants à dormir dans la rue. Ces derniers sont sous la responsabilité d’un adulte (un parent, un maître coranique, l’aveugle qu’ils assistent, la commerçante pour laquelle ils travaillent, etc.).</p>
<p>Les « enfants de la rue », quant à eux, y vivent de manière autonome. C’est donc moins le lieu qu’une position relationnelle qui les caractérise.</p>
<p>Ils mangent globalement à leur faim, ce qui n’est pas le cas de tous les Burkinabè. La mendicité, les petits boulots, les vols et les trafics sont des sources de revenus non négligeables. Malgré l’omniprésence de la violence et une carence affective évidente, les loisirs et les amusements composent une part importante de leur quotidien. Ceux qui vivent du vol portent parfois des vêtements « dernier cri », voire envoient occasionnellement de l’argent à leurs parents restés au village. De fait, ils sont rarement orphelins, et ce d’autant moins dans une société où les frères et les sœurs des géniteurs de l’enfant sont considérés par lui comme des pères et des mères.</p>
<p>Nombre de ces « enfants » de la rue y grandissent et ont une vingtaine d’années, voire plus. Les « enfants de la rue » peuvent donc être des « adultes ». Leur présence, qui signale implicitement les limites des projets de réinsertion, est cependant largement occultée. Les associations caritatives ne viennent en aide qu’aux individus mineurs : à l’âge de 18 ans, l’enfant de la rue, victime à aider, devient brutalement un <a href="https://www.cairn.info/revue-autrepart-2014-4-page-129.htm">délinquant impénitent à enfermer</a>.</p>
<p>Les « enfants de la rue » sont donc très loin d’être les seuls enfants dans la rue et, surtout, ne sont pas tous des enfants. Ils jugent en outre que cette appellation est calomnieuse et stigmatisante : elle sous-entendrait qu’ils sont nés « dans la rue », voire « de la rue » – au sens où ils seraient des « fils de la rue ». À la limite, ils préfèrent l’appellation <a href="http://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/34737"><em>bakoroman</em></a>, un terme issu du langage nouchi, l’argot urbain de Côte d’Ivoire, qui désigne celui qui vit et dort dans la rue, sans que personne n’y soit responsable de son existence.</p>
<h2>Migrer dans la rue ?</h2>
<p>Si la misère se rencontre à tout âge, il est apparu que seuls des adolescents adoptent ce mode de vie, le plus souvent entre 12 et 17 ans. Les bakoroman les plus âgés sont simplement restés dans la rue. Mais passé 25 ans, ils se font rares. L’observation de leurs trajectoires redessine ainsi les contours de l’adolescence, d’ailleurs confirmés par les <a href="https://www-cairn-info.lama.univ-amu.fr/les-jeunes-face-a-l-alcool--9782749263700-page-73.htm">travaux récents</a> en neurobiologie, qui ont démontré que le cerveau n’atteint sa pleine maturité qu’autour de l’âge de 25 ans, même si la loi considère désormais qu’on est adulte dès l’âge de 18 ans.</p>
<p>Les bakoroman ont le plus souvent cherché à échapper à des situations familiales difficiles (pauvreté, divorce, abandon, décès, etc.). Ils aiment pourtant se présenter <a href="https://www.academia.edu/12745650/2015_Des_plantations_ivoiriennes_%C3%A0_la_rue_ouagalaise_Transmissions_silencieuses_d_une_tradition_de_mobilit%C3%A9_in_BAUSSANT_M_DOS_SANTOS_I_RIBERT_E_RIVOAL_I_ed_Logiques_m%C3%A9morielles_et_temporalit%C3%A9s_migratoires_Nanterre_Presses_Universitaires_de_Paris_Ouest_p_275_294">comme des migrants, acteurs de leur destin</a>.</p>
<p>Pour les jeunes Burkinabè, la migration est un « départ en aventure » et un moyen reconnu d’accéder à des ressources matérielles, d’élever son statut social et de gagner en expérience en se frottant au vaste monde, avant de s’installer dans sa vie d’adulte. Quitter son foyer peut être porteur d’espoir quand ni la famille ni l’État ne vous proposent un chemin vers la réussite : bon nombre d’enfants travaillent aux champs toute la journée, les classes rassemblent <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/video/2018/02/09/maxime-sou-le-prof-qui-fait-des-miracles-au-burkina-faso_5254562_3212.htm">parfois plus de 100 élèves</a> et les frais de scolarisation empêchent trop souvent de poursuivre l’école au-delà du cycle primaire.</p>
<p>Les bakoroman cherchent ainsi à s’inscrire dans une certaine normalité du <a href="https://www.decitre.fr/livres/migrations-d-aventures-9782735508181.html">départ en aventure</a> des adolescents et des jeunes hommes en Afrique de l’ouest. Et tout comme pour les migrants qui remontent le Sahara ou qui embarquent sur des bateaux de fortune pour traverser la Méditerranée, réduire leur mobilité à un dernier recours face à la misère empêche de comprendre leurs trajectoires.</p>
<p>La position toujours plus précaire des mineurs et des travailleurs non qualifiés sur le <a href="https://books.openedition.org/irdeditions/9655">marché du travail</a>, l’insécurité grandissante <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2021/07/09/dans-l-est-du-burkina-faso-des-villages-pieges-par-les-djihadistes_6087751_3212.html">dans le monde rural</a> et la structuration de réseaux de bakoroman qui prennent en charge l’accueil des nouveaux arrivants contribuent à canaliser certains jeunes aventuriers vers les mirages de la rue. Ils s’agrègent ainsi, toujours plus nombreux, à des réseaux marginaux, marqués par une consommation massive de drogue, une hiérarchie souple, une faible tolérance à la contrainte et l’accès à des gains d’argent relativement importants. Autant de caractéristiques qui compliquent leur réinsertion, d’autant plus que, dans la rue, ils ont raté cette étape essentielle pour la suite qui est celle de la formation, scolaire ou en apprentissage.</p>
<h2>Au bout de la rue ?</h2>
<p>Replacer la rue dans le prisme des migrations juvéniles permet de comprendre le taux d’échec important des projets de réinsertion institutionnels, qui considèrent les bakoroman comme relevant de l’enfance en danger. Ces <a href="https://samu-social-international.com/samusocial-burkina-faso">programmes</a> proposent généralement un retour en famille assorti d’un modeste soutien matériel ou économique, ou un placement en centre d’hébergement, en vue d’une scolarisation ou d’une entrée en apprentissage. Non seulement ces initiatives n’apparaissent pas toujours comme des solutions aux yeux des enfants pris en charge mais de plus, elles nient leur projet d’indépendance économique et leur désir d’affirmation individuelle.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=902&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/449149/original/file-20220301-19-teun5t.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1133&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Muriel Champy, Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou, Nanterre, Société d’ethnologie, 2022, 302 p.</span>
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<p>Cette aide n’en reste pas moins indispensable. Parce que ce mode de vie est conditionné par les opportunités offertes par l’indétermination de leur statut, entre l’enfance et l’âge adulte, les bakoroman savent que la rue prendra fin en grandissant. Tandis que certains s’enlisent, entre toxicomanie, clochardisation et criminalité, d’autres parviennent à tourner définitivement le dos à la rue et à devenir des chefs de famille responsables. Si la rue ne constitue jamais le raccourci vers la réussite que certains espéraient, elle ne représente pas pour autant une <a href="https://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100974200">voie sans retour</a>.</p>
<p>Le mode de vie adopté par la majorité des « enfants de la rue » est conditionné par l’entre-deux, ni enfants – ils sont capables de survivre seuls – ni adultes – ils n’ont pas encore acquis de responsabilités. Ce n’est qu’en leur reconnaissant pleinement leur capacité d’action, mais sans oublier qu’ils n’ont pas encore la maturité et les compétences nécessaires pour se prendre en charge, que nous pourrons les accompagner à sortir des impasses de la rue.</p>
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<p><em>L’ouvrage de Muriel Champy, <a href="https://www.lcdpu.fr/livre/?GCOI=27000100974200">« Faire sa jeunesse dans les rues de Ouagadougou »</a>, vient de paraitre aux éditions de la <a href="http://www.societe-ethnologie.fr/publications-nouveautes.php">Société d’Ethnologie</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176909/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les « enfants de la rue » font partie de ces figures emblématiques de la misère et de la relégation familiale qui nourrissent les préjugés. Enquête ethnographique au Burkina Faso.Muriel Champy, Maîtresse de conférence en anthropologie, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1765912022-02-08T20:59:36Z2022-02-08T20:59:36ZLes mannequins, une quête de lumière à n’importe quel prix<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/444787/original/file-20220207-127284-vs82ip.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=176%2C10%2C1005%2C671&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Derrière le glamour de la mode, les identités personnelles tendent à s’effacer.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/en/photo/524077">Thomas8047 / Pxhere</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>La fashion week parisienne s’est achevée le 23 janvier dernier avec les défilés pour hommes. Cette année, point de scandale. Pourtant la mode est régulièrement attaquée dans les médias et souvent à raison pour la violence qu’elle couve et esthétise. Les gens de la mode aiment à provoquer régulièrement au nom de la création artistique. Rappelez-vous du défilé de Rick Owens pour sa collection automne/hiver 2015 mettant <a href="https://www.lemonde.fr/m-styles/article/2015/01/23/rick-owens-le-createur-qui-affole-la-twittosphere_4562305_4497319.html">explicitement en scène le sexe</a> des mannequins.</p>
<p>D’autres scandales sont notamment rapportés dans le documentaire <a href="https://www.vogue.fr/mode/news-mode/articles/scandales-de-la-mode-documentaire-loic-prigent/44230"><em>Scandales de la mode</em></a> de Loïc Prigent (2016) : la performance d’hommes au crâne rasé vêtus de pyjamas munis de matricules par la marque Comme des garçons en 1995, la collection Sommeil, au moment même de la commémoration de la libération du camp d’Auschwitz au carreau du Temple, ou encore, l’utilisation de croix gammées sur des vestons par Alexander McQueen.</p>
<p>Sont plus souvent tues cependant, les souffrances des mannequins. Quelques rares fois certains·e·s rompent le silence, comme ces dizaines de mannequins hommes et femmes qui ont <a href="https://www.nytimes.com/2018/01/13/style/mario-testino-bruce-weber-harassment.html">accusé</a> d’agressions sexuelles de célèbres photographes décrits comme des prédateurs. En 20 ans, une quarantaine de suicides de mannequins ont été médiatisés.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/xQvPRJyN0Sk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Bande-annonce du documentaire de Loïc Prigent « Scandales de la mode » (2016).</span></figcaption>
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<p>Dans une démarche de recherche auto-ethnographique, notre <a href="https://www.editions-eres.com/ouvrage/4856/entre-glamour-et-souffrance-le-metier-de-mannequin#:%7E:text=Ce%20r%C3%A9cit%20auto%2Dethnographique%20relate,et%20comment%20s%27en%20d%C3%A9gager%20%3F">livre</a> <em>Entre glamour et souffrance, le métier de mannequin</em> (Éditions Érès), rapporte une enquête de huit années au cœur de la mode, à travers le récit de l’un d’entre eux. Issus du travail d’une <a href="https://www.theses.fr/2018PA01E028">thèse doctorale</a>, soutenue en juillet 2018 à l’ESCP sous la direction du professeur Gilles Arnaud, l’ouvrage explore les ressorts d’un métier qui fascine le grand public et les quelques individus s’accrochant à cette activité, certes glamour, mais inévitablement aliénante.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/abus-sexuels-anorexie-derriere-la-magie-des-podiums-le-mal-etre-bien-reel-des-mannequins-171054">Abus sexuels, anorexie… Derrière la magie des podiums, le mal-être bien réel des mannequins</a>
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<p>Pour cet exercice, nous avons commencé par repérer les moments clés du travail de mannequin, puis collecté un très grand nombre de données représentatives des systèmes de gestion du mannequinat et de l’expérience du métier. L’examen des violences systémique et symbolique montre notamment l’effacement des identités personnelles au profit de cet idéal qu’incarne le rêve de la mode. Une affaire « paradoxante », d’autant que les mannequins doivent s’inventer leur propre look (souvent dicté par les managers), tout en se fondant dans un rôle spécifique pour chaque marque.</p>
<h2>« Envie de tuer quelqu’un »</h2>
<p>L’adhésion à un idéal organisationnel entraîne les mannequins dans une course effrénée vers l’excellence. Ils entrent dans un projet de dépassement perpétuel, dans une poursuite d’un <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-societe-malade-de-la-gestion-ideologie-gestionnaire-pouvoir-managerial-et-harcelement-social-vincent-de-gaulejac/9782020689120">idéal inaccessible</a>, notamment par un <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1111/j.1467-954X.2006.00671.x">travail esthétique</a> qui « doit être violent » comme les régimes et le travail du corps par exemple.</p>
<p>Les agences de mannequins impriment de cette manière une culture, au sens où elles rencontrent les aspirations des mannequins avides de reconnaissance et confrontés à l’angoisse de savoir qui ils sont. Ce système, qui cherche à provoquer la motivation des mannequins, leur adhésion et leur productivité, crée des personnalités narcissiques à la fois produits et producteurs de ce système.</p>
<p>Réifiés et travestis, les mannequins doivent, par un travail esthétique et <a href="https://www.cairn.info/revue-travailler-2003-1-page-19.htm">émotionnel</a>, incarner sur scène les fantasmes des stylistes. Comme le déplore Timéo* :</p>
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<p>« Je ne suis qu’un morceau de viande. [Tu es] un produit à vendre […] T’es un objet, il ne faut pas l’oublier, t’es un objet, t’es là pour être mannequin. »</p>
</blockquote>
<p>La sublimation ordinaire de la souffrance passive n’est plus possible. Le réel déborde, ce surplus d’affects qu’ils ne peuvent symboliser parce que les identifications auxquelles ils se plient ne pourront jamais pleinement les définir, jusqu’à, comme en témoigne Pierre, perdre sens de qui ils sont :</p>
<blockquote>
<p>« Si tu n’obéis pas, tu te retrouves démuni et es mis sur la touche… C’est un vrai truc de schizophrène le mannequinat. J’avais envie de tuer quelqu’un. Parce que la case humaine il faut l’oublier, c’est un univers déshumanisé où je dois rentrer dans un personnage. »</p>
</blockquote>
<p>Agressions envers d’autres concurrents, violences verbales, bizutages sont les symptômes visibles d’une subjectivité étriquée, voire piégée. Plus inquiétant encore, les agressions sexuelles et attouchements à l’endroit des mannequins par des photographes sont laissés sous silence. Signe d’une rupture de confiance entre les managers et les mannequins. Ils n’osent pas en parler, souligne Sarah, une manager :</p>
<blockquote>
<p>« Je me souviens d’un photographe qui essayait de tripoter les mannequins pendant qu’ils étaient testés. Je l’ai fait bosser pendant un an et demi, jusqu’à ce qu’il y ait un mannequin qui finisse par me le dire, sinon je ne l’aurai jamais su. J’ai convoqué tout le monde et la seule réponse que j’ai eue c’était du style : “oui effectivement il était un peu bizarre”. »</p>
</blockquote>
<p>Pourquoi alors les mannequins continuent-ils leur activité malgré cette violence qui devient banale et circule à travers des mythes et histoires qu’ils se racontent entre eux. Cette question, nous l’explorons actuellement dans un travail en cours d’écriture avec Bénédicte Vidaillet, professeure à l’Université Paris-Est, à partir des nombreuses données que nous avons pu collecter sur le métier de mannequin. Le livre, lui, se concentre sur l’examen des actes de résistance que ces mêmes acteurs entreprennent pour se « <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/1350508412461292">libérer</a> des formes de travail aliénantes et restrictives du développement de la conscience humaine », pour reprendre les mots des chercheurs Isabelle Huault, Véronique Perret et André Spicer.</p>
<h2>Actes de résistance</h2>
<p>Il y a d’abord l’exemple de Lucas, ce mannequin quarantenaire, captivé par « cette lumière qu’il recherche… parce que le miroir c’est aussi le plaisir du mannequin ». Après être tombé malade au cours d’un voyage en Chine, et être revenu en France avec trop peu d’économies pour subvenir à ses besoins tandis que ses managers ne lui proposaient plus de contrats, il décida de rompre avec les processus formels de sélection aux castings.</p>
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<figcaption><span class="caption">Présentation du livre « Entre glamour et souffrance » (Éditions Érès, octobre 2021).</span></figcaption>
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<p>Patienter des heures durant aux côtés de 500 concurrents pour un contrat qu’il ne peut qu’espérer décrocher était son quotidien pendant des années. Il a décidé de démarcher directement les clients, sans passer par ses agents qui normalement contrôlent les rencontres, les tarifs des prestations, et les négociations des contrats. L’agence d’un mannequin est rémunérée en France 33 % du montant de chaque contrat, auxquels s’ajoute 10 % facturé directement au client. Un second tiers revient aux impôts, et le mannequin perçoit donc logiquement le dernier tiers de chaque contrat. Aux États-Unis en moyenne, un mannequin touche <a href="https://www.lepoint.fr/culture/chez-les-mannequins-ce-sont-les-hommes-qui-gagnent-le-moins-18-06-2017-2136284_3.php">30 000 dollars</a> par an (tout sexe confondu).</p>
<p>En coupant le cordon avec ses agents, Lucas pouvait ainsi gagner beaucoup plus, souvent sans déclarer les commissions perçues. Les agences facturent également les mannequins pour d’autres prestations : impression de composites (sorte de carte de visite du mannequin), des books (livres photos présentant le look du mannequin), envois postaux de ces derniers, chauffeurs imposés, parfois le loyer de chambres… En effet, les mannequins voyagent continuellement, sans véritablement d’attaches fixes et souvent très jeunes. Les mannequins démarrent en effet leur carrière vers 16 ans.</p>
<h2>Effondrement narcissique</h2>
<p>Il y a cet autre exemple de Timéo. Après une période où il « mourrait de faim », il décida de quitter son agence pour signer chez un concurrent. Cet acte isolé, dans le fond, s’apparente à un <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0893318907310941">acte de résistance décaféiné</a> : il en a l’apparence, mais ne permet en rien de subvertir les mécanismes dominants du système de gestion en place. Mais à la suite de cet acte posé, Timéo décida également de s’engager dans la création d’une entreprise d’aide à la comptabilité et aux finances des mannequins. </p>
<p>Las de la désinformation sur les pratiques de gestion de carrière et des négociations de contrat par ses agents, il réussit à créer un contre-pouvoir à la toute-puissance des agents de mannequins. Il décida aussi d’outrepasser leur position de pouvoir, en se faisant l’intermédiaire de contrats à l’étranger, notamment en Chine, avec des mannequins qu’ils connaissaient – sans percevoir d’argent sur les possibles contractualisations.</p>
<p>Alors pourquoi et comment ces mannequins ont-ils réussi à s’affranchir du pouvoir de subsidiarité de leurs agents ? Il y a tout d’abord le constat d’un effondrement narcissique que chacun a vécu. Des situations limites, lorsque le corps lâche par exemple, et que la haine, la honte ou encore la colère se cristallisent pour devenir de l’indignation. <a href="https://journals.openedition.org/lectures/10033">L’affect de la résistance</a>. Dans ce moment qui n’obéit à aucune règle généralisable, la fonction narcissique remplie par le système angoisse/plaisir de l’organisation ne remplit plus le contrat psychologique entre le mannequin et l’organisation.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=942&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/444807/original/file-20220207-25-2fxak6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1184&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">« Entre glamour et souffrance, le métier de mannequin ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.editions-eres.com/ouvrage/4856/entre-glamour-et-souffrance-le-metier-de-mannequin">Éditions Érès</a></span>
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<p>Ce qui était alors de l’ordre d’un <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/0018726703056003614?journalCode=huma">collage imaginaire</a> au métier, une identification forte à l’image du mannequin et aux désirs des clients jusqu’à une quasi-disparition de la subjectivité, laisse place à l’angoisse et son pendant, le désir. Certains s’effondrent complètement, tandis que d’autres s’engagent dans un travail de réflexivité. Ce concept que les managers en ressources humaines <a href="https://start.lesechos.fr/travailler-mieux/vie-entreprise/pourquoi-la-reflexivite-est-la-nouvelle-competence-a-maitriser-1177112">aiment à s’approprier</a> aujourd’hui, l’affichant comme une des nouvelles soft skills à maîtriser en entreprise.</p>
<p>Commence un long travail de mise à distance de leurs identifications au métier de mannequin, en cherchant de nouveaux repères sur lesquels s’appuyer – cercles intimes et familiaux bien souvent, parce que les contre-pouvoirs dans ce secteur sont rares. Quelques tentatives persistent, comme la création d’un groupe Facebook de mannequins français en 2020, cherchant en ce lieu virtuel les ressources d’une entraide nécessaire pour défendre leurs droits face à une crise du secteur marqué par la Covid.</p>
<p>Ces expériences restent néanmoins rares et n’aboutissent généralement qu’à peu de résultats concrets de transformation des pratiques et de l’organisation du travail. Le groupe en question devient aussi et surtout un repère de dénonciation des mauvais payeurs et de cristallisation de la colère à l’endroit d’un nouveau bouc émissaire : le mannequin qui accepte tout contrat, quel qu’en soit le prix.</p>
<hr>
<p><em>* Les prénoms ont été changés.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/176591/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Kévin Flamme ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le livre « Entre glamour et souffrance » décrit un système qui impose de nombreux paradoxes que les mannequins sont peu nombreux à remettre en cause.Kévin Flamme, Maître de conférences en sciences de gestion à l'Université Catholique de l'Ouest, chercheur associé à l’IRG (Université Paris-Est), docteur, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1678092021-11-01T18:27:18Z2021-11-01T18:27:18ZL’émotion de la découverte : une étape de la recherche incitant à la créativité scientifique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/425012/original/file-20211006-27-8e8htz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption"></span> </figcaption></figure><figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=222&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418707/original/file-20210831-15-1io1ckg.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=279&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la Fête de la science (qui a lieu du 1<sup>er</sup> au 11 octobre 2021 en métropole et du 5 au 22 novembre 2021 en outre-mer et à l’international), et dont The Conversation France est partenaire. Cette nouvelle édition aura pour thème : « Eureka ! L’émotion de la découverte ». Retrouvez tous les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p>
