tag:theconversation.com,2011:/ca/topics/nation-36583/articlesnation – The Conversation2023-09-06T17:30:24Ztag:theconversation.com,2011:article/2127982023-09-06T17:30:24Z2023-09-06T17:30:24ZDébat : peut-on « faire nation » sans sortir des logiques d’humiliation ?<p>« Faire nation » : l’expression a été martelée comme le nouveau « chantier » du président de la République, selon ses mots, lors d’un <a href="https://www.lepoint.fr/politique/emmanuel-macron-sur-l-ecole-nous-devons-sortir-des-hypocrisies-francaises-23-08-2023-2532582_20.php">entretien donné au Point</a> fin août, et en réponse aux émeutes qui ont suivi la mort du jeune Nahel à Nanterre <a href="https://theconversation.com/emeutes-2005-en-heritage-a-clichy-sous-bois-209160">au début de l’été</a>.</p>
<p>Pour Emmanuel Macron, cette expression se rapporte d’abord à l’apprentissage de la langue, la transmission des valeurs, le <a href="https://theconversation.com/pourquoi-repenser-lautorite-a-lecole-209541">retour de l’autorité</a> du maître à l’école (sujet régalien), mais aussi l’intégration par le travail. <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782070416523-nations-et-nationalisme-depuis-1780-eric-john-hobsbawm/">Du point de vue historique</a>, ce « faire nation » correspond à la volonté de faire concorder une <a href="https://publictionnaire.huma-num.fr/notice/recit-national/">forme politique</a> (république, royaume, empire) avec un territoire et une population composite qui doit partager une même culture (la langue, des valeurs, un récit historique) et obéir à des règles communes.</p>
<p>Le président veut faire de l’école <a href="https://theconversation.com/lecole-en-panne-de-projet-politique-212040">son domaine réservé</a>, une institution cardinale de la fabrique nationale (« cette refondation nationale passe par l’école »), et propose de refonder les programmes d’histoire : « L’histoire doit être enseignée chronologiquement » affirme-t-il.</p>
<p>Sur ce dernier point, il renoue avec les vieilles antiennes sur la chronologie qui nourrit <a href="https://laviedesidees.fr/Le-serpent-de-mer-de-la-chronologie">depuis plus de 40 ans</a> des débats récurrents et toujours déconnectés du terrain sur l’enseignement de l’histoire, en méconnaissant le contenu des programmes et les pratiques enseignantes qui se fondent bien sur des séquences chronologiques, et ce du premier degré, dès le cycle 2, jusqu’à la terminale. On constate ainsi qu’en 2023, si les autres disciplines scolaires sont tenues d’intégrer les acquis de la recherche dans l’enseignement, la discipline de l’histoire reste un cas à part, la « connaissance » de l’histoire étant située par Emmanuel Macron dans une finalité civique toute nationale.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/quelle-nation-francaise-pour-2022-167074">Quelle nation française pour 2022 ?</a>
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<h2>Polarisation sur la laïcité</h2>
<p>Cette « refondation nationale » passe aussi par la laïcité à l’école comme l’a montrée <a href="https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo32/MENG2323654N">l’interdiction</a> du port de l’abaya et du qamis dans les établissements scolaires publics. La décision du nouveau ministre de l’Éducation Gabriel Attal s’appuie <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000252465">sur la loi du 15 mars 2004</a> portant sur l’interdiction des signes ostensibles religieux à l’école comme la kippa, la grande croix ou le voile musulman.</p>
<p>Le <a href="https://www.marianne.net/societe/education/interdiction-de-labaya-a-lecole-un-etonnant-decalage-entre-les-elus-insoumis-et-leurs-sympathisants">port des abayas</a> a pris un tournant politico-médiatique de forte ampleur, malgré le fait que ce phénomène soit présenté comme très minoritaire au regard des 12 millions d’élèves en France.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/hausse-des-atteintes-a-la-la-cite-des-chiffres-qui-interrogent-194569">Hausse des atteintes à la laïcité : des chiffres qui interrogent</a>
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<p>Le ministre a annoncé cette interdiction en interprétant ce port de vêtement par des élèves comme « un geste religieux visant à tester la résistance de la République », mais un certain nombre de personnels dans des académies avaient pu exprimer des <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/10/04/signes-religieux-a-l-ecole-les-chefs-d-etablissement-en-quete-de-consignes-claires_6144288_3224.html">difficultés sur le terrain</a> pour caractériser la motivation religieuse des élèves portant des abayas.</p>
<h2>Comprendre l’éducation à la laïcité</h2>
<p>Une demande de consignes claires avait été formulée auprès de l’État par des acteurs éducatifs, notamment les syndicats des personnels de direction à qui il revenait <a href="https://www.education.gouv.fr/bo/22/Hebdo42/MENG2232014C.htm">d’apprécier au cas par cas les situations</a>. Cette question entraînait des tensions et des divergences d’interprétation au sein des équipes pédagogiques. L’interdit du prosélytisme religieux dans l’espace scolaire doit être posé comme un principe éducatif de la laïcité alors que les élèves sont des citoyens en construction, comme leur libre arbitre.</p>
<p>Pour autant, le risque de voir la laïcité se circonscrire à une série d’interdits visant des élèves musulmans est réel. <a href="https://www.cairn.info/revue-education-et-societes-2019-2-page-181.htm">Or l’éducation à la laïcité</a> mise en œuvre à l’École de manière de plus en plus forte, en particulier depuis les années 2010, n’a pas pour vocation à statuer sur la conduite des seuls élèves musulmans, ce qui aurait pour effet délétère de certifier <a href="https://www.cairn.info/revue-sociologie-2014-1-page-31.htm">« un problème musulman en France »</a>.</p>
<p>Cette éducation à la laïcité dans le domaine scolaire engage par conséquent un enjeu pédagogique pour tous les acteurs éducatifs. Il s’agit d’éviter un discours polarisé sur l’islam, de rappeler le principe de laïcité autour de la liberté de conscience (croire ou ne pas croire), de pratiques religieuses autorisées au sein de l’espace public (en différenciant l’école de l’espace public), et enfin de la neutralité de l’État qui prescrit une égalité de traitement entre les croyants de différentes religions que ce principe protège.</p>
<p>Cet enjeu éducatif et pédagogique de la transmission scolaire de la laïcité pour faire nation se révèle aujourd’hui aussi délicat que nécessaire. En effet, nombre de familles musulmanes ressentent un déficit de reconnaissance <a href="https://presses.univ-lyon2.fr/product/show/islam-et-ecole-en-france/940">notamment de la part de l’institution scolaire</a>. Par ailleurs une <a href="https://www.leddv.fr/actualite/les-lyceens-daujourdhui-sont-ils-paty-20210303">étude d’opinion auprès de lycéens a montré en 2021</a> qu’une majorité d’entre eux approuvent le port de vêtements religieux à l’école (bien au-delà des élèves musulmans) et que les lois sur la laïcité sont jugées discriminatoires envers les musulmans par 37 % d’entre eux.</p>
<h2>Un profond malentendu</h2>
<p>Cette priorité pédagogique pour construire une laïcité républicaine avec les musulmans et non pas contre eux dès l’École est d’autant plus <a href="https://theconversation.com/entre-sideration-deuil-et-debats-necessaires-les-premiers-resultats-dune-enquete-a-lecole-apres-la-mort-de-samuel-paty-169844">indispensable</a> que les différents attentats terroristes commis en France ont pu établir des clivages en ce sens. Notre enquête sur les réactions aux attentats de 2015 dans le monde scolaire – réalisée dans le cadre du programme de recherche <a href="https://www.memoire13novembre.fr/">13-Novembre</a> – montre que le « nous-Charlie », qui s’est affirmé avec force à travers la somme des « je suis Charlie » pour affirmer le rassemblement de la nation face aux attaques des journalistes de Charlie Hebdo, a provoqué un malentendu aux effets délétères.</p>
<p>Lors du rituel scolaire de deuil national, la <a href="https://www.memoire13novembre.fr/sites/default/files/Memoire%20en%20jeu.pdf">réticence d’élèves musulmans</a> à se reconnaître dans le « je suis charlie » a impacté les minutes de silence observées à l’école en mémoire des victimes dans le cadre d’un deuil national. Le référent national symboliquement mobilisé avec <a href="https://sciencespo.hal.science/hal-02186338/file/2016-faucher-mobiliser-des-symboles.pdf">l’attentat de Charlie Hebdo</a> a eu pour conséquence que certaines de ces réticences ont été perçues par les médias et les politiques dans les jours et les mois suivants <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-030-94163-5_6">comme une manifestation de sédition</a> à l’égard de la nation.</p>
<p>Pour un certain nombre d’élèves musulmans, la question n’était pas de défier la nation mais de se positionner comme ils le pouvaient dans un rituel qu’ils ont pu interpréter comme la manifestation d’une adhésion aux caricatures de Charlie Hebdo sur le prophète musulman qui les choquaient, les mettant ainsi dans un conflit de loyauté extrême entre leur sensibilité religieuse et l’adhésion demandée à la communauté nationale pour faire bloc contre l’attentat. Les équipes éducatives ont été très précieuses alors pour dialoguer avec eux afin de dissiper le malentendu, quand la réaction politique à ces réticences n’a fait qu’approfondir le sentiment d’une incompatibilité entre « faire nation » et leur sensibilité religieuse.</p>
<h2>L’accusation</h2>
<p>Notre enquête montre également que dans certains établissements, des enseignants perçus comme musulmans (par leur nom, leur physionomie) ont vécu des scènes humiliantes dans les jours qui ont suivi l’attentat en étant assignés par leurs propres collègues au groupe « musulman » qui les impliquait, bien malgré eux, dans les actes terroristes. Pire, une enseignante assignée comme musulmane a dû faire face à des dénonciations calomnieuses d’un parent d’élève l’accusant d’apologie de terrorisme auprès de la direction de l’établissement, comme nous l’analysons dans un article à paraître, <em>L’École post-attentat 2015 : des acteurs scolaires face au discours de crise de l’intégration et du « problème musulman ».</em></p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=927&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=927&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=927&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1165&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1165&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/546370/original/file-20230905-19-l4d1q1.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1165&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Un roman inspiré d’une histoire vraie. Une professeure de philosophie est mise à pied suite à une accusation d’apologie du terrorisme après les attentats de Charlie Hebdo.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.editions-jclattes.fr/livre/laccusation-9782709672085/">JCLattes</a></span>
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<p>C’est ce dont témoigne Aïcha Béchir dans son roman <a href="https://www.editions-jclattes.fr/livre/laccusation-9782709672085/"><em>L’accusation</em></a> qui vient de paraître. La professeure de philosophie nous invite à questionner ce « nous-Charlie » qui a ouvert une brisure pour certains musulmans vis-à-vis de la nation française en janvier 2015, et à retisser un « nous » national en <a href="https://theconversation.com/la-france-en-etat-de-choc-changer-de-regard-sur-lislam-53512">sortant de la défiance et des logiques d’humiliation</a> qui entraînent le <a href="https://www.cairn.info/revue-confluences-mediterranee-2017-3-page-119.htm">repli identitaire</a>.</p>
<p>Cette question des humiliations symboliques ou physiques s’est rejouée de manière dramatique avec la mort du jeune Nahel à Nanterre tué par un policier à bout portant dans le cadre d’un contrôle routier.</p>
<p>Le projet présidentiel de « faire nation » mérite par conséquent une autre approche suite à cette mort violente du 27 juin à Nanterre, largement occultée par les émeutes et l’urgence du retour à l’ordre public, qui soulevait de nouveau de manière dramatique la question des pratiques discriminatoires de la police à l’égard des jeunes des <a href="https://theconversation.com/quartiers-populaires-40-ans-de-deni-209008">quartiers populaires</a>.</p>
<p>Comme l’écrit Sébastian Roché les « contacts ordinaires avec des policiers, faits de peur et d’humiliation » <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/02/sebastian-roche-les-mauvaises-pratiques-policieres-sapent-les-fondements-de-la-republique_6180178_3232.html">minent le contrat social républicain</a> et défait la nation depuis maintenant des décennies.</p>
<h2>Un vocabulaire extrêmement grave</h2>
<p>Nous commémorerons dans quelques semaines les <a href="https://www.cairn.info/revue-annales-2006-4-page-809.htm">40 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983</a> qui est née d’une violence policière à l’égard de Toumi Djaïdja, jeune issue de l’immigration coloniale vivant dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, grièvement blessé par balle par un gardien de la paix.</p>
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<figcaption><span class="caption">Agence IMMédia, YouTube, affaire dite des « Minguettes », 1983.</span></figcaption>
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<p>Or, comme le rappelle l’historien Emmanuel Blanchard, il faut pouvoir aborder ce que recouvrent ces pratiques de contrôle. Pour lui, ce maintien de l’ordre de la population des quartiers populaires issus de l’immigration postcoloniale est <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/02/emmanuel-blanchard-la-france-a-une-histoire-longue-de-la-racialisation-de-l-emprise-policiere_6180259_3232.html">hérité des pratiques coloniales</a> où le corps du colonisé (noir ou arabe) est soumis à des violences dérogatoires autorisées par la hiérarchie.</p>
<p>Pour (re)faire nation, c’est toute une formation au sein de la police qui doit être mise en place en urgence pour faire évoluer les pratiques et les relations avec les habitants, plutôt que de maintenir des logiques d’humiliation envers des populations disqualifiées, voire déshumanisées.</p>
<p>Car les mots utilisés par certains syndicats de police pendant les émeutes ont profondément interrogé. Un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/en-guerre-contre-des-nuisibles-ce-communique-de-deux-syndicats-de-police-indigne_AN-202306300742.html">communiqué de presse public</a> le 30 juin 2023 appelait ainsi « au combat contre ces nuisibles », déclarant « nous sommes en guerre » ». Ces termes pour évoquer les participants aux émeutes (« ces nuisibles » ) relèvent d’un <a href="https://journals.openedition.org/germanica/2464">vocabulaire totalitaire</a> extrêmement grave qui n’a valu aucune condamnation de la part du ministre de tutelle Gérard Darmanin.</p>
<p>Le déni de l’État envers ces logiques d’humiliation – par les mots et les actes – dans les opérations de contrôle et de maintien de l’ordre de policiers valide ainsi des expériences sociales qui défont au quotidien la nation.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/212798/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sébastien Ledoux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Pour « faire nation », le président Macron veut s’appuyer sur l’enseignement de l’histoire et la laïcité, mais néglige des logiques d’humiliation à l’œuvre qui produisent des effets délétères.Sébastien Ledoux, Maître de conférences, historien, Université de Picardie Jules Verne (UPJV)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1961822022-12-29T17:41:40Z2022-12-29T17:41:40ZConversation avec Sabine Dullin : « La guerre en Ukraine rappelle à quel point l’identité nationale reste structurante »<p>La guerre d’agression lancée par la Russie en Ukraine en février dernier remet en cause les frontières de ces deux pays. Depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, Moscou conteste et viole les frontières internationalement reconnues de l’Ukraine – une contestation encore renforcée par la nouvelle série d’annexions de territoires ukrainiens annoncée en octobre. Interrogée dans le cadre des <a href="https://www.tribunesdelapresse.org/">Tribunes de la Presse 2022</a> à Bordeaux, Sabine Dullin, historienne et spécialiste de la Russie et de l’Ukraine, revient sur cette remise en cause des frontières ukrainiennes, sur la notion mouvante d’identité de chacun de ces deux pays et sur les conséquences à long terme que le conflit pourrait avoir pour eux.</p>
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<p><strong>Quels sont les éléments qui constituent selon vous l’identité d’un pays ?</strong></p>
<p><strong>Sabine Dullin</strong> : Le terme d’identité évolue avec l’histoire. Dans ses ouvrages sur les nations et le nationalisme, le très grand historien anglais <a href="https://1000idcg.com/nationalisme-hobsbawm/">Eric Hobsbawm</a> explique comment nos multiples appartenances ont fini aux XIX<sup>e</sup>-XXes siècles par se fondre dans celle de la nation. Nous étions d’un village, d’une religion, d’une langue. Mais l’État, par le recensement et la carte, veut clarifier, classer les identités pour pouvoir gouverner. Il y a alors des processus de synthèse des petites identités et d’assignation d’une identité nationale. On finit par s’auto-définir comme étant de telle ou telle nation. Parfois, il faut du temps. Les paysans de Polésie par exemple – une région de marais et de forêts à la frontière de l’Ukraine, de la Biélorussie et de la Pologne – continuent dans les recensements de l’entre-deux-guerres au XX<sup>e</sup> siècle à se déclarer <em>tuteïsy</em> (d’ici). Dans nos sociétés post-modernes, il y a de nouveau une fragmentation identitaire. On se sent bien souvent appartenir à un groupe plutôt qu’à une nation. Pourtant, la guerre actuelle en Ukraine rappelle à quel point l’identité nationale reste structurante.</p>
<p><strong>Depuis le début de la guerre, on demande parfois dans les sociétés occidentales aux sportifs et aux artistes russes de choisir leur camp ou de ne plus se produire. Comment rester russe lorsque la culture russe est associée à l’agression ?</strong></p>
<p><strong>S. D.</strong> : Il est aujourd’hui difficile d’être russe en France, au Royaume-Uni ou aux États-Unis, que l’on y vive depuis longtemps ou que l’on ait fui la Russie de Poutine. Mais le mal-être vient le plus souvent d’un sentiment de culpabilité intérieure : ne rien avoir vu ou pu faire pour éviter cela. Il est encore plus difficile d’être russe en Pologne ou dans les pays baltes, où la peur d’une invasion russe rejoint le souvenir encore à vif de l’occupation soviétique. La culture russe est donc en berne, même s’il ne faut pas exagérer les attaques contre elle. Tchaïkovski et Dostoïevski sont encore joués et montrés.</p>
<p>En temps de guerre, les nationaux d’un pays agresseur sont souvent stigmatisés. Le sort actuel des Russes dans les pays occidentaux n’a cependant rien à voir avec ce qui a pu se passer pendant les deux guerres mondiales car les pays occidentaux ne sont pas belligérants. Rappelons que pendant la Première Guerre mondiale, les Allemands et les Autrichiens étaient internés ou assignés à résidence dans les pays de l’Entente qui se battaient contre l’Allemagne et la Triplice. Rien de tel aujourd’hui. Les Russes emprisonnés le sont en Russie et parce qu’ils se sont opposés à Poutine. En temps de guerre, on vous somme de choisir votre camp. En 1914, le grand écrivain autrichien Stefan Zweig est <a href="http://excerpts.numilog.com/books/9782228910132.pdf">profondément opposé à la guerre</a>, mais il reste solidaire des soldats de son pays qui combattent et ne peut pas être, comme son ami suisse Romain Rolland, <a href="https://www.letemps.ch/culture/audessus-melee-manifeste-pacifiste-romain-rolland-1914">« au-dessus de la mêlée »</a>.</p>
<p>Parmi les Russes, qu’ils soient à l’étranger ou restés dans le pays, prendre fait et cause pour les Ukrainiens et souhaiter la défaite de son pays n’est pas chose toujours aisée. C’est le fait d’une minorité. La plupart se sentent en effet malgré tout affectivement reliés aux soldats russes appelés et obligés de combattre.</p>
<p>**L’identité russe est-elle donc liée à la culture ou au territoire… mais dans quelles frontières ?</p>
<p><strong>S. D.</strong> : Lorsque l’Union soviétique s’est effondrée en décembre 1991, le projet russe porté par le nouveau président Boris Eltsine était de faire de la Russie une nation moderne et occidentalisée dans les frontières de l’ancienne République socialiste soviétique de Russie, renommée Fédération de Russie.</p>
<p>Toutefois, la Russie héritait de la tradition impériale russe et soviétique et se trouvait avec de nombreuses responsabilités dans l’ancien espace impérial rebaptisé <a href="https://theconversation.com/bonnes-feuilles-geopolitique-de-la-russie-189647">« étranger proche »</a>. L’ancien dissident Alexandre Soljenitsyne voulait reconstruire la Russie autour d’une identité culturelle fondée sur la langue et la tradition orthodoxe et débarrassée du fardeau colonial de l’Asie centrale et du Caucase. Mais, pour lui, l’Ukraine et la Biélorussie, voire le Nord du Kazakhstan faisaient partie du territoire identitaire russe…</p>
<p>Qu’est-ce que la nation russe ? Le flou s’est maintenu. Poutine a mis en avant l’identité eurasiatique et la verticale du pouvoir comme alternatives à l’Occident décadent. N’a en tout cas pas émergé durant les décennies postsoviétiques une nation telle que la définit le Français Ernest Renan, à savoir un <a href="https://www.taurillon.org/Qu-est-ce-qu-une-nation-de-Ernest-Renan,05850">plébiscite de tous les jours</a>. Pour cela, il aurait fallu solder le passé colonial et la terreur soviétique, trouver les moyens d’une économie efficace, bâtir un système politique attractif. Bref, une mission presque impossible. Et de <a href="https://theconversation.com/finlande-1939-tchetchenie-1994-ukraine-2022-pourquoi-les-guerres-russes-se-ressemblent-elles-181730">la Tchétchénie à l’Ukraine</a>, la tendance a été de reprendre le fil de la guerre, de la reconquête et de l’autocratie. Celles et ceux qui espéraient une identité russe refondée sur la liberté et la prospérité contre l’empire, l’autocratie et la guerre sont aujourd’hui en repli, en fuite ou en opposition.</p>
<p><strong>L’Union européenne a décidé en mars d’accorder aux déplacés ukrainiens une protection temporaire. Certains responsables politiques, <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/8h30-fauvelle-dely/accueil-de-l-ocean-viking-inflation-retour-d-adrien-quatennens-a-l-assemblee-nationale-cyril-hanouna-ce-qu-il-faut-retenir-de-l-interview-de-fabien-roussel_5449876.html">comme récemment Fabien Roussel</a>, ont estimé qu’il aurait fallu en faire de même avec, par exemple, les migrants de l’Ocean Viking. Comment expliquer ce « traitement de faveur » dont bénéficient les Ukrainiens ?</strong></p>
<p><strong>S. D.</strong> : Cette guerre se déroule aux portes de l’Europe. Dans les années 1990, le siège de Sarajevo a également soulevé une vague de dénonciation de la Serbie et d’empathie pour les populations victimes de l’agression. Souvenons-nous comment les opinions publiques européennes ont pu aussi se mobiliser pour la liberté de la Pologne contre l’Empire russe au XIX<sup>e</sup> siècle et pour les Hongrois, les Tchèques et les Polonais soumis à la répression des chars soviétiques ou de leurs propres armées communistes en 1956, 1968, 1981.</p>
<p>La souffrance à distance que les médias rendent possible pour les si nombreuses victimes des guerres et des répressions en Afrique ou en Asie, l’afflux ces dernières années des réfugiés en provenance de Syrie et d’Afghanistan, ne suscitent pas la même empathie. Celle-ci se nourrit aussi de la peur que la guerre s’étende jusque chez nous.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=926&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1164&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1164&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/502698/original/file-20221228-47070-9mjlk1.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1164&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sabine Dullin a récemment publié « L’Ironie du destin. Une histoire des Russes et de leur empire », aux éditions Payot. (Cliquer pour zoomer).</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Payot</span></span>
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<p>*<em>Depuis le début de la guerre en Ukraine, le président Volodymyr Zelensky demande l’intégration accélérée de l’Ukraine dans l’Union européenne. L’agression russe rend-elle l’Ukraine européenne et fait-elle des Ukrainiens des Européens ? *</em></p>
<p><strong>S. D.</strong> : Si l’on s’en tient aux procédures d’intégration à l’Union européenne, l’Ukraine serait, au même titre que la Moldavie, dans un <a href="https://theconversation.com/lukraine-peut-elle-adherer-rapidement-a-lue-178842">processus lent</a> du fait de frontières contestées, d’une économie pauvre et corrompue, etc. Mais la guerre a tout modifié. Émerge du conflit une nouvelle Ukraine, consolidée par les gestes forts de soutien de l’Union européenne et de l’OTAN, par la rupture des nombreux réseaux et liens avec la Russie, par l’intégration accélérée de l’économie et de l’armée ukrainiennes à l’espace européen.</p>
<p>Quant aux Ukrainiens, ils ont été très chaleureusement accueillis dans la plupart des pays européens. Ils sont d’abord des patriotes ukrainiens et sont prêts à mourir pour cela, ce qui dans notre Europe qui se pensait post-militaire est évidemment impressionnant. Mais ils ont aussi le sentiment d’être européens et ce sentiment s’est forgé depuis 2014 lorsque dans les immenses manifestations sur la place Maidan à Kiev, les Ukrainiens ont clamé leur désir d’Europe et de démocratie et leur volonté de quitter le navire impérial russe. Depuis, ce sont sans doute les Européens les plus conséquents et nous aurons une dette à leur égard. D’autant qu’ils peuvent réussir, en acculant l’armée russe à la défaite, à transformer la Biélorussie et la Russie – je rejoins en cela l’opinion de mes amis russes et biélorusses. Il n’y a pas de fatalité à l’autocratie.</p>
<hr>
<p><em>Propos recueillis par Solène Robin et Camille Hurcy, étudiantes en master de journalisme professionnel à l’Institut de Journalisme de Bordeaux Aquitaine (IJBA), dans le cadre des Tribunes de la Presse 2022, dont The Conversation France est partenaire</em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196182/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Si dans les pays d’Europe occidentale, le sentiment d’identité nationale est aujourd’hui moins net que par le passé, en Ukraine et en Russie, il joue un rôle essentiel. La guerre actuelle l’illustre.Sabine Dullin, Professeur en histoire contemporaine de la Russie et de l'Union soviétique, directrice du département d'histoire, Sciences Po Marie-Christine Lipani, Maitre de conférences en Sciences de l’Information et de la Communication habilitée à diriger des recherches à l'Institut de Journalisme Bordeaux Aquitaine (IJBA), Université Bordeaux MontaigneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1960832022-12-12T18:35:55Z2022-12-12T18:35:55ZCoupe du monde : qu’est-ce qui nous pousse à devenir fans de sélections étrangères ?<p>L’organisation de la Coupe du monde au <a href="https://theconversation.com/fr/topics/qatar-39492">Qatar</a> a soulevé de nombreuses controverses, des <a href="https://theconversation.com/coupe-du-monde-2022-le-contre-la-montre-du-qatar-pour-gagner-la-bataille-des-mentalites-193156">droits de l’homme aux droits environnementaux</a>, en passant par des questions moins exigeantes mais toujours importantes, à l’image de <a href="https://www.lemonde.fr/football/article/2022/11/18/coupe-du-monde-2022-la-consommation-d-alcool-aux-abords-des-stades-interdite-a-deux-jours-du-coup-d-envoi_6150504_1616938.html">l’interdiction de la consommation d’alcool</a> aux abords des stades décrétée le 18 novembre dernier, à deux jours de l’ouverture de la compétition.</p>
<p>Dans cette édition pas comme les autres du Mondial de football, qui prendra fin le 18 décembre, les supporters se sont également distingués, notamment au travers un phénomène bien particulier qui a retenu l’attention de plusieurs médias internationaux : celui des « faux fans ».</p>
<p>À première lecture, il semblerait que certaines personnes, notamment d’Asie du Sud-Est et du Moyen-Orient, aient été invitées à prêter main-forte à l’animation de l’événement sportif (<a href="https://sports.orange.fr/football/coupe-du-monde/article/des-faux-fans-au-mondial-le-qatar-dement-exclu-CNT000001UPPXN.html">ce que le Qatar dément</a>). Le phénomène est d’autant plus curieux que ces personnes ont affiché un soutien particulièrement marqué à des équipes européennes et sud-américaines comme la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Argentine ou encore le Brésil.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/lX8tAxIxdaE?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Coupe du monde : qui sont vraiment ces supporters indiens d’autres nations au Qatar ? (<em>Le Parisien</em>, 17 novembre 2022).</span></figcaption>
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<p>À la veille des demi-finales, il se pourrait d’ailleurs que nombreux supporters affluent autour des stades habillés aux couleurs argentines, croates, marocaines ou françaises bien qu’ils n’aient aucun rapport avec le pays en question – si ce n’est leur attrait personnel pour l’équipe de football.</p>
<p>Au-delà des polémiques sur la sincérité de leur soutien, la participation de ces supporters s’avère intéressante pour mieux comprendre l’imbrication du <a href="https://theconversation.com/fr/topics/football-20898">football</a>, de la consommation et de l’identité dans un monde globalisé. Pour comprendre cette intrigue, qui peut également faire, quand leurs équipes ne sont plus dans le jeu (comme c’est le cas des Italiens dans cette édition), d’un Français ou d’un Allemand un supporter du Brésil ou de l’Argentine où il n’est jamais allé (et réciproquement), trois clés de lecture sont nécessaires.</p>
<h2>Une question d’identité</h2>
<p>Les fans sont des consommateurs qui présentent un engagement émotionnel intense envers leurs équipes préférées. Cette implication passionnée n’est pas innée, elle s’articule dans le vécu émotionnel. Elle s’exprime par un travail affectif par lequel les fans partagent et diffusent leur passion pour l’équipe qu’ils soutiennent.</p>
<p>Souvent, plus que pour l’équipe, les fans ont un lien particulier avec un joueur qu’ils érigent en idole. L’<a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/SBM-12-2018-0107/full/html">identification au joueur</a> pousse alors les supporters à s’identifier à l’équipe nationale de ce dernier. Au Qatar, par exemple, des fans indiens déclarent soutenir l’Angleterre parce qu’ils sont, avant tout, des <a href="https://www.telegraph.co.uk/world-cup/2022/11/15/england-greeted-indian-expats-qatar-world-cup-2022/">fans de David Beckham</a> (qui ne joue plus en sélection depuis des années…).</p>
<p>Plus généralement, les fans peuvent utiliser la popularité de telle ou telle équipe nationale, de tel joueur célèbre ou même de la popularité de l’événement de la Coupe du monde lui-même <a href="https://academic.oup.com/jcr/article-abstract/42/5/727/1856841">au profit de leur identité</a>. Par exemple, les fans peuvent exploiter la visibilité de l’événement sur les réseaux sociaux pour gagner eux aussi en visibilité, à travers les mots-clés et les republications.</p>
<p>Ainsi, la participation à la Coupe du monde ou le soutien à une équipe étrangère traditionnellement gagnante permet aux fans d’offrir au public au sens large une meilleure image d’eux-mêmes.</p>
<h2>Une question d’appropriation</h2>
<p>Les consommateurs deviennent fans lorsqu’ils « s’approprient » leur équipe préférée, par exemple en prenant des photos avec le maillot ou les gadgets de l’équipe et en les postant sur les réseaux sociaux.</p>
<p>En général, l’appropriation est l’acte de prendre quelque chose pour son propre usage. En <a href="https://books.google.fr/books?printsec=frontcover&vid=LCCN96016175">anthropologie culturelle</a>, par exemple, l’appropriation évoque la façon dont certains groupes sociaux s’emparent souvent d’objets et d’expressions appartenant à l’origine à une autre culture.</p>
<p>C’est ce qui se passe au Qatar, où des groupes de supporters du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud-Est se sont approprié les objets de consommation liés aux équipes nationales européennes et sud-américaines qu’ils soutiennent.</p>
<p>D’un point de vue <a href="https://theconversation.com/fr/topics/marketing-21665">marketing</a>, nous avions identifié dans nos travaux l’appropriation comme l’un des <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/EJM-09-2020-0722/full/html?skipTracking=true">trois moments clés de l’expérience du consommateur</a>, avec l’acquisition et l’appréciation.</p>
<p>Cependant, là où les consommateurs se limitent, pour un bien classique, à l’acquisition, qui fait référence à la production, à la livraison et à l’accès au produit ; et à l’appréciation qui concerne le plaisir et les significations tirés de la <a href="https://theconversation.com/fr/topics/consommation-20873">consommation</a> ; les fans vont au-delà en s’appropriant les biens au travers de pratiques culturelles une fois qu’ils les ont acquis et appréciés.</p>
<h2>Une question de reconnaissance</h2>
<p>Vues de l’extérieur, les communautés de fans (également appelées « fandoms ») apparaissent comme un tout cohérent. En réalité, comme nous l’avons montré dans nos recherches, elles ont cependant tendance à <a href="https://journals.sagepub.com/doi/abs/10.1177/1469540518773822?journalCode=joca">s’organiser autour de hiérarchies sociales</a> basées sur les compétences, les connaissances et la passion des fans pour leur équipe culte.</p>
<p>Cette articulation interne a deux implications principales. Tout d’abord, cela trace une frontière claire entre « nous » et les autres « autres », là où les autres sont précisément les non-fans, c’est-à-dire, toutes les personnes étranges au monde des fans. Deuxièmement, il produit des sous-groupes au sein du fandom lui-même. Ces sous-groupes sont en compétition entre eux pour être reconnu comme les plus légitimes de la culture fandom.</p>
<p>Par exemple, certains groupes de hooligans ont tendance à se définir comme des « hardcore » fans et à cataloguer les autres sous-groupes de « softcore » ou de « faux fans ».</p>
<p>Ces derniers sont donc le produit d’un combat de légitimité, dans lequel la passion des fans est un élément déterminant dans la construction de leur identité.</p>
<h2>Au-delà des nations</h2>
<p>D’un point de vue socioculturel, le phénomène des faux fans semble révéler une contradiction existante dans le monde du football. D’une part, l’organisation de la Coupe du monde est encore vue comme un terrain de compétition entre nations et nationalismes. En d’autres termes, le match agit comme un <a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/sport-et-civilisation-9782213028569">simulacre d’un conflit</a> dans lequel la violence entre nations (pensez aux guerres menées par des armées nationales) est remplacée par une rencontre sportive.</p>
<p>D’autre part, la Coupe du monde semble <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14660970.2019.1616264">dépasser la question nationale</a>, se transformant en un outil de participation et d’adhésion de personnes culturellement éloignées du monde du football mais qui souhaitent faire partie d’un événement à résonance planétaire.</p>
<p>C’est ici que le phénomène des « faux fans », et plus généralement des mouvements de fans mondiaux, semble s’inscrire. La FIFA a bien compris l’importance des supporters pour le développement de ses événements. Désormais, les tensions existantes entre l’identité nationale et personnelle des fans devraient donc peser davantage sur les évolutions du <a href="https://theconversation.com/topics/football-20898">football</a>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/196083/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gregorio Fuschillo ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le soutien de supporters du Moyen-Orient ou d’Asie du Sud-Est à des équipes comme le Brésil ou l’Allemagne traduit des bouleversements profonds dans le rapport aux équipes nationales de football.Gregorio Fuschillo, Professeur Associé de marketing, Kedge Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1801902022-06-06T19:40:47Z2022-06-06T19:40:47ZL’identité ukrainienne : mais qu’en disent les Ukrainiens ?<p>À en croire la propagande du Kremlin, l’Ukraine ne serait qu’une partie de la Russie, détachée <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/22/l-ukraine-a-ete-creee-par-la-russie-bolchevique_6114747_3210.html">arbitrairement par Lénine</a> pour constituer une République soviétique distincte. Son indépendance ne serait donc pas justifiée – ce qui constitue le prétexte à l’invasion de ce pays devenu martyr depuis le début de l’invasion russe le 24 février.</p>
<p>L’historiographie permet de contester cet argument : elle établit que le territoire ukrainien a été séparé de la Russie <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2022/03/11/histoire-l-ukraine-est-aussi-etrangere-a-la-russie-que-l-autriche-peut-l-etre-a-l-allemagne_6117028_3232.html">pendant de nombreux siècles</a>. Mais on s’engage alors dans une controverse sans fin : sont-ce les frontières du XX<sup>e</sup>, du XV<sup>e</sup>, du XVIII<sup>e</sup> ou du XX<sup>e</sup> siècle qui doivent prévaloir ?</p>
<p>On peut échapper à cette impasse en demandant simplement aux Ukrainiens ce qu’ils en pensent. C’est exactement ce qui a été fait dans le cadre de la <a href="https://europeanvaluesstudy.eu/methodology-data-documentation/survey-2017/full-release-evs2017/">cinquième enquête européenne sur les valeurs</a>, conduite en Ukraine comme dans la plupart des pays du continent. Cette enquête, effectuée tous les neuf ans depuis 1981 à l’initiative de centres de recherches répartis dans les différents États, porte sur les opinions, valeurs et comportements des Européens recueillis à partir d’un questionnaire identique. La dernière vague a été réalisée de 2017 à 2021 dans 37 pays. En Ukraine, ce fut à l’automne 2020, soit un an et demi avant l’attaque à grande échelle lancée par la Russie en février 2022, mais six ans après la révolution du Maïdan, l’annexion de la Crimée et l’apparition des Républiques autoproclamées de Donetsk et de Lougansk.</p>
<h2>Fiers d’être Ukrainiens</h2>
<p>Le questionnaire, administré à un échantillon représentatif de la population (1 612 habitants âgés de 18 ans et plus), demande par exemple aux individus interrogés s’ils sont « fiers d’être citoyens de l’Ukraine ». La réponse est sans appel : 72 % d’entre eux se déclarent « très » ou « assez » fiers de leur citoyenneté.</p>
<p>Ce taux est un peu plus faible que dans la moyenne des pays européens. Mais il n’en demeure pas moins très élevé, analogue à ce qu’on constate en Suisse (73 %) et bien supérieur à ce qu’on observe en Allemagne (66 %). Au demeurant, 36 % des Ukrainiens se déclarent « très fiers » de leur citoyenneté contre 32 % des Néerlandais et des Slovaques et 26 % des Lituaniens.</p>
<p>Surtout, ce taux progresse : alors que 24 % des Ukrainiens étaient « peu ou pas fiers » de leur citoyenneté lors de <a href="https://europeanvaluesstudy.eu/methodology-data-documentation/previous-surveys-1981-2008/survey-2008/#:%7E:text=EVS%202008%20has%20a%20persistent,to%20explore%20trends%20in%20time.">l’enquête de 2008</a>, ils ne sont plus que 18 % en 2020. Ce renforcement de la fierté nationale s’explique probablement par la réaction à l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014 et son action dans le Donbass depuis cette même année.</p>
<p>C’est dire combien la rhétorique poutinienne qui <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/russie/vladimir-poutine/poutine-s-attaque-a-l-existence-meme-de-l-etat-ukrainien-99297990-94b0-11ec-8961-3650f1bc0ebc">conteste le bien-fondé de l’existence même de ce pays</a> est sans fondement. Les Ukrainiens étaient très majoritairement fiers de leur citoyenneté avant l’invasion, comme les habitants des autres pays européens le sont de la leur. Le projet consistant, sous une forme ou sous une autre, à vouloir supprimer cet État se heurte clairement aux sentiments profonds de ses habitants – comme leur résistance l’a d’ailleurs amplement démontré depuis.</p>
<h2>Un sentiment national différencié mais déjà consistant</h2>
<p>Pour autant, les données de l’enquête traduisent la complexité de l’histoire du pays. Ainsi, si 53 % des entretiens se sont déroulés en ukrainien, 47 % des personnes interrogées ont préféré parler en russe. Clairement, une partie de la population continue d’utiliser la langue du puissant voisin. Mais 70 % des entretiens de l’enquête conduite en Suisse se sont déroulés en allemand – sans que Berlin n’envoie des chars pour occuper Berne et Zurich…</p>
