tag:theconversation.com,2011:/ca/topics/ukraine-21219/articlesUkraine – The Conversation2024-03-28T16:36:23Ztag:theconversation.com,2011:article/2254172024-03-28T16:36:23Z2024-03-28T16:36:23ZLe médiateur européen et la guerre en Ukraine<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/582853/original/file-20240319-26-cqx29y.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C0%2C1797%2C1199&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’Irlandaise Emily O’Reilly exerce la fonction d’ombudsman de l’UE depuis 2013.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.europarl.europa.eu/topics/en/article/20210610STO05909/new-rules-to-allow-eu-ombudsman-to-serve-europeans-better">Fred Marvaux/Parlement européen</a></span></figcaption></figure><p><em>Cet article a été co-écrit avec Dimitri Oudin, président départemental et membre du Bureau national du Mouvement européen, adjoint au maire de Reims en charge des relations internationales et des affaires européennes.</em></p>
<p>La fonction d’<a href="https://www.un.org/ombudsman/fr/about-us/an-ombudsman">ombudsman</a>, aussi appelé « médiateur », ou « Défenseur des droits », existe désormais dans plus de 120 pays du monde. Dans les pays où l’ombudsman n’est pas qu’un <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-36112536">poste fantoche</a>, il est l’un des garants essentiels de l’État de droit. Sa raison d’être est de contribuer à protéger les citoyens d’un éventuel mauvais fonctionnement du service public et à prévenir d’éventuels abus de pouvoir de l’administration.</p>
<p>Au niveau de l’UE, l’ombudsman est <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/18/le-mediateur-europeen">élu par le Parlement européen</a> pour la durée de sa législature, c’est-à-dire cinq ans. Il a pour rôle de <a href="https://doi.org/10.51149/ROEA.1.2020.1">promouvoir la démocratie</a> et de garantir une <a href="https://doi.org/10.1007/978-3-319-98800-9_19">administration européenne transparente et éthique</a>. Il agit à la fois en tant que médiateur au niveau de l’ensemble de l’UE et en tant que coordinateur du <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/european-network-of-ombudsmen/about/fr">Réseau européen des médiateurs</a>, qui regroupe les médiateurs de chacun des membres de l’Union et au-delà (notamment les pays candidats à l’adhésion à l’UE tels que la Moldavie, l’Albanie, la Serbie ou l’Ukraine).</p>
<p>À l’heure de la guerre en Ukraine, ce poste stratégique, détenu depuis 2013 par l’Irlandaise <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/emily-oreilly;jsessionid=18048767AB23EAA19EA1C3931EA68A71">Emily O’Reilly</a>, mérite d’être particulièrement mis en lumière.</p>
<h2>Des prérogatives progressivement étendues</h2>
<p>Le médiateur européen naît « dans les textes » en 1992, dans le cadre du <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX:11992M/TXT">Traité de Maastricht</a>, avant de trouver sa première expression opérationnelle en 1995, lorsque le premier d’entre eux, le Finlandais Jacob Söderman, est élu par le Parlement européen. Il exercera cette fonction jusqu’en 2003, année où lui succédera pour dix ans le Grec Nikifóros Diamandoúros, lui-même remplacé en 2013 par Emily O’Reilly.</p>
<p>Créé concomitamment à la <a href="https://www.vie-publique.fr/fiches/la-citoyennete-europeenne">citoyenneté européenne</a>, institutionnalisée elle aussi par le Traité de Maastricht, le médiateur européen est censé <a href="https://doi.org/10.3917/poeu.061.0114">renforcer cette notion de citoyenneté supranationale</a>, comme l’explique la chercheuse Hélène Michel : « La possibilité pour les citoyens de saisir le Médiateur ne consiste pas seulement en l’augmentation de la protection du citoyen face à l’administration européenne. Elle s’inscrit dans une perspective plus générale, d’une part de renforcement de la légitimité des institutions en donnant le droit au citoyen de demander des comptes aux institutions européennes, et d’autre part de réduction de la distance qui séparerait ces institutions et les citoyens ».</p>
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<p>Précisons que la formule « médiateur européen » désigne à la fois la personne en charge de la fonction et l’entité que cette personne dirige (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/office/staff">75 personnes</a>, pour un budget d’<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/pdf/en/167855">environ 13 millions d’euros</a>).</p>
<p>Malgré un nombre de plaintes relativement faible (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/doc/annual-report/en/183636">750 par an en moyenne, tournées pour un tiers contre la Commission européenne, les autres concernant des institutions de moindre importance</a>, et souvent formulées par des citoyens ayant un lien professionnel avec l’Europe) au regard de la taille de l’espace politique européen, le médiateur a peu à peu étendu son influence symbolique et politique comme instrument de « transparence » et de support à l’exercice de la citoyenneté européenne.</p>
<p>La <a href="https://www.europarl.europa.eu/RegData/etudes/ATAG/2021/690635/EPRS_ATA(2021)690635_FR.pdf">réforme de 2021</a> a considérablement contribué à l’« institutionnalisation » de sa légitimité politique car elle a étendu ses prérogatives : sa fonction n’est désormais exclusivement plus uniquement défensive puisqu’il peut notamment utiliser le <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.181.0189">dispositif d’enquête d’initiative stratégique</a>, qui vise à identifier en amont, de manière dite proactive, les <a href="https://www.cairn.info/revue-francaise-d-administration-publique-2022-1-page-187.htm?ref=doi">domaines d’importance considérée comme stratégique</a>. À titre d’exemple, le médiateur européen vient de lancer, début 2024, une <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/case/fr/65545">initiative stratégique</a> visant à garantir une transparence suffisante quant à la manière dont la Commission européenne utilise l’intelligence artificielle.</p>
<p>Le mandat du médiateur européen couvre « l’ensemble de l’administration de l’UE, à l’exception du Parlement européen dans son rôle politique et de la Cour de justice de l’Union européenne dans son rôle judiciaire. Le médiateur européen <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/en/speech/en/175670">n’enquête pas sur les actions politiques des députés européens ou sur les décisions de la Cour</a> ».</p>
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<p>Le médiateur est européen parce que son action se concentre sur les institutions de l’UE ; il l’est aussi parce qu’il est une déclinaison supranationale d’une initiative qui est née en Europe, <a href="https://doi.org/10.3917/rfap.123.0387">scandinave</a>, sous le terme d’ombudsman.</p>
<p>L’influence de la « version » suédoise est manifeste puisqu’elle avait pour objectif, sans remettre en question les décisions de la Couronne, de se retourner contre les excès de pouvoir de l’administration royale au nom des individus. Désormais, cette institution existe dans la quasi-totalité des États membres de l’UE, avec des compétences certes légèrement différentes selon les pays ; le médiateur européen <a href="https://doi.org/10.4337/9781785367311.00006">joue le rôle de coordinateur</a> entre ces différents médiateurs nationaux.</p>
<p>Ce besoin de coordination est apparu nécessaire puisque le médiateur européen ne peut investiguer que sur les cas de maladministration au niveau des institutions européennes, avec lesquelles les citoyens européens sont très peu en contact direct. Ces derniers peuvent en revanche être sujets à un excès de pouvoir d’une administration nationale, en raison d’une mise en application, par l’État membre dont ils sont résidents, d’une loi européenne. De telles situations font émerger un besoin de coopération entre le niveau européen et les niveaux nationaux de la médiation citoyen/administration.</p>
<p>C’est ainsi que, dès 1996, le Réseau européen des médiateurs a été créé, avec pour objectif, notamment, d’échanges de bonnes pratiques et d’investigations menées en bonne intelligence lorsqu’elles concernent des sujets qui peuvent toucher les deux niveaux de maladministration, nationale et européenne – et tout cela dans une perspective horizontale, ni contraignante, ni hiérarchique, entre l’Ombudsman européen et les institutions médiatrices nationales.</p>
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<p>À ce jour, le Réseau se compose de près de 95 bureaux, présents dans 36 pays européens, qu’il s’agisse de pays membres de l’UE, de pays qui ne le sont pas, ou de pays candidats à l’adhésion à l’UE, comme l’Ukraine.</p>
<p>Sur ce point, il convient de rappeler que la garantie du respect de la démocratie, de l’État de droit et par conséquent des droits fondamentaux des citoyens figure parmi les conditions d’adhésion des pays candidats à l’Union. Cette conditionnalité a été d’autant plus importante que les élargissements successifs, depuis le <a href="https://theconversation.com/comprendre-lhistoire-de-lue-par-ses-elargissements-successifs-de-1973-a-1986-cap-au-sud-226063">milieu des années 1980 avec l’Espagne et la Grèce notamment</a>, puis au début des années 2000 avec les pays d’Europe centrale et orientale post-communistes, ont souvent concerné des États qui étaient en train d’opérer ou venaient de réaliser une transition démocratique – transition que leur entrée dans l’UE a permis de consolider.</p>
<p>Aujourd’hui, l’institution de l’Ombudsman, <a href="https://www.ombudsman.gov.ua/en/about">présente en Ukraine</a>, et la qualité de son travail, font explicitement partie des éléments de l’évaluation forgée par la Commission européenne <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/EN/TXT/HTML/?uri=CELEX:52022DC0407">dans le cadre de l’examen de la candidature ukrainienne à l’UE</a>.</p>
<h2>L’action menée par l’ombudsman depuis le début de la guerre en Ukraine</h2>
<p>Nous avons recensé les principales minutes et décisions du Réseau européen des médiateurs sur la période mai 2022-octobre 2023 avec comme principal critère de sélection sa saisine au regard du rôle des institutions européennes en réponse à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.</p>
<p>Plus particulièrement, nous avons identifié trois thématiques dominantes : 1) l’accueil des réfugiés au sein de l’UE ; 2) la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE en lien avec les sanctions envers la Russie ; et 3) l’adhésion prochaine de l’Ukraine à l’UE examinée à l’aune des progrès du pays en matière de démocratie, d’État de droit et de lutte contre la corruption.</p>
<p>Le 10 mai 2022, <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/event/fr/1438">lors de la Conférence du Réseau européen des médiateurs à Strasbourg</a>, Emily O’Reilly soulignait qu’elle souhaitait avant tout définir « de quelle manière nous (les médiateurs européens) pouvons soutenir et surveiller au mieux les efforts déployés par l’UE pour offrir un abri et une protection à tous ceux qui sont contraints de quitter leur foyer et leur famille en Ukraine ». Le rôle des médiateurs européens est ainsi de veiller à ce que les réfugiés bénéficient de leurs droits, à savoir principalement d’« un accès aux soins de santé, à l’emploi, au logement, à l’éducation et au soutien social », dans les États membres où ils ont fui, tout en alertant sur le risque de traite des êtres humains.</p>
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<p>En ce qui concerne les sanctions infligées à la Russie, le médiateur européen a avant tout cherché à s’assurer de la capacité des citoyens européens à pouvoir consulter auprès de la Commission les documents relatifs à ces sanctions. En juin 2022, il a demandé au Conseil de l’UE la mise à disposition proactive de documents concernant l’adoption des sanctions contre la Russie, afin d’évaluer la transparence du processus décisionnel du Conseil de l’UE relatif à ces sanctions, ce qui lui a toutefois été refusé.</p>
<p>Par ailleurs, le médiateur européen a été saisi par un citoyen européen, suite au refus de la Banque centrale européenne d’accorder l’accès du public à des documents relatifs à la mise en application de ces sanctions vis-à-vis de la Russie. Le médiateur a été en capacité de consulter les documents en question et ainsi d’évaluer la réponse de la BCE qui justifiait ce refus par le fait qu’une divulgation intégrale porterait atteinte à la protection de l’intérêt public en ce qui concerne la politique financière, monétaire ou économique de l’Union et les relations financières internationales. Suite à son enquête, le médiateur <a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/opening-summary/fr/158540">a conclu</a> qu’il n’y avait « pas eu de mauvaise administration par la Banque centrale européenne ».</p>
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<p>Quant à la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE, Emily O’Reilly s’est publiquement interrogée sur la conditionnalité de cette adhésion au respect de l’État de droit sur le territoire ukrainien : « L’UE a-t-elle la patience stratégique d’attendre la transformation des institutions ukrainiennes que le gouvernement a promise dans le cadre de ses réformes de lutte contre la corruption ? Ou le désir de créer rapidement un contrepoids géopolitique cohérent à la puissance dure russe et chinoise impliquera-t-il de fermer les yeux sur les lacunes institutionnelles ? »</p>
<p>Ces lacunes institutionnelles, si elles sont acceptées en l’état pour accélérer le processus d’adhésion, seront mises à l’épreuve par la possibilité pour tout citoyen européen de saisir le médiateur. C’est d’ailleurs déjà le cas, à l’image de la décision rendue le 18 août 2022 concernant le refus du Service européen pour l’action extérieure (SEAE) de donner au public l’accès à un document concernant la suspension de partis politiques en Ukraine (<a href="https://www.ombudsman.europa.eu/fr/decision/fr/159606">affaire 952/2022/MIG</a>).</p>
<h2>L’ombudsman ukrainien, un cas à part ?</h2>
<p>Une adhésion de l’Ukraine à l’UE renforcerait le poids du médiateur européen dans l’évaluation de la nécessaire transformation institutionnelle du pays. D’autant plus que l’indépendance de l’institution de l’ombudsman ukrainien vis-à-vis du pouvoir politique ne semble pas totale à ce stade. Ainsi, au terme du mandat de la médiatrice Valeria Lutkovska en 2017, il a fallu près d’un an au Parlement ukrainien pour désigner sa successeure, durée pendant laquelle la <a href="https://www.dw.com/en/why-ukraines-human-rights-chief-lyudmyla-denisova-was-dismissed/a-62017920">communauté internationale s’est inquiétée du manque de transparence et de l’ultra-politisation de cette nomination</a>. Deux des trois candidats étaient membres du Parlement (instance électrice de l’ombudsman) alors que les dispositions légales étaient relativement floues à ce sujet, puisqu’ils étaient censés être inéligibles à cette élection, sauf à démissionner de leur mandat – ce que Lyudmila Denisova fit, une fois enfin élue à ce poste en mars 2018.</p>
<p>Fin mai 2022, trois mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, Lyudmila Denisova a été <a href="https://www.liberation.fr/international/europe/en-ukraine-le-parlement-renvoie-la-chargee-des-droits-humains-faute-de-resultats-20220531_O3AIETOU75DE7E6EUTUCOZQ7CQ/">démise de ses fonctions par le Parlement</a>. Elle avait été publiquement critiquée, notamment par un certain nombre d’associations humanitaires, pour sa gestion de la crise, notamment pour <a href="https://www.newsweek.com/lyudmila-denisova-ukraine-commissioner-human-rights-removed-russian-sexual-assault-claims-1711680">sa communication concernant les crimes sexuels supposément commis par des soldats russes à l’égard d’enfants</a> ; pour autant, <a href="https://ganhri.org/ganhri-and-ennhri-letter-on-nhri-ukraine/">ces mêmes associations se sont émues de la manière dont son mandat a été interrompu</a>, alors que rien dans la Constitution ni dans la loi ordinaire ne prévoyait une telle disposition.</p>
<p>Cette procédure n’a pu être justifiée que par l’instauration de la loi martiale, compte tenu des circonstances exceptionnelles ; elle n’en a pas moins été dénoncée par la <a href="https://www.ohchr.org/fr/countries/ukraine/our-presence">Mission de surveillance des droits de l’homme de l’ONU en Ukraine</a>, qui y a vu une « violation du droit international ». À notre connaissance, les représentants des institutions européennes, y compris de l’Ombudsman européen, n’ont pas publiquement dénoncé le limogeage de Denisova.</p>
<p>On peut néanmoins supposer que la nomination rapide, dès juin 2022, du nouvel ombudsman, <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/dmytro-lubinets-commissaire-aux-droits-humains-ukrainien-le-comite-international-de-la-croix-rouge-doit-publiquement-condamner-la-russie_6161241_3210.html">Dmytro Lubinets</a>, montre que Kiev accorde une importance certaine à ce poste, notamment dans la perspective de sa candidature à l’adhésion à l’UE.</p>
<h2>Les futurs élargissements et l’importance de l’ombudsman</h2>
<p>Dans un monde en tension et face aux ambitions de plus en plus affirmées des puissances russe et chinoise, l’UE semble déterminée à accélérer le processus d’adhésion de certains États candidats, comme l’Ukraine mais aussi la Moldavie et, à plus lointaine échéance, la Géorgie. Les lacunes institutionnelles constatées dans ces États devront être rapidement corrigées, quand bien même l’UE ferait preuve d’une certaine mansuétude à leur égard, au vu du contexte international qui l’incite à agir prestement.</p>
<p>À terme, chacun de ces pays devra disposer d’un médiateur national qui agira à la fois de façon indépendante à l’intérieur et en concertation, si besoin, avec le Réseau européen des médiateurs, dont l’ombudsman européen est le coordinateur. Dès lors, ce dernier pourrait se trouver ainsi renforcé dans son influence au sein des frontières de l’Europe.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225417/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Guillaume Martin ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’ombudsman, ou commissaire aux droits de l’homme, se fait progressivement une place au cœur des institutions de l’UE, notamment dans le contexte de la guerre en Ukraine.Guillaume Martin, Maître de conférences, Centre de recherche en management (LAREQUOI), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2266662024-03-26T19:07:57Z2024-03-26T19:07:57ZL’attaque de l’État islamique (EI-K) à Moscou risque d’aggraver la guerre entre la Russie et l’Ukraine<p>Un concert de musique dans la banlieue de Moscou a été le théâtre d’une attaque terroriste sanglante le 22 mars, lorsque des hommes équipés d’armes automatiques et de cocktails Molotov <a href="https://ici.radio-canada.ca/info/videos/1-8913079/attentat-moscou-au-moins-143-morts-et-182-blesses">ont tué plus de 140 personnes</a> et en ont blessé des dizaines d’autres. </p>
<p>Immédiatement après l’attentat, des spéculations sont apparues pour déterminer qui étaient les responsables.</p>
<p>Bien que l’Ukraine ait rapidement <a href="https://www.lesoir.be/576371/article/2024-03-22/une-attaque-moscou-fait-au-moins-40-morts-lukraine-nie-toute-implication">nié toute implication</a>, le président russe <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240323-attentat-de-moscou-poutine-%C3%A9voque-l-ukraine-qui-r%C3%A9fute-tout-r%C3%B4le-dans-la-tuerie-revendiqu%C3%A9e-par-l-ei">Vladimir Poutine a fait une brève déclaration télévisée</a> à sa nation pour suggérer, sans preuve, que l’Ukraine était prête à aider les terroristes à s’échapper.</p>
<p>Cependant, l’État islamique et plus particulièrement sa filiale afghane État islamique-Khorasan, EI-K, a par la suite <a href="https://www.youtube.com/watch?v=Y1kuQ7aK8zY">revendiqué la responsabilité de l’attaque</a>.</p>
<p>La Russie <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20240325-attentat-de-moscou-poutine-impute-l-attaque-%C3%A0-des-islamistes-radicaux-mais-pointe-toujours-l-ukraine">a fini par reconnaître l’implication d’islamistes radicaux dans l’attentat</a>, mais Vladimir Poutine pointe toujours l’Ukraine comme « commanditaire » du massacre. </p>
<p>Mais indépendamment de l’identité des terroristes, l’attentat de Moscou met en évidence deux problèmes majeurs.</p>
<p>Premièrement, les organisations terroristes — c’est-à-dire celles qui recourent à la violence à des fins politiques sans l’appui spécifique d’un gouvernement — peuvent utiliser des conflits préexistants et l’attention médiatique qui en résulte pour promouvoir leurs intérêts. Deuxièmement, les actions de ces organisations peuvent exacerber les conflits en cours.</p>
<h2>L’utilisation d’entités paramilitaires infra-étatiques</h2>
<p>De nombreux pays jugent utile d’employer des entités infra-étatiques et des paramilitaires pour atteindre leurs objectifs. <a href="https://theconversation.com/paramilitaries-in-the-russia-ukraine-war-could-escalate-and-expand-the-conflict-206441">La Russie et l’Ukraine ont eu recours et continuent d’avoir recours à de tels groupes</a> pour mener des actions que leurs soldats ne sont pas en mesure d’exécuter.</p>
<p>Si l’utilisation de ces forces présente certains <a href="https://www.taylorfrancis.com/books/mono/10.4324/9781003193227/serbian-paramilitaries-breakup-yugoslavia-iva-vuku%C5%A1i%C4%87">avantages pour un pays</a>, elle est en même temps problématique parce qu’elle conduit à se demander qui sont réellement derrière les actes.</p>
<p>Les attaques menées au début de l’année par des groupes houthis basés au Yémen contre des navires en mer Rouge en sont un exemple. Les Houthis sont <a href="https://www.cfr.org/in-brief/irans-support-houthis-what-know">généralement considérés</a> comme un groupe mandataire de l’Iran. Même s’il existe des liens étroits entre les deux, les Houthis <a href="https://theconversation.com/yemens-houthis-and-why-theyre-not-simply-a-proxy-of-iran-123708">ne sont pas contrôlés par l’Iran</a>. Supposer que l’Iran est directement à l’origine de l’attaque contre les navires de la mer Rouge est au mieux discutable, au pire carrément faux.</p>
<p>S’il est difficile d’évaluer le rôle d’un État dans la <a href="https://www.lawfaremedia.org/article/five-myths-about-sponsor-proxy-relationships">direction de ses proxys et paramilitaires</a>, cela n’est rien en comparaison de la difficulté à établir un lien entre les États et les organisations terroristes internationales. C’est une ambiguïté que les groupes terroristes peuvent exploiter.</p>
<h2>L’attention des médias : de l’oxygène pour les terroristes</h2>
<p>Définir le terrorisme est un exercice périlleux. La <a href="https://www.cambridge.org/core/books/abs/disciplining-terror/terrorism-fever-the-first-war-on-terror-and-the-politicization-of-expertise/12E123D58AA0437750CB882B066E2B6B">politisation du terme</a> depuis la guerre contre le terrorisme qui a suivi le 11 septembre 2001 a donné un nouveau sens à l’expression selon laquelle <a href="https://www.theatlantic.com/politics/archive/2012/05/is-one-mans-terrorist-another-mans-freedom-fighter/257245/">« le terroriste de l’un est le combattant de l’autre »</a>.</p>
<p>En règle générale, cependant, les <a href="https://www.washingtoninstitute.org/policy-analysis/defining-terrorism">décideurs politiques</a> <a href="https://www.cambridge.org/core/journals/political-science-research-and-methods/article/is-terrorism-necessarily-violent-public-perceptions-of-nonviolence-and-terrorism-in-conflict-settings/9BA6C161346EEE1563A7DC2639066A02">et les universitaires</a> définissent les groupes terroristes comme des organisations non étatiques qui cherchent à recourir à la violence ou à la menace de violence contre des civils pour atteindre des objectifs politiques, avec une certaine ambiguïté quant aux entités qui peuvent s’en charger.</p>
<p>Au XXI<sup>e</sup> siècle, la diffusion des <a href="https://www.igi-global.com/dictionary/scales-dynamics-outsourcing/14566">technologies de communication</a> et le <a href="https://archive.org/details/whatsnextproblem0000unse/page/82/mode/2up">cycle d’information 24 heures sur 24</a> ont donné aux groupes terroristes de nouveaux moyens d’attirer l’attention de la communauté internationale.</p>
<p>Des vidéos peuvent être téléchargées en temps réel par des groupes terroristes, et l’attention internationale ne tarde pas à suivre. Les médias d’information sont toutefois <a href="https://www.aljazeera.com/opinions/2019/7/9/the-problem-is-not-negative-western-media-coverage-of-africa/">très sélectifs</a> dans ce qu’ils couvrent.</p>
<p>En raison de la sélectivité des médias, les organisations terroristes cherchent <a href="https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0047272717301214">à maximiser leur audience</a>. L’un des moyens d’y parvenir est de lier leurs activités à des événements en cours. L’attaque de l’EI-K à Moscou illustre cette tendance.</p>
<p>La décision de l’EI-K d’attaquer la salle de concert de Moscou n’était pas purement opportuniste. L’État islamique et ses organisations subsidiaires <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/fusillade-en-russie-l-etat-islamique-et-la-russie-ont-une-dette-de-sang-qui-remonte-a-plusieurs-annees-analyse-un-specialiste-du-jihadisme-apres-la-revendication-de-Daech_6441190.html">reprochent à la Russie</a> son rôle dans la destruction de l’EI en Syrie et en Irak.</p>
<p>L’attaque de l’EI-K contre Moscou correspond donc à son propre agenda, tout en faisant progresser ses objectifs. Le problème est le potentiel d’escalade.</p>
<h2>L’escalade du conflit entre la Russie et l’Ukraine</h2>
<p>Il reste encore beaucoup d’inconnues sur l’attaque. Il est toutefois possible d’en tirer certaines conséquences potentielles.</p>
<p>Les autorités américaines avaient <a href="https://www.youtube.com/watch?v=iDEkly_6P4A">précédemment averti la Russie</a> qu’une attaque était imminente. Les autorités russes n’ont pas tenu compte de cet avertissement.</p>
<p>Poutine a même déclaré avant l’attaque que les <a href="https://www.rtbf.be/article/attentat-a-moscou-washington-avait-averti-poutine-parlait-alors-de-mensonges-11348726">avertissements américains à cet effet</a> étaient une forme de chantage. Ainsi, même un avertissement sincère des États-Unis a été perçu par les autorités russes à la lumière du conflit plus large entre la Russie et l’Ukraine.</p>
<p>Les suites de l’attaque risquent d’amplifier ces inquiétudes. Poutine a affirmé que quatre personnes impliquées dans le conflit avaient été capturées en <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/attaque-terroriste-pres-de-moscou/direct-attentat-terroriste-pres-de-moscou-les-quatre-suspects-ont-ete-places-en-detention-provisoire_6445771.html">tentant de fuir</a> vers l’Ukraine.</p>
<p>Cela semble discutable : la frontière entre la Russie et l’Ukraine est l’un des endroits les plus militarisés du pays en raison de la guerre. Le résultat, cependant, est que la tentative d’évasion présumée a permis aux politiciens russes de <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2024-03-26/le-fsb-accuse-l-ukraine-et-l-occident-d-avoir-facilite-l-attentat-pres-de-moscou.php">relier l’attaque</a> aux autorités ukrainiennes, malgré les <a href="https://fr.news.yahoo.com/pr%C3%A9sidence-ukrainienne-affirme-navoir-rien-194842346.html">protestations contraires</a> de ces dernières.</p>
<p>Les autorités russes devront agir, comme le ferait n’importe quel État à la suite d’une telle agression. Mais les représailles sont d’autant plus probables que <a href="https://www.nytimes.com/2024/03/23/world/europe/putin-russia-moscow-attack.html">Poutine</a> se présente comme le protecteur du peuple russe.</p>
<p>L’élimination du terrorisme est cependant une tâche <a href="https://www.nytimes.com/2021/09/10/world/europe/war-on-terror-bush-biden-qaeda.html">extrêmement difficile, voire impossible</a>, comme le montre l’expérience américaine. La guerre entre la Russie et l’Ukraine offre toutefois aux autorités russes un terrain propice pour canaliser ailleurs le chagrin et l’indignation suscités par le tragique attentat.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226666/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>James Horncastle ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine a nié toute implication dans l’attentat terroriste de Moscou. Cela ne signifie pas que la Russie n’essaiera pas d’utiliser cet événement pour intensifier sa guerre avec l’Ukraine.James Horncastle, Assistant Professor and Edward and Emily McWhinney Professor in International Relations, Simon Fraser UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2262532024-03-26T16:40:31Z2024-03-26T16:40:31ZLes guerres d’Ukraine et de Gaza vont-elles redynamiser le droit international ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/583758/original/file-20240322-22-cwnsz5.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C4%2C2907%2C1961&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Riad Al-Malki, ministre des Affaires étrangères de la Palestine (à gauche), salue le Procureur de la Cour pénale internationale Karim Khan, le 21&nbsp;février 2024 à La Haye.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://twitter.com/CourPenaleInt/status/1759961734733873192/photo/1">Compte Twitter de la Cour pénale internationale</a></span></figcaption></figure><p>L’effectivité du droit international est souvent remise en cause, surtout durant les conflits armés, quand les déclarations des diverses juridictions ne semblent avoir aucun effet sur les belligérants.</p>
<p>Pourtant, les deux grands conflits armés en cours actuellement qui attirent particulièrement l’attention occidentale, à savoir le conflit russo-ukrainien et le conflit israélo-palestinien, pourraient, à terme, conférer au droit international une dynamique nouvelle.</p>
<h2>L’activisme judiciaire des parties prenantes</h2>
<p>Les parties prenantes de ces deux conflits se sont en effet saisies de l’outil judiciaire comme moyen complémentaire de combat. Les exemples de l’Ukraine et de la Palestine sont pour le moins instructifs à cet égard.</p>
<p>Présentons d’abord le cas de l’Ukraine. En réaction à l’agression russe entamée en 2014, l’Ukraine a saisi pas moins de sept juridictions internationales, dont la Cour internationale de Justice (CIJ). La Cour pénale internationale (CPI) est également impliquée.</p>
<p>La CIJ connaît de deux affaires. La première est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/166"><em>Application de la convention internationale pour la répression du financement du terrorisme et de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale</em></a>. C’est une affaire contentieuse introduite par l’Ukraine en 2017 contre la Russie et dont l’arrêt a été publié par la Cour le 31 janvier 2024, suscitant <a href="https://www.justsecurity.org/91781/taking-stock-of-icj-decisions-in-ukraine-v-russia-cases-and-implications-for-south-africas-case-against-israel/">quelques déceptions</a> chez certains observateurs qui ont pu regretter le rejet par la Cour de la majorité des requêtes ukrainiennes.</p>
<p>La seconde affaire introduite par Kiev devant la CIJ est <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182"><em>Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide</em></a>. Elle a été introduite en 2022 contre la Russie et est toujours pendante.</p>
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<p>Si l’Ukraine n’est évidemment pas le premier État à saisir la juridiction onusienne dans le cadre d’un conflit armé, aucun État ne l’avait saisie si rapidement. En effet, l’affaire concernant la convention sur le génocide a été introduite par l’Ukraine le 26 février 2022, soit seulement deux jours après le lancement de l’invasion russe. C’est un délai extrêmement court, qui dépasse le plus court jusqu’à présent <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/150">(Costa Rica contre Nicaragua en 2010, en raison d’une incursion de l’armée nicaraguayenne en territoire costaricien)</a>, qui était de 17 jours entre l’incident et l’introduction de l’affaire.</p>
<p>Le cas de la CPI est tout aussi intéressant, et démontre aussi un fort volontarisme ukrainien. Kiev n’est pas partie au Statut de Rome, ce qui élimine en théorie toute possibilité pour la Cour d’être compétente à son sujet. Toutefois, il existe une procédure <em>ad hoc</em>, décrite à l’article 12§3 du <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/NR/rdonlyres/ADD16852-AEE9-4757-ABE7-9CDC7CF02886/283948/RomeStatuteFra1.pdf">Statut</a>, qui permet à un État de se soumettre à la juridiction de la Cour sur une situation particulière. L’Ukraine a utilisé cette procédure afin que la CPI puisse être compétente pour enquêter sur les crimes qui auraient pu être commis sur le territoire ukrainien depuis la fin de l’année 2013. L’examen préliminaire a débuté le 25 avril 2014 et l’enquête a effectivement commencé le 2 mars 2022.</p>
<p>S’agissant de la Palestine, la dynamique judiciaire est similaire, au moins vis-à-vis de la CPI. On constate une véritable volonté que la juridiction pénale internationale soit en capacité de se saisir de la situation, avec une double action : une <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/letat-de-palestine-ratifie-le-statut-de-rome">ratification du Statut de Rome</a> et un dépôt de déclaration en vertu de l’article 12§3, le temps que l’adhésion soit officielle – ce qu’elle sera le 1<sup>er</sup> avril 2015.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/conflit-israelo-palestinien-ce-que-dit-le-droit-215358">Conflit israélo-palestinien : ce que dit le droit</a>