<hr>
<p>La découverte du virus SARS-CoV-2 et de ses mutants a provoqué des effervescences émotionnelles multiformes. Elles ont amené des comportements résultant d’imaginaires dans l’affolement et la peur mais elles ont, aussi, motivé des chercheurs à l’échelle internationale. Leur rapide découverte de vaccins anti-Covid influence les décideurs politiques et change la vie sociétale.</p>
<p>Cette actualité amène à se demander dans quelle mesure « L’émotion de la découverte » est motrice des avancées de la connaissance et des effets sociétaux induits par les découvertes.</p>
<p>La découverte consiste en la saisie d’une solution ou d’un possible, ou dans la confrontation avec un réel insoupçonné qui n’est dans le cerveau ni en images ni en mots. La découverte concerne l’inconnu, l’inédit, l’inexpliqué, l’altérité, les autres.</p>
<h2>Découverte et émotions</h2>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=794&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=794&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=794&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=997&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=997&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/424505/original/file-20211004-15-1jf9esu.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=997&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Archimède de Syracuse, « portrait d’un érudit ».</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Archim%C3%A8de#/media/Fichier:Retrato_de_un_erudito_(%C2%BFArqu%C3%ADmedes?),_por_Domenico_Fetti.jpg">Domenico Fetti/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
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<p>Le parangon du découvreur est sans doute Archimède, ce savant du III<sup>e</sup> siècle av. J.-C. à qui Hiéron II de Syracuse aurait confié la mission de s’assurer qu’un orfèvre ne l’avait pas volé en remplaçant par un autre métal, une partie de l’or donné pour fabriquer une couronne. Aux bains publics, Archimède entrant dans sa baignoire entrevit la solution au problème.</p>
<blockquote>
<p>« Il s’élance immédiatement hors du bain, et, dans sa joie, se précipite vers sa maison, sans songer à s’habiller. Dans sa course rapide, il criait de toutes ses forces qu’il avait trouvé ce qu’il cherchait, disant en grec : Εὕρηκα, Εὕρηκα » (Vitruve, <em>De l’architecture</em>, tra Ch.-L. Maufras, C. L. F. Panckoucke, 1847, IX, 10.).</p>
</blockquote>
<p>Cet épisode raconté par Vitruve montre que le savant avait découvert non seulement comment montrer le vol de l’orfèvre mais aussi comment établir le <em>Principe fondamental de l’hydrostatique</em> (idem IX, 9-12.).</p>
<p>Les conquistadores, acteurs des « Grandes Découvertes » qui datent le début de la période moderne, en abordant des terres nouvelles découvrirent, étonnés, leurs étranges habitants, nus et peints, aux croyances et modes de vie insoupçonnés. La découverte des exactions des conquérants à l’encontre de ces autochtones offusqua les théologiens de l’école de Salamanque qui dépassèrent les conceptions de la scolastique d’alors pour réfléchir sur l’unité du genre humain et les droits naturels des indiens.</p>
<h2>Un moment de mise en tension existentielle</h2>
<p>Ces deux évènements, clichés de la découverte dans les imaginaires européens, montrent que découvrir fonde un moment de mise en tension existentielle et de remise en cause, générateur d’un comportement émotionnel. Celui-ci se produit à un niveau de conscience implicite, niveau d’infraconscience (<em>awareness</em>) où l’émotion est ressentie par un engagement corporel immédiat sans être saisie par la conscience : l’expérience émotionnelle est vécue sans prise de décision pensée à travers des gestes, des postures, des sensations, des cris, des sons, des ajustements homéostatiques c’est-à-dire des régulations biochimiques qui maintiennent l’équilibre du milieu intérieur de la personne.</p>
<p>Les émotions dues à des découvertes sont plurielles et complexes, allant de la joie euphorique et la fierté de la réussite à la crainte agressive et la surprise honteuse.</p>
<p>Avant de porter un <a href="https://www.theses.fr/161282679">regard anthropologique sur les danses en Corse</a>, pionnière sur ce terrain d’études délaissé, j’éprouvai l’enthousiasme du découvreur et la satisfaction d’avoir des informations ainsi que l’agacement des rendez-vous manqués et la contrariété de ne récolter aucune donnée.</p>
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<figcaption><span class="caption">Entretien avec Davia Benedetti.</span></figcaption>
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<p>Je découvris, soucieuse, la contradiction entre ma première analyse et le terrain. Le soir d’un 31 juillet, à Sartène vers Cauria, je fus saisie par l’interaction entre le lieu encaissé et sauvage, la pénombre crépusculaire et les propos de mon informatrice parlant au présent sur une sorcellerie pratiquée à proximité.</p>
<p>Déconcertée et mal à l’aise, je dus pratiquer un bref exercice respiratoire de détachement pour continuer à mener à bien l’entretien d’enquête. Ces émotions sont sous-tendues par des changements physiologiques : des perturbations chimiques et neuronales provoquent une dynamique comportementale d’adaptation au milieu, <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/spinoza-avait-raison_9782738112644.php">tant au niveau individuel que collectif</a>.</p>
<p>Les émotions émanant de découvertes font réagir ceux qui les ressentent. Elles projettent les chercheurs scientifiques vers une appréhension cognitive du phénomène découvert. Leur analyse <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/sentiment-meme-de-soi_9782738107381.php">devient consciente et raisonnée</a>. On peut dire, alors, que « L’émotion de la découverte » fait partie du processus de la découverte scientifique.</p>
<p>La découverte de la société des îles Mailu et Trobriand par l’anthropologue Bronislaw Malinowski étaye la présentation ci-dessous de cette prise de position.</p>
<h2>L’expérience de Malinowski</h2>
<p>Au début du XX<sup>e</sup> siècle, époque des empires coloniaux, les anthropologues se rendaient certes sur place étudier les peuples autochtones mais en vivant selon le mode de vie colonial. Ils analysaient des questionnaires qu’ils remplissaient en convoquant des informateurs sans aller chez eux dans leurs espaces de vie.</p>
<p>L’anthropologue Malinowski se rendait en Australie pour une expédition scientifique britannique quand la guerre de 1914 éclata. Polonais, né à Cracovie, il fut assigné à résidence comme ressortissant autrichien de l’empire austro-hongrois et ne put retourner en Europe avant la fin de la guerre. Il fut cependant autorisé à mener ses recherches dans l’île Mailu et les iles Trobriand où il était parfaitement libre de vivre et se déplacer à sa guise.</p>
<p>Il mit en mots son ressenti sur cette situation de contrainte à vivre longtemps en Malaisie, dans son <em>Journal d’ethnographe</em> écrit en polonais alors qu’il rédigeait en anglais ses analyses scientifiques. Il transcrivit son irritation voire son animosité à l’encontre des indigènes lors de sa confrontation à leur altérité. Pris dans le bouillonnement émotionnel de son imaginaire, il se replia dans la lecture de romans se coupant ainsi de son environnement immédiat et resta en contact avec des Européens. Puis par un retour sur soi, par des remises en cause auxquelles sa socialisation, son éthique et sa déontologie n’étaient pas étrangères, il décida de dépasser ce comportement émotionnel pour, en conscience, s’immerger dans la vie quotidienne des mélanésiens « pour comprendre leur vision de leur monde ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=360&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/424508/original/file-20211004-17-1x6m73j.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=452&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Malinowski aux Trobriand en 1917-1918.Photographie attribuée à Billy Hancock.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%8Eles_Trobriand#/media/Fichier:Wmalinowski_trobriand_isles_1918.jpg">Attribué à Billy Hancock ; pêcheur de perles/Wikimedia</a></span>
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<p>Il vécut dans leur village, apprit leur langue vernaculaire pour recevoir directement des informations, partagea leurs travaux, leurs promenades, leurs jeux, leurs conversations, leurs coutumes et observa directement leurs rituels. Son objet d’étude était la vie et le fonctionnement de leur société. Malinowski enquêtait sans intermédiaire et pratiquait l’anthropologie de terrain qui exige du chercheur de rejeter tout préjugé lié à sa propre culture et de se focaliser sur l’observation du vécu. Il formalisa cette méthode d’observation participante dans son livre <em>Les Argonautes du Pacifique Occidental</em>, paru en 1922 alors qu’en anthropologie, il n’existait pas de méthodologie d’enquête de terrain et d’interprétation des données.</p>
<h2>Naissance d’une discipline</h2>
<p>En donnant un accès à l’inconnu et aux autres, l’observation participante crée les conditions d’émergence d’une nouvelle connaissance. Sa découverte provoqua parmi les anthropologues des querelles de chapelles relevant souvent de comportements émotionnels de vexation et de crainte. L’observation participante fut, cependant, rapidement adoptée par <a href="http://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/ecole-de-chicago">l’École de Chicago</a> et elle devint la méthode d’enquête centrale dans le champ de l’anthropologie. Pour favoriser l’innovation scientifique, elle fut ensuite repensée et étendue à une méthode d’enracinement de l’analyse dans les données de terrain : la <a href="https://journals.openedition.org/enquete/282"><em>Grounded Theory</em></a>.</p>
<p>À partir de son expérience, Malinowski jugea que son rôle était d’être le porte-parole des indigènes auprès de l’administration coloniale et que ses recherches anthropologiques devaient avoir une utilité sociale et guider les dirigeants. Avec l’objectif de seconder les administrateurs coloniaux, il prôna l’étude des phénomènes sociaux contemporains. Il fonda ainsi l’anthropologie sociale britannique. Il contribua à des controverses passionnées et participa à induire une <a href="https://www.persee.fr/doc/genes_1155-3219_1994_num_17_1_1270">réflexion collective sur le colonialisme</a>.</p>
<h2>Une étape de la recherche et de sa mise en œuvre</h2>
<p>À travers cet exemple, nous voyons que « L’émotion de la découverte » est plus qu’un moment : c’est une étape du processus de recherche due, <a href="https://www.odilejacob.fr/catalogue/sciences/neurosciences/erreur-de-descartes_9782738124579.php">selon Damasio</a>, à des « marqueurs somatiques [qui] accroissent probablement la précision et l’efficacité du processus de prise de décision ».</p>
<p>Si en art ce processus peut se poursuivre dans une créativité artistique imprégnée de subjectivité et d’émotion esthétique, en sciences il nécessite une prise de conscience des émotions et leur régulation pour mettre en œuvre une méthode et un protocole scientifique d’appréhension et d’étude raisonnées de l’objet de la découverte.</p>
<p>« L’émotion de la découverte » est ainsi une étape de la recherche incitant à la créativité scientifique. Puis, lorsqu’une découverte est scientifiquement établie et publiquement révélée, le processus se poursuit de façon similaire au niveau collectif : ce sont des comportements émotionnels puis leur dépassement qui fondent la dynamique d’adaptation des sociétés aux découvertes.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167809/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Davia Benedetti ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La découverte consiste en la saisie d’une solution ou d’un possible, ou dans la confrontation avec un réel insoupçonné qui n’est dans le cerveau ni en images ni en mots.Davia Benedetti, Maître de Conférences des Universités, Université de Corse Pascal-PaoliLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1446952020-11-09T19:16:26Z2020-11-09T19:16:26ZPour l’écoféminisme, « tout est relié »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/367919/original/file-20201106-21-a4egwp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C0%2C4347%2C3273&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Abolir les frontières entre nature et culture, c'est l'un des projets de l'éco-féminisme.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/fr-fr/photo/adulte-agriculture-amour-art-1974381/">Pexels</a></span></figcaption></figure><figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=243&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/349128/original/file-20200723-35-4r1lck.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=305&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<p><em>Cet article est publié dans le cadre de la prochaine Fête de la science qui aura lieu du 2 au 12 octobre prochain en métropole et du 6 au 16 novembre en outre-mer et à l’international et dont The Conversation France est partenaire.</em></p>
<p><em>Retrouvez tous les débats et les événements de votre région sur le site <a href="https://www.fetedelascience.fr/">Fetedelascience.fr</a>.</em></p>
<hr>
<p>Le terme « écoféminisme », forgé par Françoise d’Eaubonne en 1974, est associé à un mouvement social anglophone né aux États-Unis et au Royaume-Uni dans les années 1970-80, et continue à essaimer aujourd’hui. L’objectif militant de l’<a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/ecofeminisme-avenir-femmes-planete-lie_fr_5d88e954e4b0849d472d54a8">écofeminisme</a> consiste à éveiller les consciences sur les deux grandes questions intrinsèques à son concept : la crise environnementale et le féminisme.</p>
<p>Selon la <a href="http://www.wloe.org/declaration-d-unite.%20416.0.htmlla%20D%8Eclaration">Déclaration d’unité</a> de WLOE (Women for Life on Earth) en 1980, les écoféministes affirment voir « des liens entre l’exploitation de la terre et de ses populations et la violence physique, économique et psychologique perpétrée envers les femmes », et veulent « comprendre et surmonter les divisions historiques basées sur la différence de race, de degré de pauvreté, de classe sociale, d’âge et de sexe ».</p>
<p>La visée du mouvement est donc double : la prise de conscience de l’équation <a href="https://www.huffingtonpost.fr/entry/ecofeminisme-avenir-femmes-planete-lie_fr_5d88e954e4b0849d472d54a8">« domination des femmes/domination de la nature »</a>, et sa traduction en exigences de « réinvention de l’histoire » et de « réappropriation de la place des femmes dans le monde ». Y compris <em>la réappropriation</em> de leurs qualités présupposées féminines et pour cela trop souvent dénigrées ou peu valorisées (du soin des proches à la maternité, du rapport aux plantes à la sensibilité…).</p>
<h2>Un angle d’étude insolite</h2>
<p>Aborder l’écoféminisme (certains l’appellent « féminisme écologique ») sous l’angle anthropologique permet de montrer ces dynamiques même au cœur des groupes humains étudiés. Être anthropologue, voire ethnographe dès lors qu’il s’agit d’appliquer directement la méthode d’investigation anthropologique <a href="https://www.cairn.info/revue-chimeres-2009-1-page-33.htm#">dans la proximité côte à côte avec ses interlocuteurs de terrain</a>, ce n’est pas observer du haut d’une tour d’ivoire mais bien s’insérer dans une population donnée, en faire partie au quotidien pour une période plus ou moins longue, et y découvrir, chemin faisant, des aspects des phénomènes qui intéressaient au préalable au chercheur, ou en découvrir de nouveaux. C’est l’<a href="https://www.cairn.info/revue-contraste-2012-1-page-29.htm">« observation participante »</a>.</p>
<p>Dès lors, il s’agit de définir, pour chaque culture, ses propres <a href="https://books.openedition.org/editionsmsh/3879?lang=it">« systèmes symboliques qui rendent le monde signifiant »</a>. Par exemple, le célèbre anthropologue C. Lévi-Strauss avait compris que la conformation du village de Kejara des indigènes Bororo (au Brésil), où la maison des hommes (<em>baitemannageo</em>) et les maisons possédées par les femmes sont situées respectivement au centre et à la périphérie circulaire de l’espace habité, servait à séparer les individus non seulement d’un point de vue physique, mais aussi en termes symboliques, en leur attribuant de différents rôles sociaux selon les catégories. Ainsi, les femmes sont exclues des rites religieux réservés aux hommes dans leur « maison », tandis qu’elles ont à cœur la <a href="https://monoskop.org/File:Levi-Strauss_Claude_Tristes_tropiques_1957.pdf">gestion de la résidence et de la vie conjugale</a>.</p>
<p>En anthropologie, il faut en particulier distinguer les données relevant du point de vue affirmé par les interlocuteurs de celles inhérentes aux analyses et interprétations du chercheur.</p>
<p>C’est de cette façon que j’ai travaillé avec les deux associations en territoire vaudois de mon terrain : les femmes de la <a href="http://www.anciela.info/maisonpouragir">Maison pour agir</a> et à <a href="http://www.bricologis.com">Bricologis</a> revendiquent des valeurs et pratiques participatives relatives aux champs de l’« écologie », la « solidarité » et du « bricolage » pour l’amélioration du cadre de vie de proximité.</p>
<p>En entrant dans les coulisses de ces associations, j’y ai découvert des représentations révélatrices de traits féministes. Alors, comment ces femmes se révèlent-elles comme écoféministes ? Comment, d’ailleurs, se comporte l’ethnographe face à elles, et vice-versa ?</p>
<h2>S’émanciper de la nature…</h2>
<p>Ces femmes mettent en place une série d’actions collectives mettant en avant un éthos écologique commun et aux saveurs locales : des ateliers de cuisine anti-gaspillage alimentaire (au premier rang) à ceux de cosmétiques « faits soi-même » ; mais aussi les repas partagés, occasions de goûter des soupes aromatiques ou des cakes truffés de fruits et légumes « glanés » (récupérés des magasins), tout en entretenant des amitiés de quartier de longue date.</p>
<p>Alors, s’enchaînant, selon les journées, les phases méticuleuses et conviviales de création de masques à l’argile verte, de « pâtes à tartiner » à partir du mixage de dattes, miel et lait, de déodorants composés de cires naturelles et d’huiles essentielles, de tartines de ratatouille à base de poivrons, courgettes et aubergines étalés sur un fond léger de crème chantilly.</p>
<p>Le tout rythmé par des moments de dégustation ou d’échange de récits de vie ou d’impressions éclatantes. « Oh que c’est bon ce jus de pomme ! » ; « mes enfants ils seraient venus, ils adorent cuisiner » ; « on est bien ici, entre nous… » ; « c’est malheureux mais c’est ça en fait, on a toujours mis les femmes à la cuisine alors que les meilleurs pâtissiers c’est les hommes. Les pâtissiers c’est les mecs ! ».</p>
<p>C’est là que le noyau dur de l’écoféminisme se construit au fil des rencontres. Puisque la « nature » n’est pas fixe, mais changeante, elle se recrée dans les recettes. Et parce que ce sont des femmes qui la transforment grâce à leur créativité et leur maîtrise technique, elles s’émancipent de ce naturalisme millénaire, conception masculine dominatrice, qui associe les femmes à une <a href="https://www.dailymotion.com/video/x5s2p21">idée de nature passive et inférieure à la culture</a>.</p>
<p>Elles mêlent librement autonomie personnelle et coopération, mais aussi <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2018-1-page-67.htm">tradition et innovation</a> en reproduisant des recettes du passé, de l’époque de leurs parents, à l’aide d’outils électromécaniques modernes (blenders, mixeurs plongeants, toasters). La nature est de ce fait culturalisée, elle devient une élaboration active dans un vocabulaire écologique qui lie les membres du groupe ; elle est proche finalement de la vision féminine du « care », qui critique à bas bruit le <a href="https://journals.openedition.org/traces/5454">stigmate naturaliste de la passivité</a>.</p>
<h2>Travailler dans un groupe féminin</h2>
<p>Étant presque le seul homme dans les groupes des deux associations, il me fallait combattre un double « danger » hantant les milieux féministes : <a href="https://www.monde-diplomatique.fr/1998/08/BOURDIEU/3940">celui de rejouer la domination masculine</a>, mais aussi celui, statutaire, que représentait ma casquette de chercheur. On sait qu’un des défis de toute enquête ethnographique est de réussir à réduire le fossé social séparant l’enquêteur des enquêtés, de sorte que ceux-ci ne soient pas instrumentalisés en <a href="https://journals.openedition.org/lhomme/24109">« simples représentants de leur culture »</a>.</p>
<p>Pour travailler dans de bonnes conditions, je devais donc prendre part aux actions, sans être ni intrusif ni tout à fait distancié, écouter et m’intégrer aux conversations, cuisiner, grignoter « écolo ».</p>
<p>J’ai pu vivre de l’intérieur cette volonté, entre <a href="https://www.femininbio.com/sante-bien-etre/actualites-nouveautes/pascale-d-erm-nous-sommes-soeurs-en-ecologie-90372">« sœurs »</a>, à impacter, même à petite échelle, le microcosme local par des habitus plus écologiques. Ce sont là encore des empreintes du « care », ce phénomène transfrontalier qui appelle à unir les femmes militantes dans une quête de connaissances partagées, de tissage de réseaux, de <a href="https://www.egalite-femmes-hommes.gouv.fr/lecologie-une-affaire-de-femmes/">combat face aux catastrophes environnementales</a> ; une quête qui aspire à abattre les frontières <a href="https://www.researchgate.net/publication/284547324_La_nature_a-t-elle_un_genre_Varietes_d%27ecofeminisme">entre les être vivants et les non-vivants, entre les femmes et les hommes</a>.</p>
<h2>Un déplacement de perspective</h2>
<p>Le <a href="https://books.openedition.org/iheid/5686?lang=it">pouvoir d’agir</a>, indépendamment des fronts où on agit, n’est pas le monopole des hommes. Du seul « privilège » <a href="https://www.les-philosophes.fr/feminisme/domination-masculine-bourdieu.html">accolé à l’Homme de changer le monde</a> à la possibilité pour chaque femme, pour elle-même et pour les autres, de s’approprier le monde, c’est ce déplacement de perspective très concret que m’a appris ce terrain.</p>
<p>Ce féminisme écologique est un carburant qui vise au bien-être de tous, hommes et femmes, en <a href="http://www.theatregerardphilipe.com/tgp-cdn/parole-donnee/pour-depasser-les-categories-hommes-femmes-vers-un-feminisme-relationnel">rejetant les grandes divisions</a> par le biais d’une écologie fluide qui mêle sensibilité et rationalité, tradition et innovation, nature et culture, « ego » et « nous », féminin et masculin. C’est cela que voulaient dire Médaline, Radhia et Olympe en me déclarant non sans emphase : « Ici, Alessandro, tout est relié ».</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/144695/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alessandro Marinelli ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Que signifie, pour un anthropologue de sexe masculin, l’immersion dans des associations écoféministes ?Alessandro Marinelli, Doctorant en anthropologie, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1365162020-04-21T16:35:51Z2020-04-21T16:35:51ZCrise sanitaire : nos trois réflexes pour dompter la peur de la mort<p>La crise sanitaire liée au coronavirus est incontestablement inédite, presque impensable, ineffable pour certains. Alors que le nombre de contaminations ne cesse d’augmenter, le virus constitue une menace qui pèse sur chacun d’entre nous. Il vient renforcer le sentiment de vulnérabilité de l’être humain, ébranle le sens et le contrôle de l’existence, et génère une anxiété existentielle plus ou moins forte que chacun se retrouve contraint de gérer.</p>