<p>On relève d’autre part des variations régionales. C’est dans l’Ouest et dans le Nord que la fierté d’être citoyen ukrainien est la plus forte – frôlant même les 90 % dans la région de Lviv. Ce sentiment est moins massivement répandu dans l’Est du pays. Mais il y reste très majoritaire : 55 % des habitants s’y déclarent « très » ou « assez » fiers d’être citoyens ukrainiens contre 26 % « pas très fiers » ou « pas fiers du tout » – et 18 % qui ne se prononcent pas. Dans chacune des grandes régions composant cette nation, la fierté d’être citoyen ukrainien l’emporte donc clairement.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1497512765228929025"}"></div></p>
<p>De même, les deux tiers des Ukrainiens se déclarent « très » ou « assez » attachés à leur pays (65 %), moins d’un quart (24 %) « peu » ou « pas », un sur dix ne se prononçant pas. C’est dire combien l’idée selon laquelle l’Ukraine serait une fiction relève d’une vue de l’esprit. Certes, ce taux est clairement inférieur à la moyenne des États européens (87 %). Mais pour un pays dont l’indépendance n’a qu’une trentaine d’années, c’est déjà un résultat significatif. Et la Russie serait mal inspirée d’y trouver un argument pour contester la légitimité de l’État ukrainien : malgré l’ancienneté dont il se prévaut, moins de 74 % des sujets de Vladimir Poutine déclarent être attachés à leur pays…</p>
<p>Surtout, l’attachement des Ukrainiens à l’Ukraine est d’autant plus élevé qu’ils sont jeunes : s’il ne s’élève qu’à 59 % chez les habitants âgés de plus de 55 ans, il monte à 78 % chez les 18-24 ans. C’est là clairement l’indice d’une nation en (re)formation.</p>
<h2>Fiers d’être Européens ?</h2>
<p>On le voit, les attitudes qu’expriment les Ukrainiens légitiment clairement l’indépendance de cet État. En revanche, à la date de l’enquête, elles n’exprimaient pas un lien étroit avec le reste du continent : un gros quart seulement des Ukrainiens (28 %) se sentaient en effet attachés à l’Europe. On se situe là au même niveau que d’autres pays candidats à l’entrée dans l’Union européenne : 27 % en Géorgie, 26 % en Albanie. C’est un peu moins de la moitié de ce qu’on constate en Lituanie (54 %) ou dans les deux autres pays baltes – qui sont cependant membres de l’Union depuis déjà dix-huit ans.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1497846845594341377"}"></div></p>
<p>Ici aussi, la dimension générationnelle est majeure : plus les Ukrainiens sont jeunes, plus ils se déclarent attachés au continent : c’est le cas de 15 % des plus de 65 ans mais de 48 % des 18-24 ans ! Certes, attachement à l’Europe et volonté d’entrer dans l’Union européenne sont deux choses distinctes. On peut se sentir partie prenante d’un continent sans pour autant vouloir rejoindre l’union économique et politique qui l’abrite. Et réciproquement, on peut vouloir adhérer à cet ensemble par pur intérêt. Mais un <a href="https://www.iri.org/resources/iri-ukraine-poll-shows-support-for-eu-nato-membership-concerns-over-economy-and-vaccines-for-covid-19/">sondage de 2021</a> indique qu’une majorité d’Ukrainiens souhaitent désormais adhérer à l’UE. Gageons en tout cas que la période actuelle, marquée par une solidarité substantielle de l’UE à l’égard de l’Ukraine, va contribuer à encourager ce sentiment européen, en même temps qu’elle développe à l’évidence le sentiment national.</p>
<p>L’enquête européenne sur les valeurs établit donc que l’Ukraine est bien dès aujourd’hui une nation à part entière, appelée à s’affirmer davantage encore au fur et à mesure que les nouvelles générations remplaceront celles qui ont été socialisées dans l’URSS. Les sentiments exprimés par ses habitants ne montrent donc rien qui justifierait la négation radicale de ce pays qui sert de prétexte à la guerre effroyable que lui livre aujourd’hui le pouvoir russe. Bien au contraire.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/180190/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Dargent Claude a reçu des financements de recherche d'organisations sans lien avec le sujet de cet article.</span></em></p>L’examen des résultats d’une enquête sociologique effectuée en 2020 montre que, avant l’invasion russe, les Ukrainiens éprouvaient déjà un fort sentiment d’attachement à leur pays.Claude Dargent, Professeur de sociologie politique à l'Université Paris 8, chercheur associé au Cevipof/Centre de recherches politiques de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1749312022-02-21T21:05:23Z2022-02-21T21:05:23ZPakistan-Inde : l’ourdou en partage ?<p>En <a href="https://www.aljazeera.com/news/2021/10/27/india-urdu-hindu-groups-hate-campaign-muslim-language-fabindia">octobre 2021</a>, l’usage de quelques mots en ourdou dans une publicité diffusée par une marque de vêtements à l’occasion de la Fête des Lumières (<em>Diwali</em>), un festival hindou très populaire en Inde, a suscité un tollé chez certains hindous nationalistes. Langue nationale du Pakistan, l’<a href="http://www.inalco.fr/langue/ourdou">ourdou</a> fait régulièrement l’objet d’attaques en <a href="https://thediplomat.com/2019/07/indias-war-on-urdu/">Inde</a>.</p>
<p>L’ourdou est intimement lié à l’histoire de la construction des nations indienne et pakistanaise <a href="https://maktoobmedia.com/2021/05/20/urdu-under-hindutva-rule-dr-rizwan-ahmad-says-languages-are-proxy-for-people/">du XIXᵉ siècle jusqu’à nos jours</a>. Pour comprendre la donne actuelle, il faut revenir sur cette histoire et, plus particulièrement, sur les politiques linguistiques conduites par deux personnalités ayant joué un rôle majeur en la matière : Mohammad Ali Jinnah (gouverneur général du Pakistan, 1947-1948) et Jawaharlal Nehru (premier ministre de l’Inde, 1947-1964).</p>
<h2>Contexte historique et linguistique</h2>
<p>L’ourdou est une langue riche d’une <a href="https://books.google.fr/books?hl=en&lr=&id=AaeXVjTyyzEC">tradition littéraire longue</a> de près de mille ans. Elle est parlée aujourd’hui par <a href="https://www.ethnologue.com/guides/ethnologue200">230 millions de locuteurs</a> dans le monde, au Pakistan, en Inde et dans toutes leurs diasporas.</p>
<p>Vers la seconde moitié du XIX<sup>e</sup> siècle, une vague d’attaques à l’encontre de l’ourdou a été menée par les nationalistes hindous, dans l’État de l’Uttar Pradesh, autrefois appelé « <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Provinces_du_Nord-Ouest">Les provinces du Nord-Ouest</a> » à l’époque de l’Empire britannique, sous le prétexte de purifier le <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01860405/document">hindi de l’influence islamique</a>. Confrontés à ces exactions, les partisans de l’ourdou ont milité pour défendre la langue tant dans son écriture (perso-arabe) que dans son lexique (encore majoritairement emprunté aux langues perso-arabes).</p>
<p>L’affrontement entre les partisans du hindi et de l’ourdou voit la position de l’ourdou, comme langue des musulmans, consolidée dès le début du XX<sup>e</sup> siècle. Même si des écrivains non musulmans se sont illustrés en ourdou, la langue est associée à la religion musulmane. L’ourdou occupe alors, dans le sous-continent indien, la <a href="https://www.journals.uchicago.edu/doi/10.1086/710157">seconde place comme langue de l’islam</a> après l’arabe coranique.</p>
<h2>L’ourdou devient langue nationale au Pakistan</h2>
<p>Suite à la partition de l’Inde britannique en 1947, l’ourdou s’est forgé un statut de langue nationale au Pakistan, pays créé sur une base religieuse, en l’occurrence musulmane. De fait, Mohammad Ali Jinnah, musulman occidentalisé, éduqué en Angleterre, va déclarer l’ourdou langue nationale de la République islamique du Pakistan en <a href="https://minds.wisconsin.edu/handle/1793/54052">insistant sur son identité islamique</a>.</p>
<p>À partir de 1938, Jinnah s’était fait un point d’honneur de s’adresser au public en ourdou, malgré certaines lacunes, l’ourdou n’étant ni sa langue maternelle, ni une langue apprise au cours de ses études.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=322&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=322&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=322&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=405&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=405&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/445126/original/file-20220208-24-1u4b2zg.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=405&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Mohammad Ali Jinnah, en 1944.</span>
<span class="attribution"><span class="source">National Archives Islamabad</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Pour Jinnah et ses successeurs, rien n’était négociable au détriment de l’ourdou. L’ourdou a été imposé à l’Est du Pakistan, où les locuteurs étaient majoritairement des bengaliphones dont le droit linguistique était ainsi bafoué.</p>
<p>À cet égard, on peut citer Jinnah s’exprimant en faveur de l’ourdou lors d’une conférence de 1948 à Dacca (au Pakistan oriental, aujourd’hui capitale du Bangladesh) :</p>
<blockquote>
<p>« Permettez-moi de vous dire très clairement que la langue d’État du Pakistan sera l’ourdou et aucune autre langue. […] Sans une langue d’État, aucune nation ne peut rester solidement liée et fonctionner. Regardez l’histoire d’autres pays. Par conséquent, en ce qui concerne la langue officielle, la langue du Pakistan est l’ourdou. »</p>
</blockquote>
<p>Lorsque la divergence linguistique s’est manifestée de façon disproportionnée, la <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/rendez-vous-avec-x/rendez-vous-avec-x-06-fevrier-2021">guerre</a> a éclaté en 1971 entre des partisans des deux langues : l’ourdou et le bengali. Le Bangladesh est né. L’imposition de l’ourdou avait misérablement échoué.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=356&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/445131/original/file-20220208-13-a4lwke.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=447&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Visite de Mohammad Ali Jinnah’s à Dhaka, en avril 1948.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Press Information Department, Broadcasting & National Heritage, Islamabad</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<h2>« Un pays sur mesure » pour Jinnah ?</h2>
<p><a href="https://theconversation.com/au-cachemire-la-guerre-des-langues-fait-rage-dans-lombre-134193">À l’instar du Cachemire</a>, où voisinent plusieurs tribus et communautés ethniques linguistiques, l’ourdou devait jouer un rôle fédérateur au Pakistan où le pendjabi, le sairaki, le pashto et le baloutchi étaient également de grandes langues majoritaires et minoritaires. <a href="https://searchworks.stanford.edu/view/13294919">Dans les meetings politiques</a> organisés dès le début du XX<sup>e</sup> siècle (1906, 1908 et 1910) par la All India Muslim League, la défense et la promotion de l’ourdou étaient placées au premier plan, cette langue étant appelée à devenir la langue commune de tous les musulmans du sous-continent indien.</p>
<p>Le nationalisme pakistanais, exalté au plan littéraire par le grand poète et philosophe <a href="https://www.lesclesdumoyenorient.com/Mohamed-Iqbal-penseur-d-un-autre.html">Mohamed Iqbal</a>, a joué un rôle capital pour la reconnaissance de l’ourdou comme langue nationale.</p>
<p>Une autre raison probable du choix de l’ourdou comme langue nationale au Pakistan est l’arrivée en 1947 de milliers de hauts fonctionnaires musulmans de l’Inde britannique, originaires en particulier des États de l’Uttar Pradesh et du Bihar, dont la première langue était l’ourdou. Ce sont ces fonctionnaires qui ont entrepris la tâche herculéenne de construire un pays « sur mesure » comme l’avaient rêvé Jinnah et ses partisans, à la fois islamique, moderne et éduqué.</p>
<h2>En Inde, la protection accordée à l’ourdou par Nehru</h2>
<p>Dans l’Inde post-1947, l’histoire de l’ourdou prend un autre tournant. Considéré comme étant la langue des musulmans, il risquait de perdre ses racines territoriales dès lors que les musulmans avaient obtenu un nouveau pays où l’ourdou devenait de plus souverain.</p>
<p>Toutefois, tous les musulmans ne sont pas partis au Pakistan. En 1947, aucune personne de langue maternelle ourdou ne vivait au Pakistan. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les locuteurs d’ourdou en Inde n’étaient pas uniquement des musulmans : il y avait également des sikhs, des hindous et bien d’autres non-musulmans scolarisés en ourdou à l’instar de leurs grands-pères (l’éducation des femmes était peu répandue). Soudainement, après l’indépendance de l’Inde, les locuteurs de l’ourdou se sont retrouvés tiraillés entre la langue correspondant à leur religion et l’ourdou, dont le statut comme langue des musulmans s’affirmait de plus en plus.</p>
<p>Le futur premier ministre de l’Inde, Jawaharlal Nehru, faisait partie de ces locuteurs d’ourdou non musulmans.</p>
<p>Si l’héritage de l’ourdou se perpétue en Inde, on peut, semble-t-il, remercier pour cela Jawaharlal Nehru. Lorsque l’ourdou est déclaré langue nationale du Pakistan, pays rival, l’avenir de l’ourdou en Inde s’annonce particulièrement morose. <a href="https://books.google.fr/books/about/Literature_and_Politics_in_the_Age_of_Na.html?id=czhYAQAACAAJ&redir_esc=y">Une anecdote fameuse</a>, citée par Talat Ahmed à propos des langues susceptibles d’être inscrites dans la Constitution indienne de 1950, permet de mieux comprendre cette situation.</p>
<p>L’un des membres du comité de rédaction de la résolution linguistique, M. Satyanarayan, a proposé une liste de douze langues, ne comprenant pas l’ourdou. Nehru y a ajouté l’ourdou comme treizième langue. Étonné, Satyanarayan a demandé à Nehru s’il n’avait pas honte de revendiquer l’ourdou comme sa langue alors qu’il était un brahmane. Nehru n’a pas répondu.</p>
<p>Après l’indépendance, c’est Nehru qui a mené la campagne pour rendre à l’ourdou son passé glorieux dans une <a href="https://www.rekhta.org/ebooks/hindi-nationalism-alok-rai-ebooks">atmosphère chauvine privilégiant le hindi</a> au détriment de l’ourdou. Une interminable crise se poursuit sur le statut et le rôle de l’ourdou dans le nord de l’Inde. La <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/language-in-society/article/abs/urdu-in-devanagari-shifting-orthographic-practices-and-muslim-identity-in-delhi/F89F162B15A6720008639E627D6F0242">langue est estropiée dans certains états indiens au travers des attaques sur sa graphie</a>, sur l’effacement de son passé et de l’héritage.</p>
<h2>L’ourdou, synonyme de divisions dans les deux pays ?</h2>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/445135/original/file-20220208-17-atrvj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Jawaharlal Nehru et Mohammad Ali Jinnah à la Indian Office Library, Londres, Decembre 1946.</span>
<span class="attribution"><span class="source">National Archives Islamabad</span>, <span class="license">Author provided</span></span>
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<p>Au Pakistan, il apparaît que l’ourdou divise désormais le peuple plus qu’il ne le fédère. On y voit émerger des mouvements réclamant qu’une plus grande place soit accordée aux langues régionales telles que le <a href="https://www.dawn.com/news/1166216">pendjabi</a>, le <a href="https://www.studocu.com/row/document/university-of-sindh/linguistics/critical-analysis-of-the-saraiki-language-movement/4885333">saraiki</a> et le <a href="https://www.dawn.com/news/1588132">baloutche</a>. En Inde, il devient la cible des nationalistes hindous en raison de sa connotation religieuse. L’anglais prospère dans les deux pays rivaux, au détriment de l’ourdou et d’autres langues, soutenu par une politique gouvernementale élitiste.</p>
<p>Soixante-quinze ans après la partition, alors que les deux hommes ont disparu depuis des décennies, leur positionnement en faveur de l’ourdou et leur zèle (religieux pour l’un, laïque pour l’autre) ont cependant contribué positivement au maintien de la langue. L’ourdou, langue initialement sans territoire fixe, risquait de s’atrophier au fil du temps.</p>
<p>Si le rôle de l’ourdou a été significatif dans le nationalisme pakistanais qui a porté Jinnah au pinacle, l’amour de Nehru pour l’ourdou a entaché son image en raison du nationalisme indien. Il n’en reste pas moins que ses efforts ont renforcé le multiculturalisme indien – un multiculturalisme aujourd’hui de plus en plus remis en cause, comme le montre l’affaire, loin d’être anecdotique, de la publicité comportant quelques mots en ourdou que nous avons évoquée en introduction.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174931/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Shahzaman Haque ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’histoire de l’implantation de l’ourdou au Pakistan et en Inde par leurs pères fondateurs respectifs permet de mieux comprendre les conflits que cette langue suscite à ce jour.Shahzaman Haque, Co-Directeur, Département Asie du sud et l’Himalaya, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1732252021-12-30T17:04:23Z2021-12-30T17:04:23ZArménie : une leçon d’histoire d’une actualité brûlante<p><a href="https://editionsthaddee.com/monde-armenien/77-le-defi-de-l-independance.html"><em>Rouben, Le Défi de l’Indépendance, Arménie 1919-1920</em></a>, qui vient de paraître aux éditions Thaddée, est d’une lecture très éclairante, un an après la cuisante défaite arménienne à l’issue de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « seconde guerre » du Haut-Karabakh.</p>
<p>Déclenchée le 27 septembre 2020, l’opération <em>Poing d’Acier (Dəmir Yumruq əməliyyatı)</em> a conduit au déclenchement de la « guerre des 44 jours », <a href="https://www.irsem.fr/le-collimateur/penser-l-arme-aerienne-et-le-multi-domaine-13-07-2021.html">conflit asymétrique de « 5ᵉ génération »</a> conclu le 10 novembre par un <a href="https://www.france24.com/fr/europe/20201109-haut-karabakh-accord-de-cessez-le-feu-entre-arm%C3%A9nie-et-azerba%C3%AFdjan-sous-l-%C3%A9gide-de-moscou">cessez-le-feu</a> stipulant la restitution des « territoires occupés » par l’Arménie, la rétractation du Haut-Karabakh « réel » et la réalisation et/ou la sécurisation de liaisons, entre les deux États arméniens (l’Arménie et le Haut-Karabakh) d’une part et entre les deux États turcs (la Turquie et l’Azerbaïdjan) d’autre part.</p>
<h2>L’Arménie ébranlée par la défaite de l’automne 2020</h2>
<p>L’interprétation de cet accord, notamment la question de savoir s’il comportait ou non un protocole secret, n’est toujours pas clairement établie. Le 26 novembre 2021, plus d’un an après la fin des combats, une <a href="https://armenpress.am/fre/news/1069274/">réunion tripartite</a> organisée à Sotchi à l’initiative de Vladimir Poutine a mis en évidence la persistance des tensions entre le président de l’Azerbaïdjan, Ilham Aliev et le premier ministre de l’Arménie, Nikol Pachinian. Poursuivant sa mission de médiation, Vladimir Poutine a cependant <a href="https://ria.ru/20211126/putin-1760971326.html">déclaré</a> à l’issue de la rencontre :</p>
<blockquote>
<p>« Nous avons parlé en détail des questions économiques et surtout, dans un premier temps, nous avons parlé du déblocage des couloirs de transport. Cela s’applique également au chemin de fer, cela s’applique également aux communications routières ».</p>
</blockquote>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/uTWm1MekjoA?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Sur le terrain, pourtant, la pression exercée sur les frontières de l’Arménie est constante : au cours de l’année passée, les <a href="https://www.france24.com/fr/asie-pacifique/20210513-l-arm%C3%A9nie-accuse-l-azerba%C3%AFdjan-de-s-%C3%AAtre-infiltr%C3%A9-sur-son-sol">incursions</a> de l’Azerbaïdjan en territoire arménien ont déclenché de nombreux « incidents » dont le dernier en date, celui du <a href="https://www.osce.org/files/f/documents/1/f/506191.pdf">16 novembre</a>, particulièrement violent, a fait craindre une reprise du conflit.</p>
<p>L’enjeu n’est plus seulement le Haut-Karabakh, « gardé » par les forces russes de maintien de la paix, mais aussi le <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/03/15/chournoukh-un-village-coupe-en-deux-entre-l-armenie-et-l-azerbaidjan_6073129_3210.html">Siounik</a> – région du sud de l’Arménie comportant la fameuse région montagneuse du Zanguezour – dont certains maires, opposés au gouvernement d’Erevan à la suite de la guerre de 2020, ont été arrêtés sur des chefs d’inculpation divers et le gouverneur « démissionné ». Cette région, qui paie au prix fort la défaite arménienne, est dans le viseur de l’Azerbaïdjan puisqu’elle s’intercale entre son territoire et l’exclave azerbaïdjanaise du <a href="http://www.nakhchivan.az/portal-en/index-22.htm">Nakhitchevan</a>.</p>
<p>Ainsi, un après la défaite, jamais l’intégrité du territoire de l’Arménie n’aura semblé plus en danger. Et jamais la lecture en français du livre de Rouben, n’aura semblé à ce point indispensable.</p>
<h2>Un personnage central mais méconnu</h2>
<p>Qui est Rouben ? Ce personnage n’est connu du public français que par ses <a href="https://webaram.com/biblio/livre/memoires-dun-partisan-armenien"><em>Mémoires d’un partisan arménien</em></a> – parus en 1990 aux éditions de l’Aube et aujourd’hui épuisés, mais dont les éditions Thaddée préparent une réédition – et par quelques a<a href="https://books.openedition.org/pressesinalco/31708?lang=en">rticles de référence</a> qui lui sont consacrés.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=600&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/439018/original/file-20211226-118077-1t21iwo.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=754&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Couverture du livre de Rouben, « Le défi de l’indépendance », qui vient de paraître aux éditions Thaddée.</span>
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<p>C’est contre l’avis général et divers conseils de prudence que j’ai pris la décision d’exhumer cette traduction de la troisième partie du volume final des <em>Mémoires</em> de Rouben, mon grand-père paternel (ce nom de « Rouben » étant un nom de guerre). En fait, cette traduction est prête depuis 1989 : à l’époque, l’URSS existait encore et l’Arménie, sous la houlette du Comité Karabagh, était déjà engagée contre l’Azerbaïdjan dans la <a href="https://nyupress.org/9780814760321/black-garden/">« première » guerre du Karabagh</a>. Ce contexte explique que le traducteur de Rouben, son fils, Waïk Ter-Minassian, ait alors jugé le moment inopportun à la publication de ces pages consacrées à la <a href="https://webaram.com/actualites/1918-premiere-republique-armenie">Première République indépendante</a> (1918-1920).</p>
<p>Dans <em>Le Défi de l’Indépendance</em>, Rouben n’apparaît plus, comme dans les <em>Mémoires</em>, tel un jeune révolutionnaire <a href="https://www.wikiwand.com/fr/F%C3%A9d%C3%A9ration_r%C3%A9volutionnaire_arm%C3%A9nienne">dachnak</a>, passé dans l’Empire ottoman pour se consacrer à l’autodéfense des populations arméniennes. Une quinzaine d’années plus tard, le révolutionnaire a cédé la place à l’homme d’État d’une république arménienne indépendante confrontée aux mêmes enjeux vitaux qu’aujourd’hui. Rouben, qui sera la figure clé du « gouvernement-bureau » de la République d’Arménie, quelques mois avant l’incorporation forcée de l’Arménie dans l’URSS naissante au début des années 1920, y exprime un point de vue lucide mais aussi une doctrine d’action qu’il va mettre en œuvre au poste de ministre de la Défense, qu’il occupe de mai à novembre 1920, tout en exerçant également les fonctions de ministre de l’Intérieur.</p>
<h2>Le parti Dachnak, acteur clé d’une période tumultueuse</h2>
<p>Quel est donc ce vieux « Parti » – la Fédération Révolutionnaire Arménienne – en abrégé le « Parti <em>dachnak</em> » – dont il est question des premières jusqu’aux dernières pages du livre ? Un parti socialiste non marxiste né dans le laboratoire révolutionnaire de l’Empire russe mais dont l’objectif spécifique au tournant du XX<sup>e</sup> siècle a été l’autodéfense des Arméniens de l’Empire ottoman. Ce parti s’est transformé, sous la pression des circonstances racontées dans l’ouvrage, en un parti de gouvernement lors de « l’épreuve de l’indépendance » de 1918-1920. Il fut ensuite banni en Arménie à l’époque soviétique, mais devint l’un des partis dominants de la diaspora arménienne à travers le monde. Un parti dont l’histoire complexe se déroule aux frontières de l’Empire russe et de l’Empire ottoman, mais aussi <a href="https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1991_num_102_4_2599">à la lisière des historiographies russe/soviétique et turque/ottomane</a>.</p>
<p>Quelques faits saillants permettent d’y voir plus clair. Le XX<sup>e</sup> siècle, celui de la catastrophe de 1915 et de l’éradication des Arméniens en Asie Mineure, a aussi été le siècle de la résurrection de l’État arménien en Transcaucasie. La République d’Arménie est née, en mai 1918, dans le chambardement de la Première Guerre mondiale et de la révolution russe qui provoquèrent l’effondrement puis la disparition des Empires russe et ottoman. De la révolution de Février à la révolution d’Octobre 1917, de l’<em>Ozakom</em> (Comité spécial de Transcaucasie, actif de mars à octobre 1917) au <em>Seïm</em> (assemblée parlementaire transcaucasienne, installée le 10 février 1918 à Tiflis à la suite de la dissolution par Lénine, à Petrograd, de l’Assemblée constituante russe et qui a duré jusqu’au 26 mai 1918), puis à la <a href="https://stringfixer.com/fr/Transcaucasian_Democratic_Federative_Republic">République fédérative indépendante de Transcaucasie</a>, du <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-pourquoi-du-comment-histoire/que-s-est-il-passe-a-brest-litovsk-le-3-mars-1918">Traité de Brest-Litovsk</a> (3 mars 1918) au <a href="https://tinyurl.com/yckv7kky">Traité de Batoum</a> (4 juin 1918), les Arméniens – comme les Géorgiens et les Azéris – ont été entraînés par l’enchaînement des événements sur les chemins de l’indépendance.</p>
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<p>Une indépendance imposée par les circonstances et exigée par les Ottomans comme préalable à toute négociation de paix. En effet, en février 1914, au moment où, sous la pression de la diplomatie russe soutenue par la France et le Royaume-Uni, la Question arménienne – celle des réformes à accomplir dans les six vilayets orientaux de l’Empire ottoman – semble enfin trouver une solution, aucun parti politique arménien <a href="https://journals.openedition.org/beo/778">n’a programmé la création d’une Arménie indépendante</a>.</p>
<p>Le livre, qui est une source historique de premier plan, est un récit inachevé. Il s’arrête en avril 1920, peu avant la création du « Gouvernement-Bureau » de la première République d’Arménie, qui a suspendu la vie parlementaire et instauré un véritable gouvernement révolutionnaire, dont Rouben fut le ministre de la Défense. Le lecteur prendra connaissance du point de vue assumé d’un acteur de premier plan sur les enjeux de l’époque, un point de vue qui dépasse les approches conventionnelles de la question arménienne, y compris, et peut-être surtout, partisanes arméniennes. Il s’agit d’un récit justifiant l’œuvre de l’Arménie indépendante dirigée par le Parti dachnak, une œuvre qui n’est passée à la postérité qu’en diaspora – et encore, dans le seul segment acquis au parti dachnak – au rythme des commémorations du 28 mai dédiées à la <a href="https://www.parole-et-patrimoine.org/armenie/ressources/histoire/109-la-victoire-de-sardarabad">bataille de Sardarabad</a> (28 mai 1918), acte de naissance de la République indépendante. Après la soviétisation de l’Arménie en 1920-1921, la Première république a été diabolisée par l’historiographie soviétique, tandis qu’en diaspora, les adversaires du Parti dachnak se sont acharnés à en dénoncer les « errements ».</p>
<p>Sur le temps long, ce livre raconte l’expérience que fut pour les Arméniens, en 1918, la résurrection inespérée d’un État après presque dix siècles d’éclipse. Le récit de Rouben permet de comprendre le défi colossal posé alors aux dirigeants de la République indépendante : construire un État sur une terre assignée par l’ennemi turc qui, après le génocide de 1915, réalise opportunément le transfert de la question arménienne vers les marges de l’Empire russe alors en pleine décomposition.</p>
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<p>Pour les dirigeants de la République, il s’agit donc, après la catastrophe de 1915, de transformer cette « Arménie araratienne » évoquée dès la première phrase du livre, programmée par l’Empire ottoman pour périr en ce réduit enclavé et peuplé de réfugiés misérables et affamés, en une solution viable.</p>
<p>Rappelons que la Transcaucausie de cette époque était encore une mosaïque ethnique : au XIX<sup>e</sup> siècle, des Tatares (on ne les appelait pas encore Azéris ou Azerbaïdjanais) vivaient en effet sur le territoire de l’actuelle Arménie, tandis que des Arméniens vivaient nombreux à Tiflis (Tbilissi) ou à Bakou. L’apport essentiel de ce livre est qu’il permet de comprendre comment s’est imposée la nécessité d’ethniciser le territoire de l’Arménie et le rôle assumé par Rouben dans cette entreprise :</p>
<blockquote>
<p>« La situation en Arménie était le résultat des projets politiques bien pensés de nos voisins azéris et turcs. Nous ne les infléchirions pas en pratiquant la bienveillance envers les minorités de notre pays ».</p>
</blockquote>
<p>Les Empires cèdent la place aux nations…</p>
<p>La concentration des pouvoirs entre ses mains, de mai à novembre 1920, va donner à Rouben les moyens de sa politique : imposer l’autorité du gouvernement arménien sur le territoire de la République en réduisant de force les foyers de soulèvement turco-tatars. Rompant avec le légalisme d’un Khatissian (premier ministre de l’Arménie indépendante du 28 mai 1919 au 5 mai 1920), il lança ses détachements de fedaïs sur les districts musulmans de la plaine de l’Ararat qu’il appelait le « Tataristan » et « encouragea » brutalement au départ les musulmans de Zanguibazar (entre Erevan et Etchmiadzine), les Kurdes d’Olti, et les Tatars de Védibazar de la basse vallée de l’Araxe, obligeant du même coup les khans du Nakhitchevan à se soumettre.</p>
<p>Son objectif était de donner une terre aux réfugiés et d’assurer « une patrie aux Arméniens » au moment où les nuées s’accumulaient sur l’Arménie. Ainsi, l’Arménie soviétique en 1921, puis à partir de 1991, la III<sup>e</sup> République d’Arménie, a reçu en héritage un territoire mono-ethnique doté d’une faible proportion de minorités loyales (molokanes ou kurdes yézidis). C’était un trait distinctif de la RSS d’Arménie à l’époque soviétique et ceci la distingue jusqu’à aujourd’hui, de ses voisins immédiats, la Géorgie et de l’Azerbaïdjan.</p>
<h2>Leçons pour aujourd’hui et demain</h2>
<p>Dans la situation actuelle de l’Arménie défaite, où chaque mètre de frontière avec l’Azerbaïdjan est disputé sur le terrain, le moment n’est-il pas venu de rappeler les circonstances extraordinairement complexes qui ont conduit, voici un siècle, à la résurrection d’un État arménien contemporain ? Peut-on chercher, et trouver, dans cette histoire, des leçons pour le présent et peut-être, pour l’avenir ?</p>
<p>Rouben a su percevoir en ces deux années terribles une « situation historique » et a su en dégager une doctrine d’action politique pour réaliser un projet : construire dans « l’Arménie araratienne », c’est-à-dire l’Arménie d’aujourd’hui, un véritable territoire national. Il peut sembler paradoxal que l’Arménie soviétique ait poursuivi, sous d’autres auspices, ce même projet. Erevan, proclamée capitale en 1918, autrefois simple chef-lieu d’une province reculée de l’Empire russe, s’est <a href="https://www.pur-editions.fr/product/ean/9782753503694/erevan-la-construction-d-une-capitale-a-l-epoque-sovietique">construite en tant que capitale</a> durant tout le XX<sup>e</sup> siècle. Ainsi, Rouben a médité son projet ethnographique « pour que l’Arménie ne devienne pas notre cimetière, pour que nous puissions vivre rassasiés et en sécurité ».</p>
<p>Ces phrases expliquent et assument. Elles devraient inciter l’Arménie humiliée d’aujourd’hui à rester digne, en dépit des fanfares triomphantes de la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/ceremonie-erdogan-celebre-bakou-la-victoire-de-lazerbaidjan-au-haut-karabakh">parade militaire de Bakou (10 décembre 2020)</a> durant laquelle, devant le défilé du butin de guerre – pièces d’artillerie et camions arméniens marqués d’une croix chrétienne –, Ilham Aliev a évoqué les rives du lac Sevan, la plaine de l’Ararat et même Erevan comme étant des terres tatares ancestrales. Les Turcs de Turquie ou d’Azerbaïdjan doivent pourtant savoir que l’action de Rouben et de ses compagnons en 1919-1920 a rendu irréversible l’ethnicisation du territoire arménien actuel. Elle a permis aux Arméniens de quitter le statut de victimes en employant la force, seul langage reconnu par leurs imposants voisins. Et c’est paradoxalement en pleine connaissance de cette histoire qu’un voisinage moins tumultueux pourrait être, un jour, envisagé.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/173225/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Je suis la petite-fille de l'auteur du livre. J'en suis également l'éditrice mais non la traductrice.</span></em></p>Un récent ouvrage révèle des éléments historiques majeurs expliquant le conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui continue de constituer une menace sérieuse aux portes de l’Europe.Taline Ter Minassian, Historienne, professeure des universités. Directrice de l'Observatoire des États post-soviétiques (équipe CREE), Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1741412021-12-29T17:27:19Z2021-12-29T17:27:19ZLa Russie, une nation en suspens<p>Ce mois de décembre marque le trentième anniversaire d’un événement d’envergure mondiale : la dislocation de l’URSS. Parmi les <a href="https://www.axl.cefan.ulaval.ca/asie/URSS-15_ex-republik_sovietik.htm">quinze États</a> qui en sont issus, la Fédération de Russie reste à bien des égards une exception, au-delà de sa superficie, de son poids démographique ou de son influence politique dans la région. En effet, sa trajectoire sociopolitique unique distingue également la Russie des autres ex-républiques soviétiques.</p>
<p>Existe-t-il une identité nationale russe ? Les politiques mises en œuvre depuis trente ans n’ont pas permis d’apporter de réponse claire à cette question – il est vrai particulièrement complexe dans ce pays d’une grande diversité ethnique et culturelle, et cultivant un rapport pour le moins ambigu au passé soviétique et impérial.</p>
<h2>Un passé soviétique toujours présent</h2>
<p><a href="https://theconversation.com/trente-ans-apres-la-fin-de-lurss-quelle-memoire-de-cette-periode-en-russie-et-en-ukraine-173305">Contrairement à l’Ukraine voisine</a>, le passé soviétique continue de fournir un ancrage identitaire fort à l’État russe. Tout comme la Biélorussie avec laquelle elle poursuit depuis vingt ans l’édification d’un <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20211103-union-russie-bi%C3%A9lorussie-l-int%C3%A9gration-%C3%A0-petits-pas">« État d’union »</a>, la Russie n’a pas glorifié la sortie de la période soviétique en tant que mythe de fondation ou de renaissance nationale.</p>
<p>La « Grande Victoire » du 9 mai 1945 y est <a href="https://www.politika.io/fr/notice/9-mai-jour-victoire">commémorée</a> comme le principal évènement rassembleur, qui tient lieu de fête nationale, bien plus que la « journée de la Russie », célébrée depuis 1992 en mémoire de l’adoption de la déclaration de souveraineté de la République socialiste fédérative soviétique de Russie (RSFSR) le 12 juin 1990, ou la « journée de l’unité nationale (ou populaire) ». Cette dernière est célébrée le 4 novembre depuis 2005 pour <a href="https://fr.rbth.com/lifestyle/87343-fete-novembre-russie">commémorer</a> la libération en 1612, par les milices populaires, de Moscou occupée par des troupes polonaises, et la fin du « Temps des troubles » avec l’élection ultérieure du premier tsar de la dynastie des Romanov.</p>
<p>Les dirigeants actuels de la Russie, nés dans les années 1950 et 1960, ont progressivement élevé la mémoire de la période soviétique tardive – les années Brejnev (1964-1982) – au rang d’idéal normatif, celui de la « bonne » Union soviétique (<em>khorochiï Sovetskiï Soïouz</em>). Pour le politologue Vladimir Guelman, il s’agit d’une <a href="https://imrussia.org/en/opinions/3352-vladimir-gelman-%E2%80%9Crussia%E2%80%99s-leadership-is-increasingly-facing-problems-of-succession-and-lack-of-perspective%E2%80%9D">image embellie</a> du système soviétique dépourvu de ses défauts inhérents, comme les pénuries ou la violation systémique des libertés civiles. En invoquant la nostalgie de cet « âge d’or » soviétique, Vladimir Poutine et son entourage <a href="https://iz.ru/1263323/2021-12-12/putin-nazval-raspad-sssr-tragediei">ne cessent de qualifier</a> l’effondrement de l’URSS de « tragédie » et de « catastrophe ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1470598142836056064"}"></div></p>
<p>Plus encore, l’Union soviétique symbolise, aux yeux des autorités russes, la puissance géopolitique d’antan que Moscou exerça sur une partie du monde de l’après-Seconde Guerre mondiale. Des références publiques à l’URSS permettent ainsi à la Russie contemporaine de justifier ses ambitions actuelles, tout en préservant son « aura » de grande puissance, attestée notamment par le statut de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Cet état d’esprit, porté par le Kremlin depuis des années, fut consacré sur le plan juridique à l’occasion de la <a href="https://theconversation.com/russie-apres-la-constitution-eltsine-la-constitution-poutine-142597">révision de la Constitution russe</a>, en 2020, son <a href="http://comitasgentium.com/fr/actualites/constitution-de-la-federation-de-russie-de-1993-dans-la-redaction-du-4-juillet-2020/#:%7E:text=ARTICLE%2067.1&text=La%20F%C3%A9d%C3%A9ration%20de%20Russie%2C%20unie,unit%C3%A9%20%C3%A9tatique%20comme%20historiquement%20%C3%A9tablie.">article 67.1</a> stipulant désormais que la Fédération de Russie est l’« héritière », ou le « successeur en droit » (<em>pravopreemnik</em>), de l’Union soviétique.</p>
<h2>La fin d’un Empire ?</h2>
<p>Contrairement aux récits historiques mis en œuvre par les autres pays postsoviétiques, la nouvelle Russie entretient un rapport ambigu à son histoire impériale. Trente ans après la chute de l’URSS et plus d’un siècle après celle de l’Empire des Romanov, la question « où s’arrête l’empire et où commence la nation ? » demeure <a href="https://www.nytimes.com/2017/05/18/opinion/russia-putin-national-identity.html">sans réponse définitive</a> dans les débats russes. Les dirigeants de la Russie postsoviétique ont favorisé la promotion d’une <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-4-page-65.htm">lecture continuiste</a> de l’histoire nationale, qui relie l’époque contemporaine au tsarisme et au communisme au nom du maintien d’un État fort et pérenne dans un vaste espace eurasien.</p>
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<p>Il n’en est pas moins vrai que, même aujourd’hui, la Russie constitue un État de la taille d’un empire, quoique « diminué », qui englobe des régions autrefois réunies par conquête ou par consentement plus ou moins volontaire. Ces régions, ayant bénéficié du statut de territoires autonomes aux débuts de l’époque soviétique et appelées depuis « républiques » (<em>respoubliki</em>), sont des foyers à forte concentration de communautés ethniques avec leurs langues, leurs cultures et leurs mœurs, différentes de celles de la majorité ethnique du pays. Les relations entre les chefs locaux et le Kremlin évoquent le système de gouvernement impérial plutôt que fédéral, dans la mesure où l’exercice du pouvoir sans partage par ces chefs est conditionné par la <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/russieneivisions/kadyrovisme-un-rigorisme-islamique-service-systeme">déclaration d’une loyauté</a> pleine et entière, sinon de la soumission, vis-à-vis du chef suprême : Vladimir Poutine.</p>
<p>Le maintien de cet espace mosaïque, qualifié par le président d’ <a href="http://kremlin.ru/events/president/transcripts/21998">« acte héroïque »</a> (<em>podvig</em>) des Russes, représente une importante source de légitimité pour le régime politique en place. C’est au moment de la « deuxième guerre de Tchétchénie » que Poutine, fraîchement nommé premier ministre avant de succéder à Boris Eltsine à la tête de l’État, jette les bases de son image d’homme fort capable d’endiguer la menace séparatiste et de garantir l’ordre et la sécurité pour tous. Par la suite, les dérives autoritaires du régime sont <a href="https://magazines.gorky.media/nz/2010/5/ot-rossijskoj-imperii-k-russkomu-demokraticheskomu-gosudarstvu.html">justifiées par cette stabilisation</a>, dont l’un des objectifs serait d’éviter une nouvelle phase de désintégration du pays.</p>