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<p>Si l’Ukraine a bénéficié d’un renvoi par un groupe d’États parties au Statut – sur lequel nous reviendrons –, la Palestine a <a href="https://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2018/05/22/gaza-les-palestiniens-demandent-une-enquete-de-la-cour-penale-internationale-sur-israel_5302764_3218.html">déféré elle-même sa situation au Procureur le 22 mai 2018</a>. L’examen préliminaire s’est clôturé le 20 décembre 2019, date à laquelle le Procureur de l’époque, Fatou Bensouda, a annoncé demander une expertise juridique plus précise de la Chambre préliminaire I sur l’étendue de la compétence territoriale de la Cour. Celle-ci <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/la-chambre-preliminaire-i-de-la-cpi-rend-sa-decision-sur-la-demande-du-procureur-relative-la">a statué</a> le 5 février 2021 « que la Cour pouvait exercer sa compétence pénale dans la situation en Palestine et que sa compétence territoriale s’étendait à Gaza et à la Cisjordanie, y compris Jérusalem-Est ».</p>
<p>Le Procureur a par conséquent <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-mme-fatou-bensouda-propos-dune-enquete-sur-la-situation-en">annoncé</a> le 3 mars 2021 l’ouverture d’une enquête à propos de la situation en Palestine, sur les crimes qui auraient été commis depuis le 13 juin 2014.</p>
<p>L’activisme judiciaire de l’Ukraine et de l’Autorité palestinienne pourrait encourager, à notre sens, une modification de la perception du droit international par les États impliqués dans un conflit armé. Si auparavant, il était perçu comme un outil disponible une fois que les hostilités ont cessé, il est désormais vu comme un outil mobilisable en même temps que les armes, ce qui accroît potentiellement ses chances d’utilisation. Mais, signe supplémentaire d’une redynamisation du droit international, les parties prenantes aux conflits ne sont pas les seules à se saisir de l’outil judiciaire.</p>
<h2>L’implication des États tiers</h2>
<p>Concernant l’affaire soumise par l’Ukraine à la CIJ sur la base de la convention sur le génocide, on constate l’implication d’une trentaine d’États tiers. En effet, le <a href="https://www.icj-cij.org/fr/statut">Statut de la CIJ</a> prévoit à ses articles 62 et 63 que les États tiers peuvent intervenir dans une affaire déjà portée devant la Cour. Si l’article 62 a une portée générale, l’article 63 concerne spécifiquement l’interprétation d’une convention. Il s’agit alors pour les États de pouvoir s’exprimer sur l’interprétation d’un traité et de se soumettre par la même occasion à la sentence rendue par le juge – ce qui n’est, sans intervention, pas automatique, étant donné que l’article 59 du Statut prévoit que la décision du juge n’est obligatoire que pour les parties en litige.</p>
<p>Dans l’affaire soumise par Kiev en 2022, <a href="https://www.icj-cij.org/fr/affaire/182/intervention">33 États tiers</a> ont déposé une « Déclaration d’intervention » selon la procédure ci-dessus, y compris la France. Aucun de ces États n’est directement impliqué dans le conflit armé, ce qui démontre le fort attrait exercé par le droit international. C’est encore plus frappant si on fait une comparaison avec des affaires similaires précédentes.</p>
<p>Sur toutes les affaires soumises à la CIJ depuis 1947, la procédure d’intervention a été utilisée une vingtaine de fois. La plupart du temps, une affaire ne voit qu’une déclaration déposée par un seul État. Le cas de l’affaire ukrainienne apparaît ainsi tout à fait nouveau, avec une mobilisation de plus de trente États.</p>
<p>Pour ce qui est de la CPI, nous l’avons évoqué, c’est un groupe d’États parties qui a déféré la situation ukrainienne au Procureur. Cette façon de saisir la Cour est une option qui reste assez rare : elle représente à ce jour 12 % des saisines.</p>
<p>Sur les quatre façons disponibles, celle-ci était la plus rapide. L’Ukraine n’aurait pas pu saisir le Procureur car elle n’est pas partie au Statut de Rome. Le Procureur aurait pu ouvrir une enquête de sa propre initiative et agir <em>propio muto</em>, mais cela aurait nécessairement pris du temps. Le renvoi par le Conseil de sécurité était tout bonnement inenvisageable, la Russie étant membre permanent. La dernière option était donc le renvoi par un État partie. C’est en ce sens qu’un groupe de 39 États a déféré la situation en Ukraine devant le Bureau du Procureur. Le titulaire actuel du poste, Karim Khan, a <a href="https://www.icc-cpi.int/fr/news/declaration-du-procureur-de-la-cpi-karim-aa-khan-qc-sur-la-situation-en-ukraine-reception-de">déclaré l’ouverture de l’enquête</a> le 2 mars 2022. Dans le mois qui a suivi, quatre autres États parties se sont joint au groupe ayant déféré la situation.</p>
<p>La forte implication d’États tiers se retrouve aussi dans le conflit israélo-palestinien.</p>
<p>Parlons d’abord de ce qui se passe à la CIJ, qui n’a pas été impliquée par la Palestine mais bien par des États tiers. Deux affaires distinctes concernent ce conflit : un avis consultatif demandé par l’Assemblée générale des Nations unies fin 2022 et une procédure contentieuse lancée plus récemment par l’Afrique du Sud.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1725523434896031821"}"></div></p>
<p>La première affaire s’intitule <em>Conséquences juridiques découlant des politiques et pratiques d’Israël dans le Territoire palestinien occupé, y compris Jérusalem-Est</em>. Elle fait suite à une <a href="https://documents.un.org/doc/undoc/gen/n23/004/71/pdf/n2300471.pdf?token=J1VS9T939kSviJkGQT&fe=true">requête pour avis consultatif</a> déposée par l’AG le 30 décembre 2022. La procédure est toujours en cours, les audiences publiques s’étant terminées le 26 février 2024. On attend désormais l’avis consultatif, qui sera donné ultérieurement, certains observateurs évoquant un <a href="https://www.reuters.com/world/middle-east/turkey-tells-world-court-occupation-is-root-cause-israeli-palestinian-conflict-2024-02-26/">délai de six mois</a>.</p>
<p>La seconde affaire, relevant elle de la procédure contentieuse, s’intitule <em>Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la Bande de Gaza</em>. Elle a été déposée par l’Afrique du Sud contre Israël et enregistrée au Greffe de la Cour le 28 décembre 2023.</p>
<p>Pretoria a en effet déposé une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-fr.pdf">requête introductive d’instance</a> pour manquements israéliens à la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention sur le génocide</a> ainsi qu’une demande en indication de mesures conservatoires vis-à-vis de la situation à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Suite à la tenue d’audiences publiques, la Cour a publié le 26 janvier 2024 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf">ordonnance</a> dans laquelle elle décide de mesures conservatoires à l’encontre d’Israël, dont l’obligation pour Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza, de tout acte entrant dans le champ d’application de l’article II de la convention », tels que le meurtre ou l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe.</p>
<p>Le 12 février, l’Afrique du Sud a demandé l’indication de mesures additionnelles, demande qui a été rejetée par la Cour, qui a réitéré la nécessité de « la mise en œuvre immédiate et effective des mesures conservatoires indiquées […] dans son ordonnance du 26 janvier 2024 ».</p>
<p>Tout récemment, le 6 mars, <a href="https://www.reuters.com/world/south-africa-asks-world-court-more-measures-against-israel-2024-03-06/">l’Afrique du Sud a soumis une requête urgente</a> pour prévenir la famine dans la bande de Gaza. Tandis qu’Israël a fait part de ses observations à ce sujet le 15 mars, la Cour ne s’est pas encore prononcée.</p>
<p>Il est frappant de voir que des États tiers, individuellement ou collectivement, soient aussi dynamiques sur le volet judiciaire d’une affaire qui ne les concerne pas directement.</p>
<p>C’est également le cas avec la CPI. Si la Palestine a pu elle-même saisir le Procureur suite à son adhésion au Statut de Rome, cela n’a pas empêché des États tiers de s’engager dans cette affaire. Elle a récemment bénéficié de deux renvois par des groupes d’États parties : <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2023-11/ICC-Referral-Palestine-Final-17-November-2023.pdf">cinq États</a> (Afrique du Sud, Bangladesh, Bolivie, Comores, Djibouti) ont renvoyé la situation devant le Procureur le 17 novembre 2023 et <a href="https://www.icc-cpi.int/sites/default/files/2024-01/2024-01-18-Referral_Chile__Mexico.pdf">deux autres</a> (Chili et Mexique) l’ont fait le 18 janvier 2024. Ce renvoi par des États tiers après que le Procureur s’est saisi de l’affaire, qui a pour but d’« attirer l’attention du Bureau du Procureur » dans un contexte de « nécessaire priorisation de certaines situations », est inédit et est significatif du rôle que les États veulent faire jouer au droit international.</p>
<h2>Des conséquences sur le système juridique international ?</h2>
<p>Au moment où est commémoré le trentième anniversaire du génocide rwandais, qui a constitué l’occasion de mettre en place <a href="https://unictr.irmct.org/fr/tribunal">« le premier tribunal international à rendre des jugements contre les personnes présumées responsables de génocide »</a>, ces recours multiples à la CIJ et à la CPI pourraient avoir des conséquences sur le système juridique international. La nouvelle phase de la guerre russo-ukrainienne a d’ailleurs renouvelé l’intérêt d’établir des <a href="https://theconversation.com/les-crimes-commis-en-ukraine-pourront-ils-un-jour-faire-lobjet-dun-proces-international-181021">juridictions pénales internationales spéciales</a>, notamment concernant le crime d’agression.</p>
<p>Cet engagement vis-à-vis du droit pourrait inviter à considérer la promotion de mécanismes d’acception <em>ad hoc</em> de juridictions internationales, qui peuvent s’avérer constituer des leviers intéressants pour les juristes qui souhaitent voir le droit international occuper une place plus grande dans les relations internationales contemporaines.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/226253/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Samantha Marro-Bernadou ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Alors même qu’ils sont toujours en cours, les deux grands conflits armés actuels ont donné lieu à plusieurs saisines de la Cour internationale de justice et de la Cour pénale internationale.Samantha Marro-Bernadou, Doctorante en science politique - Institut de recherche Montesquieu, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2251462024-03-15T15:40:37Z2024-03-15T15:40:37ZL’exaltation du « sacrifice pour la patrie » au cœur de l’idéologie du régime poutinien<p>La Russie actuelle est une société marquée par la répression systématique de toute contestation. Cette situation n’est pas récente. Quand il y a dix ans, en mars 2014, la Russie a annexé la Crimée et déclenché le « printemps russe » dans l’est de l’Ukraine, de nombreuses lois visant à faire taire les voix dissonantes y étaient déjà en vigueur, notamment les tristement célèbres <a href="https://www.fidh.org/fr/regions/europe-asie-centrale/russie/russie-la-nouvelle-legislation-sur-les-agents-de-l-etranger-va-encore">« loi sur les agents étrangers »</a> et <a href="https://www.lemonde.fr/europe/article/2013/06/30/russie-poutine-promulgue-deux-lois-denoncees-comme-liberticides_3439201_3214.html">« loi interdisant la propagande de l’homosexualité »</a>.</p>
<p>Au cours des années suivantes, et spécialement depuis l’invasion à grande échelle lancée le 24 février 2022, le pouvoir s’est encore durci, au point d’opérer un <a href="https://www.hrw.org/fr/news/2024/01/11/russie-la-repression-atteint-de-nouveaux-sommets">nettoyage total</a> de l’espace politique et culturel du pays.</p>
<h2>La répression et la guerre</h2>
<p>Comme <a href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">rapporté</a> par Proekt.Media – un groupe de journalistes indépendants dont les membres ont été eux-mêmes dernièrement <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/07/15/la-russie-interdit-proekt-un-media-d-investigation-repute_6088377_3210.html">réduits au silence ou contraints à quitter le pays</a> –, uniquement sur la période 2018-2023, c’est-à-dire lors du mandat actuel de Vladimir Poutine, environ 110 000 personnes ont été poursuivies en Russie en vertu d’articles politiques du code administratif (qui exposent à des amendes, parfois très élevées), et 5 613 en vertu d’articles politiques du code pénal (qui exposent à des peines de prison).</p>
<p>Ce dernier chiffre, observé, répétons-le, en moins de cinq ans, est supérieur à l’ensemble des poursuites pour infractions politiques au code pénal recensées au total sous Khrouchtchev et Brejnev (1954-1982).</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=383&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580485/original/file-20240307-30-m2ppo0.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=482&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Sous Poutine, en plus des 5 613 personnes jugées au pénal pour « extrémisme » et autres articles politiques, près de 100 000 personnes ont comparu devant la justice pour des délits administratifs à teneur politique.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.proekt.media/en/guide-en/repressions-in-russia-study/">Graphique réalisé par Proekt.Media</a></span>
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<p>En outre, l’enquête souligne que ces chiffres ne sont que la partie émergée de l’iceberg et que l’ampleur réelle de la répression pourrait être bien plus importante : certains autres articles répressifs, a priori non politiques, sont fréquemment utilisés pour poursuivre des personnes supposées hostiles au Kremlin. Ainsi, de nombreux Russes ayant pris part à des rassemblements non autorisés ont été jugés pour « refus d’obtempérer » ou pour « infraction aux restrictions liées à la pandémie de Covid-19 ».</p>
<p>Depuis février 2022, entre 600 000 et 1 million de Russes ont <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-65790759">quitté le pays</a>. Parmi ceux qui sont restés et sont allés combattre en Ukraine, entre 47 000 (<a href="https://zona.media/casualties">estimation minimale, les noms de chacun d’entre eux ayant été répertoriés</a> et 360 000 (<a href="https://war.ukraine.ua/faq/what-are-the-russian-death-toll-and-other-losses-in-ukraine/">chiffres avancés par les forces armées ukrainiennes</a>) y ont trouvé la mort.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/N6AdNvFM8jk?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>Selon les calculs du ministère britannique de la Défense, <a href="https://www.euronews.com/2024/03/03/russia-likely-suffered-at-least-355000-casualties-in-ukraine-war-uk-mod">l’armée russe a déploré en moyenne 983 soldats morts ou blessés chaque jour</a> en février 2024. En 2023, <a href="https://www.forumfreerussia.org/en/news-en/2023-09-22/average-life-expectancy-of-mobilized-russians-in-ukraine-war-was-4-5-months">l’espérance de vie moyenne d’un mobilisé russe</a> n’était que de quatre mois et demi.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-la-plainte-etouffee-des-mobilises-et-de-leurs-familles-224678">En Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles</a>
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<p>Ces chiffres effarants, de même que le <a href="https://www.bfmtv.com/international/asie/russie/mauvaises-conditions-materiel-obsolete-des-soldats-russes-crient-leur-desespoir-dans-une-video_AV-202210070261.html">niveau calamiteux des vêtements et équipements fournis aux soldats</a>, témoignent du peu de cas que fait le pouvoir russe de la vie de ses militaires – et, plus généralement, de ses citoyens. Ce pouvoir met en œuvre ce que l’on appelle une <a href="https://modernrhetoric.files.wordpress.com/2018/12/thanatopolitics-bloomsbury-handbook.pdf">thanatopolitique</a>, c’est-à-dire une politique où la mort violente des habitants est perçue comme une issue souhaitable dès lors qu’elle participe à la grandeur de l’État.</p>
<h2>Offrir sa vie à l’État, seule existence utile</h2>
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<p>« Il y a des gens dont on peine à dire s’ils ont vraiment vécu ou non. Ils meurent d’on ne sait quoi, par exemple d’un abus de vodka… Votre fils, lui, a vécu. Il a atteint son but. Cela signifie que sa mort a eu un sens. »</p>
</blockquote>
<p><a href="https://www.youtube.com/watch?v=4tRQIn6GRiU">Cette tirade</a> a été adressée par Vladimir Poutine, en 2022, à une femme dont le fils avait été tué dès la première guerre du Donbass, en 2014.</p>
<p>L’idéologie du régime de Poutine est <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vladimir-poutine-nous-irons-au-paradis-en-martyrs">eschatologique</a> : elle normalise la mort et la destruction. Un exemple éloquent en a été donné lors d’un récent concert de <a href="https://www.watson.ch/fr/soci%C3%A9t%C3%A9/poutine/447821235-shaman-le-parafasciste-voici-le-chanteur-prefere-de-poutine">Shaman, l’un des chanteurs les plus populaires du pays</a>, où en criant « Je suis russe ! », le refrain de son titre-phare, il appuie sur un bouton rouge simulant le bouton nucléaire, ce qui provoque immédiatement un feu d’artifice géant, à la plus grande joie du public :</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720919264796836076"}"></div></p>
<p>Pour l’État totalitaire qu’est <a href="https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/14782804.2019.1651699">devenue la Russie de Poutine</a>, les citoyens n’ont de valeur qu’en tant que corps patriotiques dont le seul but est de mourir pour le souverain si nécessaire.</p>
<p>C’est pourquoi la loyauté envers le gouvernement et la possession d’un corps sain capable, le cas échéant, de faire la guerre, sont les principaux critères d’après lesquels l’État totalitaire trace les frontières entre « les nôtres » et « les autres », entre « les gens nécessaires » et « les gens superflus ». Ces « gens en trop », aux yeux du régime poutinien, ce sont les membres de l’opposition politique et culturelle, la communauté LGBTIQ+, ou encore les femmes ne souhaitant pas avoir d’enfants.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1729804563572556268"}"></div></p>
<p>C’est pourquoi, aussi, les propagandistes de Poutine <a href="https://cepa.org/article/morality-shouldnt-get-in-the-way-russias-genocidal-state-media/">affirment</a> que l’objectif de l’« opération militaire spéciale » en Ukraine (l’euphémisme que le régime emploie pour désigner la guerre actuelle) n’est pas de tuer tous les Ukrainiens en tant que peuple, mais seulement ceux qui ne se considèrent pas comme faisant partie du « monde russe ».</p>
<p>C’est pourquoi la Russie <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-recherche-des-enfants-deportes-par-la-russie-une-course-contre-la-montre-avant-qu-ils-ne-disparaissent_6319473.html">a kidnappé des enfants ukrainiens</a> et tue leurs parents : le psychisme des enfants est flexible et ils peuvent être <a href="https://www.kyivpost.com/post/25213">« rééduqués »</a>, contrairement aux adultes.</p>
<p>C’est pourquoi de nombreuses épouses de soldats russes, après avoir appris que leurs maris violaient des Ukrainiennes, <a href="https://filmscosmos.com/intercepted/">légitiment ces actes</a> – parce que, selon elles, les femmes ukrainiennes ne sont pas des femmes comme elles.</p>
<p>Les détracteurs du régime de Poutine qualifient volontiers sa politique à l’égard des Ukrainiens de manifestation par le néologisme <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/08/25/rachisme-le-nouveau-mot-de-la-guerre-en-ukraine_6138996_3210.html">« rachisme »</a>, une contraction de « Rossia » (Russie) et de « fachizm » (fascisme) qu’employait déjà le premier président indépendantiste de la Tchétchénie (la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9publique_tch%C3%A9tch%C3%A8ne_d%27Itchk%C3%A9rie">République d’Itchkérie</a>) Djokhar Doudaïev. En 1995, décrivant la politique de Moscou pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il l’a qualifiée d’« extrêmement cruelle, inhumaine, basée sur le chauvinisme grand-russe et sur la tactique de la terre brûlée ». Le concept a depuis été évoqué de nouveau dans le contexte de la guerre russo-géorgienne en 2008, de l’annexion de la Crimée en 2014, de la guerre subséquente dans le Donbass et de <a href="https://www.nytimes.com/2022/05/19/opinion/russia-fascism-ukraine-putin.html">l’invasion russe de l’Ukraine</a>.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1650960946506919942"}"></div></p>
<p>Le régime de Poutine a nourri cette idéologie en réhabilitant dans une large mesure le stalinisme. En 2023, il y avait en Russie <a href="https://www.rferl.org/a/russia-stalin-victims-memorials-vandalism/32620956.html">110 monuments à la gloire de Staline</a> ; 95 d’entre eux ont été érigés sous Vladimir Poutine. La société russe se réapproprie rapidement les méthodes soviétiques de gouvernance et de contrôle, comme en témoigne la <a href="https://www.geo.fr/geopolitique/donos-dans-russie-en-guerre-de-vladimir-poutine-la-delation-est-redevenue-un-sport-national-218137">multiplication des dénonciations</a> de citoyens russes les uns contre les autres pour « manque de fiabilité politique », qui a entraîné l’emprisonnement de nombreuses personnes.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/70-ans-apres-la-mort-de-staline-son-spectre-hante-toujours-la-russie-199489">70 ans après la mort de Staline, son spectre hante toujours la Russie</a>
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<h2>Peut-on évaluer l’attachement réel des Russes à l’idéologie du pouvoir ?</h2>
<p>Les sondages réalisés dans une société non libre ne peuvent être considérés comme une source d’information fiable, mais ils peuvent donner un aperçu de la situation.</p>
<p><a href="https://www.levada.ru/2023/12/08/konflikt-s-ukrainoj-otsenki-noyabrya-2023-goda/">Selon une enquête effectuée en novembre 2023 par le Centre Levada</a>, les deux principaux sentiments – contradictoires – que la guerre avec l’Ukraine a suscités chez les Russes depuis qu’elle a démarré sont, d’une part, la terreur (32 %) et, d’autre part, la fierté pour leur pays (45 %). Cette fierté est principalement ressentie par les hommes et les personnes plus âgées, qui ont connu l’URSS. L’anxiété, la peur et l’horreur sont plus souvent ressenties par les femmes et par l’ensemble des Russes nés sous Poutine.</p>
<p>Pourtant, selon cette même enquête, la proportion de Russes qui pensent qu’il faut entamer des pourparlers de paix reste élevée : elle s’élève à 57 %, soit le même niveau qu’en octobre 2022 (après l’annonce de la mobilisation partielle). 36 % des personnes interrogées sont favorables à la poursuite de l’action militaire. Environ autant (40 %) ont collecté de l’argent et des biens pour les faire parvenir aux participants à l’« opération spéciale » au cours de l’année écoulée.</p>
<p><a href="https://www.bbc.com/russian/news-64764949">Selon les auteurs du projet de recherche indépendant « Chroniques »</a>, les Russes ne répondent pas sincèrement à la question de savoir s’ils soutiennent l’« opération spéciale », de crainte de subir les représailles du pouvoir s’ils assument leur opposition. Certains disent qu’ils la soutiennent uniquement pour « se fondre dans la foule » des conformistes. Pour d’autres, il y a une différence entre soutenir la guerre et soutenir les Russes qui y ont été envoyés. Dans l’ensemble, cependant, les sociologues estiment que les sanctions fonctionnent et que les réfrigérateurs vides « annuleront » l’effet de la propagande de Poutine, et que ceux qui tentent encore d’éviter les jugements politiques sur la guerre seront alors contraints de les formuler.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-soutien-de-facade-des-russes-a-la-guerre-en-ukraine-216314">Le soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine</a>
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<p>Pour l’heure, en tout cas, il semble très difficile d’imaginer que le peuple russe puisse renverser le régime. La <a href="https://www.20minutes.fr/monde/russie/4079320-20240302-mort-alexei-navalny-milliers-russes-defilent-tombe-opposant-apres-funerailles">réaction massive à la mort d’Alexeï Navalny</a> démontre sans doute qu’il existe une vraie demande intérieure de changements démocratiques, mais celle-ci est à ce stade insuffisante pour provoquer ce souffle immense de mécontentement populaire qui pourrait ébranler profondément le système.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225146/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Alexandra Yatsyk ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le poutinisme repose sur la thanatopolitique – de thanatos, la mort – qui proclame que la vie des citoyens n’a de sens que si elle est vécue, et sacrifiée, dans « l’intérêt de la Russie ».Alexandra Yatsyk, Chercheuse en sciences politiques, Université de LilleLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2252072024-03-12T16:07:37Z2024-03-12T16:07:37ZÀ partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ?<p>Le 26 février, <a href="https://www.bfmtv.com/politique/elysee/guerre-en-ukraine-les-propos-complets-d-emmanuel-macron-sur-l-envoi-de-troupes-au-sol_AV-202402270832.html">Emmanuel Macron</a> a entrouvert la porte à un déploiement possible de troupes de l’OTAN au sol en Ukraine, « de manière officielle, assumée et endossée », jugeant que « rien ne [devait] être exclu pour poursuivre l’objectif qui est le nôtre : la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre ».</p>
<p>La sortie du président de la République a suscité une levée de boucliers, tant du côté des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/27/les-allies-divises-sur-l-option-d-une-intervention-au-sol-en-ukraine_6218802_3210.html">principaux alliés de la France</a>, que des <a href="https://www.youtube.com/watch?v=cf-NE7VnP_E">partis d’opposition en interne</a>. Alors que les Occidentaux ont jusqu’à présent fait preuve d’une grande prudence vis-à-vis de la Russie, puissance dotée de l’arme nucléaire, la perspective du déploiement de troupes au sol est perçue comme une <a href="https://www.theguardian.com/commentisfree/2024/feb/29/emmanuel-macron-troops-ukraine-russia-france">escalade dangereuse</a>, à même de donner un nouveau statut aux partenaires de l’Ukraine : celui de <a href="https://www.lefigaro.fr/international/envoi-de-troupes-occidentales-en-ukraine-l-hypothese-d-emmanuel-macron-deja-ecartee-par-de-nombreux-allies-20240227">cobelligérant</a>.</p>
<p>La polémique n’est pas neuve : depuis février 2022, chaque fois que les Occidentaux franchissent un pas supplémentaire dans leur réponse à l’invasion russe (en imposant de nouvelles sanctions ou en livrant de nouveaux types d’armes), quelques commentateurs se demandent si cela ne revient pas, cette fois-ci, à franchir le <a href="https://www.marianne.net/monde/europe/cobelligerance-les-occidentaux-sont-ils-en-train-de-sengager-dans-le-conflit-en-ukraine">pas symbolique</a> qui ferait basculer la France en guerre – en guerre contre la Russie. De fait, à partir de quand peut-on considérer qu’un État est « en guerre » contre un autre ? Où se situe concrètement la <a href="https://theconversation.com/comment-les-philosophes-de-lantiquite-pensaient-la-guerre-178494">frontière</a> entre la guerre et la paix ?</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/limpact-de-la-guerre-en-ukraine-sur-la-cooperation-militaire-franco-allemande-223671">L’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande</a>
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<h2>Les ambiguïtés du discours politique</h2>
<p>La France est-elle en guerre, ou est-elle sur le point d’entrer en guerre, en Ukraine ? À cette question pour le moins sensible, les responsables gouvernementaux français apportent des réponses étonnamment variables. Après avoir martelé, les <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284216-emmanuel-macron-02032022-ukraine-consequences-economiques">2 mars</a>, <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284517-emmanuel-macron-11032022-ukraine">11 mars</a> et <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/285102-emmanuel-macron-09052022-union-europeenne">9 mai 2022</a>, que « nous ne sommes pas en guerre », Emmanuel Macron déclare finalement, dans un discours sur la crise énergétique, le 5 septembre 2022, que <a href="https://rmc.bfmtv.com/actualites/international/crise-energetique-nous-sommes-en-guerre-c-est-un-etat-de-fait-lance-emmanuel-macron_AV-202209050550.html">« nous sommes en guerre, c’est un état de fait »</a>, puis appelle, le 19 janvier 2024 à accélérer le passage à une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/ukraine-emmanuel-macron-exhorte-l-industrie-de-defense-a-passer-en-mode-economie-de-guerre-988335.html">« économie de guerre »</a>.</p>
<p>Le 1<sup>er</sup> mars 2022, alors que <a href="https://www.vie-publique.fr/discours/284239-florence-parly-jean-baptiste-lemoyne-olivier-dussopt-01032022-ukraine">Florence Parly, la ministre des Armées de l’époque, écartait</a> devant les sénateurs l’envoi de troupes combattantes car cette option « ferait de nous des cobelligérants », son collègue de l’Économie, <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2022/03/01/nous-allons-provoquer-l-effondrement-de-l-economie-russe-affirme-bruno-le-maire_6115679_823448.html">Bruno Le Maire, affirmait sur France Info</a> que la France et ses alliés s’apprêtaient à « livrer une guerre économique et financière totale à la Russie » (avant de faire marche arrière quelques heures plus tard, admettant que l’emploi du terme <em>guerre</em> était « inapproprié »).</p>
<p>Si elles peuvent être source de confusion, ces citations ont aussi le mérite de révéler deux caractéristiques des usages (et non-usages) politiques du terme de <em>guerre</em>.</p>
<p>Ce terme n’est pas réservé au champ de la conflictualité armée, mais se voit appliqué à de nombreux autres domaines – économique et énergétique ici, mais aussi diplomatique, informationnel, sanitaire, etc. – Emmanuel Macron n’avait-il pas déclaré, en 2020, la <a href="https://www.lemonde.fr/politique/article/2020/03/16/nous-sommes-en-guerre-retrouvez-le-discours-de-macron-pour-lutter-contre-le-coronavirus_6033314_823448.html">« guerre » au Covid</a> ? Ces emplois du terme de <em>guerre</em>, nous le verrons, s’écartent de l’emploi scientifique de celui-ci et constituent une forme d’abus de langage.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/deux-ans-de-guerre-en-ukraine-comment-lue-sest-mobilisee-224028">Deux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée</a>
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<p>Par ailleurs, il est évident que le choix politique de qualifier ou de ne pas qualifier un événement de « guerre » ne dépend pas en premier lieu de la nature réelle de cet événement, mais plutôt de l’intérêt politique perçu à mobiliser ou à ne pas mobiliser une rhétorique guerrière.</p>
<p>C’est ainsi que, sous le mandat Sarkozy, le gouvernement se refusait à parler de « guerre » pour qualifier la présence militaire française en Afghanistan (<a href="https://www.liberation.fr/france-archive/2008/08/27/deux-ministres-sur-la-defense_78758/">y compris après la mort de 10 soldats en opération à Uzbeen en 2008</a>), alors que le président déclarait la « guerre » aux <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20100730-nicolas-sarkozy-veut-faire-guerre-insecurite">« trafiquants et aux voyous »</a>, dans le cadre de son combat contre l’insécurité.</p>
<p>Ces usages et non-usages, à géométrie variable, du terme de <em>guerre</em> trahissent des stratégies discursives de la part des acteurs qu’il est intéressant d’étudier et de décrypter. Ils démontrent par ailleurs la distance qu’il peut y avoir entre l’emploi « politique » du terme et son emploi universitaire.</p>
<h2>La définition de la guerre en science politique</h2>
<p>Qu’est-ce que la guerre ? La théorie politique met en avant trois critères de définition de la guerre : son caractère collectif, son caractère violent et son caractère interactionnel.</p>
<p>Premièrement, la guerre est un phénomène collectif. Cela signifie qu’elle oppose non pas des individus, mais des groupes organisés les uns contre les autres. Ainsi que l’écrivait <a href="https://editions.flammarion.com/du-contrat-social/9782081275232">Jean-Jacques Rousseau</a> :</p>
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<p>« La guerre n’est donc point une relation d’homme à homme, mais une relation d’État à État, dans laquelle les particuliers ne sont ennemis qu’accidentellement, non point comme hommes ni même comme citoyens, mais comme soldats. »</p>
</blockquote>
<p>La nature (étatique ou non) de ces groupes organisés n’est pas un critère de définition de la guerre. On peut parler de guerre même si l’un ou les deux acteurs aux prises ne sont pas des États au sens moderne du terme – tel était par exemple le cas de la guerre d’Afghanistan, lors de laquelle les forces françaises faisaient face à un mouvement insurrectionnel, les talibans.</p>
<p>Cette distinction est néanmoins utile pour établir des typologies, permettant par exemple de distinguer la guerre inter-étatique (entre États) de la guerre civile (à l’intérieur d’un État).</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/EYTnMHcta4Q?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
<figcaption><span class="caption">Les philosophes français face à la guerre : politique, morale, philosophie – Claudine Tiercelin, 2014, Collège de France.</span></figcaption>
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<p>Deuxièmement, la guerre se caractérise par l’emploi d’un instrument spécifique : la force armée. La guerre se distingue de l’absence de guerre (c’est-à-dire de la paix) non pas par l’existence d’un différend ou de tensions particulièrement vives, mais par le choix, commun aux deux acteurs, de tenter de régler ce différend au moyen de la violence. En cela, comme l’écrivait le théoricien <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">Carl von Clausewitz</a>, la guerre « est un conflit de grands intérêts réglé par le sang, et c’est seulement en cela qu’elle diffère des autres conflits ».</p>