<h2>Cette crise nous rappelle notre mortalité</h2>
<p>La notion d’anxiété existentielle est au cœur des travaux d’Ernest Becker, anthropologue culturel américain et auteur de l’ouvrage primé <em>The Denial of Death</em>. Dans cet ouvrage, l’auteur s’intéresse notamment à la conscience de la mort propre à l’être humain et en quoi celle-ci est au cœur de nos troubles psychologiques mais également de notre volonté de vivre.</p>
<p>Les travaux d’Ernest Becker ont inspiré une théorie s’inscrivant dans le champ de la psychologie sociale nommée théorie de la gestion de la peur, en anglais <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0065260108603287"><em>Terror Management Theory</em></a>. D’après cette théorie, le besoin inné de préservation de soi associé à la conscience de l’inévitabilité de la mort serait susceptible de provoquer cette anxiété existentielle propre à l’homme.</p>
<p>Mais cette théorie nous apprend également que l’homme, pour faire face à la peur de la mort, a su développer des mécanismes de défense. Ces derniers visent d’une part à valoriser sa culture d’appartenance qui permet à chacun de donner du sens à la vie, et d’autre part à renforcer l’estime de soi c’est-à-dire la conviction qu’en tant qu’individu nous contribuons à construire ce sens.</p>
<p>En réactivant la conscience de l’imprévisibilité et de l’inévitabilité de la mort, la crise sanitaire actuelle génère de l’anxiété et provoque l’apparition de ces mécanismes typiques de défense. Il convient de noter que le niveau d’anxiété est variable selon les individus notamment parce que chacun donne à la crise, et donc à la mort, une signification différente.</p>
<p>Nous avons cherché à démontrer l’existence de ces mécanismes de défense à l’occasion d’une analyse « netnographique » (méthode qui consiste à observer les actes communicationnels des membres d’une communauté virtuelle en cherchant à leur donner un sens) menée entre le 1<sup>er</sup> février et le 31 mars 2020 en France.</p>
<p>Outre les mécanismes de défense classiques axés sur l’adoption des « gestes barrière » face à la menace, l’analyse nethnographique des discours (publications et commentaires) sur les réseaux sociaux Facebook et Instagram montre notamment l’existence de trois formes d’ajustement :</p>
<ul>
<li><p>le recours à sa culture d’appartenance ;</p></li>
<li><p>le refoulement psychologique ;</p></li>
<li><p>et le recours à un ensemble de croyances et d’illusions.</p></li>
</ul>
<h2>1. Le recours à sa culture d’appartenance</h2>
<p>Le confinement imposé isole physiquement les individus mais semble les rendre symboliquement plus proches, plus intimes, plus connectés. Sur les réseaux sociaux, ils expriment d’ailleurs beaucoup le besoin et la volonté d’être connectés à l’autre et insistent sur les valeurs de « fraternité » et de « solidarité » qui leur sont chères.</p>
<blockquote>
<p>« Paradoxalement, nous sommes tous enfermés chez nous. Mais j’ai l’impression que nous devenons très proches. C’est fou ». (Sarah, 52 ans)</p>
</blockquote>
<p>L’isolement semble d’ailleurs renforcer la volonté d’exprimer et surtout de défendre ces valeurs collectives au profit d’une plus grande harmonie sociale. Dans la même perspective, le partage social des émotions positives et négatives est une stratégie très utilisée via les réseaux sociaux, qui permet notamment de créer du lien et de se sentir écouté et considéré.</p>
<blockquote>
<p>« Nous sommes tous stressés, angoissés. J’ai pas mal de crises d’angoisse ces derniers temps. Et de lire tous ces témoignages me rassure. Je ne suis pas la seule ! » (Chantal, 47 ans)</p>
</blockquote>
<p>Selon les chercheuses Michèle Barone et Magdalena Gajewska, la <a href="https://journals.openedition.org/leportique/860">culture</a> permet de transgresser ce qui est naturel en l’homme et lui permet ainsi de devenir un élément d’un ensemble plus fort et plus puissant, hors du temps et de la nature. La culture apporte du sens, de la stabilité, un ensemble de symboles permettant d’affronter l’existence et de réduire l’anxiété.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1248491719772893184"}"></div></p>
<p>L’homme attribue individuellement des significations à l’existence qui restent fragiles et éphémères et qui peuvent être rapidement discrédités face à des catastrophes naturelles ou des événements historiques tels que la crise que nous vivons actuellement. La culture, elle, portée par la société, apporte un soutien et une sécurité bien plus grands que les seuls sens créés par l’homme : elle transcende la vie individuelle pour lui donner un sens collectif.</p>
<p>Dans <em>The Denial of Death</em>, Ernest Becker, précisait d’ailleurs que la civilisation humaine dans son ensemble est finalement un mécanisme de défense élaboré et symbolique face à la conscience de la mort. Il est d’ailleurs intéressant de voir que de nombreuses personnes évoquent la crise actuelle comme une opportunité pour la civilisation humaine de se remettre en question et de faire évoluer ses comportements néfastes notamment envers la nature.</p>
<blockquote>
<p>« Nous n’avons pas de liberté, mais la fraternité, oui ! Que d’entraide et de bonnes actions depuis le début de ce confinement ! Plein d’espoir pour les années à venir, je l’espère ». (Gérard, 30 ans)</p>
</blockquote>
<h2>2. Le refoulement</h2>
<p>Le psychologue et philosophe américain <a href="https://www.academia.edu/37619608/The_Varieties_of_Religious_Experience_a_Study_in_Human_Nature_William_James_1902">William James</a> définit le refoulement comme « le pouvoir étrange de vivre dans l’instant, le pouvoir d’ignorer et d’oublier ».</p>
<p>Le refoulement consiste non seulement à déplacer et oublier le problème, mais également à essayer de maintenir un effort psychologique constant pour contrôler et ne jamais relâcher son attention. Les routines quotidiennes et diverses distractions y contribuent. Face au caractère oppressant de la situation, l’individu se protège, et ce notamment en réduisant le monde à des choses insignifiantes, banales et en développant une inconscience liée à ses propres anxiétés.</p>
<blockquote>
<p>« Toute cette ambiance est trop anxiogène. Je travaille, je travaille et je travaille encore pour occuper mon esprit et éviter d’y penser ». (Gwenael, 32 ans)</p>
</blockquote>
<p>Les discours numériques analysés mettent en évidence cette volonté de se détacher de l’actualité anxiogène de la crise et ainsi de se sentir moins vulnérable et plus en sécurité. Se concentrer sur le moment présent, créer et conserver des routines permettent un détachement vis-à-vis de la situation et apportent un sentiment de stabilité et de sécurité.</p>
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<p>« Moi j’ai décidé de ne plus regarder les informations. C’est trop angoissant. Je reste chez moi et je fais des choses que j’aime ». (Isabelle, 64 ans)</p>
</blockquote>
<p>Pour le psychologue américain <a href="https://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=DVmxDwAAQBAJ&oi=fnd&pg=PR8&dq=Maslow,+A.+H.+(1954).+Motivation+and+Personality.+New+York,+NY:+Harper+%26+Row+Publishers.">Abraham Maslow</a>,</p>
<p>l’homme se protège via le refoulement ou d’autres techniques similaires qui lui permettent d’éviter d’être conscient de vérités déplaisantes ou dangereuses.</p>
<h2>3. Le recours à des croyances et des illusions</h2>
<p>Les discours partagés sur les réseaux sociaux montrent que les individus se rattachent à un certain nombre de croyances qui les aident à affronter la situation.</p>
<p>Selon le psychologue et psychanalyste autrichien <a href="https://archive.org/details/psychologyandthe032709mbp/page/n8/mode/2up">Otto Rank</a>, l’homme a besoin d’illusions : non seulement des illusions externes telles que l’art, la religion, la philosophie, la science, ou l’amour, mais également des illusions internes, qui conditionnent les premières, telles que la croyance sécurisante en ses capacités et en la possibilité de compter sur les autres. L’homme utilise des illusions, un ensemble de croyances pour réduire l’anxiété ressentie.</p>
<p>En particulier, l’analyse des verbatim permet de retrouver différents types d’illusions étudiés par le philosophe français spécialiste de métaphysique Marcel Conche :</p>
<ul>
<li>Tout d’abord, une illusion morale qui consiste à penser que le fait d’agir moralement permet à l’homme d’acquérir des mérites et un droit sur les événements. De plus, les croyances religieuses apparaissent comme un moyen de faire face à la crise et au risque sanitaire et de s’en détourner.</li>
</ul>
<blockquote>
<p>« Essayons avant tout de bien agir ! L’homme a une responsabilité derrière tout ça, il est peut-être temps de se remettre en question ». (Paul, 67 ans)</p>
</blockquote>
<ul>
<li><p>Une illusion sociale également pour laquelle l’individu tente d’acquérir un nom, une notoriété, de la considération, de la reconnaissance. Les réseaux sociaux sont largement utilisés à ces fins, en particulier pendant cette crise sanitaire.</p></li>
<li><p>Et enfin, une illusion pratique qui s’appuie sur le divertissement et la distraction pour éviter la réalité et vivre dans l’insouciance.</p></li>
</ul>
<blockquote>
<p>« Dès que je commence à penser à ce qui se passe dehors, je mets un film, je passe un coup de fil. Essayez, ça marche ». (Éric, 33 ans)</p>
</blockquote>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=938&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1179&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1179&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/328498/original/file-20200416-192689-13pgdf7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1179&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Première édition de <em>The Denial of Death</em> écrit par Ernest Becker.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://en.wikipedia.org/wiki/File:The_Denial_of_Death,_first_edition.jpg">Scan de la couverture</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Si les stratégies de défense évoquées plus haut dans cet article ont pu être observées dans les discours, la capacité d’adaptation et les ressources à disposition restent très variables selon les individus et notamment selon l’âge et les traits de personnalité.</p>
<p>En fonction de ces ressources, il reste alors à s’interroger sur l’efficacité relative de ces stratégies et leur réelle capacité à réduire l’anxiété pour affronter au mieux la situation en temps réel, et en sortir grandi pour l’avenir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/136516/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Une analyse « nethnographique » des réseaux sociaux en France permet de confirmer les conclusions de la théorie de la gestion de la terreur de l’anthropologue Ernest Becker.Judith Partouche-Sebban, Professeur associé, Responsable du département Marketing and Value Creation, Titulaire de la chaire Living Health, PSB Paris School of BusinessSaeedeh Rezaee Vessal, Associate Professor In Marketing, PSB Paris School of BusinessLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1292782020-02-10T18:48:23Z2020-02-10T18:48:23ZÀ Lyon, de jeunes Guinéens font le récit de leur migration<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/313983/original/file-20200206-43089-ejyb19.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=35%2C44%2C5955%2C3943&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Quand la recherche se fait avec les enquêtés et non 'sur' eux. Jeunes migrants en tournage à Lyon.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://tillandsia-video.com/2019/02/09/quand-le-poisson-sort-de-leau/">Tillandsia</a>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Nous nous sentons particulièrement concernées par les conditions d’accueil des migrants en France mais aussi par le <a href="https://www.histoire-immigration.fr/sites/default/files/atoms/files/dossier_enseignants_crise-migratoire-presse-medias_mars-2019.pdf">traitement médiatique</a> souvent misérabiliste et partial de la migration. Comment transmettre aux premiers concernés les moyens de communication afin qu’ils racontent eux-mêmes leur histoire ? Cette réflexion nous a mené, en tant que vidéastes et anthropologues, à imaginer un moyen différent de raconter leurs perceptions du monde.</p>
<p>Notre recherche a ainsi consisté à travailler avec des migrants, et non pas sur le sujet de la migration.</p>
<p>Début 2017, nous avons fait la rencontre d’une dizaine de Guinéens arrivés en France plus ou moins récemment et qui passent une partie de leurs journées sur une place du 7<sup>e</sup> arrondissement de Lyon, dans l’attente d’obtenir des papiers, un logement, un travail.</p>
<p>Quelques mois plus tard nous étions résolues à mener une recherche participative filmée avec eux, dans le cadre de notre association, <a href="https://tillandsia-video.com/a-propos/">Tillandsia</a>. Le résultat s’est concrétisé sous forme d’un film, <em>Quand le poisson sort de l’eau</em>, dans lequel ces hommes dressent leurs portraits et racontent leurs parcours migratoires depuis la Guinée jusqu’à la place Mazagran, ou « place du potager » comme ils la désignent.</p>
<h2>Faire des films avec les enquêtés</h2>
<p>Nous avons choisi comme point de départ la méthodologie de l’« anthropologie partagée » suggérée par <a href="http://cinema.anthropologie.free.fr/Anthropologie%20audiovisuelle/colleyn%20L%27Homme%202004.html">Jean Rouch</a>, à savoir non pas faire des films « sur » mais faire des films « avec ».</p>
<p>Nous avons aussi tenu compte des propos émis par l’anthropologue <a href="http://www.ethnographiques.org/David_MacDougall">David Mac Dougall</a>, selon <a href="https://www.degruyter.com/viewbooktoc/product/5742">lequel</a> :</p>
<blockquote>
<p>« un nouveau pas sera franchi lorsque la participation se réalisera au niveau de la conception même du film, avec des buts communs reconnus comme tels ».</p>
</blockquote>
<p>Ainsi, il apparaissait essentiel d’impliquer les enquêtés dès les prémices de la recherche. Si nous voulions nous attaquer aux images produites sur les migrants par des images réalisées avec eux nous devions commencer par apprendre à écouter et travailler ensemble.</p>
<h2>La recherche de regards</h2>
<p>Le projet s’est construit dans le souci de laisser la place aux intentions et aux points de vue de chacun. Tout au long du processus de création (écriture, tournage, montage, diffusion) nous avons cherché à favoriser la participation de tous et à remettre en question la dichotomie chercheur/acteur.</p>
<p>Nous pensons que l’acte de filmer par la recherche de regards (éloignement, rapprochement, mise en parallèle) qu’il implique permet à la fois de créer des relations entre chacun et d’opérer des changements de posture. Ainsi, nous avons organisé une quinzaine de séances de travail comprenant des apports théoriques sur le cinéma documentaire et ethnographique, des visionnages de films, des exercices pratiques et des séances d’écriture collective du film.</p>
<p>Le tournage s’est ensuite étalé sur plusieurs mois, pendant lesquels les participants se sont interviewés et filmés entre eux. Ils se sont emparés de la caméra pour raconter leurs histoires et témoigner de leurs vécus. Conscients de la perception négative que certains habitants du quartier ont à leur égard, ils ont également voulu parler de ce lieu-refuge qui leur permet d’échapper temporairement à l’inhospitalité de la ville.</p>
<h2>La « place du potager »</h2>
<p>La place Mazagran est un lieu particulièrement soumis ces dernières années à la gentrification. Située à la Guillotière, dans un quartier populaire traditionnellement accueillant pour les immigrés, cette place constitue le lieu tangible de la volonté de nombreux élus et riverains de mettre à distance les populations migrantes et précaires.</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=849&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/314592/original/file-20200210-109887-1gddhys.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1067&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Place Mazagran, Lyon 7e arrondissement. Carte tirée du livret dvd du projet.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Elodie Trauchessec</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<p>Elle concentre dans le même espace des populations aux trajectoires sociales et culturelles différentes. La proximité spatiale ne suffit pourtant pas à assurer les échanges réels entre catégories sociales ou nationales différentes.</p>
<p>Les étudiants blancs et les familles de classes moyennes, installées récemment dans le quartier, fréquentent le bar « bio » de la place et le jardin d’Amaranthes (un jardin partagé utilisé par une association d’habitants) mais ne se mélangent pas aux Guinéens, aux Maghrébins ou aux Congolais d’origine plus modestes qui se retrouvent sur les bancs orange de la place.</p>
<p>Entre méfiance, méconnaissance et habitus de l’entre soi, le partage de cet espace n’instaure pas de véritables échanges entre les populations en présence et engendre de nombreuses plaintes de la part des riverains.</p>
<blockquote>
<p>« Au jardin Mazagran je dormais là-bas, pendant 20 jours. Les voisins criaient sur nous. Chaque fois je voyais le grand un [autre Guinéen, ndlr] parler avec les gens. Lui, il est en France depuis plus de dix ans, il a un travail et un logement. Je lui ai exposé mon problème. On a peur. [Alors il m’a hébergé chez lui]. Mais à l’heure-là si on quitte ici (chez lui), où on va aller ? Car il va avoir des problèmes. On est là. Le matin on sort, pour chercher bonne volonté, pour laver habits, boire café, etc.. mais on ne peut pas le faire longtemps. » (S. automne 2018)</p>
</blockquote>
<h2>La transformation d’une place</h2>
<p>À défaut de pouvoir être accueillies dans des espaces dédiés, les personnes que nous avons rencontrées transforment cette place par leurs usages, qui oscillent entre privé et public. Et ce n’est pas par hasard si tout le monde se retrouve ici.</p>
<p>Dans ce quartier, ils peuvent retrouver différents services utiles au quotidien : Forum Réfugiés, 115, commerces bon marché vendant des produits alimentaires africains, associations, etc. Alors, la place se transforme parfois en « Point Info ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/313981/original/file-20200206-43074-1sed60p.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le film s’est déroulé en majeure partie autour de la place Mazagran, devenue un îlot et un refuge.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tillandsia</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<blockquote>
<p>« On se retrouve pour se réconforter, parce que quand tu sors en aventure, voir quelqu’un qui parle la même langue que toi ça réconforte… Ceux qui ne comprennent pas le système, qui viennent d’arriver et ils ne savent pas comment s’y prendre. Nous les anciens, on explique ce que l’on connaît dans cette situation, on explique pour qu’eux aussi puissent faire ces démarches… » (A. hiver 2018)</p>
</blockquote>
<p>Cette place fait alors office de maison qu’ils s’approprient en l’habitant quotidiennement. C’est un lieu où ils viennent prendre des nouvelles, s’entraider, passer le temps. Certains n’y font que passer, d’autres y passent des journées entières ou même des nuits.</p>
<blockquote>
<p>« Vers l’été, je dormais à potager. Pendant un mois, j’ai appelé le 115, mais il n’y a pas toujours la place. Puis, je suis allé voir Forum Réfugié pour trouver de l’aide […] Le potager, j’ai été surpris de découvrir là-bas. Ça m’a permis d’ouvrir les yeux, de connaître des amis. J’y vais tous les jours, il se passe beaucoup de choses là-bas mais je continue à y aller. » (D., printemps 2017)</p>
</blockquote>
<p>Mais habiter l’espace public n’est pas chose aisée. Les conflits d’usages, les interventions régulières de la police, les caméras de vidéosurveillance récemment installées, créent de l’incertitude et renforcent la précarité de ces personnes qui n’osent pas venir sur cette place, ou ponctuellement.</p>
<blockquote>
<p>« Je ne connaissais pas les gens qui y venaient, c’est récemment que je viens. J’ai un ami qui venait ici et après je suis venu. J’ai rencontré votre association… […] Avant, il y avait trop de contrôle, je n’osais pas venir ici. » (L., printemps 2017).</p>
</blockquote>
<h2>Opérer une catharsis</h2>
<p>Dès lors, intervenir sur ces espaces en proposant de travailler avec les personnes présentes permet de renforcer leur légitimité à être ici. C’est également un moyen pour développer la confiance et l’estime de soi et d’opérer une catharsis.</p>
<p>Témoigner devant une caméra permet de donner une valeur aux discours émis et de proposer un espace d’écoute et d’échange. A plusieurs reprises M. nous a dit que ça lui avait fait du bien de raconter son histoire et de rencontrer des personnes qui s’intéressent à son expérience.</p>
<p>De son côté, D., qui était très discret lors des premiers ateliers, a fini par partager son point de vue et est devenu l’un des piliers du projet. Pour L., participer au projet lui a permis de vaincre par la suite son appréhension et de se tourner vers d’autres associations lyonnaises dans lesquelles il est aujourd’hui investi. Ces démarches représentent un pas énorme pour la plupart de ces migrants africains arrivés récemment en France qui ont peu de contact avec la société d’accueil.</p>
<p>Plusieurs d’entre eux nous ont ainsi expliqué combien il était difficile de faire des rencontres ici et de construire des amitiés avec des Français. Une barrière que le projet a aidé à briser.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=337&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/313990/original/file-20200206-43123-z353uj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Grâce au film, des liens se sont créés, des amitiés se sont nouées.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Tillandsia</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
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<h2>Wontanara</h2>
<p>Le terme <em>Wontanara</em> plusieurs fois entendu, représente assez bien cet esprit. Il s’agit d’une expression soussou très répandue en Guinée Conakry et qui signifie « on est ensemble », « on reste ensemble ». Le mot est chargé de sens et peut exprimer la joie, l’amour ou la solidarité. Ses sonorités harmonieuses nous ont marqué, et le mot a ponctué les moments partagés tout au long du projet.</p>
<p>Les processus participatifs et de recherche-action nécessitent du temps et des moyens (inclusion, décisions et écriture collectives, filmer à quinze personnes, etc.) et sont un va-et-vient constant entre l’individuel et le collectif. Vouloir tout faire de manière participative constitue parfois un défi, une réelle opportunité mais parfois aussi une impasse. Ainsi, nous souhaitions par exemple que l’étape du montage soit participative mais nous n’avons pas réussi.</p>
<p>Parmi les participants, certains ont pu régulariser leur situation administrative, d’autres attendent toujours que leur dossier soit traité tandis que quelques-uns ont dû quitter la France. La place accueille toujours de nouveaux-venus qui savent qu’ils y trouveront les conseils de « ceux qui ont duré » ici en France.</p>
<p>Le film a déjà été montré à trois reprises et les participants ont été fiers de pouvoir échanger avec le public sur leurs situations. D’autres projections sont à venir. Nous attendons particulièrement celle qui aura lieu sur la place et qui permettra d’ouvrir un espace de débat et d’interconnaissance avec les riverains et les usagers.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/51I1GAX5B3Q?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Bande annonce du film, <em>Quand le poisson sort de l’eau</em>, 2019.</span></figcaption>
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<hr>