<p>Toutefois, on a vu cette peur d’une dislocation de l’État s’estomper au fil des années, l’intégrité territoriale du pays « coûte que coûte » étant progressivement devenue sujet à controverse. Songeons au <a href="https://www.reuters.com/article/us-russia-nationalism-newspro-idUSTRE7B025420111201">slogan</a> « Arrêtons de nourrir le Caucase », lancé par des nationalistes russes au début des années 2010 et soutenu par l’opposant Alexeï Navalny pour protester contre les transferts budgétaires, jugés disproportionnés, que reçoivent les républiques musulmanes du Nord-Caucase. Un autre exemple, plus récent : le <a href="https://www.youtube.com/watch?v=E_Av_RHn15A">vif échange</a> entre Vladimir Poutine et le cinéaste Alexandre Sokourov, membre du Conseil présidentiel russe pour les droits de l’homme, qui a proposé de « laisser partir » les territoires « ne souhaitant plus vivre avec nous dans le même État » et selon les mêmes lois fédérales. Dans sa réponse, le président russe a mis en garde contre la reproduction du « scénario yougoslave » en Russie, faisant référence aux guerres ethniques qui se sont déroulées sur le territoire de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990.</p>
<h2>Une unité nationale fragile</h2>
<p>Si la construction nationale en Russie reste profondément marquée par le passé impérial du pays, les autorités cherchent à mobiliser des valeurs censées rassembler le plus grand nombre. Ce sont les valeurs patriotiques et conservatrices, ou « traditionnelles », <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2013-1-page-53.htm">promues par l’État</a> et les acteurs paraétatiques, dont l’opposition parlementaire loyale au Kremlin, <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09668136.2014.989000?journalCode=ceas20">l’Église orthodoxe russe</a> ou les <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/russieneivisions/lislam-de-russie-equilibrer-securisation-integration">autorités spirituelles musulmanes</a>. Ce supposé <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/10611428.2020.1778403?journalCode=mrss20">« consensus conservateur »</a> n’est pourtant pas la baguette magique qui permettrait d’outrepasser les divisions internes.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1262086219959275520"}"></div></p>
<p>L’une d’elles est symbolisée par un écart persistant entre <em>ethnos</em> et <em>demos</em>, la communauté ethnoculturelle et la communauté de citoyens. Cette distinction est d’abord <a href="https://theconversation.com/qui-est-russe-aujourdhui-96900">terminologique</a> : ce qui est « russe » (<em>rousskiï</em>, l’adjectif relatif à la langue, à la culture et à l’ethnicité) n’est pas égal à ce qui est « de Russie » (<em>rossiïskiï</em>, l’adjectif relatif à l’État et au domaine public). Mais elle reflète aussi une réalité tangible : sur près de 146 millions d’habitants du pays, trente millions environ appartiennent à des groupes ethniques (ou « nationalités ») minoritaires. Une bonne partie de ces groupes se désignent comme des nations et peuvent, à certains égards, être décrits comme tels.</p>
<p>La diversité intrinsèque au contexte russe s’exprime également sur le plan religieux. Aux côtés d’une grande majorité de citoyens – jusqu’à 70 %, soit cent millions de personnes – se déclarant comme chrétiens orthodoxes (bien qu’il s’agisse d’une <a href="https://www.ponarseurasia.org/not-so-traditional-after-all-the-russian-orthodox-churchs-failure-as-a-moral-norm-entrepreneur/">identification culturelle plutôt que religieuse</a>), vingt millions d’habitants de la Russie sont de culture ou de religion musulmane. La proportion de ces populations musulmanes est d’ailleurs susceptible de s’accroître dans les prochaines décennies, en raison des tendances démographiques et du facteur migratoire, ce qui aura des <a href="https://jamestown.org/program/marlene-laruelle-how-islam-will-change-russia/">conséquences majeures</a> sur les débats identitaires dans le pays.</p>
<p>La promotion de l’appartenance à une <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-4-page-87.htm">communauté des citoyens de Russie</a> pourrait permettre de transcender ces différences ethnoculturelles. Or, en pratique, elle se heurte à la persistance d’une <a href="https://www.levada.ru/2018/08/27/monitoring-ksenofobskih-nastroenij/">xénophobie « diffuse »</a> qui vise les minorités dites visibles et couramment appelées « personnes d’apparence non slave ».</p>
<p>Cette xénophobie n’épargne pas les citoyens de Russie ethniquement non russes, dont les représentants font systématiquement l’objet de stigmatisation et de discrimination. Les minorités, qu’elles soient autochtones ou issues de l’immigration récente (par exemple, des pays d’Asie centrale), sont les cibles d’émeutes ethniques ou raciales, comme ce fut le cas <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2006/09/04/violentes-emeutes-racistes-dans-une-ville-de-carelie_809241_3214.html">à Kondopoga</a>, en Carélie, en 2006, ou <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/10/13/en-russie-des-emeutes-sur-fond-de-racisme-anti-immigres_3494958_3214.html">à Birilouliovo</a>, banlieue du sud-ouest de Moscou, en 2013.</p>
<p>Il est par ailleurs difficile de parler d’une communauté nationale qui adhère consciemment à l’État et à ses lois, pour reprendre la <a href="https://gisnt.org/pdf/Mauss_la_nation.pdf">définition classique de la nation</a> proposée par Marcel Mauss, dans un contexte où de nombreux Russes accordent une faible confiance aux institutions publiques. Ainsi, plus de 50 % des interrogés <a href="https://www.levada.ru/2020/09/21/doverie-institutam/">ne font pas confiance</a> à la police, aux pouvoirs régionaux et locaux, tandis que le taux de méfiance envers le gouvernement, le Parlement et les partis politiques dépasse, lui, les 60 %.</p>
<h2>Les choix ambigus des autorités russes</h2>
<p>Ces dynamiques discordantes trouvent un écho dans l’ambiguïté des stratégies adoptées par les autorités russes pour y faire face.</p>
<p>D’abord, les autorités russes condamnent publiquement toute expression de xénophobie, mais contribuent en pratique à la légitimation des attitudes xénophobes via l’usage de notions comme « criminalité ethnique » ou le déploiement d’un <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/09668136.2014.934140">discours anti-immigration</a>. Par exemple, le maire de Moscou Sergueï Sobianine considère la « criminalité ethnique » comme <a href="https://www.m24.ru/articles/mehr-Moskvy/13062013/19511">« l’un des principaux problèmes »</a> de la capitale russe et souhaite remplacer des travailleurs migrants sur les chantiers par des gens <a href="https://www.bbc.com/russian/news-59313794">« d’une qualité supérieure »</a>, c’est-à-dire des citoyens de Russie issus des régions avoisinantes de Moscou. Toutefois, depuis le début des années 2010, les autorités russes ont <a href="http://www.rightsinrussia.info/interviews/verkhovsky-9">réprimé les groupuscules ultranationalistes</a> et cherchent, dans le nouveau contexte géopolitique marqué par une confrontation aiguë entre la Russie et l’Occident, à canaliser la haine éprouvée par de nombreux habitants à l’égard des migrants et des minorités ethniques pour la projeter sur les pays occidentaux. En effet, l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, a provoqué une <a href="https://www.levada.ru/2019/09/18/ksenofobskie-nastroeniya-v-rossii-rastut-vtoroj-god-podryad/">baisse significative</a> de la xénophobie interne, celle-ci ayant été partiellement redirigée vers les États-Unis et l’Ukraine.</p>
<p>Ensuite, les dirigeants russes mettent systématiquement en valeur le discours sur la Russie en tant qu’État <a href="https://rvio.histrf.ru/activities/news/vladimir-medinskij-priobretenie-rossiej-statusa-imperii-bylo-podgotovleno-vsej-ee-istoriej">« pluriethnique et multiconfessionnel »</a>, en insistant sur l’égalité des citoyens d’appartenances ethniques ou religieuses diverses. Mais en même temps, aujourd’hui ils <a href="https://www.researchgate.net/publication/301232300_The_New_Russian_Nationalism_Imperialism_Ethnicity_and_Authoritarianism_2000-15">s’investissent davantage</a> dans la promotion du terme <em>rousskiï</em>, et non <em>rossiïskiï</em>, dans l’objectif de renforcer leur <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/russieneivisions/monde-russe-politique-de-russie-envers-diaspora">politique d’influence</a> vis-à-vis de la diaspora russe dans l’espace de l’ex-URSS, et au-delà. La décision de Vladimir Poutine de <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm ?abstract_id=3192470">mettre fin</a> à l’apprentissage obligatoire des langues minoritaires dans les écoles publiques situées sur le territoire des républiques autonomes contredit ce discours officiel et sème les germes de conflits futurs.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"915179586366910465"}"></div></p>
<p>Enfin, la crise ukrainienne, dont l’issue reste indéterminée, a <a href="https://newtimes.ru/articles/detail/177959">mis un terme définitif</a> à l’idée d’un éventuel projet d’intégration nationale entre la Russie et l’Ukraine. La seconde <a href="https://carnegiemoscow.org/commentary/75847">s’émancipe</a> de la première, que ce soit sur un plan politique, économique, culturel ou même spirituel (avec la <a href="https://www.areion24.news/2020/06/15/leglise-orthodoxe-dukraine-les-enjeux-dune-independance-ecclesiale/">création</a> de l’Église orthodoxe d’Ukraine, en décembre 2018, rattachée au Patriarcat de Constantinople). Cette séparation de deux pays historiquement et culturellement proches pourrait donner un nouvel élan à la construction nationale en Russie, comme c’est déjà le cas en <a href="http://cup.columbia.edu/book/building-ukraine-from-within/9783838211503">Ukraine</a>. Cependant, depuis l’annexion de la Crimée, la Fédération de Russie se retrouve dans la situation d’un État dont les frontières sont, et resteront, contestées depuis l’extérieur du pays.</p>
<p>Aussi peut-on remarquer que, trente ans après la fin de l’URSS, les structures identitaires de la société russe demeurent indéfinies, et les obstacles à la consolidation nationale encore nombreux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/174141/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jules Sergei Fediunin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Russie n’est pas un État-nation. Elle compte en son sein de nombreuses minorités ethniques et religieuses, qui tentent de trouver leur place dans un ensemble dominé par les Russes ethniques.Jules Sergei Fediunin, Docteur en science politique de l'Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO), attaché temporaire d'enseignement et de recherche en civilisation russe, Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1724302021-12-05T17:16:17Z2021-12-05T17:16:17ZAlgérie-Maroc : la rupture est consommée<p>Les tensions entre les deux grands États du Maghreb, qui se sont <a href="https://www.iris-france.org/162907-algerie-maroc-de-la-brouille-au-conflit/">nettement envenimées ces dernières semaines</a>, si bien que certains observateurs redoutent que le conflit actuel <a href="https://www.lopinion.fr/international/lalgerie-est-prete-a-faire-la-guerre-au-maroc-sil-le-faut">dégénère en guerre ouverte</a>, ne datent pas d’hier.</p>
<p>En réalité, elles remontent à la fin de la guerre d’indépendance algérienne. La question des frontières <a href="https://lygeros.org/wp-content/uploads/root/21701.pdf">dessinées par le colonisateur</a>, qui avantagent l’Algérie au détriment des autres pays de la région, suscite un profond différend entre Rabat et Alger, qui connaîtra de multiples rebondissements, sous des formes diverses et avec un abcès de fixation récurrent au <a href="https://www.cairn.info/les-conflits-dans-le-monde--9782200272715-page-79.htm">Sahara occidental</a>. Un retour historique s’impose pour comprendre les données de la dégradation à laquelle on assiste en ce moment.</p>
<h2>Un conflit ancien</h2>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=647&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=647&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=647&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=813&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=813&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/435085/original/file-20211201-17-kihtg0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=813&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sahara occidental d’après la carte du World Factbook de la CIA.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Wikipedia</span></span>
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<p>Lorsque le Maroc devient <a href="https://mjp.univ-perp.fr/constit/ma1912.htm">protectorat français en 1912</a>, l’administration française délimite les deux territoires algérien et marocain. Mais le tracé est très peu précis et varie d’une carte à l’autre.</p>
<p>Pour la France, il ne s’agit pas à proprement parler de frontières, la zone qui va de <a href="https://www.google.com/maps/dir/colomb+bechar/Tindouf,+Alg%C3%A9rie/@29.1347596,-8.1906065,5.5z/data=!4m14!4m13!1m5!1m1!1s0xd855f5061ac9881:0x97206fd4229749af!2m2!1d-2.2162443!2d31.6238098!1m5!1m1!1s0xdc8f543a42dd5fb:0x77f07f133f79f497!2m2!1d-8.1398003!2d27.6719159!3e2">Colomb-Béchar à Tindouf</a> et correspond à l’Ouest algérien étant inhabitée.</p>
<p>Le regard sur ce territoire allait fondamentalement changer à partir de 1952, date à laquelle la France y <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00919268/document">découvre un gisement de pétrole et des minerais (fer et manganèse)</a>. Ces terres sont alors intégrées à l’Algérie. Pour la France, il s’agit de les inclure dans son territoire sur le long terme, <a href="https://www.cairn.info/algerie-des-evenements-a-la-guerre--9782846703949-page-121.htm">l’Algérie étant française</a> alors que le Maroc n’est qu’un protectorat appelé à s’affranchir de la tutelle de Paris.</p>
<p>Mais dès son indépendance, en 1956, le Maroc <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1956/07/05/tindouf-colomb-bechar-et-la-mauritanie-font-partie-du-grand-maroc-que-veut-realiser-si-allal-el-fassi_2251800_1819218.html">revendique ce territoire</a>, affirmant qu’il fait partie du Maroc historique.</p>
<p>La France répond à cette demande en proposant à Rabat un marché : cette bande Ouest de l’Algérie pourrait être restituée au Maroc en contrepartie de la mise en place d’une <a href="http://alger-roi.fr/Alger/cdha/textes/55_organisation_regions_sahara_cdha_60.htm">« Organisation commune des régions sahariennes »</a> (OCRS), qui serait chargée d’exploiter les gisements miniers du Sahara algérien, au bénéfice commun du Maroc et de la France.</p>
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<p>L’offre de Paris est assortie d’une demande : celle de ne pas abriter d’insurgés algériens. Rabat rejette cette proposition, préférant discuter directement avec les Algériens.</p>
<p>En juillet 1961, <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMBiographie?codeAnalyse=26">Hassan II</a>, qui vient d’accéder au trône, reçoit à Rabat <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/abbas-abbas/">Farhat Abbès</a>, le président du Gouvernement provisoire de la République algérienne. <a href="https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1965_num_15_4_392877">Une convention est signée</a> au terme de la rencontre, et une commission algéro-marocaine est créée pour régler cette question du Sahara algérien « dans un esprit de fraternité et d’unité maghrébines ».</p>
<p>Selon l’accord, une fois l’indépendance de l’Algérie acquise, le statut de la zone serait renégocié. Mais à l’indépendance de l’Algérie, et avant même que l’accord de Rabat ait pu être ratifié, une coalition menée par Ahmed Ben Bella et soutenue par l’Armée de libération nationale (ALN) <a href="https://www.djazairess.com/fr/elwatan/1298789">évince Farhat Abbas du gouvernement</a>. La nouvelle équipe au pouvoir à Alger refuse de rétrocéder au Maroc un territoire « libéré avec le sang de tant de martyrs ».</p>
<p>Hassan II se sent trahi par la nouvelle classe politique algérienne, et <a href="https://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Istiqlal/125318">l’Istiqlal</a>, le parti marocain qui porte la question nationale et en devient le phare, se dit indigné par l’« ingratitude » des Algériens. Le Maroc historique auquel se réfèrent les acteurs politiques marocains allait être matérialisé par une carte du <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1956/07/05/tindouf-colomb-bechar-et-la-mauritanie-font-partie-du-grand-maroc-que-veut-realiser-si-allal-el-fassi_2251800_1819218.html">« Grand Maroc »</a> que l’Istiqlal fait dessiner et publier dans son hebdomadaire <em>Al-Alam</em> en mars 1963.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1353422945947947008"}"></div></p>
<p>Selon cette carte, les frontières du pays se définissent en fonction des allégeances qui ont été faites aux sultans du Maroc à travers les âges. Le Grand Maroc comprendrait un bon tiers du Sahara algérien, le Sahara occidental colonisé par l’Espagne (1884-1976), la Mauritanie et une partie du Mali.</p>
<p>Entre « territoire acquis par le sang des martyrs » et « droit historique », deux conceptions du droit et de l’histoire allaient donc s’affronter, donnant lieu, en septembre 1963, au déclenchement d’un conflit armé : la <a href="https://www.cairn.info/les-100-portes-du-maghreb--9782708234345-page-171.htm">Guerre des sables</a>.</p>
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<p>Ayant pour théâtre la région de Tindouf, ce conflit oppose le Maroc à une Algérie fraîchement indépendante et aidée par l’Égypte et Cuba. Les combats, dont le bilan humain est encore controversé, cessent en février 1964, quand l’Organisation de l’unité africaine (<a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/organisation-de-l-unite-africaine/">OUA</a> – l’ancêtre de l’Union africaine) obtient un cessez-le-feu qui laisse la frontière inchangée : la zone contestée demeure algérienne.</p>
<p>Mais le contentieux entre les deux États allait se prolonger, se nourrissant de l’irrédentisme marocain autour de la question du « Grand Maroc » et du refus de l’Algérie indépendante de reconsidérer les frontières héritées de l’ère coloniale. Un différend dont l’intensité ne peut se comprendre qu’à l’aune de la sourde rivalité pour le leadership régional qui oppose les deux pays.</p>
<h2>Le conflit du Sahara occidental : abcès de fixation des tensions entre les deux pays</h2>
<p>À partir de 1975, l’appui apporté par l’Algérie au Front Polisario, ce mouvement indépendantiste mis en place en 1973 et qui revendique le Sahara occidental au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, viendra nourrir la tension désormais permanente entre Alger et Rabat. En effet, le Maroc revendique cette ancienne colonie espagnole et s’engage donc dans une lutte durable contre le Front Polisario. Pour l’Algérie, qui s’abrite derrière le <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/269898-quest-ce-que-le-droit-des-peuples-disposer-deux-memes">droit des peuples à l’autodétermination</a>, un conflit de basse intensité a l’avantage d’affaiblir le Maroc. Les deux pays allaient donc s’affronter par Front Polisario interposé.</p>
<p>Deux conflits s’additionnent et se superposent : l’opposition territoriale entre l’Algérie et le Maroc, d’une part, et le conflit de décolonisation entre Sahraouis et Marocains, qui n’aurait pu se prolonger pendant près d’un demi-siècle si le contentieux algéro-marocain n’avait pas lourdement pesé sur son déroulement.</p>
<p>En accueillant les réfugiés sahraouis à Tindouf, symboliquement, après l’installation du Maroc sur ce territoire, en mettant sa diplomatie au profit du Front Polisario et en l’armant, l’Algérie donnait un autre aspect à <a href="https://journals.openedition.org/anneemaghreb/697">ce dernier conflit de décolonisation d’Afrique</a>.</p>
<p>L’imbrication des deux conflits, entre Algérie et Maroc d’abord, entre Sahraouis et Marocains ensuite, pèse lourdement sur l’attitude des acteurs. Chacun des deux camps souhaite une victoire totale sur l’adversaire, au point que toute négociation devient impossible. L’impuissance des Nations unies, en charge du règlement de ce conflit saharien <a href="https://peacekeeping.un.org/fr/mission/minurso">depuis 1991</a> est sans doute à lire à travers ce prisme.</p>
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<figcaption><span class="caption">Série documentaire sur le conflit du Sahara occidental, 1ᵉʳ épisode.</span></figcaption>
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<p>L’implication de l’Algérie dans le dossier saharien provoque une rupture des relations diplomatiques entre l’Algérie et le Maroc entre 1976 et 1988. Pour autant, la reprise des relations ne contribue pas à dissiper la conflictualité.</p>
<p>En 1994, Driss Basri, ministre marocain de l’Intérieur, a laissé entendre que les services secrets algériens pouvaient avoir commandité <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1994/08/30/maroc-arrestations-apres-l-attentat-contre-un-hotel-a-marrakech_3821195_1819218.html">l’attentat terroriste</a> qui s’est produit dans un hôtel de Marrakech, faisant deux victimes espagnoles. Il instaure des visas et organise une campagne d’expulsion d’Algériens résidant au Maroc sans carte de séjour. La riposte d’Alger est immédiate : la fermeture de la frontière terrestre.</p>
<p>Abdelaziz Bouteflika, président de l’Algérie à partir de 1999, a tenté de rompre cette spirale de tensions et de ruptures, sans succès. Il s’est heurté à la l’intransigeance de l’état-major de l’armée algérienne qui gère le dossier des frontières, la relation avec le Maroc et bien plus encore, tant l’armée est <a href="https://www.cairn.info/revue-les-cahiers-de-l-orient-2010-4-page-19.htm?contenu=resume">impliquée dans la vie politique algérienne</a>.</p>
<p>La brouille aura des effets majeurs sur les échanges commerciaux et culturels <a href="https://www.medias24.com/2014/08/24/vingt-ans-apres-la-fermeture-de-la-frontiere-maroc-algerie-limmense-gachis/">entre les deux pays</a>.</p>
<p>La coopération est quasi inexistante, exception faite du <a href="https://www.cairn.info/revue-outre-terre2-2014-4-page-362.htm?contenu=plan">gazoduc qui relie l’Algérie à l’Europe</a> en passant par le Maroc. Le différend bloque toute interaction au niveau horizontal et rend impossible l’intégration de la région, c’est-à-dire la mise en place de <a href="https://journals.openedition.org/anneemaghreb/1938">l’Union du Maghreb arabe (UMA)</a>, qui a pourtant été signée en 1989. Le conflit du Sahara occidental s’en est trouvé gelé, la coopération entre les pays quasi nulle et l’UMA une véritable <a href="https://maghrebarabe.org/fr/">coquille vide</a>.</p>
<h2>L’axe Washington/Tel-Aviv/Rabat rebat les cartes</h2>
<p><a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2020/12/22/le-maroc-et-israel-concretisent-leur-normalisation-diplomatique_6064261_3210.html">L’accord du 22 décembre 2020</a> passé entre le Maroc et les États-Unis, qui stipule que Rabat normalise ses relations avec Israël en contrepartie de la reconnaissance par Washington de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental a créé un déséquilibre dans le rapport des forces entre l’Algérie et le Maroc.</p>
<p>Pour Alger, un Maroc appuyé par Israël ne pouvait être que plus puissant, d’autant que le pays a donné de lui-même l’image d’un partenaire incontournable pour les États occidentaux, notamment <a href="https://www.courrierinternational.com/article/analyse-le-maroc-fer-de-lance-de-la-lutte-contre-le-djihadisme-en-afrique">dans la lutte contre le djihadisme</a>, ou en matière de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Immigration-lUnion-europeenne-menage-Maroc-2020-12-03-1201128079">contrôle de l’immigration</a> venue des pays subsahariens.</p>
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<figcaption><span class="caption">Relations Maroc/Israël : les deux pays vont ouvrir réciproquement des ambassades, France 24, 13 août 2021.</span></figcaption>
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<p>Un an après la <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20201210-donald-trump-annonce-la-normalisation-des-relations-entre-le-maroc-et-isra%C3%ABl">déclaration de Donald Trump</a>, l’administration Biden a d’une certaine manière confirmé cette reconnaissance, même si le chef de la diplomatie américaine a exprimé son désir de respecter le droit international. Les Algériens, qui continuent d’appuyer inconditionnellement le Front Polisario, savent que c’est une question de temps et que, tôt ou tard, le Maroc verra sa souveraineté sur ce territoire être reconnue par l’ONU, au mépris d’un processus de résolution du conflit saharien confié à la même organisation depuis 1991. Le silence éloquent de l’Union européenne sur ce dossier les conforte dans leur conviction.</p>
<p>L’année 2021 a été émaillée de vexations et de provocations qui sont allées crescendo jusqu’à l’été passé. La tension devient très vive en juillet dernier, suite aux révélations selon lesquelles le Maroc aurait eu <a href="https://www.lemonde.fr/pixels/article/2021/07/27/projet-pegasus-ces-elements-techniques-qui-attestent-de-l-implication-du-maroc_6089711_4408996.html">recours au logiciel israélien Pegasus</a>, commercialisé par <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/monde/de-l-affaire-pegasus-a-la-plainte-d-apple-la-descente-aux-enfers-de-nso-group_2163005.html">l’entreprise israélienne NSO</a>, pour espionner « des responsables et des citoyens algériens ». L’enquête a révélé que des milliers de numéros de téléphone algériens ont été ciblés, dont certains appartenant à de hauts responsables politiques et à des militaires.</p>
<p>La tension monte d’un cran lorsque, au cours d’une réunion des Non Alignés à New York (13 et 14 juillet) Omar Hilale, l’ambassadeur du Maroc à l’ONU a distribué une note stipulant que <a href="https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/nouveau-coup-de-chaud-diplomatique-entre-alger-et-rabat-1333040">« le vaillant peuple de Kabylie mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination »</a>.</p>
<p>Un mois plus tard, c’est <a href="https://www.france24.com/fr/moyen-orient/20210602-isra %C3 %ABl-ya %C3 %AFr-lapid-guid %C3 %A9-par-les-r %C3 %AAves-de-son-p %C3 %A8re-vers-le-poste-de-premier-ministre">Yaïr Lapid</a>, le ministre israélien des Affaires étrangères, en visite à Rabat, qui <a href="https://www.courrierinternational.com/revue-de-presse/diplomatie-en-visite-au-maroc-le-ministre-israelien-yair-lapid-ravive-les-tensions">déclarait</a>, en présence de son homologue marocain <a href="https://www.diplomatie.ma/fr/biographie-de-m-nasser-bourita">Nasser Bourita</a>, qu’il était « inquiet du rôle joué par l’Algérie dans la région, du rapprochement d’Alger avec l’Iran et de la campagne menée par Alger contre l’admission d’Israël en tant que membre observateur de l’UA ».</p>
<h2>La riposte algérienne</h2>
<p>Le 24 août, l’Algérie annonce la <a href="https://www.lci.fr/international/l-algerie-annonce-la-rupture-de-ses-relations-diplomatiques-avec-le-maroc-2194558.html">rupture de ses relations diplomatiques</a> avec le Maroc. Le haut conseil de sécurité algérien, présidé par le chef de l’État Abdelmajid Tebboune, <a href="https://www.france24.com/fr/afrique/20210925-avec-la-rupture-des-relations-entre-l-alg %C3 %A9rie-et-le-maroc-le-maghreb-durablement-fractur %C3 %A9">ferme l’espace aérien du pays</a> à tout appareil civil ou militaire immatriculé au Maroc.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/pourquoi-lalgerie-a-t-elle-rompu-ses-relations-diplomatiques-avec-le-maroc-et-quelles-en-sont-les-consequences-pour-lavenir-168179">Pourquoi l'Algérie a-t-elle rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc et quelles en sont les conséquences pour l'avenir ?</a>
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<p>Évidemment, la frontière étant fermée depuis 1994, l’impact de cette rupture des relations est politique. Elle met néanmoins un terme au seul cas de coopération entre les deux pays : le fameux <a href="https://telquel.ma/2021/11/05/gazoduc-maghreb-europe-le-gaz-de-la-discorde_1742135">gazoduc Maghreb Europe (GME)</a>.</p>
<p>Le gaz est, ici comme ailleurs, utilisé comme un moyen de pression. Le contrat qui liait les deux pays pour alimenter le Maroc en gaz et pour le transit a été <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/le-president-algerien-coupe-le-robinet-du-gaz-au-maroc-430682">interrompu le 31 octobre</a>.</p>
<p>Difficile de croire le Maroc qui affirme, par un communiqué de l’Office national de l’électricité et de l’eau (<a href="http://www.one.org.ma/">ONEE</a>), que l’impact de cette décision sur le système électrique marocain est « insignifiant », le pays ayant pris ses dispositions.</p>
<p>Car, depuis 1996, le Maroc est un pays de transit pour le gaz algérien exporté en Espagne et au Portugal. 10 milliards de mètres cubes sont ainsi transportés chaque année et le Maroc perçoit des droits de péage en gaz et le reste de sa consommation est facturé à des tarifs très avantageux.</p>
<p>La réponse marocaine s’inscrit dans le prolongement du conflit, puisque l’ONEE affirme que même si les deux centrales électriques qui fonctionnent grâce au gaz algérien venaient à s’arrêter, le consommateur marocain ne s’en rendrait pas compte car, pour compenser la perte, le Maroc dispose de plusieurs options : les alimenter en charbon, en produits pétroliers ou bien importer plus d’électricité.</p>
<p>Le premier ministre <a href="https://www.courrierinternational.com/article/maroc-aziz-akhannouch-un-premier-ministre-milliardaire-au-service-de-sa-majeste">Aziz Akhannouch</a> est en <a href="https://fr.le360.ma/economie/gazoduc-maghreb-europe-phase-decisive-des-negociations-entre-le-maroc-et-lespagne-pour-linversement-247911">négociation avec Madrid</a> au sujet du renvoi du gaz algérien à partir de l’Espagne. Ce dernier pays serait quant à lui toujours alimenté par l’Algérie par voie sous-marine, à travers le gazoduc Medgaz.</p>
<p>Toutefois, ce pipeline est aujourd’hui au maximum de sa capacité, 8 milliards de mètres cubes y transitant chaque année. Pour compenser la différence, il faudrait élargir le pipeline, ou transporter le gaz liquéfié par méthaniers. Autant de moyens qui impliquent un coût qui ne peut que se répercuter sur le consommateur, qu’il soit espagnol ou marocain.</p>
<p>L’énergie est donc la dernière arme qu’a choisi d’utiliser l’Algérie dans sa guerre sans fin contre le Maroc. Mais les armes conventionnelles pourraient aussi parler, les deux pays étant les plus grands <a href="https://information.tv5monde.com/afrique/algerie-maroc-que-pesent-leurs-forces-militaires-431591">acheteurs d’armes</a> en Afrique après l’Égypte…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/172430/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Khadija Mohsen-Finan ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le conflit qui oppose l’Algérie au Maroc depuis des décennies risque aujourd’hui de dégénérer en véritable guerre. Pour en comprendre les causes, un retour historique s’impose.Khadija Mohsen-Finan, Politologue, enseignant-chercheur, spécialiste du Maghreb & du Monde Arabe, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1670742021-09-08T08:58:14Z2021-09-08T08:58:14ZQuelle nation française pour 2022 ?<p>Au moment où la France entre dans une campagne présidentielle complexifiée par les enjeux de la crise sanitaire, les recours à l’idée de « refaire nation », de promouvoir les « valeurs » de la nation, sous-entendu de la République française, semblent devenus incontournables dans les discours des candidats à l’Élysée, quel que soit leur bord politique. Mais que recouvre <a href="https://www.belin-editeur.com/la-nation-en-recit">ce terme</a> ? Et que dit-il plus particulièrement de la nation française et de notre rapport à cette dernière ?</p>
<p>Au sens moderne, la nation est liée de façon quasi indissociable à l’existence d’un État comme l’illustre le terme courant <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Nations-et-nationalisme-depuis-1780">d’État-nation</a>. Ce modèle d’État-nation <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/l_imaginaire_national-9782707150073">s’est diffusé</a> depuis l’Europe dans le monde <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/la-creation-des-identites-nationales-anne-marie-thiesse/9782020342476">depuis la fin du XVIIIᵉ siècle</a>. La nation s’est ainsi trouvée définie comme un territoire limité par des frontières et composé d’une population administrée par les mêmes lois et un même gouvernement.</p>
<p>Dans ce cadre, la nationalité a été l’outil juridico-politique de cette nationalisation des sociétés en faisant de chaque individu vivant sur le territoire un membre appartenant soit au groupe des nationaux, soit à celui de non-nationaux avec la perspective d’obtenir sa nationalité selon certains critères, ou au contraire de se la voir <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/Qu-est-ce-qu-un-Francais">retirer</a>.</p>
<p>Environ 15 000 personnes dont 7 000 juifs ont ainsi été dénaturalisés par l’administration de Vichy entre 1940 et 1944. La création de la Société des Nations (SDN) après la Première Guerre mondiale, puis celle de l’Organisation des Nations unies (ONU) au sortir de la Seconde Guerre mondiale en 1945 sont venues renforcer et consacrer cette définition de la nation dans des règles internationales au cours du XX<sup>e</sup> siècle.</p>
<h2>Un groupe humain partageant la même culture</h2>
<p>Pour autant, deux autres sens du mot nation se juxtaposent à cette première acception. D’abord un sens beaucoup plus ancien que l’on trouve dans l’Antiquité définissait la nation – étymologiquement de <em>natio</em>/<em>nascor</em> = naître – comme un groupe humain partageant la même origine par un ancêtre commun. L’Ancien Testament témoigne de ce sens initial avec la <em>natio</em> qui est le peuple juif élu de dieu et les <em>nationes</em> qui désignent les peuples païens. Chez les Romains, Cicéron l’associe à des peuples, sans aucun lien avec des États. Le sens du mot s’élargit quelque peu au Moyen-âge ou l’on peut évoquer la présence d’étudiants et de maîtres de plusieurs « nations » au sein des Universités européennes, appellation qui recouvrait en fait des <a href="https://books.openedition.org/psorbonne/21738">regroupements par des origines géographiques et linguistiques</a> (exemple des quatre nations anglaise, française, picarde, normande à la Faculté des arts de Paris).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=889&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418852/original/file-20210901-23-1ns92pw.gif?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1117&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Registre des conclusions de la nation de Picardie, 1476-1483.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.bis-sorbonne.fr/bius/category/sujet/exposition-d%C3%A9cembre-2015-f%C3%A9vrier-2016">Sorbonne</a></span>
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</figure>
<p>Une troisième définition survient avec les révolutions américaine et française de la fin du XVIII<sup>e</sup> siècle où la nation devient synonyme de « Peuple » dans un sens politique. La nation existe par la souveraineté détenue par le Peuple et non par un monarque. C’est le sens de l’acte novateur et irréversible des députés du tiers état qui se déclarent « assemblée nationale » le 17 juin 1789, contestant de fait au roi Louis XVI de représenter à lui seul la nation française.</p>
<p>Ce nouveau sens rapproche alors la nation de la notion de démocratie puisqu’il est question d’un groupe humain qui représente la nation par le fait de posséder une parcelle du pouvoir politique pour gouverner une population, ou par le fait de déléguer ce pouvoir à d’autres personnes de ce même groupe humain, les élus (démocratie représentative).</p>
<figure class="align-center zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=438&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418666/original/file-20210831-19-1qm2fkd.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=551&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
<figcaption>
<span class="caption">Gravure : Assemblée nationale, époque du 4 février 1790.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Assembl%C3%A9e_constituante_de_1789#/media/Fichier:Gravure_Assembl%C3%A9e_nationale,_%C3%A9poque_du_4_f%C3%A9vrier_1790_1_-_Archives_Nationales_-_AE-II-3878.jpg">Archives nationales/Wikimedia</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Cette acception démocratique de la nation a immédiatement donné lieu à des <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-histoire/La-Democratie-inachevee">débats</a> - et jusqu’à aujourd’hui – afin de savoir quels individus étaient légitimes pour gouverner au nom de la nation ou choisir ses élus de la nation : les plus riches uniquement (suffrage censitaire) ? Les hommes (suffrage masculin) ? Les nationaux seulement (voir les débats sur le vote des étrangers aux élections locales) ?</p>
<p>Dans cette acception, la question est ainsi posée depuis 1789 en France : qui incarne la nation ? Les délégués du peuple qui ont été élus, et, suivant la constitution de 1958, d’abord et avant tout le président de la République, ou le peuple lui-même ?</p>
<h2>Une évolution depuis le XIXᵉ siècle</h2>
<p>Depuis le XIX<sup>e</sup> siècle, l’idée de nation n’a cessé d’évoluer en entremêlant ces trois sens :</p>
<ul>
<li><p>étatique, soulevant la question des frontières et la conformité d’un espace politique avec le groupe humain national (droit des peuples à former une nation, sort réservé aux minorités nationales)</p></li>
<li><p>culturelle, soulevant la question de la construction d’un groupe humain homogène fondé sur des mêmes traditions culturelles et donc celle du sentiment d’appartenance nationale de ses membres</p></li>
<li><p>démocratique, avec la question de la représentation politique d’un groupe humain dénommé Peuple, et de la définition de ses contours (démocratie participative, inclusion des groupes minoritaires à la communauté politique).</p></li>
</ul>
<p>Loin de s’ignorer, ces trois acceptions de la nation se sont le plus souvent entremêlées. Le projet des États-nations européens a été d’affirmer des frontières (l’Alsace-Lorraine pour l’unification de l’Allemagne en 1871), de produire des <a href="https://www.cairn.info/revue-geneses-2004-1-page-76.htm">cartes nationales d’identité</a> (la première en 1921 pour la France) mais également une <a href="http://www.editionsamsterdam.fr/linvention-de-la-tradition">culture commune homogène</a> à travers le partage par des individus d’une religion, d’une langue, mais aussi de rituels, de symboles (hymnes, drapeaux), d’allégories (Marianne en France), de contes, de mythes, de musiques, de danses, de cuisines (invention des « plats nationaux ») etc.</p>
<h2>« plébiscite de tous les jours »</h2>
<p>Dans sa conférence <a href="http://www.iheal.univ-paris3.fr/sites/www.iheal.univ-paris3.fr/files/Renan_-_Qu_est-ce_qu_une_Nation.pdf">« Qu’est-ce qu’une nation ? »</a> donnée en 1882 à la Sorbonne, Ernest Renan cherche à dissocier la conception culturelle allemande de la nation donnant une place éminente à la langue, de celle de la France qu’il voit au contraire comme éminemment politique. Dans l’héritage de la Révolution française, la nation se définit pour lui par un contrat entre citoyens manifestant leur volonté de vivre ensemble (« plébiscite de tous les jours »).</p>
<p>Mais Renan ajoute que la nation existe également par « la possession en commun d’un riche legs de souvenirs » qui doit inculquer chez chacun un sentiment national, soit un attachement autant qu’une appartenance à cette nation.</p>
<p>Par la <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-esprit-de-la-cite/La-nation-la-religion-l-avenir">transmission du passé historique</a>, la nation revêt chez Renan aussi une dimension culturelle. Ces processus de nationalisation administrative, politique et culturelle des populations par les États, qui ont constitué une fabrique massive de « nationaux » depuis deux siècles, ont régulièrement engendré du nationalisme.</p>
<h2>Absolutiser la nation comme objet totem supérieur</h2>
<p>Il existe en effet dans le fait national une tentation du pouvoir, comme des individus, celle d’absolutiser la nation comme objet totem supérieur dont on est soi-même membre élu, et d’identifier d’autres groupes – internes ou externes au territoire – comme fondamentalement allogènes et inférieurs, menaçant la perpétuation du « nous-national ». Charles Maurras aura été en France <a href="https://www.cairn.info/le-XXe-si%C3%A8cle-ideologique-et-politique--9782262042370-page-233.htm">l’un des chantres de ce nationalisme</a> dans la première moitié du XX<sup>e</sup> siècle en développant une théorie sur des groupes qu’il considérait comme des étrangers internes inassimilables et dangereux pour la nation française (protestants, juifs, franc-maçons, « métèques »).</p>
<figure class="align-left zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=908&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=908&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=908&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1141&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1141&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418857/original/file-20210901-27-1gl1fjl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1141&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Charles Maurras, portrait photographique par Frédéric Boissonnas, 1925.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Maurras#/media/Fichier:Charles_Maurras_-_photo_Fr%C3%A9d%C3%A9ric_Boissonnas.jpg">Wikimedia</a></span>