<p>La définition de la paix à laquelle l’on arrive alors est une définition négative : la paix se définit par la simple absence de violence, indépendamment de l’existence ou non d’un sentiment d’amitié ou d’hostilité entre les groupes aux prises.</p>
<p>Troisièmement, la guerre est un phénomène interactionnel. Clausewitz la définissait d’ailleurs, dès la première page de son maître-ouvrage, <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html"><em>De la guerre</em></a>, comme « un duel à une plus vaste échelle ».</p>
<p>Cela signifie que la guerre n’est pas l’application unilatérale de la violence contre une cible passive, mais implique que les deux adversaires aient chacun fait le choix d’utiliser la violence contre l’autre. La guerre se caractérise ainsi par la « réciprocité d’action volontaire », pour reprendre la formule du sociologue <a href="https://www.payot-rivages.fr/payot/livre/trait%C3%A9-de-pol%C3%A9mologie-sociologie-des-guerres-9782228883627">Gaston Bouthoul</a>. Par exemple, l’on considère que l’occupation militaire de l’Autriche par l’Allemagne nazie en 1938 ne constitue pas une guerre car l’armée autrichienne n’a pas cherché à y résister ; à l’inverse, l’invasion de Pologne en 1939 peut quant à elle être qualifiée de guerre du fait de la résistance (même brève) des forces polonaises.</p>
<p>En synthèse, on peut dire que la guerre se définit par la réciprocité du recours à la force entre groupes organisés.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/arthur-pourquoi-les-hommes-aiment-ils-la-guerre-et-sentretuent-ils-131593">Arthur : « Pourquoi les hommes aiment-ils la guerre et s’entretuent-ils ? »</a>
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<h2>La France est-elle en guerre en Ukraine ?</h2>
<p>À l’aune de cette définition, comment qualifier aujourd’hui l’action de la France dans le contexte de la guerre en Ukraine ? Il convient tout d’abord de noter que l’on ne peut pas parler de « guerre » au sujet des sanctions adoptées contre la Russie : celles-ci relèvent en effet d’un répertoire d’actions (économique, diplomatique, etc.) qui est matériellement et symboliquement distinct de l’emploi de la violence physique.</p>
<p>Prendre des mesures de représailles contre un État ne suffit pas pour créer une situation de guerre tant que ces mesures n’impliquent pas le recours à la force. À ce titre, parler de « guerre économique » constitue un abus de langage : ce qui fait la spécificité de la guerre, nous l’avons dit, est <a href="https://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-De_la_guerre-2000-1-1-0-1.html">« le caractère particulier des moyens qu’elle met en œuvre »</a>, à savoir, la violence armée.</p>
<p>Qu’en est-il de l’aide militaire apportée par la France à l’Ukraine ? Là encore, on ne peut pas qualifier cette action de « guerre ». En effet, transférer des matériels militaires à un autre État n’équivaut pas au fait d’employer soi-même ces matériels militaires contre un acteur tiers. Si la France aide l’Ukraine à combattre contre la Russie, la France ne recourt pas elle-même à la force armée contre la Russie (pas plus que la Russie ne recourt à la force contre la France).</p>
<p>Le critère de la réciprocité de l’emploi de la violence n’est donc pas rempli. Pour pouvoir parler de guerre, il convient qu’il y ait une participation directe aux hostilités, au travers d’un emploi, en propre, de la violence.</p>
<p>L’expression « guerre par procuration » est donc là aussi à ne pas prendre au pied de la lettre : en l’absence d’une implication directe dans les combats eux-mêmes, il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une guerre.</p>
<p>Qu’en est-il, enfin, de la potentielle présence de troupes au sol en Ukraine ? La réponse à cette question dépend de la mission qui leur serait confiée : si ces troupes ne participent pas elles-mêmes aux hostilités, mais agissent à des fins de collecte de renseignements, de maintien en conditions opérationnelles des équipements militaires, de formation des soldats ukrainiens, etc., on ne peut pas parler de guerre ou de cobelligérance. Ces actions de soutien ne constituent pas une forme d’usage de la force et ne feraient pas basculer la France d’une situation de paix à une situation de guerre avec la Russie.</p>
<p>En revanche, s’il s’agissait de troupes combattantes, participant directement aux opérations de combat, alors le seuil de la cobelligérance serait franchi. De même, si les soldats sur place contribuaient à opérer certains équipements militaires (de type missiles longue portée), c’est-à-dire, s’ils ne se contentaient pas d’aider à l’entretien des ces équipements mais participaient directement de leur emploi contre les forces russes, l’on pourrait considérer qu’il s’agit d’une forme de recours à la force, et donc, de cobelligérance.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225207/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Adrien Schu est membre de l'Association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES). </span></em></p>Où se situe concrètement la frontière entre la guerre et la paix dans une situation de conflit ?Adrien Schu, Maitre de conférences en sciences politiques, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2250052024-03-12T16:07:02Z2024-03-12T16:07:02ZOTAN-Russie : pourquoi parler de « nouvelle guerre froide » est une dangereuse illusion<p>Deux années de guerre en Ukraine ont-elles ressuscité la vocation de l’OTAN, fondée le 4 avril 1949, il y a pratiquement 75 ans ? Privée depuis 1991 de son ennemi existentiel, l’URSS, la plus grande alliance militaire intégrée au monde avait traversé deux décennies de <a href="https://www.cairn.info/revue-la-pensee-2016-1-page-71.htm">crise de vocation</a>. Rompant avec le bloc soviétique, la nouvelle Fédération de Russie était devenue un partenaire stratégique au sein du <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_50091.htm">Conseil OTAN-Russie créé en 2002</a>. De plus, plusieurs anciens pays du « bloc de l’Est », y compris trois anciennes Républiques socialistes soviétiques (l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie) avaient même <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_49212.htm">rejoint l’Organisation</a> entre 1999 et 2020. De 19 membres à la fin de la guerre froide, elle était passée à 28 membres en 2009 (32 aujourd’hui). Sa raison d’être était de contenir le bloc communiste en Europe et de contrer le Pacte de Varsovie sur le terrain militaire.</p>
<p>L’annexion de la Crimée en 2014, la guerre dans le Donbass depuis lors et l’invasion à grande échelle de 2022 ont mis fin à cette introspection inquiète. Dans la Russie de 2022, elle retrouvait son « ennemi » théorisé par Carl Schmitt dans <a href="https://editions.flammarion.com/la-notion-de-politique-theorie-du-partisan/9782081228733"><em>La notion de politique</em></a> (1932) comme celui avec lequel l’affrontement est radical et inévitable, dans la mesure où aucun terrain commun ne peut être trouvé.</p>
<p>L’impression de « déjà-vu » géopolitique est aujourd’hui si puissante que l’idée s’est partout imposée : l’Occident serait entré dans une « nouvelle guerre froide » avec une Fédération russe héritière agressive de l’URSS. Seule la carte des blocs aurait évolué, avec l’intégration dans l’Alliance d’anciens États communistes et de deux pays anciennement neutres (Finlande et Suède).</p>
<p>Le « désir du même », si rassurant soit-il, ne doit pas offusquer « la recherche de l’autre ». Le retour de l’histoire ne devrait pas se faire au prix de l’oubli de la géopolitique. Si l’Europe se considère elle-même engagée dans cette nouvelle guerre froide, elle risque de négliger les risques nouveaux auxquels elle est exposée. Les déclarations (provocatrices) <a href="https://www.leparisien.fr/international/propos-de-donald-trump-sur-lotan-ce-nest-pas-alliance-a-la-carte-sagace-la-diplomatie-europeenne-12-02-2024-Q4NZZ4GO7JARLCX565I2PPSHKM.php">du candidat Trump sur l’OTAN</a>, les annonces (isolées ou contestées) <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-emmanuel-macron-annonce-la-creation-d-une-coalition-pour-fournir-des-missiles-et-bombes-20240226">du président Macron sur l’envoi de troupes en Ukraine</a> et <a href="https://www.nato.int/docu/review/fr/articles/2023/08/30/adhesion-de-la-finlande-a-lotan-gros-plan-sur-un-parcours-logique-mais-inattendu/index.html">l’entrée de la Finlande</a> et celle (longtemps retardée par la Hongrie) du <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/otan-pourquoi-lentree-de-la-suede-inquiete-la-russie-de-poutine-ZWLZ5QID4FABHEE33OEWUIDK6Y/">Royaume de Suède dans l’OTAN</a> doivent nous alerter : le Vieux Continent fait aujourd’hui face à des risques géopolitiques de nature bien différente de ceux dont la guerre froide était porteuse. L’histoire bégaie rarement. Et, en tout cas, elle ne dit jamais la même chose. Et les dangers d’aujourd’hui ne gagnent pas à être réduits aux alertes d’hier.</p>
<h2>Retour vers le futur : l’Ukraine, guerre par procuration entre l’OTAN et la Russie ?</h2>
<p>En géopolitique comme ailleurs, les adorateurs des cycles sont nombreux. Combien de fois l’adage de Marx sur les coups d’État des Bonaparte n’est-il pas invoqué aujourd’hui ? Selon lui, <a href="https://www.lemonde.fr/archives/article/1978/08/02/marx-et-la-repetition-historique_2995189_1819218.html">tout événement se produirait deux fois</a> : une première, sous une forme tragique et une deuxième, sous les dehors d’une farce – parfois sanglante. Il en irait ainsi de la guerre froide : sa première occurrence avait émergé du deuxième conflit mondial pour mettre aux prises les Alliés occidentaux et le bloc soviétique. Et nous serions entrés depuis 2022, ou même depuis 2013, dans la deuxième guerre froide.</p>
<p>Face à l’horreur de la guerre en Ukraine et à la crainte que suscite la Russie en Europe, il est tentant de retrouver une grille d’analyse éprouvée. La déstabilisation puis l’invasion de l’Ukraine au nom d’une « dénazification » fictive ne rappellent-elles pas les subversions politiques et les interventions militaires de l’URSS en <a href="https://www.herodote.net/17_juin_1953-evenement-19530617.php">Allemagne</a> en 1953, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/11/03/26010-20161103ARTFIG00310-le-4-novembre-1956-les-chars-sovietiques-deferlent-sur-budapest.php">Hongrie</a> en 1956, en <a href="https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2018/08/20/26010-20180820ARTFIG00203-21-ao%C3%BBt-1968-les-chars-du-pacte-de-varsovie-envahissent-la-tchecoslovaquie.php">Tchécoslovaquie</a> en 1968 ou encore en <a href="https://www.cairn.info/revue-strategique-2016-3-page-55.htm">Afghanistan</a> en 1979 ? Comme lors de cette première guerre froide, on observe aujourd’hui une scission de l’Europe en deux blocs militaires, politiques, stratégiques et diplomatiques. Le Rideau de fer tomberait aujourd’hui sur la ligne de front en Ukraine plutôt que sur la frontière entre RFA et RDA, mais la même césure est en passe de s’installer, dans tous les domaines.</p>
<p>Sur le plan politique, les deux camps revendiquent des modèles radicalement opposés : la Russie <a href="https://www.radiofrance.fr/franceculture/l-occident-vu-par-poutine-menace-et-decadence-1605991">critique ainsi le libéralisme décadent</a> des sociétés ouvertes pour mieux affirmer son modèle politique ouvertement et explicitement autoritaire, conservateur et nationaliste.</p>
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<p>Sur le plan stratégique, chacun des pôles de puissance se considère menacé par l’autre et contraint de développer à l’échelle continentale, puis à l’échelon mondial, une stratégie de refoulement de l’autre. Pour la Russie, les vagues d’élargissement de l’OTAN poursuivraient ainsi la <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Pactomanie_am%C3%A9ricaine">« Pactomanie »</a> des États-Unis dans les années 1940 et 1950 destinée à contenir et refouler le péril rouge. Pour l’Ouest, Moscou a multiplié les formats de coopération anti-occidentaux (OTSC, UEE, OCS, etc.) pour contrecarrer ces extensions otaniennes, de la même façon qu’elle avait à l’époque soviétique signé de nombreux accords, notamment militaires, avec des « États frères » aux quatre coins de la planète.</p>
<p>Sur le plan économique, les vagues de sanctions <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/les-sanctions-contre-la-russie-fonctionnent-2023-12-21_fr">européennes</a> et <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/les-etats-unis-declenchent-la-plus-importante-salve-de-sanctions-contre-la-russie-depuis-deux-ans-on-se-vengera-repond-medvedev-991311.html">américaines</a> se sont succédé et ont eu pour réponses des <a href="https://alrud.com/publications/62693dc8af5f2a5e0d0bb0f2">contre-sanctions</a> russes ; si bien que les anciens partenaires essaient désormais de se passer des approvisionnements de l’autre.</p>
<p>Sur le plan militaire et industriel, la course aux armements et la (re)militarisation battent leur plein, comme au moment de la phase stalinienne de la guerre froide. L’effort de défense des États de l’OTAN s’est considérablement accentué : en 2024, 18 des 32 membres consacrent plus de 2 % de leur PIB aux dépenses militaires. Quant à la Russie elle affiche pour 2024 un budget de défense représentant 6 % du PIB, en hausse de +70 % par rapport à 2023, pourtant déjà année de guerre.</p>
<p>Dans cette polarisation, la guerre d’Ukraine aurait accéléré, accentué et catalysé la renaissance d’un clivage indépassable entre l’OTAN et son Autre radical, la Russie, nouvel avatar de l’URSS. Bien plus, l’Ukraine serait le théâtre d’une « guerre par procuration » typique de la guerre froide comparable à celles que les deux Corées, le Vietnam ou encore l’Angola et le Mozambique avaient connues durant la guerre froide. Dans le Donbass, en Crimée et ailleurs en Ukraine, l’OTAN et la Russie se combattraient à distance, à l’ombre d’une menace nucléaire globale.</p>
<p>Certains attendus de cette grille d’analyse sont parfaitement exacts. En particulier, tous les mécanismes de dialogue, de négociation et de vérification sont bloqués à l’OTAN, à l’ONU et à l’OSCE. Avec « l’ennemi » schmittien ou « l’Autre » radical, la communication est devenue impossible – a fortiori toute forme de coopération.</p>
<h2>Les risques de l’illusion</h2>
<p>Si elle est suggestive, cette vision de la mission de l’OTAN et de la stratégie de la Russie est toutefois trompeuse. Outre qu’elle justifie la rhétorique obsidionale développée par le président russe depuis son fameux <a href="https://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire/1886">discours sur l’OTAN à la Conférence sur la sécurité de Munich en 2007</a>, elle masque les dangers réels de la situation présente. Trois événements récents doivent nous en convaincre.</p>
<p>Le 10 février dernier, le candidat, ancien président et possible futur président des États-Unis Donald Trump a réitéré <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/12/donald-trump-suscite-l-effroi-chez-les-allies-en-mettant-en-cause-le-principe-de-solidarite-au-sein-de-l-otan_6216070_3210.html">son souhait de prendre ses distances avec l’OTAN</a> et de réduire ainsi l’exposition de son pays aux conflits européens. Cette déclaration ne doit être accueillie ni comme une foucade coutumière d’un provocateur compulsif ni comme un argument électoral d’un novice en politique étrangère. Elle donne le ton du <em>Zeitgeist</em> international car elle résume plusieurs tendances lourdes incompatibles avec la guerre froide.</p>
<p>L’engagement dans l’OTAN n’est plus l’instrument privilégié d’intervention de Washington dans le rapport de force avec son Autre. La bipolarisation américano-soviétique et la gigantomachie OTAN-Pacte de Varsovie ont disparu parce des puissances tierces ont émergé : la République Populaire de Chine, les BRICS et l’Union européenne au premier chef. Le duopole militaire mondial OTAN-Pacte de Varsovie, relativement stable et axé sur la dissuasion nucléaire mutuelle, n’existe plus. Les risques de dérapage s’en trouvent accrus. Les provocations de Donald Trump sur l’OTAN se multiplieront car les déséquilibres européens ne sont plus régulés par la tension maîtrisée entre deux blocs stables et disciplinés. Voilà un risque spécifique à nos temps qu’il ne faut pas négliger au nom de la théorie de la « nouvelle guerre froide ».</p>
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<p>Facteur aggravant : tous les espaces de neutralité, de médiation ou de régulation sont en passe de disparaître entre l’OTAN et la Fédération de Russie appuyée sur son OTSC qui réunit plusieurs anciennes républiques soviétiques. <a href="https://theconversation.com/finlande-une-nouvelle-ere-203576">La fin de la neutralité finlandaise en 2023</a> puis de la neutralité suédoise cette année atteste de cette tendance. La guerre froide avait laissé subsister des espaces ouvertement ou implicitement neutres : les deux États nordiques avaient ainsi échappé au système communiste tout en assurant des relations correctes avec leur voisin soviétique. Des glacis, des zones tampons et des aires grises réduisaient les contacts directs entre OTAN et Pacte de Varsovie.</p>
<p>Les risques de frictions et de dérapage (réels) s’en trouvaient réduits. Désormais, l’espace européen est devenu une vaste zone de confrontation directe (Ukraine) ou indirecte (Baltique, mer Noire). L’abandon des neutralités nordiques – et, à terme, peut-être de la neutralité <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/news_221155.htm?selectedLocale=fr">moldave</a> – fait de l’Autre russe le Voisin direct. Voilà un danger que la « nouvelle guerre froide » risque d’occulter. L’affrontement européen ne se fait plus à distance, par-delà des zones tampons.</p>
<p>Enfin, la déclaration si controversée d’Emmanuel Macron le 26 février au soir a souligné combien les dangers actuels sont distincts de ceux du deuxième XX<sup>e</sup> siècle. Pour l’OTAN, envoyer officiellement des troupes au sol dans un pays tiers, extérieur à l’Alliance, changerait la nature du conflit actuellement en cours. Pour le moment, celui-ci ne met aux prises que deux États, un agresseur et un envahi. Chacun mobilise ses propres réseaux d’alliances afin de soutenir son effort de guerre. Mais le conflit est bilatéral – et ce point n’est ni à minorer, ni à négliger, ni à récuser en fiction.</p>
<p>Même si l’OTAN comme tout, et ses États membres comme parties, soutiennent l’Ukraine de multiples façons, ils ne sont pas parties au conflit car la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/topics_110496.htm">clause d’assistance mutuelle de l’article 5</a> ne peut être déclenchée pour l’Ukraine, non-partie au Traité de 1949. Le risque rappelé – à tort ou à raison – par le président français est qu’une confrontation armée OTAN-Russie est désormais possible. La régionalisation des hostilités, l’entrée en guerre d’autres États, la nucléarisation de certaines opérations, etc. : tels sont des risques actuels.</p>
<h2>Une guerre déjà chaude</h2>
<p>L’OTAN n’est aujourd’hui pas engagée dans une nouvelle guerre froide : la stratégie américaine ne repose plus principalement sur elle ; d’autres puissances militaires différentes de l’Organisation ont émergé ; son « ennemi » existentiel, le Pacte de Varsovie, discipliné, régulé et donc relativement prévisible, n’existe plus ; la guerre par procuration n’est plus la règle. Les risques sont ceux d’une guerre déjà chaude et même très chaude.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225005/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Cyrille Bret ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La situation actuelle rappelle à bien des égards la guerre froide, mais il est dangereux de s’en tenir à ce parallèle, car les risques de conflit ouvert sont aujourd’hui nettement plus élevés.Cyrille Bret, Géopoliticien, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2246782024-03-11T16:14:31Z2024-03-11T16:14:31ZEn Russie, la plainte étouffée des mobilisés et de leurs familles<p>Le 26 février 2024, le <a href="https://www.kommersant.ru/doc/6533550">premier débat officiel de la campagne présidentielle russe a lieu à la télévision d’État</a>. Des quatre candidats autorisés à concourir, deux sont présents sur le plateau. Un troisième a envoyé un représentant à sa place. Le président sortant Vladimir Poutine, quatrième candidat de cette campagne, a déclaré, comme lors de tous les scrutins précédents, qu’il ne prendrait pas part aux débats.</p>
<p>La campagne électorale de 2024 se déroule dans un contexte sans précédent : la Russie conduit depuis deux ans une guerre de haute intensité contre l’Ukraine ; l’économie russe est placée sous de <a href="https://theconversation.com/russie-les-sanctions-occidentales-commencent-a-faire-effet-221623">lourdes sanctions</a> décrétées par les pays occidentaux ; plusieurs centaines de milliers de Russes ont quitté le pays ; et <a href="https://meduza.io/en/feature/2024/02/24/at-least-75-000-dead-russian-soldiers">au moins 75 000 soldats russes</a> ont perdu la vie sur le front.</p>
<p>On aurait pu s’attendre à ce que le sujet de la guerre soit central dans la campagne électorale. L’un des débats de la campagne a bien été consacré à « l’opération militaire spéciale » et a permis aux trois candidats de dérouler leur positionnement sur la guerre : attachement à la victoire totale pour les candidats communiste (Nikolaï Kharitonov) et nationaliste (Léonid Sloutski), volonté de lancer un processus de négociation pour le candidat se présentant comme libéral (Vladislav Davankov), sans que les contours ou les conditions de cette négociation ne soient précisés.</p>
<p>Cependant, l’essentiel des débats – qui n’ont pas passionné le public russe – ont été consacrés à d’autres sujets : l’éducation, la culture, l’économie, l’agriculture, la démographie, le logement, dans une confrontation routinisée et encadrée… Les candidats eux-mêmes ne se sont pas toujours déplacés pour les débats, se faisant représenter par d’autres personnes appartenant à leurs partis politiques.</p>
<h2>La guerre est l’affaire des familles des soldats</h2>
<p>De l’autre côté du spectre médiatique, la guerre est une réalité bien différente. Sur la chaîne Telegram <a href="https://t.me/putdomo/543">« Le chemin de la maison »</a>, qui regroupe les membres des familles des combattants mobilisés et compte plus de 70 000 abonnés, le deuxième anniversaire de la guerre n’est pas l’occasion d’une autocongratulation, mais d’une commémoration. « Voilà deux ans que l’opération militaire spéciale déchire et brise sans pitié nos cœurs. Détruit les familles. Fabrique des veuves, des orphelins, des personnes âgées isolées », peut-on y lire.</p>
<p>La critique de la guerre est <a href="https://t.me/PYTY_DOMOY/902">explicite</a> :</p>
<blockquote>
<p>« Il y a deux ans, la Russie tout entière a plongé dans le chaos et l’horreur. Plus personne ne peut faire des projets d’avenir. […] Nous nous sommes tous retrouvés en enfer. Nos familles ont été les premières à être broyées par l’appareil d’État, et votre famille et vos amis risquent de subir le même sort après notre destruction. »</p>
</blockquote>
<p>C’est en septembre-octobre 2022, au moment du déclenchement de la mobilisation militaire qui a permis à l’État russe d’enrôler de force et d’envoyer sur le front ukrainien près de 300 000 civils, souvent à peine formés au combat, que les premiers groupes de familles de soldats se sont formés. Se réunissant devant les administrations locales et postant des vidéos en ligne, ces femmes ne s’opposaient pas au principe de la mobilisation, mais critiquaient son déroulement chaotique.</p>
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<figcaption><span class="caption">Vidéo du 4 novembre 2022.</span></figcaption>
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<p>La consigne donnée par le pouvoir central aux autorités locales était alors d’être réceptives aux demandes de ces familles, et de tenter de résoudre les problèmes qu’elles soulevaient. Après plusieurs mois de silence, le mouvement est redevenu actif à l’approche du premier anniversaire de la mobilisation, à la fin de l’été 2023.</p>
<p>Ce premier anniversaire n’était pas seulement un seuil symbolique : il s’accompagnait d’une attente de démobilisation. Si la durée de l’enrôlement n’était précisée dans aucun document ni formalisée dans aucune promesse, la fatigue et la conviction d’avoir déjà trop donné commençaient à se répandre dans les familles des mobilisés.</p>
<p>Loyaliste à ses débuts, demandant une nouvelle vague de mobilisation pour remplacer la première, la chaîne Telegram « Le chemin de la maison » s’est progressivement radicalisée et politisée face au refus des autorités d’entendre la demande de démobilisation. À l’approche de la campagne présidentielle, les activistes des groupes de femmes ont cherché à prendre contact avec les candidats pour leur demander d’endosser leurs revendications. Un seul candidat, Boris Nadejdine, opposé à la guerre, leur avait réservé un accueil favorable, mais avait été <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/08/russie-le-candidat-antiguerre-boris-nadejdine-exclu-a-son-tour-de-la-presidentielle_6215417_3210.html">rapidement empêché de concourir</a>. Le candidat Davankov a bien évoqué, lors du débat télévisé consacré à l’« opération militaire spéciale », le désir des familles de voir la guerre se terminer, sans aller plus loin. Vladimir Poutine, quant à lui, n’a pas abordé le sujet lors de son <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/29/vladimir-poutine-dans-son-discours-annuel-a-la-nation-met-en-garde-les-occidentaux-contre-une-menace-reelle-de-guerre-nucleaire_6219303_3210.html">discours annuel à la nation</a> : la démobilisation des combattants n’est pas vraiment à l’ordre du jour de cette campagne.</p>
<h2>Dans les pas des mouvements de mères de soldats ?</h2>
<p>L’analogie de ces groupes de femmes de mobilisés avec les mouvements des mères de soldats se rappelle rapidement à l’esprit de ceux qui connaissent l’histoire russe contemporaine. Les <a href="https://journals.openedition.org/lectures/12594">associations des mères de soldats</a> créées dans les dernières années de l’Union soviétique, à la fin de la guerre en Afghanistan, ont été des opposantes actives et puissantes aux deux guerres conduites par l’État russe en Tchétchénie, en 1994-1996, puis en 1999-2004.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=428&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580407/original/file-20240307-26-kaqsqw.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=537&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Rassemblement de mères de soldats russes pendant la guerre de Tchétchénie, 1996. Sur les pancartes, on lit notamment des appels à la démobilisation adressés au ministre de la Défense de l’époque Pavel Gratchev.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://rightlivelihood.org/app/uploads/2016/09/1996-Soldiers-Mothers-Against-the-Chechen-war-Salzb05.jpg">rightlivelihood.org</a></span>
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<p>En dehors des situations de guerre, elles ont aussi sauvé des dizaines de milliers de conscrits des mauvais traitements, violences et risques de mort encourus dans l’armée russe. Les Mères de soldats ont été l’un des mouvements sociaux les plus influents dans la Russie des années 1990 et 2000. Les épouses de mobilisés reprennent-elles leur flambeau, et peuvent-elles peser sur la représentation de la guerre dans la société russe ?</p>
<p>Lorsque les premiers groupes de femmes ont pris la parole en septembre 2022, beaucoup de commentateurs <a href="https://eu.usatoday.com/story/opinion/columnists/2022/05/02/russian-mothers-putin-war-ukraine/9546447002/">y ont vu un espoir d’opposition de la société à la guerre</a>, mais ils ont rapidement déchanté devant le loyalisme affiché de ces épouses, mères et sœurs. En réalité, ce n’est pas l’absence de critique de la guerre qui distingue ces femmes de leurs illustres prédécesseuses. Bien des mamans de soldats envoyés combattre en Tchétchénie formulaient leur protestation de la même manière : si mon fils doit accomplir son devoir pour sa patrie, je n’ai rien à y redire, mais qu’en retour l’État le respecte. Ce qui distingue les deux mouvements, c’est plutôt la possibilité même de conduire une action collective.</p>
<h2>L’impossible dénonciation publique de la guerre</h2>
<p>Si les premières années postsoviétiques qui ont vu le développement des mouvements de Mères de soldats ont été une époque de chaos et de pauvreté, elles étaient aussi caractérisées par un pluralisme politique et une authentique liberté d’expression. Les activistes n’encouraient pas de risques personnels à manifester leur opposition, et leurs revendications étaient librement relayées par les médias et par des acteurs politiques.</p>
<p>L’efficacité de l’action des Mères tenait aussi à leur capacité à tisser des relations de travail avec des institutions militaires, dans une logique gagnant-gagnant : la vigilance des mères de soldats permettait à l’armée de repérer et de réparer un certain nombre de dysfonctionnements flagrants ; la coopération des militaires permettait aux Mères de mieux venir en aide aux soldats et à leurs proches.</p>
<p>Peu d’éléments de cette équation sont réunis dans la Russie de 2024. Si les mouvements de mères de soldats existent encore, leurs leaders ne peuvent plus dénoncer ouvertement la guerre. <a href="https://www.amnesty.fr/actualites/russie-des-lois-pour-reduire-les-voix-antiguerre-ukraine">Toute parole critique est sévèrement sanctionnée</a>, y compris dans la classe politique censée représenter l’opposition au parti du pouvoir. Les journalistes tentant de couvrir les cérémonies commémoratives des femmes de mobilisés sont <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/03/reporters-detained-at-moscow-protest-by-soldiers-wives-afp-a83966">immédiatement interpellés par les forces de l’ordre</a>. L’espace médiatique verrouillé ne permet pas aux activistes de se faire entendre au-delà des réseaux sociaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1753770811108762038"}"></div></p>
<p>La marge de manœuvre dans la discussion avec les autorités militaires semble aussi ténue, tant la marge d’action de l’armée est elle-même verrouillée par le contexte répressif et par une guerre difficile et vorace en ressources.</p>
<p>Enfin, la <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/russie-plus-de-75-000-euros-aux-familles-de-certains-soldats-morts-en-ukraine-ou-en-syrie_5181916.html">manne financière promise aux combattants et à leurs familles</a> freine aussi, paradoxalement, le mouvement des femmes de mobilisés, en forçant certaines d’entre elles à se taire, et en ternissant l’image des autres, jalousées pour le pactole qu’elles sont supposées toucher.</p>
<h2>L’embarras du pouvoir</h2>
<p>Cependant, l’équation est aussi délicate à tenir pour le pouvoir russe, qui hésite à se lancer dans une répression ouverte contre les femmes de mobilisés. Les combattants engagés sur le front sont non seulement l’un des socles du récit héroïque sur la guerre, mais aussi un groupe sensible et potentiellement dangereux.</p>
<p>Si la rotation des troupes demandée par les femmes des mobilisés n’a pas encore été mise en œuvre, c’est sans doute en raison d’une difficulté à remplacer les combattants désormais aguerris, mais peut-être aussi d’une peur de l’effet que pourrait provoquer le retour de ces hommes dans leurs foyers. Traumatisés, maltraités, porteurs d’une expérience violente en décalage avec le récit officiel, les mobilisés, comme les soldats sous contrat, pourraient être difficiles à contrôler par le pouvoir après leur retour d’Ukraine.</p>
<p>Il est possible également que les autorités redoutent aujourd’hui une réaction de ces hommes s’ils apprenaient, alors qu’ils sont sur le front, que leurs épouses sont victimes de répressions. <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">La marche des combattants du groupe Wagner sur Moscou</a> est un précédent de mutinerie que le pouvoir ne souhaite sans doute pas voir se répéter.</p>
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<p>De la même manière que le Kremlin a évité jusqu’à maintenant d’envoyer combattre des conscrits de 18 ans, pour ne pas voir se soulever les mères de soldats, il ménage pour l’heure les femmes de mobilisés. Le choix est donc celui, déjà éprouvé, de l’invisibilisation, de la répression indirecte et des <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/11/25/la-rencontre-tres-encadree-de-vladimir-poutine-avec-des-meres-de-soldats-mobilises_6151660_3210.html">tentatives de cooptation</a>. Les forces de l’ordre n’emprisonnent pas les femmes de mobilisés, mais les militaires font pression sur elles, et tout espace médiatique leur est refusé. Un récit différent de la guerre ne doit pas percer dans la campagne présidentielle.</p>
<p>Cette stratégie s’inscrit parfaitement dans la volonté du pouvoir de rendre la guerre le moins présente possible dans l’espace public, afin de rassurer la population russe. Cependant, la fatigue de la guerre que le Kremlin espère voir se développer dans les sociétés occidentales <a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/apres-deux-ans-de-guerre-en-ukraine-la-fatigue-de-l-opinion-publique-russe-7838880">est déjà visible à l’intérieur de la Russie</a>. Si le nombre de Russes viscéralement attachés à la poursuite de l’« opération militaire spéciale » a diminué au cours de l’année 2023 et <a href="https://www.chronicles.report/en">représente moins de 20 % de la population</a>, une majorité croissante, estimée à deux tiers de la population, <a href="https://www.extremescan.eu/post/second-demobilisation-how-public-opinion-changed-during-the-second-year-of-the-war">serait soulagée de voir la guerre s’arrêter</a>, même s’ils ne s’opposent pas ouvertement au conflit armé conduit par leur pays.</p>