<p><em>Marie Ayasse et Clémence Guillin ont co-écrit cet article.</em></p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=343&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=343&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=343&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=431&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=431&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/304237/original/file-20191128-178107-ytiu6e.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=431&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"></span>
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<p><em>Cet article s’inscrit dans le cadre des rencontres Voix d’Avenir qui se sont tenu le 14 novembre 2019 au Palais des Congrès de Montreuil autour de la question de la participation. La Fondation de France a remis, pour la première fois, le Prix de la recherche participative à quatre initiatives rassemblant chercheurs, professionnels et citoyens. Premier réseau de philanthropie en France, la <a href="https://www.fondationdefrance.org/fr">Fondation de France</a> réunit depuis 50 ans et sur tous les territoires, des donateurs, des fondateurs, des bénévoles et des acteurs de terrain.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/129278/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maureen Burnot ainsi que ses co-autrices est membre de l'association Tillandsia (<a href="https://tillandsia-video.com/a-propos">https://tillandsia-video.com/a-propos</a>) qui réunie des chercheurs et des vidéastes et se donne pour objectifs la réalisation de films documentaires et la transmission des outils audiovisuels à travers des ateliers d’éducation à l’image et des projets participatifs. Le projet porté par les autrices est soutenu par la Fondation de France.</span></em></p>Que font une dizaine de Guinéens sur la place Mazagran à Lyon ? Et comment peuvent-ils faire entendre leurs voix et leur histoire auprès de voisins inquiets ?Maureen Burnot, Anthropologue, Université Lumière Lyon 2 Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1234802019-09-19T18:49:48Z2019-09-19T18:49:48ZBonnes feuilles : Aux Mureaux, rencontre avec une jeunesse engagée<p><em>Manon Ott et Grégory Cohen, tous deux cinéastes et chercheurs en sciences sociales, travaillent depuis 2010 au cœur de la ville des Mureaux (78). Leurs recherches et leurs rencontres les ont conduits à y réaliser plusieurs travaux. L’un d’eux, « De Cendres et de Braises », se présente à la fois comme un <a href="https://decendresetdebraises.wordpress.com">film documentaire (sortie au cinéma le 25 septembre)</a> et un <a href="https://anamosa.fr/produit/de-cendres-et-de-braises/">ouvrage de sciences sociales (parution le 19 septembre aux éditions Anamosa)</a>. Ce film et ce livre de Manon Ott interrogent le passé et le présent des habitants et de leurs banlieues. Extraits choisis.</em></p>
<hr>
<p>La plupart des quartiers HLM de la ville des Mureaux ont été construits dans les années 1960 pour loger les ouvriers de l’usine d’automobiles <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Usine_Renault_de_Flins">Renault-Flins</a> située à quelques kilomètres.</p>
<p>L’histoire ouvrière de ce territoire, qui croise celle de l’immigration et celle de l’urbanisation, m’apparaissait comme singulière et emblématique à la fois, tant on pouvait y lire les grandes mutations de notre société contemporaine. […]</p>
<p>Lorsque Grégory Cohen et moi-même nous sommes rendus pour la première fois aux Mureaux, en 2010, nous y avons découvert des quartiers en <a href="http://www.leparisien.fr/yvelines-78/six-immeubles-vont-etre-detruits-a-la-vigne-blanche-21-11-2001-2002600805.php">cours de rénovation urbaine</a>. Plusieurs des quartiers HLM de la ville étaient en chantier. Une tour, dans la cité de la Vigne Blanche, <a href="https://www.lepoint.fr/societe/destruction-de-la-tour-moliere-aux-mureaux-yvelines-par-semi-foudroyage-03-10-2010-1244435_23.php">venait d’être détruite</a> et de nombreuses autres le seraient les années suivantes.</p>
<p>Derrière ces images de démolitions, une page de l’histoire de ce territoire semblait se tourner. D’ailleurs, dans leurs représentations médiatiques, ces quartiers étaient souvent dépeints dans une sorte de présent permanent, si ce n’est comme des lieux sans histoire. Pour repolitiser le regard sur ces espaces, il me semblait pourtant nécessaire de revisiter leur histoire, à la fois ouvrière et d’immigration, d’étudier les luttes qui les ont traversés et d’y repenser la question sociale.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=392&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292224/original/file-20190912-190044-13smpd2.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=493&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les Mureaux situé près de Paris, septembre 2019.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.google.com/maps/dir/mureaux/paris/@48.9136625,1.9830068,11z/data=!4m13!4m12!1m5!1m1!1s0x47e6928bd54e2f31:0x40b82c3688c3ae0!2m2!1d1.912178!2d48.990181!1m5!1m1!1s0x47e66e1f06e2b70f:0x40b82c3688c9460!2m2!1d2.3522219!2d48.856614">Google Maps</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Comment vit-on aujourd’hui dans ces anciennes banlieues ouvrières ? Des luttes sociales du passé à la précarité actuelle, que reste-t-il du monde ouvrier ? De quelles ruptures mais aussi de quelles continuités l’histoire de ce territoire est-elle tissée ? Comment les nouvelles générations voient-elles ce passé ? Qu’est-ce qui se réinvente derrière les décombres des démolitions, mais aussi dans les cendres du mouvement ouvrier ? Quels mouvements politiques plus récents ont émergé de ces quartiers ? Comment s’y engage, ou non, la jeunesse actuelle ?</p>
<p>À la façon d’un archéologue, il s’agissait de découvrir les couches d’histoire successives dans lesquelles prennent racine les réalités actuelles de ces quartiers mais aussi le regard qu’on leur porte afin de mieux cerner les enjeux d’autres représentations.</p>
<p>Pendant trois années, je me suis donc rendue régulièrement dans les cités des Mureaux, j’y ai travaillé avec les associations et rencontré de nombreux habitants, avant d’y habiter durant une année.</p>
<p>[…]</p>
<h2>La Vigne Blanche</h2>
<p>Au cours de nos premières années de recherche aux Mureaux, Grégory et moi avons noué des liens avec un groupe de jeunes habitants de la Vigne Blanche, ayant créé une association (CROMS) au sein du quartier. Âgés de 25 à 35 ans, certains d’entre eux ont suivi des études et presque tous travaillent. Avec leur association, <a href="https://vacarme.org/article3249.html">ils s’engagent dans leur quartier</a>. Ils font partie de ces invisibles.</p>
<p>Amis depuis l’enfance, ils sont une quinzaine – une douzaine de garçons et trois filles – et se voient régulièrement. Tous ont grandi à la Vigne Blanche. Leurs parents sont pour la plupart originaires de régions rurales du Mali ou du Sénégal.</p>
<p>Leurs pères ont travaillé comme ouvriers spécialisés (O.S.) sur les chaînes de Renault-Flins, où ils n’ont généralement pas connu d’évolution dans leur carrière. Leurs mères ont rejoint leurs époux à la fin des années 1970 ou au début des années 1980, dans le cadre du regroupement familial.</p>
<p>Les CROMS sont donc des « enfants de Renault », comme une grande partie des jeunes qui grandissent à la Vigne Blanche. Nés dans les années 1980 ou 1990, plusieurs d’entre eux sont aujourd’hui mariés et ont des enfants.</p>
<p>Quand nous nous sommes connus, ils avaient quasiment tous un emploi, excepté deux d’entre eux qui étaient depuis peu au chômage, et une, plus jeune, qui faisait des études de comptabilité. N’ayant pas obtenu de logement aux Mureaux en quittant le foyer familial, plusieurs ont déménagé dans des cités HLM d’autres villes du département, mais ils reviennent très fréquemment dans le quartier, où ils ont toutes leurs attaches familiales et amicales. La Vigne Blanche reste leur « QG ». Tout le monde les connaît. Dans le quartier, on les appelle les « CROMS ».</p>
<h2>« Citoyens réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale »</h2>
<p>KROM, c’était le nom qu’ils avaient donné à leur bande quand ils étaient jeunes, et qui était à l’origine le « blaze » de l’un d’entre eux. C’est devenu l’appellation de la partie du quartier dans laquelle ils habitent.</p>
<blockquote>
<p>« Quand tu dis “je vais au KROM” dans le quartier, tout le monde sait où ça se trouve. »</p>
</blockquote>
<p>Quand il a fallu trouver un nom pour leur association quelques années plus tard, KROM est devenu les « CROMS » : Citoyens réprimeurs de l’oubli et de la misère sociale. L’association organise des événements sportifs et culturels (concerts de rap, tournois de foot…) destinés aux jeunes du quartier, ainsi que des actions de solidarité avec les plus démunis. Ils sont par exemple engagés dans l’aide aux migrants.</p>
<p>Depuis plusieurs années, ils organisent notamment des collectes de nourriture et de vêtements pour les migrants qui dorment dans les rues parisiennes, notamment, depuis la fermeture du camp de Calais, près des métros La Chapelle ou Jaurès. Quelques années plus tôt, ils avaient également organisé un soutien et des collectes pour les migrants qui dormaient à Montreuil sur un terrain de foot après avoir été expulsés d’un squat rue des Sorins.</p>
<h2>Renault, le lien commun ?</h2>
<p>Presque tous ont en commun d’avoir travaillé chez Renault, en moyenne entre 6 et 36 mois, dans le cadre de contrats d’intérim, de stages ou de remplacements d’été. Abdoulaye, surnommé « Mao », raconte (entretien réalisé en 2012) :</p>
<blockquote>
<p>« Mon père est né en 51 au Mali. Il est arrivé en France en 71. Ma mère, elle, est née en 62 et l’a rejoint au début des années 1980. Nous avons tous la même histoire : nos pères sont arrivés en France au début des années 1970 et ont travaillé chez Renault. Aujourd’hui, mon père est à la retraite. Depuis deux ans, il vit au Mali. Là-bas, il a fait construire une maison. Nous sommes neuf enfants dans la famille. Ma mère travaille. Elle fait des ménages. Depuis que mon père a arrêté de bosser, en 2003, c’est comme s’il avait rajeuni de 10 ans ! C’est pas étonnant, vu les conditions de travail chez Renault. J’ai travaillé à la chaîne en même temps que lui. Directement après l’école, j’ai fait deux fois 18 mois à l’usine, puis une autre fois 6 mois. Je travaillais sur les portes des voitures. C’est mon père qui venait m’apporter le thé à l’atelier. Découvrir le travail que mon père a fait toutes ces années à l’usine, ça a été un choc : je peux pas oublier cette image. »</p>
</blockquote>
<p>Avec les CROMS, et notamment Mao, nous nous sommes régulièrement rencontrés pendant mes années de recherche aux Mureaux et, depuis, nous avons toujours gardé un lien. Grégory et moi nous rendions à chaque événement organisé par leur association, pour laquelle nous avons également réalisé des vidéos. Nous avons partagé avec eux de nombreux moments et débats, mais aussi des soirées, des barbecues pendant les beaux jours, ou encore des concerts de rap, aux Mureaux ou à Paris.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/aS7SJlupDdQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les CROMS, extrait du film <em>De cendres et de braises</em>, Manon Ott, sortie en salle le 25 septembre 2019.</span></figcaption>
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<h2>L’usine comme repoussoir</h2>
<p>Le sentiment que leurs pères ont été exploités et n’ont jamais été reconnus, notamment parce qu’ils n’ont pas eu d’évolution dans leur carrière, fait apparaître l’usine, à leurs yeux, comme un repoussoir. Ce sentiment est partagé par de nombreux autres jeunes rencontrés aux Mureaux.</p>
<p>Les CROMS expliquent ainsi que leurs propres expériences en usine les ont convaincus de chercher du travail ailleurs que chez Renault. Ils ne veulent plus de ce travail aliénant, que seuls les derniers venus pouvaient encore accepter. Leurs pères, disent-ils, vivraient mal que leurs enfants fassent le même travail qu’eux. Ces derniers se sont sacrifiés pour offrir une vie meilleure à leurs enfants, pour qu’ils aillent à l’école. Les retrouver à côté d’eux sur une chaîne de fabrication de voitures serait un échec. D’autant plus que les CROMS sont tous allés à l’école et ont des diplômes. Ils sont aussi les enfants de cette démocratisation ou massification scolaire <a href="https://editionsladecouverte.fr/catalogue/index-80___au_bac____et_apr__s__-9782707141514.html">déjà étudiée</a> par Stéphane Beaud.</p>
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<iframe src="https://player.vimeo.com/video/264581942" width="500" height="281" frameborder="0" webkitallowfullscreen="" mozallowfullscreen="" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Le film <em>De cendres et de braises</em> mêle à la fois une expérience esthétique et une recherche sociale, bande annonce, Manon Ott.</span></figcaption>
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<h2>Le temps révolu de la société salariale</h2>
<p>Aujourd’hui, plus aucun des CROMS ne travaille chez Renault. Ils ont trouvé des emplois dans d’autres secteurs, essentiellement dans les services : en tant qu’électricien, chauffeur de bus, livreur, gardien d’immeuble, ingénieur informaticien ou encore comptable. Plusieurs sont également agents de sécurité.</p>
<p>L’un d’eux, Brahim, a créé une petite entreprise de nettoyage aux Mureaux. Mais d’autres changent régulièrement de travail, à l’instar de Mao qui, en cinq ou six ans, a travaillé successivement, et parfois en même temps, comme livreur chez UPS et comme chauffeur Uber, avant de trouver un emploi de gardien d’immeuble dans une cité HLM de Trappes, puis de travailler de nouveau comme livreur, chez DHL cette fois. Au moment du tournage du film, Mao était livreur pour UPS. Il est intérimaire, comme une partie de ses camarades qui sont également employés avec des contrats précaires.</p>
<p>Pour cette nouvelle génération, le temps où la « société salariale » assurait une pérennité de l’emploi est révolu. Ceux qui travaillent sont de plus en plus fréquemment embauchés en contrat provisoire et d’autant plus sujets aux fluctuations de l’emploi. Ainsi que le <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Retour_sur_la_condition_ouvri__re-9782707169761.html">remarquaient déjà Stéphane Beaud et Michel Pialoux</a> en 1999,</p>
<blockquote>
<p>« Malgré l’effondrement de la classe ouvrière, le monde ouvrier n’a pas disparu. Mais, on l’a constaté, la condition ouvrière s’est profondément transformée au cours de ces vingt dernières années : elle a perdu une assise dans le monde industriel et s’est plutôt développée dans le secteur tertiaire du fait de la prolétarisation des employé·e·s. »</p>
</blockquote>
<h2>Des jeunes atomisés</h2>
<p>Ce qui fondait les bases et la stabilité du monde ouvrier, permettant en retour des solidarités, s’est désagrégé, rendant de plus en plus difficile une identification positive au groupe ouvrier, avec des conséquences sur la socialisation politique de ces nouvelles générations. Les services, au sein desquels sont embauchés ces jeunes, sont un secteur sans véritable tradition syndicale, comparé à celle qui existait dans les usines. Ils sont ainsi de plus en plus atomisés sur leurs lieux de travail et coupés des formes de représentations traditionnelles des travailleurs, ainsi qu’en témoigne Mao lorsque je le filme pendant une de ses journées de travail pour UPS :</p>
<blockquote>
<p>« On a un délégué mais on se prend pas la tête. Aller le voir ne va pas vraiment servir. Moi, si j’ai un problème, je le règle tout seul : je vais voir ma responsable. La livraison, c’est individuel. D’ailleurs, on n’a pas tous les mêmes salaires. Mon salaire, je l’ai négocié tout seul. La livraison, c’est différent de Renault, c’est plus individuel ».</p>
</blockquote>
<h2>L’émergence du salarié de la précarité</h2>
<p>Dans la <a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/les-metamorphoses-de-la-question-sociale-9782213594064">société du précariat</a>, l’horizon de ces jeunes est bouché. Même s’ils trouvent du travail, ils vivent un décalage entre leurs aspirations, leurs formations et les emplois qu’on leur propose. « Ici, on est tous diplômés, mais quand t’as pas le choix, tu vas te lever à 4 heures du mat pour aller porter des parpaings ! » dit Abdou. Le travail n’est plus un moyen d’ascension sociale, encore moins d’émancipation personnelle. Aucun ne croit en la possibilité d’instaurer des rapports de force sur leurs lieux de travail tant les collectifs y ont été partout écrasés. Comme le rappellent les <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Retour_sur_la_condition_ouvri__re-9782707169761.html">sociologues déjà cités</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Ce qui a largement disparu au cours de ces vingt dernières années, c’est la figure du “travailleur”, fier de son travail et de sa contribution à la production, ou celle de l’ouvrier, adossé et soutenu par la “classe”, porteuse d’histoire et d’espoirs politiques. Il s’est construit une autre image, celle du “<a href="https://www.cairn.info/le-salarie-de-la-precarite--9782130558460.htm">salarié de la précarité</a>”, de l’opérateur, de l’ouvrier taillable et corvéable à merci, réduit à sa seule dimension d’ouvrier interchangeable, sans conscience de soi. »</p>
</blockquote>
<h2>« Nous sommes là pour vous protéger de nous-mêmes ! »</h2>
<p>Quand ils débattent de la « crise », les CROMS, conscients de leur position sociale, poursuivent pourtant leur analyse critique : « si ceux d’en haut ils ont la crise, nous, on a la double crise alors ! »</p>
<p>Nous sommes loin de la figure du « jeune en galère » qui n’alternerait qu’entre rage et apathie, violence et résignation fataliste, et qui ne saurait s’exprimer si ce n’est par des cris de rage.</p>
<p>Loin aussi de la « figure inversée de l’ouvrier » à laquelle conduirait cette expérience de la galère. Ni délinquants ni même chômeurs, ces jeunes travaillent, essentiellement dans les services (l’aide à la personne, la livraison, la sécurité…). Un secteur qui ne pourrait fonctionner, justement, sans l’existence des habitants des quartiers populaires, et qui s’est lui aussi prolétarisé.</p>
<p>Dans une pièce de théâtre (<a href="https://www.theatre-contemporain.net/video/Rencontre-avec-Ahmed-Madani">Ahmed Madani, <em>Les Illuminations</em></a>) qui se jouait à Mantes-la-Jolie, un jeune comédien de la cité du Val Fourré incarnant son propre rôle d’agent de sécurité s’écriait sur scène :</p>
<blockquote>
<p>« Nous sommes là pour vous protéger de nous-mêmes ! »</p>
</blockquote>
<p>Ironiquement, les « jeunes de cités » vus comme source d’insécurité travaillent dans ces services destinés à veiller à la sécurité de la société. Loin d’être des « exclus », ils incarnent plutôt la figure d’un <a href="https://journals.openedition.org/lectures/7099">nouveau prolétariat</a>, à la fois flexible et précarisé.</p>
<hr>
<p><em>Retrouvez <a href="https://decendresetdebraises.wordpress.com/2019/07/25/la-programmation">ici les événements</a> (projections-débats et rencontres) organisés à l’occasion de la sortie du livre et du film « De cendres et de braises ».</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/123480/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Manon Ott est membre du collectif Les Yeux dans le monde (<a href="http://www.lesyeuxdanslemonde.org/association">http://www.lesyeuxdanslemonde.org/association</a>).</span></em></p>Comment vit-on dans ces anciennes banlieues ouvrières en mutation ? Comment s’y engage, ou non, la jeunesse actuelle ? Un documentaire explore un pan méconnu de la banlieue des Mureaux. Extraits.Manon Ott, Chercheuse en sciences sociales et réalisatrice, centre Pierre Naville, Université d’Evry – Université Paris-SaclayLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1228082019-09-12T22:25:48Z2019-09-12T22:25:48ZLe rond-point, fabrique quotidienne de solidarités<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/292018/original/file-20190911-190061-c4ilbu.JPG?ixlib=rb-1.1.0&rect=24%2C24%2C4001%2C2993&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le mouvement des gilets jaunes a, dès son apparition, recréé de la solidarité grâce à de nombreux mécanismes d'entraides aussi inventifs que ludiques. Hiver 2018.</span> <span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>En 2005, dans <em>Le territoire du rien</em>, le <a href="https://www.gibert.com/territoire-du-rien-ou-la-contre-revolution-patrimonialiste-le-7120434.html">philosophe Jean‑Paul Dollé</a> considérait qu’il était</p>
<blockquote>
<p>« urgent d’inventer une politique de l’événement, c’est-à-dire d’affirmer un désir d’agir avec les autres pour ouvrir le champ du possible et interrompre la répétition immuable du temps et de la servitude ».</p>
</blockquote>
<p>Treize ans plus tard, des femmes et des hommes lui ont répondu sur les lieux mêmes des « anti-villes fabriquées plutôt que construites ».</p>
<p>En novembre 2018, les « gilets jaunes » ont <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01994163/document">« surgi » dans l’espace public</a> et sur les écrans : ouverture des barrières de péages autoroutiers, manifestations et occupations.</p>
<p>Au fil des semaines, les femmes et les hommes en jaune se sont notamment appropriés les ronds-points des zones péri-urbaines, les transformant en lieux de vie, places publiques, nouveaux médias, dispositifs d’entraide, ateliers de formation et d’éducation populaire. La géographie ne peut rester insensible à ces émergences, là où on ne les attendait pas.</p>
<h2>Révélateur de la colère et de la France « moche »</h2>
<p>On a déjà dit la force du gilet technique couleur citron, <a href="https://theconversation.com/la-colere-jaune-une-passion-personnelle-108023">qui a rendu visibles</a> les « invisibles » et révélé les urgences. En s’appropriant les lieux de transit d’un territoire « métropolisé », en bloquant les autoroutes, comme autrefois on bloquait les rues de nos villes, le mouvement a également mis en évidence le changement d’échelle de nos espaces de vie quotidiens et donné un visage à <a href="https://www.actes-sud.fr/catalogue/actes-sud-beaux-arts/terre-natale">« l’outre-ville »</a>.</p>
<p>Ce faisant, les gilets jaunes ont pointé les « ronds-points », symboles proliférants d’une <a href="https://www.ina.fr/emissions/la-france-defiguree/">« France défigurée »</a> ou <a href="https://www.telerama.fr/monde/comment-la-france-est-devenue-moche,52457.php">« moche »</a> – avec ses lotissements monotones, ses rocades, ses friches et ses bazars commerciaux périphériques. En quelques mois, ils ont réussi le miracle de transformer des objets techniques inhospitaliers en lieux dignes de figurer dans une nouvelle <a href="https://monoskop.org/images/9/9b/Barthes_Roland_Mythologies_1957.pdf">« mythologie »</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292004/original/file-20190911-190065-196nc10.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le mouvement a également mis en évidence le changement d’échelle de nos espaces de vie quotidienne.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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</figure>
<h2>L’émergence des parlements du peuple</h2>
<p>L’occupation fait écho à <a href="https://theconversation.com/de-la-place-tahrir-aux-gilets-jaunes-les-nouvelles-formes-de-lindignation-110520">d’autres mobilisations</a>, occupations de bâtiments, de portions de territoires et d’expérimentations. On pense aux <a href="http://imaginations.glendon.yorku.ca/?p=9156">mouvements d’occupation</a> tels que Occupy Wall Street, Indignados, le Printemps érable du Québec, le Printemps arabe, la « Révolution des parapluies » à Hong Kong ou « Nuit debout » en France.</p>