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</figure>
<p>La nation connaît des usages politiques variés qui vont donner priorité à tel ou tel sens selon les périodes. Lourdement discréditée par les deux guerres mondiales, marginalisée par le projet européen, rejeté par le mouvement de Mai 68 et les mouvements régionalistes, l <a href="https://www.belin-editeur.com/la-nation-en-recit">a question nationale refait son apparition</a> dans les années 1980 au gré du déclin du projet internationaliste communiste et d’une accélération de la mondialisation économique.</p>
<p>Mais de quelle nation s’agit-il alors ? Très éloignée du contrat politique pensé par Renan, la question de la nation revient par son acception culturelle, captée par l’extrême droite qui fait irruption dans les élections avec le parti du Front national sur le thème de l’immigration brandie comme une menace pour la nation française.</p>
<h2>Un enjeu électoral</h2>
<p>Comme l’a montré <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/capital-et-ideologie-thomas-piketty/9782021338041">l’économiste Thomas Piketty</a>, les élections se jouent désormais dans les classes populaires sur la défense des identités culturelles – non plus seulement sur la défense des acquis sociaux – qui ont comme référent la nation, face à ce qui viendrait la/les menacer : immigrés, musulmans, Europe, mondialisation. La nation devient enjeu électoral.</p>
<p>Lors de la campagne présidentielle de 2007, la défense de l’identité nationale structure de façon très efficace le discours du candidat Sarkozy autour de la fierté de l’histoire nationale et de la <a href="https://www.challenges.fr/monde/memoire-repentance-quatre-presidents-quatre-postures_255175">condamnation de la « repentance »</a> (nom péjoratif donné aux politiques de reconnaissance de crimes français menées en particulier par Jacques Chirac depuis 1995 avec le discours du Vel’ d’Hiv’) présentée comme une haine de la France. Elle est reprise par François Fillon dans son projet de <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/politique/fillon-veut-porter-un-projet-de-redressement-national_1224174.html">« redressement national »</a> pour la campagne des élections présidentielles de 2017, ou très récemment par le <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/05/04/xavier-bertrand-l-heure-n-est-pas-a-la-deconstruction-de-l-histoire-mais-a-la-reconstruction-d-une-cohesion-nationale_6079003_3232.html">candidat Xavier Bertrand</a> pour celle de 2022 qui dénonce la « déconstruction » de l’histoire opérée par le président de la République Emmanuel Macron.</p>
<p>La mise en récit du passé national sous une forme binaire simpliste (glorification versus repentance) est devenue l’une des formes incontournables du discours politique à visée électorale. Dans la même acception culturelle, la nation est définie par l’éditorialiste Éric Zemmour comme une civilisation aux racines chrétiennes que la présence de musulmans sur le sol français viendrait aujourd’hui menacer. Cette interprétation de la nation constitue l’une des bases de son engagement, pour l’instant non déclaré, dans la campagne présidentielle de 2022.</p>
<h2>Dépasser le seul cadre de la droite ?</h2>
<p>La nation ne serait-elle que de droite ? Rien de plus faux historiquement qui a vu la gauche élaborer une pensée sur la nation depuis la Révolution française, puis avec notamment <a href="http://www.jaures.eu/syntheses/jaures-et-la-patrie/">Jean Jaurès</a> qui s’est efforcé d’articuler nation et internationalisme. Il y a bien aujourd’hui un travail de réflexion sur la participation citoyenne par le mouvement écologiste ou à travers les propositions d’une VI<sup>e</sup> République, mais la nation n’est que très rarement avancée dans ces <a href="https://www.cairn.info/revue-mouvements-2002-4-page-97.htm#no4">propositions issues de la gauche</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/418858/original/file-20210901-17-1yecl8t.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=481&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Discours de Jaurès au Pré-Saint-Gervais, lors de la manifestation contre la loi des Trois ans, 25 mai 1913.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Jaur%C3%A8s#/media/Fichier:Jean_Jaur%C3%A8s_1913.png">Wikimedia</a></span>
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<p>Ce qui prime reste le plus souvent le dépassement de la nation, soit dans le projet européen chez les socialistes, soit plus à gauche dans une internationale des solidarités ou dans <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/friction-9782359251791">le souci environnemental des résistances locales</a>.</p>
<p>La gauche a peine à répondre aux défis du monde contemporain des sociétés plurielles qui revendiquent des identités et des passés différenciés. Comme si la droite avait préempté la nation pensée exclusivement vers la défense des frontières culturelles d’un « nous-national » menacé et à laquelle des opinions attachées à un patrimoine culturel et à la peur du déclassement sont sensibles. La campagne présidentielle de 2022 prolongera-t-elle cette tendance lourde depuis 40 ans d’une droitisation du fait national, ou verra-t-elle le <a href="https://editions.flammarion.com/une-autre-voie-est-possible/9782081430150">retour d’une pensée de gauche sur la nation dans une acception démocratique renouvelée par une attention sociale et écologique</a> ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/167074/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sébastien Ledoux ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Qui incarne la nation ? Les délégués du peuple qui ont été élus, et, suivant la constitution de 1958, d’abord et avant tout le président de la République, ou le peuple lui-même ?Sébastien Ledoux, Historien, Université Paris 1 Panthéon-SorbonneLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1665802021-08-23T18:12:20Z2021-08-23T18:12:20ZL’échec du « nation building » en Afghanistan<p>Si les talibans ont pu l’emporter aussi aisément, c’est en grande partie parce que les efforts de la communauté internationale visant à créer quasiment de toutes pièces puis à consolider l’État afghan n’ont pas été couronnés de succès. Il y a des raisons objectives à cela. Retour sur vingt ans d’erreurs. Tentons de tirer quelques leçons pour l’avenir, en particulier pour le Sahel…</p>
<h2>Les néoconservateurs américains étaient farouchement hostiles au « nation building »</h2>
<p>Contrairement à ce qu’on lit couramment, les Américains, qui furent de très loin les <a href="https://www.bbc.com/news/world-47391821">plus importants pourvoyeurs d’aide en Afghanistan</a>, ne se sont jamais sérieusement intéressés au « nation building ». Les néoconservateurs y étaient même farouchement opposés, comme <a href="https://www.rand.org/blog/2021/07/donald-rumsfeld-anti-nation-builder.html">Donald Rumsfeld l’a exprimé à de multiples reprises</a>. Barack Obama n’y croyait guère non plus ; mais à sa prise de pouvoir en 2008, il était de toute façon déjà bien tard pour se lancer dans une telle entreprise, du fait des erreurs accumulées depuis 2002 par l’équipe Bush/Cheney/Rumsfeld, qui était focalisée sur l’Irak.</p>
<p>La première erreur fut bien sûr cette guerre d’Irak qui conduisit à une dispersion des efforts militaires et financiers américains. La deuxième erreur, liée à la première, fut le refus obstiné des Américains de construire une armée afghane à la hauteur des défis sécuritaires pendant les années cruciales de démarrage de l’insurrection, entre 2003 et 2008. Ils l’ont en effet alors délibérément limitée à 30 000 hommes car ni le Pentagone ni l’USAID ne voulaient prendre à leur charge les coûts de fonctionnement correspondants, et les calculs de leurs analystes leur laissaient penser que cet effectif correspondait à ce que le budget afghan pourrait à terme supporter.</p>
<p>Il a fallu les premières grandes offensives d’été des talibans qui ont failli occuper Kandahar en 2008, mais surtout <a href="http://www1.rfi.fr/actufr/articles/105/article_72426.asp">l’arrivée à la même époque du général David Petraeus</a> pour que Washington révise sa position. Constatant la dramatique dégradation de la sécurité, Petraeus, qui venait de rédiger le <a href="https://www.hsdl.org/?abstract&did=468442">manuel de contre-insurrection de l’armée américaine</a>, chiffra alors les besoins en police et armée de l’Afghanistan à 600 000 hommes.</p>
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<p>Ce chiffre de 600 000 hommes correspondait aux effectifs de l’armée algérienne au plus fort de la guerre civile, en 1997/1998 – sachant que les populations de l’Afghanistan et de l’Algérie étaient à peu près équivalentes. Le coût lié à la formation, l’équipement et l’entretien d’une telle armée afghane fit hurler quelques sénateurs américains et, après de difficiles négociations, l’objectif fut ramené à 350 000. Or en 2009, les effectifs atteignaient péniblement 60 000 hommes – dont à peu près la moitié étaient réellement disponibles compte tenu des absences, des désertions et des besoins de formation. Les Pachtounes, dont les familles étaient menacées par les talibans, n’osaient déjà plus s’engager. L’armée a ainsi été construite sur une base tadjike et non multiethnique, ce qui l’a <a href="http://www.ipsnews.net/2009/11/politics-tajik-grip-on-afghan-army-signals-new-ethnic-war/">considérablement fragilisée</a>.</p>
<p>Le temps que les budgets soient négociés et approuvés à Washington, puis les recrutements engagés, vers 2011, soit dix ans après le début de l’intervention américaine, les effectifs des forces de sécurité afghanes s’élevaient à environ 130 000 hommes, dont les meilleurs officiers avaient été formés par les Soviétiques. Il faut en effet noter qu’au cours de leur occupation et avant de se retirer en 1989, ces derniers avaient construit une armée afghane qui s’est révélée capable en 1990/1991 de tailler en pièces les moudjahidines soutenus par le Pakistan et financés par la CIA. Le régime de Najibullah installé par Moscou a ainsi survécu pendant les deux ans où les financements du Kremlin étaient encore disponibles. Il serait sans doute encore en place et l’Afghanistan peut-être en paix si Ronald Reagan avait eu l’intelligence, lorsque Mikhaïl Gorbachev a décidé de jeter l’éponge, de se substituer aux Russes pour financer ce régime laïque qui n’avait rien de communiste.</p>
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<p>Les Américains ont enfin laissé les Nations unies <a href="https://jamestown.org/program/disarming-afghanistans-warlords-programs-problems-possibilities/">désarmer les chefs de guerre</a> dès 2004, ce qui excluait l’option la plus simple en matière de construction étatique, à savoir une confédération des seigneurs de guerre soucieux de défendre leurs territoires respectifs. Un tel fonctionnement aurait au moins permis, sans grand effort occidental, la formation d’un État de type féodal, laissant au Pakistan le soin de régler l’avenir du pays… option peu glorieuse, mais peu coûteuse.</p>
<h2>Ne confondons pas « nation building » et « state building »</h2>
<p>La construction d’une nation afghane dont tout le monde semble aujourd’hui parler n’était donc pas à l’agenda américain. Mais en tout état de cause, construire une nation en Afghanistan, qui est un pays <a href="https://www.cairn.info/le-fait-ethnique-en-iran-et-en-afghanistan--9782222040958-page-201.htm">exceptionnellement fragmenté au plan ethnique</a>, où les différentes tribus se sont continuellement combattues et qui sortait de plus de vingt ans de guerre civile ne pouvait être qu’un processus politique qui ne pouvait être sous-traité à des partenaires extérieurs. Ni les États-Unis ni l’URSS ne pouvaient construire une nation afghane. Une telle opération ne pouvait être réalisée que par des dirigeants afghans prêts à dépasser les clivages ethniques et à construire des consensus. Il leur fallait quand même aussi, pour cela, disposer de la force armée pour « convaincre » les dissidents. Or leurs capacités militaires étaient non seulement réduites mais entre les mains des États-Unis.</p>
<p>La construction d’une nation aurait exigé un charisme particulier de la part du chef de l’État, qui aurait dû être porteur d’une vision permettant d’envisager, à terme, la fusion des innombrables fragments d’une société profondément divisée par des années de conflits. Un exemple historique de construction d’une nation dans un pays multiethnique est celui de <a href="https://repository.library.georgetown.edu/bitstream/handle/10822/551674/Kessler_Ilana_Thesis.pdf">Julius Nyerere en Tanzanie</a>, qui détruisit sans doute largement l’économie de son pays en le soumettant à un système de type soviétique, mais en fit une nation. Les qualités de Nyerere manquaient manifestement à Hamid Karzaï, qui fut largement un choix opportuniste américain.</p>
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<p>La communauté des donateurs pouvait, au mieux, s’engager dans un processus d’appui à la construction d’un État afghan viable : le « state building ». Mais dans un contexte où le leader américain du camp occidental avait l’œil rivé sur l’horizon irakien et cumulait les erreurs, il était impossible pour les autres donateurs de se lancer sérieusement dans une stratégie cohérente de ce type, pour au moins trois raisons :</p>
<p>(1) Une telle approche demandait de la part des donateurs une capacité de dialogue et de pressions politiques à haut niveau que seuls les Américains étaient capables de conduire ;</p>
<p>(2) Le chef de l’État se révélait, dans son mode de gouvernance, un chef tribal essentiellement soucieux d’acheter des loyautés et de jouer du népotisme ambiant ; il restait ainsi parfaitement rétif aux réformes qui s’imposaient pour construire un appareil d’État sur une base méritocratique ; cet achat de loyautés exigeait comme toujours en ce cas la mise en place de réseaux de corruption. Ces réseaux de corruption ont progressivement conduit à un véritable déchaînement de la corruption qui a décrédibilisé toute la classe politique.</p>
<p>Enfin (3) la pagaille entre les donateurs interdisait toute approche coordonnée de leur part sur un tel sujet qui ne figurait pas sur leur écran radar.</p>
<p>À la même époque, on constate d’ailleurs que, en Irak, les <a href="https://pfiffner.gmu.edu/files/pdfs/Articles/CPA%20Orders,%20Iraq%20PDF.pdf">erreurs de Washington</a> furent bien pires, car les Américains ont alors délibérément détruit un appareil d’État structuré. Paul Bremer, le proconsul américain de l’Irak en 2003/2004, a systématiquement démoli l’appareil d’État irakien, en licenciant sous prétexte de <a href="https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-9999_2014_num_27_1_1359">débaasification</a>, l’armée, la police et l’administration irakiennes, ceci à la grande colère de Colin Powell qui mesura immédiatement le désastre mais ne put s’y opposer. C’est cette destruction de l’appareil baasiste qui a conduit au chaos, à la guerre civile irakienne, à la prise de pouvoir des chiites entraînant l’alignement de l’Irak sur l’Iran et, à terme, à la création de Daech. Il est difficile d’imaginer une politique américaine en Irak susceptible de conduire à un pire fiasco !</p>
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<p>Les Américains ont en revanche tenté de construire en Afghanistan une démocratie largement inspirée de leur propre système – ce qui, dans ce pays extrêmement divisé, a ajouté des affrontements électoraux aux clivages ethniques traditionnels. Ce système a en particulier conduit à partir de 2014 – alors que les jeux étaient déjà faits et qu’une victoire sur les talibans était devenue impossible – à une <a href="https://www.rfi.fr/fr/asie-pacifique/20140922-afghanistan-le-delicat-partage-pouvoir-ashraf-ghani-abdulla">paralysie</a> provoquée par la rivalité entre le Pachtoune Ashraf Ghani et le Tadjik Abdullah Abdullah, chacun titulaire d’environ la moitié des voix correspondant largement à la division ethnique du pays.</p>
<p>Ashraf Ghani – qui lors de mes premiers entretiens avec lui, alors qu’il était ministre des Finances puis recteur de l’université de Kaboul, avait précisément l’ambition et la lucidité nécessaires pour construire un État fonctionnel – parvint au pouvoir en 2014, trop tard pour pouvoir mettre en œuvre sa vision. Il fut absorbé par son conflit avec Abdullah Abdullah, la grave dégradation sécuritaire, les tensions avec les Américains, la crise financière de l’État, la perpétuelle recherche de financements, les conflits incessants entre tribus, les désaccords avec les bailleurs de fonds et, enfin, les élections. La construction de la démocratie à l’américaine a finalement accentué les divisions internes au lieu de les résorber comme espéré. Situation très classique dans un pays multiethnique.</p>
<h2>La construction d’un État afghan exigeait la construction d’un ensemble d’institutions « modernes »</h2>
<p>Les néoconservateurs américains ignoraient que la construction d’un État passait par la mise en place d’un ensemble d’institutions dégagées du népotisme ambiant : une armée multiethnique disposant d’une logistique qui fonctionne et d’une aviation autonome la moins sophistiquée possible pour pouvoir être entretenue par des mécaniciens rapidement formés, une police et une justice non corrompues, une administration centrale et locale reconstruites sur la base du mérite. C’était certes particulièrement difficile à instaurer dans un pays tribal, dans un contexte où le président Karzai refusait le principe méritocratique pour garder le contrôle de la nomination des responsables en fonction de sa stratégie d’alliances mouvantes.</p>
<p>La mise en place d’institutions « modernes » était néanmoins possible, comme l’ont prouvé la création entre 2002 et 2005 de quatre institutions fonctionnant correctement : le ministère des Finances ; la Banque centrale, le ministère de la Reconstruction et du Développement Rural (MRRD) et, enfin, les Renseignements militaires. Le MRRD fut même pendant une décennie une institution modèle conçue ex nihilo par une équipe afghane qui a géré avec une remarquable efficacité un programme national de petits travaux ruraux financés par la Banque mondiale et divers donateurs, le <a href="https://www.fukuoka.unhabitat.org/projects/afghanistan/detail13_en.html">« National Solidarity Program »</a> (NSP). Ce programme fut jusque vers 2014 et la réduction des financements extérieurs un modèle du genre, qui a permis de réaliser pour environ 2 milliards de dollars de petits travaux à haute intensité de main-d’œuvre avec un minimum de corruption et de détournements. Une prouesse dans ce pays !</p>
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<p>Techniquement et financièrement, rien n’empêchait en 2003/2004, avant la montée en puissance des talibans en 2007/2008, de construire ou reconstruire les institutions régaliennes constituant le cœur d’un appareil d’État moderne, en particulier les ministères de la Défense, de l’Intérieur, de la Justice, de l’Énergie. Mais ces ministères furent octroyés selon la stratégie d’alliances de Karzaï et gérés comme des butins octroyés à des brigands qui y mirent en place leurs réseaux de prédation.</p>
<p>La remise en ordre de cette douzaine d’institutions aurait été envisageable dans l’ambiance d’enthousiasme qui régnait en 2003/2004. Une telle remise en ordre doit en effet commencer par une comparaison entre compétences et profils des titulaires des postes, ce qui permet déjà de découvrir des situations surprenantes et d’effectuer un premier tri… En outre, nombre d’Afghans de la diaspora hautement qualifiés abandonnaient alors leur emploi aux États-Unis ou en Europe pour offrir leurs services à l’équipe en place à Kaboul.</p>
<p>Je travaillais à cette époque comme consultant pour la Banque mondiale et j’en ai alors auditionné une bonne centaine qui, financés par cette institution, furent placés dans ces principaux ministères dans des positions parfois de management. Au bout de quelques mois, la grande majorité revint me voir pour se plaindre du népotisme généralisé et des foyers de prédation qu’étaient malheureusement ces institutions non réformées. Tous pratiquement ont renoncé, découragés. Soit ils étaient de la mauvaise ethnie et ostracisés. Soit leur présence gênait les détournements et le pillage organisé.</p>
<p>L’Afghanistan n’ayant pas de pétrole et ne pouvant budgétairement soutenir seul même une guerre de basse intensité, il aurait aussi fallu que l’aide internationale et, en premier lieu, l’aide américaine accepte de financer à environ 80 % le fonctionnement de cette douzaine d’institutions clés une fois remises à niveau ainsi que toutes les dépenses budgétaires afférentes. Le coût n’aurait pas été négligeable. Mais tant d’argent fut plus tard déversé en vain sur ce pauvre pays que les montants correspondants auraient certainement pu être mobilisés.</p>
<p>De plus, outre les fortes réticences politiques locales, il fallait affronter le fonctionnement très particulier de l’aide internationale. Car les donateurs détestent financer les fonctions publiques et, pour certains d’entre eux, comme la Banque mondiale, cela leur est même interdit. Financer l’armée et la police aurait aussi posé des problèmes spécifiques. Mais enfin, avec un peu de volonté on trouve des solutions ! Finalement, toutes ces institutions qui constituaient le cœur d’un État moderne sont restées des foyers de blocage et de corruption.</p>
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<p>Ne se sont vraiment intéressés au problème du « state building » que les Britanniques, la Banque mondiale et quelques donateurs bilatéraux qui n’ont jamais eu de liberté de manœuvre sur ce sujet à cause du poids américain et de l’impossibilité d’un dialogue sérieux sur ce sujet avec le président Karzaï. C’est toutefois dans ce contexte qu’ont été quand même renforcées progressivement un certain nombre d’institutions étatiques bénéficiant de très importants financements externes. Ce fut le cas du ministère de l’Éducation nationale et du ministère de la Santé, deux domaines où des résultats significatifs ont été enregistrés en partant de situations qui étaient catastrophiques en 2002.</p>
<h2>L’aide internationale a contribué à l’affaiblissement de l’appareil d’État résiduel</h2>
<p>Bien involontairement, le mode de fonctionnement de l’aide internationale a le plus souvent provoqué un affaiblissement et non un renforcement des institutions étatiques afghanes, déjà bien faibles. Et cela, non pas parce que les équipes techniques des donateurs étaient incompétentes, mais à cause des contraintes qui leur sont imposées par leurs mandants politiques. Les instructions sont en effet de toujours faire au plus vite, d’obtenir rapidement les résultats les plus visibles possibles, et surtout de n’avoir dans ces pays, où la corruption est endémique, aucune perte en ligne dans les circuits financiers, aucun détournement de fonds, aucun cas de corruption.</p>
<p>De telles instructions ne permettent pas de procéder au lent travail peu visible de reconstruction institutionnelle qui est nécessaire à l’obtention de résultats durables. Le refus de toute corruption oblige à recourir au système des projets autonomes très contrôlés. Cela aboutit certes à des résultats rapidement visibles, mais ceux-ci ne sont pas pérennes car conduisant à un désastre institutionnel. Ainsi, des écoles seront construites et inaugurées en fanfare, mais les maîtres ne seront pas là car la programmation des constructions n’a pas été prise en compte par un ministère de l’Éducation dysfonctionnel. Et quand les maîtres arriveront sur le terrain, un tiers d’entre eux seront illettrés, car nommés sur intervention de notables locaux. Et enfin quand arriveront les fins de mois, la paye ne sera pas là…</p>
<p>Dans un tel contexte, l’aide internationale, qui dans ce type de pays craint toujours de voir ses fonds disparaître dans des structures opaques, évite l’administration locale et finance directement « ses » projets. En Afghanistan, on estime que 80 % des financements extérieurs échappaient à tout contrôle des responsables afghans et court-circuitaient délibérément le budget et les institutions afghanes. Cette façon de procéder, qui a exaspéré Ashraf Ghani lorsqu’il était ministre des Finances, limitait certes corruption et détournements de fonds, mais en contournant le problème au lieu de le traiter.</p>
<p>Le traiter aurait impliqué des changements dans les équipes dirigeantes d’une douzaine d’institutions clés et le démantèlement des réseaux de corruption alimentant autant de réseaux politico-ethniques. Pour Karzaï, une telle mesure était impensable. Seuls les Américains auraient pu soulever la question. Mais ils avaient d’autres préoccupations. Dans certains cas, comme celui, pourtant crucial, de l’énergie, où le ministre Ismaïl Khan était un grand chef de guerre de la région de Hérat, placé là car Karzai voulait reprendre le contrôle des douanes à Hérat… les donateurs ont préféré ne pas s’occuper de ce secteur et Kaboul est restée pour cette raison pendant près de dix ans dans le noir. Tous ces mécanismes ont été parfaitement analysés et documentés par Sarah Chayes dans un <a href="https://www.jstor.org/stable/26466781?seq=1#metadata_info_tab_contents">livre remarquable</a>.</p>
<h2>Entre syndrome hollandais et concurrence entre bailleurs, les salaires dérapent</h2>
<p>L’injection par la présence militaire et l’aide internationale de montants financiers considérables dans la petite économie afghane a provoqué ce que l’on appelle un <a href="http://www.blog-illusio.com/article-syndrome-hollandais-et-reponses-politiques-108078915.html">« syndrome hollandais »</a>, mécanisme bien connu des pays pétroliers.</p>
<p>Ce phénomène a entraîné une forte inflation et une appréciation de la monnaie qui a entravé l’activité manufacturière locale. La concurrence entre donateurs pour trouver du personnel afghan de qualité a également fait monter les salaires du personnel d’une certaine technicité, parlant anglais et maîtrisant un ordinateur. L’écart entre les salaires versés par les donateurs (dont les ONG) et la fonction publique afghane se situait dès 2004/2005 dans un rapport de 1 à 5, voire de 1 à 10. Cette situation a provoqué un exode de tout le personnel de l’administration ayant un minimum de compétences techniques ou managériales vers les projets financés par les donateurs. J’ai eu un temps comme chauffeur un directeur de l’administration à qui son salaire de fonctionnaire ne permettait plus de payer son loyer.</p>
<p>Au lieu d’être ainsi renforcées par l’aide internationale, les principales institutions étatiques ont été vidées de leurs rares compétences techniques pour être remplacées par des projets d’une durée limitée financés par les bailleurs. Une fois le projet exécuté, l’équipe projet était dispersée. Les programmes de formation, qui furent très nombreux, permettaient au personnel des administrations qui avait bénéficié de cette formation de fuir vers les projets. Cette mécanique infernale interdisait toute efficacité institutionnelle à la formation. En 2013, lors de ma dernière mission sur ces questions de renforcement de capacités, il y avait infiniment plus de personnel « professionnel » afghan dans des structures de projets que dans les institutions nationales. Dans ce contexte, rares furent les renforcements de capacité au niveau institutionnel.</p>
<p>Ces renforcements institutionnels tentés par des donateurs désespérés portaient en général sur l’injection de cadres qualifiés provenant souvent de la diaspora dans des fonctions spécifiques comme les directions administratives et financières ceci pour tenter de sortir de l’opacité généralisée. Les cadres recrutés à cet effet exigeaient compte tenu de leurs charges familiales à l’étranger le paiement de sursalaires qui représentaient évidemment un multiple des salaires de leurs collègues de la fonction publique. Or la durée limitée des projets correspondants laissait rapidement à la charge de l’État afghan des coûts salariaux qu’il ne pouvait supporter, alors que les différences salariales provoquaient des tensions ingérables au sein des institutions concernées. En général le personnel de la diaspora restait peu de temps, découragé par l’ambiance de corruption, l’absence de systèmes d’informations fiables, les dénonciations calomnieuses, etc.</p>
<p>Ces sursalaires exigeaient pour être octroyés une revue des compétences des cadres et du personnel destiné à en profiter, en particulier des cadres provenant de ces administrations dont les compétences étaient très variables. Le président Karzaï, irrité par les réclamations des cadres non sélectionnés, a décidé un jour de généraliser ces sursalaires à l’ensemble de la fonction publique, ce qui était budgétairement délirant et, en outre, détruisait l’approche des donateurs fondée sur le principe du mérite. Ce problème salarial a dangereusement accru la dépendance du pays vis-à-vis de l’aide internationale et contribué à créer infiniment plus de pagaille que de capacités institutionnelles.</p>
<p>Finalement, les donateurs ont fini par intégrer dans des projets spécifiques de nombreux « morceaux d’institutions », y compris certains ministres et leur cabinet politique. Cette formule permettait surtout au personnel ainsi intégré dans des projets de bénéficier des sursalaires correspondants… Ce système, qui était au total d’une extrême fragilité, ne pouvait fonctionner que tant que l’aide internationale pouvait financer. Dès la réduction de cette aide, très sensible à partir de 2013/2014, cette mécanique s’est grippée.</p>
<p>Le caractère dysfonctionnel de l’ensemble de cet appareil d’État afghan et non seulement de l’armée a ainsi beaucoup joué dans l’effondrement final de ce régime. Le « système Karzaï », qui impliquait ainsi des « achats » de loyauté, reposait in fine sur une corruption qui a pris une dimension exceptionnelle, favorisée par le <a href="https://www.lemonde.fr/blog/filiu/2021/04/25/comment-les-etats-unis-ont-consolide-un-narco-etat-en-afghanistan/">trafic de l’opium</a>.</p>
<p>Cette corruption, qui a affecté tout le fonctionnement de l’appareil d’État, a joué un rôle non négligeable dans la désaffection générale de la population vis-à-vis du régime. Elle a considérablement fragilisé l’État afghan tel qu’il s’est construit plutôt mal que bien depuis 2002, crédibilisant la propagande des talibans et facilitant leur enracinement dans la population rurale. Il est à cet égard remarquable de noter le parallèle avec la fin du régime sud-vietnamien, lui aussi décrédibilisé et rongé par la corruption.</p>
<h2>Quelles leçons pour les bailleurs internationaux ?</h2>
<p>Ayant assisté comme le monde entier à l’effondrement du château de cartes que constituait l’appareil d’État afghan, je suis bien sûr effondré, mais non surpris.</p>
<p>L’une des leçons qu’il est possible de tirer de ces multiples expériences est tout d’abord qu’il faut, comme le fit le MRRD dont j’ai suivi attentivement la mise en place, engager les processus de restructuration institutionnelle en s’attaquant à la totalité d’une institution et en commençant par sa direction. Cette démarche implique la sélection de dirigeants ayant à la fois un certain charisme et des capacités managériales. On pouvait parfaitement en trouver une douzaine en Afghanistan en 2002.</p>
<p>Une telle restructuration doit être conduite indépendamment par chaque équipe de direction à son rythme. Elle implique que l’on trouve des solutions pour le personnel « irrécupérable » : mises à la retraite, packages de départ, voire postes d’ambassadeurs pour dirigeants qu’il faut écarter… Elle suppose évidemment que l’on sorte radicalement du système dans lequel on affectait chaque ministère ou chaque institution publique comme la société d’énergie ou la police à un chef de guerre ou à un allié politique qui allait conduire une politique de recrutement sur base ethnique et mettre en place un réseau de corruption pour son profit ou celui de sa tribu d’origine.</p>
<p>Cela dit, malgré ses multiples défauts, ce système dénoncé par Ashraf Ghani lui-même lorsqu’il était professeur dans <a href="https://www.foreignaffairs.com/reviews/capsule-review/2008-09-01/fixing-failed-states-framework-rebuilding-fractured-world">un ouvrage bien connu des spécialistes</a> pouvait se corriger progressivement. En tout cas, cette fin chaotique pouvait certainement être évitée. Mais le <a href="https://www.bbc.com/news/world-asia-51689443">« deal »</a> de Donald Trump, négocié directement avec les talibans, était absolument inepte. Comment négocier son départ en commençant par fixer sa date de départ ? ? C’est entamer une négociation en mettant toutes ses cartes sur la table. On peut tout au plus négocier sa reddition, c’est-à-dire rien du tout.</p>
<p>La méthode de Joe Biden, consistant à décider d’abandonner un jour un peuple parce qu’on a changé de politique, est également inacceptable. D’autres sorties moins lamentables étaient possibles pour les Américains. Même les Soviétiques, qui ont quitté l’Afghanistan en bon ordre, en furent capables.</p>
<p>Au total, la responsabilité des néoconservateurs et, en particulier, du trio Bush/Cheney/Rumsfeld dans ce désastre est immense. Ils ont cru que le problème afghan était simplement militaire et pouvait se régler rapidement. C’était une double erreur rendue plus inadmissible par leur refus d’écouter les multiples experts américains, parfois d’origine afghane, qui connaissaient parfaitement le pays et sa complexité.</p>
<p>Si la responsabilité de Trump dans cette déroute complète est considérable, celle de Biden l’est aussi. Mais celle de la communauté des donateurs, à laquelle j’ai consacré l’essentiel de ma vie professionnelle, n’est pas non plus négligeable.</p>
<p>Il devrait être établi une bonne fois pour toutes qu’on ne peut manifestement pas remettre sur pied un pays en crise grave avec des dizaines de bailleurs de fonds refusant toute coordination significative, initiant des centaines de projets éphémères, sans compter 2000 ONG et leur milliers de petits projets ! Les donateurs doivent impérativement accepter, dans ces pays en crise ou en conflit, au minimum deux révisions <em>radicales</em> de leurs méthodes d’intervention :</p>
<p><em>En premier</em>, reconnaître comme une priorité l’appui à la construction d’un appareil d’État moderne en portant leurs efforts tout particulièrement sur les questions régaliennes, y compris la réforme de la justice et des services de sécurité. Ils ont encore pour principe de ne pas s’intéresser à ces secteurs dits de « souveraineté ». C’est une grave erreur encore répétée au Mali actuellement.</p>
<p><em>En second</em>, l’exemple afghan, mais il s’est malheureusement répété au Mali, montre que la coordination des donateurs, qui devrait être centralisée à un niveau très élevé (premier ministre de préférence), n’est pas ou est mal assurée par le gouvernement bénéficiaire. Des dizaines de bailleurs traitent dans le plus grand désordre avec une bonne douzaine d’institutions locales. Il est ainsi caractéristique que le FMI traite avec le ministère des Finances, la Banque mondiale avec le ministère du Plan et nombre de bailleurs avec les ministères où ils ont trouvé des correspondants… La coordination, qui est alors déléguée aux donateurs, repose sur des consultations entre ces derniers. Mais cela ne fonctionne pas et ne permet pas de mettre de l’ordre dans la pagaille des projets tous azimuts qui fréquemment oublient l’essentiel.</p>
<p>En Afghanistan, le montant des ressources affectées de 2002 à 2007 au développement rural ne dépassait par 4 % du montant total de l’aide affectée au pays. Il est par ailleurs notable de remarquer que la <a href="https://www.oecd.org/fr/cad/conference-developpement-mali-2015.htm">table ronde de 2015 consacrée au Mali</a> affectait également moins de 4 % à ce secteur alors que dans chacun de ces deux pays l’activité rurale est fondamentale. La mauvaise coordination entre donateurs justifierait la mise en commun de l’essentiel de leurs ressources dans un ou plusieurs fonds fiduciaires qui devraient être gérés de manière rationnelle, comme des budgets d’investissement cohérents. C’est, à mon expérience, la seule façon efficace permettant de coordonner leur action dans ce type de situation.</p>
<p>Pauvre Afghanistan coincé entre les talibans et la « communauté internationale » !</p>
<p>Espérons, sans trop y croire, que ces erreurs ne se reproduisent plus au Sahel…</p>
<hr>
<p><em>Nous proposons cet article dans le cadre du Forum mondial Normandie pour la Paix organisé par la Région Normandie le 30 septembre et le 1er octobre 2021 et dont The Conversation France est partenaire. Pour en savoir plus, visiter le site du <a href="https://normandiepourlapaix.fr/">Forum mondial Normandie pour la Paix</a></em>.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/166580/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Serge Michailof est membre de l'IRIS et de la fondation Ferdi. C'est un ancien cadre dirigeant de la Banque mondiale et de l'Agence Française de développement.. </span></em></p>La communauté internationale a échoué en Afghanistan. Analyse des causes de cet échec, qui repose largement sur les recettes inefficaces des bailleurs de fonds.Serge Michailof, Senior Fellow à la fondation FERDI, Université Clermont Auvergne (UCA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1540962021-01-27T18:35:51Z2021-01-27T18:35:51ZL’onction de la Nation américaine par son président catholique<p>Selon Valérie Biden Owens, sœur, meilleure amie, et ex-consultante politique de Joe Biden, son frère va « restaurer l’âme de l’Amérique ». Elle a déclaré dans une interview récente <a href="https://www.washingtonpost.com/politics/2021/01/13/president-role-joe-biden/?arc404=true">rapportée par Matt Viser, du <em>Washington Post</em></a> :</p>
<blockquote>
<p>« En Amérique, nous avons souvent la bonne personne au bon moment. Nous avons eu Lincoln pendant la guerre civile, FDR après la grande dépression. Mon frère est le bon [président] pour les défis auxquels nous faisons face aujourd’hui. Il sait comment redresser la [Nation]. Toute sa vie n’est que redressement et guérison, et c’est ce dont notre pays a besoin. »</p>
</blockquote>
<p>Cette remarque relève une vérité sur le rôle non écrit mais essentiel du président des États-Unis : sa personne incarne la Nation américaine et sa parole sert à la maintenir ou à la rétablir dans sa destinée. Comme le montre Robert Bellah dans son <a href="https://www.persee.fr/doc/assr_0335-5985_1973_num_35_1_2751">article devenu classique et très commenté sur la religion civile des États-Unis</a>, le président exprime au sens littéral l’identité nationale. En l’occurrence, Joe Biden, avec ses discours de victoire puis d’investiture, a immédiatement endossé son rôle de grand prêtre national, mais en y ajoutant sa touche personnelle, une touche surprenante eu égard à la fabrique plutôt protestante de la narration américaine, à savoir sa spiritualité catholique.</p>
<h2>Religion civile américaine, narration biblique et parole présidentielle</h2>
<p>Le tempérament chrétien et biblique de la narration nationale américaine est en effet facilement repérable, tout comme l’évolution de ses schèmes.</p>
<p>Très nombreuses aux États-Unis, les recherches sur ce sujet ont aussi été conduites en France, notamment par <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/dieu-benisse-l-amerique-la-religion-de-la-maison-blanche-sebastien-fath/9782020629737">Sébastien Fath</a> et Denis Lacorne, qui en a fait une synthèse magistrale dans <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Folio/Folio-essais/De-la-religion-en-Amerique"><em>De la religion en Amérique</em> (2007)</a>. Camille Froidevaux-Metterie, dans <a href="https://www.cairn.info/politique-et-religion-aux-%C3%89tats-Unis--9782707153975.htm">Politique et Religion aux États-Unis</a> (2009) rappelle aussi que la religion civile américaine s’appuie sur les idéaux types du <a href="https://journals.openedition.org/erea/75">républicanisme britannique</a>. Antérieurement, l’historienne Elise Marienstras a publié deux livres très éclairants, <a href="https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1004100r.texteImage"><em>Les Mythes fondateurs de la Nation américaine</em> (1976)</a> et <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-des-Histoires/Nous-le-peuple"><em>Nous le Peuple : les origines du nationalisme américain</em> (1988)</a>. Des auteurs plus contemporains, comme le politiste <a href="https://journals.openedition.org/lectures/885">Mark Bennett McNaught</a> ou le juriste <a href="https://journals.openedition.org/rdr/364">Maxence Guillemin</a> ont continué d’en tracer les linéaments et d’en analyser l’influence sur l’interprétation de la Constitution.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/yQ3mqaIQiBU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>En effet, toute la sacralité de l’appareil institutionnel fédéral, son calendrier électoral, ses usages non écrits mais immuables, dont celui de l’investiture présidentielle, s’adossent à la révérence envers la Constitution et les droits énoncés. Mais la mythologie des textes « saints » excède leur sens littéral. Pour la repérer, il faut relire la Déclaration d’indépendance et… les discours présidentiels. Le président des États-Unis, dans cet entrelacs symbolique puissant, n’est pas tant le <em>Chief Executive</em> d’une Union organisée par pragmatisme et nécessité depuis 1787. Il est le vicaire de la religion civile américaine, elle-même construite autour de sa légende nationale. Le serment d’investiture puis le discours personnel du président sont <a href="https://www.franceculture.fr/histoire/linvestiture-des-presidents-americains-un-rite-democratique-devenu-evenement-populaire">centraux</a>. Ils placent ce dernier au cœur de la fabrique narrative. Il est le porte-voix et l’incarnation de la Nation.</p>