<p>Pour ceux-là, le discours ronronnant d’une campagne dont la guerre est quasi absente joue un effet anesthésiant. Cependant, la partie de la Russie, combattants en tête, qui vit quotidiennement la guerre est une bombe à retardement pour la société russe, quels que soient les efforts du pouvoir pour la rendre invisible aujourd’hui.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224678/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Anna Colin-Lebedev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Au moins 75 000 soldats russes sont morts en deux ans de guerre en Ukraine. Les familles des combattants mobilisés peinent à faire entendre leur inquiétude dans l’espace public.Anna Colin-Lebedev, Enseignante-chercheuse en sciences politiques, spécialiste des sociétés postsoviétiques, Université Paris Nanterre – Université Paris LumièresLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2253872024-03-10T16:48:05Z2024-03-10T16:48:05ZL’Union européenne et Poutine : 24 ans de montagnes russes<p>Qui aurait pu imaginer, au début des années 2000, que l’Union européenne et la Russie de Vladimir Poutine se retrouveraient un jour au bord de la guerre à propos de l’Ukraine ? À l’époque, la Russie était un <a href="https://www.jstor.org/stable/24469972">partenaire de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme</a>. Elle avait accepté l’installation par les États-Unis de bases militaires en Asie centrale pour soutenir leurs opérations en Afghanistan. Des sommets se tenaient régulièrement (deux fois par an) entre l’UE et la Russie – plus souvent qu’avec les États-Unis – et l’Union envisageait de conclure un <a href="https://www.erudit.org/fr/revues/ei/2012-v43-n4-ei0387/1013364ar/">« partenariat stratégique »</a> avec ce pays…</p>
<p>Au moment où Vladimir Poutine s’apprête à remporter un <a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/g%C3%A9opolitique/20240309-pr%C3%A9sidentielle-russe-un-faux-scrutin">nouveau scrutin totalement contrôlé</a>, retour sur ce presque quart de siècle d’une relation qui a connu quelques hauts et, surtout, beaucoup de bas.</p>
<h2>Dans les années 2000, à la recherche de partenariats…</h2>
<p>Malgré <a href="https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/rmc_gomart_xp.pdf">l’élargissement de l’UE et de l’OTAN aux pays d’Europe centrale et orientale</a>, Moscou acceptait en 2002 la <a href="https://www.nato.int/cps/fr/natohq/official_texts_19572.htm">mise en place d’un Conseil OTAN-Russie</a> et bouclait entre 2003 et 2005 les négociations de <a href="https://www.europarl.europa.eu/factsheets/fr/sheet/177/russie">« quatre espaces »</a> de coopération UE-Russie, sur proposition de la France et de l’Allemagne : un espace économique ; un espace de liberté, de sécurité et de justice ; un espace de recherche, d’éducation et de culture ; un espace de sécurité extérieure.</p>
<p>Alors que la Russie avait refusé d’être englobée dans la <a href="https://www.touteleurope.eu/l-ue-dans-le-monde/la-politique-europeenne-de-voisinage/">« politique de voisinage »</a> de l’UE, la feuille de route sur la sécurité extérieure, la plus difficile à conclure, envisageait une entente sur la gestion de l’espace postsoviétique, évoquant une coopération pour la stabilité des territoires adjacents aux deux ensembles.</p>
<p>L’UE se lançait en 2006 dans la négociation de deux nouveaux accords en parallèle avec l’Ukraine comme avec la Russie. Le démarrage de la négociation avec la Russie fut retardé par la Pologne et la Lituanie, mais il eut lieu en 2008. Malgré la guerre en Géorgie à l’été 2008, les discussions sur ce nouvel accord redémarraient dès le <a href="http://www1.rfi.fr/actufr/articles/107/article_74837.asp">sommet de Nice en novembre</a>, comme le souhaitait le président français Nicolas Sarkozy, qui exerçait alors la présidence tournante de l’Union.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=401&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/580808/original/file-20240309-25-ll982u.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=504&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev, alors président de la Fédération de Russie, se saluent au sommet de Nice, le 14 novembre 2008, devant le maire de Nice Christian Estrosi et le Haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune Javier Solana.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Dmitry_Medvedev_14_November_2008-1.jpg">Sergey Guneyev/Kremlin.ru</a></span>
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<p>En dépit du faux retrait de Vladimir Poutine, permutant avec Dimitri Medvedev les fonctions de président et de premier ministre en mai 2008, un partenariat de modernisation UE-Russie était même conclu en 2010 au <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20100601-bilan-mitige-sommet-ue-russie-rostov-le-don">sommet de Rostov</a>, et la Russie <a href="https://www.wto.org/french/news_f/news11_f/acc_rus_16dec11_f.htm">faisait son entrée dans l’OMC en 2011</a>.</p>
<h2>… mais déjà des frictions de plus en plus sensibles</h2>
<p>Ce n’est pas que les problèmes n’apparaissaient pas déjà. Le dialogue sur les droits de l’homme, initié en 2005, tournait régulièrement au dialogue de sourds. Les Occidentaux, qui avaient obtenu de la Russie (sommet d’Istanbul de l’OSCE, 1999) l’engagement de retirer ses troupes des « conflits gelés » de l’ex-Union soviétique (Géorgie, Moldavie), considéraient que la Russie était en violation de ses engagements et refusaient systématiquement, à partir de 2002, d’agréer une déclaration politique aux rencontres annuelles de l’OSCE.</p>
<p>De son côté, Poutine durcissait ses positions. En 2005, il qualifiait la disparition de l’Union soviétique de <a href="https://www.rferl.org/a/1058688.html">« plus grande catastrophe géopolitique du XXᵉ siècle »</a>. En 2006, il menaçait les Occidentaux, tentés de reconnaître l’indépendance du Kosovo de la Serbie, d’appliquer la même solution aux conflits gelés de l’ex-URSS. En 2007, il prononçait un <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/russie/vladimir-poutine/russie-ce-discours-de-vladimir-poutine-en-2007-qui-resonne-avec-la-crise-actuelle-en-ukraine_4968344.html">discours menaçant</a> contre les Occidentaux et l’unilatéralisme américain à la Conférence de sécurité de Munich. Parallèlement, la répression impitoyable visant les détracteurs russes du régime s’intensifiait comme le montraient, entre autres, les assassinats spectaculaires d’<a href="https://www.cairn.info/revue-esprit-2006-11-page-148.htm">Anna Politkovskaïa</a> et d’<a href="https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/affaires-sensibles/alexandre-litvinenko-victime-d-un-permis-de-tuer-6453795">Alexandre Litvinenko</a> en 2006.</p>
<h2>Début des années 2010, la montée des tensions</h2>
<p>Si Vladimir Poutine s’est plié en 2008 aux demandes occidentales, surtout américaines, de ne pas effectuer plus de deux mandats à la présidence de la Russie, comme le stipulait la Constitution russe, c’était en réalité pour mieux conserver la réalité du pouvoir à travers le contrôle des « structures de force », notamment les services de renseignement et de sécurité (Poutine avait été officier du KGB avant de devenir directeur de la structure qui en avait pris la suite après la fin de l’URSS, le FSB). S’est dès lors nouée une évolution fatale, le leader russe légitimant son pouvoir par le durcissement face aux Occidentaux.</p>
<p>On l’a vu au moment de la guerre en Géorgie, lorsque le premier ministre Poutine tirait vers des positions dures pendant que le président Medvedev négociait une solution avec Sarkozy. Et à nouveau au moment de la crise libyenne en 2011, quand Poutine <a href="https://www.slate.fr/story/36013/russie-libye-medvedev-poutine">reprocha à Medvedev d’avoir laissé passer la résolution 1973</a> du Conseil de sécurité autorisant l’intervention de l’OTAN, cette dernière outrepassant le mandat qui lui était donné (la protection des civils à Benghazi) en poursuivant les opérations jusqu’à la chute de Kadhafi.</p>
<h2>L’Ukraine au cœur des contentieux</h2>
<p>Le retour à la présidence de Poutine en 2012, à la suite d’un changement constitutionnel (permettant désormais deux mandats présidentiels consécutifs de six ans chacun), ouvrait dès lors la voie à la confrontation. Elle se noua sur l’Ukraine. En 2004, déjà, la <a href="https://www.cairn.info/revue-critique-internationale-2005-2-page-109.htm">« Révolution orange »</a> à Kiev avait causé une première crise. Mais l’action combinée de Jacques Chirac et Gerhard Schroeder, usant de leur influence pour apaiser le président russe, et de l’Union européenne, poussant à de nouvelles élections qui portèrent au pouvoir un président « pro-occidental », Viktor Iouchtchenko, permit de l’éviter. Et en 2010, l’Ukraine élut même un président « pro-russe », Viktor Ianoukovitch.</p>
<p>À l’époque, les États-Unis, dirigés depuis 2008 par Barack Obama, n’étaient plus sur une ligne aussi hostile à Moscou que l’Administration Bush, qui avait largement encouragé les « révolutions de couleur » en Géorgie et en Ukraine et avait ouvert à ces pays une <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2008/03/07/l-otan-tempere-les-espoirs-d-adhesion-de-la-georgie-et-de-l-ukraine_1019968_3210.html">perspective d’adhésion à l’OTAN au sommet de Bucarest (2008)</a>. Barack Obama, lui, <a href="https://obamawhitehouse.archives.gov/the-press-office/us-russia-relations-reset-fact-sheet">proposa un « reset » à la Russie en 2009</a>. Mais l’UE, tout en poursuivant la négociation d’un nouvel accord avec la Russie, visait un accord d’association ambitieux avec l’Ukraine, incluant une zone de libre-échange très poussée, et c’est le refus de cet accord par Ianoukovitch, poussé par Poutine, qui déclencha la révolution de Maïdan à la fin 2013, précipitant la chute du président ukrainien.</p>
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<p>La Russie réagit brutalement en annexant la Crimée et en soutenant à bout de bras une insurrection dans le Donbass. Résultat : une vraie rupture entre l’UE et la Russie, la fin des sommets et des négociations de partenariat, et les <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/sanctions/restrictive-measures-against-russia-over-ukraine/">premières sanctions</a> incluant un embargo sur les armes, des sanctions financières et la restriction des investissements dans l’énergie. La France et l’Allemagne (Hollande et Merkel) jouèrent à nouveau un rôle médiateur en facilitant les <a href="https://www.jean-jaures.org/publication/tout-ce-quil-faut-savoir-sur-les-accords-de-minsk-en-22-questions/">accords de Minsk</a> (2014-2015), qui gelèrent le conflit du Donbass sans parvenir à le résoudre.</p>
<p>L’Allemagne, à travers sa présidence de l’OSCE (2016), puis la France, avec les <a href="https://www.polkamagazine.com/quand-emmanuel-macron-accueillait-vladimir-poutine-a-versailles/">tentatives du président Emmanuel Macron de renouer avec la Russie</a>, ont essayé, sans succès, de débloquer la situation, bloquée par la non-mise en œuvre des accords de Minsk, lesquels prévoyaient la réintégration du Donbass dans l’Ukraine.</p>
<h2>La fracture du 24 février 2022</h2>
<p>Il demeure une part d’énigme quant à la motivation exacte qui a poussé Vladimir Poutine à attaquer l’Ukraine le 24 février 2022. Voyait-il le pays basculer de plus en plus dans le camp occidental ? Redoutait-il une <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/la-volonte-ukrainienne-de-recuperer-la-crimee-constitue-une-menace-directe-pour-la-russie-20211202">attaque ukrainienne</a> sur la Crimée et sur les pseudo-républiques de Donetsk et de Lougansk, contrôlées par Moscou ? Ou pensait-il qu’il avait un coup à jouer en surinterprétant <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/08/15/le-retrait-americain-d-afghanistan-tourne-a-la-deroute-pour-l-administration-biden_6091491_3210.html">l’affaiblissement des États-Unis après leur retrait d’Afghanistan</a> ? Isolé par la pandémie de Covid, s’était-il <a href="https://theconversation.com/vladimir-poutine-et-le-fiasco-des-services-secrets-russes-en-ukraine-194206">laissé intoxiquer par ses services</a> sur la facilité à remplacer le pouvoir à Kiev par un pouvoir prorusse ?</p>
<p>Toujours est-il qu’il a commis l’irréparable en endossant le rôle de l’agresseur (beaucoup plus clairement que dans la guerre en Géorgie, où <a href="https://www.lefigaro.fr/international/2008/08/26/01003-20080826ARTFIG00361-le-pari-perdu-de-mikhail-saakachvili-.php">c’est le président géorgien qui avait pris l’initiative des hostilités</a>) et qu’il a échoué à prendre le contrôle de l’Ukraine. Les Occidentaux ont rapidement adopté des sanctions économiques très lourdes contre la Russie et fourni une assistance massive à l’Ukraine, sans que cela ait permis jusqu’à présent à celle-ci de reconquérir les territoires perdus.</p>
<p>Cet aboutissement tragique était-il inévitable ? Est-il attribuable à la seule personne de Poutine, despote assoiffé de pouvoir et de puissance, aux ambitions illimitées ? Est-il la conséquence du système russe, incapable de prendre le tournant de la modernité démocratique et faisant renaître de ses entrailles un impérialisme atavique ?</p>
<p>Une autre trajectoire aurait-elle été possible ? Elle aurait supposé que les Européens et les États-Unis s’accommodent de la dictature russe et traitent la Russie en grande puissance, en lui reconnaissant des intérêts privilégiés dans l’espace postsoviétique. Sur le premier point, malgré les critiques sur le renforcement de la répression interne, les Occidentaux ont accepté de traiter avec le maître du Kremlin jusqu’à la guerre en Ukraine. Sur le second en revanche, ils n’ont pas démordu du droit de l’Ukraine à sa liberté et à sa souveraineté.</p>
<p>Aujourd’hui, il est difficile d’envisager un arrêt de la guerre en Ukraine tant que Poutine sera au pouvoir ; or il sera sans l’ombre d’un doute réélu avec un score écrasant ce 17 mars pour six ans et pourra, s’il le souhaite, se présenter de nouveau pour six années supplémentaires en 2030 (cette année-là, il aura 78 ans). Pour les Européens, une épreuve redoutable s’annonce à l’heure où les États-Unis envisagent de réduire voire cesser leur soutien à l’Ukraine, surtout dans l’hypothèse d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche. Slobodan Milosevic, le leader nationaliste serbe des années 1990, avait été arrêté par la force dans sa politique de répression ethnique, et avait fini par perdre le pouvoir. Un tel scénario n’apparaît pas en vue aujourd’hui face à la Russie de Poutine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/225387/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Maxime Lefebvre ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Une courte lune de miel lors des premières années de pouvoir de Vladimir Poutine a été suivie par une dégradation continue et une fracture nette le 24 février 2022.Maxime Lefebvre, Affiliate professor, ESCP Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2243422024-02-27T16:13:33Z2024-02-27T16:13:33ZL’interview de Poutine par Tucker Carlson et sa réception par l’extrême droite occidentale<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/578015/original/file-20240226-28-fli2ug.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=19%2C0%2C1857%2C1156&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">L’interview accordée par le président russe à l’éditorialiste superstar de la galaxie trumpiste, le 8&nbsp;février au Kremlin, a donné lieu à de très longs développements de Vladimir Poutine sur l’histoire de la Russie et de l’Ukraine, au grand désarroi de son interlocuteur.
</span> <span class="attribution"><a class="source" href="http://www.kremlin.ru/events/president/news/73411/photos/74852">Kremlin.ru</a></span></figcaption></figure><p><a href="https://www.marianne.net/monde/ameriques/pro-trump-ex-fox-news-qui-est-tucker-carlson-lamericain-qui-a-interviewe-poutine">Tucker Carlson</a>, l’ancien présentateur star de la chaîne conservatrice Fox, est une figure bien connue au sein de l’univers « MAGA » (<em>Make America Great Again</em>, l’éternel slogan de campagne de Donald Trump). Avec son ton « politiquement incorrect », il est depuis des années l’un des grands représentants du trumpisme et, au-delà, de la rhétorique provocatrice de l’extrême droite occidentale – un style qualifié par Ruth Wodak et al. de <a href="https://journals.sagepub.com/doi/10.1177/0957926520977217">« normalisation éhontée de l’impolitesse »</a>.</p>
<p>Sur les questions de politique étrangère, Carlson a <a href="https://eu.usatoday.com/story/news/world/2023/05/01/tucker-carlson-fox-news-russia/11757930002/">largement épousé la présentation russe de la guerre russo-ukrainienne</a>, se montrant très critique à l’égard de Kiev et tout à fait favorable à Moscou, si bien qu’il est <a href="https://www.motherjones.com/politics/2022/03/exclusive-kremlin-putin-russia-ukraine-war-memo-tucker-carlson-fox/">considéré depuis longtemps par le Kremlin</a> comme un moyen privilégié de toucher l’opinion publique américaine.</p>
<p>Mais le coup de maître de Carlson a été, de toute évidence, <a href="https://tuckercarlson.com/the-vladimir-putin-interview/">son interview de deux heures avec Vladimir Poutine</a>, à Moscou, le 8 février dernier. Au vu du déroulement de l’entretien, il semble que les questions n’avaient pas été discutées à l’avance et que les deux parties avaient des attentes divergentes sur les propos qui y seraient tenus : Carlson espérait que Poutine approuverait la vision trumpiste du monde et ses griefs contre le libéralisme, tandis que Poutine, pour sa part, espérait convaincre le grand public américain que les États-Unis et la Russie finiront par se réconcilier d’une manière ou d’une autre et trouver une issue à la guerre qui soit favorable à Moscou.</p>
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<h2>« L’interview la plus suivie de toute l’histoire »</h2>
<p>Les médias occidentaux ont réagi à cette interview controversée de deux manières opposées. Certains ont décidé de ne pas l’évoquer du tout, une décision contestable dans la mesure où l’entrevue entre le journaliste américain et le président russe a suscité un très large écho : avec plus de 200 millions de vues, X (anciennement Twitter) a notamment affirmé que cet événement aurait été le <a href="https://eu.statesman.com/story/news/2024/02/09/tucker-carlson-putin-interview-video-twitter-most-watched-video-russia-ukraine-war/72536955007/">plus suivi sur sa plate-forme depuis la création de celle-ci</a>.</p>
<p>Sachant qu’une « vue » est comptabilisée à partir de deux secondes de connexion, ce chiffre de 200 millions est gonflé et correspond non pas au nombre de visionnages de la vidéo mais au nombre de clics sur des posts la contenant. YouTube considère qu’une vidéo a été vue à partir du moment où la connexion a duré au moins 30 secondes : la <a href="https://www.youtube.com/watch?v=fOCWBhuDdDo">vidéo</a> y affiche 18 millions de vues au moment où ces lignes sont écrites. Ce chiffre est probablement plus proche de la vérité. Cela en fait malgré tout un succès médiatique colossal.</p>
<p>D’autres médias ont parlé de l’interview, qualifiant comme d’habitude Carlson d’<a href="https://www.politico.eu/article/tucker-carlson-joins-long-line-useful-idiot-journalists-helping-tyrants/">idiot utile de Poutine</a> et affirmant que leur discussion démontrait une fois de plus que la coalition MAGA était <a href="https://www.washingtonpost.com/world/2024/02/07/tucker-carlson-putin-russia-ukraine/">à la solde du Kremlin</a>.</p>
<p>Ces deux postures – ne pas parler de l’interview, ou la dénoncer – passent toutes deux à côté de l’essentiel : une figure clé de la galaxie MAGA et le chef de l’État russe ont tenté de dialoguer, et cette tentative a donné lieu à un résultat pour le moins mitigé.</p>
<p>L’entreprise a été un relatif succès, car elle a permis à Poutine de s’adresser au grand public américain et de tenter de saper le soutien de celui-ci à la politique pro-ukrainienne conduite par l’administration Biden, dans un contexte où les dirigeants russes sont privés d’accès aux grands médias occidentaux. Le président russe s’est donc vu offrir la possibilité d’exposer longuement sa vision géopolitique du monde – quoi qu’on pense de celle-ci. En outre, les <a href="https://theconversation.com/how-you-can-tell-propaganda-from-journalism-lets-look-at-tucker-carlsons-visit-to-russia-223829">vidéos ultérieures tournées par Carlson en Russie</a> et publiées sur ses réseaux sociaux ont montré qu’à Moscou la vie continuait comme si de rien n’était, ce qui n’est que rarement mis en avant par les grands médias occidentaux.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1760616703287853139"}"></div></p>
<p>Mais l’entretien a également mis en évidence les limites du partenariat supposé entre les conservateurs américains et la Russie. Contrairement aux attentes des observateurs, Poutine n’a pas profité de l’occasion pour mener une offensive de charme auprès de l’électorat républicain et de l’opinion conservatrice mondiale. Il ne s’est pas non plus étendu sur « l’Occident libéral décadent » et ses « valeurs perverties ». Interrogé sur Dieu, il n’a pas parlé de spiritualité et de valeurs traditionnelles, alors que la religion est au cœur de tout discours conservateur américain.</p>
<p>Il a préféré faire à son hôte un <a href="https://www.independent.co.uk/news/world/europe/putin-history-tucker-carlson-russia-b2499837.html">long exposé sur l’histoire commune de la Russie et de l’Ukraine</a>, ce à quoi Carlson ne semblait manifestement pas préparé. Comme l’a <a href="https://landmarksmag.substack.com/p/a-symposium-on-tucker-carlsons-controversial">joliment formulé</a> Paul Greiner, Carlson « aurait été ravi d’entendre un “discours d’ascenseur” sur l’histoire russe qui aurait duré trente secondes, puis une longue liste de griefs » à l’encontre de l’OTAN. Il a eu droit aux deux, mais le passage sur l’Occident a été plutôt court, celui sur l’histoire très long.</p>
<p>Cela nous donne un aperçu de l’écart de perception entre, d’une part, les conservateurs américains, pour qui l’exaltation des « racines historiques » n’implique pas une connaissance approfondie de l’histoire mondiale, et d’autre part l’establishment politique russe, qui voit l’histoire <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/l-histoire-de-l-ukraine-selon-poutine-contredit-tous-les-faits-etablis_2170236.html">comme un élément essentiel de légitimation de sa politique actuelle</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-reactions-ukrainiennes-a-la-reecriture-de-lhistoire-par-vladimir-poutine-168136">Les réactions ukrainiennes à la réécriture de l’histoire par Vladimir Poutine</a>
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<p>À plusieurs reprises, Poutine s’est montré irrité par les questions de Carlson relatives à l’expansion de l’OTAN et à la légitimité du récit de « dénazification » de l’Ukraine propagé par la Russie. Les deux hommes se sont également opposés sur leur vision de la Chine : le présentateur américain a répété le discours républicain habituel selon lequel la Chine est le nouvel ennemi global aussi bien des États-Unis que de la Russie, tandis que le chef de l’État russe a non seulement défendu une vision positive du partenariat entre Moscou et Pékin, mais a aussi <a href="https://tass.com/politics/1744037">replacé la montée en puissance de la Chine et le déclin de l’Occident dans un contexte mondial plus large</a>. Là encore, les deux visions du monde sont loin d’être convergentes.</p>
<h2>Les réactions de l’extrême droite européenne</h2>
<p>Les difficultés de l’extrême droite occidentale et de l’establishment russe à trouver un langage commun se sont également manifestées dans les réactions à l’interview. Même l’extrême droite allemande, la plus ouvertement pro-russe, ne s’est pas spécialement attardée sur le contenu de l’entretien. Certains responsables de l’AfD en ont fait l’éloge ; ainsi, Steffen Kotré a souligné l’offre de Poutine de reprendre l’approvisionnement en gaz de l’Allemagne – mais ce fut le seul communiqué de presse sur le sujet publié sur le site officiel de l’AfD au Bundestag. Björn Höcke, chef officieux de la mouvance la plus radicale de l’AfD, a également salué la vidéo, la qualifiant de <a href="https://t.me/BjoernHoeckeAfD/2016">« tour de force journalistique »</a>.</p>
<p>Dans le reste de l’Europe, l’événement a été largement passé sous silence, soit parce que les dirigeants d’extrême droite ne souhaitent pas être perçus comme chantant les louages de Poutine, soit parce qu’ils ne partagent pas les orientations géopolitiques de la Russie. Nigel Farage, l’ex-chef du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni, connu pour avoir à titre personnel noué des liens étroits avec l’extrême droite américaine, a par exemple <a href="https://www.gbnews.com/politics/us/putin-manipulating-debate-usa-ukraine-tucker-carlson">commenté</a> l’interview, mais s’est montré largement critique, la qualifiant de tentative de « propagande » pour atteindre le public américain. Il a également déclaré que Carlson aurait dû se montrer plus incisif et <a href="https://www.nationalreview.com/corner/what-tucker-carlson-didnt-ask-putin/">interroger Poutine sur Alexeï Navalny</a> (qui était encore en vie au moment de l’entretien).</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758523710707810726"}"></div></p>
<p>En France, où <a href="https://theconversation.com/entre-le-rassemblement-national-et-la-russie-une-longue-lune-de-miel-181633">l’extrême droite penche nettement du côté de Moscou</a>, la stratégie a consisté à atténuer les appréciations positives pour éviter de prêter le flanc à des critiques publiques. Ainsi, ni les comptes officiels sur les réseaux sociaux du Rassemblement national, ni ceux de Reconquête n’ont publié quoi que ce soit sur l’interview. Seules quelques voix l’ont commentée individuellement, comme <a href="https://twitter.com/ChagnonPatricia/status/1756307189755470134">Patricia Chagnon-Clevers</a>, députée RN au Parlement européen, ou <a href="https://twitter.com/NicolasDumasLR/status/1755950436413059170">Nicolas Dumas</a>, élu régional de Reconquête.</p>
<p>En Espagne, la couverture de l’interview a été faible. Plusieurs articles <a href="https://www.publico.es/internacional/putin-despacha-periodista-ultra-amigo-abascal-paz-depende-washington.html">ont souligné que Carlson est un « ami » du leader de Vox, Santiago Abascal</a>, l’a récemment interviewé et a assisté à un meeting à ses côtés en novembre dernier, mais ils se sont davantage intéressés à Carlson qu’à Poutine. L’extrême droite italienne n’a pas non plus beaucoup évoqué l’interview elle-même, puisque Georgia Meloni est de toute façon très atlantiste et pro-ukrainienne.</p>
<p>Cela contraste avec la visibilité médiatique, du côté russe, de la visite de Carlson à Moscou, qui a été largement suivie et commentée par les médias nationaux. À cette occasion, l’idéologue ultra-radical Alexandre Douguine a notamment publié un billet exalté consacré au « <a href="https://www.arktosjournal.com/p/tucker-carlson-and-maga-communism">communisme MAGA</a> », réunissant Trump et Marx, et a déclaré que les patriotes américains et les forces de gauche pouvaient œuvrer ensemble pour saper l’hégémonie libérale des États-Unis dans le monde.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1757015299268727146"}"></div></p>
<h2>Les réactions des conservateurs et de l’extrême droite aux États-Unis</h2>
<p>Même aux États-Unis, la réaction de la droite à l’interview a été très faible. Certains commentateurs conservateurs « mainstream », comme Ben Shapiro, Richard Hannia et Matt Walsh, se sont montrés favorables à Carlson, mais ont estimé que l’interview n’était pas efficace. Hannia a jugé que l’interview montrait que Poutine, dans son obsession de l’histoire, était <a href="https://twitter.com/RichardHanania/status/1755750991964913902">« déconnecté »</a> et Shapiro est allé encore plus loin, <a href="https://twitter.com/benshapiro/status/1755950137803722820">qualifiant</a> la longue diatribe de Poutine sur l’histoire russe de mauvaise justification pour ce qui était en fin de compte « une invasion barbare d’un pays souverain ».</p>
<p>D’autres ont semblé acquiescer aux commentaires de Poutine. Charlie Kirk, fondateur de « Turning Point USA », a choisi de publier des extraits de l’entretien sans commentaire, concluant seulement que Carlson avait livré avec cette interview une « masterclass ». Candice Owens, personnalité médiatique de droite radicale et contributrice régulière du Daily Wire, a soutenu l’affirmation de Poutine selon laquelle les États-Unis (y compris le président) étaient contrôlés par les services de renseignement américains et a <a href="https://youtu.be/5BdtMv-vyn0?si=OgpjyFAYDhoNXHR2">loué</a> la version de l’histoire russe donnée par Poutine.</p>
<p>Les personnalités de la droite la plus radicale se sont montrées nettement plus réceptives à l’interview. L’activiste politique d’extrême droite Jack Posobiec a <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756054087425040484">déclaré</a> que, bien qu’il ne soit pas d’accord avec une grande partie des propos de Poutine, il était intéressant de noter que celui-ci était prêt à faire la paix malgré les griefs historiques qu’il a rappelés. Il a également <a href="https://twitter.com/HumanEvents/status/1756046152519020611">considéré</a> que Poutine était impressionnant dans sa capacité à parler longuement de l’histoire de la Russie, tandis les États-Unis sont, selon lui, dirigés par un président qui est « pratiquement un légume ». Jackson Hinkle, apologiste de la Russie et commentateur d’extrême droite bien connu, a livré une <a href="https://twitter.com/ElijahSchaffer/status/1755795057284927808">analyse chaotique</a> de l’interview dans sa conversation avec le podcasteur Elijah Schaffer. Les deux hommes ont soutenu Poutine et ont déploré que Zelensky soit traité avec trop de complaisance par les journalistes occidentaux.</p>
<p>Cette opinion est partagée par d’autres commentateurs d’extrême droite, comme Tim Pool, qui s’est <a href="https://twitter.com/Timcast/status/1755595593982886043">plaint</a> que les médias avaient fait un moins bon travail en interviewant Zelensky, ou <a href="https://rumble.com/v4c905i-putin-x-tucker-interview.html">Nick Fuentes</a>, qui a exprimé à plusieurs reprises son admiration à l’égard de Poutine, même s’il a estimé que sa leçon d’histoire ne trouverait pas d’écho auprès du public américain et que l’ensemble de l’entretien n’avait « pas été révolutionnaire » puisqu’il n’avait apporté aucune nouvelle information ou révélation.</p>
<p>Quant aux élus républicains, ils sont pour la plupart restés critiques à l’égard de Poutine et ont <a href="https://www.politico.com/news/2022/02/01/gop-tucker-carlson-ukraine-00004370">rejeté</a> les efforts de Carlson visant à saper le soutien américain à l’Ukraine. Toutefois, cette position n’est pas partagée par tous. Quand Carlson a annoncé que l’entretien aurait lieu, l’élue de Géorgie Marjorie Taylor Greene a <a href="https://www.businessinsider.com/taylor-greene-defends-prospect-tucker-carlson-interviewing-putin-in-moscow-2024-2">défendu</a> cette initiative. Matt Gaetz (élu de Floride) a également salué l’interview et, après sa diffusion, <a href="https://twitter.com/mattgaetz/status/1755991276476924208">a fait remarquer</a> à quel point il trouvait impressionnante la capacité de Poutine à parler longuement d’histoire, alors que Joe Biden semble avoir des problèmes de mémoire. Le sénateur de l’Ohio JD Vance a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756031269517902297">critiqué</a> le fait que Carlson n’ait pas interpellé Poutine sur l’emprisonnement des journalistes, mais a <a href="https://twitter.com/JDVance1/status/1756091114732269846">souligné</a> l’importance de la longue diatribe de Poutine sur l’histoire.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758200227217932653"}"></div></p>
<p>Aussi divisée que soit la droite américaine dans son interprétation de l’interview, une chose est certaine : celle-ci n’a pas été au cœur de ses préoccupations. L’entretien a été éclipsé par deux autres événements qui ont eu lieu le 8 février. D’abord, <a href="https://www.politico.com/news/2024/02/08/trump-supreme-court-oral-arguments-transcript-00140499">l’audition par la Cour suprême</a> des arguments des parties dans l’affaire en cours <a href="https://www.oyez.org/cases/2023/23-719">Trump v. Anderson</a> sur la question de savoir si Donald Trump peut être empêché de se présenter à la prochaine présidentielle en raison de son implication dans l’insurrection du 6 janvier 2021. Les juges de la Cour suprême se sont montrés uniformément sceptiques à l’égard de l’argument selon lequel les États peuvent choisir de disqualifier des candidats en vertu du 14<sup>e</sup> amendement, un point de vue qui a été largement salué par la droite.</p>
<p>Le deuxième événement qui a éclipsé l’interview de Poutine est la conférence de presse surprise du président Joe Biden sur le <a href="https://www.npr.org/2024/02/08/1229805332/special-counsel-report-biden-classified-documents">rapport</a> du ministère de la Justice concernant sa gestion de documents classifiés. Prenant la parole à peu près au moment où l’interview de Tucker Carlson était diffusée, Joe Biden s’est montré à cette occasion vif d’esprit, mais a commis une <a href="https://www.theguardian.com/us-news/video/2024/feb/09/israeli-offensive-on-gaza-over-the-top-says-biden-video">gaffe malencontreuse</a> : parlant du refus égyptien d’ouvrir le point de passage de Rafah entre l’Égypte et la bande de Gaza, il a déclaré que ce refus était dû au « président du Mexique, Sissi ». La droite américaine n’a évidemment pas manqué l’occasion de se moquer du président Biden et de marteler qu’il était inapte à exercer ses fonctions.</p>