<p>Elles renvoient également à d’autres formes d’occupations et de résistances territorialisées contemporaines, de « communs oppositionnels » comme les <a href="https://theconversation.com/les-zad-et-leurs-mondes-les-sciences-sociales-contre-les-caricatures-89992">Zones à défendre</a> (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes, le barrage de Sivens, la « Ferme des mille vaches », le Center Parc de Roybon en Isère, les squats, voire les actions de <a href="https://www.psychologies.com/Planete/Eco-attitude/Agir/Livres/La-Guerilla-jardiniere">« guérilla jardinière »</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292007/original/file-20190911-190035-15icwjc.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les « gilets jaunes » proposent de nouveaux modèles d’occupation en résonnance avec les mobilisations de cette dernière décennie.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<span class="caption">Bannière « Coluche revient » aperçue à de nombreuses manifestations « gilets jaunes », l’humeur est à la camaraderie et à l’humour.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Venus des communes alentours, souvent vidées de leurs services, les gilets jaunes ont créé là de nouveaux cafés métropolitains, « ces parlements du peuple » d’Honoré de Balzac. Ici, la convivialité est de mise.</p>
<p>Il y a toujours une main tendue, un mot de bienvenue et un café pour briser la glace. Le site est ouvert et les panneaux disposés en amont invitent les automobilistes à s’arrêter. Avec sa cabane, sa table et ses sièges, le rond-point est un dispositif de l’hospitalité. On a l’impression d’être à la bonne échelle, une sorte d’entité anthropologique de base : « agora » de quelques mètres carrés réunissant une cinquantaine de personnes. La taille semble idéale pour pouvoir se parler, communiquer par gestes, se toucher : « le rond-point est important car on n’échange pas qu’avec les mots ». Ici émerge une urbanité « émotionnelle » bien plus que fonctionnelle.</p>
<h2>Esthétique mondialisée de la bricole</h2>
<p>Sur les ronds-points nous voyageons immobiles dans une esthétique mondialisée de la bricole, de la récupération et du recyclage. Il y a de la cabane de l’enfance, du cirque, de l’atelier artisanal, du jardin ouvrier dans ce bric-à-brac de palettes, de tourets et de panneaux qui stimule les imaginaires.</p>
<p>Au fil des mois, les ronds-points sont passés du statut de « camp de base » à celui de lieu habité, confortable et visible. Au début du mouvement, ils étaient parfois occupés 7 jours sur 7 et 24h sur 24. Désormais, ils s’animent surtout en fin de journée, le soir des assemblées hebdomadaires et le samedi, rendez-vous des manifestions et des actions.</p>
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<span class="caption">Au sein de ces espaces nous voyageons immobiles dans une esthétique mondialisée de la bricole.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinsk</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<span class="caption">Au fil des mois, les ronds-points sont passés du statut de « camp de base » à celui de lieu habité, confortable et visible.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinsk</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Le rond-point est ainsi devenu un « espace public » au sens politique du mot autour des « Assemblées générales », des recueils de « Cahiers de doléance » et des débats. Là, en plein air, dans le bruit et au milieu de la circulation, on assiste au passage d’un <a href="http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=3027">« espèce d’espace »</a> géographique en « espace idéologique et politique plébéien » au sens de <a href="https://www.persee.fr/doc/quad_0987-1381_1992_num_18_1_977">Jurgen Habermas</a>, une sorte de « commun oppositionnel », cette expérience sensible, à la portée fortement émancipatrice où les affects sont présents.</p>
<h2>Un média et un totem</h2>
<p>Ici dans la proximité s’expérimente un « processus instituant d’autonomie individuelle et collective » comme l’<a href="http://www.seuil.com/ouvrage/l-institution-imaginaire-de-la-societe-cornelius-castoriadis/9782020365628">écrit Cornélius Castoriadis</a>. Des assemblées générales hebdomadaires, animées à tour de rôle, rythment la vie du site. Ici les décisions sont prises à main levée. Sur les ronds-points les gilets jaunes rejettent toute hiérarchie, désignation de chef ou porte-parole autoproclamé. C’est la limite et la force d’un mouvement insaisissable en mutation permanente. Du local au national, l’autonomie est vécue et revendiquée.</p>
<p>Le lieu est aussi le média et le totem positif du mouvement, celui dont les gilets jaunes ont la maîtrise, contrairement aux médias « mainstream » dont ils se méfient. La qualité de l’aménagement exprime ce qui est vécu là :</p>
<blockquote>
<p>« Le rond-point, on en est fier. C’est notre image ».</p>
</blockquote>
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<span class="caption">Le lieu est aussi le média et le totem positif du mouvement.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>La production de tracts ou plaquettes et leur distribution contribuent au rayonnement du lieu tout comme les panneaux qui disent le mouvement et son évolution : de « Macron démission » en novembre au « Casse des services publics : ça suffit » en août.</p>
<p>Afin de voir et d’être vus, les gilets jaunes préfèrent vivre leurs assemblées sur le rond-point plutôt que dans une salle. Ils fabriquent un lieu qui les façonne en retour, au risque de l’enfermement : « on n’avancera pas si on reste entre nous sur le rond-point ». Cet aller et retour entre « nous » et les « autres », le rond-point et le « dehors » est devenu vital.</p>
<h2>Dispositif solidaire</h2>
<p>Le rond-point est un « dispositif » <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Surveiller-et-punir">au sens de Foucault</a> c’est-à-dire « un ensemble hétérogène constitué de discours, d’institutions, d’aménagements architecturaux, de règles et de lois, etc. »</p>
<p>Les discours sont construits collectivement, résumés et exposés sur les panneaux, détaillés sur les tracts et partagés sur les réseaux sociaux. Des institutions – <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/regles_methode/regles_methode.html">au sens de croyances et modes de conduite</a> institués par la collectivité se sont élaborées.</p>
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<span class="caption">Apprentissage et parole militante vont de pair.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Les modestes aménagements architecturaux sont constamment améliorés et des « règles » sont même édictées : interdiction d’alcool, port du gilet, fonctionnement des Assemblées générales.</p>
<p>La solidarité, la « fraternité » et l’entraide ne sont pas feintes : emplois trouvés pour les uns, papiers remplis pour les autres (retraite, assurance maladie…) et autres services quotidiens font de nombreux ronds-points des pôles d’entraide et de services gratuits. Le rond-point forme ainsi une <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/L-art-comme-experience">« communauté d’expérience »</a>, de transformation permanente et non un dispositif matériel immuable. C’est aussi un lieu d’intensité humaine, de « synergies » et non un simple rassemblement.</p>
<h2>« Ici on apprend tous les jours »</h2>
<p>Sur le rond-point bricolé se déploie une fonction particulière de lieu de formation et d’apprentissage par le faire, un <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01699738/document">« territoire apprenant »</a> où tous les acteurs contribuent au processus, de manière informelle ou à travers des ateliers thématiques sur le pouvoir d’achat, les retraites ou le Référendum d’initiative citoyenne.</p>
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<span class="caption">Le rond-point forme aussi une communauté d’expérience.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<figure class="align-center ">
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<span class="caption">Préparation des thèmes de la rentrée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>« Ici on apprend tous les jours » se réjouit Pascale sur un rond-point. Cette constellation de lucioles des bords de routes tisse quotidiennement un lien concret entre « fin de mois » et « fin du monde », et invente de nouvelles formes d’éducation populaire.</p>
<p>Les ronds-points qui résistent sont des lieux à étudier et investir. Dotés d’un formidable potentiel d’urbanité, ils sont capables de nourrir les réflexions en cours sur le « design de l’action publique » des collectifs et de la politique qui partirait de la base. À la question « Où, quand et comment faire ville et société aujourd’hui ? » Les gilets jaunes ont répondu par l’invention d’un lieu et d’un dispositif de solidarité ouvert à tous. À suivre.</p>
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<span class="caption">Les gilets jaunes ont créé un lien concret entre « fin de mois » et « fin du monde ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p><em>L’auteur a publié avec Bernard Floris (et tous les autres) <a href="https://www.elyascop.fr/catalogue/collections/linnovation-autrement/sur-la-vague-jaune">« Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond point »</a>, Elya éditions, mai 2019.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/122808/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Luc Gwiazdzinski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Regards impressionnistes d’un géographe sur le rond-point, phénomène urbain, café métropolitain et « parlement du peuple ».Luc Gwiazdzinski, Enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme, laboratoire Pacte, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1231952019-09-12T22:25:47Z2019-09-12T22:25:47ZRentrée presque ordinaire sur les ronds-points<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/292043/original/file-20190911-190044-ko6xth.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=7%2C19%2C1270%2C938&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Déjà plus de 300 jours de mobilisation. ‘On ne lâche rien’: pour de nombreux gilets jaunes, la lutte ne s'est pas essoufflée.</span> <span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Mercredi 4 septembre. Un petit panneau noir indiquait à la craie blanche : « 292 jours ». Je me rends sur les ronds-points depuis le début de mouvement. Ce mercredi-là, j’assiste à une assemblée générale (AG), j’observe et participe aux débats. Contrairement à ce qui a pu être annoncé, les « gilets jaunes » auront finalement passé l’été. Le rond-point a été occupé tout l’été, des <a href="http://www.leparisien.fr/faits-divers/gilets-jaunes-heurts-lors-de-manifestations-a-rouen-et-montpellier-07-09-2019-8147520.php">actions se sont déroulées ici et ailleurs</a>. Le mouvement n’est pas mort. Il s’est installé. Certes avec un peu moins de monde, mais le rond-point a tenu. Seul changement : compte tenu des pointes de chaleur, les assemblées ont glissé de la cabane sans toit à l’ombre protectrice des grands arbres. Même les mobilisations sociales prennent désormais en compte les évolutions climatiques. Ce récit relate les événements de la semaine passée, nous avons depuis passé la barre des 300 jours de mobilisation.</p>
<h2>Rendez-vous</h2>
<p>À 18h00, ce mercredi jour d’assemblée générale, ils sont une cinquantaine sur le rond-point à l’entrée de la zone d’activités, pas loin de la sortie d’autoroute. Pas mal pour un début septembre. Des gilets jaunes toujours « fidèles au rendez-vous ». D’autres « que l’on ne voyait plus ». D’autres encore « que l’on voyait moins ». Quelques retraités sont absents, encore en « vacances », dans la famille, parfois à l’étranger, du côté de l’Italie. Les plus jeunes ont repris le travail. C’est la rentrée des classes pour les enfants, les parents et les grands-parents très sollicités. Avant que l’AG ne démarre, le rond-point a droit à la visite de deux jeunes gendarmes souriants. Cette fois c’est sûr les vacances sont bien finies.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292044/original/file-20190911-190026-97g2l5.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">AG au 292ᵉ jour de mobilisation.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>À la sortie des voitures et des camionnettes, l’ambiance est aux retrouvailles. Il y a des larmes dans les yeux de celles et ceux qui ont tenu le site en août et accueillent les autres. Des accolades. Le rond-point est un lieu de fraternité.</p>
<p>« Tié la famille ! » comme on le chante si souvent. On la raconte aussi. Comme dans les familles, il y a des naissances, des mariages, des malades qu’on ne voit plus. Il y a celle qui a finalement trouvé un emploi et ne pourra plus être si souvent là et celui qui vient de fermer sa petite entreprise. « Mais ça prend du temps ». Les troupes sont dissipées. On parle des « vacances », même si pour beaucoup le mot est mal adapté. Certes les visages sont halés mais « il a fait beau partout ». Il y a ceux qui ont « finalement pu partir quelques jours » et qui s’excusent presque. Les autres qui « sont restés dans le coin » sans plus de détails. Ceux qui « auraient bien aimé mais qui n’ont pas pu ». On n’en saura pas plus. La pudeur toujours et le respect. Celles et ceux qui ont bougé racontent quand même des arrêts sur d’autres ronds-points tenus par quelques irréductibles, l’accueil et la fraternité.</p>
<h2>Rond-point éternel</h2>
<p>Appel de Thierry : « On démarre ». On migre doucement du parking au rond-point où le soleil chauffe encore. Le rond-point n’a pas bougé. Tout est en place un peu comme dans une crèche de Noël. Le drapeau, la banderole du site, les assises de palettes en U, le touret qui fait office de table, les chaises en plastique blanc empilées. L’ensemble ressemble à une île sur l’herbe verte, une oasis entourée par la circulation ou un radeau, selon l’humeur. Sur le dispositif et en amont du site, le long de la route, d’anciens panneaux résistent et d’autres s’affirment et expriment les préoccupations actuelles du mouvement : « Ils vendent nos autoroutes, nos aéroports, nos barrages » ; « Vente par lots de la France. Agence le Vautour » ; « retraite complémentaire ? » ; « Eliminée ? » ; Epargnez ! »</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=232&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=232&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=232&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=292&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=292&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292046/original/file-20190911-190044-1x4iyue.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=292&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les sujets de la rentrée sont bien en évidence.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>L’assemblée se déroule selon les règles établies au fil des semaines. L’organisation est rodée. Un animateur, un secrétaire de séance, des prises de paroles courtes. Chacun a retrouvé sa place dans le cercle, comme autrefois dans la salle de classe avec les mêmes voisins de table ou presque. On commence naturellement par le bilan des dernières semaines. Avant cela, place au courage. Jacqueline se lève les larmes aux yeux, la chair de poule et la voix qui tremble.</p>
<p>Elle a peur pour « Petit Jean » de « la marche blanche des médics ». Parti de Marseille cet été, il est passé par le rond-point pour monter à Paris rencontrer Emmanuel Macron qui ne l’a pas reçu.</p>
<p>Déçu, il est redescendu sur Genève. Il campe en face de l’ONU depuis le 15 août au matin : grève de la faim. L’ancien militaire est solide, mais tout le monde est inquiet. Il ne lâchera pas pour dénoncer la violence contre les gilets jaunes et les « médics ». Il n’a qu’un but : rencontrer Macron. Toujours lucide, il attend mais le temps presse. On se promet de lui envoyer un mot de soutien. « Je sais qu’il ira jusqu’au bout » conclut Jacqueline dans les larmes. L’ambiance est plombée.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Petit Jean », secouriste en colère, n’a pas été reçu à l’Élysée.</span></figcaption>
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<h2>Bilan globalement positif</h2>
<p>L’assemblée se poursuit par le témoignage poignant de quelques membres du rond-point <a href="https://www.lemonde.fr/planete/article/2019/08/22/le-contre-sommet-du-g7-federe-autour-de-la-lutte-contre-le-systeme-capitaliste_5501528_3244.html">présents</a> au « contre G7 » de Biarritz, où ils étaient environ 15 000 pendant une semaine :</p>
<blockquote>
<p>« L’organisation était géniale et on a rencontré des personnes qui ont tout abandonné pour se battre ».</p>
</blockquote>
<p>Outre les témoignages touchants sur des petits moments de fraternisation avec les forces de l’ordre – 15 000 renforcés par des Italiens et Espagnols- le témoignage est centré sur les <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2019/07/26/gilets-jaunes-une-information-judiciaire-ouverte-pour-violences-policieres-a-toulon_5493953_3224.html">violences policières</a>. Encore et toujours.</p>
<p>Dimanche dernier, un groupe du rond-point était présent dans une manifestation organisée par une « association d’écolos ». Bien accueillis, ils se sont installés avec une table, un ordinateur et une connexion Internet. Résultat : une quarantaine de signatures en ligne pour le référendum sur la privatisation d’Aéroport de Paris (ADP). Au début ils mettaient un quart d’heure pour l’inscription. « À la fin c’était moins de 5 minutes ». L’occasion de rappeler que pour l’instant « on est scotchés à 700 000 signatures ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292049/original/file-20190911-190050-wx6wsc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Préparation des bannières, mobilisations aussi sur des sujets connexes comme la privatisation de l’aéroport de Paris ou les marches pour le climat.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292065/original/file-20190911-190065-1elc511.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Sur le rond-point on évoque les sujets pour lesquels la mobilisation a payé, il ne faut rien lâcher.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>« Pouvoir d’achat. Une vie digne pour tous »</h2>
<p>Samedi dernier une énorme banderole a été réalisée sur le rond-point. Elle pourra être utilisée samedi sur le pont au-dessus de l’autoroute : « Si on la tient à bout de bras ce n’est pas interdit ». Le slogan très simple revient aux fondements du mouvement : « Pouvoir d’achat. Une vie digne pour tous ».</p>
<p>Des pochoirs gilets jaunes ont été réalisés et de la peinture biodégradable achetée. Il reste à programmer une opération sur les chaussées du secteur. Des tractages ont été réalisées pour annoncer un nouveau atelier sur la <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/09/05/a-cotisation-egale-ceux-du-bas-de-l-echelle-sociale-profiteront-bien-moins-de-leur-retraite_5506669_3232.html">question des retraites</a> le 20 septembre. Les précédents ont été un succès.</p>
<p>L’éducation populaire en plein air retrouve là un nouvel élan. Plus de 1 500 tracts distribués et un très bon accueil. Deux gilets jaunes venus de la grande ville voisine racontent leur rencontre avec une députée LREM en vue des municipales. Définitivement sans intérêt. Sylvie, très calme jusque-là, prend la parole pour hurler victoire. Certains bureaux de la sécurité sociale ne fermeront pas malgré ce qui était prévu dans « le plan de restructuration ».</p>
<p>La mobilisation a donc payé. « Ça fait chaud au cœur ». (Applaudissements nourris). Une autre évoque encore la participation à une action contre les violences faites aux femmes sur une place publique. Le nom des 101 victimes de l’année passée était inscrits sur une immense banderole. Là aussi il y avait de l’émotion et des convergences.</p>
<h2>Chaque assemblée doit venir avec une idée</h2>
<p>On passe aux prochaines semaines d’action. Vendredi, c’est l’assemblée départementale des gilets jaunes. Trois personnes représenteront le rond-point. Pas d’ordre du jour mais chaque assemblée doit venir avec une idée.</p>
<p>Ici c’est simple : « se recentrer sur le pouvoir d’achat ». Samedi prochain c’est barbecue offert sur le rond-point « où on attend du monde ». Il reste des ballons à gonfler d’ici là. Comme toujours Denis s’occupe du barbecue. Un mystérieux rendez-vous est donné à 6h le matin le même jour pour une opération sur le terrain. Il y aura du monde. Il s’agissait de lever les barrières d’un gros péage, mais à moins de cinquante gilets jaunes il a fallu renoncer.</p>
<p>Un « ancien » de novembre promet d’être là. Il a vécu une garde à vue et demande à chacun de ne pas avoir peur. Un autre rendez-vous est posé dans les agendas qui se noircissent déjà : ne pas oublier le 7 septembre devant le tribunal où plusieurs gilets jaunes seront jugés. L’action s’inscrit dans « la semaine anti-répression ». Pour finir, on rappelle que désormais tous les soirs à partir de 18h sur le rond-point on tracte. Avis aux amateurs ! Daniel prend la parole pour lire un texte où il est question d’amitié et d’amour. « N’en jetez plus ! Il est temps d’inscrire le mot FIN ».</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292183/original/file-20190912-190021-t8ik33.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Tous unis pour l’avenir.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Luc Gwiazdzinski</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>Sérénité combative</h2>
<p>La tradition jaune est sauve : les interventions ont été plus longues que prévu. Mais cette fois, personne ne s’est énervé. L’envie est là. Tout le monde est en forme. Une drôle de « sérénité combative » s’est installée. Sans doute les mois et les saisons d’expérience.</p>
<p>À ce sujet, Denis s’inquiète des 300 jours du mouvement : « Il faudrait marquer le coup ». Au-delà, dans quelques semaines à peine, les gilets jaunes auront un an.</p>
<p>« On a encore un peu de temps pour y penser ». Pour l’instant il faut organiser les événements de samedi. Alors que le soleil a déjà basculé derrière les reliefs, les camions qui nous frôlent font retentir leurs klaxons. Ils font partie de l’ambiance du rond-point et sont au rendez-vous. Celles et ceux qui les saluent veulent y voir un signe.</p>
<p>C’était un jour de rentrée presque ordinaire sur un rond-point parmi d’autres du doux pays de France. Un jour de retrouvailles entre égaux, dans l’un de ces nouveaux lieux des mondes péri-urbains, une fragile oasis d’humanité, une utopie concrète dans une société qui semble accepter l’effondrement. L’histoire d’hommes et de femmes qui ont décidé de dire non. Tout simplement.</p>
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<p><em>L’auteur a publié avec Bernard Floris (et tous les autres) <a href="https://www.elyascop.fr/catalogue/collections/linnovation-autrement/sur-la-vague-jaune">« Sur la vague jaune, l’utopie d’un rond point »</a>, Elya éditions, mai 2019.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/123195/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Luc Gwiazdzinski ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un géographe raconte le quotidien d’un rond-point de « gilets jaunes » où l’on débat, apprend et vit l’utopie dans la sérénité, prêts à affronter la rentrée. Retour de terrain.Luc Gwiazdzinski, Enseignant-chercheur en aménagement et urbanisme, laboratoire Pacte, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1125532019-03-14T22:22:03Z2019-03-14T22:22:03ZLes sociétés « isolées », un fantasme de touriste<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/264345/original/file-20190318-28492-16yek9v.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=32%2C32%2C3007%2C1692&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vue sur la plage n°3, Havelock Island, aux îles Andaman (Inde) où vivent des sociétés « isolées ».</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/sankaracs/4578123298">Sankara Subramanian</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>En novembre 2018, John Chau était tué dans les îles Andamans, en voulant accéder à l’<a href="https://www.la-croix.com/Monde/Asie-et-Oceanie/A-Andaman-Americain-tue-voulant-approcher-peuple-autochtone-2018-11-23-1200985029">île de Nord-Sentinel</a> pour, disait-il, « apporter Jésus » à ses habitants.</p>