<p>Avec lui, la légende nationale prend corps et se raconte. George Washington, général en chef de l’Armée des patriotes, premier des présidents à tous les égards, a aisément représenté la figure de Moïse libérateur, divinement choisi pour conduire le Peuple élu hors de la tyrannie (britannique). C’est lui qui a prononcé le premier discours d’investiture et laissé un <a href="https://www.presidency.ucsb.edu/documents/farewell-address">discours d’adieu</a> resté dans les annales.</p>
<p>Alors que la guerre civile est en train de briser le pays, Abraham Lincoln, qui a fait de la préservation sacrée de l’Union sa priorité absolue lors de <a href="https://mjp.univ-perp.fr/textes/lincoln1.htm">son investiture</a> (mars 1861), transforme le conflit fratricide en <a href="https://hal-amu.archives-ouvertes.fr/hal-02196466/document">sacrifice salvateur pour la renaissance de la Nation</a>, dans son <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/les-oubliettes-du-temps/les-oubliettes-du-temps-19-novembre-2012">discours de Gettysburg</a> (novembre 1863). Il s’exprime aux abords d’un champ de bataille où ont péri 51 000 soldats, entre le 1<sup>er</sup> et le 3 juillet 1863. Lors de son <a href="http://levieuxcordelier.fr/abraham-lincoln-discours/">deuxième discours d’investiture</a> (mars 1865), il présente la guerre comme une conséquence du péché de l’esclavage. Il implore ses concitoyens de pratiquer la charité réciproque et la réconciliation. </p>
<p>Mark Noll a écrit que ce discours-là était « l’un de ces rares textes à moitié sacrés par lesquels les Américains conçoivent leur place dans le monde ». Lincoln a « fini » d’expier les péchés cumulés du fratricide américain par son propre sacrifice, double figure du bouc émissaire et de l’agneau pascal. Il meurt assassiné quelques jours après la fin de la guerre. Et cette mort « christique » l’a transformé en deuxième gardien tutélaire de la Nation.</p>
<h2>« J’ai mis toute mon âme dans cet acte » : la spiritualité de Joe Biden au secours de la narration nationale</h2>
<p>Il y aurait encore beaucoup à dire sur les adresses des différents présidents en temps de guerres et de crises.</p>
<p>Depuis les années 1960, hormis le <a href="https://www.lemonde.fr/ameriques/article/2009/01/21/le-discours-d-investiture-de-barack-obama_1144600_3222.html">premier discours d’Obama</a>, que Robert Bellah a commenté comme absolument conforme à sa fonction symbolique – aucune adresse n’a été aussi puissante que <a href="https://www.whitehouse.gov/briefing-room/speeches-remarks/2021/01/20/inaugural-address-by-president-joseph-r-biden-jr/">celle du 20 janvier 2021</a>. Après quatre ans de déshérence symbolique, menée par un président jouant au grand magicien de l’île enchantée, le portrait dessiné par Biden d’une Amérique blessée et malade, au sens physique et intérieur, le transforme en thérapeute.</p>
<p>Le rappel du caractère précieux mais fragile de la démocratie américaine a été recouvert ensuite des sûres bénédictions octroyées à la Nation indivisible : une Nation résiliente, forte, celle d’un peuple de bonnes personnes, qui sait se réparer et se reconstruire. Ce faisant, la coloration théologique que Joe Biden a projetée dans ce discours n’a pas puisé dans l’imaginaire de la faute expiée ou de la brebis égarée que le pasteur vigilant ramène au bercail. Le nouveau chef de l’État a plutôt utilisé la catholique expression de la souffrance et de l’affliction, éprouvées et surmontées dans la guérison, expression qu’il puise de <a href="https://www.letemps.ch/monde/tragique-destin-famille-joe-biden">sa propre expérience de la douleur</a>.</p>
<p>Il a aussi invoqué la force de la famille. Paraphrasant le psaume 30 : « Au soir arrivent les pleurs et au matin l’allégresse », quand il évoque la joie du petit matin, le nouveau président, habité par le deuil mais aussi le vivant souvenir des siens disparus, a en fait administré à ses concitoyens une onction de guérison, ce sacrement catholique qui offre aux malades de corps et d’âme soulagement intérieur et rémission. Il a également appelé ses administrés à prier pour les morts de la pandémie, arrachés à leur famille humaine et membres de la grande famille des Américains. Il a rappelé le lien entre unité et vérité, désunion et mensonge, puis invoqué encore l’unité recouvrée, comme une guérison certaine. La Nation a enduré l’épreuve de sa désunion et elle va surmonter maladie et blessures, parce que la guérison-résurrection ne manque jamais d’advenir.</p>
<h2>Un président thaumaturge ?</h2>
<p>Avec Biden commence le schème de la rémission comme nouvelle variable de la narration nationale, après celle de la libération du Peuple ou celle du sacrifice salvateur. Penser le corps blessé de l’Amérique-nation et son âme tourmentée, avoir foi en la grâce de sa guérison-rédemption, est un schéma de rétablissement assurément très catholique. Celle d’un homme qui se promène un chapelet dans sa poche, jure sur une <a href="https://www.lavoixdunord.fr/art/region/l-extraordinaire-posterite-de-la-bible-de-douai-400-ans-jna16b0n632169">Bible de Douai</a> dans sa famille depuis 127 ans, et qui met une <a href="https://www.la-croix.com/Religion/%C3%89tats-Unis-Joe-Biden-orne-Bureau-ovale-symboles-religieux-2021-01-22-1201136434">photo encadrée du pape François</a> dans le Bureau ovale, en face du buste de Martin Luther King.</p>
<p>Que la nouvelle Israël, la Terre bénie et le Peuple saint d’Amérique, la <em>City upon a Hill</em>, puisse s’énoncer comme une famille solidaire et être rassurée par la parole d’un président thaumaturge, voilà un virage pour le moins inattendu dans les ressources symboliques de la foi civile et patriotique des États-Unis.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/154096/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La foi catholique de Joe Biden a profondément imprégné son discours d’investiture.Blandine Chelini-Pont, Professeur des Universités en histoire contemporaine, Aix-Marseille Université (AMU)Alexis Artaud de La Ferrière, Senior Lecturer in Sociology, University of PortsmouthLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1530342021-01-14T19:50:49Z2021-01-14T19:50:49ZLe « contrat social » français : mythe ou réalité ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/378558/original/file-20210113-19-um00fr.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C169%2C1917%2C1511&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La crise sanitaire permettra-t-elle de renforcer ou d'affaiblir le contrat social que nous passons les uns avec les autres? </span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pixabay.com/fr/illustrations/coronavirus-masque-facial-personnes-5603768/">Pixabay/mohamed hassan </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Les débats passionnés qu’a suscités la préparation des lois sur la « sécurité globale », et sur les « séparatismes », remettent au premier plan, bien que cela n’ait pas été suffisamment souligné, la question du « contrat social ».</p>
<p>D’autant plus que le président de la République a rouvert le débat sur l’identité française, comme le souligne <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/12/22/qu-est-ce-qu-etre-francais-emmanuel-macron-engage-le-debat-sur-l-identite_6064196_823448.html"><em>Le Monde</em></a> avec la question « Qu’est-ce qu’être français ? » Et cela au moment où l’on constate un retour de l’idée de nation comme le <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/linvitee-des-matins/du-peuple-a-la-nation-francaise-une-histoire-sociale-en-cours-avec-pascal-ory">rappelle Pascal Ory</a>, professeur émérite à la Sorbonne.</p>
<p>Des individus différents, pouvant appartenir à des « communautés » diverses, sont réunis dans un même pays, dont ils sont citoyens. Quelle est la nature du lien qui les rattache au pays, et qu’est-ce qui en fait la force ? Il est urgent de se (re)pencher sur cette question, pour laquelle les philosophies du « contrat social » s’avèrent particulièrement éclairantes.</p>
<h2>Faire « pays »</h2>
<blockquote>
<p>« Qu’il faut toujours remonter à une première convention. » (Rousseau, <em>Du Contrat social</em>, livre I, chap. V)</p>
</blockquote>
<p>La question fondamentale peut être formulée simplement : qu’est-ce qui unit des individus de façon à leur permettre de faire « pays » ? Refuser des « séparatismes », ou vouloir la sécurité pour tous, n’a de sens que si tous appartiennent à un même ensemble, dont l’existence est la condition qui leur permet de vivre librement.</p>
<p>Pour des philosophes tels que <a href="https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_2000_num_68_1_2236">Baruch Spinoza</a>, puis <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Du_contrat_social">Jean‑Jacques Rousseau</a>, le lien qui nous unit ainsi porte un nom : celui du « contrat social ».</p>
<p>Pour eux, il ne peut exister de société assurant à chacun une vie libre sans un premier et décisif « contrat social », qui permet de passer de « l’état de nature » à « l’état de société ». (Spinoza, <a href="http://spinozaetnous.org/wiki/%C3%89thique_IV">« Ethique », IV, 37, Scolie 2</a>).</p>
<p>Le « droit naturel » étant défini par le désir et la puissance des individus, il ne peut garantir aucun droit individuel, puisque chacun peut toujours tomber sur plus puissant que lui. Il est donc nécessaire d’accéder à une sphère où le droit est défini « par la puissance et la volonté de tous ensemble ».</p>
<p>Pour cela, il faut, et il suffit de, « s’unir en un corps » par un « pacte », par lequel un État est institué (Spinoza, <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_th%C3%A9ologico-politique"><em>Traité Théologico-Politique</em></a>, chap. XVI), dans « l’acte » même (« acte d’association ») « par lequel un peuple est un peuple » (Rousseau, CS, I, VII et V). Ce « pacte », qui institue donc dans le même mouvement et l’État, et le <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2005-2-page-32.htm">peuple</a>, est « le vrai fondement de la société » (Rousseau, CS, I, V).</p>
<figure class="align-left ">
<img alt="Portrait de Jean‑Jacques Rousseau" src="https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=835&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378565/original/file-20210113-20219-q7w8e6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1050&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Portrait de Jean‑Jacques Rousseau. Pastel de Quentin de La Tour (1753).</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-Jacques_Rousseau">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Rousseau (CS, I, VI) l’exprime en termes simples : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons encore chaque membre comme partie indivisible du tout ». Il ne comporte donc qu’une clause : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté ». Mais cette aliénation (« Aliéner, c’est donner ou vendre ») a pour sens d’être la condition de la « liberté conventionnelle », que fait naître et que garantit l’État ainsi institué. On pourrait parler d’un acte d’aliénation libératrice !</p>
<p>C’est parce qu’il est foncièrement utile que le contrat social est totalement contraignant. Foncièrement utile : il permet de vivre « à l’abri de la crainte autant qu’il se peut », « dans la concorde et dans la paix » ; et de « maintenir le droit d’autrui comme le sien propre » (Spinoza, TTP). Totalement contraignant : chacun transférant sa toute puissance individuelle à la société, celle-ci dispose d’« une souveraineté de commandement à laquelle chacun sera tenu d’obéir » : « nous sommes tenus d’exécuter absolument tout ce qu’enjoint le souverain… tous lui doivent obéissance pour tout » (id.)</p>
<p>Mais un contrat que personne n’a jamais signé !</p>
<h2>Un pacte qui exige et oblige</h2>
<p>Le contrat social est donc un pacte qui sauvegarde et préserve, mais dans la mesure même où il exige et oblige. Les hommes ont-ils jamais signé un pacte de cette nature ? Spinoza (TTP, chap. XVI) envisage deux possibilités, en évoquant « un pacte tacite ou exprès ».</p>
<p>Rousseau est d’une certaine façon plus réaliste. Il admet que « les clauses de ce contrat » n’ont « peut-être jamais été formellement énoncées ». Et pourtant :</p>
<blockquote>
<p>« Elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. » (CS, I, VI)</p>
</blockquote>
<p>Le contrat social est donc un pacte essentiellement tacite, non-modifiable, bien qu’il ne soit pas obligatoire, et qu’il puisse (facilement) être violé.</p>
<ul>
<li><p>Non-modifiable, car « les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet » (CS, I, VI).</p></li>
<li><p>Non-obligatoire, car « il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social » (CS, I, VII). Personne n’a jamais été obligé de contracter. De plus, dans le cadre du pacte, « les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels » CS, II, IV).</p></li>
<li><p>Non-inviolable, enfin, car hélas il est loisible à chacun de se comporter en « malfaiteur », voire en « ennemi », ce qui « rompt le traité social », et exclut de l’État (CS, II, V).</p></li>
</ul>
<p>Un président qui, par exemple, viole les lois de son pays (dont la Constitution, qui exprime le plus directement le pacte social), devient « traître à la patrie » à qui, de fait, il « fait la guerre ».</p>
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<figcaption><span class="caption">Donald Trump, président du chaos.</span></figcaption>
</figure>
<p>Pour Rousseau, il mériterait au-moins l’exil, sinon la mort !</p>
<p>Dans ces conditions, le contrat social est-il plus qu’une simple fable ? On pourrait répondre qu’il est une hypothèse dont la pertinence (pour ne pas dire la vérité) se fonde sur son pouvoir de rendre intelligible la réalité, et non sur de seules considérations empiriques.</p>
<h2>Une idée</h2>
<p>Le contrat social est alors, pour parler comme Kant, une « idée », c’est-à-dire « un concept rationnel nécessaire auquel nul objet qui lui corresponde ne peut être donné dans les sens » (<a href="https://www.puf.com/content/Critique_de_la_raison_pure"><em>Critique de la raison pure</em></a>, PUF, p. 270).</p>
<p>Une réalité non pas « imaginée arbitrairement », mais posée a priori, comme condition de possibilité d’un ensemble réel, et toujours renouvelé (par les naissances, les naturalisations, et du fait des décès), de citoyens lui adhérant librement, quand bien même cette libre adhésion ne s’est pas manifestée dans une cérémonie sociale concrète.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="Portrait de Brauch Spinoza (1665" src="https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=698&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/378568/original/file-20210113-17-1bih0ya.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=877&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Portrait de Brauch Spinoza (1665), anon., Herzog August Bibliothek.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Baruch_Spinoza#/media/Fichier:Spinoza.jpg">Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Ainsi se comprend la règle de l’unanimité. Pour Spinoza, « dans l’état social », où chacun est tenu d’obéir à sa Cité » (IV, P. 37, scholie 2), c’est « l’accord unanime » qui « décide du bon et du mauvais ». Mais Rousseau montre que l’unanimité ne peut être exigée que pour un seul « texte » de loi, celui du pacte social, « seule loi qui, par sa nature, exige un consentement unanime » (CS, IV, II).</p>
<p>Que ce pacte soit une loi non obligatoire signifie que nul n’est contraint d’être citoyen d’un pays.</p>
<p>Mais tout homme qui accepte de vivre comme citoyen d’un pays consent au pacte. Le pacte est donc nécessairement accepté à l’unanimité par tous ceux qui se reconnaissent, et sont reconnus, comme citoyens. L’unanimité est nécessaire « au-moins une fois » (CS, I, V), lors de la « signature » collective du peuple, qui institue à la fois le peuple et l’État. Et elle persiste, de fait, entre tous ceux qui, à chaque moment donné de l’histoire, acceptent d’être membres d’une « Cité ».</p>
<h2>La rupture du contrat doit entraîner la déchéance du coupable</h2>
<p>Tout homme est nécessairement citoyen d’un pays. Ceux qui, au nom du respect de la dignité humaine, ont dénoncé naguère la volonté du Président Hollande d’autoriser la <a href="https://www.lexpress.fr/actualite/societe/decheance-de-la-nationalite-francaise_1641878.html">déchéance de nationalité</a> contre les terroristes, ont cru s’élever contre une mesure éthiquement condamnable.</p>
<p>Ils n’ont fait que témoigner d’une mauvaise compréhension de la force et de la nature du contrat social. Car sans lui, il n’y a pas de vie sociale possible dans la paix civile de l’État que la nation se donne par contrat, et grâce auquel cette nation existe concrètement.</p>
<p>Ceux qui constituent l’ensemble institué acceptent d’être désignés comme des citoyens d’un pays. A partir du moment où j’accepte, par exemple, d’être considéré comme Français, je « signe » le contrat qui me lie à la France.</p>
<p>Je ne pourrai rompre ce contrat que dans le cadre d’une hypothétique déchéance volontaire de nationalité. Ou alors, comme le dit Rousseau, à l’occasion d’actes qui me rendent « malfaiteur » ou « ennemi », et qui auront pour conséquence logique que je ne suis « plus membre de l’État » (CS, II, V).</p>
<p>C’est pourquoi un acte signifiant une rupture de fait de ce contrat, tel qu’un acte barbare de terrorisme, pourrait (devrait !) conduire l’État-nation à considérer que l’auteur de l’acte s’est, de facto, auto-déchu de sa nationalité, et en prendre acte, en prononçant officiellement cette déchéance !</p>
<p>Mais une telle déchéance ne peut être la conséquence que d’actes comme le terrorisme, qui touchent l’État-nation (la « Cité ») dans son principe même, et donc affectent l’ensemble des citoyens, quand bien même il n’y aurait qu’une seule victime. Et non d’actes qui ne touchent que des personnes ou des catégories particulières, actes à juste titre condamnés par des lois spécifiques, exigeant non l’unanimité, mais la majorité.</p>
<blockquote>
<p>« Si donc, lors du pacte social, il s’y trouve des opposants, leur opposition n’invalide pas le contrat, elle empêche seulement qu’ils n’y soient compris. » (CS, IV, II).</p>
</blockquote>
<p>Une déchéance de nationalité prononcée dans ces conditions n’est pas la condamnation à un statut aussi injuste qu’infamant de pestiféré social. Elle ne fait que prendre acte du choix de celui qui refuse le contrat. Surtout si ce refus traduit la haine des citoyens de cet État, et le désir de détruire tant l’État, que ses citoyens…</p>
<p>C’est-à-dire traduit finalement la haine de la liberté, puisque la « fin dernière » de l’État « n’est pas la domination » mais « en réalité la liberté. » (TTP, chap. XX).</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/153034/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Des individus différents, pouvant appartenir à des « communautés » diverses, sont réunis dans un même pays, dont ils sont citoyens. Quelle est la nature du lien qui les rattache ?Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1487432020-11-29T17:52:15Z2020-11-29T17:52:15ZL’identité, redoutable enjeu politique<p>Comment faire de l’identité, même sans en avoir l’air ? Tel pourrait être le mot d’ordre politique des vingt dernières années en Europe.</p>
<p>En 2007, dans une France qui constitue souvent l’expression exacerbée des changements politiques du continent, Nicolas Sarkozy scande une campagne présidentielle très controversée au tambour de <a href="https://www.liberation.fr/france/2009/11/02/l-identite-nationale-selon-sarkozy_591481">l’identité nationale</a>, puis peine à institutionnaliser la thématique comme catégorie d’action publique.</p>
<p>Une décennie plus tard, en 2016-2018, Emmanuel Macron s’essaie brièvement à relancer ce même débat sur <a href="https://en-marche.fr/articles/actualites/emmanuel-macron-lidentite-francaise">l’identité française</a>, avant d’en revenir très vite à une célébration des valeurs nationales, des normes de civilité républicaine et de la laïcité.</p>
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<figcaption><span class="caption">Emmanuel Macron – L’identité française.</span></figcaption>
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<p>Dans les années 2000, les institutions de l’Union européenne s’acharnent à promouvoir une <a href="https://theconversation.com/peut-on-parler-dune-identite-europeenne-116687">identité européenne</a> imitant la construction stato-nationale dans la recherche d’une charte fondamentale, d’un mythe des origines et d’une culture partagée. L’échec de la constitution européenne et sa réduction au beaucoup moins messianique <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/5/le-traite-de-lisbonne">traité de Lisbonne</a> ouvrent la voie à une nouvelle ère de communication mettant en avant les <a href="https://www.persee.fr/doc/rqdi_0828-9999_2012_hos_2_1_1454">valeurs européennes</a>. Le collège des Commissaires prenant fonction en 2019 comprend ainsi deux portefeuilles consacrés aux valeurs et à la transparence ainsi qu’à la promotion du <a href="https://ec.europa.eu/info/strategy/priorities-2019-2024/promoting-our-european-way-life_fr">mode de vie européen</a>.</p>
<p>Que traduit ce glissement de l’identité aux valeurs ? Comme toujours, le symbolique exprime les dynamiques du <a href="https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-de-la-philo/le-journal-de-la-philo-du-jeudi-21-novembre-2019">vivre-ensemble</a> et du pouvoir, notamment sur trois points : la recomposition des rapports entre politique et économie ; l’informalité croissante de la régulation politique et sociale ; la volatilité des frontières.</p>
<h2>De l’individuation aux identités multiples</h2>
<p>Le répertoire des valeurs est pleinement compatible avec l’ethos du marché. Les mêmes valeurs informent le management public et celui des grandes entreprises privées : transparence, <a href="https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00489237/document">bonne gouvernance</a>, compétitivité, innovation, soutenabilité. Les experts en éthique circulent d’un univers à l’autre. Cette communauté de langage et de références facilite l’interpénétration des secteurs économique et politique. Elle illustre pour une part le renversement d’influence, le premier tendant à prendre le pas sur le deuxième. Mais elle traduit aussi des mutations structurelles qui impactent également les deux secteurs.</p>
<p>L’une de ces mutations est la poursuite de <a href="https://www.cairn.info/vocabulaire-des-histoires-de-vie-et-de-la-recherch--9782749265018-page-101.htm">l’individuation des sociétés</a>. Cet individu-roi se coulera difficilement dans une identité contraignante qui postule l’uniformité et la continuité. Il adhérera plus facilement à des valeurs laissant la part à la spontanéité, au choix à la carte, au droit de retrait.</p>
<p>Une autre mutation est celle de la <a href="https://www.scienceshumaines.com/les-metamorphoses-de-la-regulation-politique_fr_10840.html">régulation politique</a>, qui prend désormais de moins en moins la forme d’un pouvoir éloigné et hiérarchique agissant par l’injonction et le droit.</p>
<p>Aujourd’hui, le travailleur de l’économie de la connaissance, le citoyen digital, l’étudiant de l’Europe de Bologne, l’artiste devenu « créateur » sont invités à l’auto-ajustement à une norme diffuse, qui s’exprime à travers des modèles, des incitations, des distinctions conférées par les pairs ou par la masse et énoncées en termes de valeurs. La reconnaissance symbolique n’est plus – ou plus seulement – octroyée par la nation pour l’ensemble d’une œuvre ou d’une vie, à lire dans la statuaire, dans les livres d’histoire, sur les pièces de monnaie ou les timbres. Elle s’exprime par l’addition de plébiscites éphémères, des « likes » des réseaux sociaux aux prix en tous genres récompensant ceux qui incarnent au mieux les normes de réussite, laissant aux autres la responsabilité de leur échec.</p>
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<figcaption><span class="caption">« Nous avons essayé de comprendre s’il existe une identité européenne ».</span></figcaption>
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<p>Enfin, à la tyrannie rigide des identités qui dans leur forme classique renvoient à un <a href="http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part1/frontieres-territoire-securite-souverainete?page=3">territoire</a>, une temporalité et un centre agissant, les valeurs substituent des frontières mouvantes (mais pas moins excluantes) dessinant une altérité à géométrie variable.</p>
<p>Que l’on soit en deçà ou au-delà du Quiévrain, des Alpes, de la Manche, des Balkans, de la Méditerranée, de l’Atlantique ou de l’Oural, l’appartenance partagée se joue – au choix – selon l’adhésion aux droits de l’homme, à l’état de droit, à l’héritage chrétien, à la moralité traditionnelle, aux vertus du marché ou de l’innovation scientifique. Jouer des valeurs en accordéon, en soulignant leur universalité puis en les repliant sur une acceptation idiomatique, permet de parcourir instantanément toute l’échelle entre le <a href="https://www.cairn.info/concepts-en-sciences-infirmieres-2eme-edition--9782953331134-page-66.htm">« nous » et « les autres »</a>.</p>
<h2>Retour vers le particularisme ?</h2>
<p>Où en est-on aujourd’hui, et que peut-on escompter pour l’avenir ? L’incantation des valeurs démocratiques et libérales démentie par des pratiques divergentes risque de sonner de plus en plus creux. La segmentation de la globalisation en rivaux systémiques contredit la prétention à l’universalité de ces valeurs. L’éternel retour du fantasme du <a href="https://journals.openedition.org/anatoli/457">« choc des civilisations »</a> contribue à re-provincialiser l’Europe. Les tentations autoritaires et conservatrices questionnent la victoire du libéralisme culturel.</p>
<p>Il n’est pourtant pas acquis qu’on assiste à un retour des identités de naguère. La saga du <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Le-Brexit-nest-debut-crise-venir-2020-01-31-1201075447">Brexit</a> montre, à tous les niveaux territoriaux (du local à l’européen), autant la résurgence d’un <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2004-2-page-113.htm">nationalisme ethnique</a> rêvant d’une restauration de la congruence entre culture et politique (tous ensemble et semblables sous un pouvoir souverain) que l’extrême complexité de l’exercice.</p>
<p>Les formes de <a href="https://www.touteleurope.eu/actualite/la-montee-des-populismes-en-europe-3-minutes-pour-comprendre.html">populisme</a> qui fleurissent sur tout le continent mettent en exergue les vertus d’un peuple idéalisé (les masses opposées aux élites, le peuple du passé face à sa forme contemporaine dégradée, le « nous » par rapport aux « autres ») mais ce peuple défini par oppositions ne se confond pas avec celui du nationalisme qui postule l’unité et la continuité de la communauté politique. La violation des valeurs inscrites dans le droit (de l’état de droit à la souveraineté en passant par l’égalité) les transforme en simulacres politiques abstraits et peu crédibles (d’où leur reformulation en un « mode de vie » beaucoup plus concret, sans être plus précis pour autant).</p>
<p>Terminons cette réflexion prospective avec deux prophètes qu’on peut espérer être des Cassandre dans l’erreur plutôt que des oracles avertis. Dans cet autre constitutif de l’Europe que sont les <a href="https://www.gouvernement.fr/partage/9911-tocqueville-publie-de-la-democratie-en-amerique">États-Unis et qui annonce souvent son futur</a>, le chaos provoqué par Donald Trump et qui survivra à sa défaite électorale ne renvoie ni à la restauration conservatrice d’une identité traditionnelle américaine, ni à un charisme transformateur voué à se routiniser dans une nouvelle expression durable du vivre ensemble.</p>
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<figcaption><span class="caption">Marche de la paix et discours de Viktor Orban le 15 mars 2018.</span></figcaption>
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<p>En Europe, le premier ministre hongrois <a href="https://theconversation.com/vers-lorbanisation-de-leurope-94993">Viktor Orban</a> énonce un agenda qui combine sans les intégrer des valeurs composites sous la bannière d’une « liberté chrétienne » constituée par : « les patriotes plutôt que les cosmopolites, le patriotisme plutôt que l’internationalisme, le mariage et la famille plutôt que la promotion des relations homosexuelles, la protection des enfants plutôt que la libéralisation de la drogue, la protection des frontières plutôt que les migrants, et la culture chrétienne plutôt que le méli-mélo multiculturel ». L’incapacité de ces rhétoriques à renouveler la légitimation politique suggère que, au-delà de l’identité, des valeurs et des modes de vie, un nouveau récit est toujours à venir.</p>
<hr>
<p><em>Cet article s’inscrit dans le cadre d’une réflexion collective de synthèse et prospective <a href="https://cevipol.centresphisoc.ulb.be/fr/accueil-0">« 20 ans déjà, 20 ans demain. 2000-2020-2040 »</a> sur quelques évolutions politiques majeures à l’occasion des 20 ans du <a href="https://cevipol.centresphisoc.ulb.be/fr/accueil-0">Cevipol</a>.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/148743/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>François Foret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les aller-retour entre identité et valeurs semblent définir la légitimation des ordres politiques européens de ces deux dernières décennies.François Foret, Professeur de science politique, Université Libre de Bruxelles (ULB)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1470632020-09-30T17:32:14Z2020-09-30T17:32:14Z« Tenue républicaine » : ce que dit le droit<p>Lundi dernier, le ministre de l’Éducation nationale a évoqué le port d’une tenue « correcte », avant de se référer à une façon « républicaine » de s’habiller pour aller à l’école. En une semaine, cette expression a été tournée en dérision sur les <a href="https://www.franceinter.fr/societe/tenue-republicaine-pour-aller-a-l-ecole-jean-michel-blanquer-moque-sur-twitter">réseaux sociaux</a> et a conduit à un débat, qui n’est pas exempt de tensions, sur le choix de ce <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/republique/">terme</a>.</p>
<p>Au sens littéral, une tenue « républicaine » peut renvoyer à une tenue dont le port n’est pas interdit par les lois de la République, c’est-à-dire par le droit français en général. Deux exemples : il est interdit de se dissimuler le visage dans <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000022911670/#:%7E:text=%2DLe%20fait%20pour%20toute%20personne,30%20000%20%E2%82%AC%20d%E2%80%99amende">l’espace public</a>, de même qu’il est interdit de <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000021796944/#:%7E:text=L%E2%80%99exhibition%20sexuelle%20impos%C3%A9e%20%C3%A0,15%20000%20euros%20d%E2%80%99amende">s’exhiber</a>.</p>
<p>Les injonctions ou les interdictions vestimentaires se retrouvent également dans le cadre du travail ou dans les écoles, par le biais des règlements intérieurs. Bien sûr, toute personne doit respecter ces différentes règles.</p>
<p>Néanmoins, l’expression « tenue républicaine » telle que mobilisée par le ministre de l’Éducation nationale, remise dans son contexte, ne s’inscrit pas dans une perspective juridique. En faisant référence à une façon « correcte » de s’habiller, à une « certaine sobriété en la matière », le ministre renvoie plutôt à ce qui est acceptable ou non à l’école, à une tenue qui ne va pas à l’encontre des codes sociaux, voire à l’encontre d’une <a href="https://www.puf.com/content/Lordre_public">certaine forme de morale</a>.</p>
<h2>Une confusion entre droit et morale</h2>
<p>Les déclarations du ministre, ainsi que les nombreux débats et déclarations qui ont suivis, entretiennent une forme de superposition des règles de droit, que chacun doit évidemment respecter, avec ce qui est socialement ou moralement acceptable, ce qui n’est ni obligatoire ni précisément défini.</p>
<p>En effet, ce qui relève du bon sens pour certains n’est pas du tout évident pour d’autres. Pour le cas d’espèce, le port d’un crop-top et d’un short n’est pas un sujet de discussion pour beaucoup de jeunes filles.</p>
<p>De la même façon, le port d’une casquette et d’un sweat-shirt n’est pas socialement blâmable pour de nombreux jeunes. Les codes sociaux sont par définition différents d’une région à l’autre, d’un quartier à l’autre, d’une classe sociale à l’autre, d’une génération à l’autre. La seule obligation qui incombe à chaque citoyen est le respect des règles de droit, l’État de droit nous garantissant d’exprimer notre individualité tant que nos actes ne portent pas atteinte à autrui. Ces règles de droit sont claires, intelligibles, lisibles. Appeler les élèves ou tout autre citoyen à respecter une forme de morale républicaine ne contribue ni à la clarté ni à la cohérence pour les destinataires des règles.</p>
<h2>Comprendre le qualificatif « républicain.e »</h2>
<p>Cette confusion entre ce qui est prévu par le droit d’un côté, et ce qui est recommandé, conseillé, moralement ou socialement encouragé de l’autre, existe depuis plusieurs années. En effet, ce n’est pas la première fois que le qualificatif « républicain.e » est mobilisé dans les discours politiques pour désigner ce qui est acceptable ou non dans la vie en société.</p>
<p>C’est essentiellement le cas concernant le <a href="https://theconversation.com/fact-check-les-valeurs-de-la-republique-empechent-elles-de-pratiquer-sa-religion-129853">port de signes religieux</a>, et plus particulièrement le port du voile.</p>
<p>N’est-ce pas dans cette démarche que s’inscrivent, par exemple, les députés qui ont quitté l’hémicycle le jeudi 17 septembre, en signe de protestation face au port du voile par la vice-présidente d’un syndicat étudiant, pourtant conviée pour une audition et respectant parfaitement le <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/09/19/voile-a-l-assemblee-nationale-la-presidente-de-la-commission-refuse-la-polemique_6052847_823448.html">droit en vigueur</a> ?</p>
<h2>La République, bastion de la morale ?</h2>
<p>Ces positions contribuent à faire de la République et de ses valeurs une forme de morale qui entre parfois en concurrence avec le cadre juridique lui-même.</p>
<p>Il y a bien, et de plus en plus, une confusion entre ce que permet le droit – et la France est un État de droit –, et ce qui est recommandé, encouragé, réprimé moralement ou socialement – dont le contenu est par nature insaisissable.</p>
<p>Du reste, outre le paradoxe de recourir au qualificatif « républicain.e » à la fois pour désigner celles qui se couvrent trop (le port du voile) et celles qui ne se couvrent pas assez (le port d’un crop-top et d’un short), il faut relever que ce vocabulaire concerne le plus souvent la libre-disposition du corps des femmes.</p>
<p>Cette réprobation sociale, ou morale, est heureusement (souvent) délimitée aux discours. Néanmoins, la confusion qu’elle entraîne demeure blâmable dans la mesure où les vrais débats, autour par exemple de l’hypersexualisation des jeunes femmes ou du degré d’influence qu’exercent leurs proches sur elles, ne peuvent aboutir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/147063/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Lauren Bakir ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’expression « tenue républicaine » telle que mobilisée par le ministre de l’Éducation nationale ne s’inscrit pas dans une perspective juridique mais morale.Lauren Bakir, Post-doctorante, juriste, droit des religions, Université de StrasbourgLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1429272020-07-23T19:56:57Z2020-07-23T19:56:57ZÀ qui la Crimée appartient-elle ? Le regard d'un juriste<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/348629/original/file-20200721-15-176l1iq.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=31%2C0%2C5145%2C3453&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">La Crimée est l'un des principaux enjeux de l'affrontement en cours depuis 2014 entre l'Ukraine et la Russie.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/flags-ukraine-russia-painted-on-cracked-235016254">danielo/shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>Depuis 2014, la Crimée constitue une pierre d'achoppement majeure entre la Russie d'une part, l'Ukraine, l'UE et les États-Unis de l'autre.</p>
<p>Qu'en dit exactement le droit international, et quels précédents peuvent être invoqués à titre de comparaison ?</p>
<h2>Un rappel historique</h2>
<p>Terre de passage de nombreux conquérants, la <a href="https://www.jstor.org/stable/4205010?seq=1">Crimée était russe depuis 1783</a>. Rattachée à la République socialiste soviétique d'Ukraine en 1954, elle demeura une région de l'Ukraine quand celle-ci est devenue un État indépendant en 1991, au moment de l'effondrement de l'URSS. Au sein de l'Ukraine, la <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2014/02/28/pourquoi-la-crimee-a-t-elle-un-statut-a-part-en-ukraine_4375700_3214.html">Crimée avait le statut d'une République autonome</a>, avec sa propre Constitution et son propre Parlement.</p>
<p>C'est ce Parlement qui décida d'organiser un référendum sur le rattachement à la Russie en mars 2014, <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2014/03/15/01003-20140315ARTFIG00151-l-ukraine-accuse-la-russie-d-invasion-militaire.php">dans les circonstances que l'on sait</a>, en <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/2014/03/14/97001-20140314FILWWW00335-le-referendum-viole-la-constitution-ukrainienne.php">violant la Constitution ukrainienne</a>.</p>
<p>Ce référendum, dont la tenue provoqua un <a href="https://www.rtbf.be/info/monde/detail_crimee-le-monde-ne-reconnait-pas-le-referendum-et-prevoit-des-sanctions?id=8224385">tollé international</a>, aboutit à <a href="https://www.lepoint.fr/monde/referendum-en-crimee-le-rattachement-a-la-russie-plebiscite-a-93-16-03-2014-1801714_24.php">96,6 % de votes favorables</a>. Il y eut certainement des bourrages des urnes, mais le caractère majoritaire du résultat paraît <a href="https://www.liberation.fr/planete/2014/03/14/pas-besoin-de-bourrer-les-urnes_987265">indéniable</a>.</p>
<p>L'Ukraine <a href="https://www.ukrinform.fr/rubric-polytics/2897308-ue-lannexion-de-la-crimee-constitue-un-defi-direct-au-droit-international.html">continue naturellement de contester ce qu'elle considère comme une annexion pure et simple</a>. Le rattachement de la Crimée a immédiatement été suivi par l'adoption de nombreuses <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2014/07/30/russie-de-nouvelles-sanctions-et-des-consequences-probables_4464666_4355770.html">sanctions occidentales visant la Russie</a>. Ces sanctions ont consisté avant tout dans la restriction des échanges économiques ; on se souvient notamment de <a href="https://www.ladepeche.fr/article/2015/09/17/2179089-mistral-assemblee-approuve-annulation-vente-russie.html">l'annulation de la vente des bateaux militaires Mistral par la France</a>. La Russie a également vu son droit de vote suspendu au sein de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (cette mesure a été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/06/25/la-russie-autorisee-a-revenir-a-l-assemblee-du-conseil-de-l-europe-apres-cinq-annees-d-absence_5480958_3210.html">levée en juin 2019</a>). Les <a href="https://medium.com/@MEF_Moscow/sanctions-ue-et-contre-sanctions-russes-d%C3%A9cryptage-7042a51527b8">contre-sanctions russes</a> ont été décrétées par le gouvernement russe quelques semaines après les sanctions occidentales.</p>
<p>Plus récemment, début juillet, la Crimée est revenue dans l'actualité russe : parmi les <a href="https://theconversation.com/russie-apres-la-constitution-eltsine-la-constitution-poutine-142597">nombreux amendements à la Constitution qui viennent d'être adoptés</a>, la nouvelle version de l'article 67 §2 prône «la protection de la souveraineté et de l'intégrité territoriale», ce qui <a href="https://112.international/society/russia-admits-its-constitutional-changes-are-aimed-at-making-return-of-crimea-to-ukraine-impossible-52589.html">peut s'interpréter</a> comme la proscription définitive d'un éventuel retour de la Crimée à l'Ukraine.</p>