<h2>Les droites dures occidentales et la Russie : accords et dissonances</h2>
<p>Il existe une véritable affinité idéologique <a href="https://www.cairn.info/revue-cites-2023-1-page-113.htm">entre l’extrême droite occidentale et la Russie</a> : une ontologie conservatrice commune de l’humanité qui croit à des identités collectives héritées du passé, dont les individus ne devraient pas chercher à se libérer ; une dénonciation de la démocratie et du libéralisme, ainsi que de la mondialisation, aussi bien économique que normative et culturelle ; une vision de l’État-nation comme entité suprême sur la scène internationale ; et une certaine admiration mutuelle et des emprunts ou idéologiques réciproques.</p>
<p>Cependant, cet ensemble de valeurs partagées ne suffit pas à donner lieu à une coopération politique et stratégique explicite. Le fait que Poutine ait décidé de se concentrer sur l’histoire nationale comme argument central pour justifier sa guerre en Ukraine, c’est-à-dire d’insister sur ce qui rend la Russie unique et non sur ce qu’elle partage avec l’Occident conservateur, est révélateur. Le fait que Carlson soit arrivé sans préparation et apparemment sans connaître la vision russe de la guerre, et qu’il ait tenté d’introduire dans la discussion les paradigmes habituels de la culture américaine en matière de politique étrangère sans se rendre compte qu’ils n’ont pas de sens pour les Russes, est également parlant.</p>
<p>Si le Kremlin croit sincèrement en l’existence d’un « bon » Occident, conservateur, prêt à se réconcilier avec lui au nom d’intérêts nationaux bien compris, cela ne fait pas pour autant de Trump un partenaire naturel et facile pour la Russie. Cela ne signifie évidemment pas que le trumpisme et la Russie ne peuvent pas prendre ensemble des décisions qui auraient un impact sur l’ordre mondial – mais il serait erroné de croire que ces deux parties sont capables de conduire une attaque coordonnée contre la démocratie libérale sur la base d’arguments idéologiques parfaitement ciselés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224342/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>La réaction des extrêmes droites européennes et américaine à l’entretien Carlson-Poutine a mis en lumière les divergences existant entre cette mouvance et le Kremlin plus que leurs points d’accord.Marlene Laruelle, Research Professor of International Affairs and Political Science, George Washington UniversityJohn Chrobak, Research Program Coordinator for the Illiberalism Studies Program, George Washington UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241372024-02-23T15:52:33Z2024-02-23T15:52:33ZHéritage d’Alexeï Navalny : ce sont aux Russes de poursuivre son combat, loin des «idéaux» occidentaux<p>La <a href="https://www.ledevoir.com/monde/europe/807355/alexei-navalny-principal-opposant-poutine-est-mort-prison">mort récente d’Alexeï Navalny</a> a suscité des condamnations immédiates de la part des dirigeants du monde entier, le <a href="https://www.forbes.fr/societe/joe-biden-poutine-est-responsable-de-la-mort-dalexei-navalny/">président américain pointant aussitôt Vladimir Poutine du doigt</a>.</p>
<p>On ne peut <a href="https://www.bbc.com/news/world-europe-68318742">affirmer avec certitude</a> que le président russe a fait assassiner Navalny. Mais la mort du dissident <a href="https://www.reuters.com/world/europe/russias-putin-run-again-president-2024-2023-12-08/">avant les élections présidentielles russes</a> de mars a des airs de déjà-vu. Dans le passé, de nombreux détracteurs de Vladimir Poutine sont décédés <a href="https://www.lessentiel.lu/fr/story/plusieurs-deces-suspects-dans-l-entourage-de-poutine-405586624221">dans des circonstances suspectes</a>.</p>
<p>Cependant, des déclarations comme celle de Joe Biden, qui a accusé Vladimir Poutine <a href="https://www.leparisien.fr/international/direct-mort-de-navalny-ses-avocats-en-route-vers-la-prison-poutine-informe-de-son-deces-16-02-2024-MQBOAQRMVVCUXMBVO4KDCFOIRA.php">d’être personnellement responsable</a> de la mort d’Alexeï Navalny, alimentent la propagande du Kremlin.</p>
<h2>« Agent de l’Occident »</h2>
<p>Le président Poutine est parvenu à diviser ceux qui soutiennent Navalny en conjuguant complaisance à leur égard et condamnation du dissident en tant <a href="https://www.reuters.com/world/europe/obituary-alexei-navalny-russian-opposition-politician-putin-nemesis-reported-2024-02-16/">qu’agent de l’Occident</a>.</p>
<p>La passion et l’ampleur de l’indignation occidentale apportent de l’eau à son moulin. La possibilité que <a href="https://www.youtube.com/watch?v=wx3vHdFRvMo">Yulia Navalnaya</a>, veuve du dissident et d’autres réformateurs puissent provoquer des changements en Russie pourrait être compromise si leur cause est associée à l’Occident.</p>
<p>La popularité de Navalny en Russie va au-delà des positions démocratiques et <a href="https://acf.international/ru">anticorruption</a> qui lui ont valu d’êtr e <a href="https://www.nytimes.com/2022/04/24/movies/navalny-review.html">admiré en Occident</a>. Pour les Russes, il était avant tout un <a href="https://news.yahoo.com/alexei-navalny-russian-opposition-leader-122409296.html">nationaliste</a>.</p>
<p>Il représentait une menace pour Poutine parce qu’il <a href="https://www.tandfonline.com/doi/abs/10.1080/1060586X.2013.872453">inspirait les nationalistes</a>, un mouvement politique russe qui a déjà été critique à l’égard du président.</p>
<p>Vladimir Poutine est assurément un dirigeant autoritaire qui dispose de <a href="https://www.pbs.org/wgbh/frontline/article/russia-putin-press-freedom-independent-news/">pouvoirs extrajudiciaires</a> considérables. Mais il a toujours eu besoin du soutien des citoyens russes. Depuis plus d’une décennie les <a href="https://imrussia.org/en/analysis/3265-putin%E2%80%99s-dangerous-flirting-with-nationalism">nationalistes russes</a> lui permettent un règne d’une durée exceptionnelle.</p>
<p>Les troubles politiques des années 1990 et du début des années 2000 ont conduit de nombreux Russes à s’interroger sur leur place dans le monde. La Russie est passée d’une des superpuissances mondiales à une position que certains Russes percevaient comme leur valant d’être <a href="https://foreignpolicy.com/2022/03/03/putin-ukraine-russia-nato-kosovo/">ignorés ou dénigrés</a> pas les États-Unis.</p>
<h2>Successeur de Boris Eltsine</h2>
<p>En tant que successeur du premier président de la Russie, Boris Eltsine, Poutine a <a href="https://www.irishtimes.com/news/yeltsin-immunity-suggests-a-deal-done-with-putin-1.230365">hérité d’une position politique</a> quelque part entre les communistes, qui prônaient un retour à une nation du même type que l’Union soviétique, et les nationalistes, qui cherchaient à redonner à la Russie son statut de grande puissance.</p>
<p>Cet exercice d’équilibrisme a été évident dès le début du premier mandat de Poutine. Les nationalistes russes ont crié au scandale parce que les puissances occidentales ont mené des guerres pour préserver les droits de la personne dans divers pays, alors que les Russes des États postsoviétiques ont été négligés.</p>
<p>Vladimir Poutine, qui ne devait rien aux nationalistes à ce stade, a même <a href="https://www.lepoint.fr/monde/le-jour-ou-poutine-voulait-integrer-l-otan-24-11-2021-2453563_24.php#11">envisagé d’adhérer à l’OTAN</a>, bastion de l’Occident.</p>
<p>Les États-Unis <a href="https://www.pbs.org/newshour/politics/stone-interviews-putin-says-asked-russia-joining-nato">n’ont pas considéré sérieusement</a> la suggestion de Poutine. Par conséquent, et comme <a href="https://www.dw.com/en/russia-us-clash-over-russian-election-protests/a-15589210">ce dernier avait l’impression</a> que les Américains soutenaient ses adversaires politiques, il a cherché à cultiver une autre source de stabilité en se tournant vers les nationalistes russes.</p>
<p>Le <a href="https://carnegieendowment.org/politika/88451">sentiment anti-occidental</a> est une composante essentielle de l’idéologie de certains nationalistes russes. Aujourd’hui, Poutine adhère pleinement à cette vision. Sa crainte de voir les nationalistes remettre en cause sa position intérieure a d’ailleurs <a href="https://doi.org/10.5612/slavicreview.75.3.0702">alimenté ses manœuvres</a> en Ukraine au cours de la dernière décennie.</p>
<p>Vladimir Poutine ne pouvait se désengager de la région ukrainienne du Donbas — à majorité russophone — sans risquer de perdre le soutien des nationalistes russes. C’est un des facteurs qui l’a poussé à <a href="https://www.cnn.com/2022/09/13/europe/ukraine-advance-russia-war-analysis-intl-hnk-ml/index.html">envahir l’Ukraine</a> en février 2022.</p>
<h2>L’attrait de Navalny</h2>
<p>D’abord <a href="https://www.newyorker.com/news/our-columnists/the-evolution-of-alexey-navalnys-nationalism">très à droite</a> sur l’échiquier politique, <a href="https://www.aljazeera.com/news/2024/2/16/obit-navalny-putins-archenemy-and-anti-corruption-champion">Navalny est devenu plus modéré</a> au fil du temps. Néanmoins, sa vision de la Russie ne correspondait pas toujours aux idéaux occidentaux.</p>
<p>Ainsi, Navalny considérait que la Crimée <a href="https://www.themoscowtimes.com/2014/10/16/navalny-wouldnt-return-crimea-considers-immigration-bigger-issue-than-ukraine-a40477">ne devait pas être automatiquement restituée</a> à l’Ukraine après son annexion à la Russie en 2014. Cette position est cohérente avec les arguments nationalistes selon lesquels la <a href="https://www.usatoday.com/story/news/world/2014/03/18/crimea-ukraine-putin-russia/6564263/">Crimée fait partie de la Russie</a>. En outre, si les opinions de Navalny sur l’immigration ont évolué, elles sont restées <a href="https://www.aljazeera.com/news/2021/2/25/navalny-has-the-kremlin-foe-moved-on-from-his-nationalist-past">teintées de populisme</a>.</p>
<p>Navalny était tout à fait conscient qu’il pouvait séduire le peuple russe et représenter un danger pour Vladimir Poutine. En 2020, il a été transporté à Berlin pour y recevoir un traitement médical après avoir été empoisonné au <a href="https://www.themoscowtimes.com/2020/10/06/watchdog-says-novichok-type-nerve-agent-found-in-navalny-samples-a71674">Novitchok</a>. Il convient de noter que cet agent neurotoxique a été <a href="https://www.forbes.fr/politique/l-empoisonnement-la-strategie-russe-pour-faire-taire-les-opposants-de-vladimir-poutine/">fréquemment utilisé contre des dissidents russes</a>.</p>
<p>Avant de retourner en Russie pour continuer à défier Vladimir Poutine, Navalny a publié une vidéo au cas où il mourrait en détention.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1758477103962468366"}"></div></p>
<p>Voici ce qu’il y disait au peuple russe :</p>
<blockquote>
<p>S’ils décident de me tuer, cela signifie que nous sommes extrêmement puissants. Nous devons faire usage de ce pouvoir et nous souvenir que nous sommes une immense force qui est oppressée par de mauvaises personnes. Nous n’avons pas conscience de la force que nous possédons. </p>
</blockquote>
<h2>Nuire à l’héritage d’Alexeï Navalny</h2>
<p>En défendant Navalny, l’Occident risque d’amoindrir son héritage en tant que héros du peuple russe en raison du <a href="https://www.globalpolicyjournal.com/blog/22/09/2022/russian-anti-western-intellectualism">sentiment anti-occidental qui prévaut en Russie</a>.</p>
<p>Pendant des années, Vladimir Poutine a <a href="https://www.cnn.com/2024/02/17/europe/putin-navalny-existential-threat-analysis-intl/index.html">refusé de prononcer</a> le nom de Navalny. Ses partisans et son gouvernement n’ont toutefois pas été aussi circonspects. Le Kremlin est même allé jusqu’à accuser celui-ci d’être un <a href="https://www.reuters.com/article/idUSKBN26M4JA/">agent de la CIA</a>.</p>
<p>Les leaders mondiaux qui ont exprimé le plus d’indignation après le décès de Navalny sont occidentaux. Parmi eux figurent Joe Biden, le <a href="https://www.leparisien.fr/international/mort-de-navalny-macron-accuse-la-russie-de-condamner-a-mort-les-esprits-libres-16-02-2024-TGGHVJHPYFHS3OQXHBYUKFJTDQ.php">président français Emmanuel Macron</a> et le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/mort-de-navalny-loccident-accuse-poutine-2077009">premier ministre britannique Rishi Sunak</a>.</p>
<p>Le contraste entre leurs déclarations et celles du président brésilien <a href="https://www.msn.com/en-us/news/world/brazil-s-lula-says-navalny-s-death-should-be-probed-before-accusations/ar-BB1isWRR">Luiz Inácio Lula da Silva</a> et des <a href="https://www.msn.com/en-us/news/world/china-s-state-media-repeat-russian-talking-points-after-navalny-s-death/ar-BB1iwbko">médias d’État chinois</a> est saisissant. Ni l’un ni les autres n’ont condamné Poutine pour la mort de Navalny.</p>
<p>Que leur non-positionnement soit bien fondé ou non, ces dirigeants ont aidé le Kremlin à associer davantage <a href="https://www.tasnimnews.com/en/news/2024/02/19/3041870/kremlin-calls-western-politicians-statements-on-navalny-s-death-boorish">Navalny à l’Occident</a>.</p>
<p>Alexeï Navalny a fait preuve d’un grand courage dans ses convictions en revenant en Russie, tout en sachant qu’il allait très certainement être victime de <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2024-02-18/mort-d-alexei-navalny/pourquoi-est-il-revenu.php">répression et d’emprisonnement</a>.</p>
<p>Ce sont des personnes comme son épouse, Yulia Navalnaya, et non les dirigeants occidentaux, qui sont les mieux placées pour poursuivre le combat pour l’avenir de la Russie. Mais pour que cela soit possible, il faut que la cause de Navalny ne soit pas perçue par les nationalistes russes comme étant ancrée dans les idéaux occidentaux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224137/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Les auteurs ne travaillent pas, ne conseillent pas, ne possèdent pas de parts, ne reçoivent pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'ont déclaré aucune autre affiliation que leur organisme de recherche.</span></em></p>Les successeurs de Navalny sont les mieux placés pour poursuivre le combat pour la Russie. Mais ils ne réussiront que si la cause de Navalny n’est pas perçue comme ancrée dans les idéaux occidentaux.James Horncastle, Assistant Professor and Edward and Emily McWhinney Professor in International Relations, Simon Fraser UniversityJack Adam MacLennan, Associate Professor of International Relations and National Security Studies and Graduate Program Director for National Security Studies, Park UniversityLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241802024-02-22T15:49:48Z2024-02-22T15:49:48ZConversation avec Sergei Guriev : « Le seul scénario optimiste est le départ de Poutine, quelle qu’en soit la forme »<p><em>Lorsque The Conversation réalise cet entretien avec l’économiste russe Sergei Guriev au matin du 16 février, la mort du leader de l’opposition Alexeï Navalny n’a pas encore été annoncée. De fait, nous demandons notamment à M. Guriev dans quelle mesure la communauté internationale pourrait protéger son ami, qui purge une peine de dix-neuf ans de prison dans une colonie pénitentiaire située au-delà du cercle polaire arctique. Quelques heures plus tard, la nouvelle tombe. M. Guriev, qui a travaillé avec Navalny et a notamment permis au grand public occidental de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2021/02/01/conversation-avec-alexei-navalny/">mieux comprendre</a> le projet politique de ce dernier, apporte <a href="https://twitter.com/sguriev/status/1759988189316469051">son soutien</a> à la veuve de l’opposant, Ioulia Navalnaïa, elle-même économiste de formation, quand celle-ci annonce qu’elle reprendra le flambeau de son mari.</em></p>
<p><em>Dans ce contexte, le présent entretien, qui porte sur l’état de l’économie russe deux ans après le début de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, reste plus que jamais d’actualité, d’autant que l’Occident s’apprête à déclencher une <a href="https://www.rfi.fr/en/international/20240221-eu-approves-new-round-of-sanctions-against-russia">nouvelle vague de sanctions</a> en réponse à l’assassinat présumé de Navalny.</em></p>
<p><em>Sergei Guriev, l’un des économistes russes les plus éminents de sa génération, a quitté la Russie en 2013, menacé par le pouvoir. En exil, il est devenu l'un des principaux détracteurs du régime de Vladimir Poutine, et joue un rôle clé au sein de l’<a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">International Working Group on Russian Sanctions</a>, qui aide les États occidentaux à définir avec précision les mesures à prendre à l’encontre de Moscou. Il est aujourd’hui directeur de la formation et de la recherche de Sciences Po Paris, un poste qu’il quittera en septembre prochain pour <a href="https://www.london.edu/news/renowned-economist-to-lead-lbs-2344">rejoindre la London Business School</a>, dont il deviendra le doyen. La nouvelle de cette nomination avait été saluée sur le compte d’Alexeï Navalny le 1<sup>er</sup> février dernier.</em></p>
<hr>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1752949923597668528"}"></div></p>
<p><strong>Au cours des deux dernières années, les pays occidentaux ont mis en œuvre de nombreuses sanctions contre la Russie. Pourtant, celle-ci semble y avoir <a href="https://www.ouest-france.fr/leditiondusoir/2024-02-05/l-economie-de-la-russie-affiche-une-sante-insolente-malgre-les-sanctions-voici-pourquoi-a83832e0-cd5c-49c5-9e0f-8b722dc97d12">mieux résisté qu’attendu</a>, grâce à d’importantes dépenses publiques – ce que certains qualifient de <a href="https://www.contrepoints.org/2023/02/22/450987-discours-de-poutine-un-keynesianisme-nationaliste-et-militaire">« keynésianisme militaire »</a>. Le FMI annonce une <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/russie-la-croissance-devrait-etre-bien-meilleure-que-prevu-et-meilleure-que-celle-de-l-europe-989301.html">croissance de 2,6 % pour 2024</a>. Qu’en est-il, de votre point de vue ? L’économie russe est-elle en baisse ou en hausse ?</strong></p>
<p>C’est une question de définition. Si nous évaluons la croissance économique à l’aune de la croissance du PIB, il ne fait aucun doute que l’économie russe est en hausse. Toutefois, il serait erroné de mesurer la performance économique d’un pays de la même façon en temps de guerre et en temps de paix. Lorsque vous dépensez une part substantielle du PIB pour produire des chars et des obus d’artillerie et pour recruter des soldats qui iront se faire blesser ou tuer en Ukraine, cela revient, du point de vue du secteur civil, à imprimer de l’argent et à l’injecter dans l’économie.</p>
<p>Nous incluons ces dépenses dans le calcul du PIB parce que des biens sont produits et des personnes sont employées en tant que soldats, mais cela n’a rien à voir avec les performances économiques réelles de la Russie. N’oubliez pas que les dépenses militaires représentaient 3 % du PIB avant la guerre ; or en 2024, elles s’élèveront à <a href="https://carnegieendowment.org/politika/90753">6 % du PIB</a>. Cet écart suffit à expliquer la croissance de l’économie russe, quelle qu’elle soit. Et, bien sûr, il y a un ensemble supplémentaire de secteurs qui ne sont pas directement inclus dans les dépenses militaires, mais qui sont également impliqués dans la production de services et de biens militaires. Je pense donc que la vision d’une économie russe qui serait en développement, vision fondée uniquement sur la hausse de son PIB, est assez trompeuse.</p>
<p>Selon moi, le chiffre d’affaires du commerce de détail est un indicateur plus instructif. Entre 2021 et 2022, ce chiffre a baissé d’<a href="https://www.reuters.com/article/russia-retail-idUSR4N32X04N/">environ 6,5 %</a>. Si l’on compare le mois de décembre 2022 au mois de décembre 2021, on constate une baisse de 10,5 %. Les données pour 2023 seront bientôt publiées. Il n’y aura pas de baisse, et même une certaine croissance. Il n’empêche que, globalement, la consommation russe ne se porte pas bien.</p>
<p>Vous avez parlé de « keynésianisme militaire ». Je pense que cette expression est, elle aussi, quelque peu trompeuse. Le keynésianisme est une politique que l’on utilise lorsque l’économie est en perte de vitesse et que le taux de chômage est élevé, afin d’essayer d’offrir des emplois aux gens par le biais des dépenses publiques.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1759622859352146181"}"></div></p>
<p>Le risque propre au keynésianisme est la surchauffe de l’économie. Et n’oublions pas que Keynes a développé ses théories dans les années 1930, au cours de la Grande Dépression, lorsque le taux de chômage aux États-Unis atteignait 25 %. Aujourd’hui, le chômage en Russie est très faible, parce que de <a href="https://atlantico.fr/article/decryptage/et-le-nombre-de-russes-ayant-quitte-la-russie-depuis-l-invasion-de-l-ukraine-atteint">nombreuses personnes ont quitté le pays</a>, libérant donc des postes de travail, ou ont été recrutées pour aller combattre en Ukraine.</p>
<p>De fait, l’économie est plutôt en surchauffe. <a href="https://www.themoscowtimes.com/2024/02/14/russias-high-inflation-persists-in-january-data-a84082">L’inflation est supérieure à l’objectif de 7 % qui avait été fixé par les autorités</a>, ce qui inquiète fortement la Banque centrale. Ce n’est donc pas le moment de faire du keynésianisme.</p>
<p><strong>Vous faites partie du <a href="https://fsi.stanford.edu/working-group-sanctions">Groupe de travail international de Stanford sur les sanctions contre la Russie</a>. Qu’est-ce que ce groupe et comment a-t-il jusqu’ici façonné les sanctions ?</strong></p>
<p>Le groupe est composé d’économistes, de politistes et d’anciens fonctionnaires des États-Unis, d’Europe et d’autres pays. Sa raison d’être est de publier des rapports détaillés sur la meilleure façon de sanctionner le régime russe. À ce jour, 18 rapports ont été publiés. J’ai contribué à cinq d’entre eux : les quatre premiers, et celui <a href="https://fsi9-prod.s3.us-west-1.amazonaws.com/s3fs-public/2023-09/working_paper_14_-_using-energy-sanctions_09-19-23_update.pdf">sur les sanctions dans le domaine énergétique, paru en septembre</a>.</p>
<p>L’idée est d’informer les décideurs politiques sur les coûts des mesures concrètes qui peuvent être appliquées, et sur leur impact potentiel. Nous voulons nous assurer que cette guerre coûte plus cher à la Russie et que, par conséquent, Poutine dispose de moins de ressources pour tuer des Ukrainiens et détruire des villes ukrainiennes.</p>
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<p><strong>Pouvez-vous établir un lien direct entre les documents qui ont été publiés par le Groupe et certaines des sanctions qui ont été mises en œuvre ?</strong></p>
<p>Nous avons plaidé depuis le début en faveur d’un embargo pétrolier, et celui-ci <a href="https://eu-solidarity-ukraine.ec.europa.eu/eu-sanctions-against-russia-following-invasion-ukraine/sanctions-energy_fr">a fini par être décrété</a>. Nous avons toujours dit qu’il était nécessaire de plafonner le prix du pétrole et de renforcer les sanctions technologiques et les sanctions financières, et tout cela s’est produit. Pour autant, je ne sais pas si nous avons joué un rôle déterminant en la matière.</p>
<p><strong>À quel point ces sanctions sont-elles efficaces ? La Russie <a href="https://www.latribune.fr/climat/energie-environnement/petrole-malgre-l-embargo-des-occidentaux-les-exportations-russes-n-ont-pas-chute-en-2023-affirme-moscou-986648.html">a trouvé d’autres débouchés pour ses produits énergétiques</a>, et certains pays l’aident à <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/20/apres-deux-ans-de-sanctions-contre-moscou-l-ue-s-efforce-de-limiter-leur-contournement_6217402_3210.html">contourner les sanctions</a> appliquées par les Occidentaux. La semaine dernière encore, The Conversation a publié un <a href="https://theconversation.com/financial-sanctions-banks-reactions-depend-on-their-location-research-reveals-219678">article</a> indiquant que les filiales des banques allemandes situées dans des zones figurant sur la liste noire du Groupe d’action financière étaient plus susceptibles de prêter de l’argent aux pays sanctionnés</strong>.</p>
<p>Je pense que la bonne façon de poser cette question est : « Qu’en serait-il si les sanctions n’avaient pas été adoptées ? » Lorsque nous posons la question « Les sanctions sont-elles efficaces ? », nous ne devrions pas comparer ce qui se passe actuellement avec ce que nous voudrions qu’il se passe. Nous devons comparer ce qui se passe actuellement avec ce qui se serait passé en l’absence de sanctions.</p>
<p>Imaginez que toutes les banques européennes – y compris les banques allemandes – situées en Europe auraient continué de financer le régime de Poutine : Poutine aurait un accès illimité à toutes les sources de financement. Il aurait un accès illimité aux réserves de sa banque centrale. Il aurait un accès illimité à la technologie française et allemande. Il pourrait également recruter des soldats dans le monde entier. Il continuerait de vendre du pétrole et du gaz à l’Europe au prix fort. Imaginez donc ce monde. L’armée ukrainienne aurait-elle plus de mal à défendre l’Ukraine ? La réponse est évidemment « oui ».</p>
<p>Aujourd’hui, Poutine a appris à contourner les sanctions. Mais l’Occident redouble d’efforts pour lutter contre ce phénomène. On constate que Poutine a de plus en plus de mal à passer par la <a href="https://www.courrierinternational.com/article/revirement-la-turquie-bloque-les-exportations-vers-la-russie-de-biens-soumis-aux-sanctions-occidentales">Turquie</a>, voire par la <a href="https://www.lefigaro.fr/societes/l-europe-sanctionne-trois-societes-chinoises-qui-aident-la-russie-20240213">Chine</a>. Les banques chinoises, turques et d’Asie centrale sont de plus en plus vigilantes en ce qui concerne les paiements à leurs homologues russes. Pour contourner les sanctions, Poutine est contraint de faire appel à des pays tiers qui lui facturent des frais d’intermédiation. Et plus on donne aux intermédiaires, moins on garde d’argent pour soi, et c’est une bonne chose. Il n’en reste pas moins qu’il faut investir davantage d’efforts dans le renforcement et l’application des sanctions.</p>
<p><strong>Les sanctions ont porté atteinte à la capacité de la Russie à se moderniser, et notamment à la capacité du quatrième émetteur mondial de gaz à effet de serre à <a href="https://theconversation.com/other-casualties-of-putins-war-in-ukraine-russias-climate-goals-and-science-182995">rendre son industrie plus respectueuse de l’environnement</a> en cette période d’urgence climatique, que ce soit du fait des restrictions à l’importation de technologies, de l’effondrement des sources de capitaux étrangers ou du gel des programmes internationaux. Est-il possible d’aider le pays à mener à bien sa transition énergétique tout en frappant le Kremlin là où ça fait mal ?</strong></p>
<p>Je pense que vous l’avez bien formulé : l’accès de Poutine aux technologies est limité. Et bien que ce ne soit pas mon domaine d’expertise, s’il existe des technologies qui ne peuvent pas être utilisées pour la production militaire, mais qui ne peuvent être utilisées que pour la transition verte, alors les États-Unis devraient continuer à les exporter vers la Russie. Mais d’après ce que j’ai compris, il y en a très peu.</p>
<p>En 2022 et 2023, Poutine a <a href="https://time.com/6226484/russia-appliance-imports-weapons/">importé de nombreuses technologies civiles</a>, comme des lave-vaisselle ou des réfrigérateurs, dans le seul but d’avoir accès à des microprocesseurs afin de produire des missiles et, in fine, de tuer des Ukrainiens. La Russie souffre également du manque de puces pour ses cartes de crédit. Par conséquent, les banques se sont mises à les recycler.</p>
<p>Je ne suis donc pas sûr qu’il existe une technologie civile avancée destinée à aider à la décarbonation que Poutine ne puisse pas utiliser pour la production militaire. Mais, encore une fois, c’est une question dont je ne suis pas spécialiste. Je veux tout de même souligner que la meilleure façon de contribuer à une transition verte tout en limitant la capacité de Poutine à mener cette guerre est de poursuivre la décarbonation des économies occidentales. Si l’Occident décarbone plus rapidement et réduit sa demande en combustibles fossiles, cela réduira les prix du pétrole au niveau mondial et donc les revenus que Poutine peut utiliser pour tuer des Ukrainiens.</p>
<p><strong>En 2018, Christine Lagarde, alors directrice du FMI, a <a href="https://www.imf.org/en/News/Articles/2018/09/06/sp090618-2018-michel-camdessus-central-banking-lecture-series">salué l’action de l’actuelle directrice de la banque russe, Elvira Nabioullina</a>. Cette dernière joue-t-elle depuis deux ans un rôle essentiel dans le fonctionnement de la machine de guerre de Poutine ? Et que pensez-vous des <a href="https://www.reuters.com/world/europe/russian-central-bank-governor-nabiullina-cancels-appearance-exhibition-2024-01-16/">spéculations sur son état de santé</a> ? Elle aurait été hospitalisée en janvier…</strong></p>
<p>Je n’ai aucune idée de son état de santé. Ce qui est sûr, c’est qu’elle n’a pas manifesté son soutien à la guerre. Sauf erreur, elle ne s’est jamais exprimée publiquement, je pense, en faveur du meurtre d’Ukrainiens. Elle ne s’est jamais exprimée contre la guerre non plus, mais dès 2018, elle <a href="https://www.wionews.com/world/russian-central-bank-chief-noted-for-coded-dress-wears-funeral-black-to-signal-death-of-economy-459472">utilisait sa façon de s’habiller pour indiquer l’état d’esprit de la politique monétaire de la banque centrale</a>. Ainsi, lors de ses conférences de presse, elle avait pour coutume d’arborer une <a href="https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-12-28/read-my-brooch-says-russian-central-bank-chief-nabiullina">broche avec une colombe</a> pour signaler que la banque centrale était susceptible de baisser les taux d’intérêt et d’autres broches ou couleurs de sa robe pour signaler que la banque centrale était optimiste ou pessimiste quant à l’état de l’économie russe.</p>
<p>Après le début de la guerre, <a href="https://www.theguardian.com/business/2022/mar/05/russias-central-bank-head-is-mourning-for-her-economy">elle a commencé à s’habiller en noir</a>. J’ai cru comprendre que cela avait changé récemment, mais en tout état de cause elle a cherché à faire savoir au monde qu’elle n’était pas ravie de la tournure des événements.</p>
<p>D’un autre côté, elle continue de travailler et, comme vous l’avez dit, elle est un rouage important dans le financement de la machine de guerre de Poutine. Et je pense que l’histoire la jugera négativement pour cela. Même si elle peut prétendre qu’elle lutte contre l’inflation pour protéger les catégories les plus vulnérables de la société russe, chaque milliard de dollars, chaque dizaine de milliards de dollars, chaque centaine de milliards de dollars économisés pour le budget de Poutine grâce au travail efficace du ministère des Finances ou de la banque centrale est un autre milliard, une autre dizaine de milliards, une autre centaine de milliards que Poutine peut utiliser pour acheter des drones iraniens, des obus d’artillerie nord-coréens, recruter des soldats et tuer des Ukrainiens.</p>
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<p><strong>Quel serait le meilleur scénario, parmi les options réalistes, que l’on puisse espérer pour la Russie à l’heure actuelle ?</strong></p>
<p>Vladimir Poutine a montré qu’il n’avait aucun respect pour les droits humains et pour le droit international. Si Poutine reste au pouvoir, je peine à imaginer un scénario optimiste pour la Russie. Le seul scénario optimiste est son départ, quelle qu’en soit la forme, et une transition démocratique.</p>
<p>Peut-être pas immédiatement après son départ, mais quelques mois ou quelques années plus tard, il y aura une sorte de Perestroïka 2.0. Je ne vois pas comment la Russie pourrait devenir une Corée du Nord ou une Syrie. Certains essaieront de pousser le pays dans cette direction, mais je pense que la Russie est trop diverse, trop grande, trop éduquée et trop riche pour tolérer un régime stalinien.</p>
<p>Et je pense que les personnes qui succéderont à Poutine, même si elles sont issues de son entourage le plus proche, voudront mettre fin à cette guerre. Ces gens voudront renouer avec l’Occident. Ils essaieront de négocier, et cela conduira à une augmentation des libertés politiques et de l’ouverture en Russie, ce qui à son tour devrait aboutir à une amélioration immédiate et, espérons-le, à une amélioration substantielle des relations avec l’Ukraine et l’Europe au cours de la prochaine décennie.</p>
<p><strong>De nombreux hommes d’affaires russes se sont installés à l’étranger depuis le début de la guerre, notamment <a href="https://www.ft.com/content/d6d3b45a-35cc-4e32-b864-b9c0b1649a79">à Dubaï</a>. Une rébellion des élites contre Poutine est-elle une perspective crédible ?</strong></p>
<p>Les élites économiques sont bien sûr mécontentes, mais elles savent aussi que se rebeller contre Vladimir Poutine est physiquement dangereux. Il y a eu de nombreux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/suicides-chutes-accidents-ces-hommes-d-affaires-russes-morts-dans-des-circonstances-etranges-depuis-le-debut-de-la-guerre-en-ukraine_5567841.html">« suicides »</a> ces dernières années. Les gens sont parfaitement conscients des risques qu’entraîne toute opposition à Vladimir Poutine. Très peu d’entre eux se sont ouvertement prononcés contre la guerre. On peut d’ailleurs les compter sur les doigts d’une main : je pense à <a href="https://theconversation.com/russian-billionaire-cranks-up-the-pressure-on-cyclings-beleaguered-bosses-36072">Oleg Tinkov</a> et <a href="https://www.ft.com/content/24c47ec1-dc7f-48a9-960e-7ad89cda8e1a">Arkady Voloj</a>, qui se sont ouvertement prononcés contre la guerre.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/en-russie-sur-fond-de-guerre-en-ukraine-lelite-se-debarrasse-de-ses-derniers-liberaux-187400">En Russie, sur fond de guerre en Ukraine, l’élite se débarrasse de ses derniers « libéraux »</a>