<p>Dans le même archipel, sur les îles Andaman du sud et centrale, les Jarawa connaissent une situation quasiment opposée à celle des Sentinelles, réputés vivre en complet isolement.</p>
<p>Là, à l’inverse, les tentatives pour interdire la présence des touristes – considérés comme porteurs d’une curiosité malsaine et d’influences néfastes – sont un échec plus ou moins total puisque ces derniers ont accès aux communautés îliennes et se comportent avec eux comme les Européens du XIX<sup>e</sup> siècle pendant les expositions coloniales <a href="https://www.courrierinternational.com/article/2012/02/16/les-touristes-leur-jettent-des-bananes-comme-a-des-animaux">leur jetant même des bananes</a>.</p>
<h2>Des imaginaires occidentaux qui perdurent</h2>
<p>Le <a href="https://www.theguardian.com/world/2019/feb/03/john-chau-christian-missionary-death-sentinelese">traitement médiatique</a> de la première affaire, et les formes de tourisme qui existent parmi les <a href="https://www.courrierinternational.com/article/2012/02/16/les-touristes-leur-jettent-des-bananes-comme-a-des-animaux">Jarawa</a>, nous renseignent notamment sur les représentations solidement ancrées dans les imaginaires occidentaux sur certains types de sociétés considérées comme « à part » (nous verrons à quel titre), et sur la relation aux « autres » que toute société entretient.</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=410&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/263401/original/file-20190312-86703-18kmnuu.PNG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=515&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les îles Andamans, au large de l’Inde.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1f/Andaman_Islands.PNG">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ces cas ont, en outre, soulevé des polémiques dont l’objet central est le caractère approprié ou non du comportement des étrangers – en l’occurrence missionnaire ou touristes – dans des sociétés où ils n’ont pas été conviés. En réaction à la mort de John Chau, la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/01/08/j-ai-vu-les-premiers-hommes-sur-la-terre_5406090_3210.html">réalisatrice Aruna HarPrasad</a> s’était exclamée :</p>
<blockquote>
<p>« Mais qui était-il, ce jeune homme, et d’ailleurs, qui sommes-nous donc, pour nous arroger le droit d’aller déranger ces gens et corrompre ces tribus isolées vivant en harmonie avec une nature dont nous avons désormais oublié l’essence même ? »</p>
</blockquote>
<p>Comment les chercheurs en sciences sociales peuvent-ils en effet répondre à cette question et comment se positionnent-ils vis-à-vis des questions éthiques suscitées par ces « contacts » et le développement du tourisme dans des sociétés dîtes « isolées » ?</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/kAMJt6M3rAQ?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Reportage de France 24 sur le tourisme qui décime les Jarawa.</span></figcaption>
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<h2>Des sociétés hors du temps ?</h2>
<p>Le vocabulaire mobilisé dans les médias pour désigner les Sentinelles ou les Jarawa, deux groupes autochtones (au sens de premiers habitants) des îles Andaman, est, à bien des égards daté : les premiers sont qualifiés de <a href="https://www.slate.fr/story/170643/fameuse-tribu-sentinelles-pas-violente-sans-raison-histoire-colons-animosite-etranger">« peuplade »</a> ou de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2018/11/28/americain-tue-par-une-tribu-l-inde-appelee-a-laisser-le-corps-sur-l-ile_5389729_3210.html">« peuplade isolée »</a>, de« tribu considérée comme la plus isolée de la planète » qui <a href="http://www.lefigaro.fr/international/2018/11/22/01003-20181122ARTFIG00172-inde-l-americain-tue-par-une-fleche-voulait-evangeliser-la-tribu-coupee-du-monde.php">« vit en autarcie depuis des siècles »</a>.</p>
<p>De même les Jarawa sont considérés comme « une tribu isolée qui commence tout juste à entrer en contact avec le monde extérieur », dont l’histoire « remonte à la nuit des temps », puisqu’ils sont « issus des premières migrations d’Afrique » et à ce titre seraient même des <a href="https://www.la-croix.com/Journal/Jarawas-objets-safaris-humains-2017-12-16-1100899889">« Pygmées »</a>.</p>
<p>Le champ sémantique utilisé n’est pas anodin : placées à l’écart du reste de l’humanité par l’utilisation d’une terminologie spécifique (« peuplade » plutôt que « société » par exemple) et la suggestion d’un stade de développement plus « primitif », ces sociétés subissent une forme de différenciation, qui est aussi hiérarchisation. Sans s’arrêter sur cette question, disons simplement que cette vision correspond à des idées remises en cause de longue date puisque ces sociétés sont contemporaines – leur histoire ne remonte ni plus ni moins à la nuit des temps que celle des autres – et <a href="http://www.persee.fr/docAsPDF/hom_0439-4216_1991_num_31_119_369408.pdf">ont « évolué » comme les autres</a>.</p>
<h2>Un isolement largement exagéré</h2>
<p>En outre, il n’est pas besoin d’être un spécialiste de cette région pour saisir que si les contacts des habitants de l’île Nord-Sentinel avec des personnes qui n’y résident pas sont effectivement faibles, donner l’impression que ces sociétés sont restées dans un isolement quasi total jusqu’à ces dernières années est largement exagéré.</p>
<p>En dehors des échanges entre sociétés autochtones au sein des Iles Andaman elles-mêmes, des contacts existent avec d’autres groupes. L’archipel n’a pas échappé à l’emprise coloniale : entre 1858 et 1900, un système pénitentiaire britannico-indien y a été établi.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=338&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/263416/original/file-20190312-86682-flii5p.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=424&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Les touristes apprécient la visite du pénitencier « cellular jail » sur Port Blair, dans l’une des îles principales de l’archipel des Andamans et Nicobar, au large de l’Inde.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.pexels.com/photo/cellular-jail-jail-port-blair-362689/">Pexels</a></span>
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<p>Les habitants des Andaman, représentés avant même d’être connus comme étant parmi les peuples les plus <a href="https://anthrosource.onlinelibrary.wiley.com/doi/abs/10.1111/j.1548-1425.2009.01140.x">« primitifs »</a>, deviennent à ce moment des objets de photographie, d’étude « scientifique », voire de « désir », qu’il faut « domestiquer » ; bref, ils sont largement « contactés ».</p>
<p>Au XXI<sup>e</sup> siècle, bien qu’éphémères, les <a href="https://www.sciencesetavenir.fr/archeo-paleo/anthropologie/sentinelles-le-peuple-qui-ne-voulait-pas-etre-contacte_129748">contacts se prolongent</a>.</p>
<h2>La mise en scène des soi-disants « premiers contacts »</h2>
<p>La surenchère médiatique sur l’isolement des Sentinelles et Jarawa est donc un exemple de plus dans une longue série de mises en scène de soi-disants « premiers contacts » qui semblent se rejouer incessamment en différents points de la planète.</p>
<p>Comme le souligne Pierre Lemonnier en Papouasie-Nouvelle-Guinée <a href="https://journals.openedition.org/terrain/2820">ces sociétés sont présentées comme les traces d’un « âge de pierre »</a> révolu, et le périple pour arriver jusqu’à elles comme un voyage dans le temps.</p>
<p>Dans ces différents cas, le fait que certaines sociétés aient eu des contacts ténus avec les représentants de leur administration nationale et encore plus avec le « monde occidental », ne font pas d’elles des « tribus perdues » qui ignoreraient le monde extérieur, et encore moins les témoignages vivants d’organisations humaines disparues.</p>
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<figcaption><span class="caption">Film d’Aruna HarPrasad.</span></figcaption>
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<h2>Les malentendus de la rencontre</h2>
<p>On ne peut donc se contenter d’expliquer ce qui s’est passé dans la mort du jeune américain, et dans les interactions touristiques avec les Jarawa, comme relevant d’un rejet ignorant – mais aussi « hostile », « agressif » – de l’« autre » dans le premier cas, ou à l’opposé d’une fascination pour <a href="https://www.courrierinternational.com/article/2012/02/16/les-touristes-leur-jettent-des-bananes-comme-a-des-animaux">« les étrangers et ce qu’ils ont à offrir »</a> dans le second cas. Au contraire, on devrait l’expliquer dans la continuité d’échanges plus anciens.</p>
<p>Comme l’écrit l’anthropologue Gérard Lenclud dans un article paru dans la revue <em>Gradhiva</em> (1991, « Le monde selon Sahlins ») « toute rencontre entre êtres humains, appelle d’un coup et de chaque côté la mise en relation entre ce qui est perçu et un système symbolique ».</p>
<p>Autrement dit, chacun est amené à rapporter l’inconnu à quelque chose de plus familier pour que cela « ait du sens ». Ces interprétations, on l’imagine aisément, sont susceptibles de générer des malentendus, qui découlent des significations divergentes qui peuvent être données de part et d’autre à une même situation.</p>
<h2>Une question d’interprétation</h2>
<p>Dans le cas des Sentinelles et des Jarawa, les interprétations de – et donc réactions face à – l’arrivée d’étrangers serait à comprendre en fonction de deux points clefs. D’une part, le statut et les représentations de ces derniers dans la société et d’autre part, les interactions qui ont eu lieu par le passé avec d’autres étrangers.</p>
<p>Toutefois, on ignore à peu près tout du premier point, et on ne peut donc comprendre la manière dont les Sentinelles perçurent le jeune missionnaire arrivant sur leur plage, et le « malentendu » qui a pu se jouer là.</p>
<p>En revanche, on en sait un peu plus sur les représentations qui permettent aux touristes ou au missionnaire de « donner un sens » à leurs rencontres : pour les premiers, les Jarawa sont une « peuplade isolée », qui plus est relique des sociétés d’homo sapiens sorties d’Afrique il y a 60 000 ans.</p>
<p>Pour le second, ils sont en plus des païens qu’il faudrait sortir de l’ignorance et du péché. Les voir ainsi peut expliquer en partie (mais non excuser) que l’on s’autorise à demander à une femme de danser pour soi, à prendre des photos interdites, voire jeter de la nourriture par la fenêtre des voitures, ou que l’on puisse poser le pied sur une plage en pensant y être autorisé et protégé par une mission divine.</p>
<h2>Le tourisme dans les sociétés autochtones</h2>
<p>Soulignons que personne n’échappe aux assignations catégorielles et aux malentendus de la rencontre. L’étranger – qu’il soit missionnaire, touriste, anthropologue ou autre (les nuances que nous faisons entre ces catégories <a href="http://www.quaibranly.fr/fr/recherche-scientifique/activites/colloques-et-enseignements/colloques/details-de-levenement/e/anthropologie-et-tourisme-37732/">ont parfois peu de sens pour ceux qu’ils rencontrent</a>) – se voit toujours assigner une identité par la société qu’il veut étudier, évangéliser ou visiter.</p>
<p>Réciproquement il ou elle pense l’« autre » en fonction d’un système de référence qui lui est propre. Bien que les anthropologues n’échappent pas à ces mécanismes, ils sont attentifs à la place qui leur est donnée dans une société, conscients que cela ne dépend pas uniquement d’eux, et que trouver cette place prend du temps. Ils appellent à être vigilants aux réactions que leur présence peut susciter et à ne travailler que dans ou avec des sociétés lorsque celle-ci est clairement acceptée.</p>
<p>De nombreux anthropologues reprendraient donc sans doute à leur compte la première partie de la question d’Aruna HarPrasad :</p>
<blockquote>
<p>« Qui sommes-nous donc, pour nous arroger le droit d’aller déranger ces gens ? »</p>
</blockquote>
<p>Et beaucoup, probablement, déplorent que d’autres – des touristes notamment – s’arrogent le droit de le faire sans y être autorisés.</p>
<h2>Être à l’écoute</h2>
<p>En revanche, cette question – et c’est là la différence sans doute essentielle entre la posture de l’anthropologue et celle souvent défendue dans les médias autour des cas évoqués précédemment – ne se pose pas au regard d’une nature supposée « intacte » des sociétés concernées, voire de leur rapport « harmonieux » avec la nature.</p>
<p>Être à l’écoute des attentes des groupes sociaux avec lesquels on travaille ou que l’on visite s’impose comme un <a href="https://journals.openedition.org/ethnomusicologie/1747#ftn8">principe éthique</a> – défendu par les institutions, les chercheurs et/ou les communautés – que celles-ci soient « isolées » ou non.</p>
<p>La question de l’« acceptation » du chercheur dans la société étudiée se pose par exemple de manière aiguë aujourd’hui dans des sociétés « autochtones » immergées dans la globalisation technologique et économique, et qui <a href="https://www.jstor.org/stable/23717598?seq=1#page_scan_tab_contents">appellent à un renouvellement des pratiques de recherche</a> pour que celles-ci soient plus « collaboratives » et moins « coloniales ».</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=444&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=558&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=558&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/263421/original/file-20190312-86690-1bkizoq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=558&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Les membres de la Mission Dakar-Djibouti au Musée d’ethnographie du Trocadéro, emblématique de l’ethnographie dite « coloniale » du début du XXᵉ siècle. De gauche à droite : André Schaeffner, Jean Mouchet, Georges Henri Rivière, Michel Leiris, le baron Outomsky, Marcel Griaule, Éric Lutten, Jean Moufle, Gaston-Louis Roux, Marcel Larget. 1931.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Mission_DD,_1931.jpg">Charles Mallison</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Ce qu’une « société » dans son ensemble pense et souhaite</h2>
<p>Une des difficultés est bien sûr de savoir ce qu’une « société » dans son ensemble pense et souhaite – toutes les sociétés sont traversées de lignes d’opposition et de points de vue divergents sur ce qui est « acceptable » ou non, y compris en matière de développement touristique.</p>
<p>Une autre difficulté vient de la réalité des relations de pouvoir qui peuvent rendre compliquée l’expression d’un refus de la fréquentation touristique.</p>
<p>C’est en cela peut-être que la situation des Sentinelles et des Jarawa, comme celle d’autres sociétés <a href="https://journals.openedition.org/civilisations/1109">autochtones</a>, est spécifique.</p>
<p>Ces sociétés ont subi une longue histoire de discrimination et de marginalisation qui peut les rendre vulnérables et peu en capacité de faire entendre leur voix face à l’arrivée d’étrangers, alors que dans d’autres cas elles peuvent se saisir du tourisme comme d’une arme politique dans la reconnaissance de leur <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/00664670902980389">autochtonie</a>.</p>
<p>On ne peut donc affirmer une fois pour toutes que le développement touristique est positif ou négatif. Cela dépend largement des situations locales et des relations de pouvoir qui s’y jouent – et notamment de la capacité des acteurs locaux à maîtriser les flux touristiques – mais pas, au regard des anthropologues, d’une supposée nature « isolée » ou « primitive » des sociétés visitées.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/112553/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Aurélie Condevaux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les imaginaires autour des sociétés dites « isolées » nourrissent une idée fantasmée du « voyage dans le temps » pour de nombreuses personnes, suscitant un tourisme qu’il faut questionner.Aurélie Condevaux, Anthropologue, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1060282018-10-30T23:28:00Z2018-10-30T23:28:00ZPourquoi enseigner l’ethnographie aux managers (à l’ère des big data) ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/243009/original/file-20181030-76416-4vybbz.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C39%2C2048%2C1321&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Walkman, 1979. </span> <span class="attribution"><span class="source">Yoshikazu TAKADA/Flickr</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p>Les big data font fureur dans le milieu du management et au-delà. Les entreprises s’empressent de l’intégrer, de l’adapter et de l’exploiter au sein de leur organisation. Elles sont prêtes à recruter pratiquement tout candidat dont le CV mentionne les termes de « big data » ou d’« intelligence artificielle ». Des conférences d’experts et des ateliers bondés sur les mégadonnées et le management font continuellement leur apparition, tandis que les publications professionnelles comme les revues académiques sont obsédées par les éditions spéciales consacrées à ces mots-clés quasi-magiques. Pratiquement inexistant avant 2011, les big data sont en passe de devenir le sujet le plus débattu dans la presse managériale (par exemple, The Economist, le Financial Times, le Wall Street Journal et Forbes).</p>
<p>Les écoles de commerce sont, elles aussi, de plus en plus nombreuses à restructurer leur offre autour des big data et des data sciences. À croire que rien d’autre n’est nécessaire. Pourtant, on parle très peu du type de compréhension et de réflexivité nécessaires face à un tel volume de données. Dans cet article, nous avançons qu’il y a beaucoup à apprendre de la recherche ethnographique – et que cette dernière devrait être enseignée aux managers obsédés par les big data.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=335&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=421&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=421&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/239933/original/file-20181009-72124-1vfdvvm.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=421&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="attribution"><span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>L’obsession des big data dans le domaine du management</h2>
<p>Les entreprises n’ont de cesse d’exploiter les big data en vue de prédire les comportements, de profiler leurs clients et d’accroître l’efficacité de leur marketing. Ainsi, nombre d’entre elles utilisent les big data pour cibler et développer de puissants algorithmes de recommandation. Amazon suggère des produits pertinents dont l’achat est susceptible de vous intéresser, Netflix indique des films que vous pourriez avoir envie de regarder. Spotify et Pandora proposent des chansons susceptibles de vous plaire. Tandis que Zappos optimise l’intégralité de son offre de produits en conséquence. À travers ces exemples et bien d’autres évolutions connexes, on voit que les big data est déjà une réalité dans notre quotidien.</p>
<p>C’est indéniable, les big data offrent d’immenses avantages. Détecter des schémas de comportement des clients est un avantage pour les entreprises. C’est un moyen puissant d’affiner le profilage client et de mettre au point des stratégies de ciblage subtiles et automatisées. Cela permet surtout de mettre au jour des corrélations qui passeraient autrement <a href="https://www.wsj.com/articles/big-data-helps-companies-find-some-surprising-correlations-1395168255">inaperçues</a>. <a href="https://www.digitalforallnow.com/walmart-big-data-retail/">Walmart</a>, par exemple, se sert de ses gigantesques bases de données (ce géant du commerce de détail analyse plus de 2,5 pétaoctets par heure) afin de tenter d’identifier des corrélations inconnues dans les habitudes de consommation. De fait, l’enseigne en a effectivement trouvé beaucoup : ainsi, la consommation des fruits rouges est susceptible d’augmenter en cas de vent faible et de température inférieure à 27° C. Un temps doux, nuageux et venteux, quant à lui, incite à acheter des steaks, tandis qu’un temps chaud et sec favorisera les ventes de hamburgers.</p>
<p>De telles corrélations n’ont rien de nouveau – simplement elles étaient difficiles voire impossibles à détecter auparavant. C’est pourquoi les sociétés cherchent à combiner et explorer toujours plus de données, de types et de dimensions les plus variés possibles. À titre d’exemple, les compagnies d’assurance maladie demandent à leurs clients de les autoriser à accéder à leurs <a href="https://www.washingtonpost.com/business/2018/09/25/an-insurance-company-wants-you-hand-over-your-fitbit-data-so-they-can-make-more-money-should-you/?noredirect=on&utm_term=.6b283c04520b">données d’activités</a> Fitbit, en leur promettant à la clé un contrat d’assurance mieux adapté. De nombreux détaillants disposent de <a href="https://theconversation.com/weather-sensitive-products-adjusting-price-and-promotions-to-increase-sales-83595">systèmes de monitoring du trafic en magasin</a> leur permettant de suivre l’itinéraire des clients dans le magasin au fil de leurs déplacements afin d’optimiser leur efficacité marketing. En fait, les big data sont considérées comme la solution à pratiquement tout et n’importe quoi. <a href="https://mashable.com/article/burger-king-ai-ads-beautiful-disaster/?europe=true">Burger King</a> l’a récemment utilisé pour concevoir une campagne publicitaire, avec toutefois des résultats plutôt désastreux…</p>
<p>Cependant, nous affirmons que l’obsession envers la collecte et l’analyse de données massives risque de devenir une fin en soi. Cela réduirait considérablement les types de conceptions et compréhensions qui sont produits, valorisés et mis en œuvre. Les managers doivent également encourager à plus de sensibilité aux connaissances socioculturelles et contextuelles, malheureusement souvent supprimées par les mécanismes de stockage des big data. Ainsi, de pures corrélations entre la météo et le comportement d’achat cachent des processus culturels qui sont à l’œuvre à un niveau plus profond, notamment le fait qu’un temps ensoleillé, sous un beau ciel bleu, « appelle » au barbecue précisément à cause du lien intrinsèque entre modes de vie et consommation.</p>
<h2>Les limites des big data</h2>
<p>On parle étonnamment peu des limites potentielles. Pour commencer, en raison de la soif de données toujours accrue, il ne semble pas y avoir de limite au <em>volume de données considéré comme suffisant</em>. Parallèlement, la collecte, le stockage, la mise à jour et la conservation des données s’avèrent, naturellement, extrêmement coûteux. En outre, beaucoup affirment également que ces données sont, pour la plupart, <a href="https://www.goodreads.com/book/show/29525490-business-bullshit">d’une</a> utilité plus que douteuse. Mais comme ils ne savent pas quelles données pourraient se révéler intéressantes, les managers préfèrent continuer à en recueillir toujours plus. Dans de nombreux cas, malheureusement, les entreprises n’ont pas les ressources suffisantes pour en extraire des connaissances utiles. On pourrait donc arguer que pour ces entreprises, mieux vaudrait ne pas s’aventurer du tout dans la collecte de données massives !</p>