<p>Il se trouve qu'en 2017 j'ai voyagé en Crimée et ai prononcé une conférence à l'université de Yalta. J'ai pu parler avec la responsable des relations internationales de cette université, ukrainienne francophone, ainsi qu'à des familles de Russes installés en Crimée. <em>A priori</em>, je dois dire que je n'ai entendu que des opinions positives par rapport au rattachement. On m'a fait remarquer, notamment en prenant l'exemple du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2019/03/16/le-pont-de-crimee-symbole-de-l-annexion-de-la-peninsule-ukrainienne_5437048_3210.html">pont de Kertch</a>, que j'ai emprunté, que la Russie investissait beaucoup dans les infrastructures, les écoles et les hôpitaux par rapport à la période ukrainienne où ce territoire, qui avait été la Côte d'Azur de l'aristocratie russe et soviétique, était tombé en déshérence. Il y a eu évidemment des <a href="https://www.ofpra.gouv.fr/sites/default/files/atoms/files/67_didr_ukraine_situation_des_opposants_au_rattachement_de_la_crimee_a_la_russie_ofpra_16022015.pdf">opposants en Crimée au rattachement</a>. Mais ils sont restés minoritaires. On pense souvent aux <a href="http://comite-ukraine.blogs.liberation.fr/2017/05/18/les-tatars-de-crimee-vivre-et-survivre-sous-poutine/#:%7E:text=Le%20rattachement%20forc%C3%A9%20de%20la,leur%20opposition%20au%20nouveau%20pouvoir.">Tatars</a>, dont l'hostilité envers Moscou s'explique en partie par le fait qu'une grande partie de cette population a été <a href="https://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2007-4-page-151.htm">déportée par Staline</a> après la fin de la Seconde Guerre mondiale dans d'autres régions de l'Union soviétique.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/348613/original/file-20200721-29-n07s1s.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Le pont de Kertch, photographié le 5 juillet 2020.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Budilnikov Yuriy/Shutterstock</span></span>
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<p>Mais qu'en est-il au niveau juridique ? La question est plus complexe qu'il n'y paraît.</p>
<h2>Le problème juridique</h2>
<p>Après 1945, plusieurs tentatives du <em>Gosplan</em> (confirmées par des documents récemment déclassifiés) ont lieu pour rattacher ce territoire, alors partie de la République socialiste fédérative soviétique de Russie, à l'Ukraine, pour une meilleure gestion de l'économie locale (la péninsule de Crimée étant rattachée par une bande de terre au seul territoire ukrainien). La Crimée est finalement incorporée à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954.</p>
<p>Khrouchtchev s'était distingué au cours des campagnes de répression staliniennes contre le «nationalisme» ukrainien. Au début des années 1930, Staline avait <a href="https://www.herodote.net/7_aout_1932-evenement-19320807.php">affamé l'Ukraine</a> qui résistait à la collectivisation. Ce qui <a href="https://www.jstor.org/stable/25729089?seq=1">explique</a> que l'envahisseur allemand fut accueilli avec enthousiasme dans plusieurs villes ukrainiennes. <a href="https://www.wilsoncenter.org/publication/why-did-russia-give-away-crimea-sixty-years-ago">On suppose</a> que Khrouchtchev avait essayé de faire oublier ce passé compromettant en faisant «cadeau» de la Crimée à l'Ukraine.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/N3JKX1_lnCs?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Ce transfert s'étant opéré à l'intérieur d'un même État, il s'agissait d'une réforme d'administration interne. Certains juristes soviétiques avaient sans succès fait observer que Sébastopol, en tant que port militaire, ne faisait pas partie de l'Ukraine, mais était rattaché comme district spécial à la ville de Moscou. Quoi qu'il en soit, l'Ukraine étant devenue indépendante en 1991, la Crimée appartenait donc à un État devenu distinct de la Russie, ce qui pose le problème juridique.</p>
<p>Sur le plan juridique, il aurait fallu que le référendum organisé en Crimée soit organisé et reconnu par le gouvernement de Kiev, ce qui était hors de question. À supposer que la Corse veuille redevenir italienne, il faudrait que la France donne son accord. C'est la conséquence du principe d'intégrité des États, qui vise à assurer une certaine stabilité de la vie internationale.</p>
<p>Mais ce principe peut entrer en conflit avec le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, c'est-à-dire soit de choisir de rester au sein d'un État, soit de devenir indépendant, soit de rejoindre un autre État. Au cours du processus de démantèlement de la Yougoslavie, un <a href="https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01142290/document">référendum avait été organisé au Kosovo</a>, qui avait ensuite quitté la Serbie. Les Nations unies et plusieurs pays occidentaux avaient estimé que la déclaration d'indépendance du Kosovo ne violait aucune norme du droit international. Ce qu'avait <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/141">confirmé en juillet 2010 la Cour internationale de justice</a>. Vladimir Poutine, qui est docteur en droit, avait <a href="https://balkaninsight.com/2014/03/18/crimea-secession-just-like-kosovo-putin/">invoqué ce précédent</a> au moment du rattachement de la Crimée. Mais il s'était heurté à une hostilité quasi générale, notamment de la part de l'Union européenne et de <a href="https://www.un.org/press/fr/2014/AG11493.doc.htm">l'Assemblée générale de l'ONU</a>. Il faut cependant remarquer que lors du vote de la résolution de mars 2014 affirmant que <a href="https://www.un.org/press/fr/2014/AG11493.doc.htm">«le référendum organisé en République autonome de Crimée et la ville de Sébastopol le 16 mars 2014 n'a aucune validité»</a>, 58 États membres de l'ONU se sont abstenus et une vingtaine n'ont pas pris part au vote…</p>
<p>Quoi qu'on en pense sur le plan juridique, il paraît illusoire d'affirmer que le maintien des sanctions européennes et américaines contre la Russie puisse conduire à la restitution de la Crimée à l'Ukraine. La Russie a montré qu'elle était capable de rester inflexible sur ses positions quand elle estime qu'il en va de ses intérêts stratégiques – on pense par exemple à son opposition constante à la reconnaissance du Kosovo.</p>
<h2>Deux poids, deux mesures ?</h2>
<p>À titre de comparaison, on peut évoquer les circonstances de la disparition de la République démocratique allemande. Des élections libres tenues le 18 mars 1990 font perdre la majorité au parti au pouvoir. Le 23 août, la nouvelle Assemblée vote l'extension de la Loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne au territoire de la République démocratique, avec effet au 3 octobre 1990, et, par conséquent, la disparition de la République démocratique à cette date.</p>
<p>Il n'y a pas eu de référendum comme en Crimée, mais le vote disqualifiant le parti au pouvoir était une indication très claire de la volonté populaire. Sans compter tous les citoyens de la République démocratique qui ont voté avec leurs pieds après le démantèlement du Mur. À l'Ouest, on n'a pas parlé d'annexion, mais de réunification. Mais ce dernier terme est-il vraiment légitime ? Les propos de Wolfgang Schäuble, le ministre de l'Intérieur de la République fédérale chargé de la négociation du traité d'unification, sont extrêmement clairs :</p>
<blockquote>
<p>«Il s'agit d'une entrée de la République démocratique dans la République fédérale, et non pas du contraire. […] Ce qui se déroule ici n'est pas l'unification de deux États égaux. »</p>
</blockquote>
<p>On conviendra que si ce n'est pas une annexion, cela y ressemble beaucoup… Peut-être y a-t-il plusieurs poids et plusieurs mesures, même si un adage dit : deux juristes, trois opinions. La Russie a en tout cas rappelé ce précédent historique en évoquant en 2015, quelques mois après avoir remis la main sur la Crimée, la possibilité de considérer officiellement la réunification allemande comme une annexion.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"560875160916353025"}"></div></p>
<p>Mais l'argument le plus fort contre la légalité du rattachement de la Crimée à la Russie reste sans doute les condamnations de ce qu'il est convenu d'appeler la communauté internationale : le passé de la guerre froide, même si le communisme soviétique a disparu, n'est pas oublié.</p>
<h2>L'affaiblissement du droit international</h2>
<p>Le rattachement de la Crimée à la Russie en 2014 est souvent considéré comme l'événement qui a ouvert une période de <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2014/09/29/occident-russie-la-paix-froide_4495022_3232.html">«paix froide»</a> entre l'Occident et la Russie. En réalité, les relations s'étaient dégradées bien avant : condamnations par les Occidentaux des guerres de Tchétchénie au milieu et à la fin des années 1990, bombardements de l'OTAN contre la Serbie en 1999, intervention des États-Unis et de la «coalition des volontaires» en Irak en 2003, soutien américain et européen à la Révolution des Roses géorgienne en 2003 et à la Révolution orange ukrainienne en 2004, guerre russo-géorgienne en 2008, conflits libyen et syrien dans les années 2010… Autant d'épisodes qui, avant même 2014, avaient exacerbé les tensions entre Moscou et ses «partenaires occidentaux». Aux yeux de la Russie – et pas seulement –, dans bon nombre de ces épisodes, les Occidentaux se sont affranchis du droit international, ou en ont fait une lecture très personnelle. Dès lors, le <a href="https://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0344-la-russie-l-ukraine-et-le-droit-international">Kremlin estime que le droit international est invoqué à géométrie variable</a> et relève bien souvent de la simple application de la loi du plus fort ou du plus déterminé.</p>
<p>L'ordre international assuré par l'ONU des années 1945 aux années 1990 n'existe plus. La crise de Crimée n'a fait que renforcer et accélérer un processus qui était déjà en cours.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/142927/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Norbert Rouland ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Illégale au regard du droit international, l'annexion de la Crimée par la Russie n'en demeure pas moins un objet juridique complexe, qu'il est utile d'examiner à l'aune d'autres événements récents.Norbert Rouland, Professeur de droit. Ancien membre de l'Institut universitaire de France (Chaire anthropologie juridique), professeur émérite, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1415882020-07-01T17:44:45Z2020-07-01T17:44:45ZMémoire, histoire et reconnaissance : un débat profond qui mérite les nuances<p>Racisme et antiracisme, violences policières, déboulonnage des statues, mémoire historique, statistiques ethniques : le débat contemporain s’inscrit à bien des égards dans la continuité de questions posées au fil du demi-siècle qui vient de s’écouler. Pourtant, il est assez largement oublieux des échanges, des passions mais aussi des recherches qui ont ponctué cette période.</p>
<p>Il fait les frais du présentisme, qui consiste à vivre dans l’actualité, sans capacité de se projeter vers l’avenir, ni de réellement considérer le passé. Le débat s’installe dès lors dans une actualité qui rend difficile de penser l’unité profonde de phénomènes que tout, effectivement, distingue empiriquement.</p>
<p>La France est engagée dans une mutation qui passe par la mise en cause de sa capacité à intégrer au sein d’un même cadre sa vie proprement sociale, son État-nation et son modèle républicain. Dès la fin des Trente Glorieuses, chacune des composantes de ce cadre a commencé à se transformer, et leur articulation fonctionnelle se décompose.</p>
<p><a href="https://www.fayard.fr/sciences-humaines/le-mouvement-ouvrier-9782213013619">En cessant d’être industrielle</a>, la société proprement dite a vu s’étioler le conflit central opposant le mouvement ouvrier et les maîtres du travail. Or, ce clivage donnait son sens à bien des mobilisations autres qu’ouvrières : l’espace s’est ouvert à d’autres contestations, souvent à forte charge culturelle, sans adversaire social identifiable aisément, lourdes de subjectivités individuelles souvent rétives à toute négociation ou recherche de compromis.</p>
<h2>Contestations disparates</h2>
<p>Les enfants des « travailleurs immigrés », de plus en plus confrontés au chômage et à l’exclusion sociale, ont eu tendance à être identifiés, et <a href="https://editions.flammarion.com/Catalogue/hors-collection/documents-temoignages-et-essais-d-actualite/l-islam-des-jeunes">à s’identifier eux-mêmes en termes religieux</a> – l’islam – voire ethniques.</p>
<p>De façon générale, le mouvement social de l’ère industrielle a laissé place à des contestations disparates, sans sens ni repères communs, à une société fragmentée dans ses luttes – la notion d’archipel <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-archipel-francais-jerome-fourquet/9782021406023">popularisée par Jérôme Fourquet</a> s’applique aussi aux mobilisations collectives.</p>
<p>La nation, au sortir d’une décolonisation douloureuse, a été de plus en plus interpelée par la construction européenne, et inquiète du fait de la globalisation économique.</p>
<p>En même temps, le racisme était de plus en plus <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/La-Force-du-prejuge">« différentialiste »</a>, c’est-à-dire défini par le rejet de l’altérité, perçue alors comme une menace pour l’intégrité culturelle de la nation, alors qu’auparavant, il se caractérisait plutôt par des logiques d’infériorisation facilitant l’exploitation de ses victimes.</p>
<p>Dès lors, les objets de ce rejet tendaient eux-mêmes, avec le soutien éventuel d’acteurs politiques et d’intellectuels, à se définir dans cette perspective, et à réclamer qu’on en tienne compte. Ce qui a favorisé les demandes de statistiques ethniques (et en fait aussi religieuses et raciales), dont il était alors attendu qu’elles permettent de mieux cerner les discriminations.</p>
<p>Mais cette perspective est à manier avec précaution, car elle peut également faciliter des discours moins respectables : ainsi, en mai 2015, Robert Ménard, le maire de Béziers, a trouvé bon de compter les élèves musulmans scolarisés dans les écoles de sa ville – et a annoncé un chiffre de 64,6 %.</p>
<h2>Carences de l’école publique</h2>
<p>La République, pour sa part, a peiné chaque jour davantage à incarner les valeurs universelles de sa fière devise – liberté, égalité, fraternité : le discours est devenu ici incantatoire. Là où ce qui était bon pour les entreprises publiques l’était aussi pour leur personnel et pour le pays, on a vu prospérer les forces du marché et s’affirmer les égoïsmes corporatistes d’acteurs ne pouvant plus s’identifier à un combat universel et ne se mobilisant que pour promouvoir leurs intérêts particuliers.</p>
<p>La fin de la conscription a été aussi celle d’un brassage social facteur d’unité. L’école publique <a href="https://www.seuil.com/ouvrage/l-hypocrisie-scolaire-pour-un-college-enfin-democratique-francois-dubet/9782020403931">a cessé d’alimenter le mythe de l’égalité républicaine</a>, et il a bien fallu, de surcroît, en admettre les carences, révélées, à l’échelle internationale, par ses <a href="https://www.francetvinfo.fr/societe/education/classement-pisa/education-la-france-une-nouvelle-fois-dans-le-groupe-des-quatre-ou-cinq-pays-occidentaux-les-plus-inegalitaires-de-l-enquete-pisa_3727845.html">classements bien modestes dans les enquêtes PISA</a>.</p>
<p>La laïcité, valeur républicaine par excellence, est devenue l’objet de polémiques <a href="https://www.cairn.info/le-foulard-et-la-republique--9782707124289.htm">exacerbées par les affaires dites de « foulard »</a>.</p>
<p>Le tout relativement intégré que constituaient la société industrielle, la République et la nation a commencé à se fragmenter, les fissures puis les failles se sont multipliées. Les débats actuels traduisent une amplification de ces phénomènes, qui ont fait l’objet de nombreuses recherches en sciences sociales et politiques, dès les années 80.</p>
<h2>Des outrances qui interdisent le débat</h2>
<p>Mais il y a aussi du nouveau. Il y a d’abord l’image fallacieuse, mais prégnante, portée par d’importants acteurs politiques, tel Manuel Valls (<a href="https://www.valeursactuelles.com/clubvaleurs/politique/la-lutte-des-classes-disparait-au-profit-de-la-guerre-entre-races-linterview-explosive-de-manuel-valls-120645">dans un entretien paru dans Valeurs actuelles</a>, le 18 juin 2020) par des intellectuels respectables, comme Élisabeth Badinter (<a href="https://www.lexpress.fr/actualite/idees-et-debats/elisabeth-badinter-privilege-blanc-racises-c-est-la-naissance-d-un-nouveau-racisme_2128325.html">dans un entretien paru dans l’Express</a>, 16 juin 2020), mais aussi par l’extrême droite, d’un clivage qui serait central alors qu’il n’est que secondaire et qui déboucherait sur une lutte à mort entre trois camps, tous radicalisés, raidis dans leur idéologie.</p>
<p>Le premier camp rassemble les tenants d’une conception pure et dure de la République, tels les animateurs du mouvement « Printemps républicain », le deuxième regroupe les partisans d’une version fermée et homogène de la Nation, voire de la race blanche, qu’inquiète ce que Renaud Camus a appelé « le grand remplacement ». Viennent enfin les « Indigènes de la République » et autres « décoloniaux » extrêmes, promoteurs d’un combat semblant tendre à la guerre des races. Les « républicanistes » et les « nationalistes » peuvent éventuellement se rejoindre.</p>
<p>Cette présentation radicale des enjeux contemporains enflamme l’atmosphère. Alors qu’à la fin des années 80, Régis Debray <a href="https://www.nouvelobs.com/politique/20150428.OBS8077/etes-vous-democrate-ou-republicain-par-regis-debray.html">nous invitait élégamment à choisir entre être « républicain » et être « démocrate »</a> », ce qui laissait de la place à de véritables échanges, l’outrance actuelle des positionnements radicaux interdit le débat en rejetant dans le non-sens ceux qui demandent, au contraire, que s’ouvrent des échanges informés, démocratiques, ouverts. Ceux, également, dont les demandes de vérité et de justice, si centrales dans les manifestations récentes à propos de la mort d’Adama Traoré, sont assimilées injustement à un combat communautariste ou racial.</p>
<p>Jusque dans les années 70, le ciment qui reliait la société, l’idée républicaine et la nation était fait aussi d’une conception de l’Histoire comme récit national porté par la République. L’ouvrage monumental <a href="http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Quarto/Les-Lieux-de-memoire">« Les lieux de mémoire »</a>, paru sous la direction de Pierre Nora, est certainement la dernière forte expression de cette époque – la critique a noté à juste titre l’absence de « lieu colonial » dans cet ensemble de contributions.</p>
<h2>Le récit national mis en cause</h2>
<p>Des « mémoires » venues d’en bas ont contesté les conceptions républicaines et nationales éprouvées, à propos de la colonisation, mais aussi de la question juive, ou même, très tôt, de la question régionale. Cela ne pouvait que mettre en cause l’État républicain, qui ne laisse guère de visibilité aux minorités dans l’espace public, comme la nation, <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_concurrence_des_victimes-9782707165206.html">oublieuse de ses pages les plus sombres</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/345093/original/file-20200701-61-1olarp6.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Cette peinture sur céramique rue des Petits-Carreaux, à Paris, l’un des derniers vestiges parisiens de l’époque coloniale, est régulièrement vandalisée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Anne-Christine Poujoulat/AFP</span></span>
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</figure>
<p>Les demandes actuelles que l’on déboulonne des statues ou que l’on débaptise des rues, des places ou des établissements scolaires poussent cette logique beaucoup plus loin. Elles aussi mettent en cause le récit national et républicain, et, au-delà, le récit qui s’intéresse à la longue phase monarchique de la construction de notre État.</p>
<p>Mais tout désormais ne se réduit pas à de nouveaux affrontements entre l’Histoire et les mémoires. Car viser à déboulonner des statues, débaptiser des rues, des places et autres lieux publics, ce n’est pas chercher à imposer une mémoire contre l’Histoire.</p>
<p>Une statue, un nom propre affecté à un lieu, une école, une place, en effet, ne sont pas en eux-mêmes le fruit de la recherche historique. Presque toujours, cela résulte du choix d’une collectivité, nationale, locale, ou d’une institution. Ce choix n’est pas non plus purement ou nécessairement mémoriel, au sens où il résulterait d’une demande portée par un groupe identifiable.</p>
<p>En fait, il s’est plutôt généralement agi, dans un passé plus ou moins éloigné, de rendre hommage à une personnalité, de mettre en valeur son apport, de rappeler son existence. Peut-être le mieux est-il de parler ici de reconnaissance.</p>
<p>Celle-ci, pour les personnages d’une certaine importance historique, engage l’État-nation républicain actuel. Demander qu’on déboulonne une statue ou qu’on débaptise un lieu, c’est dès lors contribuer à la prise de conscience, plus large, d’un phénomène capital : la décomposition du cadre en fonction sous la Troisième République et les Trente Glorieuses. Un cadre qui intégrait dans un même modèle la société, la Nation et la République, avec pour ciment l’Histoire.</p>
<p>C’est aussi accélérer cette décomposition, voire la brusquer, ce qui ne peut que susciter, en contrepartie, des raidissements en tous genres, républicanistes, nationalistes, racialisés et racialisants. Ce n’est pas l’Histoire, en tous cas pas directement, qui est en cause, c’est un récit politique porté dans l’espace public par d’autres que des historiens, même s’il les a aussi mis à contribution.</p>
<h2>La mémoire comme enjeu politique</h2>
<p>Dans ce contexte, le rôle de la mémoire change. La mémoire était surtout une force venue d’en bas, portée par les descendants de groupes minoritaires dont les souffrances historiques étaient passées sous silence, niées, oubliées ou minimisées.</p>
<p>Elle interpellait le pouvoir, en même temps que l’Histoire, elle les pressait d’être à l’écoute. Désormais, la mémoire est elle aussi un enjeu politique, un élément dont tout un chacun use dans le jeu des pouvoirs et des oppositions.</p>
<p>Elle inspire des politiques que l’on peut dire mémorielles. Elle est instrumentalisée de toutes parts, de manière politicienne, servant la stratégie d’acteurs qui veulent flatter tel ou tel secteur de l’opinion, ou se positionner sur le passé, sans compétence ou légitimité particulière s’il s’agit de dire la vérité historique.</p>
<p><a href="https://journals.openedition.org/assr/20611">Nous ne sommes plus, ou plus seulement, dans l’ère de la mémoire</a>, des témoins et des victimes, mais dans celle des politiques et des contre-politiques mémorielles. Cela contribue un peu plus encore à déstructurer le modèle national et républicain dont nous avons hérité, et à affaiblir la portée de l’Histoire, à la fois comme récit national et d’État, ce qu’elle ne peut plus être, mais aussi comme recherche raisonnée, scientifique, de la vérité, dès lors que des historiens entrent eux-mêmes dans des jeux, des calculs et des opérations à la fois mémoriels et politiques.</p>
<p>Ce qui peut permettre à des groupes minoritaires de faire entendre leur voix fait des responsables politiques qui les écoutent les agents d’un récit historique sur lequel ils arbitrent et qu’ils instrumentalisent. Le rôle et la place de l’Histoire se reconfigurent.</p>
<h2>Renouer avec une police de proximité</h2>
<p>Le débat actuel sur les violences policières contribue lui aussi à l’accentuation de la déstructuration du modèle classique. Celui-ci en effet repose sur l’idée d’une police républicaine, au service du pouvoir légitime, incarné par un chef d’État et ses ministres, à commencer par celui de l’Intérieur.</p>
<p>Critiquer la police, comme c’est le cas à propos de son <a href="https://blogs.mediapart.fr/edition/police-co/article/140620/racisme-la-volonte-de-savoir-de-m-le-commissaire-le-bars">racisme et de son usage de la force</a>, c’est mettre en cause le lien direct, théoriquement sans faille, qu’elle entretient avec le pouvoir au plus haut niveau, alors qu’aux États-Unis, les forces de l’ordre sont bien davantage sous contrôle local.</p>
<p>Envisager politiquement des changements significatifs, dans les méthodes policières par exemple, c’est engendrer nécessairement des tensions entre le pouvoir central et les policiers et gendarmes.</p>
<p>C’est donc aussi, une fois de plus, mettre en cause un mode d’intégration républicaine, dire qu’il fonctionne mal. Et c’est encourager certains policiers à rejoindre le camp de la radicalité républicaniste, celui du nationalisme extrême – ou les deux –, plutôt qu’à demander à l’institution policière d’affronter <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/12/l-institution-policiere-est-extremement-permeable-au-racisme_6042659_3224.html">ces problèmes de racisme décrits par Fabien Jobard</a>.</p>
<p>Or mieux vaudrait renouer avec l’esprit de la fin des années 80, quand l’idée d’une police de proximité était à l’ordre du jour, et que le ministère de l’Intérieur avait accepté que la recherche s’intéresse à la police, avec notamment la création de l’IHESI (Institut des hautes études de la Sécurité intérieure), qui, après avoir changé deux fois de nom, a été supprimé en octobre 2019.</p>
<p>Ne nous y trompons pas : ceux qui, quel que soit le lieu d’où ils parlent, adoptent des positions sans nuances, confondent histoire, mémoire et reconnaissance, et ne veulent voir chez les autres que guerre des races, violences communautaires, et conduites de rupture fonctionnent sur le mode de la prophétie autoréalisatrice. À force de dénaturer le débat et de nous dire qu’il faut choisir entre le chaos et l’autoritarisme, ils préparent le terrain de l’un, ou de l’autre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/141588/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les débats actuels autour du racisme, de la mémoire, du passé colonial font rage. Ils traduisent une amplification de failles à l’œuvre depuis un demi-siècle au sein de la société française.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1327042020-03-09T18:16:52Z2020-03-09T18:16:52ZDe quoi « communautarisme » est-il le nom ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/319132/original/file-20200306-118956-vm51bf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=15%2C0%2C2535%2C1702&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Le problème, pour la communauté française, n'est pas l'existence de diverses communautés en son sein mais la tendance au séparatisme observée parmi certaines d'entre elles.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.shutterstock.com/fr/image-photo/french-flag-waving-over-one-hotel-136476002">connel/shutterstock</a></span></figcaption></figure><p>S’il est une évolution terminologique bienvenue, et sans aucun doute nécessaire depuis longtemps, c’est la remise en cause de la notion de « communautarisme » et l’avènement de celle de « séparatisme ». Utilisée pour désigner un ennemi supposé, la notion de communautarisme a pour effet de stigmatiser le plus souvent l’islam (mais parfois tout autre groupe visé au travers de ce terme, tels les LGBT, les juifs, les handicapés, les corses, les bretons) et la notion de communauté à laquelle elle emprunte sa racine. Elle n’a aucun fondement scientifique. Le terme de « séparation » (ou son cousin « séparatisme ») pointe bien mieux ce qui pose problème que celui de « communautarisme », et a l’avantage de ne pas stigmatiser la notion plus ancienne et positive de communauté.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/7suuABDDf4o?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
</figure>
<h2>La fabrication de la notion de « communautarisme »</h2>
<p>Selon les tenants de l’utilisation de la notion de communautarisme, être français impliquerait de n’être membre que d’une seule communauté : la communauté nationale. Toute autre communauté est réputée ne pas exister. Cette idée est battue en brèche par plus d’un siècle de sciences sociales, notamment la sociologie et l’histoire. Nous développons des liens tant avec notre « communauté » ou environnement relationnel et culturel proche (Durkheim, dès 1893, parle de <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/Livre:Durkheim_-_De_la_division_du_travail_social.djvu">solidarité mécanique</a>) qu’avec la société plus englobante dans laquelle s’inscrit cet environnement relationnel (Durkheim parle de solidarité organique).</p>
<p>S’il est indispensable de construire une société française (que d’aucuns appellent communauté nationale) pour que notre espace national ne soit pas la juxtaposition de différentes communautés coupées les unes des autres, cette « communauté nationale » ne peut se faire en niant complètement les communautés qui la composent. Ainsi, contrairement à une idée reçue, les instituteurs sous la Troisième République <a href="https://www.jstor.org/stable/40989055?seq=1">respectaient les parlers et les traditions locaux</a>, traditions dont ils étaient souvent eux-mêmes issus. Un terme traduisait même la reconnaissance de ces communautés : celui de « petite patrie ».</p>
<p>Au contraire des termes de « communauté » et de « communautaire » qui désignent des ensembles géographiques, administratifs ou culturels, et renvoient à la notion de partage, le <a href="https://journals-openedition-org.hub.tbs-education.fr/socio/2524">terme de communautarisme, qui se développe à partir du milieu des années 1990, vise à proscrire, à fabriquer un ennemi menaçant</a>, davantage qu’il ne revêt un sens précis.</p>
<p>La deuxième idée sous-jacente à l’emploi du terme de communautarisme, c’est donc la stigmatisation, le plus souvent de l’islam, et parfois d’autres groupes perçus comme menaçants dès lors qu’ils affirment leur existence de manière visible. Les musulmans (ou tel autre groupe visé par le terme de communautarisme, tels les juifs, les handicapés, les Bretons, les corses, les LGBT) formeraient une « communauté » dans la communauté et, ce faisant, se soustrairaient à la communauté nationale, supposé la seule légitime.</p>
<p>Or, le paragraphe qui précède rappelle ce principe de réalité : nous sommes tous simultanément membres d’une petite patrie et d’une grande patrie ; d’une communauté et de la nation qui englobe ces communautés. Plutôt que d’une communauté musulmane, on serait d’ailleurs davantage fondé à parler de communautés de musulmans au pluriel, tant celles-ci peuvent varier en <a href="https://tinyurl.com/w9svx28">fonction de leur origine géographique et de leur implantation territoriale</a>.</p>
<h2>La menace séparatiste</h2>
<p>Le terme de « communautarisme » souffre par ailleurs d’un inconvénient majeur : il n’a pas de validité scientifique. Aucune discipline scientifique n’en a fait un concept opératoire. Personne ne peut le définir. Il n’existe pas en anglais, langue partagée par les scientifiques du monde entier. Il ne bénéficie même pas d’un article Wikipédia en anglais. Il sert surtout (en France) à stigmatiser un groupe minoritaire dès lors que celui-ci affirme son existence.</p>
<p>Il n’en va pas de même à l’étranger, où nombre de pays arrivent à conjuguer allégeance forte à un socle de valeurs partagées et respect de communautés affirmant explicitement leur droit d’exister, dès lors qu’une telle affirmation ne porte pas atteinte à ce socle. Ces politiques, parfois qualifiées de <a href="https://www.universityresearch.ca/projects/multiculturalism-policy-index/">multiculturalistes</a>, se retrouvent dans des pays qui atteignent les niveaux les plus élevés de développement économique et humain : Australie, Canada, Finlande, Norvège, Nouvelle-Zélande, Suède.</p>
<p>Or, comme le souligne l’utilisation du terme plus rigoureux de séparation, employé depuis plusieurs décennies dans les <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/CCSM-03-2016-0085/full/html">recherches scientifiques sur les processus d’acculturation</a>, le problème n’est pas dans l’existence de différentes communautés au sein de la nation française, mais dans l’existence de stratégies identitaires visant à mettre à l’écart et à se mettre à l’écart, à se séparer d’un autre groupe (réel ou fantasmé) perçu comme l’incarnation du mal.</p>
<p>Ainsi, il y a bien une stratégie identitaire nationaliste visant à constituer un bloc « français de (supposée) souche », séparé d’un bloc supposément homogène, les « musulmans visibles », bloc censé être « inassimilable ». Et, comme son miroir inversé, il y a bien une stratégie identitaire chez les mouvements fondamentalistes islamistes visant à constituer un bloc de (supposés) « vrais musulmans », séparé d’un bloc supposé « mécréant », par définition « infidèle », incluant tant les non-musulmans que les <a href="https://www.editions-hermann.fr/livre/9782705696443">très nombreux musulmans ne se reconnaissant pas dans cette construction</a>.</p>
<p>Mais ni la notion de « français de souche », ni celle de « vrai musulman » ne correspondent à des communautés réelles au sens sociologique du terme. <a href="https://www.editions-hermann.fr/livre/9782705696443">Il s’agit en revanche de constructions séparatistes visant à stigmatiser une identité supposée ennemie</a>.</p>
<p>De telles stratégies ont été observées non seulement en France, mais aussi au Canada et <a href="https://www.emerald.com/insight/content/doi/10.1108/CCSM-03-2016-0085/full/html">dans la plupart des pays dans lesquels vivent des personnes issues de plusieurs cultures</a>, c’est-à-dire dans la plupart des nations actuelles. Aucun système politique ne met complètement à l’abri de stratégies de séparation. Ces stratégies séparatistes qui menacent la cohésion de la société doivent être prévenues par des politiques inclusives. Elles doivent également être sanctionnées là où les politiques inclusives s’avèrent inopérantes. Mais pas les communautés qui existent de fait dans l’espace de notre nation, et qui en font la richesse, pour autant qu’on leur laisse le droit d’exister à l’air libre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/132704/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Klarsfeld ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La notion de « communautarisme » est aujourd’hui extrêmement répandue. Son emploi pose pourtant divers problèmes.Alain Klarsfeld, Professeur de gestion des ressources humaines, TBS EducationLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1239802019-09-29T18:40:43Z2019-09-29T18:40:43Z« Des mots et des maths » : F comme frontière, ou l’appartenance au bord<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/293869/original/file-20190924-51414-7m844w.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C13%2C1278%2C659&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://zwartgoud.net/2012/06/fotoverslag-kunstbiennale-manifesta-in-waterschei-genk/">Marcel Broodthaers</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-sa/4.0/">CC BY-NC-SA</a></span></figcaption></figure><p><em>Nous publions ici un chapitre du livre de Gérald Tenenbaum, « Des mots et des maths », qui vient de paraître chez Odile Jacob.</em></p>
<hr>
<p>Historiquement, il y a dans l’idée de frontière celle de front, au sens militaire du terme. Une frontière, c’est un territoire, place ou ville, gardé par l’armée parce qu’il fait front à l’ennemi. Par la suite, la frontière est devenue une ligne de démarcation entre deux États, voire une zone avoisinant cette ligne proprement dite. On qualifie les Alpes de frontière naturelle entre l’Italie et la France, de même que cet office est rempli par le Rhin entre la France et l’Allemagne.</p>
<p>Naturelle ou non, il n’est pas de frontière paisible. Une frontière est d’abord un obstacle, ainsi que le souligne <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Ferdinand_Ramuz">Ramuz</a> dès l’incipit de <em>La Séparation des races</em> :</p>
<p><em>On va, on va longtemps avec les yeux contre cette côte ; elle est si élevée que, pour arriver jusqu’en haut, il faut renverser fortement la tête en arrière.</em></p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=412&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/293865/original/file-20190924-51438-17fy6r2.JPG?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=518&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Charles Fredinand Ramuz.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Fondation Ramuz</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Pour le romancier poète, arriver jusqu’en haut, ne serait-ce qu’avec les yeux, signifie atteindre le sommet de la montagne, c’est-à-dire la frontière entre les deux régions, celle qui sépare les peuples. Même symbolique, cette position d’équilibre forcé oblige à « renverser fortement la tête », autrement dit à penser ce que pense l’autre, celui qui habite de l’autre côté de la ligne de séparation, l’étranger. On retrouve l’idée de front et d’affrontement, mais pour la désamorcer : aborder une frontière, ce peut être aussi penser à front renversé.</p>
<p>La différence et l’altérité engendrent classiquement peur et agressivité. Or, toute frontière marque une différence. Le concept porte, inhérente, l’éventualité d’un conflit. Mais la civilisation, l’humanisme et la littérature tempèrent cette charge de violence potentielle. Ce que Ramuz suggère à mots couverts, <a href="https://fr.wikisource.org/wiki/La_Marseillaise_de_la_Paix_(RDDM)">Lamartine le clame</a> avec la poignante véhémence des romantiques :</p>
<blockquote>
<p>Et pourquoi nous haïr et mettre entre les races<br>
Ces bornes ou ces eaux qu’abhorre l’œil de Dieu ?<br>
De frontières au ciel voyons-nous quelques traces ?<br>
Sa voûte est-elle un mur, une borne, un milieu ?</p>
</blockquote>
<h2>Topologie</h2>
<p>En mathématiques, le terme de frontière appartient au domaine de la topologie, qui étudie les lieux, et généralise la notion de distance entre des points ou des ensembles. L’un des concepts-clefs de cette branche des mathématiques, est celui de <em>voisinage</em>, qui <em>conduit lui-même à celui d’intérieur</em>, et donc de frontière.</p>
<p>Une analogie permettra de décrire l’idée directrice. Supposez que vous disposiez d’une tablette de haute technologie dont l’écran est exclusivement constitué de pixels jaunes et bleus. Les pixels de couleur sont en réalité de petits êtres numériques dotés de sentiments comme l’amour, la peur, la xénophobie et la témérité. La technologie avancée permet le prodige suivant : en augmentant la résolution de l’écran, on fait apparaître de plus en plus de pixels et cela indéfiniment.</p>
<p>La couleur définit deux nations au sein desquels tous les sentiments sont représentés : le Galbistan pour les jaunes, l’Azuristan pour les bleus. Considérons un pixel jaune particulier. Appelons-le Jacques, parce que tous les ressortissants du Galbistan (du latin <em>galbinus</em>, jaune) ont un prénom commençant par J. Si l’un de ses voisins est le bleu Bernard, Jacques n’est pas serein, car il se trouve à la frontière de son domaine, et nous avons vu plus haut que la frontière est un lieu dangereux.</p>
<p>Si, au contraire, Jacques n’a que des pixels jaunes, comme Julien ou Jade, comme voisins, il est bien en sécurité au sein du Galbistan. Aucun pixel bleu ne le jouxte, rien le menace. Peut-il pour autant dormir sur ses deux jaunes oreilles ?</p>
<p>Rien n’est moins sûr, car lorsque vous allez augmenter la résolution, de nouveaux pixels vont apparaître, et certains seront peut-être bleus. Si cela ne peut jamais se produire, on dit que le Galbistan est un voisinage pour Jacques. La conséquence est que, dans ce cas, Jacques n’est pas un élément de la frontière.</p>
<p>En substance, pour la topologie, un voisinage est donc une bulle de sécurité autour d’un élément. Cette bulle peut elle-même être en contact avec des éléments extérieurs, mais aucun des proches voisins de l’élément considéré ne peut l’être. Ainsi, la notion de voisinage n’est pas absolue : elle est relative simultanément à un ensemble – ici le Galbistan – <em>et</em> à un élément particulier – Jacques dans l’exemple considéré. Un élément dont l’ensemble de référence est un voisinage n’émarge pas à la frontière.</p>
<p>Poursuivons avec l’image des pixels sur l’écran de notre tablette prodigieuse. À quelle condition un pixel jaune sera-t-il à la frontière de son pays ? Le critère est que, pour toutes les résolutions assez fines, il y ait toujours un voisin bleu. Il en va bien entendu de même, en inversant les rôles des couleurs, pour la frontière de l’Azuristan.</p>
<p>Bien que rudimentaire au regard de la théorie, cette « définition » de la frontière est complexe et subtile car elle implique un passage à la limite, symbolisé ici par la possibilité d’une augmentation indéfinie de la résolution.</p>
<p>On se convaincra qu’il peut ainsi se produire que tous les éléments d’une frontière soient jaunes, ou bien qu’ils soient tous bleus, ou encore que cette frontière soit bicolore.</p>
<p>Imaginez à présent que, au fur et à mesure des résolutions successives la tablette présente un tel mélange de jaune et de bleu que, quitte peut-être à cligner des yeux, elle nous apparaisse de plus en plus… verte. Dans ce cas, tous les pixels, qu’ils soient jaunes ou bleus, seraient des éléments de la frontière de chacun des deux pays. C’est ce qui se passe parfois en mathématiques, comme pour les nombres rationnels et irrationnels : on peut s’approcher d’aussi près que l’on veut d’un élément quelconque de l’un des deux ensembles tout en restant dans l’autre.</p>
<h2>Frontière et proximité</h2>