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<p>Mais on constate également que les élites économiques, les chefs des institutions publiques et les ministres évitent de s’exprimer en faveur de la guerre. Ils sont tous extrêmement mécontents. Les projets de toute une vie ont été détruits. En ce sens, nous n’assisterons peut-être pas à une rébellion semblable à <a href="https://theconversation.com/cinq-questions-apres-la-marche-pour-la-justice-de-wagner-208593">celle de Prigojine</a>, mais une fois que Vladimir Poutine aura disparu, le temps du changement viendra. Toutefois, qui sait ? Peut-être qu’un coup d’État se prépare en ce moment même. Les coups d’État qui réussissent ne sont jamais préparés au grand jour…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224180/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sergei Guriev ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’économiste russe et réfugié politique Sergei Guriev, l’un des principaux concepteurs des sanctions contre le régime russe, dresse leur bilan deux ans après le début de l’invasion de l’Ukraine.Sergei Guriev, Professor of economics, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2236712024-02-22T15:49:11Z2024-02-22T15:49:11ZL’impact de la guerre en Ukraine sur la coopération militaire franco-allemande<p>Comme le veut la coutume issue de la longue tradition d’amitié entre la France et l’Allemagne, le nouveau premier ministre français Gabriel Attal a réservé son premier déplacement à l’étranger en tant que chef du gouvernement à Berlin, le 5 février 2024. Il a assumé, lors de la conférence de presse conjointe donnée avec le chancelier Olaf Scholz, les <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/a-berlin-gabriel-attal-assume-les-divergences-avec-lallemagne-2074195">divergences existant entre les deux pays</a> sur de nombreux sujets, dont l’actuelle négociation de l’accord commercial avec le Mercosur. Ces divergences existent également dans le domaine de la coopération militaire bilatérale. Elles ne sont pas nouvelles, mais ont été réactivées par le contexte de la guerre en Ukraine et le réagencement de l’architecture de sécurité européenne.</p>
<p>Au cours de ces deux dernières années, <a href="https://ukandeu.ac.uk/the-effects-of-the-war-in-ukraine-on-european-defence-deeper-eu-integration/">l’UE a lancé un certain nombre d’initiatives</a> pour produire en commun des munitions (l’instrument <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/07/07/asap-council-and-european-parliament-strike-a-deal-on-boosting-the-production-of-ammunition-and-missiles-in-the-eu/">ASAP</a>, adopté en juillet 2023) et pour renforcer l’industrie de défense européenne (plan <a href="https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2023/10/09/edirpa-council-greenlights-the-new-rules-to-boost-common-procurement-in-the-eu-defence-industry/">EDIRPA</a> annoncé en septembre 2023), sans avoir résolu la question de son lien à l’OTAN et à l’allié américain. Or la guerre en Ukraine vient souligner la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2024/02/13/otan-les-etats-unis-toujours-indispensables-a-la-defense-de-l-europe_6216254_3210.html">dépendance des Européens à l’égard de Washington</a>, tant sur le plan stratégique que logistique et capacitaire.</p>
<p>Dans ce contexte, comment la guerre en Ukraine affecte-t-elle la coopération militaire franco-allemande sur le plan politico-stratégique ?</p>
<h2>Une crise révélatrice de divergences stratégiques antérieures</h2>
<p>C’est un truisme que de dire que les <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2019-6-page-37.htm">cultures stratégiques française et allemande sont différentes</a>. L’armée et la politique de défense, façonnées par l’histoire de chacun des deux pays et le fonctionnement du système politique interne, n’occupent pas la même place et n’exercent pas tout à fait les mêmes fonctions – en dehors de la fonction fondamentale de défense du territoire et des populations commune à toutes les armées.</p>
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<p>L’armée expéditionnaire française, héritière d’une longue tradition historique, ressemble peu à une Bundeswehr construite en 1955 dans le cadre de l’Alliance atlantique pour faire face à la menace conventionnelle soviétique pendant la guerre froide.</p>
<p>Pour autant, les dernières années de l’ère Merkel, si elles n’avaient pas gommé les différences stratégiques entre Paris et Berlin, avaient semblé converger vers l’idée d’une défense européenne plus substantielle à côté de l’OTAN, mobilisant, certes avec des sous-entendus divergents, la notion <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/04/11/2027-lannee-de-lautonomie-strategique-europeenne/">d’autonomie stratégique européenne</a> du côté français, et de souveraineté européenne du côté allemand.</p>
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<p>Mais malgré le <a href="https://www.ifri.org/fr/publications/notes-de-lifri/notes-cerfa/livre-blanc-allemand-2016-consolidation-consensus-de-munich">consensus de Munich</a> qui actait dès 2014 du côté de Berlin la nécessité, pour la première puissance économique européenne, de prendre davantage de responsabilités en matière de sécurité internationale et de défense, la France continuait à voir en l’Allemagne un partenaire circonspect sur ces sujets. La littérature académique ainsi que nombre d’experts ont longtemps considéré l’Allemagne comme une <a href="https://www.economist.com/special-report/2013/06/13/europes-reluctant-hegemon">« puissance réticente »</a>.</p>
<p>L’invasion militaire de l’Ukraine par la Russie le 24 février 2022 semblait avoir changé la donne : trois jours plus tard, le chancelier allemand annonçait un changement d’époque (<a href="https://www.bundesregierung.de/breg-fr/actualites/d%C3%A9claration-gouvernementale-du-chancelier-f%C3%A9d%C3%A9ral-2009510"><em>Zeitenwende</em></a>). L’Allemagne prenait conscience que la guerre conventionnelle en Europe était possible, et qu’elle avait trop longtemps négligé ses budgets de défense et ses capacités, malgré les critiques récurrentes des commissaires parlementaires aux forces armées successifs, dont les rapports annuels dénonçaient <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230314-allemagne-l-arm%C3%A9e-manque-de-tout-dit-la-commissaire-parlementaire-%C3%A0-la-d%C3%A9fense-au-bundestag">l’état critique de la Bundeswehr</a>.</p>
<p>La France y avait alors vu l’occasion de travailler enfin de manière plus efficace avec l’Allemagne en matière de défense, et même de promouvoir la politique européenne de défense en adoptant notamment – en mars 2022 une <a href="https://ecfr.eu/article/the-eus-strategic-compass-brand-new-already-obsolete/">Boussole stratégique européenne</a> dont le chantier avait été lancé sous présidence allemande du Conseil de l’UE en 2020.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/le-petit-pas-inapercu-de-lue-vers-une-defense-commune-203011">Le petit pas inaperçu de l’UE vers une défense commune</a>
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<p>Mais très rapidement, les divergences stratégiques franco-allemandes ont refait surface : là où Paris a vu dans la guerre en Ukraine la confirmation de la nécessité d’enfin donner à l’UE une défense substantielle et basée sur ses propres forces, l’Allemagne, comme une majorité des autres États européens, y a au contraire forgé la conviction qu’il fallait renforcer l’OTAN.</p>
<p>Cette divergence d’analyse se traduit notamment par le lancement de <a href="https://www.la-croix.com/Monde/LAllemagne-brandit-bouclier-antimissile-europeen-sans-France-2022-10-13-1201237611">l’initiative de défense aérienne européenne</a> (<em>European Sky Shield Initiative</em>) par le chancelier allemand, sans réelle concertation avec Paris et au détriment d’une souveraineté européenne en la matière, en écartant le système de défense proposé par la France et l’Italie (SAMP/T) au profit d’un système israélien soutenu par Washington (Arrow 3).</p>
<p>S’y ajoute l’achat sur étagère de matériel militaire américain (notamment des <a href="https://www.letemps.ch/monde/allemagne-lachat-chasseurs-f35-americains-confirme">avions de combat F-35</a>), démontrant clairement l’invariant de l’ancrage allemand dans le pilier transatlantique de la sécurité européenne, et la méfiance de Berlin (partagée haut et fort par de nombreux pays européens, au premier rang desquels la Pologne et les États baltes) à l’égard des velléités françaises d’une Europe de la défense autonome.</p>
<p>Pourtant, la France a également pris conscience de l’importance de consolider un pilier européen au sein de l’OTAN afin de mieux dialoguer avec ses partenaires européens. Mais les espoirs de changement majeur dans la politique de défense allemande ont rapidement été mitigés par les <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/01/26/olaf-scholz-se-defend-d-avoir-tarde-a-approuver-la-livraison-de-chars-lourds-a-l-ukraine_6159390_3210.html">atermoiements du chancelier autour de la livraison de chars de combat à l’Ukraine en janvier 2023</a>, démontrant l’ambigüité allemande sur les questions militaires malgré le fonds spécial de 100 milliards débloqué pour rééquiper la Bundeswehr, et une <a href="https://www.pwc.de/de/pressemitteilungen/2024/die-deutschen-wollen-verteidigungsfaehiger-werden.html">opinion publique allemande en phase de transition sur les questions militaires</a>.</p>
<h2>Une coordination bilatérale en déclin</h2>
<p>Si le « moteur franco-allemand » de l’Europe semblait régulièrement à la peine avant 2022 (malgré la signature en 2019 du <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/01/22/relations-franco-allemandes-le-traite-d-aix-la-chapelle-risque-d-etre-depasse-par-l-evolution-de-la-politique-mondiale_6212237_3232.html">Traité d’Aix-la-Chapelle</a>, dont la mise en œuvre fut perturbée par la pandémie de Covid), il paraît aujourd’hui grippé.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/60-ans-apres-le-traite-de-lelysee-le-couple-franco-allemand-a-change-de-nature-217137">60 ans après le traité de l’Élysée, le « couple » franco-allemand a changé de nature</a>
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<p>Plusieurs facteurs peuvent être convoqués pour l’expliquer. Tout d’abord, l’élément interpersonnel, qui joue un rôle important dans la relation franco-allemande, n’est pas au beau fixe : si les rapports entre les deux ministres de la Défense ou entre l’ancienne ministre française des Affaires étrangères et son homologue allemande semblaient de bonne qualité, nombre d’observateurs ne peuvent que constater l’absence d’alchimie entre le président Macron et le chancelier Scholz, dont le style de gouvernement très personnel <a href="https://www.economist.com/europe/2023/04/05/who-does-olaf-scholz-listen-to">déroute d’ailleurs outre-Rhin</a>.</p>
<p>Ainsi, l’absence de référence à la France dans le discours du chancelier à Prague en août 2022 sur l’avenir de l’Europe, et le peu de consultation avec l’allié français traditionnel dans l’exercice de la rédaction de la toute première <a href="https://www.euractiv.fr/section/politique/news/lopposition-allemande-interpelle-olaf-scholz-sur-ses-relations-au-plus-bas-avec-la-france/">stratégie de sécurité allemande</a> publiée en juin 2023, sont venues confirmer des tensions franco-allemandes qui ont conduit à des <a href="https://theconversation.com/conseil-des-ministres-franco-allemand-un-report-sur-fond-de-ralentissement-economique-europeen-193227">reports</a> et à des diminutions de fréquence du conseil des ministres franco-allemand en 2022 et 2023. S’y est substitué, en dehors du conseil symbolique de janvier 2023 célébrant les 60 ans du traité de réconciliation, un séminaire bilatéral à Hambourg en octobre 2023 afin que les deux équipes gouvernementales puissent apprendre à mieux se connaître.</p>
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<p>De la même façon, en matière d’aide militaire et financière à l’Ukraine, les deux pays n’agissent pas de façon coordonnée, mais plutôt en relation bilatérale directe avec Kiev. L’Allemagne a contribué à cette aide à hauteur de 20 milliards d’euros (dont 17 milliards d’aide militaire) depuis 2022, là où la France n’aurait versé jusqu’à présent qu’autour de 1,7 milliard (dont 544 millions d’aide militaire) selon les <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">chiffres de l’Institute for World Economy de Kiel</a>. Paris s’est engagé à verser une <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/lallemagne-sengage-a-soutenir-lukraine-militairement-a-long-terme-2076889">aide militaire supplémentaire de 3 milliards d’euros</a> lors de la visite du président Zelensky le 15 février 2024 à Paris, et Berlin a de son côté annoncé un milliard d’euros supplémentaires.</p>
<p>Enfin, sur le plan matériel, l’injection du fonds spécial de 100 milliards d’euros et la hausse importante du budget militaire allemand (estimé autour de <a href="https://www.zeit.de/news/2024-02/14/deutschland-meldet-rekordsumme-an-nato">2 % du PIB en février 2024</a>) ont intensifié la compétition industrielle déjà existante entre Paris et Berlin, remettant en cause le partage des tâches tacite en vigueur jusque-là entre la puissance économique allemande et la puissance militaire française. Ajoutons que ces derniers mois, les échanges entre les deux ministères de la Défense ont été émaillés par les aléas des projets de coopération industrielle militaire (notamment les <a href="https://www.challenges.fr/entreprise/defense/scaf-mgcs-derriere-les-discours-la-grande-panne-des-projets-militaires-franco-allemands_870322">programmes SCAF et MGCS</a>).</p>
<h2>Quel peut être l’avenir du partenariat franco-allemand en matière de défense ?</h2>
<p>Si les partenaires de Paris et Berlin ont par le passé souvent critiqué le poids du tandem franco-allemand dans la construction européenne, il semble aujourd’hui certain que celui-ci ne suffit pas, mais demeure une <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/07/01/la-desunion-politique-de-la-france-et-de-l-allemagne-contribue-a-fragmenter-l-union-europeenne_6180154_3232.html">condition nécessaire</a> pour construire du consensus à Bruxelles, y compris sur les sujets militaires.</p>
<p>Une des leçons de la guerre en Ukraine en la matière est l’importance de mieux considérer les intérêts de sécurité des pays baltes et des pays d’Europe centrale et orientale, très critiques sur l’attitude de Paris et Berlin vis-à-vis de Moscou au début de la guerre, <a href="https://news.err.ee/1608613669/ft-baltic-politicians-annoyed-by-scholz-and-macron-s-putin-call">jugée trop compréhensive</a>. Un élément qui semble émerger en ce sens consiste à réinvestir le <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/france-allemagne-et-pologne-relancent-le-triangle-de-weimar-pour-contrer-la-russie-2075825">triangle de Weimar</a>, la coopération franco-germano-polonaise étant rendue moins difficile par l’arrivée aux affaires à Varsovie du gouvernement pro-européen issu des élections de l’automne 2023.</p>
<p>Un second axe de rapprochement pour la France et l’Allemagne tient au facteur américain : l’élection présidentielle de 2024 pourrait favoriser un renforcement de l’Europe de la défense si Donald Trump revenait à la Maison Blanche, notamment au regard des <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2024/02/14/otan-pourquoi-donald-trump-qualifie-t-il-les-allies-de-mauvais-payeurs_6216493_4355770.html">propos sans équivoque</a> qu’il a tenus en février 2024 sur la faiblesse de certaines contributions européennes au budget militaire de l’OTAN. C’est ce qui s’était produit entre 2016 et 2020, période d’avancées significatives pour la politique européenne de défense marquée notamment par le lancement de la <a href="https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:permanent_structured_cooperation">coopération structurée permanente</a>.</p>
<p>Même en cas de victoire démocrate, Paris et Berlin peuvent trouver une voie de rapprochement en travaillant sur la notion de pilier européen dans l’OTAN. <a href="https://www.lesechos.fr/industrie-services/air-defense/la-cour-des-comptes-appelle-la-france-a-mieux-simpliquer-dans-lotan-1984569">La France a d’ailleurs donné des gages de sa bonne volonté</a> en s’investissant très activement dans la présence de l’OTAN à l’Est du continent européen afin de contrer la menace russe.</p>
<p>Ainsi, si les désaccords, notamment industriels, ne manqueront pas de perdurer, c’est par la voie politique que la coopération militaire franco-allemande pourrait regagner de la souplesse. Beaucoup d’incertitudes demeurent toutefois sur ce point au regard des futures élections tant européennes que nationales, étant donné la montée des discours populistes dans les deux pays et les crises économiques et sociales dont ceux-ci se nourrissent.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/223671/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Delphine Deschaux-Dutard ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Les deux pays soutiennent fermement l’Ukraine, mais leurs visions de la meilleure organisation de la défense européenne et du rôle que doit y jouer l’OTAN continuent de diverger.Delphine Deschaux-Dutard, Maître de conférences en science politique, Université Grenoble Alpes, Université Grenoble Alpes (UGA)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2241072024-02-22T15:42:21Z2024-02-22T15:42:21Z« En Ukraine, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/577078/original/file-20240221-26-j393gj.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Immeuble détruit après une attaque à la roquette de l’armée russe, district de Pozniaky, Kiev, Ukraine.</span> <span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/13476480@N07/51916065022/in/photostream/">Manhhai</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span></figcaption></figure><p><em>Francis Eustache, neuropsychologue, dirige des recherches au sein de l’unité Inserm « Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine » à l’Université de Caen-Normandie. Il est Directeur d’études à l’École pratique des hautes études (EPHE) de Paris. À l’occasion de l’anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe le 24 février 2022, il explique comment une forme de trouble de stress post-traumatique (TSPT) dit « complexe » survient chez un nombre important de personnes confrontées à un conflit armé.</em></p>
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<p><strong>The Conversation : Quelle est la définition du trouble de stress post-traumatique (TSPT) ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Selon la classification américaine du <a href="https://www.ncbi.nlm.nih.gov/books/NBK207191/box/part1_ch3.box16/">DSM</a> (pour l’anglais « Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders », en français « Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, et des troubles psychiatriques ») qui fait consensus, le trouble de stress post-traumatique (TSPT, en anglais PTSD pour <em>post-traumatic stress disorder</em>) survient chez une personne menacée dans son intégrité personnelle parce qu’elle a été exposée à un événement traumatique.</p>
<p>Ce traumatisme est une rencontre entre un événement stressant majeur (catastrophes, guerres, violences faites aux femmes, attentats…), un ressenti subjectif et un moment particulier. Il va d’abord généralement déclencher un stress aigu intense. Si cet état perdure au-delà d’un mois, on va parler de <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/memoire-et-traumatisme">trouble de stress post-traumatique</a> (TSPT).</p>
<p><strong>The Conversation : Quels sont les principaux symptômes du TSPT ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Le TSPT est composé d’un certain nombre de symptômes dont l’élément cardinal est la reviviscence dominée par des intrusions. La personne va avoir l’impression subjective de revivre, comme s’ils étaient à nouveau présents, des éléments sensoriels très émotionnels qui appartiennent à l’événement traumatique comme des images, des bruits, des odeurs disparates…</p>
<p>La personne prend conscience de ces éléments intempestifs, très difficiles à vivre. Pour se protéger en quelque sorte, la personne essaie d’éviter les situations sociales qui peuvent favoriser, selon son analyse, cette réémergence. Ce mécanisme d’évitement va devenir à son tour son symptôme parce qu’il va couper la personne de son environnement et de ses proches qui pourraient l’aider.</p>
<p>Au cœur du TSPT, on trouve donc ce double symptôme d’intrusions dans le présent d’éléments du traumatisme vécu dans le passé, parfois des années auparavant, et d’évitement de ces éléments. Les intrusions peuvent survenir quand la personne est confrontée à des situations qui rappellent le traumatisme (lieux fermés, endroits particuliers dominés par certains bruits…).</p>
<p>On relève également ce que l’on appelle des symptômes neurovégétatifs. En d’autres termes, la personne va avoir tendance à sursauter, être à fleur de peau… On note aussi des altérations de l’humeur, de la cognition, des troubles du sommeil avec des cauchemars…</p>
<p>Par ailleurs, la <a href="https://www.librairie-gallimard.com/livre/9782746522336-les-nouveaux-chemins-de-la-memoire-francis-eustache-beatrice-desgranges-endel-tulving/">mémoire du traumatisme peut envahir toute l’autobiographie de la personne</a> qui va avoir tendance à ne se définir que par ce traumatisme qu’elle a vécu.</p>
<p>Les mécanismes cérébraux du TSPT sont maintenant mieux connus. À partir de la cohorte du programme de recherche 13 Novembre, dans une <a href="https://www.science.org/doi/10.1126/science.aay8477%5BVN2">étude</a> publiée dans la revue scientifique <em>Science</em>, notre équipe a montré que ces intrusions d’éléments traumatiques sont liées à un manque de contrôle des régions du cortex préfrontal, sur des régions cérébrales qui régulent les perceptions, les émotions, la mémoire…</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/13-novembre-et-traumatisme-la-memoire-collective-influence-profondement-la-memoire-individuelle-150005">13 Novembre et traumatisme : « La mémoire collective influence profondément la mémoire individuelle »</a>
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<p><strong>The Conversation : On distingue un TSPT spécifique lié à des événements traumatiques répétés comme les conflits armés, à l’image de ce qui se passe en Ukraine. De quoi s’agit-il ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : On parle effectivement de TSPT complexe (ou de type 2), quand le trouble se développe à la suite d’événements multiples répétés dans le temps, dont les caractéristiques sont plus proches de ce qui se passe en Ukraine (alors que le TSPT simple ou de type 1 est consécutif à un événement traumatique unique, comme un attentat). <a href="https://www.dunod.com/sciences-humaines-et-sociales/grand-livre-du-trauma-complexe-enfant-adulte-fondements-enjeux">Dans le TSPT complexe, en revanche, la situation traumatique est répétée, sur le long cours</a>.</p>
<p>Chez l’adulte, les personnes concernées par un TSPT complexe vont connaître les mêmes symptômes que dans un TSPT simple, associés à d’autres symptômes dominés par ce que l’on appelle les symptômes dissociatifs. Les personnes ont l’impression d’être déconnectées de leurs pensées, de leur corps, de la réalité. On parle parfois de dépersonnalisation. La personne a l’impression d’être en dehors de sa personnalité habituelle, elle est moins réceptive à ce qui se passe autour d’elle.</p>
<p>Cela peut être considéré comme un moyen de défense face à la réalité qui est difficile à supporter. Cela peut aussi conduire à des formes d’amnésie, dite dissociative, car la personne n’enregistre pas ce qu’elle vit quand elle est dans un tel état de conscience.</p>
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<p>Dans le TSPT complexe, les personnes rencontreront des difficultés à réguler leurs émotions, parfois leur colère. Des attitudes autodestructrices sont aussi observées, pouvant aller jusqu’au suicide. Des symptômes corporels peuvent aussi survenir se manifestant, par exemple, par des douleurs chroniques, des atteintes de la sphère cardiorespiratoires…</p>
<p>Les manifestations cliniques du TSPT complexe peuvent être extrêmement diverses du fait de la situation d’insécurité permanente qui modifie la relation de la personne à elle-même et aux autres, davantage que dans le TSPT simple.</p>
<p>À noter que la classification américaine du DSM ne reconnaît pas le TSPT complexe mais évoque des TSPT avec ou sans symptômes dissociatifs. En revanche, la classification internationale des maladies (<a href="https://www.cepidc.inserm.fr/causes-medicales-de-deces/classification-internationale-des-maladies-cim">CIM</a>) de l’Organisation mondiale de la santé reconnaît le TSPT complexe.</p>
<p><strong>The Conversation : Historiquement, la reconnaissance du TSPT est d’ailleurs associée aux guerres. De quelle manière ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Des descriptions assez précises ont été faites sur les champs de bataille, avant la proposition du concept de TSPT. La première guerre mondiale a entraîné beaucoup de descriptions de soldats qui souffraient de troubles psychiques. Leur pathologie n’était pas reconnue. On ne soignait pas ces soldats qui étaient renvoyés au front. Quand ils étaient incapables d’y retourner parce qu’ils souffraient de troubles divers, ils étaient parfois considérés comme des simulateurs ou des déserteurs.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/les-traumatismes-psychiques-de-la-grande-guerre-105766">Les traumatismes psychiques de la Grande Guerre</a>
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<p>Lors de la seconde guerre mondiale, on a commencé à mieux reconnaître ces troubles sur le plan sémiologique, c’est-à-dire à définir les différents symptômes associés.</p>
<p>Dans les années 60, la guerre du Vietnam constitue un tournant quand les vétérans de cette guerre font reconnaître leurs souffrances : c’est le <em>post-vietnam syndrom</em>. Ces vétérans vont s’organiser et revendiquer auprès des autorités américaines le fait d’être reconnus comme des blessés psychiques.</p>
<p>D’autres mouvements, non liés aux conflits armés, se conjuguent pour renforcer ce concept, à l’image des mouvements féministes post-hippies qui vont mettre sur le devant de la scène les violences faites aux femmes ainsi que des mouvements de protection des enfants, victimes de mauvais traitements et d’abus.</p>
<p>En 1980, le trouble du stress post-traumatique entre dans la classification américaine du DSM. Il devient une entité psychopathologique, avec une reconnaissance internationale.</p>
<p><strong>The Conversation : Les Ukrainiens sont-ils condamnés à souffrir de TSPT parce qu’ils vivent un conflit armé ?</strong></p>
<p><strong>Francis Eustache</strong> : Un nombre important de personnes confrontées à des zones de guerre intense seront concernées par un TSPT, que ce soit les soldats de plus en plus épuisés ou les populations civiles exposées aux bombardements répétés. Mais cette pathologie est mouvante et évolue au fil du temps, elle n’est pas forcément définitive.</p>
<p>De plus, le TSPT revêt des aspects individuels et collectifs, et dépend également de l’évolution de la situation générale dans le pays. Il convient également d’établir des distinctions entre les personnes qui sont au front et celles qui en sont éloignées, même si des bombardements peuvent avoir lieu à l’intérieur des villes.</p>
<p>De plus, l’évolution peut être favorable si les personnes concernées par un TSPT bénéficient d’une bonne prise en charge au plan sanitaire et social : elles vont aller mieux si elles retrouvent un environnement sécurisant.</p>
<p>La guerre en Ukraine est difficile à appréhender parce qu’elle se déroule actuellement. On manque de recul et, globalement, la santé psychique des personnes dépendra beaucoup de l’évolution du conflit et de sa résolution.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224107/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Francis Eustache a reçu des financements de l'Agence nationale de la recherche (ANR) pour le Programme 13-Novembre.</span></em></p>Un trouble de stress post-traumatique dit « complexe » peut se développer chez des personnes exposées à des événements multiples répétés dans le temps, comme le conflit qui sévit depuis deux ans en Ukraine.Francis Eustache, Directeur de l'unité Neuropsychologie et imagerie de la mémoire humaine, Inserm, Ecole Pratique des Hautes Etudes, Université de Caen Normandie, Université de Caen NormandieLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2240282024-02-21T15:43:36Z2024-02-21T15:43:36ZDeux ans de guerre en Ukraine : comment l’UE s’est mobilisée<p><em>Le 24 février 2022, les pays de l’UE ont, pour la plupart, été pris de court par l’attaque massive que la Russie venait de lancer contre le territoire ukrainien. Mais rapidement, et contrairement aux attentes de Moscou, ils se sont mobilisés pour porter assistance à un pays avec lequel ils avaient signé, en 2013, un accord d’association dont le rejet par le gouvernement de Kiev de l’époque, soutenu par le Kremlin, avait entraîné la Révolution de la dignité et, peu après, le début de l’agression russe, qui s’était soldée dès 2014 par la prise de la Crimée et d’une large partie du Donbass. Dans son dernier ouvrage, <a href="https://www.puf.com/leurope-face-lukraine">« L’Europe face à l’Ukraine »</a>, qui vient de paraître aux Presses universitaires de France et dont nous vous présentons ici un extrait, l’historien et géographe Sylvain Kahn (Sciences Po) revient sur la nature et les mécanismes de cette réaction européenne, qui se poursuit à ce jour, alors que la guerre continue de battre son plein.</em></p>
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<p>L’invasion de l’Ukraine amène les Européens à prendre pleinement conscience de ce qui les caractérise et ce qui les différencie radicalement de la Russie actuelle : la politique de ce pays est une politique de puissance ; elle témoigne que le gouvernement russe considère l’impérialisme et le colonialisme légitimes et actuels.</p>
<p>Par contraste, car cette puissance menace l’UE, les Européens prennent pleinement conscience qu’ils sont sortis de l’un comme de l’autre et que leur construction territoriale et politique supranationale européenne n’est pas une puissance car ce n’est pas leur projet ni sa vocation.</p>
<h2>Soutenir la défense de l’Ukraine, un engagement européen</h2>
<p>Concrètement, en prenant en quelques heures la décision de fournir des armes à l’Ukraine via la facilité européenne pour la paix et des engagements gouvernementaux nationaux, les dirigeants de l’UE ont ajouté à l’attraction et à la séduction, ces modalités cinquantenaires d’exercice de leur influence, le commandement, la coercition et l’incitation. Hormis la Hongrie, tous les pays s’y sont mis, quand bien même certains plus tard que d’autres. L’UE est une puissance dite civile : <a href="https://www.cairn.info/revue-internationale-et-strategique-2013-1-page-83.htm">plutôt que la puissance, elle vise l’influence</a>.</p>
<p>Rien n’indique qu’elle ait changé d’objectif – bien au contraire. Mais l’UE opère une importante bifurcation dans ses pratiques : elle s’engage dans un conflit par le soutien massif à l’un des deux belligérants, le pays agressé, et par des sanctions radicales à l’endroit de l’autre belligérant, le pays agresseur.</p>
<p>En février 2022, les Européens convergent très vite vers une coordination au niveau européen de ces objectifs nationaux.</p>
<p>Mutadis mutandis, ils font avec la production et la livraison de matériel militaire comme ils ont fait avec les vaccins anti‑Covid. De façon disruptive, l’Union européenne mobilise la facilité européenne pour la paix pour financer des dons de matériel militaire à l’Ukraine par ceux des États membres qui l’ont décidé. Cette facilité représente 1/8<sup>e</sup> du total de l’aide militaire fournie et budgétée par les 27 à l’Ukraine – soit, au 31 juillet 2023, 5,6 milliards d’euros. C’est la première fois, depuis sa création en 2021, que cet instrument est utilisé.</p>
<p>L’effet de levier est bien supérieur à cette proportion : il s’agit en effet d’une politique publique mutualisée – décidée ensemble à 27 avec une exécution confiée au HRVP (acronyme officiel du ministre des Affaires étrangères de l’UE, poste occupé par Josep Borrell, qui dirige le Service européen pour l’action extérieure). C’est bien l’UE qui s’engage en tant que telle dans le soutien à l’effort de guerre de l’Ukraine.</p>
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<p>L’Union européenne affirme ainsi des choix.</p>
<p>Premier choix : l’UE comme ensemble se positionne comme une <a href="https://www.cairn.info/revue-civitas-europa-2012-1-page-55.htm">entité aux capacités régaliennes</a>. Cela a déjà été le cas avec le plan de relance de l’économie européenne afin de faire face aux conséquences de la pandémie dont le déploiement est en cours. En se dotant de ce budget extraordinaire financé par des bons du Trésor européen et réparti entre les différents pays de l’UE, l’ensemble des acteurs du système politique européen ont chargé la Commission européenne d’être comme un ministère des Finances d’un État européen. L’avenir dira si cette disruption est une exception ou un précédent. Dans le même temps, cela a aussi été le cas, de façon plus subtile, avec la politique vaccinale anti‑Covid de l’UE. La Commission européenne a préacheté des doses de vaccin en train d’être élaborées en quantité considérable, le but étant que les vingt‑sept gouvernements nationaux puissent acheter égalitairement des vaccins en quantité suffisante pour tous leurs administrés.</p>