<p>Deuxièmement, les big data se fondent sur des montagnes de données « décontextualisées » ou hors contexte ; autrement dit, des points de données extraits de la situation réelle dans laquelle ils ont été initialement produits. Le nombre de « clics » ou de « vues », par exemple, est souvent mesuré et enregistré avec précision, mais ne renseigne nullement les managers sur le contexte immédiat, l’humeur ou l’ambiance dans lesquels se trouvaient les visiteurs lorsqu’ils ont cliqué sur le site et l’ont consulté. En dépit des progrès technologiques, une part considérable de ce contexte restera toujours impossible à mesurer en raison de sa complexité intrinsèque. Pourtant, il s’agit d’un facteur crucial pour comprendre et expliquer le comportement étudié en question, les actes et les paroles prenant véritablement de sens que dans leur contexte socioculturel immédiat.</p>
<p>Troisièmement, nous estimons que les big data sont incapables de rendre compte des expériences concrètes, sensorielles et affectives. Lorsque l’on cherche à mesurer une émotion par exemple, les big data ne peuvent espérer mesurer que les réactions physiologiques des personnes, telles qu’elles sont captées par des sondes (tension musculaire, transpiration, fréquence cardiaque, activité cérébrale, etc.), et non l’état émotionnel précis et significatif que traversent les personnes. Lorsqu’ils <a href="https://www.cbs.nl/en-gb/corporate/2017/16/using-twitter-data-to-measure-emotions">analysent des tweets pour déterminer les émotions des gens</a>, les analystes de données reconnaissent ne pas pouvoir traiter les émotions à proprement parler, mais uniquement des traces de leur narration. Une réserve cruciale, étant donné que les dimensions sensorielles sont essentielles pour favoriser la compréhension des expériences effectivement vécues par les personnes. Et cela pose un problème car la vie humaine se définit essentiellement par le biais des expériences.</p>
<p>Enfin, on peut dire sans hésiter que les big data à elles seules ne suffisent pas à développer une compréhension « approfondie ». Ce que les <em>data scientists</em> peuvent en tirer, ce sont des corrélations entre variables (un constat de ce qui existe ou se produit), et non des liens de causalité (pourquoi et comment cela se produit). Par conséquent, les big data sont un outil intéressant et utile, mais elles ne devraient pas devenir l’unique point d’attention. D’où l’intérêt de se tourner vers la réflexion et les recherches ethnographiques comme antidote potentiel à l’obsession des big data.</p>
<h2>Les avantages de l’ethnographie pour les managers</h2>
<p>Si les <em>data sciences</em> investissent rapidement les programmes de la plupart des écoles de commerce, les méthodes ethnographiques, quant à elles, restent souvent réservées aux départements des sciences sociales des universités. Néanmoins, certaines institutions ont décidé d’en faire un élément fondamental et bien plus visible de l’apprentissage du management. Comportement du consommateur, recherches marketing, image de marque, expérience du service et stratégie : autant de domaines dans lesquels la réflexivité et les méthodes ethnographiques sont activement utilisées.</p>
<p>Premièrement, l’ethnographie concerne avant tout la collecte de données approfondies sur des expériences et des situations vécues. L’anthropologue <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Clifford_Geertz">Clifford Geertz</a> a qualifié ce type de données de <a href="https://www.goodreads.com/book/show/330006.The_Interpretation_of_Cultures?from_search=true">« descriptions épaisses »</a>, autrement dit, des réflexions profondes et à long terme sur les expériences vécues par les gens. Expert de la culture et des rituels balinais, Geertz a basé son travail sur l’observation participante directe, l’idée étant que l’ethnographe a besoin de vivre les mêmes expériences que les sujets étudiés. Ainsi, il s’engage à découvrir et partager une sensibilité et une compréhension phénoménologiques communes. Une manière, en quelque sorte, d’essayer de se mettre « dans la peau de l’autre ». Cette méthode de référence, utilisée depuis plus de cent ans en anthropologie et en sociologie, prouve toute sa perspicacité et sa pertinence pour appréhender la <a href="https://academic.oup.com/jcr/article/31/4/868/1812998">société et les marchés</a> trépidants d’aujourd’hui. La production de données approfondies est utile, notamment pour les managers souhaitant connaître, par exemple, les expériences des clients ou des employés de leur propre point de vue.</p>
<p>Deuxièmement, l’ethnographie insiste sur la réflexivité. En d’autres termes, l’ethnographe s’efforce de remettre en question ses propres idées préconçues sur les phénomènes étudiés – ce qui implique de « désapprendre » ce que « nous pensons savoir ». Cela signifie aussi que l’ethnographe est conscient de la manière dont il participe à façonner les réalités étudiées, par le biais des questions présentées et du <a href="https://academic.oup.com/jcr/article-abstract/44/4/939/4104525?redirectedFrom=fulltext">pouvoir exercé sur les populations étudiées</a>. Dans la pratique, cela implique de faire preuve de sensibilité et de veiller à ce que les gens partagent effectivement leurs opinions, leurs expériences et leurs récits uniques. On apprend aux ethnographes à se méfier de ce qu’ils considèrent comme un comportement « naturel » ou « normal » et des preuves « objectives ». Par exemple, les gens nés avant l’An 2000 considèrent qu’un lecteur de cassette est un objet <a href="https://youtu.be/Uk_vV-JRZ6E">rudimentaire</a>, <a href="https://youtu.be/s9XTQkd_ulI">ordinaire</a>. Mais pour ceux qui ont grandi entourés de smartphones et de tablettes interactifs, ce genre d’objet peut être un véritable mystère. L’ethnographie peut donc aider les managers à favoriser la réflexivité concernant les « limites » de leur propre expérience et les inciter à être attentifs aux différences et à la multiplicité de compréhensions et de vérités.</p>
<p>Troisièmement, au lieu de recueillir des montagnes de données sur le plus de variables (décontextualisées) possible, l’ethnographie recherche une compréhension profonde du contexte situationnel. Avec pour objectif de mettre en lumière les processus sociaux pouvant expliquer pourquoi les gens sont contraints ou susceptibles d’agir comme ils le font. En 2013, Netflix a collaboré avec l’anthropologue Grant McCracken en vue de comprendre le phénomène émergent de <a href="https://media.netflix.com/en/press-releases/netflix-declares-binge-watching-is-the-new-normal-migration-1">diffusion vidéo</a> en ligne. La société ne manquait pas de données statistiques sur le visionnement vidéo des clients, mais elle souhaitait aller plus loin et mieux cerner la dynamique sociale en jeu. Les travaux ethnographiques de McCracken ont révélé la signification et l’importance du <em>binge watching</em> pour les consommateurs modernes. Pour lui, notre « mode de vie numérique, dans lequel les récits se réduisent souvent à des conversations morcelées de 140 caractères ou à des images instagrammables, nous rend avides de longs récits narratifs ». Selon McCracken, 73 % des consommateurs retirent un sentiment de bien-être du <em>binge watching</em>, à savoir le fait de regarder plusieurs épisodes ou films d’affilée. Ce genre d’analyse s’est révélé constructif et fructueux pour Netflix, l’aidant à améliorer son offre à la clientèle.</p>
<p>Quatrièmement, en totale opposition avec les approches basées sur les big data, l’ethnographie s’intéresse à la constitution de « données et connaissances incarnées ». En d’autres termes, l’élaboration de récits analytiques produits par notre propre corps (par le biais de la vue, du ressenti, du toucher, de l’ouïe et du goût) au sujet de l’expérience vécue. L’ethnographie est particulièrement sensible aux <a href="https://www.goodreads.com/book/show/6761484-doing-sensory-ethnography?from_search=true">aspects multisensoriels des expériences vécues</a>. Le fait d’assister à un concert live, à un événement sportif ou à une manifestation politique ne peut pas être réduit au spectacle ou au « show » en lui-même. Il se passe des choses au cours de ces événements que l’on ressent au travers de notre corps, par exemple, un sentiment d’exaltation né des interactions sociales, des images, sons et autres impressions qui peuvent parfois nous toucher intimement. Il y a quelque chose dans l’expérience vécue que seuls nos sens peuvent appréhender et dont on ne peut pas rendre compte avec des descriptions via des big data « sans vie », sorties de leur contexte et résumées sous forme de tableaux ou représentations statistiques.</p>
<h2>Pour l’enseignement d’un état d’esprit réflexif</h2>
<p>Les points ci-dessus soulignent un élément crucial : le fait que pour générer des connaissances et une perception perspicace du comportement humain, les big data ne sont pas suffisantes. L’ethnographie incite à développer un esprit curieux et réfléchi, ouvert sur l’exploration de nouvelles perspectives et interprétations, remettant en question les hypothèses et normes que l’on tient pour acquises. Elle insiste également sur un principe économique : nous devons recueillir de nouvelles données jusqu’à atteindre un « point de saturation » – au-delà duquel la collecte de nouvelles données n’apporte rien de plus.</p>
<p>Nous soutenons qu’il est plus judicieux que jamais d’enseigner la pensée ethnographique aux managers. Le monde change à un rythme effréné, les systèmes informatiques enregistrent des montagnes de données et nous n’avons que peu de temps pour prendre des décisions. Le raisonnement ethnographique force les managers à :</p>
<ul>
<li><p>réfléchir en permanence aux « bonnes » questions et perspectives qu’ils peuvent adopter,</p></li>
<li><p>pratiquer l’observation participante, qui peut être un atout « à vie »,</p></li>
<li><p>faire preuve d’esprit critique et analyser les types de preuves empiriques apparemment « objectives » qui leur sont proposées (quel que soit leur volume)</p></li>
<li><p>prendre un peu de recul vis-à-vis de l’océan de données dans lequel ils risquent de se noyer.</p></li>
</ul><img src="https://counter.theconversation.com/content/106028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>À l’heure des big data, l’ethnographie peut aider les managers, entrepreneurs et plus généralement tous les décideurs.Joonas Rokka, Professeur associé en marketing, EM Lyon Business SchoolLionel Sitz, Professeur de marketing, EM Lyon Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1051602018-10-29T20:48:36Z2018-10-29T20:48:36ZEn Belgique, un ethnologue au cœur du parti Islam<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/242750/original/file-20181029-76384-1oxe7ar.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=5%2C1%2C1266%2C956&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Vue sur la rue Saint-Jean dans le quartier de Molenbeek, à Bruxelles.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.google.com/search?site=imghp&tbs=sur%3Afmc&tbm=isch&sa=1&ei=aRXXW9qWNs6KlwTkur3oBw&q=Belgique+Molenbek&oq=Belgique+Molenbek&gs_l=img.3...4572.4572.0.5108.1.1.0.0.0.0.48.48.1.1.0....0...1c.1.64.img..0.0.0....0.DQsqTxcNAG8#imgrc=HSiKg6Z1OqEKfM:">Michielverbeek/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Entre octobre 2016 et février 2017, j’ai mené une ethnographie au sein du parti Islam – un parti musulman belge à l’origine de nombreuses controverses – avec l’accord de ses membres. Mon travail de recherches m’a mené à un ouvrage, paru en octobre, <a href="http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=60998"><em>Le parti Islam. Filiations politiques, références et stratégies</em></a>, aux éditions Academia.</p>
<p>L’accueil par le parti fut bienveillant et le terrain se déroula dans une atmosphère relativement apaisée. Durant cinq mois, je mis en œuvre une observation participante dite « périphérique » – selon la typologie établie par le <a href="https://academic.oup.com/sf/article-abstract/36/3/217/2226541?redirectedFrom=fulltext">sociologue Raymond Gold</a> (1958) – au sein et autour du parti Islam. Écrire « au sein » est ici un abus de langage dans la mesure où le parti ne disposait pas d’un local où il aurait pu se réunir périodiquement, il se retrouvait dans des appartements privés.</p>
<p>De plus, son « noyau dur » étant composé en grande partie de travailleurs à temps plein, les rencontres étaient donc prioritairement réservées aux soirées et aux week-ends. Observation « périphérique » car je ne fus jamais un membre actif du parti, je ne distribuai aucun tract ni ne fus sollicité pour aucune action. J’avais été accepté en tant qu’observateur et je pris la décision de tenir ce rôle.</p>
<p>Certes je fus soupçonné de diverses allégeances secrètes (médias, renseignements, etc.) autant que je dus composer avec les tentatives d’instrumentalisations multiples de la part des membres du parti (le livre comme futur produit publicitaire, devenir l’« anthropologue du parti » ou l’« assistant parlementaire du futur député Islam », etc.) mais ceci fut négligeable en regard de cette autre certitude : l’exposition médiatique du parti impliquait, à court terme, la mienne, appelé à répondre ici de la « dangerosité » du groupe Islam et là au lieu commun de « l’arbre qui cache la forêt » d’une « islamisation » rampante du pays. Bref, l’ethnologue était alors transformé en juge et les hypothèses de recherche en préoccupations morales.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=271&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/241854/original/file-20181023-169834-1wosof3.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=340&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<h2>« L’État islamique de Belgique », les coulisses d’un strike médiatique</h2>
<p>En 2012, le parti Islam est fondé à Bruxelles. À la fois référence explicite et revendiquée à la religion musulmane et acronyme d’« Intégrité, Solidarité, Liberté, Authenticité, Moralité », il propulse aux élections communales belges de la même année deux de ses trois candidats – qui constituaient également le trio fondateur du parti et la totalité du groupe – dans deux conseils communaux bruxellois (respectivement Lhoucine Aït-Jeddig à Molenbeek et Redouane Ahrouch à Anderlecht).</p>
<p>Aux élections communales d’octobre 2018, le parti a échoué à conserver ses élus et réalisé des scores bien moindres qu’en 2012, et ce malgré une exposition médiatique dont il n’avait pu bénéficier alors. À Molenbeek, <a href="http://bru2018.brussels/fr/results/municipalities/6082/index.html">il passe entre 2012 et 2018</a> de 1 478 voix à 695 et à Bruxelles-Ville de 1 833 à 1 125.</p>
<p>Les interventions médiatiques de ceux qui se présenteront comme les « premiers véritables élus musulmans de Belgique » – principalement Redouane Ahrouch – seront à l’origine de nombreuses déclarations massivement relayées et commentées dans l’espace médiatique belge.</p>
<p>Ils exposent, entre autres, leur volonté de créer un <a href="https://www.courrierinternational.com/article/belgique-faut-il-interdire-le-parti-islam">« État islamique de Belgique »</a>, d’établir une <a href="https://www.7sur7.be/7s7/fr/1502/Belgique/article/detail/3279737/2017/10/10/Le-parti-ISLAM-veut-appliquer-une-charia-occidentale.dhtml">« sharî’a occidentale »</a> ou encore une <a href="https://www.levif.be/actualite/belgique/le-parti-islam-croit-en-l-avenir-islamiste-de-bruxelles-maingain-veut-le-faire-interdire/article-normal-823059.html">« démocratie islamiste »</a>.</p>
<p>Le 25 octobre 2012, ils organisent leur première conférence de presse dans laquelle le récent élu anderlechtois réalisera son premier « strike communicationnel », pour paraphraser la métaphore qu’il emploiera lors d’un entretien.</p>
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<figcaption><span class="caption">Conférence de presse du parti Islam en Belgique, 2012.</span></figcaption>
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<p>À dire vrai, les mots <em>sharî’a</em> et <em>État islamique</em> <a href="http://www.revuenouvelle.be/Entre-risque-de-sous-estimation-et-hysterie">n’apparaissent pas dans le programme</a>, ni ne sont prononcés lors de la conférence de presse à proprement parler mais après, lors de l’interview par la <a href="https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_le-parti-islam-espere-que-la-belgique-devienne-un-jour-un-etat-islamique?id=7865358">RTBF de Redouane Ahrouch</a>.</p>
<p>Cette courte intervention permettra au parti d’acquérir une visibilité nationale, voire <a href="https://www.euronews.com/2018/04/26/islam-party-stirs-controversy-ahead-of-belgian-elections">internationale</a>, sans précédent par rapport aux formations politiques bruxelloises antérieures (Parti Citoyenneté Prospérité, Parti Jeunes Musulmans, Noor, Musulmans.be) dont il constitue le dernier avatar.</p>
<h2>« Une histoire méconnue »</h2>
<p>L’apparition fulgurante du parti Islam dans la sphère médiatique, a donné soit l’illusion de son caractère anhistorique, soit a indiqué une possible filiation politique timidement établie au travers de quelques noms de personnes ou de partis. Mais, globalement, c’est avant tout un parti dont on ne sait presque rien et sur lequel, parfois, se greffent différents fantasmes.</p>
<p>C’est pourquoi le premier objectif de ce livre était de reconstituer la généalogie de cette activité politique musulmane sur Bruxelles, par l’imbrication d’une histoire « documentée » avec la mémoire que les acteurs en ont.</p>
<p>Le document ethnographique ainsi créé, qui laisse une grande place à la parole des acteurs, nous fait remonter aux années 1990 avec la fondation du Centre Islamique Belge (CIB, à ne pas confondre avec le CICB, le Centre Islamique et Culturel de Belgique), qui était auparavant une association sans but lucratif (Jeunesse bruxelloise sans Frontières), cofondée à Molenbeek par l’ancien imam franco-syrien d’Aix-en-Provence, Bassam Ayachi, et le médiatique converti, <a href="https://www.rtbf.be/tv/emission/detail_tout-ca-ne-nous-rendra-pas-le-congo/actualites/article_tiens-toi-au-coran-video-2003?id=5796253&emissionId=40">surnommé « Barberousse », Jean‑François Bastin</a>. Les jeunes étaient alors formés à la « gestion et à l’administration d’un État islamique » (Redouane Ahrouch) et appelés à rejoindre les talibans en Afghanistan. C’était le temps de « l’émirat » dira Redouane Ahrouch.</p>
<h2>Pressions</h2>
<p>Suite à la pression nouvelle exercée par l’État et par l’apparition – ou la réactivation – de la figure du « djihadiste » dans l’opinion publique après l’électrochoc des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, le répertoire d’actions locales est considéré comme devant être étoffé. C’est ainsi qu’émergera le Parti Citoyenneté et Prospérité en 2002, destiné à « emmerder l’État belge »(Redouane Ahrouch) dans un contexte post-attentats où le CIB sentait qu’il était devenu une « cible ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Jean‑François « Abdullah » Bastin conteste l’affichage électoral en 2006, il est à l’époque à la tête du Parti Jeunes Musulmans.</span></figcaption>
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<p>L’ancien conseiller communal anderlechtois Redouane Ahrouch tirera de ce compagnonnage avec Jean‑François Bastin et de son intérêt pour la politique belge la volonté de rediriger vers le plat pays un projet qui ne le concernait préalablement pas, celui de devenir un « État islamique ». C’est de cette filiation dont le parti ISLAM est la dernière initiative.</p>
<h2>« Nourrir l’épouvante »</h2>
<p>Entre 2012 et 2018, la provocation médiatique à des fins de visibilisation dans l’espace public devient la stratégie quasi exclusive d’ISLAM. En effet, le trio fondateur, qui use de provocation afin de s’exposer, participe également à l’alimentation d’un climat d’épouvante lui-même maintenu par un flou terminologique caractérisé par une interchangeabilité de termes en « isme », comme le note le chercheur en sciences politiques <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-monde-et-cultures-religieuses-2016-3-page-13.htm">Haoues Seniguer</a> : intégrisme, fondamentalisme, islamisme, salafisme, communautarisme, etc.</p>
<p>Ainsi, il remarque que la notion de « radicalisation » (radicalisme) qui est aujourd’hui d’un usage courant autant que sa « prévention » est l’objet de politiques publiques, est victime d’un amalgame qui établit l’idéologie extrême et le passage à l’acte violent comme indissociables et dès lors, il semble difficile d’appréhender l’individu « radical » en-dehors de la pente terroriste sur laquelle il serait invariablement engagé. Bref, radicalisme et terrorisme deviennent des notions interchangeables.</p>
<p>Cette stratégie de provocation sensationnelle – autant que contextuelle – s’exprimera également au travers du bref partenariat avec l’ex-député du Parti Populaire <a href="https://www.rtbf.be/info/belgique/detail_le-parti-populaire-exclut-laurent-louis-son-unique-depute?id=5563213">Laurent Louis</a> (2014), qu’on peut situer à l’extrême-droite de l’échiquier politique, tandis qu’elle en compromettra d’autres et rendra finalement impossible les tentatives de structuration ou de diversification entamées en interne par les nouveaux membres (2016) qui se virent constamment opposer une résistance de la part du « noyau dur ».</p>
<p>Ces tensions sont apparues progressivement et concernaient la volonté d’ouverture et de transparence, mais aussi la redistribution progressive du pouvoir et de l’influence au sein du parti. Si le nom du parti ne faisait pas l’unanimité, le refus de transparence vis-à-vis de l’origine des financements, la volonté quasi explicite de maintenir le parti à un petit groupe et d’en exclure les femmes, l’absolue nécessité de toujours passer par le trio et le refus de discuter comme de voter les points du programme, furent progressivement des motifs sérieux de discorde.</p>
<p>Finalement, ces nouveaux membres seront à l’origine de la scission du groupe ISLAM (2017-2018) et à la naissance d’un nouveau parti, <a href="https://salem.brussels/">Salem</a>, qui s’est d’ailleurs présenté aux élections communales du mois d’octobre 2018, sans réaliser de scores notables.</p>
<h2>« Il ne s’agit pas d’un monolithe idéologique »</h2>
<p>La formation partisane ISLAM constitue une <a href="https://journals.openedition.org/etudesafricaines/1528">expression de « branchements »</a> déjà réalisés au cours du XIX<sup>e</sup> et du XX<sup>e</sup> siècle. Il lie ainsi participation aux systèmes électoraux, à un pouvoir libéral, organisation en partis politiques et volonté d’établissement d’un État islamique (qui recoupe la <a href="https://journals.openedition.org/mideo/2303?lang=fr">conception européenne traditionnelle de l’État</a>).</p>
<p>Mais, ce faisant, il est lui-même à l’origine de branchements inédits entre des événements historiques symboliques comme celui de la <a href="https://www.humanite.fr/node/239184">république du Rif d’Abdelkrim El Khattabi</a>, la réalité politique et administrative de la Belgique, le discours d’unité de l’islam propre aux Frères musulmans et les positions d’un <em>marja’</em> controversé – le <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01861743"><em>marja</em> est une source, une référence religieuse dans l’islam chiite</a> –, de la ville de Qom (Iran).</p>
<p>Cette reconfiguration des références et des identités fait sens dans un monde globalisé où l’on observe une redéfinition des rapports politiques, une accélération du phénomène d’hybridation et de ces « branchements » inédits rendus possibles depuis la révolution digitale.</p>
<p>Ces ancrages idéels multiples s’expriment toutefois dans une « localité » précise, ce sont des ailleurs ancrés ; c’est en cela que le parti se considère comme un jalon de l’émancipation de la communauté musulmane de Belgique, instrumentalisée au même titre que sa religion qui serait, selon eux, devenue le « bouc-émissaire » de l’Occident dans un <a href="https://www.islam2012.be/president">« monde post-URSS »</a>.</p>