<p>La notion mathématique de frontière repose donc sur celle de proximité, concept fondateur de la topologie. Rigoureusement définie, une frontière permet toujours de délimiter un intérieur et un extérieur, mais ces deux sous-ensembles peuvent être vides (c’est le cas pour l’ensemble des nombres rationnels au sein des nombres réels, et également pour son complémentaire, formé de tous les nombres irrationnels). La frontière n’est plus nécessairement une ligne de démarcation, un obstacle ou un sujet potentiel de litige, elle rassemble les éléments qui sont (topologiquement) à la fois indissociables d’un ensemble et de son complémentaire.</p>
<figure class="align-right ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=910&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/293854/original/file-20190924-51421-1k28fx.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1144&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">Des mots et des maths.</span>
<span class="attribution"><span class="source"> Odile Jacob, 2019</span></span>
</figcaption>
</figure>
<p>La tentation est grande d’opérer un parallèle avec l’espace européen, initialement imaginé comme une zone sans frontières, et qui prend aujourd’hui le risque de se refermer sur lui-même en érigeant des barrières, et autres palissades métalliques couronnées de barbelés, sans même évoquer les miradors équipés de puissants projecteurs et de caméras thermiques. Le Rideau de fer né de la guerre froide symbolisait une frontière fissurant l’Europe. En une nuit de novembre 1989, la chute du mur de Berlin l’a relégué dans une obsolescence que l’on a un temps cru définitive. Les pressions politiques, démographiques, économiques, et surtout l’affaissement des valeurs humanistes, ont présidé à la réapparition de frontières de toutes sortes (physiques, sociales, culturelles) dans une Europe qui peine à accorder ses usages à ses idéaux.</p>
<p>On peut rêver à une Europe, voire à un monde, où tous les citoyens seraient ressortissants du bord, chacun étant suffisamment proche de l’autre pour appartenir à une frontière au sens mathématique et métaphorique du terme, c’est-à-dire être indissociable de l’étranger sans nécessairement lui être intégré. Il serait alors temps de remettre au goût du jour la version française d’une célèbre chanson des Beatles : avec en tête la voix de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fred_Mella">Fred Mella</a> et de ses <em>Compagnons de la chanson</em>, nous nous sentirions tous membres de l’équipage d’un grand sous-marin… vert.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/123980/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Gérald Tenenbaum vient de publier le roman « Reflets des jours mauves » aux éditions Héloïse d'Ormesson.</span></em></p>Partir à la recherche du sens profond des mots utilisés en mathématique : tel est le projet du livre « Des mots et des maths ». Exemple avec le mot « frontière ».Gérald Tenenbaum, Mathématicien et écrivain, Université de LorraineLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1220732019-09-16T19:06:52Z2019-09-16T19:06:52ZUne vie avant la recherche : un militaire face à l’éthique<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/292210/original/file-20190912-190016-61mkyj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C22%2C3786%2C2475&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Alpha Jet, Patrouille de France, armée de l'air, 2016.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/25535162@N02/29516308916">Martin Wippel Airpower 16/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nc-nd/4.0/">CC BY-NC-ND</a></span></figcaption></figure><p><em>Emmanuel Goffi, chercheur en relations internationales, s’est intéressé aux questions d’éthique en philosophie notamment dans le contexte militaire. Il revient pour The Conversation sur sa carrière dans l’armée de l’Air, déterminante pour ses réflexions universitaires.</em></p>
<hr>
<p>Entré dans l’armée l’Air française en 1992 comme sous-officier électrotechnicien, je n’imaginais pas que mon parcours militaire m’amènerait vers le monde universitaire. Fils d’un immigré italien, mon engagement répondait à une volonté de rendre à la France ce qu’elle m’avait donné. Poursuivant des études au lycée en électrotechnique, je m’étais tourné vers l’armée de l’air qui offrait alors d’opportunités de carrières dans le domaine.</p>
<p>Ce que je ne savais pas à l’époque, c’est que l’armée est un formidable milieu d’apprentissage. Surtout pour qui est capable de prendre du recul sur la mythologie qu’elle véhicule et qui l’entoure. Mythologie au cœur d’un microcosme qui a élevé la Nation en dieu séculier et construit toute une liturgie autour de la <a href="https://www.persee.fr/docAsPDF/chris_0753-2776_1985_num_6_1_1011.pdf">« religion civile à la française »</a>. L’obéissance, le sens du devoir, le courage, le <a href="https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/7cduvpmlul90bqdbdadafigsfe/resources/2015iepp0041-goffi-emmanuel.pdf">sacrifice suprême</a>, le service désintéressé, la subordination à l’autorité politique, sont autant d’éléments constitutifs du mythe militaire.</p>
<h2>L’individu n’est rien, le groupe est tout</h2>
<p>L’entrée dans l’armée c’est avant tout l’intégration de l’idée que l’individu n’est rien et que le groupe est tout. C’est d’ailleurs le sens des formations militaires initiales qui visent à fondre l’individualité dans la communauté de manière à ce que le tout ainsi formé avance d’un même pas dans une direction imposée par l’autorité. C’est aussi l’apprentissage du dépassement de soi et de la mise en sommeil, pernicieuse parce qu’inconsciente, de son libre arbitre.</p>
<p>La carrière militaire est ainsi faite d’une acculturation à l’obéissance, à la <a href="http://reseau-multipol.blogspot.com/2018/04/point-de-vue-la-culture-du-silence-dans.html">culture du silence</a>, à l’idée que le militaire est la propriété de la <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071307&idArticle=LEGIARTI000032920705">Nation au service de laquelle il se place</a> et que la mission ultime et sacrée que représente sa défense, passe avant tout et justifie tous les sacrifices. Si certains y trouvent leur compte d’autres s’accommodent difficilement de <a href="http://www.inflexions.net/la-revue/22/dossier/goffi-emmanuel-expression-libre">l’arbitraire et de l’obéissance passive</a>.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/292591/original/file-20190916-19030-6z6cxk.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">L’armée c’est aussi une mythologie : élèves de l’École de l’air pendant le défilé du 14 juillet 2007 sur les Champs-Élysées.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/6/6f/Ecole_Air_Bastille_Day_2007.jpg">Marie-Lan Nguyen/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-nd/4.0/">CC BY-ND</a></span>
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<h2>Un monde à part</h2>
<p>Affecté comme sous-officier électrotechnicien au 1<sup>er</sup> Groupement de missiles stratégiques d’Apt, je découvre les affres de la vie militaire mais surtout un univers de cohésion, de rigueur et de valeurs spécifiques.</p>
<p>C’est dans cet univers que je décide de faire progresser ma carrière pour devenir officier et c’est en préparant un baccalauréat littéraire option langue en candidat libre que je découvre mon appétence pour les études. Le bac en poche et muté sur Bordeaux, je prépare le concours d’entrée à l’École militaire de l’air de Salon de Provence, que j’intègre à l’été 2000.</p>
<p>Mon séjour à ce salon me fait prendre conscience du décalage entre la volonté de l’armée de former des officiers aux sciences humaines pour leur permettre de comprendre le monde dans lequel ils vont être amenés à exercer, et le besoin de limiter cette formation pour ne pas obérer l’exigence d’obéissance.</p>
<p>C’est pourtant en suivant avec intérêt le cours de Géopolitique Histoire Géographie du <a href="https://www.diploweb.com/_Patrice-GOURDIN,244_.html">professeur Patrice Gourdin</a>, que je découvre à la fois le vaste et complexe domaine des relations internationales et la passion de l’enseignement.</p>
<p>De retour en unité, je mesure l’écart entre les possibilités infinies de réflexions en relations internationales et l’étroitesse d’une pensée militaire peu encline à l’introspection et enfermée dans des analyses étroites et souvent passéistes.</p>
<p>Ce constat sera renforcé lors de mon passage par Sciences Po Paris de 2005 à 2007. Mon champ des possibles s’ouvre au fur et à mesure que ma curiosité grandie, m’éloignant peu à peu de la pensée institutionnelle que je questionne.</p>
<p>C’est aussi à Sciences Po, en suivant le cours d’éthique des relations internationales d’<a href="http://www.sciencespo.fr/ceri/fr/cerispire-user/7154/530">Ariel Colonomos</a>, que je m’initie à la réflexion philosophique sur la guerre.</p>
<h2>Repenser le phénomène guerrier</h2>
<p>Objet central du métier des armes, trop souvent approché de manière superficielle et traditionnelle dans l’institution de défense, le phénomène guerrier prend pour moi une dimension nouvelle grâce à l’éthique. Fortement façonnée par ce que certains auteurs appellent « l’ombre du passé », la <a href="https://www.cnrtl.fr/definition/pol%C3%A9mologique">pensée polémologique</a> (c’est-à-dire l’étude de la guerre) est dans les armées arc-boutées sur une lecture pratico-pratique et caractérisée par un structuralisme tant conceptuel qu’historique.</p>
<p>En d’autres termes, le phénomène guerrier s’inscrit dans une mythologie héritée du passé qui structure la pensée militaire et conditionne les perceptions et donc les actions au travers de <a href="https://www.cairn.info/revue-pouvoirs-2008-2-page-81.htm">doctrines</a>.</p>
<p>Les références incessantes au théoricien <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_von_Clausewitz">Carl Von Clausewitz</a> ou l’application en Afghanistan des réflexions de l’officier et penseur <a href="https://www.defense-et-republique.org/1Fichiers/bibliographie/2008_galula.pdf">David Galula</a>, montrent que l’histoire reste le prisme principal de l’analyse militaire du phénomène guerrier.</p>
<p>La philosophie réinvestira la matière au travers des réflexions éthiques entourant l’<a href="http://dynamiques-internationales.com/publications/numero-8-juillet-2013/">emploi des drones</a> suite aux <a href="https://www.amnesty.fr/controle-des-armes/actualites/attaques-de-drones-americaines-pays-europeens-impliques">excès américains</a> en Afghanistan.</p>
<h2>Réflexions sur l’emploi des drones</h2>
<p>Au même moment les <a href="https://www.iris-france.org/docs/kfm_docs/docs/analyses-iris/20140114_np_iris-cicde_aspects-juridiques-ethiques-frappe-distance-cibles-humaines.pdf">interrogations liées au développement des systèmes de drones</a> se font jours en France.</p>
<p>L’éthique du recours aux systèmes inhabités, opérés à distance, devient alors un sujet en vogue tant hors que dans l’armée.</p>
<p>En interne la crainte de voir ces systèmes remplacer les pilotes de chasse suscite d’abord une certaine réserve rapidement levée par un discours ciselé par la communication de la Défense. À l’extérieur, les considérations sont plus absconses et renvoient aux risques juridiques et moraux que représentent ces systèmes d’armes opérés à distance. Face à une levée de boucliers de la part de certaines <a href="https://www.stopkillerrobots.org/">organisations non gouvernementales</a>, d’<a href="http://noelsharkey.com/">observateurs</a> et d’intellectuels, les armées se résolvent à investir le sujet.</p>
<p>Ainsi, se construit un discours en faveur des drones répondant aux inquiétudes portées par leurs détracteurs, et décliné en éléments de langages repris par les institutionnels jusque dans les réunions de la <a href="https://www.un.org/disarmament/fr/le-desarmement-a-geneve/convention-sur-certaines-armes-classiques/">Convention sur certaines armes classiques</a>.</p>
<p>C’est ce manque d’objectivité général qui m’a incité à proposer une approche philosophique nuancée reposant le <a href="https://www.irsem.fr/data/files/irsem/documents/document/file/1856/PLAF29.pdf">principe de responsabilité</a>.</p>
<h2>L’enseignement comme ouverture au monde</h2>
<p>Affecté à l’École de l’Air à ma sortie de Sciences Po pour y enseigner notamment les relations internationales et le droit des conflits armés, j’ai découvert les joies du partage et de l’échange de connaissances et de points de vue avec les étudiants. J’y ai enseigné et conduit mes travaux de recherche, avec ce souci constant d’<a href="http://www.inflexions.net/la-revue/22/dossier/goffi-emmanuel-expression-libre">ouvrir les esprits et de favoriser l’esprit critique</a>, avec la volonté d’entrer avec le plus d’objectivité possible dans la complexité de l’éthique militaire.</p>
<p>Les échanges avec les étudiants, en France comme au Canada, ont toujours été une source inépuisable d’apprentissage, de remise en question et d’ouverture sur de nouvelles perspectives. Ils ont été aussi le révélateur des différences d’approches entre les universités et le système militaire dont les étudiants diffèrent sur plusieurs aspects : bagage intellectuel, orientation politique, vision du monde, objectifs professionnels, ouverture d’esprit…</p>
<p>Ils m’ont également permis de maintenir un lien entre le monde souvent théorique de la recherche et la réalité quotidienne telle que vécue par tout un chacun. Ce contact m’a bien souvent imposé de revoir mes analyses et de questionner mes convictions. Il m’a surtout introduit aux notions d’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Intersubjectivit%C3%A9">intersubjectivité</a> puis de <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Constructivisme_social">constructivisme social</a>, qui m’aideront à comprendre la formation des idées et des normes et leur impact sur nos comportements.</p>
<h2>Le sacrifice suprême</h2>
<p>C’est d’ailleurs cette voie que j’ai empruntée pour ma <a href="https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/7cduvpmlul90bqdbdadafigsfe/resources/2015iepp0041-goffi-emmanuel.pdf">thèse</a> sous la direction d’Ariel Colonomos. Associant la philosophie, la sociologie et les relations internationales à mon environnement professionnel, je me suis intéressé à la question délicate et hautement mythologique du sacrifice suprême, partant que tout est lié et que nos comportements ne sont que les résultantes de nos apprentissages.</p>
<p>Les entretiens, conduits dans le cadre de ma thèse, avec des militaires ayant été confrontés à la question de la mort au combat ont été un révélateur de l’importance fondamentale de l’esprit critique, même dans des situations à forte implication émotionnelle.</p>
<p>Réussir à cloisonner mon empathie pour celles et ceux qui servent la France et ma volonté d’étudier un phénomène symbolique avec le plus d’objectivité possible a été le grand défi de mon doctorat.</p>
<p>Ce cheminement m’aura permis de trouver ma voie et de m’ouvrir l’esprit, que je revendique critique et libre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/122073/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuel R. Goffi is affiliated with Initiative Démocrate. </span></em></p>« L’armée est un formidable lieu d’apprentissage pour qui est capable de prendre du recul sur la mythologie qu’elle véhicule » un ancien militaire devenu spécialiste en éthique raconte.Emmanuel R. Goffi, Professeur à l'Institut Libre d'Étude des Relations Internationales (ILERI), Institut libre d'étude des relations internationales (ILERI)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1203132019-07-13T11:08:28Z2019-07-13T11:08:28ZAu-delà du 14 juillet, des interrogations tenaces sur l’usage des armées<p>Comme chaque année, le 14 juillet, le ministère des Armées pourra se prévaloir de <a href="https://www.defense.gouv.fr/actualites/articles/sondage-les-chiffres-cles-de-la-defense-juillet-2018">chiffres de sondages</a> qui témoignent de la bonne image dont bénéficient les militaires au sein de la société française. Comme chaque année, en cette journée, les armées vont être saluées par les politiques, qui vont dire tout le bien qu’ils en pensent et toute l’admiration qu’ils ont pour elles. C’est un rite, et si l’on peut bien évidemment s’interroger sur son sens et ses modalités, il a acquis une légitimité que rien ne semble devoir ébranler à court terme.</p>
<p>Pourtant, ce rite et les affichages médiatiques qui l’accompagnent masquent, comme chaque année, des réalités bien plus complexes. Ces réalités éclatent parfois au grand jour, comme en 2017 alors que couvait la <a href="https://theconversation.com/defense-les-journalistes-ecrivent-les-generaux-aussi-112742">démission du général Pierre de Villiers</a>, chef d’état-major des armées, finalement survenue le 19 juillet. Elles sont le plus souvent discrètes, mais faites de l’accumulation de petits et grands faits d’actualité, de débats plus ou moins bien menés et de l’empilement des strates mémorielles dans le temps long.</p>
<p>Cette année écoulée aura été emblématique des incohérences de la place des armées dans la société française, qui ne font pas toujours du bruit mais ne font pas de bien non plus au débat public et politique.</p>
<h2>Hommage au courage combattant</h2>
<p>Dans la nuit du 9 au 10 mai décédaient Alain Bertoncello et Cédric de Pierrepont dans une opération de libération de <a href="https://www.lemonde.fr/afrique/article/2019/05/10/qui-etaient-les-deux-militaires-tues-lors-de-l-operation-de-liberation-des-otages_5460723_3212.html">deux otages français au Burkina Faso</a>. L’hommage national qui a eu lieu le 14 mai, dans la cour des Invalides, diffusé en direct sur TF1 et France 2, a marqué un tournant à deux égards par rapport aux précédentes cérémonies du même type, en particulier par rapport à celles qui ont ponctué l’engagement des forces françaises en Afghanistan entre 2008 et 2012.</p>
<p>Tout d’abord, le discours du chef de l’État a constitué un hommage au courage combattant. Il n’a pas seulement souligné la part de sacrifice qu’induisait l’engagement sous les drapeaux de ces deux hommes ; il a d’abord rappelé leurs actions et leurs faits d’armes. Par ailleurs, sur les plateaux de télévision, des militaires en exercice et en uniforme étaient présents pour expliquer à leurs concitoyens le sens de cet engagement.</p>
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<p>C’était une première depuis l’électrochoc de l’embuscade d’Uzbin, en Afghanistan, en 2008. Elle a d’abord été rendue possible par des circonstances particulières : très vite, le 10 mai, la conférence de presse tenue par Florence Parly, ministre des Armées, et le général François Lecointre, chef d’état-major des armées, a permis de livrer un <a href="https://www.youtube.com/watch?v=f406qXzAZwQ">récit détaillé</a> de l’action des militaires français dans la nuit qui avait précédé. Ce récit était incarné, précis, sans fausse pudeur sur le fait que ces hommes <a href="https://theconversation.com/rendre-aux-armees-leur-vraie-place-80840">s’engagent pour combattre</a>, donc pour porter atteinte à un ennemi au risque de leur vie.</p>
<h2>Des militaires qui n’hésitent plus à se raconter</h2>
<p>Entrent aussi en jeu des évolutions qui s’inscrivent dans le temps long : depuis 2008 en effet, l’action combattante des militaires français a trouvé une place nouvelle dans l’espace médiatique. Les journalistes traitent davantage du sujet tandis que, de son côté, la communication des armées assume peu à peu de raconter et montrer que les militaires ne sont pas d’abord, en opérations extérieures, des agents humanitaires ou des logisticiens hors-pair dont la mort, quand elle survient, constituerait un regrettable et surprenant accident.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/armee-nation-ces-morts-privees-de-sens-104458">Armée-nation, ces morts privées de sens</a>
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<p>Si ce mouvement a été possible, c’est aussi parce que le politique lui a laissé la marge nécessaire pour s’épanouir. Certes, certains emportements épiques observés ces dernières années au sommet de l’État <a href="https://www.lepoint.fr/politique/hollande-le-president-normal-devenu-anormalement-impopulaire-01-12-2016-2087344_20.php">mériteraient analyse</a>.</p>
<p>Reste qu’on peut constater que des évolutions bien réelles se sont produites ; elles permettent aux Français d’aujourd’hui de mieux saisir qu’un militaire a pour fonction de porter les armes pour son pays, quels que soient les légitimes débats sur l’usage qu’en font les chefs de l’État successifs.</p>
<h2>Le paravent commode de la bonne image des armées</h2>
<p>Et pourtant… Pourtant, dans les mois qui ont précédé cette opération au Burkina Faso, bien d’autres faits d’actualité sont venus montrer à quel point des malentendus et des ambiguïtés demeurent. À quel point, si la mission combattante est reconnue, elle n’apparaît toujours pas clairement comme ce qui ordonne l’ensemble de la vie militaire.</p>
<p>En fait, elle ne demeure, pour beaucoup de responsables politiques, qu’une tâche parmi d’autres, plus spectaculaire et risquée mais dont la place n’est pas vraiment clarifiée dans le catalogue large de fonctions que les armées seraient capables de remplir, quand bien même elles n’auraient qu’un lointain rapport avec le sens de l’engagement sous l’uniforme.</p>
<p>Pour ces responsables politiques, la bonne image des armées, si elle peut être une satisfaction, est aussi un paravent commode. Il évite que des questions soient posées ; il permet à beaucoup de se contenter de ces bons résultats de sondages sans chercher à mieux comprendre ce que vivent les militaires ; il offre parfois, enfin, des occasions très tentantes d’utiliser le kaki à des fins de communication et d’affichage.</p>
<p>Il y a quelque chose d’incongru, en effet, à saluer le courage combattant des deux commandos de la Marine nationale en 2019, tout en ayant affirmé sans sourciller, à l’occasion du centenaire du 11 novembre 1918, que les poilus de la Grande Guerre étaient « des civils que l’on avait armés ». Il y a quelque chose de gênant à voir que, dans le même temps, le vocabulaire politique se militarise à tout bout de champ, au point que pour apparaître efficace dans l’action environnementale, on annonce la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/environnement/quatre-choses-a-savoir-sur-le-conseil-de-defense-ecologique-cette-nouvelle-instance-reunie-aujourd-hui-autour-d-emmanuel-macron_3456141.html">création d’un Conseil de défense écologique</a> sur le modèle de ce qui a été mis en place, en matière militaire et de sécurité intérieure, après les attaques terroristes de 2015.</p>
<p>Il y a quelque chose de préoccupant à constater que l’opération Sentinelle qui perdure offre un terrain de jeu fort opportun pour une communication politique aléatoire lorsqu’une crise survient : les annonces de Benjamin Grivaux, le 20 mars 2019, concernant l’utilisation de Sentinelle dans le contexte du maintien de l’ordre face aux « gilets jaunes » en a été un signe éclatant.</p>
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<p>Il y a quelque chose d’incohérent à voir coexister dans l’espace public l’hommage rendu aux deux militaires morts au Burkina Faso et le débat sur le Service national universel (SNU), <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/06/18/le-snu-est-l-heritier-d-une-pensee-magique-nee-dans-les-annees-1960_5477713_3232.html">fruit d’une mémoire brouillée</a> du service d’antan précisément fabriquée par l’effacement de la finalité combattante de l’engagement militaire dans les représentations de la vie miliaire contemporaine à partir des années 1960.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/operation-sentinelle-cette-histoire-piegee-que-lon-raconte-aux-francais-61471">Opération Sentinelle, cette histoire piégée que l’on raconte aux Français</a>
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<p>Ce gouvernement n’est pas plus en cause que ses prédécesseurs. Les responsables politiques d’aujourd’hui sont les héritiers directs, dans ce domaine, de ceux qui ont parlé et agi depuis la professionnalisation initiée en 1996 (pour ne s’en tenir qu’à cette borne chronologique). L’articulation parfaite du débat public aux finalités qui font vivre une institution et justifie son existence est un doux rêve : les réalités et leur lot de contraintes commandent.</p>
<p>Reste qu’en la matière, le grand écart n’est pas sans conséquences préoccupantes sur la compréhension que peuvent avoir les Français des enjeux de défense et <a href="https://theconversation.com/armees-quand-la-communication-politique-abime-le-moral-des-troupes-et-celui-des-francais-114316">sur le moral de ceux qui endossent l’uniforme</a>.</p>
<p>Or, les 10 années écoulées ont fait bouger des lignes en un sens qui rend plus visibles encore les incohérences majeures qui caractérisent le débat public sur la place des armées au sein de la nation et qu’un budget, seul, ne peut suffire à résoudre.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/120313/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Bénédicte Chéron a reçu des financements de l'IRSEM pour son post-doctorat et d'autres travaux de recherche. Elle a aussi contribué ponctuellement à des travaux menés dans le cadre de think tank sur des questions de défense. </span></em></p>Si la mission combattante est reconnue, elle n’apparaît toujours pas clairement aux yeux de nombreux politiques comme ce qui ordonne l’ensemble de la vie militaire.Bénédicte Chéron, Historienne, chercheur-partenaire au SIRICE (Sorbonne Université), chercher associé à l'IESD (Lyon 3), Sorbonne UniversitéLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1191372019-07-02T20:24:52Z2019-07-02T20:24:52ZMourir au combat : pourquoi le sacrifice de soi fait-il débat ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/282000/original/file-20190701-105182-2gku45.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C1%2C1196%2C797&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Mur de commémoration des bataillons australiens et néo-zélandais lors de la Première Guerre mondiale contre les Allemands. Les coquelicots rendent hommage au sacrifice de ces hommes.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://pxhere.com/fr/photo/672477">pxhere </a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>L’éthique et les relations internationales : voilà un sujet qui peut laisser perplexe eu égard à la violence qui sévit sur la scène internationale et qui nous est rapportée quotidiennement par les médias.</p>
<p>Où est l’éthique dans la guerre, dans les migrations, dans le dérèglement climatique, dans les échanges économiques, dans les inégalités ou les trafics en tous genres ?</p>
<p>En relations internationales, du fait de son statut de <a href="https://www.puf.com/content/Guerre_et_sacrifice">« phénomène symbolique »</a>, la guerre est une source inépuisable de questionnements éthiques. En la matière, remettre en question les discours dominants, s’extraire des émotions, des a priori réducteurs et des simplifications sclérosantes, est délicat.</p>
<h2>L’éthique du sacrifice : un sujet tabou</h2>
<p>Le sacrifice est l’un de ces sujets « interdits » du fait de sa forte charge symbolique et donc éthique.</p>
<p>Tandis que le sacrifice des soldats est valorisé et célébré, celui de certains combattants religieux est condamné. Liée au terrorisme, toute analyse critique de leur acte est interdite et potentiellement vue comme une tentative de légitimation d’une pratique moralement inacceptable.</p>
<p>La polarisation des positions éthiques inscrit ce sacrifice dans une lecture manichéenne d’opposition entre le Bien et le Mal, entre un Soi moral et un Autre immoral si ce n’est amoral. Opposition d’ailleurs illustrée par la <a href="http://penelope.uchicago.edu/Thayer/F/Gazetteer/Topics/history/American_and_Military/September_11_War/documents/presidential_speeches/20Sep01*.html">formule</a> du Président Bush prononcée au lendemain des attentats du 11 septembre 2001 :</p>
<blockquote>
<p>« Ou bien vous êtes avec nous, ou bien vous êtes avec les terroristes. »</p>
</blockquote>
<p>Fondée sur des valeurs et des croyances, l’éthique est hautement subjective et trop souvent réduite à l’émotionnel. Pourtant, en tant que branche de la philosophie, elle invite plus à la complexité qu’à la superficialité simplificatrice dont elle fait aujourd’hui l’objet.</p>
<p>Il est vrai que de prime abord, comparer l’éthique du sacrifice religieux du terroriste et le sacrifice suprême du militaire peut paraître incongru si ce n’est choquant. Pourtant, au-delà des émotions et des préjugés, il apparaît que les deux pratiques présentent des caractéristiques communes.</p>
<h2>Ce que nous enseigne la morale</h2>
<p>Du point de vue de la <a href="https://books.google.ca/books?id=-Nw0DQAAQBAJ&pg=PT2855&lpg=PT2855&dq=goffi+morality&source=bl&ots=H5tn4F1U5v&sig=ACfU3U3sxC0vbXi1ZONgC5NtW4JnX2TW_w&hl=en&sa=X&ved=2ahUKEwis0Iaxk-fiAhVMn-AKHUlQAz84ChDoATACegQICBAB#v=onepage&q=goffi%20morality&f=false">morale</a>, on soulignera que les deux actes ont une portée téléologique <a href="http://www.azimutetvous.eu/Site-ESP/ESP-CESA/ET_Utilitarisme.pdf">conséquentialiste</a> similaire.</p>
<p>En d’autres termes, les deux sacrifices visent une fin spécifique (téléologie) qu’est la défense d’une cause transcendante, et leur valeur morale dépend des conséquences de l’acte et non de l’acte lui-même entendu comme moyen d’arriver à une fin. Par ailleurs, ils s’inscrivent dans une approche <a href="https://www.academia.edu/5814326/Aristote_et_l%C3%A9thique_de_la_vertu">vertueuse</a> comparable de courage face à l’Autre présenté comme menace.</p>
<p>Ils ont également une dimension <a href="https://www.academia.edu/6281928/Kant_et_la_d%C3%A9ontologie">déontologique</a> en commun puisqu’ils répondent à une prescription reposant sur un impératif catégorique : celui de mourir, et tuer, pour la cause si nécessaire.</p>
<p>De fait, la caractéristique éthique principale commune serait le consentement à mourir et à tuer pour une cause considérée comme transcendante et inscrite dans le registre d’une certaine conception du Bien.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/1JvuUNN-qOU?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">En Iran, les « martyrs » tombés au nom de l’idéologie, à la fois religieuse et patriote, sont célébrés en grande pompe.</span></figcaption>
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<h2>Mourir pour une transcendance</h2>
<p>Il serait facile d’opérer une distinction entre les combattants religieux mourant au nom d’une religion perçue comme l’horizon indépassable de leur existence, et des militaires mourant pour le bien commun incarné par la Nation. Les choses sont cependant autrement plus complexes, qu’une simple séparation entre spirituel et temporel.</p>
<p>En 1951, dans un <a href="https://academic.oup.com/ahr/article-abstract/56/3/472/125694?redirectedFrom=fulltext">article</a> retraçant la sécularisation de la pratique sacrificielle par le glissement de la religion du domaine spirituel au domaine temporel, Ernst Kantorowicz faisait un parallèle entre religion terrestre et religion céleste. Écrivant que l’État apparaissait « comme un corpus mysticum et que la mort pour ce nouveau corps mystique avait gagné une valeur égale à celle d’un croisé pour la cause de Dieu », il opérait une transposition du sacrifice religieux au sacrifice politique.</p>
<p>Cette mutation avait déjà été initiée par Rousseau, dans <a href="https://www.rousseauonline.ch/pdf/rousseauonline-0004.pdf"><em>Du contrat social</em></a>, au travers du concept de religion civile approfondi par Emilio Gentile avec la <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/les-religions-de-la-politique-entre-democraties-et-totalitarismes-emilio-gentile/9782020580458">« religion de la politique »</a> ; puis par les sociologues <a href="http://www.robertbellah.com/articles_5.htm">Robert Bellah</a>, pour le cas américain, et Jean‑Paul Willaime, avec son travail sur la <a href="https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1985_num_6_1_1011">« religion civile à la française »</a>.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=463&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/281996/original/file-20190701-105187-1afzkjp.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=582&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption"><em>Le Siège de Paris</em> par Jean‑Louis-Ernest Meissonier. La guerre de 1870 a érigé la « nation » en dieu séculier.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_franco-allemande_de_1870#/media/Fichier:Siege_of_Paris.jpg">Wikimedia</a></span>
</figcaption>
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<p>Articulant religion, sacrifice et lien social, ces travaux soulignent la dimension religieuse du politique. En France, c’est durant la <a href="http://www.cnrseditions.fr/ouvrages-generaux/6166-sacrifice-soldat-Eric-Deroo.html">guerre de 1870-1871</a> que la Nation est érigée en dieu séculier et que se fige une nouvelle liturgie dont fait partie le don de soi républicain pour la patrie. Calquée sur l’acquis chrétien, elle rend le sacrifice « acceptable, supportable », comme l’écrit <a href="http://www.cnrseditions.fr/ouvrages-generaux/6166-sacrifice-soldat-Eric-Deroo.html">Eric Deroo</a>, et donne un sens à la mort <em>pro patria</em> indexée, selon <a href="https://www.puf.com/content/Mourir_pour_la_patrie">Éric Desmons</a>, à une « passion maximale et vitale qui [permet] de dépasser la peur de la mort », en faisant de la Nation une <a href="https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1985_num_6_1_1011">« extériorité constitutive »</a>.</p>
<h2>Le sacrifice suprême institutionnalisé</h2>
<p>Le sacrifice suprême procède donc du sacrifice religieux. Il en est l’émanation au travers du transfert du religieux au séculier de l’extériorité constitutive qui le justifie et le légitime. <a href="http://classiques.uqac.ca/classiques/renan_ernest/qu_est_ce_une_nation/renan_quest_ce_une_nation.pdf">Ernest Renan</a> définissait, d’ailleurs, la nation comme</p>
<blockquote>
<p>« une âme, un principe spirituel […] une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore ».</p>
</blockquote>
<p>Cette « divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social et des lois », telle que la décrit Rousseau, justifie que tout soit mis en œuvre pour l’honorer, reconnaître sa souveraineté, lui rendre grâce et la défendre coûte que coûte, « jusqu’au sacrifice suprême », pour reprendre la formule consacrée dans le <a href="https://www.legifrance.gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000006071307&idArticle=LEGIARTI000032920705">Code de la défense</a>. Le dieu temporel est alors légitime à exiger le sacrifice jadis demandé par le dieu spirituel.</p>
<p>Mourir pour le dieu séculier au nom de la défense de ses intérêts est désormais institutionnalisé, inscrit dans le marbre du droit, intériorisé et valorisée par les militaires, et par la société dans son ensemble. C’est ce qui nous fait dire, au terme de <a href="https://spire.sciencespo.fr/hdl:/2441/7cduvpmlul90bqdbdadafigsfe/resources/2015iepp0041-goffi-emmanuel.pdf">nos travaux sur le sujet</a>, que</p>
<blockquote>
<p>« ce qui est généralement présenté comme un consentement au sacrifice suprême n’est autre qu’une incitation au suicide altruiste institutionnalisée qui se cache sous un voile rhétorique de moralité ».</p>
</blockquote>
<h2>Tuer et mourir pour une transcendance</h2>
<p>Tuer et mourir pour une transcendance, voilà le point commun justifiant normativement sacrifice religieux et sacrifice suprême. Le rapprochement peut paraître choquant, il n’en est pas moins légitime. La morale est subjective et élastique. Chacun peut s’en revendiquer. D’autant qu’il existe un flou définitionnel autour de nombreux termes.</p>
<p><a href="https://scholarlycommons.law.case.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1400&context=jil">Terrorisme</a>, guerre, combattant/non-combattant, civil, innocent… sont autant de termes parmi d’autres ne faisant pas l’objet d’une définition légale consensuelle, encore moins d’une conception morale.</p>
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<strong>
À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/penser-le-terrorisme-le-cas-albert-camus-118847">Penser le terrorisme : le cas Albert Camus</a>
</strong>
</em>
</p>
<hr>
<p>Qu’est-ce que l’innocence ? Un civil déclenchant un explosif à distance est-il non combattant ? La guerre est-elle morale ? L’est-elle plus que le terrorisme ?</p>
<p>L’absence de réponses, si ce n’est de questionnements, et le flou des définitions permet ainsi une instrumentalisation de l’évaluation éthique qui porte dès lors sur des objets que chacun comprend à l’aune de sa propre culture, de ses propres convictions.</p>
<h2>Une absence de réflexion</h2>
<p>Cette instrumentalisation est facilitée à la fois par une absence de réflexion du public en général qui ne s’interroge pas en profondeur sur ces sujets mais intériorise le discours dominant et par le travail de <a href="https://www.penguin.co.uk/books/134/13488/the-social-construction-of-reality/9780140135480.html">construction sociale</a> effectué par certains acteurs (politiques, industriels, universitaires…) qui contribuent à la construction des normes, leur acceptation et leur application.</p>
<p>Ainsi, l’évaluation morale du sacrifice est dépendante de normes construites au fil du temps, de <a href="https://www.sv.uio.no/arena/english/research/publications/arena-working-papers/2001-2010/2004/wp04_9.pdf">« significations partagées relatives à ce qui est considéré comme vrai, juste et bon »</a>.</p>
<p>Dit autrement, les normes morales sont le produit des perceptions de la société, transposées en discours moralisateur qui les ancre dans les pratiques.</p>
<p>Du fait de sa subjectivité, le jugement éthique est donc loin d’être évident. Au-delà des discours lénifiants et des positionnements axiologiques, une telle évaluation nécessite de prendre du recul, de réfléchir aux a priori qui entourent un tel sujet quitte à prendre le risque de choquer. Mais, est-ce une raison suffisante pour s’interdire d’oser ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/119137/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emmanuel R. Goffi est membre de Initiative Démocrate, il a également servi durant 22 ans dans l’armée de l’air française.</span></em></p>Comparer l’éthique du sacrifice religieux du terroriste et le sacrifice suprême du militaire peut paraître incongrue, si ce n’est choquant. Et pourtant des traits communs surgissent.Emmanuel R. Goffi, Professeur à l'Institut Libre d'Étude des Relations Internationales (ILERI), Institut libre d'étude des relations internationales (ILERI)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1114202019-02-13T00:15:49Z2019-02-13T00:15:49ZUnion européenne : entre une union des États ou la création d’un État, il est temps de décider<p>Tandis que les élections européennes approchent, il convient de se poser la question de l’Europe qui se profile. Aujourd’hui, l’Union est devenue une réalité dans le quotidien des citoyens et son existence n’est pas fondamentalement contestée. Mais son contenu et sa forme restent l’objet de perceptions multiples et contradictoires. Souhaite-t-on une forme d’État « européen » ou une union des États ?</p>
<p>L’adoption du Traité de Maastricht en 1992, <a href="https://europa.eu/european-union/law/treaties_fr">qui consacrait</a> la mutation de la Communauté européenne en Union européenne, constituait pour nombre d’Européens la concrétisation d’une utopie : l’Europe franchissait le pas vers l’union politique.</p>
<p>En effet, le Traité consacrait la citoyenneté européenne en l’assortissant de certains droits et élargissait les compétences, certes de façon limitée, à des domaines comme l’éducation, la culture, la recherche, l’environnement, la santé et le tourisme.</p>
<p>Il y avait dans l’esprit de nombreux citoyens et décideurs politiques le sentiment que l’intégration européenne était acquise et qu’elle ne pouvait que se poursuivre. D’ailleurs, le projet de Traité constitutionnel qui dotait l’Union des attributs symboliques de l’État, en lui reconnaissant notamment un drapeau, un hymne, une monnaie et une devise, en constituait l’ultime démonstration.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/bphTv4G8yFY?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">L’Europe en cinq symboles, UE.</span></figcaption>
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<h2>La menace du plombier polonais</h2>
<p>Le rejet par referendum de ce traité par les Pays-Bas et la France en 2005 a <a href="https://www.touteleurope.eu/actualite/qu-est-ce-que-le-traite-etablissant-une-constitution-pour-l-europe-tece.html">pourtant mis un terme</a> à cette parenthèse enchantée de la construction européenne.</p>
<p>En effet, l’Union, par l’harmonisation des principes au profit du plus petit dénominateur commun, apparaissait de plus en plus pour les citoyens comme une menace pour leurs systèmes nationaux de protection sociale.</p>