<p>Sur le même registre, la Commission, toujours avec l’accord des États membres, a passé des ordres d’achats groupés de gaz aux nouveaux fournisseurs sur lesquels se sont tournés les pays européens en substitution du gaz russe. En octobre 2023, ils ont réformé le fonctionnement du marché européen de l’électricité. Cette réforme paraît difficile à entreprendre : nombreux étaient les commentaires énonçant un désaccord entre l’Allemagne et la France qui la rendrait impossible à concevoir. Cette réforme rappelle que le fonctionnement classique du tandem franco‑allemand est de viser une solution commune à partir de situations et d’analyses éloignées – et de <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/01/20/10-points-sur-le-mythe-franco-allemand-dans-la-construction-europeenne/">prendre le temps nécessaire pour y parvenir</a>. Autrement dit, les Européens ont gardé le cap de la grande bifurcation énergétique décidée très rapidement en février 2022 qu’ils mettent en œuvre dans ses différents aspects. Ils contiennent de cette manière l’inflation des prix de l’énergie qui a été favorisée par la diminution drastique d’importations de sources d’énergies fossiles en provenance de Russie.</p>
<p>Deuxième choix : l’UE s’est décidée à manier l’un des instruments non seulement du régalien mais aussi de la puissance, à savoir « faire la guerre ». Toutefois, les Européens ne font pas la guerre directement ni même concrètement au sens strict. Sans livrer de guerre, les Européens prennent parti dans une guerre en mobilisant leur industrie de défense et leurs capacités militaires. Ils livrent des armes de guerre, ils forment les combattants de l’armée ukrainienne (plus de 25 000) et partagent du renseignement militaire avec les Ukrainiens.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1701292030943481867"}"></div></p>
<p>Troisième choix : celui d’une volonté politique stratégique propre. Cette mobilisation par les Européens de leurs ressources militaires au profit d’un pays associé en guerre – l’Ukraine – ne doit rien à personne. Si l’on additionne, d’une part, la valorisation de l’aide militaire d’ores et déjà effectuée et des engagements annoncés par les pays de l’UE ensemble comme UE et individuellement comme États membres ainsi que, d’autre part, toutes les formes d’aides civiles, l’aide totale fournie par les Européens à l’Ukraine est <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/au-son-du-canon-le-reveil-geopolitique-de-leurope%e2%80%89/?">près de deux fois supérieure à celle fournie par les États‑Unis</a> . Dans ce total, l’aide militaire des Européens et des Américains sont équivalentes. Celle des Européens comprend des engagements pluriannuels sur quatre ans. Si l’on ajoute l’effort consenti par les Norvégiens et les Islandais, membres de l’Espace économique européen (EEE), l’aide militaire européenne est même supérieure à l’aide militaire américaine. Depuis l’été 2023, l’Allemagne est le deuxième fournisseur d’aide militaire après les États‑Unis. Le Royaume‑Uni, qui n’est ni dans l’UE ni dans l’EEE, est le troisième. Rapporté au PNB, l’Allemagne est le neuvième fournisseur d’aide militaire. Ni les États‑Unis ni le Royaume‑Uni <a href="https://www.ifw-kiel.de/topics/war-against-ukraine/ukraine-support-tracker/">ne sont dans les dix premiers</a> qui sont : la Norvège, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie, le Danemark, la Pologne, la Slovaquie, la République tchèque, l’Allemagne et la Finlande.</p>
<p>Dans le même mouvement, dès mars 2022 deux des trois États membres de l’élargissement de 1995, la Finlande et la Suède, décident de rejoindre l’OTAN. La Finlande, dont 1 340 kilomètres de frontières sont communes avec la Russie, en est devenue membre en avril 2023, tandis que le processus de ratification de l’adhésion de la Suède poursuit son cours en Hongrie et en Turquie. L’OTAN est une alliance défensive : l’UE et ses États membres ne sont pas pacifistes. Ils sont prêts à se défendre et leurs budgets militaires sont en augmentation depuis février 2022. Pour autant, rien n’indique qu’ils aspirent à se transformer en puissance militaire. À cet égard, le <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2022/08/29/discours-de-prague-comprendre-le-tournant-de-scholz-sur-lunion/">changement de doctrine de l’Allemagne énoncé par le chancelier Scholtz en 2022</a> est significatif. L’Allemagne, selon l’expression de Philippe Gros, est en train de devenir le grenier à armes de l’Ukraine. Si elle est en train de ne plus être cette « grande Suisse », ainsi que la qualifiait Pierre Hassner, elle ne devient pas pour autant une puissance militaire qui se projette dans le monde.</p>
<p>En lisant les enquêtes <a href="https://www.europarl.europa.eu/at-your-service/fr/be-heard/eurobarometer">Eurobaromètre</a> de 2022 et 2023, on comprend que les Européens expriment majoritairement dans leur ensemble une demande de politique européenne de défense et d’affaires étrangères depuis plusieurs années et que, dans une forte proportion, ils adhèrent à la politique de soutien à l’Ukraine et à la politique de sanction de la Russie (cette majorité va de massive à nette selon les pays). Or, de facto, le soutien à l’effort de guerre ukrainien et aux sanctions visant à affaiblir l’effort de guerre russe est, dans l’histoire, la première manifestation d’une politique de défense du territoire européen. Le fait qu’il suscite l’accord d’une nette majorité d’Européens est donc un test grandeur nature : il valide dans la pratique le souhait exprimé d’une politique européenne de défense.</p>
<p>Bien entendu, dans la durée, car cette guerre de résistance à l’invasion russe est longue, il y a en Europe un débat sur l’efficacité de cette politique, voire sur sa pertinence. Les partis politiques traditionnellement fascinés par Poutine, soit par consonance avec les valeurs qu’il incarne, soit par antiaméricanisme, sans revenir à la connivence qui était la leur avec son régime avant février 2022, proposent à nouveau de considérer le point de vue territorial russe avec bienveillance, et d’envisager de cesser d’armer l’Ukraine pour les pousser à accepter le fait accompli et cesser les combats. Deux d’entre ces partis sont arrivés en tête lors des élections législatives dans leur pays en 2023, Fico pour le Smer‑SD en Slovaquie et Wilders pour le PVV aux Pays‑Bas. Les partis politiques, comme le PVV, qui sont regroupés au sein du groupe Identité et démocratie au Parlement européen, l’ont fait savoir lors de leur réunion à Florence en décembre 2023.</p>
<p>L’interprétation de ces résultats est débattue au sein de la communauté académique : y a‑t‑il effritement du soutien des citoyens européens au soutien de l’UE à l’Ukraine, ou pas ? Non. <a href="https://www.sciencespo.fr/research/cogito/home/la-guerre-en-ukraine-peut-elle-ouvrir-un-nouveau-cycle-dextreme-droite-en-europe/">Gilles Ivaldi</a> met en lumière les nombreux facteurs expliquant ces préférences électorales et au premier chef l’insécurité économique. Il n’en reste pas moins que, dans un débat témoignant du pluralisme et de l’esprit démocratique des sociétés européennes, <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/31/dans-certains-pays-europeens-il-existe-un-decalage-notable-entre-un-important-soutien-gouvernemental-a-l-ukraine-et-une-opinion-publique-plus-ambivalente_6197521_3232.html">« les gouvernements souhaitant maintenir un soutien conséquent à l’égard de l’Ukraine doivent justifier plus efficacement leurs actions politiques »</a>. Les élections du Parlement européen 2024 tombent à point nommé pour que les citoyens de l’UE délibèrent de la politique de l'Europe face à la guerre d’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/224028/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Sylvain Kahn ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Même si des voix discordantes se font entendre en son sein, et même si elle aurait pu en faire encore plus, l’UE dans son ensemble a réagi à l’attaque russe avec une fermeté inattendue.Sylvain Kahn, Professeur agrégé d'histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d'histoire de Sciences Po, Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2228352024-02-20T14:43:48Z2024-02-20T14:43:48ZUkraine : où en est le combat contre la corruption ?<p>Le 7 novembre 2023, la Commission européenne a <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/adhesion-de-lukraine-lue-comment-ca-marche-2023-12-07_fr">officiellement recommandé</a> l’ouverture des négociations avec l’Ukraine et la Moldavie en vue de leur adhésion à l’Union. Parmi les sept exigences que l’UE avait demandé à l’Ukraine de remplir pour accéder à ces négociations, la <a href="https://op.europa.eu/webpub/eca/special-reports/ukraine-23-2021/fr/">lutte contre la corruption</a> tenait une place prépondérante.</p>
<p>Se pencher sur la question de la corruption en Ukraine demande d’aller à l’encontre de forts présupposés, le pays étant dépeint depuis des années par ses détracteurs <a href="https://www.cairn.info/l-ukraine-de-l-independance-a-la-guerre--9791031805634-page-131.htm">comme étant profondément affecté par ce fléau</a>. La situation en la matière est pourtant loin d’être univoque.</p>
<h2>Une réalité nuancée qui échappe aux affirmations radicales</h2>
<p>Une chose est à poser d’emblée : il n’est pas possible d’évaluer la corruption de façon objective. Au même titre que les autres pratiques informelles, illicites et rejetées par la société, la corruption ne se déploie pas au grand jour.</p>
<p>En dépit de leur utilité, les indicateurs dont nous disposons sont tous imparfaits, y compris le plus connu d’entre eux, <a href="https://transparency-france.org/nous-connaitre/nos-publications/indice-de-perception-de-la-corruption/">l’Index de perception de la corruption</a> fourni chaque année par l’organisation Transparency International. Comme l’indique son nom, celui-ci se fonde sur la <em>perception</em> de la corruption ; or cette perception n’a pas la même valeur en fonction de la diversité de tolérance ou même de définition de la corruption dans les différentes sociétés interrogées.</p>
<p><a href="https://www.transparency.org/en/cpi/2023/index/ukr">Cet indicateur</a> attribue à chaque pays un score situé entre 0 et 100, la corruption étant jugée omniprésente à zéro et absente à 100. L’Ukraine a obtenu en 2023 un score de 36, ce qui la classe au 104<sup>e</sup> rang des pays du monde. Proche des scores de la Serbie et de la Bosnie-Herzégovine, elle est largement devant la Russie qui a obtenu un score de 26 points et la 141<sup>e</sup> place du classement. Il est également à noter que le score de l’Ukraine a connu une montée continue depuis la dernière année de pouvoir de Viktor Ianoukovitch, 2013, quand il était de 26.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1752367149434146998"}"></div></p>
<p>Les indicateurs à disposition étant limités par nature, il peut être tentant, afin de se faire une idée plus précise, de se plonger dans <a href="https://time.com/6249941/ukraine-corruption-resignation-zelensky-russia/">l’inventaire</a> des nombreuses affaires de corruption qui ont émaillé la société ukrainienne ces dernières années. Pour en citer quelques-unes, rappelons qu’en 2019 le président en exercice Petro Porochenko lui-même a fait les frais de l’implication du fils d’un de ses partenaires politiques dans un <a href="https://www.ouest-france.fr/europe/ukraine/ukraine-soupcons-sur-porochenko-le-president-anti-corruption-6246374">scandale d’attribution d’appels d’offres de fournitures à l’armée</a>. Cette affaire a probablement pesé dans sa défaite à la présidentielle d’avril 2019, remportée par Volodymyr Zelensky.</p>
<p>Quatre ans plus tard, en août 2023, c’est le président Volodymyr Zelensky qui se voit forcé de <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/08/12/en-ukraine-volodymyr-zelensky-decapite-le-service-de-recrutement-des-soldats_6185179_3210.html">limoger tous les responsables régionaux du recrutement militaire</a>, pour mettre à bas un système de corruption permettant d’échapper à la conscription.</p>
<p>Ces affaires montrent qu’il serait bien évidemment faux d’affirmer que l’Ukraine serait épargnée par la corruption. Ce phénomène y existe bel et bien, et prend de multiples formes. Pour autant, le simple fait que tant d’affaires aient été rendues publiques et aient suscité une profonde <a href="https://www.csmonitor.com/World/Europe/2023/1025/As-corruption-costs-lives-on-battlefield-Ukrainians-demand-change">indignation au sein de la société ukrainienne</a> indique que la tolérance pour les pratiques corruptives n’a pas cours en Ukraine. Les réactions de l’État aux scandales les plus récents illustrent aussi une certaine force du système politique ukrainien, capable de s’assainir même en temps de guerre et de s’attaquer à des personnes qui auraient été jugées intouchables avant Maïdan en 2014. La démonstration en a été faite plusieurs fois, notamment lors de l’<a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/05/17/ukraine-le-president-de-la-cour-supreme-arrete-pour-corruption_6173689_3210.html">arrestation</a> en mai 2023 du président en exercice de la Cour suprême.</p>
<p>La mise en lumière de ces affaires est également l’illustration du fait que la société a fait le choix de s’ouvrir à la transparence des affaires depuis 2014. À titre d’exemple, il a longtemps été plus simple d’obtenir l’identité des bénéficiaires finaux d’une société en Ukraine qu’en <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/05/transparence-financiere-la-france-suspend-en-catimini-son-registre-des-beneficiaires-effectifs-de-societes_6156758_4355770.html">France</a>. Cette forte disponibilité des informations en sources ouvertes a permis des travaux d’investigation de presse toujours plus précis et professionnels.</p>
<h2>Une dynamique encourageante</h2>
<p>Même s’il n’est pas aisé d’appréhender le phénomène de la corruption dans toutes ses nuances, celui-ci n’est pas complètement insaisissable, surtout si l’on se concentre sur la dynamique plutôt que sur la simple photographie. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que cette dynamique va à l’encontre des clichés. Le changement de perception de la population, les réformes politiques mises en place et la transformation du cadre réglementaire en Ukraine sont notables.</p>
<p>Plusieurs facteurs concomitants expliquent ce rejet grandissant des pratiques corruptives en Ukraine. Le plus fort et transformateur d’entre eux reste sans conteste la séquence de la <a href="https://www.cairn.info/journal-etudes-2015-3-page-7.htm">Révolution de la dignité</a> en 2014, quand la population a fortement exprimé son rejet de l’opacité dans la conduite des affaires et la persistance des inégalités économiques fondées sur le privilège de quelques-uns.</p>
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<figcaption><span class="caption">Agence ukrainienne de lutte contre la corruption : le vote au Parlement est considéré comme la principale revendication des manifestants de Maïdan, 7 octobre 2014.</span></figcaption>
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<p>Comme évoqué plus haut, la lutte contre la corruption fait aussi partie des exigences exprimées par l’UE. La reprise de l’invasion russe, il y a tout juste deux ans, en février 2022, est venue d’autant plus catalyser l’application des recommandations de l’Union que l’accession à celle-ci apparaît désormais pour l’Ukraine tout à la fois comme une protection contre les menaces géopolitiques et comme la consécration d’un choix de modèle de société opposé à celui imposé par le Kremlin.</p>
<h2>Un impressionnant train de réformes anticorruption</h2>
<p>Qu’il s’agisse de Petro Porochenko (2014-2019), ou de Volodymyr Zelensky (élu depuis 2019), les deux présidents ukrainiens ont mis en place un nombre considérable de réformes pour faire progresser la lutte contre la corruption, alors même que leur pays subit une invasion depuis 2014.</p>
<p>Les institutions dédiées ont en effet été significativement renforcées, avec la création du <a href="https://nabu.gov.ua/en/about-the-bureau/struktura-ta-kerivnitctvo/istoriya-stanovlennya/">Bureau national anti-corruption d’Ukraine</a> (NABU), du <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/07/04/ukraine-contre-la-corruption-nous-sommes-devenus-plus-efficaces_6180469_3210.html">Bureau du procureur spécial anti-corruption</a> (SAPO), de <a href="https://nazk.gov.ua/en/">l’Agence nationale de prévention de la corruption (NAPC/NAZK)</a> en 2015, puis de la <a href="https://www.u4.no/publications/launching-an-effective-anti-corruption-court">Haute Cour Anticorruption</a> en 2018 dans les derniers mois du mandat de Petro Porochenko. Le lancement officiel le 5 septembre 2019 de cette dernière institution a marqué une étape importante dans la lutte contre la corruption. D’autres mesures plus ciblées comme l’obligation de déclaration publique des revenus et du patrimoine des fonctionnaires ou la très remarquée <a href="https://www.worldbank.org/content/dam/Worldbank/document/eca/georgia/11-procurement/Ukraine-ENG.pdf">réforme des marchés publics</a> ont participé à ce même mouvement.</p>
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<figcaption><span class="caption">Guerre contre la corruption en Ukraine : des journalistes traquent les abus (France 24, 22 décembre 2023).</span></figcaption>
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<p>Parmi les initiatives législatives les plus récentes, il convient de citer la loi n°1780-IX, adoptée en 2021, plus connue simplement comme la <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2021/09/30/en-ukraine-une-loi-pour-limiter-l-influence-des-oligarques_6096582_3210.html">« loi anti-oligarques »</a>, qui cherche à encadrer le rôle politique de ces influents hommes d’affaires. Fin 2023, l’Ukraine a encore renforcé ce travail législatif demandé par l’Union en adoptant un contrôle financier accru sur les personnes considérées comme <a href="https://ubn.news/ukraine-has-fulfilled-its-imf-and-eu-requirements-and-strengthened-control-over-the-expenses-of-politically-exposed-persons-and-moves-toward-another-beacon/">politiquement exposées</a>.</p>
<p>L’Ukraine n’aurait probablement pas à rougir d’une comparaison avec les autres <a href="https://www.touteleurope.eu/les-pays-candidats-a-l-adhesion-europeenne/">pays candidats à l’accession</a> à l’Union engagés dans le même processus de réformes.</p>
<p>En dépit de ces avancées certaines, le système politique et social ukrainien doit poursuivre sa transformation et doit encore contourner un certain nombre d’écueils non négligeables.</p>
<h2>Une question cruciale : le rythme du déploiement des réformes</h2>
<p>La rapidité de la mise en place de ces lois fait courir le risque qu’elles soient vidées de leur sens à l’usure ou instrumentalisées politiquement par la suite. C’est justement les réserves que la Commission européenne pour la démocratie par le droit du Conseil de l’Europe, plus connue sous le nom de <a href="https://www.venice.coe.int/WebForms/pages/default.aspx">Commission de Venise</a>, a adressées à l’Ukraine en juin 2022 concernant la loi anti-oligarques. La jugeant punitive et facilement instrumentalisable politiquement, elle a incité le gouvernement ukrainien a mettre le déploiement de cette loi sur pause car la guerre était venue diminuer si drastiquement l’influence des oligarques que sa nécessité était moindre qu’avant la reprise de l’invasion par la Russie.</p>
<p>En retour, si la guerre est une excuse tout à fait recevable pour comprendre les retards de mise en œuvre de politiques, la <a href="https://www.ukrinform.fr/rubric-ato/3749516-volodymyr-zelensky-prolonge-la-loi-martiale-et-la-mobilisation-generale-en-ukraine.html">loi martiale</a> ne doit pas hypothéquer indéfiniment certaines actions majeures de transparence politique et financière. Il est heureux que l’Ukraine ait remis en service, en novembre 2023, l’accès public aux déclarations de revenus et de patrimoine des fonctionnaires. D’autres retours au respect de la législation se font encore attendre, comme l’obligation de déclaration des financements des partis politiques, annoncée pour le <a href="https://nazk.gov.ua/uk/novyny/vidnovlennya-zvituvannya-politychnyh-partiy-nazk-provelo-navchannya-dlya-predstavnykiv-politpartiy/">printemps 2024</a>.</p>
<p>L’Ukraine doit aussi conserver ce qui fait sa force, et veiller à soutenir sa très précieuse et active <a href="https://www.sciencespo.fr/ceri/en/content/la-societe-civile-ukrainienne-pendant-la-guerre-la-force-des-liens-faibles">société civile</a>. Ses organisations militant pour la transparence du système judiciaire, sa presse d’investigation et cette capacité à questionner constamment l’action de ses hommes et femmes politiques doivent être préservées à tout prix.</p>
<p>Enfin, l’Ukraine serait tout aussi inspirée de mettre fin une bonne fois pour toutes à la <a href="https://ti-ukraine.org/en/news/increasing-sbu-involvement-in-anti-corruption-investigations-draft-law-analysis/">compétition</a> entre différentes institutions de lutte contre la corruption, le NABU et le SBU : le second a encore compétence sur les crimes économiques alors qu’il est chargé du renseignement et dépend du pouvoir exécutif.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/222835/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Paul Cruz ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>L’Ukraine est volontiers présentée par la Russie comme un pays totalement corrompu. Une vision très partielle qui ne tient pas compte des nombreux efforts accomplis par Kiev ces dernières années.Paul Cruz, Centre Émile Durkheim, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2217822024-02-06T14:39:47Z2024-02-06T14:39:47ZLe retour des blocus navals en mer Noire et en mer Rouge : vers le démembrement d’un espace commun ?<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/572169/original/file-20240130-29-1hyeoa.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=43%2C0%2C3189%2C2157&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">189 octobre 2023 : le destroyer américain USS Carney abat des missiles tirés par les Houthis en mer Rouge.</span> <span class="attribution"><span class="source">Aaron Lau/U.S. Navy </span></span></figcaption></figure><p>Les conflits actuels remettent au goût du jour une pratique que l’on avait oubliée : le blocus naval, entendu largement comme la volonté de bloquer le transport maritime afin de priver l’adversaire de ses approvisionnements et/ou des ressources financières tirées de ses exportations.</p>
<p>À la suite de son agression de février 2022, la Russie a tenté de mettre en place un <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/cereales-le-blocage-des-exportations-ukrainiennes-par-la-russie-tire-les-prix-a-la-hausse-970339.html">blocus des exportations céréalières ukrainiennes</a> depuis les ports de la mer Noire. De même, le groupe yéménite des Houthis a entrepris, depuis le <a href="https://lignesdedefense.blogs.ouest-france.fr/archive/2023/11/19/yemen-un-roulier-et-son-equipage-capture-par-les-houthis-en-24255.html">19 novembre 2023 et la prise en otage d’un navire et de son équipage</a>, de perturber le commerce au travers du détroit de Bab El Mandeb afin de peser sur le conflit entre Israël et le Hamas.</p>
<p>Les infrastructures maritimes sont elles aussi visées, comme le montre le <a href="https://www.tf1info.fr/international/guerre-en-ukraine-russie-sabotage-des-gazoducs-nord-stream-1-et-2-en-mer-baltique-en-2022-un-an-apres-le-point-sur-les-enquetes-2270997.html">sabotage des deux pipelines gaziers <em>Nord Stream</em></a> de la mer Baltique le 22 septembre 2022. La zone Asie-Pacifique connaît de graves tensions qui pourraient dégénérer en <a href="https://meta-defense.fr/2022/10/25/chine-blocus-de-taiwan-2027/">blocus naval</a>, autour de Taïwan et en mer de Chine du Sud. Notons enfin que la perturbation du transport maritime passe par l’emploi de moyens militaires, comme les missiles et les drones, mais aussi d’instruments juridiques, comme les sanctions occidentales imposées à la Russie pour empêcher l’assurance du transport maritime de pétrole au-delà d’un certain prix (<a href="https://eu-solidarity-ukraine.ec.europa.eu/eu-sanctions-against-russia-following-invasion-ukraine/sanctions-energy_en"><em>Price Cap Coalition</em></a>).</p>
<h2>Le développement de la conflictualité en mer</h2>
<p>Le premier constat est simple : les conflits terrestres ont naturellement tendance à s’étendre sur la mer, même s’il ne s’agit pas de l’enjeu originel du conflit.</p>
<p>Ainsi, les guerres en cours en Ukraine et au Proche-Orient sont d’essence territoriale. Cependant, les <a href="https://www.areion24.news/2022/05/18/transport-maritime-la-mondialisation-sur-les-oceans/">sociétés modernes dépendent de plus en plus des mers</a> – pour l’écoulement des exportations via les porte-conteneurs, l’approvisionnement en matières premières par les vraquiers et les pétroliers, et le passage des données numériques au travers des <a href="https://theconversation.com/si-la-russie-coupe-les-cables-sous-marins-leurope-peut-perdre-son-acces-a-internet-169858">câbles sous-marins</a>. En conséquence, les mers ne sont pas contestées pour <em>elles-mêmes</em> mais pour les usages qu’elles permettent. Les conflits terrestres s’étendent sur les mers car les parties au conflit cherchent à se dénier réciproquement l’accès aux espaces maritimes.</p>
<p>Du point de vue politique, le blocus naval a naturellement tendance à <em>internationaliser</em> un conflit bilatéral : couper le commerce affecte simultanément les vendeurs et les consommateurs.</p>
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<p>Ainsi, les <a href="https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/03/02/guerre-en-ukraine-au-moyen-orient-et-en-afrique-l-approvisionnement-en-ble-inquiete_6115819_3234.html">pays consommateurs d’Afrique et du Moyen-Orient</a> ont été touchés par la rupture des exportations céréalières ukrainiennes en 2022. De leur côté, les Houthis perturbent une artère centrale du transport maritime, bien au-delà du transit lié à Israël, ce qui oblige les compagnies de porte-conteneurs à <a href="https://www.rfi.fr/fr/moyen-orient/20231216-mer-rouge-les-attaques-des-houthis-inqui%C3%A8tent-les-compagnies-de-transport-maritime">faire le tour de l’Afrique</a> pour assurer la liaison entre l’Asie et l’Europe. Cet allongement du parcours va nécessairement <a href="https://www.challenges.fr/monde/desorganisation-flambee-des-prix-penuries-les-houthis-destabilisent-le-fret-maritime-en-mer-rouge_879365">augmenter les coûts du fret maritime</a> pour des États qui ne sont pas directement partis au conflit.</p>
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<h2>Un combat entre la terre et la mer</h2>
<p>Les actions militaires en cours n’opposent pas deux forces navales mais une force navale à une force basée à terre. Chose remarquable, l’Ukraine est en passe de gagner la bataille de la mer Noire, en ayant détruit une quinzaine de navires russes, dont le <a href="https://theconversation.com/de-la-perte-du-croiseur-moskva-au-naufrage-de-la-russie-en-ukraine-181403">croiseur amiral <em>Moskva</em></a> et un <a href="https://www.lefigaro.fr/international/guerre-en-ukraine-kiev-annonce-avoir-touche-un-sous-marin-russe-pour-la-premiere-fois-20230914">sous-marin</a> à sa base, avec des missiles et des drones (aériens et de surface). Le président de la Confédération agraire ukrainienne a déclaré début 2024 que les capacités d’exportation du pays étaient <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2024/01/18/le-commerce-ukrainien-de-cereales-en-mer-noire-a-presque-retrouve-ses-niveaux-davant-guerre/">« presque revenues à leur niveau d’avant-guerre »</a>.</p>
<p>De même, avec des missiles plus ou moins <a href="https://nationalinterest.org/blog/buzz/where-did-houthis-get-anti-ship-ballistic-missiles%C2%A0-208127">sophistiqués issus d’Iran</a>, les Houthis sont en mesure de menacer les navires en mer Rouge.</p>
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<p>Depuis le 11 janvier 2024, les États-Unis <a href="https://www.bfmtv.com/international/moyen-orient/les-etats-unis-et-le-royaume-uni-frappent-les-houthis-au-yemen-plusieurs-villes-ciblees_AV-202401120042.html">mènent des frappes aériennes au Yémen</a> pour démanteler cet arsenal et garantir la liberté de navigation, mais il semble que cette action <a href="https://theconversation.com/les-etats-unis-vers-un-conflit-a-grande-echelle-avec-les-houthis-du-yemen-et-les-organisations-politico-militaires-irakiennes-221671">ne sera pas suffisante</a> pour rétablir la sécurité et donc le transport maritime.</p>
<p>D’autres moyens peuvent être utilisés pour bloquer la navigation des navires civils. Ainsi, la mer Noire a vu l’emploi par la Russie de mines dérivantes, dont une a <a href="https://www.france24.com/en/europe/20231228-cargo-ship-hits-naval-mine-in-black-sea-en-route-to-ukraine">frappé un navire en route vers un port ukrainien</a> en décembre 2023, ce qui a conduit les pays riverains – <a href="https://www.rfi.fr/en/podcasts/international-report/20240120-turkey-agrees-deal-to-clear-black-sea-of-mines-that-threaten-ukrainian-exports">Bulgarie, Roumanie et Turquie</a> – à engager une opération navale de déminage.</p>
<h2>Un enjeu essentiel : la diversification des voies d’approvisionnement</h2>
<p>Face à ces tentatives plus ou moins réussies de blocage du commerce maritime, une réponse non militaire consiste à chercher des voies alternatives d’écoulement et d’approvisionnement.</p>
<p>Ainsi, l’Ukraine et l’UE ont cherché à mettre en place des <a href="https://transport.ec.europa.eu/news-events/news/european-commission-establish-solidarity-lanes-help-ukraine-export-agricultural-goods-2022-05-12_en">« corridors de solidarité »</a> pour acheminer les céréales par l’ouest. En réaction aux attaques des Houthis, le reroutage des navires par le sud de l’Afrique pourrait ne pas avoir d’impact trop important sur les prix s’il s’avère que les compagnies ont des capacités disponibles.</p>
<p>Pour les pays acheteurs, la diversification des approvisionnements permet de limiter l’exposition à une rupture des approvisionnements, qui peut être voulue s’il s’agit d’un embargo. Ainsi, les Européens se sont retournés vers le gaz importé par bateau depuis les États-Unis et le Qatar en substitution du gaz russe. Mais cela ne fait que renforcer la dépendance à la mer des Européens, <em>via</em> une <a href="https://www.defense.gouv.fr/cesm/nos-publications/breves-marines-du-cesm/breves-marines-ndeg274-decontinentalisation-flux-energetiques-europe">« décontinensalisation »</a> des flux énergétiques.</p>
<h2>Un témoignage de la période post-hégémonique</h2>
<p>Le retour du blocus naval pourrait marquer un changement du <em>statut géopolitique</em> des mers. Ces dernières décennies, les mers étaient considérées comme un <em>global common</em> – c’est-à-dire un espace commun, non approprié par les États et susceptible d’usage par tous.</p>
<p>Ainsi, la <a href="https://treaties.un.org/pages/ViewDetailsIII.aspx?src=TREATY&mtdsg_no=XXI-6&chapter=21&Temp=mtdsg3&clang=_fr">Convention de Montego Bay de 1982</a>, considérée comme la « Constitution des océans », pose un principe de non-souveraineté des États sur la haute mer et garantit la libre navigation, en particulier dans les détroits internationaux. Cependant, au-delà du droit international, de <a href="https://www.belfercenter.org/publication/command-commons-military-foundation-us-hegemony">nombreux analystes</a> considèrent que le caractère commun et non disputé des mers reposait en réalité sur la puissance américaine. Force militaire incontestée du fait de ses porte-avions et de son réseau mondial de base, l’<em>US Navy</em> était capable d’assurer l’ouverture des mers, et aussi d’en dénier l’usage à ses adversaires.</p>
<p>Aujourd’hui, l’intensification de la conflictualité en mer témoigne de l’effritement de la position hégémonique américaine qui garantissait le caractère commun des mers. Au-delà du conflit israélo-palestinien, la confrontation entre les États-Unis et les Houthis est en réalité un enjeu international, car elle pose la question de la capacité de l’<em>US Navy</em> à « discipliner » un acteur non étatique qui bloque un détroit stratégique.</p>
<p>Du point de vue opérationnel, la prolifération des missiles et des drones opérés depuis la terre questionne la capacité de déploiement de l’<em>US Navy</em>. C’est la question stratégique centrale dans l’Asie-Pacifique : en cas de blocus naval de Taïwan par la Chine, les navires américains ne seront-ils pas repoussés au loin par la menace des missiles balistiques anti-navires ?</p>
<p>On le voit : les opérations de blocage du transport maritime en cours en mer Noire et en mer Rouge pourraient être les manifestations d’une tendance de fond, celle d’un démembrement de l’espace commun mondial que sont les mers et les océans.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/221782/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Emploi échu dans une entreprise de la construction navale.</span></em></p>La Russie veut bloquer les exportations ukrainiennes en mer Noire, tandis les Houthis tentent d’empêcher le passage des navires en mer Rouge. Les mers redeviennent un espace de conflictualité majeur.Maxence Brischoux, Chercheur en relations internationales au Centre Thucydide, Université Paris-Panthéon-AssasLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2207272024-01-11T14:27:15Z2024-01-11T14:27:15ZIsraël devant la Cour internationale de justice : celle-ci est-elle devenue un substitut à un Conseil de sécurité dysfonctionnel ?<p>Le 29 décembre, l’Afrique du Sud a déposé devant la <a href="https://www.icj-cij.org/fr/accueil">Cour internationale de justice</a> (CIJ), une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20231228-app-01-00-en.pdf">Requête introductive d’instance</a> contre l’État d’Israël. </p>