<p>Cet ouvrage entend témoigner, même dans le cas d’un groupe aussi décrié que celui du parti ISLAM, d’un individu qui ne se laisse plus penser comme étant inféodé à un système centré ou hiérarchique (<a href="http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Capitalisme_et_schizophr%C3%A9nie_2___Mille_plateaux-2015-1-1-0-1.html">à l’instar du « rhizome » chez Deleuze et Guattari</a>).</p>
<h2>Pris dans la tempête médiatique</h2>
<p>Plusieurs tempêtes médiatiques eurent lieu autour du parti ISLAM et je fus moi-même projeté dans l’une d’elles. Les réactions consécutives <a href="https://www.rtbf.be/auvio/detail_lionel-remy-a-vecu-5-mois-avec-le-parti-islam?id=2334285">à mon apparition à la télévision</a> (RTBF) et dans la presse furent nombreuses et il est crucial de souligner qu’elles vinrent tantôt m’accuser, tantôt me soutenir, bref elles furent une modalité psychologique dans laquelle j’ai dû engager l’écriture de ce livre.</p>
<p>Les controverses au sujet de la juste distance, de l’implication militante et de la neutralité rencontrent celles de la position du chercheur dans l’espace public médiatique, tout à la fois légitimé par un statut « d’expert » et enfermé la plupart du temps dans un rôle de « commentateur » du réel.</p>
<p>C’est l’une des raisons pour lesquelles l’ouvrage devait, nécessairement, s’ouvrir par un chapitre réflexif. Quel peut être l’intérêt de plonger le lecteur dans l’antichambre des résultats produits ? N’est-ce pas l’affaire d’un carnet de terrain, d’un journal intime (qui se confondent bien souvent d’ailleurs) ? L’une des réponses à cette vaste question apparaît d’elle même lorsqu’un chercheur se trouve par exemple contraint de rassurer quant à sa « moralité », ce fut le cas de Daniel Bizeul, le sociologue français qui fit une enquête <a href="https://www.cairn.info/avec-ceux-du-FN--2707140481.htm">chez les militants du Front national en France</a>. Bizeul fut un <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsoc_0035-2969_1998_num_39_4_4840">grand secours méthodologique</a> dans mon cas, car il avait établi un précédent dans la littérature.</p>
<p>Il nous faut continuer la description de ce chercheur, celui qui évolue sur un mince défilé : d’un côté, avoir sur ses contradictions morales une lucidité suffisante que pour ne pas rédiger un texte à charge ou faire terrain sans empathie, de l’autre se refuser absolument à égaliser toutes les conduites, au risque de devenir « partisan » malgré soi.</p>
<hr>
<p><em>_L’auteur vient de publier <a href="http://www.editions-harmattan.fr/index.asp?navig=catalogue&obj=livre&no=60998">« Le parti Islam. Filiations politiques, références et stratégies »</a>, aux éditions Academia.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/105160/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lionel Remy a reçu des financements du Fonds Baillet Latour. </span></em></p>Une enquête au sein d’un parti controversé révèle les difficultés auxquelles se confronte le chercheur autant que des stratégies médiatiques abusant des polémiques.Lionel Remy, Doctorant, anthropologue, Université catholique de Louvain (UCLouvain)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/986582018-06-27T21:02:38Z2018-06-27T21:02:38ZLes instituteurs de l’Afrique de l’Ouest, défricheurs de savoirs<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/224273/original/file-20180621-137717-tnzvtk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=11%2C25%2C1212%2C743&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Scènes de l'école rurale en Casamance .</span> <span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span></figcaption></figure><p>Malgré l’avancée des recherches historiques, l’école coloniale en Afrique-Occidentale Française (AOF) est encore souvent présentée sous une forme stéréotypée : un maître européen avec un casque colonial sur la tête enseignant à des élèves africains un cours identique à ceux de la métropole, jusqu’au caricatural « Nos ancêtres les Gaulois ».</p>
<p>Il faut faire justice de cette vision carte postale. D’abord parce que les maîtres africains devancent largement en nombre les instituteurs métropolitains dans l’enseignement primaire d’AOF, et ce dès la Première Guerre mondiale. Sur l’ensemble de la période, leur proportion évolue entre 60 % et 75 % des effectifs. Ce sont donc en grande majorité des instituteurs africains qui portent aux quatre coins de l’AOF l’enseignement de la III<sup>e</sup> République coloniale.</p>
<p>Ensuite parce que les programmes enseignés dans les écoles d’AOF n’étaient pas les mêmes qu’en métropole. Et surtout parce que l’école d’AOF a été une pépinière de recherches ethnographiques menées par les instituteurs pour mieux connaître les différents terroirs et sociétés de l’ouest-africain, à l’instar des travaux menés par les instituteurs métropolitains sur leurs « petites patries » en France, le tout au service d’une idéologie de l’enracinement bien plus que de l’émancipation.</p>
<p>L’idéologie scolaire des « petites patries » a en effet stimulé les recherches ethnographiques des instituteurs dans les années 1920 et 1930. En dépit de ses visées conservatrices, elle a amorcé un engagement intellectuel des instituteurs qui se sont progressivement affranchis du carcan scolaire et ont nourri l’espace public en formation.</p>
<p>Si celui-ci ne s’épanouit véritablement qu’avec l’ouverture du champ politique à partir de 1945, l’histoire intellectuelle et culturelle doit bel et bien se saisir de la période de l’entre-deux-guerres, bien plus effervescente qu’on ne le pense généralement et comme y invitaient déjà les travaux pionniers de <a href="https://www.persee.fr/doc/cea_0008-0055_1995_num_35_138_1453">François Manchuelle</a> et <a href="http://mukanda.univ-lorraine.fr/biblio/lusebrink-hans-jurgen-la-conquete-de-lespace-public-colonial-prises-de-parole-et-formes-de">Hans-Jürgen Lüsebrink</a>.</p>
<h2>Nos ancêtres ne sont pas les Gaulois…</h2>
<p>Les témoignages de ceux et celles qui ont fréquenté les bancs de l’école française, des enseignants, mais aussi les rapports d’inspection, déconstruisent le mythe encore largement répandu selon lequel « Nos ancêtres les Gaulois » aurait été récité par les écoliers africains.</p>
<p>Ce fut en réalité rarement le cas. Hormis dans les <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Quatre_communes">Quatre Communes</a> du Sénégal, où les élèves étaient pour la plupart de futurs citoyens français et où de ce fait les programmes étaient alignés sur ceux de la métropole, c’est l’histoire locale – celle du village, du canton, du cercle, de la région puis de l’AOF – qui était enseignée à l’école primaire. L’élève Mamadou Dia, <a href="http://www1.rfi.fr/actufr/articles/109/article_77746.asp">figure politique majeure du Sénégal</a> d’après 1945 témoigne en ce sens dans ses <a href="http://catalogue.bnf.fr/ark:/12148/cb34870853j"><em>Mémoires</em></a> :</p>
<blockquote>
<p>« Jusqu’à l’école primaire supérieure nous ne savions rien de l’Histoire de France, de la Géographie de France. On enseignait, surtout, la géographie du Sénégal et de l’AOF, l’Histoire du Sénégal et de l’AOF. Nous connaissions les Samory, les Mamadou Lamine, etc. Je trouve que c’était excellent. C’est à partir de William Ponty seulement que nous avons commencé à étudier l’Histoire de France et l’Histoire de l’Europe, la géographie de l’Europe. »</p>
</blockquote>
<p>L’idéologie des « petites patries » née sous la III<sup>e</sup> république en France et qui, comme l’ont bien montré <a href="https://www.franceinter.fr/oeuvres/l-ecole-republicaine-et-les-petites-patries">Jean‑François Chanet</a> et <a href="https://www.persee.fr/doc/rfp_0556-7807_1998_num_125_1_3045_t1_0165_0000_3">Anne-Marie Thiesse</a>, a été l’un des ressorts de l’enracinement de l’école républicaine dans les différentes régions françaises, imprégnait également la politique d’adaptation de l’enseignement dans les colonies.</p>
<p>L’enseignement primaire devait enraciner les élèves dans leur terroir et cultiver leur sentiment d’appartenance à leur « petite patrie », puis par extension, selon une logique concentrique et hiérarchique, à leur « Grande patrie », la France.</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224270/original/file-20180621-137717-1sk1ou7.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Editions Karthala, 2018.</span>
</figcaption>
</figure>
<p>En AOF, l’enseignement fut « adapté » au milieu local pour des raisons similaires à celles qui avaient prévalu en métropole, à la fois pédagogiques (partir du « connu » de l’élève), politiques (empêcher la formation de « déracinés », de « déclassés ») et idéologiques (naturaliser l’appartenance à la nation et l’empire)</p>
<p>Néanmoins c’est une version nettement plus conservatrice de l’école qui est mise en œuvre en AOF. La scolarisation n’a pas vocation à être universelle comme en métropole, et l’école vise avant tout à former à moindre coût et en nombre limité des élites intermédiaires pour l’administration coloniale (en 1957, le <a href="https://www.cairn.info/revue-histoire-de-l-education-2010-4-p-5.htm">taux moyen de scolarisation de l’AOF</a> atteint tout juste 10 %).</p>
<h2>Des écoles « exploitations agricoles »</h2>
<p>À partir des années 1930, la création de l’école rurale populaire marque un <a href="https://journals.openedition.org/etudesafricaines/15630">tournant</a>. Il s’agit de diffuser des connaissances sommaires en français au plus grand nombre pour faire connaître aux paysans les « intentions » du colonisateur. Dans ces écoles, l’enseignement agricole prime très nettement sur l’enseignement général, au point que certaines écoles deviennent de véritables exploitations agricoles. L’école rurale populaire suscite une vive opposition chez de nombreux maîtres africains qui considèrent qu’il s’agit d’un enseignement « au rabais ».</p>
<p>Même au sommet de la pyramide scolaire, à l’École Normale William Ponty, <a href="https://www.cairn.info/revue-geneses-2007-4-p-4.htm">école formant l’élite enseignante et administrative de l’AOF</a>, les contenus de l’enseignement font l’objet de polémiques à partir du milieu des années 1930, de nombreux élèves dénonçant un enseignement « en vase clos », qui n’est pas à la hauteur de leurs aspirations.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=434&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224271/original/file-20180621-137711-g8s0i8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=545&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">École « rurale ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Jusqu’en 1945, en effet, l’adaptation de l’enseignement n’était pas simplement une africanisation des programmes mais aussi des diplômes, empêchant de fait la poursuite d’études pour les instituteurs dont les diplômes n’étaient pas reconnus en dehors d’AOF et cantonnant les diplômés africains dans des statuts subalternes.</p>
<p>Dès lors, certains d’entre eux – y compris ceux qui menaient des recherches sur le milieu local par passion ethnographique – refusèrent de dispenser un enseignement adapté. L’enseignement du milieu local à l’école dépendait donc d’un maître à l’autre. La diversité des pratiques de classe, et souvent l’insuffisante adaptation des matières au milieu local, témoignent du décalage entre les instructions officielles et la formation effective des maîtres comme des outils à leur disposition, malgré les efforts du <em>Bulletin</em> pour mettre en circulation des matériaux « adaptés ».</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=450&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224234/original/file-20180621-137720-10p4n2d.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=566&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Ancienne école normale William-Ponty de Gorée.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89cole_normale_William-Ponty#/media/File:Gor%C3%A9e_-_Ancienne_%C3%A9cole_normale_William_Ponty_(2).JPG">HaguardDuNord/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Des enquêtes scolaires à la « négritude de terrain »</h2>
<p>Pour nourrir l’enseignement du milieu local à l’école, l’inspecteur de l’enseignement en AOF, <a href="https://www.persee.fr/doc/inrp_0298-5632_2006_ant_12_2_4401">Georges Hardy</a>, avait créé en 1913 le <em>Bulletin de l’enseignement en AOF</em> – devenu <em>l’Education africaine en 1934</em> – où étaient publiées des fiches pédagogiques, des leçons types ou encore des études ethnographiques, historiques et géographiques réalisées par les instituteurs eux-mêmes.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=424&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224065/original/file-20180620-137708-1enn5rc.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=533&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Couvertures du Bulletin de l’Enseignement en AOF/l’Éducation africaine.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Des manuels d’histoire et de géographie de l’AOF ont également été édités par le <em>Bulletin</em>, en 1913. Les instituteurs africains furent donc d’emblée sollicités et contribuèrent activement à la production de savoirs pour l’enseignement et la recherche coloniale.</p>
<p>Ils furent les véritables « petites mains » des sciences coloniales en AOF, mis à disposition des savants européens ou de l’administration pour la réalisation d’enquêtes, sondages, questionnaires, monographies, recensement, coutumiers juridiques, recueil de folklore, observations ethnographiques, travaux d’histoire locale, sans être toujours crédités pour ces travaux de terrain par leurs commanditaires.</p>
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<span class="caption">Cours de gymnastique à l’école de Goudomp (ANS, 3Fi, Tournée d’inspection de Charles Béart, 1939).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Mais les instituteurs africains ne furent pas seulement des « auxiliaires » dans la production des savoirs scolaires et scientifiques, ils menèrent leurs propres recherches et furent aussi des auteurs à part entière, publiant en nombre assez important des articles signés de leur nom dans le <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/sommaires/le-beaof-leducation-africaine-1913-1959"><em>Bulletin de l’enseignement en AOF</em></a>, et pour un petit nombre d’entre deux dans d’autres revues plus prestigieuses comme le <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/sommaires/le-bcehsaof-bifan-1916-1959"><em>Bulletin du Comité d’Études historiques et Scientifiques d’AOF</em></a> ou la revue <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/sommaires/outre-mer-1929-1937"><em>Outre-mer</em></a> de l’École Coloniale à Paris.</p>
<p>Dans l’entre-deux-guerres, certains instituteurs comme Mamby Sidibé, Fily Dabo Sissoko ou Dominique Traoré ont créé une véritable œuvre ethnographique sur la durée, et se sont épanchés en des passages précieux pour l’histoire de l’anthropologie sur les ficelles et les difficultés du métier d’ethnographe amateur dans l’AOF des années 1930.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=421&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224064/original/file-20180620-137741-lk8xtr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=529&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Quelques signatures d’auteurs dans l’_Éducation africaine.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>« Faire du terrain » devient même un passage obligé de la formation malgré l’improvisation des méthodes : à partir de 1933, les élèves maîtres de l’école normale William Ponty (puis à partir de 1938 ceux de l’école Frédéric Assomption de Katibougou) ont ainsi produit des mémoires de recherche de fin d’études, notés, qui méritent toute notre attention (environ 800 ont subsisté), sur des thèmes aussi divers que la famille, les marchés, l’éducation traditionnelle, l’école coranique ou l’histoire locale.</p>
<h2>Les écrits de jeunesse des figures politiques et intellectuelles d’après-guerre</h2>
<p>L’ensemble de ces travaux n’a guère été exploré de manière systématique, constituant une forme d’archive oubliée, en tout cas négligée dans son ampleur et son ambivalence, qui révèle la part africaine de la « bibliothèque coloniale » selon l’expression de <a href="http://www.iupress.indiana.edu/product_info.php?products_id=21392">Valentin Mudimbe</a>.</p>
<p>Dans les années 1930, ces travaux d’instituteurs constituent les écrits de jeunesse du panthéon des futures figures intellectuelles et politiques ouest-africaines des années 1950 et 1960, cette « génération charnière » <a href="https://www.laboutiqueafricavivre.com/livres/5254-le-role-de-la-generation-charniere-ouest-africaine-de-amadou-booker-sadji-2296004571.html">comme l’écrit Amadou Booker Sadji,</a> comme le fondateur de Présence Africaine <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Alioune_Diop">Alioune Diop</a> ou l’universitaire et homme politique sénégalais <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/assane-seck-1919-2012">Assane Seck</a> retraçant leurs parcours scolaires, les écrivains sénégalais <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/abdoulaye-sadji-1910-1961">Abdoulaye Sadji</a> et ivoirien <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/bernard-dadie">Bernard Dadié</a>, l’homme politique sénégalais <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Mamadou_Dia">Mamadou Dia</a> produisant des textes originaux sur les traditions orales, l’histoire, les langues et le théâtre.</p>
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<figcaption><span class="caption">Portrait d’Alioune Diop, fondateur de la revue Présence africaine et la maison d’édition du même nom et qualifié par Léopold Sedar Senghor de « Socrate noir ». Histoire de l’Afrique.</span></figcaption>
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<p>Ces penseurs ont aussi influencé aussi les futurs dirigeants du Mali <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Modibo_Ke%C3%AFta_(1915-1977)">Modibo Keita</a> et <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/jean-marie-kone-1913-1988">Jean‑Marie Koné</a>, écrivant respectivement sur l’enfance en milieu soninké et les sociétés de culture au Soudan français, les futurs députés Mamadou Konaté, <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/daniel-ouezzin-coulibaly-1909-1958">Ouezzin Coulibaly</a> ou <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/yacine-diallo-1897-1954">Yacine Diallo</a> proposant des pistes de réforme sur le mariage et la condition féminine.</p>
<p>D’autres figures joueront par ailleurs un rôle important sur la scène culturelle de leurs pays respectifs comme <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/paul-hazoume-1890-1980">Paul Hazoumé</a> et <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/alexandre-adande">Alexandre Adandé</a> au Bénin ou <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/notices-biographiques/boubou-hama-1907-1982">Boubou Hama</a> au Niger.</p>
<h2>Une négritude de terrain</h2>
<p>Au-delà de ces futures personnalités, de nombreux autres instituteurs peu connus mais non moins actifs ont arpenté les terroirs de l’AOF et menés de véritables de recherches de terrain. Au moment même où s’élaboraient dans le <a href="https://www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_2005_num_1257_1_4858">carrefour culturel du « Paris noir »</a> les bases théoriques de la négritude à la confluence de l’Europe, de l’Amérique et des Caraïbes, les instituteurs africains jetaient les bases d’une « négritude de terrain » dans le huis clos de l’AOF, réhabilitant les valeurs culturelles des sociétés qu’ils étudiaient et posant un regard de plus en plus critique sur la colonisation et les discriminations subies.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=800&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/224276/original/file-20180621-137750-szvux3.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1005&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sommaire de la revue l’<em>Éducation africaine</em>.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Auteurs</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Même dans l’espace étroitement contrôlé d’une revue comme l’<em>Éducation Africaine</em> ou de recherches menées dans le cadre scolaire, certains auteurs ont su habilement questionner les méthodes et types savoirs à produire, les attendus de certaines enquêtes comme de certaines sciences coloniales hors-sol ou encore des théories de Lucien Lévy-Bruhl <a href="http://www.laviedesidees.fr/Les-fantomes-de-Levy-Bruhl.html">sur la mentalité pré-logique</a>.</p>
<p>À partir de 1937 et à la faveur de la timide ouverture politique amorcée par le Front populaire, ces débats débordent le cadre des revues scolaires pour alimenter des controverses dans la presse généraliste, faisant des instituteurs les fers de lance des débats sur « l’évolution culturelle ». À partir d’un débat initial sur les réformes du système scolaire, c’est tout un débat sur le métissage culturel, la mondialisation et l’authenticité culturelle, l’avenir des langues africaines comme les périmètres et les échelles des communautés à imaginer que les instituteurs animent et qui se poursuivra sous le régime de Vichy, non sans ambiguïtés et « synergie nativiste » comme l’écrit l’<a href="http://laviedesidees.fr/_Jennings_.html">historien Eric Jennings</a> entre le culturalisme de Vichy et la recherche d’une authenticité africaine.</p>
<p>L’histoire intellectuelle de l’AOF ne peut plus se limiter à l’exégèse des quelques ouvrages écrits par des Africains francophones avant la Seconde Guerre mondiale tels que : <em>Les trois volontés de Malic</em> de Mapaté Diagne en 1920, <em>Force-Bonté</em> de Bakary Diallo en 1926, <em>L’empire du Mogho-Naba</em> de Dim Delobsom en 1932, <em>Au pays des Fons</em> de Maximilien Quénum en 1935, ou enfin <em>le Pacte de sang au Dahomey</em> et <em>Doguicimi</em> de Paul Hazoumé en 1937 et 1938…</p>
<p>Elle exige de se montrer attentifs à la <a href="https://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2016-3-page-209.htm">« textualité proliférante »</a> de la première moitié du vingtième siècle en Afrique de l’Ouest, sous ses différentes formes : articles de revues et dans la presse, travaux scolaires, manuscrits inédits d’instituteurs, textes soumis pour les prix scientifiques et concours, réponses aux enquêtes, pièces de théâtre, etc.</p>
<p>Si les travaux les plus novateurs actuellement portent sur les <a href="https://www.press.umich.edu/8833121/african_print_cultures">colonies britanniques</a> ou sur les écrits en langue arabe ou en langues africaines (swahili, yoruba, hausa, pulaar etc.), la masse d’écrits europhones encore à découvrir et à étudier promet de belles moissons futures pour la recherche.</p>
<hr>
<p><em>Les auteurs viennent de publier <a href="http://www.karthala.com/recherches-internationales/3235-les-hussards-noirs-de-la-colonie-instituteurs-africaines-et-petites-patries-en-aof-1913-1960-9782811119171.html">Les Hussards noirs de la colonie. Instituteurs africaines et « petites patries » en AOF (1913-1960)</a> chez Karthala.</em></p>
<p><em>Présentation du corpus et du projet <a href="https://bibcolaf.hypotheses.org/">ici</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/98658/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>L’école d’Afrique-Occidentale Française a été une pépinière de recherches ethnographiques menées par les instituteurs africains pour mieux connaître les différents terroirs et sociétés de l’ouest-africain.Etienne Smith, Maître de conférences, Sciences Po BordeauxCéline Labrune-Badiane, Historienne, Fellow 2018, IEA de Nantes, Université Paris Diderot, Réseau français des instituts d’études avancées (RFIEA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.