<p>Ainsi, au début des années 2000, certains acteurs industriels iconiques délocalisent leurs productions vers l’Est. Par exemple, une capacité de production annuelle de 1,5 million de véhicules automobiles été délocalisée de l’Europe de l’Ouest <a href="https://www.lesechos.fr/29/09/2006/LesEchos/19762-044-ECH_la-migration-des-usines-vers-l-europe-de-l-est.htm">vers l’Europe de l’Est</a>. De son côté, l’Espagne déplore le <a href="https://www.lesechos.fr/17/05/2005/LesEchos/19414-112-ECH_mcc-accelere-les-delocalisations-en-europe-de-l-est-et-en-chine.htm">transfert de production du géant industriel MCC vers l’Est</a>. Plus récemment, la délocalisation de l’usine Whirpool d’Amiens vers la Pologne a également soulevé des critiques <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2017/01/24/whirlpool-lance-la-reorganisation-de-son-usine-d-amiens_5068148_3234.html">avec un retentissement médiatique important</a>.</p>
<p>Les débats houleux autour du principe du pays d’origine pour déterminer les règles applicables à la prestation de services tels que la rénovation ou la construction de logement renforçait cette impression de la volonté de l’Union d’imposer une harmonisation au profit d’un abaissement des normes.</p>
<p>Cette menace a été notamment relayée par les différents médias au travers du cliché du <a href="http://www.rfi.fr/europe/20170826-france-pologne-plombier-polonais-travailleur-detache-macron-bolkestein">plombier polonais</a>, né au printemps 2005.</p>
<p>À l’époque, l’Union européenne s’apprêtait à approuver le Traité constitutionnel européen. Une directive proposée par l’ex-commissaire néerlandais Frits Bolkestein <a href="https://www.lesechos.fr/28/02/2018/lesechos.fr/0301356673004_la-crainte-du-retour-d-une---directive-bolkestein---ravive-les-tensions-a-bruxelles.htm">crée la polémique</a>. Elle prévoyait la libéralisation des services au sein de l’Union et voulait simplifier les conditions dans lesquelles peut travailler un prestataire de services d’un État membre. Ce cliché a alimenté et construit le sentiment d’une Union préoccupée essentiellement par la défense des intérêts des grands acteurs économiques.</p>
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<figcaption><span class="caption"><em>Le plombier polonais</em>, Arte, 2017.</span></figcaption>
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<h2>Conflits d’intérêts polito-financiers</h2>
<p>De plus, par leurs actions et attitudes, certains membres des institutions européennes ont donné du crédit à la thèse d’une Union au service des marchés économiques et financiers. L’engagement du président de la Commission, Jose Manuel Baroso, au terme de ses deux mandats en juillet 2016, <a href="https://www.lalibre.be/actu/international/jose-manuel-barroso-l-ancien-president-passe-chez-goldman-sachs-continue-d-embarrasser-la-commission-5a8bd641cd70f0681dce406b">par la banque d’affaires Goldman Sachs</a> sans que l’existence d’un conflit d’intérêts soit évoquée en constitue un exemple révélateur.</p>
<p>Cette progression lente du rejet de l’Union va s’exprimer par les urnes aux élections du Parlement européen, mais aussi de façon plus récente par l’apparition au niveau national de partis politiques ouvertement eurosceptiques disposant d’une représentation parlementaire significative.</p>
<p>Ainsi, au Parlement européen les groupes à tendances eurosceptiques – groupes Europe de la liberté et de la démocratie directe (EFD2), Conservateurs et des Réformateurs Européens (ECR) et Europe des Nations et des Libertés (ENL) – connaissent une croissance continue. Ils <a href="http://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/BRIE/2017/599256/EPRS_BRI(2017)599256_FR.pdf">représentaient 5,1 % des sièges en 2004, 11,6 % en 2009 et ont obtenu 20,8 % en 2014</a>.</p>
<p>Le groupe politique des Conservateurs et des Réformateurs Européens (ECR) est devenu, en 2014 avec 73 députés la troisième force de l’Assemblée. Si ce dernier se qualifie d’« euroréaliste » et non d’eurosceptique, sa ligne de force principale réside tout de même principalement dans le refus d’une Union fédérale.</p>
<p>Par ailleurs, le taux de participation aux élections européennes <a href="http://www.europarl.europa.eu/elections2014-results/fr/turnout.html">a diminué</a> à chaque élection depuis 1979, passant de 61,99 % en 1979 à 42,61 % en 2014.</p>
<figure class="align-right zoomable">
<a href="https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=632&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=632&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=632&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=794&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=794&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/257898/original/file-20190208-174867-gfxjv8.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=794&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Carte de l’abstention aux élections européennes de juin 2009 sur l’UE.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Carte_abstention_%C3%A9lection_europ%C3%A9ennes_2009.png">I love the cyclisme/Wikimedia</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<h2>Une image détériorée</h2>
<p>Face à ces constats d’une Union européenne sur la défensive dont l’image se détériore au fil du temps, il semble – pour autant que l’on estime que l’avenir n’est pas national mais européen – qu’il est urgent d’agir. Faute de quoi, le courant eurosceptique prendra, si ce n’est déjà partiellement le cas, le contrôle des institutions de l’UE et nous assisterons à un démantèlement progressif de cette dernière.</p>
<p>Pour survivre, l’Union doit susciter l’adhésion de ses citoyens mais cela ne sera réellement possible que si sa finalité est clairement définie et partagée par la majorité d’entre eux.</p>
<p>Cette question a été contournée par le passé avec la formule consensuelle de l’article 1 du Traité sur l’Union européenne instaurant une <a href="http://mjp.univ-perp.fr/europe/1957rome1.htm">« union sans cesse plus étroite entre les peuples d’Europe »</a>. Ce qui permettait, tout en affirmant la volonté de renforcer l’interaction, de ne pas trancher sur la finalité du projet.</p>
<h2>Un État européen ?</h2>
<p>Cette solution commode a, permis à l’Union de se construire ces soixante dernières années et d’éviter de se prononcer sur sa possible mutation en un État au lendemain d’une guerre où les ambitions du III<sup>e</sup> Reich avait généré de la méfiance à l’égard de toute ambition supra-étatique.</p>
<p>Cette défiance persiste, comme on le voit avec la question d’une armée européenne, et ne permet ni aux partisans d’une Europe fédérale, ni aux partisans d’une Europe des États de s’identifier et d’adhérer à l’Union européenne telle qu’elle existe. Pour les partisans d’une Union fédérale, elle n’est qu’une étape imparfaite tandis que pour les partisans d’une Union des États, elle est déjà trop avancée dans sa mutation fédérale. Mais les deux camps s’entendent sur le fait qu’elle n’est pas ce qu’ils souhaitent et qu’il convient de la reformer.</p>
<p>Quel que soit l’avenir de l’Union, il importe que le citoyen européen se prononce sur cette question. La principale difficulté dans ce processus de définition de la finalité, et de la forme de l’Union européenne que la majorité des citoyens souhaite, réside précisément dans la mobilisation des électeurs et dans l’appropriation par les citoyens de la question posée. Comment s’assurer qu’ils appréhendent objectivement les enjeux et conséquence de ce choix ?</p>
<h2>S’émanciper des questions nationales</h2>
<p>Par ailleurs, il faudra trouver le moyen d’éviter que cette consultation ne soit alimentée uniquement par débats d’experts peu intelligibles pour le citoyen et pollués par des slogans populistes réducteurs. Les débats lors du référendum sur le maintien ou non du Royaume-Uni au sein de l’Union, au printemps 2016, a démontré à suffisance qu’il était difficile d’éclairer objectivement sur les enjeux du choix – et ce, malgré une mobilisation à plus de 70 % des électeurs.</p>
<p>Cet exercice complexe devrait réussir à s’émanciper des questions nationales – pour ou contre un gouvernement en place – à l’inverse de ce qui s’est passé pour le Traité de Maastricht en 1992 ou le Traité constitutionnel en 2005.</p>
<p>Ainsi, une piste que l’on pourrait explorer pour atténuer l’interférence des questions nationales serait de conditionner la décision concernant l’avenir politique de l’UE à une double clé : celle de la majorité des citoyens de l’Union et celle de la majorité des citoyens de chaque État membre. Elle aurait l’avantage de centrer la décision sur les citoyens de l’Union européenne et non sur ses États.</p>
<p>En toute hypothèse, quelle que soit la voie retenue, l’Union ne peut plus faire l’économie d’un tel débat et si l’Union des États l’emporte sur l’Europe fédérale, cela aura au moins le mérite d’avoir été décidé par ses citoyens.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/111420/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Quentin Michel ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Peut-on encore rêver d’une utopie politique européenne ? Si l’Union est une réalité dans le quotidien des citoyens, son contenu et sa forme restent l’objet de perceptions multiples et contradictoires.Quentin Michel, Professor of European Studies, Université de LiègeLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1113802019-02-11T21:10:31Z2019-02-11T21:10:31ZLa guillotine majoritaire<blockquote>
<p>« Les Français savent construire des barricades, ils ne savent pas construire des barrières. » (Philip Chesterfield)</p>
</blockquote>
<p>Clemenceau, détournant la manière dont on définissait la monarchie constitutionnelle, disait :</p>
<blockquote>
<p>« En République, le peuple règne mais ne gouverne pas ! »</p>
</blockquote>
<p>C’était ironiser autour de la base même du système représentatif qui reposait sur la distinction entre titulaire du pouvoir (le peuple) et exercice du pouvoir (par les représentants). Nos démocraties se sont construites autour du principe de mandat électif à temps fixé, acquis par le suffrage universel. Cette délégation permet de placer le pouvoir politique central sous le contrôle des gouvernés et s’accompagne le plus souvent d’adjuvants de démocratie directe, comme le référendum.</p>
<p>Mais le principe de base reste celui du mandat représentatif, faisant de l’élu un représentant non d’un segment territorial, mais de la nation entière formant un tout indivisible.</p>
<h2>Résurgence du « mécontent national »</h2>
<p>Ce principe a été consacré par toutes les Constitutions. La vague qui secoue notre pays rouvre confusément le débat. Certes, elle s’inscrit dans la contagion qui gagne les vieilles démocraties européennes. Elle prend toutefois une résonance particulière dans ce moment de grande fatigue des institutions usées par le temps et blessées par la mondialisation.</p>
<p>Dans un autre creux politique, la France avait déjà connu une secousse similaire : c’était le choc du poujadisme, mouvement des « petits » vent debout contre la fiscalité, qui, surgi brusquement lors des élections législatives de 1956, avait recueilli plus de 2,5 millions de voix. Il y a bien de l’analogie entre le gilet jaune d’aujourd’hui et le type même du « mécontent national » qu’incarnait à merveille l’homme au béret basque et qui prétendait faire de l’apolitisme le principe de la politique.</p>
<p>Même refus dans les deux cas de la médiation des élus, même rejet des partis. Certes, la IV<sup>e</sup> République n’avait que dix ans, alors que la V<sup>e</sup> a passé la soixantaine. Mais en matière constitutionnelle, le temps n’est pas un facteur primordial d’appréciation. La durée peut même être inversement proportionnelle à la solidité juridique. La Constitution la plus réfléchie et la plus achevée juridiquement – celle de 1791 – n’aura ainsi vécu qu’à peine un an. En revanche, les deux textes ficelés à la hâte, ambigus et incomplets que sont les lois constitutionnelles de 1875 et la Constitution de 1958 ont allègrement dépassé les 60 ans !</p>
<p>Le parallèle entre les deux moments est frappant : dans les deux cas, il s’agit de textes conçus pour sortir d’une impasse. En 1875, à l’usure, on forge un compromis entre monarchistes et républicains, pour instituer une monarchie sans le nom ni le roi ; en 1958, fiévreusement, un compromis entre les partisans d’un régime parlementaire et ceux d’un pouvoir présidentiel puissant enfante une manière de parlementarisme monarchisé.</p>
<p>Autre rapprochement entre les deux régimes : ils ont duré en s’écartant radicalement du schéma initial… mais sur des chemins inverses. Dans la perspective d’une restauration espérée, les lois de 1875 faisaient du Président l’homme fort du dispositif ; la crise du 16 mai 1877 aboutira à le dessaisir définitivement de la réalité de ses pouvoirs, quand le Parlement s’octroie le monopole de l’exercice de la souveraineté, condamnant le Chef de l’État à inaugurer les chrysanthèmes. Sous la V<sup>e</sup>, la révision aux forceps référendaires d’octobre 1962 renvoie le Parlement dans ses chambres pour enregistrer les volontés présidentielles.</p>
<h2>Crise de légitimité</h2>
<p>Voilà qui invite les juristes à l’humilité. L’efficience d’une Constitution tient moins à son contenu qu’à son adaptation aux conditions de vie politique du moment et à sa capacité à intégrer dans la durée les mouvements profonds de la société. Et son affaissement s’opère lorsque la distance se creuse entre les citoyens et ceux qui sont censés les représenter.</p>
<p>Quand le sentiment d’être ignoré vient rejoindre celui d’être injustement traité, et que de surcroît les gouvernants semblent ne plus maîtriser les problèmes, la voie est ouverte à une perte de légitimité porteuse d’un rejet des médiateurs que sont les élus. La perte de confiance se signale par différents symptômes, perceptibles en amont de la crise : perte accélérée de popularité des élus, montée de l’abstentionnisme, vote protestataire, multiplication des incivilités, radicalisation des contestations. Encore faut-il chercher une remédiation.</p>
<p>Or, ni droite, ni gauche n’ont cherché à le faire, d’où l’actuelle sidération : comment une manifestation de ras-le-bol, certes de couleur originale, mais somme toute assez banale dans son principe, peut-elle s’incruster dans le paysage, recueillir la sympathie de près des trois quarts des Français, et dégénérer au point d’amener un pouvoir fraîchement élu à douter, puis à trébucher ?</p>
<p>Terrible force de l’illusion institutionnelle : Emmanuel Macron, en apparence confortablement élu en 2017, avait entraîné dans son sillage une chambre « En Marche Horizon ». Dès le début de son mandat, il a pu appliquer son programme de réformes sans rencontrer de sérieuse opposition. La tentation était donc grande de croire avoir échappé à la fatalité de l’immobilisme. La brutalité de la chute de popularité, accompagnée de la construction d’une résistance hors-les-murs institutionnels, peut surprendre : elle n’était pourtant pas imprévisible. La mariée était trop belle aux yeux de ceux qui s’estiment abandonnés sur le bord du chemin. La frustration trop grande chez les opposants défaits.</p>
<p>L’élection d’Emmanuel Macron a offert un vase d’expansion à l’incendie qui couvait depuis longtemps : sa marche vers l’Élysée aussi rapide que triomphale a totalement disloqué le vieux monde des partis. Mai-juin 2017 auront été les Vêpres siciliennes d’une génération politique. Le vide ainsi créé ne pouvait que susciter un appel d’air de renouvellement, d’ailleurs inscrit dans les promesses de campagne.</p>
<h2>Entre scarification et crucifixion</h2>
<p>Emmanuel Macron a su remarquablement gagner, il n’a pas su tirer complètement les leçons de sa victoire. Après le Trafalgar des partis traditionnels, il se devait de canaliser en énergie positive la déflagration qu’il avait provoquée. On a laissé les épaves des vieux partis dériver librement en surface. Et LREM, maintenue dans son statut informel d’outil électoral, n’a pas été dotée de l’autonomie nécessaire à sa liberté de mouvement. Simple courroie de transmission du vouloir présidentiel, elle n’a donc pas été en situation de faire remonter efficacement les informations du terrain. Pourtant, une lecture critique des résultats des deux élections de 2017 suffisait à saisir le délabrement du lien unissant les électeurs aux élus. Dans les chiffres bruts eux-mêmes, se profilaient les contours de la crise actuelle.</p>
<p>Ceux-ci permettent, en effet, de dissiper l’énigme d’un mouvement, qui au plus fort de son expansion n’a jamais rassemblé dans ses manifestations plus de 1 % du corps électoral, tout en bénéficiant du soutien ou de la sympathie d’une très large majorité de Français ! Attachement faiblissant mais non démenti, malgré les violences qui émaillent les mobilisations.</p>
<p>Emmanuel Macron peut bien affirmer qu’il n’y croit pas, cet attachement reste le fait d’encore plus d’un Français sur deux, deux mois et demi après le début du mouvement. Certes, dans un État de droit comme le nôtre, le procès en illégitimité qui lui est fait est juridiquement infondé : la légitimité des représentants s’appuie sur la légalité du processus de désignation, et celle-ci est indiscutable. Mais coupable d’avoir été élu au mauvais moment, il devient co-responsable de l’héritage négatif de ceux qui l’ont précédé.</p>
<p>Au premier tour de la présidentielle, il avait recueilli moins d’un quart des suffrages ; au deuxième tour, avec 20,7 millions de voix, il n’atteint que 43 % des électeurs inscrits. Si on ajoute aux votes Le Pen les 4 millions de blancs ou nuls et les 12 millions d’abstentions, c’est beaucoup plus d’un électeur sur deux qui n’a pas soutenu Emmanuel Macron.</p>
<p>À quoi s’ajoute qu’une part non quantifiée des suffrages qui se sont portés sur lui l’ont fait moins par adhésion à son projet que par rejet de celui de son adversaire. Voilà qui suffit amplement à fournir un vivier de plus de 50 % aux souscripteurs des gilets jaunes.</p>
<h2>Traingulation malsaine</h2>
<p>Le doute dans la représentativité ressentie se nourrit encore plus du résultat des législatives, qui voient le triomphe du parti du Président dans la foulée mécanique de la présidentielle : LREM emporte 308 sièges, avec 43 % des suffrages exprimés, mais 16,55 % des inscrits. Il faut dire que la participation, déjà historiquement faible pour un premier tour, chute de 12 points par rapport à 2012 et de 18 points par rapport à 2007 !</p>
<p>On admettra aisément l’outrecuidance des opposants qui surfent à satiété sur cette distorsion de la représentation du pays réel, et qui instruisent un procès en disqualification. Pourtant, le 21 avril 2002 avait fait bien pire, avec un Président sortant à moins de 20 % des exprimés et de 14 % des inscrits. Et Emmanuel Macron recueille plus d’électeurs inscrits qu’en avaient obtenus François Hollande et Nicolas Sarkozy.</p>
<p>Voici bientôt trente ans que droite et gauche jouent à saute-mouton avec l’extrême-droite, pour alterner au pouvoir ; vingt ans qu’une triangulation malsaine dévitalise la substance des scrutins, amenant beaucoup d’électeurs à voter pour empêcher l’extrême droite plus que pour adhérer à un candidat.</p>
<p>Héritier d’un passé délétère, devenu par fonction porteur des péchés du système, mais élu en grande partie pour résister à cette désarticulation du processus, qui laisse plus de 50 % des Français sans représentation, Emmanuel Macron devait engager une réforme et donner des signes d’une inflexion sensible des méthodes. La colère éclatée à l’automne, quel qu’en soit le prétexte, ne fait que traduire l’explosion de ce déficit démocratique accumulé.</p>
<h2>Iniquité majoritaire</h2>
<p>Et pourtant, sans même avoir à modifier le texte constitutionnel, il y avait deux types de mesures qui s’imposaient à l’évidence pour donner de l’oxygène à notre démocratie fatiguée. La première concerne le mode de scrutin ; la seconde, l’application réelle de la Constitution de 1958.</p>
<p>Le mode de scrutin est la manière dont s’organise le résultat des élections au suffrage universel : il permet d’identifier les vainqueurs de la confrontation. Véritable clé de la formulation de la représentation, il n’est pas qu’une interface technique neutre. D’où le débat récurrent entre le scrutin majoritaire et la répartition proportionnelle, dont les principes de base divergent, entraînant des différences importantes dans l’agencement de l’offre électorale.</p>
<p>La proportionnelle tend à garantir une représentation approximativement fidèle des opinions ; le scrutin majoritaire encourage l’affirmation d’une majorité, en laissant la minorité sans voix réelle. Pour combiner les avantages des deux, l’équité permise par l’un, l’efficacité supposée de l’autre, des combinaisons multiples existent et sont pratiquées en bien des endroits. En France, au niveau du pouvoir central, le mélange s’avère difficile.</p>
<p>Il faut dire, historiquement, qu’on a toujours adopté une attitude purement idéologique sur cette question. La III<sup>e</sup> République, à une exception près, avait opté pour le tout majoritaire, avec le scrutin d’arrondissement. Vivement contesté par une part des acteurs – Briand parlant de « scrutin des mares stagnantes » – la IV<sup>e</sup> République lui avait substitué la proportionnelle à tous les niveaux.</p>
<p>Prétendant réagir contre la poussière du multipartisme et l’absence de majorité, la V<sup>e</sup> est revenue au tout majoritaire. L’élection du président de la République au suffrage universel direct est venue ensuite corseter l’ensemble du système, prédéterminant les autres scrutins, et notamment les législatives.</p>
<h2>Un effet de balancier trompeur</h2>
<p>Cet inexorable effet de balancier est profondément trompeur. Si le « tout proportionnelle » a contribué à enliser la IV<sup>e</sup>, on peut aussi bien dire que le « tout majoritaire » asphyxie la V<sup>e</sup>. Faire du mode de scrutin la cause première des troubles de la représentation relève de l’excès d’honneur ou d’indignité. Photographie d’un état des forces politiques, il ne fait que reproduire, en les accentuant, les fractures de l’opinion.</p>
<p>Un examen objectif de la IV<sup>e</sup> permettrait de disculper largement la proportionnelle : de 1945 à 1947, le tripartisme assurait une majorité des trois quarts à l’Assemblée nationale. Par la suite, l’instabilité provenait moins de l’absence de forces politiques puissantes que de leur exclusion du jeu politique : exclusion volontaire pour le RPF, exclusion imposée au PCF, deux partis qui représentaient pourtant près de 50 % des suffrages. De plus, menacés par ces deux composantes, les partis dominant le système avaient très largement paralysé la proportionnelle avec la loi du 9 mai 1951 sur les apparentements.</p>
<p>En revanche, l’abus du scrutin majoritaire a été porté à son maximum avec le gouvernement Jospin : dans la suite de la réforme du quinquennat, l’inversion du calendrier électoral a condamné les législatives à n’être qu’une réplique incolore du choix (ou du non-choix) à la présidentielle. Peut-on décemment admettre que des millions d’électeurs ne trouvent durablement aucune réelle traduction de leur existence ? La réponse à cette manière de déni de démocratie a pu inspirer le port du gilet jaune.</p>
<h2>Relire la Constitution</h2>
<p>Cette peur de la proportionnelle est d’autant plus injustifiée qu’elle omet un élément essentiel : tout le texte de la Constitution de 1958 transpire de précautions contre l’instabilité que craignaient les constituants. Une multitude de dispositions, prévues pour pallier l’absence éventuelle de majorité, sont utilisées abusivement, à contre-emploi, pour soumettre le Parlement et sa majorité au diktat présidentiel (articles 8, 34, 37, 38, 40, 44, 48, 49, pour ne citer que les principaux).</p>
<p>L’habitude prise du confort d’une hégémonie présidentielle empêche de voir le dessèchement démocratique qu’a produit cette pratique atrophiée de nos institutions. Celles-ci n’auront finalement fonctionné que cinq ans, entre 1997 et 2002, avant d’être de nouveau mises sous le boisseau. Plutôt que de réécrire la Constitution, il serait préférable de la relire et de l’appliquer enfin, en respectant la mission et les droits des parlementaires.</p>
<p>L’ouverture d’un grand débat était nécessaire, qui peut constituer une aide indispensable à la décision. Mais il arrive tard : il eut été judicieux de l’organiser en parallèle aux réformes. Le Président, pour l’occasion, a repris son bâton de pèlerin-candidat, rôle dans lequel il excelle. Il lui faut aujourd’hui aller plus loin et donner des gages de sa capacité à organiser un véritable changement. En se rappelant la sagesse ancienne :</p>
<blockquote>
<p>« Compter sur sa propre force est une richesse, ne compter que sur sa propre force est une faiblesse. »</p>
</blockquote><img src="https://counter.theconversation.com/content/111380/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Si le « tout proportionnelle » a contribué à enliser la IVᵉ République, on peut aussi bien dire que le « tout majoritaire » asphyxie la Vᵉ.Claude Patriat, Professeur émérite de Science politique Université de Bourgogne, Université de Bourgogne – UBFCLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1072882018-11-21T20:50:33Z2018-11-21T20:50:33ZÉric Zemmour, un symptôme<p><a href="https://www.lemonde.fr/long-format/article/2018/11/15/mais-qui-eteindre-des-lumieres_5384074_5345421.html">Dans un récent texte</a>, Ariane Chemin et Vincent Martigny évoquaient « les ombres qui planent sur l’esprit des Lumières ». Le moins que l’on puisse dire est que la portée de l’ombre a encore crû lorsque Alain Finkielkraut a jugé utile d’inviter Éric Zemmour à parler de Pétain dans sa célèbre émission de France-Culture, <em>Répliques</em>.</p>
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<p>N’étant pas historien, je ne ferai pas l’inventaire des énormités proférées par l’invité (voir, à ce sujet, la mise au point de <a href="https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2008-1-page-25.htm">Laurent Joly</a>, sur le site de l’association « Vigilance-universités ») avec la complicité implicite de Paul Thibaud, que l’on a connu infiniment plus vigilant, et celle de leur hôte, dont l’indignation n’est pas réellement parvenue à être audible.</p>
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<p>Comment expliquer la visibilité accordée à cet agitateur proche (c’est un euphémisme) de l’extrême droite, capable d’affirmer sans ciller que, dans le chaos meurtrier de la Seconde Guerre mondiale, le génocide n’est guère qu’un détail ? Plusieurs pistes interprétatives sont possibles et je n’ai évidemment pas la prétention d’en dresser une liste exhaustive. J’en privilégierai deux.</p>
<h2>Souverainisme et déclinisme</h2>
<p>D’une part, le rapprochement, sous couvert de souverainisme et, dans une moindre mesure, de déclinisme, de tous ceux qui poussent des cris d’orfraie devant les menaces supposées mettre en péril la survie de la nation, tel que leur nostalgie et leur ressentiment les fantasment. Tout changement dans la composition disons « ethnique » de la population est perçu comme dénaturation.</p>
<p>Ces professionnels du pessimisme vouent un culte aux origines, exaltent leurs racines, et se détournent de l’altérité en arguant de leur tragique lucidité. Ces faux prophètes se recrutent aussi bien à droite (surtout extrême) qu’à gauche (parfois extrême). Ils défendent une conception strictement nationale de la citoyenneté et ne font, dès lors, que peu de cas du souci moral à l’égard de ceux qui en sont privés.</p>
<p>Ils se font les défenseurs de la partialité morale, c’est-à-dire qu’ils se soucient exclusivement du bien-être de leurs concitoyens. Ils méprisent corrélativement l’impératif politique de la solidarité internationale, ou, si l’on préfère, destinent à leurs seuls « semblables » le devoir de porter assistance à ceux qui souffrent.</p>
<p>Ils peuvent ainsi affirmer, d’un commun accord (Finkielkraut, Thibaud, Zemmour), qu’il est parfaitement normal de célébrer le vainqueur de Verdun (expression convenue sur laquelle d’ailleurs il y aurait beaucoup à dire), lequel ne saurait être confondu avec l’artisan de la Collaboration. Mais cela revient à considérer qu’il serait acceptable de vanter les mérites d’Hitler pour la réussite de sa politique économique de relance dès 1933.</p>
<p>On ne manquera pas de nous rétorquer qu’il n’est pas déraisonnable de séparer l’homme et l’œuvre – argument que les heideggériens manient à la perfection !</p>
<h2>L’indifférence à la vérité</h2>
<p>Il existe une piste explicative plus générale. Nous vivons une époque durant laquelle s’efface le partage entre le vrai et le faux, une époque de falsification de la réalité que cet effacement autorise. L’ère de la post-vérité, définie comme celle dans laquelle les faits deviennent affaire d’opinion, obère la possibilité du débat argumentatif.</p>
<p>Ce qui nous guette, peut-être déjà là, est l’indifférence à la vérité et l’abolition de sa valeur normative. Ce brouillage des frontières entre vérité et mensonge s’exprime dans la notion de « faits alternatifs » : désormais il est permis d’être en désaccord avec les faits. Nous pouvons même désormais en nier la réalité, y compris en présence de ceux qui en sont les témoins.</p>
<p>Et c’est exactement cet exercice qu’affectionne Zemmour avec, désormais, l’indifférence de certains de nos intellectuels. Il fut un temps, lointain, où Alain Finkielkraut s’inquiétait lucidement de l’<a href="https://www.ina.fr/video/I05147950">avenir d’une négation</a>.</p>
<p>Aujourd’hui, hélas, il ne fait guère de doute que cet avenir est assuré, notre modernité tout entière est devenue négationniste. <a href="http://www.seuil.com/ouvrage/la-faiblesse-du-vrai-myriam-revault-d-allonnes/9782021383041">La faiblesse du vrai</a>, pour reprendre le titre du beau livre de Myriam Revault d’Allonnes, qui nous conduit à renoncer à nos idéaux de vérité et d’objectivité, se conjugue avec l’abandon de notre puissance d’agir aux mains des puissants pour qui ces idéaux sont désormais inutiles.</p>
<h2>Les vérités factuelles sont vulnérables</h2>
<p>Ainsi que le souligne <a href="https://www.liberation.fr/debats/2018/11/15/semantique-du-crepuscule_1692326">Laure Murat</a>, on aurait tort de prendre à la légère « ces petits arrangements avec le réel, le vrai et le juste ». Il nous faut résister à la « sémantique du crépuscule », celle que décrit Orwell dans <em>1984</em>, instrument d’assujettissement des individus par l’intermédiaire d’un langage appauvri et manichéen.</p>
<p>Et nous devons le faire avec les ressources qui font l’humanité de l’homme, celles de la raison dans sa capacité à unir et à dénoncer ceux qui cherchent à précipiter son sommeil. Quand la vérité factuelle est niée, c’est-à-dire quand elle devient une simple opinion déconnectée de la réalité, c’est notre monde commun qui est en péril. Or, les vérités factuelles sont vulnérables.</p>
<p>Raison de plus pour les garantir contre les mensonges qui les trahissent et la propagande qui les dénature. Avec l’aide d’Alain Finkielkraut, Éric Zemmour se livre, sans vergogne, aux uns et à l’autre.</p>
<hr>
<p><em>Dernier livre paru : « Comment peut-on être cosmopolite ? », Le Bord de l’eau, septembre 2018.</em></p><img src="https://counter.theconversation.com/content/107288/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alain Policar ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Nous vivons une époque durant laquelle s’efface le partage entre le vrai et le faux, une époque de falsification de la réalité que cet effacement autorise.Alain Policar, Chercheur en science politique (Cevipof), Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1042692018-10-04T17:01:53Z2018-10-04T17:01:53ZComment peut-on être cosmopolite ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/239350/original/file-20181004-52660-m6lszf.jpg?ixlib=rb-1.1.0&rect=1%2C1%2C1194%2C596&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Installation de l'artiste JR sur le chantier du Panthéon, à Paris (juin 2014).</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/la_bretagne_a_paris/14168790647">Yann Caradec/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0/">CC BY-SA</a></span></figcaption></figure><p>Doit-on « faire le pari qu’un avenir commun est possible avec l’autre, nonobstant son étrangeté » ? Telle est la question centrale à laquelle Alain Policar consacre un <a href="https://journals.openedition.org/lectures/26140?lang=es">ouvrage important, bienvenu, et passionnant</a>.</p>
<p>Ouvrage important, car il discute et défend, sur les thèmes de l’humanité et de l’accueil, des thèses dont le lecteur ne peut que reconnaître la solidité, et admettre, le plus souvent, la pertinence. Ouvrage bienvenu, car il aborde des problématiques aujourd’hui brûlantes concernant l’identité nationale, ou les migrants. Ouvrage passionnant, car c’est toujours avec un très grand intérêt que l’on suit l’auteur dans sa réflexion aussi documentée qu’approfondie.</p>
<h2>Un minutieux travail d’analyse, au service d’une « exigence absolue »</h2>
<p>L’objet de l’ouvrage est « de donner à la notion d’humanité sa portée politique ». Autrement dit de « montrer ce que pourrait être un cosmopolitisme authentiquement politique » en dégageant « le sens du cosmopolitisme ».</p>
<p>En raison de l’importance des enjeux d’ordre politique, social, et humanitaire, ce travail répond à une « exigence absolue », dont l’auteur souhaite « faire partager l’urgence ». Tout va donc se jouer autour de trois mots-clés : cosmopolitisme, humanité, et politique, qui seront au cœur des analyses proposées dans une série de six chapitres qui s’enchaînent de façon très heureuse.</p>
<p>Le premier établit la nécessité de prendre en compte la nature humaine pour fonder une éthique soucieuse de tous les hommes, dont (surtout) les plus faibles. Le deuxième montre que le cosmopolitisme n’est pas ennemi de l’État-nation, et que l’on peut concilier « un ordre cosmopolitique… et l’Etat-nation démocratique ». Le troisième, un des plus importants à mes yeux, fait voir toute la richesse de « l’innéité humaine ». Le quatrième dénonce une conception réductrice de l’identité propre à l’« hystérie », ou à la « barbarie », identitaires. Le cinquième explicite la notion de « cosmopolitisme enraciné », en montrant la supériorité du « patriotisme républicain » sur le nationalisme chauvin. Le sixième, enfin, établit la possibilité, et l’urgence, d’un nouveau « niveau », décalé, et transnational, de gouvernance, incarnant une philosophie de l’hospitalité.</p>
<h2>Pour un humanisme réaliste</h2>
<p>Une idée forte est ainsi affirmée dès les premières pages : on ne peut saisir le sens du cosmopolitisme qu’en se référant à la notion de nature humaine. Policar plaide pour une réhabilitation de cette idée, naguère mise à mal par le structuralisme. Sans elle, on ne peut fonder ni une défense de l’autonomie, ni une défense de la démocratie. Seule, elle permet de comprendre ce que peut signifier le « perfectionnisme ».</p>
<p>Mais il faut à la fois concevoir l’humanité comme un « être moral » (fin de tout perfectionnement individuel), constitué par la « communauté des humains » ; et la saisir dans les « universaux » sur lesquels ouvre « l’innéité humaine » dans sa richesse. C’est pourquoi il faut parler d’un « humanisme réaliste et biologiquement informé », qui se fonde sur la prise en compte de « notre nature humaine commune », telle donc que les recherches contemporaines sur les universaux anthropologiques nous aident à la saisir.</p>
<p>Bien qu’Emmanuel Mounier ne soit jamais cité, il me semble que cet « humanisme réaliste » débouche sur une véritable philosophie de la personne. « Seuls les individus possèdent une valeur intrinsèque », parce que, précisément, tout individu est plus que l’ensemble de ses seules appartenances : la personne qu’il est déborde ses marques d’identité individuelle. Au fondement de la « personne individuelle », il y a « l’humanité, en tant qu’être moral ».</p>
<h2>L’« humanisme civilisationnel » dans un jeu à trois partenaires</h2>
<p>Policar évoque aussi un « humanisme civilisationnel », regardant l’espèce comme un ensemble de relations. Il faut accorder à la relation une portée fondamentale. Mais relation entre qui et qui ? Un des intérêts principaux de l’ouvrage me paraît résider dans le choix qu’il fait de penser l’action politique à l’échelle du monde. Car « il y a des problèmes propres à cette échelle », et « la politique doit s’y hisser ».</p>
<p>Ce faisant, on comprend que la seule façon de s’y retrouver dans l’analyse des rapports entre les individus et les États (et donc, dans la question du cosmopolitisme !), est de prendre en compte non pas deux, mais trois « acteurs », à savoir les individus, l’État et l’humanité. Les relations entre les individus et l’État ne peuvent être saisis dans leur complexité que si l’on se réfère aussi à un niveau supra-étatique.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=3%2C0%2C1271%2C920&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=435&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=435&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=435&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=546&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=546&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/239344/original/file-20181004-52681-11tr1ob.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=546&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
<figcaption>
<span class="caption">La Tour de Babel.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/8/83/Tour_de_babel.jpeg/1280px-Tour_de_babel.jpeg">Lucas van Valckenborch (1535–1597)/Wikipedia</a></span>
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<p>L’homme (premier niveau d’analyse : l’individu), comme citoyen, est engagé dans une « fidélité singulière » avec un État-nation particulier (deuxième niveau d’analyse : l’État-nation), envers lequel il a des « devoirs politiques ». Mais ces devoirs politiques ne sont pas exclusifs, car « l’exercice des droits ne peut être légitimement limité par la souveraineté des États ». En dernière analyse, c’est « le principe d’universalité des droits humains » qui prévaut.</p>
<p>La souveraineté des États est donc, en quelque sorte, limitée par les droits de l’homme, qui sont « la propriété inaliénable des sujets », du fait de l’appartenance à l’humanité, qui leur est « donnée ». L’individu humain a « l’humanité en partage ». Le caractère humain (être membre du « nous » de la communauté humaine ») prévaut sur le caractère national (être membre d’une nation). « L’appartenance au genre humain excède l’identité citoyenne ».</p>
<p>Le troisième niveau, sans lequel les deux autres perdent leur sens, est celui de la « communauté humaine, fondée sur une nature partagée ». Ce que Policar exprime en écrivant que « le sentiment d’appartenance à la communauté des humains exprime l’essence même du cosmopolitisme ». Le « droit cosmopolitique » repose sur l’appartenance fondamentale des hommes à l’humanité.</p>
<h2>Et le cosmopolitisme, alors ?</h2>
<p>Il existe plusieurs « versions » du cosmopolitisme. Policar défend l’idée d’un « cosmopolitisme enraciné », qui présente deux grandes caractéristiques.</p>
<p>La première est de prendre acte de « l’appartenance civique » à des patries. Sans tomber dans l’idéologie de l’enracinement, Il faut laisser leur part aux racines. Le cosmopolitisme n’est pas ennemi de l’État, dont il faut « garder le meilleur du rôle ». II ne s’agit pas d’éradiquer les différences, même de nationalités : « L’identité cosmopolite est le moyen d’un rapport plus juste à la nation ». Il faut concilier édification nationale et justice cosmopolitique globale – ce qui passera par un renforcement des principes de l’État de droit, qui devront être étendus au monde entier.</p>
<p>La seconde caractéristique de ce cosmopolitisme enraciné est d’être « d’abord moral ». Il se fonde sur le principe d’« égale considération due à chaque être humain ». « Le cosmopolitisme authentique » a « l’universalisme moral » pour « composante essentielle ». Il est un « individualisme éthique ».</p>
<p>Tout l’ouvrage est finalement une vibrante défense et illustration de l’éthique, par quelqu’un pour qui il est impossible de séparer politique et morale. Il faut « assujettir le droit aux exigences de la morale ». « Il existe des normes universellement contraignantes que l’on nomme communément éthiques ». Les droits sont liés à l’appartenance au monde humain. Le cosmopolitisme devient alors l’affaire du genre humain tout entier, puisqu’il exprime et tente de réaliser une exigence éthique propre à l’espèce humaine (humanisme réaliste).</p>
<p>On retrouve alors, dans une analyse fondamentalement inspirée par les thèses kantiennes, la notion d’idéal régulateur : le cosmopolitisme doit être pensé comme « processuel ». Il a le statut d’un « idéal régulateur » déterminant l’horizon d’un « processus sans fin » de construction démocratique. Il est toujours à construire dans le cadre d’une histoire (d’histoires ?) dont il fait voir à la fois la finalité et le sens. C’est un ce sens qu’il peut être vu comme « le stade suprême de l’humanisme ».</p>
<p>C’est pourquoi, en définitive, cet ouvrage aurait pu être titré aussi bien « comment pourrait-on ne pas être cosmopolite ? » !</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/104269/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Charles Hadji ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Dans un ouvrage récemment paru, Alain Policar défend la possibilité d’un cosmopolitisme « enraciné », « stade suprême de l’humanisme ».Charles Hadji, Professeur honoraire (Sciences de l’éducation), Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.