<p>La Requête stipule que ses actions dans la bande de Gaza, initiées au nom de son droit à la légitime défense, dans la foulée des attaques menées par le Hamas le 7 octobre 2023, revêtaient « un caractère génocidaire ».</p>
<p>La CIJ a tenu des audiences publiques sur la requête le 11 et 12 janvier à La Haye. </p>
<p>Le fait que <a href="https://theconversation.com/south-africas-genocide-case-against-israel-expert-sets-out-what-to-expect-from-the-international-court-of-justice-220692">l’Afrique du Sud ait choisi de déposer sa requête devant la CIJ</a> n’est pas anodin. En effet, non seulement le bureau du procureur de la <a href="https://www.icc-cpi.int/fr">Cour pénale internationale</a>, qui enquête sur la situation en Palestine depuis plusieurs années, <a href="https://theconversation.com/la-guerre-a-gaza-la-cour-penale-internationale-et-la-lutte-contre-limpunite-219523">n’aboutit pas à des résultats concrets</a>, mais le Conseil de sécurité, l’organe qui devrait être le principal garant du maintien de la paix et de la sécurité internationale, apparaît foncièrement <a href="https://theconversation.com/gaza-war-deadlock-in-the-security-council-shows-that-the-un-is-no-longer-fit-for-purpose-219772">dysfonctionnel</a>. </p>
<p>À l’inverse, la CIJ en est venue à jouer un rôle de plus en plus diligent. <a href="https://www.ejiltalk.org/provisional-but-not-always-pointless-compliance-with-icj-provisional-measures/">Au cours des 10 dernières années</a>, la Cour a ainsi prononcé plus d’ordonnances (11) que durant ses cinquante premières années d’existence (10).</p>
<p>Mes travaux sur la <a href="https://www.pulaval.com/livres/de-la-responsabilite-de-proteger-les-populations-menacees-l-emploi-de-la-force-et-la-possibilite-de-la-justice">responsabilité de protéger</a> et sur le <a href="https://www.cairn.info/annuaire-francais-de-relations--9782376510550-page-95.htm">droit de la guerre</a> m’ont conduit à porter une attention particulière aux modes alternatifs de règlement des différends, notamment par l’intermédiaire des tribunaux internationaux. Deux organes sont fréquemment mentionnés : la Cour internationale de justice et la Cour pénale internationale (CPI).</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="Des personnes sont assises de chaque côté dans une vaste pièce" src="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/568670/original/file-20240110-30-2p1xe4.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La Cour internationale de justice lors d’une audience.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(UN Photo/CIJ-ICJ/Frank van Beek)</span></span>
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<h2>Des compétences différentes</h2>
<p>La CIJ est le principal organe judiciaire de l’Organisation des Nations unies (ONU). Elle dispose d’une compétence universelle sur les différends d’ordre juridique pouvant survenir entre États. </p>
<p>De son côté, la CPI tire sa compétence d’un traité entré en vigueur en 2002, et dont Israël n’est pas signataire. Ses responsabilités sont d’enquêter et de poursuivre des personnes physiques pour crimes graves de droit international (crimes contre l’humanité, crimes de guerre, génocides et crimes d’agression).</p>
<p>Alors que la CIJ doit être sollicitée par un État avant de pouvoir se saisir d’un contentieux, comme c’est le cas avec la démarche engagée par l’Afrique du Sud, la CPI dispose de l’autorité pour ouvrir une enquête et éventuellement déposer une accusation contre un individu.</p>
<h2>Avant Israël, la Russie</h2>
<p>Dans sa requête contre Israël, l’Afrique du Sud avance que les actions de l’État hébreu (et son défaut de prendre des mesures pour contrecarrer les incitations « directes et publiques » à commettre de telles actions) témoigneraient « de l’intention spécifique… d’entraîner la destruction d’une partie substantielle de la population palestinienne en tant que partie d’un groupe national, racial et ethnique plus large de Palestiniens dans la Bande de Gaza ». </p>
<p>De ce fait, avance l’Afrique du Sud, Israël contreviendrait aux « obligations » lui incombant en vertu de la <a href="https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-prevention-and-punishment-crime-genocide">Convention pour la prévention et la Répression du Crime de Génocide</a>, dont elle est signataire. </p>
<p>La question que la CIJ est appelée à trancher consiste uniquement, selon l’Afrique du Sud, à déterminer si les actions qui sont identifiées dans la Requête sont ou non « susceptibles de relever des dispositions » de la Convention. La Cour n’a pas à se prononcer sur le fond à ce stade. Le cas échéant, cela pourrait prendre des années. </p>
<p>On se rappellera qu’une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220227-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> similaire avait également été déposée par l’Ukraine contre la Russie dans la foulée de l’« opération militaire spéciale » initiée par cette dernière le 24 février 2022. </p>
<p>La Russie était alors accusée d’avoir mensongèrement allégué « que des actes de génocide avaient été commis dans les oblasts ukrainiens de Louhansk et de Donetsk » afin de lui permettre de justifier une intervention armée. L’Ukraine affirmait que cette intervention avait engendré « des violations graves et généralisées des droits de la personne de la population ukrainienne ». Dès le 16 mars 2022, la CIJ rendait son <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/182/182-20220316-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> et intimait à la Russie de « suspendre immédiatement les opérations militaires ».</p>
<h2>Les limites de la CIJ</h2>
<p>Dans le cas de la requête de l’Afrique du Sud, une ordonnance de la CIJ pourrait suivre au cours des prochaines semaines étant donné l’urgence de la situation.</p>
<p>Or, il ne faut pas faire preuve de trop d’optimisme. Car même dans le cas où la Cour indiquerait comme mesure conservatoire la suspension immédiate des opérations militaires, comme elle l’a fait dans le cas de l’Ukraine, et même si cette ordonnance avait bel et bien un « caractère obligatoire », comme l’a avancé la Cour en 2001 dans une autre <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/104/104-20010627-JUD-01-00-FR.pdf">affaire</a>, cela ne signifierait pas que la situation sur le terrain soit appelée à changer. </p>
<p>Malgré leur caractère obligatoire, les mesures d’exécution sont souvent difficiles à mettre en œuvre dans des situations hautement sensibles et controversées.</p>
<h2>Le nouveau rôle des pays tiers</h2>
<p>Ce qui est relativement nouveau, c’est que la Cour internationale de justice accepte désormais d’entendre des requêtes, telle celle parrainée par l’Afrique du Sud, présentées par un État partie à un traité ou une convention, qui allèguent un manquement à ses obligations <em>erga omnes partes</em>. De telles obligations reposent en effet sur les valeurs que les États partagent en commun et que tout État a donc un intérêt à faire respecter, sans égard au fait d’avoir ou non soi-même subi les conséquences d’un manquement.</p>
<p>Ainsi, en 2019, la Gambie a déposé une <a href="https://icj-cij.org/sites/default/files/case-related/178/178-20191111-APP-01-00-FR.pdf">Requête</a> contre le Myanmar, concernant ses actions envers les membres de la communauté rohingya. C’est aussi sur cette base d’obligations <em>erga omnes partes</em> que le Canada et les Pays-Bas ont déposé en juin 2023 une <a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20230608-req-01-00-fr.pdf">Requête</a> contre la Syrie l’accusant de contrevenir à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.</p>
<p>La reconnaissance par la CIJ de telles obligations <em>erga omnes partes</em> revendiquées par un État n’étant pas directement impliqué apparaît comme une innovation majeure. Elle permet, à défaut d’empêcher en amont qu’un État ne contrevienne à ses obligations, de lui rappeler en aval et publiquement ses obligations. </p>
<h2>Assumer un rôle émergent en maintien de la paix</h2>
<p>Au-delà de la question qu’aura à trancher la Cour, le plus important reste le rôle que les États semblent désormais vouloir lui faire jouer en lui soumettant de telles requêtes. La CIJ a compétence en matière de règlement pacifique des différends et, par extension, elle a un rôle à jouer dans le maintien de la paix et de la sécurité internationale. Mais si ses ordonnances ne sont pas suivies d’effets, sont-elles seulement destinées à marquer les esprits, ce qui contribuerait à politiser la justice internationale ?</p>
<p>S’il est certes douteux qu’une ordonnance incite un État à mettre un terme à sa conduite et à ses activités sur le terrain, la procédure elle-même demeure toutefois importante. Elle peut permettre de documenter une situation et d’établir les faits d’une manière telle qu’il pourrait être plus difficile d’en faire abstraction par la suite. </p>
<p>Ainsi, dans le cas de la Syrie, l’<a href="https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/188/188-20231116-ord-01-00-fr.pdf">Ordonnance</a> rendue par la Cour la sommait de prendre « toutes les mesures en son pouvoir afin de prévenir les actes de torture et autres… traitements cruels, inhumains ou dégradants », et lui intimait de « prendre des mesures effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation de tous les éléments de preuve relatifs aux allégations ». Ces éléments pourraient ultérieurement être utilisés dans le cadre de procédures judiciaires ou afin de justifier des réparations.</p>
<p>À cet égard, la Cour pourrait également faciliter la création et l’accès au terrain d’une mission visant à établir les faits et à documenter les circonstances. Il s’agit là d’un aspect important du règlement des différends qui peut contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationale. </p>
<p>Le défi pour la Cour consistera à assumer ce rôle émergent en matière de maintien de la paix et de la sécurité internationale et à naviguer à travers ces questions d’interprétation qui demeurent éminemment politiques. Les décisions que les juges ont à prendre seront capitales pour le futur d’un ordre international qui apparaît pour le moment bien désordonné.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/220727/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Jean-François Thibault ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>La Cour internationale de justice élargit de plus en plus son mandat, palliant au dysfonctionnement du Conseil de sécurité, qui devrait être le principal garant du maintien de la paix dans le monde.Jean-François Thibault, Professeur en relations internationales, École des hautes études publiques, Université de MonctonLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2188762023-12-25T20:23:45Z2023-12-25T20:23:45ZLa guerre de l’information tous azimuts de la Russie<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/567164/original/file-20231221-25-uac9ue.png?ixlib=rb-1.1.0&rect=2%2C11%2C1862%2C989&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Capture d’écran provenant de l’un des dessins animés produits par la CMP Wagner à destination des pays africains. On voit ici un combattant de Wagner, avec sur la manche un chevron de la CMP et le drapeau russe, voler au secours d’un soldat malien qui défend son pays face à une agression militaire française.
</span> </figcaption></figure><p>Dans sa <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/publications/revue-nationale-strategique-2022">Revue nationale stratégique (RNS) de 2022</a>, la France a porté l’influence <a href="https://www.defnat.com/e-RDN/vue-article.php?carticle=23071">au rang de priorité stratégique</a>. La précédente RNS, <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/2017-revue_strategique_dsn_cle4b3beb.pdf">publiée en 2017</a>, avait déjà été révisée en 2021 afin de préciser les priorités stratégiques françaises à l’horizon de 2030 ; mais les tensions observées en 2022 ont poussé à sa révision anticipée.</p>
<p>L’influence est un sujet majeur des relations internationales. Les acteurs étatiques et privés en ont douloureusement pris conscience avec le début de la guerre dans le Donbass en 2014, puis avec l’affaire <a href="https://www.la-croix.com/Monde/Ameriques/Le-scandale-Cambridge-Analytica-raconte-linterieur-2020-03-09-1201082963">Cambridge Analytica en 2016</a>. Depuis, la prégnance de cette thématique n’a fait que croître, et elle est devenue incontournable avec la guerre de l’information observée dès l’invasion de l’Ukraine en février 2022, la sphère informationnelle y étant un <a href="https://theconversation.com/ukraine-la-guerre-se-joue-egalement-dans-le-cyberespace-178846">enjeu de conflictualité significatif</a>.</p>
<p>Marquée par <a href="https://theconversation.com/la-russie-est-elle-vraiment-en-train-de-perdre-la-guerre-de-la-communication-contre-lukraine-183761">différentes étapes</a>, cette guerre de la communication a comporté des <a href="https://theconversation.com/face-a-la-contre-offensive-ukrainienne-la-russie-hesite-sur-la-communication-a-adopter-190622">phases d’hésitation dans la gestion de la rhétorique russe</a> lorsque, au cours de l’été 2022, l’Ukraine gagnait du terrain lors de sa contre-offensive. Moscou a ensuite adapté son discours de façon à survaloriser la portée de victoires de moyenne importance, par exemple <a href="https://theconversation.com/la-bataille-de-soledar-lecons-militaires-et-communicationnelles-198422">lors de la prise de Soledar</a> en janvier 2023.</p>
<p>Enfin, alors que le Kremlin doit gérer une invasion de l’Ukraine plus longue et plus délicate que prévu, son action informationnelle s’étend à d’autres théâtres et domaines pour affaiblir les alliés de Kiev. Pour autant, ces opérations ne sont pas toujours couronnées de succès, comme l’a montré, par exemple, le récent épisode de la peinture au pochoir d’étoiles de David sur les murs de Paris, <a href="https://www.lemonde.fr/societe/article/2023/11/07/pochoirs-d-etoiles-de-david-a-paris-la-piste-d-une-operation-d-ingerence-russe-privilegiee_6198775_3224.html">imputée à la Russie</a>. Rapidement détectée par le <a href="https://www.sgdsn.gouv.fr/notre-organisation/composantes/service-de-vigilance-et-protection-contre-les-ingerences-numeriques">Service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum)</a>, l’opération n’a pas eu les conséquences sans doute souhaitées par ses organisateurs.</p>
<h2>L’Occident, une cible de plus en plus cruciale au fil du temps</h2>
<p>Si, au début du conflit, la Russie a davantage axé ses efforts d’influence sur le continent africain et le Moyen-Orient que sur les Occidentaux, l’inscription du conflit dans la durée a infléchi cette orientation. En effet, Moscou parie sur l’usure des soutiens de l’Ukraine et sur leurs divisions que pourraient alimenter des tensions sociales internes, des agendas politiques propres ou des intérêts divergents. L’Ukraine restant profondément dépendante de l’appui occidental, notamment en matière d’armement, tout événement de nature à fragiliser ce soutien aura une importance majeure sur la poursuite du conflit.</p>
<p>En ce sens, l’opération <a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Dôppelganger</a>, si elle n’était pas originale sur le fond, a revêtu une ampleur inédite. Rappelons que la Russie a, dans ce cadre, créé des « clones » de nombreux journaux occidentaux afin d’y diffuser des contenus visant à nuire à la réputation de l’Ukraine, voire à diviser les Européens. La campagne Dôppelganger a été accompagnée d’un intéressant dispositif de suivi destiné à évaluer la pénétration de cette opération au sein des populations et à mesurer l’effet réel de la campagne.</p>
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<p>Cette opération avait duré plusieurs mois mais avant d’être officiellement démasquée à l’été 2023. Pour autant, la révélation de l’existence du projet Dôppelganger n’a pas mis un terme aux opérations informationnelles, qui sont la trame de la <a href="https://www.rfi.fr/fr/france/20230929-guerre-cognitive-le-cerveau-nouveau-champ-de-bataille">guerre cognitive</a> à laquelle nous assistons actuellement. Plus récemment, alors que l’attaque du Hamas du 7 octobre a profondément <a href="https://www.lemonde.fr/idees/article/2023/10/11/le-hamas-fait-tout-pour-attirer-israel-dans-le-piege-d-une-operation-terrestre_6193806_3232.html">déstabilisé le Moyen-Orient</a> et que les Occidentaux craignent que l’onde de choc de cette explosion de violence ne se traduise par des troubles sur leurs territoires, une nouvelle opération a été identifiée.</p>
<p>C’est Viginum qui, en tirant la sonnette d’alarme, a permis à l’État français de <a href="https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/russie/evenements/evenements-de-l-annee-2023/article/russie-nouvelle-ingerence-numerique-russe-contre-la-france-09-11-23">mettre officiellement en cause le site « Recent Reliable News » (RNN)</a> pour avoir sciemment amplifié sur la toile l’impact des images d’étoiles de David taguées dans le X<sup>e</sup> arrondissement de Paris.</p>
<p>Outre le millier de bots employés pour relayer l’information au travers de quelque 2 600 tweets, les <a href="https://www.lejdd.fr/societe/etoiles-de-david-taguees-paris-le-couple-interpelle-en-flagrant-delit-ete-renvoye-en-moldavie-139642">ressortissants moldaves</a> interpellés en flagrant délit fin octobre ont indiqué avoir agi moyennant rémunération. Par ailleurs, les enquêteurs sont remontés jusqu’à un <a href="https://www.bfmtv.com/police-justice/etoiles-de-david-taguees-a-paris-le-commanditaire-presume-choque-par-les-accusations-d-antisemitisme_AV-202311100167.html">personnage trouble</a>, connu pour ses anciennes accointances pro-russes en Moldavie.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1720333601391124855"}"></div></p>
<p>L’action tentait de capitaliser sur une crise existante et sur un contexte social tendu, marqué par <a href="https://www.la-croix.com/france/Actes-antisemites-France-justice-elle-moyens-sanctionner-2023-11-02-1201289161">l’augmentation des agressions physiques contre des personnes juives</a>, afin d’en tirer profit en termes d’influence et de guerre cognitive.</p>
<h2>La démultiplication des zones de crises</h2>
<p>Cette instrumentalisation de contextes perturbés dans le but de les exacerber et d’en tirer profit pour la Russie est une méthode qui a été souvent employée, y compris assez récemment sur le continent africain, nouveau théâtre de confrontation avec l’Occident, et spécialement avec la France. Des versions africaines des médias <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-medias-influence-rt-sputnik-afrique-nouveau-rideau-de-fer">Sputnik et RT</a> ont été lancées dès 2014, et on a également constaté, dès 2018, la présence de groupes de mercenaires, comme Wagner, <a href="https://www.irsem.fr/media/report-irsem-97-russia-mali-en.pdf">notamment au Soudan et en République centrafricaine (RCA)</a>.</p>
<p>Dans le même sens, ont fait leur apparition des films produits par des agences de la constellation Prigojine comme <a href="https://www.rfi.fr/fr/afrique/20210603-centrafrique-touriste-une-fiction-au-service-de-la-propagande-russe">« <em>Le Touriste</em> »</a> ou « <em>Granit</em> », produits par la <a href="https://www.areion24.news/2022/06/10/le-geant-endormi-lessor-du-cinema-comme-instrument-de-soft-power-russe/6/">société Aurum</a>.</p>
<p>Plus récemment encore, des dessins animés présentant la France et ses forces armées tour à tour comme des serpents, des rats ou des zombies ont déferlé sur l’Afrique de l’Ouest, et plusieurs pseudo-fondations et ONG ont repris des dialectiques servant les intérêts russes.</p>
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<p>En outre, après que le président Bazoum au Niger, considéré comme proche de la France, a été <a href="https://theconversation.com/niger-le-putsch-de-trop-211846">renversé par un coup d’État militaire</a> rapidement soutenu par la sphère informationnelle rattachée à la Russie, l’armée française a été <a href="https://www.tf1info.fr/international/niger-une-campagne-de-desinformation-menee-par-moscou-accuse-l-armee-francaise-d-avoir-enleve-des-enfants-enlevements-2266282.html">accusée d’avoir enlevé des enfants dans ce pays dans le cadre d’un trafic pédophile</a>. Ces contenus, diffusés par une « fondation de défense des droits de l’homme » <a href="https://fondfbr.ru/fr/articles_fr/france-niger-minors-fr/">connue pour être une officine de désinformation rattachée à la Russie</a> et pour avoir gravité dans la mouvance d’Evguéni Prigojine, seront repris par Dimitri Poliansky, représentant permanent de la Russie auprès des Nations unies <a href="https://archive.ph/ZsFZP">sur son compte Telegram</a>.</p>
<h2>La psychologie humaine, un champ de bataille parmi d’autres</h2>
<p>La guerre cognitive peut être définie comme la militarisation de tous les aspects de la société, y compris de la psychologie humaine et des relations sociales, afin de modifier les convictions des individus et, in fine, leur façon d’agir.</p>
<p>Ce thème, et le concept qui le sous-tend, sont pris au sérieux au point d’avoir été le sujet du défi d’innovation de l’OTAN de l’automne 2021, organisé par le Canada cet automne-là, qui s’intitulait <a href="https://www.canada.ca/fr/ministere-defense-nationale/campagnes/defi-d-innovation-de-l-otan-automne-2021.html">« La menace invisible : Des outils pour lutter contre la guerre cognitive »</a>.</p>
<p>Dans le cas présent, la démultiplication des crises peut, en tant que telle, représenter une forme de « stress test » visant à mesurer la capacité des Occidentaux à gérer une pluralité de désordres. En outre, le continent africain est un enjeu d’autant plus important pour la Russie que les sanctions européennes consécutives à l’invasion de l’Ukraine poussent le Kremlin à diversifier ses sources de financement, par exemple en recourant à des sociétés militaires privées afin de capter des fonds et des matières premières pour concourir au soutien d’une économie russe contrainte d’assumer l’effort de sa guerre contre l’Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/218876/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Christine Dugoin-Clément ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>En de nombreux points du globe, la Russie mène de nombreuses opérations informationnelles visant à affaiblir les alliés de l’Ukraine.Christine Dugoin-Clément, Analyste en géopolitique, membre associé au Laboratoire de Recherche IAE Paris - Sorbonne Business School, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chaire « normes et risques », IAE Paris – Sorbonne Business SchoolLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2168512023-11-29T17:20:49Z2023-11-29T17:20:49ZUkraine : la bataille des opinions publiques dans la guerre de l’information<p>Si l’information, devenue un terrain de confrontation amplifié et magnifié par sa diffusion digitale, a désormais atteint la conscience d’une grande partie des publics occidentaux, la bataille pour l’opinion desdits publics demeure insuffisamment étudiée. Or c’est à partir de la perception et de l’interprétation des informations que se forme l’opinion. <a href="https://books.openedition.org/psn/5046">Le rôle des opinions publiques dans l’issue de nombreux conflits</a> n’est pas à tant il a contribué à faire basculer des situations complexes, parfois de façon inattendue.</p>
<p>La guerre russo-ukrainienne et sa <a href="https://www.slate.fr/story/243911/tribune-premiere-guerre-numerique-histoire-russie-ukraine-satellites-big-data-intelligence-artificielle-cyber">dimension numérique</a> placent les opinions publiques littéralement au cœur des combats, les <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">usagers des réseaux sociaux devenant souvent les relais d’un camp ou de l’autre</a>. Les stratégies informationnelles ukrainiennes et russes s’inscrivent dans <a href="https://www.oecd.org/ukraine-hub/policy-responses/disinformation-and-russia-s-war-of-aggression-against-ukraine-37186bde/">cette adversité cognitive</a>.</p>
<h2>L’information, un terrain de bataille</h2>
<p>La Russie, en <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/02/10/infiltration-des-conversations-privees-et-recours-a-l-intelligence-artificielle-les-techniques-novatrices-de-l-etat-russe-pour-surveiller-l-internet_6161227_3210.html">isolant son espace informationnel interne</a>, a pris en otage son opinion publique, dépossédée de ses capacités de réaction, tout en poursuivant une stratégie à destination des publics étrangers et européens dont les <a href="https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/organes/autres-commissions/commissions-enquete/ce-ingerences-etrangeres">gouvernements commencent à comprendre</a> les objectifs et les effets.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/un-manuel-de-survie-numerique-pour-sinformer-et-eviter-la-censure-en-russie-181889">Un manuel de survie numérique pour s’informer et éviter la censure en Russie</a>
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<p>L’Ukraine, quant à elle, a lancé sa contre-offensive informationnelle dès 2014, avant d’y adjoindre depuis l’invasion russe, un <a href="https://larevuedesmedias.ina.fr/guerre-information-russie-ukraine-zelensky-propagande-narratifs-opinion-osint-twitter-telegram-tiktok-youtube-facebook">vecteur multidirectionnel</a> – à savoir le maintien de la mobilisation nationale et la conquête des opinions publiques des pays alliés. Aujourd’hui, 21 mois après le début du conflit, cette stratégie montre des <a href="https://time.com/6329188/ukraine-volodymyr-zelensky-interview/">signes d’essoufflement</a>.</p>
<p>Le tableau ne serait pas complet si l’on n’ajoutait pas à ces stratégies informationnelles concurrentes l’analyse du travail collectif d’interprétation du conflit effectué par les médias français et européens. En 2018, le ministère français des Armées <a href="https://www.irsem.fr/institut/actualites/rapport-conjoint-caps-irsem.html">reconnaissait le champ informationnel comme un espace d’affrontement</a>. Puis la menace que représente la manipulation de l’information a pris une nouvelle dimension avec la décision de l’Union européenne de <a href="https://www.lepoint.fr/monde/bannir-russia-today-un-casse-tete-juridique-pour-paris-et-bruxelles-01-03-2022-2466616_24.php">bannir les deux médias russes RT France et Sputnik</a> dès le début du conflit.</p>
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<p>Les médias européens développèrent de nouveaux outils (en particulier par le <em>fact checking</em>, version moderne de la vérification des sources, inscrite dans le <a href="https://www.spj.org/pdf/ethicscode/spj-ethics-code-french.pdf">code de déontologie du journalisme</a>) pour contrer les <a href="https://journals.openedition.org/questionsdecommunication/pdf/28590">opérations d’influence mises en œuvre par des pays extérieurs</a>.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/operation-doppelganger-quand-la-desinformation-russe-vise-la-france-et-dautres-pays-europeens-208071">Opération Doppelgänger : quand la désinformation russe vise la France et d’autres pays européens</a>
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<p>C’est dans ce contexte particulier que ces médias, notamment français, eurent à interpréter le phénomène d’une nouvelle guerre conventionnelle, sur le sol européen, après le choc et la surprise du 24 février 2022 et face à <a href="https://www.ifop.com/publication/le-regard-des-francais-sur-la-guerre-en-ukraine/">l’inquiétude des populations</a>.</p>
<p>Comment interpréter l’inconnu et le rendre familier et compréhensible ? Et quels peuvent en être les effets sur l’opinion publique ?</p>
<h2>L’invocation de références historiques</h2>
<p>Serge Moscovici, <a href="https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-2015-1-page-305.htm">l’un des fondateurs de la psychologie sociale en France</a>, définissait l’ancrage comme un phénomène de pensée par lequel l’interprétation de phénomènes nouveaux s’opère en enracinant ces phénomènes dans des modes de pensée existants.</p>
<p>En effet, pour rendre un événement compréhensible, à partir d’une mise en commun des informations, des représentations partagées vont se former et ainsi rendre familier ce qui est inconnu (<a href="https://www.deboecksuperieur.com/ouvrage/9782807330504-psychologie-sociale">Yzerbyt et Klein, <em>Psychologie sociale</em>, 2019</a>). Ainsi, les médias français vont, dès le début du conflit, mobiliser les éléments consensuels au sein de la communauté française au sens large et, en premier lieu, les représentations sociales de l’Histoire.</p>
<p>Ce sont les références aux deux guerres mondiales, qui restent des repères majeurs pour les Français comme pour les autres Européens, qui vont servir de toile de fond à l’interprétation de la guerre d’Ukraine. Ces représentations partagées, destinées à rendre familier l’inconnu, ont également pour résultat de renforcer l’essence identitaire du groupe européen face aux représentations et aux narratifs de la Russie.</p>
<p>Depuis le 24 février 2022, la presse française s’est fait l’écho du rappel d’une mémoire collective « européenne » plus que nationale, en lien avec les deux guerres mondiales : l’attitude d’Emmanuel Macron, jugée conciliante envers Poutine lui a valu d’être taxé de <a href="https://www.courrierinternational.com/article/vu-de-l-etranger-emmanuel-macron-un-nouveau-chamberlain-face-a-poutine">« nouveau Chamberlain »</a>, les appels à abandonner l’Ukraine aux appétits russes ont été assimilés à un <a href="https://www.lefigaro.fr/international/face-a-la-russie-les-occidentaux-hantes-par-le-syndrome-de-munich-20220109">« syndrome de Munich »</a>, les soldats ukrainiens comparés aux <a href="https://www.lepoint.fr/monde/en-ukraine-un-air-de-premiere-guerre-mondiale-10-05-2022-2475001_24.php">« Poilus »</a> dans leurs tranchées et aux <a href="https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-le-mal-etre-des-gueules-cassees_5524392.html">« gueules cassées »</a> quand leurs blessures les ont défigurés, les pays soutenant Kiev ont été surnommés <a href="https://www.la-croix.com/international/Guerre-Ukraine-allies-face-risque-lessoufflement-2023-10-03-1201285289">« les Alliés »</a>, les forces russes appelées <a href="https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/le-fantome-de-l-armee-rouge-923731.html">« Armée rouge »</a>, certaines batailles ou bombardements ont donné lieu à l’invocation de <a href="https://www.lefigaro.fr/flash-actu/les-separatistes-prorusses-admettent-encore-combattre-des-milliers-d-ukrainiens-a-marioupol-20220407">Stalingrad</a> ou de <a href="https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/ces-chansons-qui-font-l-actu/l-ukraine-sous-les-bombes-apres-dresde-londres-ou-brest_4992582.html">Dresde</a>, etc.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1660574506170163205"}"></div></p>
<p>La mémoire collective européenne, nourrie de mythes et de symboles, est ainsi mobilisée à travers l’ensemble des représentations partagées du passé se basant sur une identité commune aux membres d’un groupe, selon la définition donnée par le précurseur de la psychologie sociale en France, <a href="https://www.universalis.fr/encyclopedie/memoire-collective-psychologie-sociale/">Maurice Halbwachs</a>. La mémoire collective, en façonnant cette représentation partagée du passé du groupe, en préserve aussi l’image positive.</p>
<p>Les événements moins flatteurs et potentiellement plus menaçants pour l’identité du groupe sont donc écartés ou mis en retrait. Ainsi, certains aspects controversés de l’histoire de l’Ukraine – comme la <a href="https://www.cairn.info/revue-commentaire-2018-1-page-211.htm">conduite durant la Seconde Guerre mondiale de Stepan Bandera</a>, personnage célébré par certains pans de la classe politique ukrainienne – n’ont pas fait l’objet d’une large couverture médiatique côté français ; en revanche, ils ont été <a href="https://www.slate.fr/story/249292/histoire-invasion-ukraine-2014-2022-crimee-russie-guerre-jade-mcglynn-nazis-rhetorique">largement mis en avant côté russe</a> pour justifier les actions actuelles de Moscou.</p>
<p>L’imaginaire social, vecteur de la mémoire collective, puise dans les images les éléments contribuant à une construction de la réalité. Les émotions liées aux images y jouent un rôle prépondérant car ce sont elles qui vont réveiller la mémoire collective (les références à l’histoire, à d’autres images de la Première et de la Seconde Guerre mondiale dans les méthodes de combat, l’exode des réfugiés, les destructions… ) et enraciner les nouvelles représentations de l’Ukraine, comme faisant partie intégrante de notre passé mais aussi de notre futur européen. Les médias contribuent à la construction d’une réalité dont découle la formation d’un consensus, particulièrement en situation d’incertitude.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/lukraine-peut-elle-adherer-rapidement-a-lue-178842">L’Ukraine peut-elle adhérer rapidement à l’UE ?</a>
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<h2>L’intériorisation des influences inconscientes</h2>
<p>Au-delà du rôle sociologique tenu par les médias, les influences inconscientes sur les opinions ne peuvent être écartées de l’analyse. Les influences inconscientes (influence psychologique conduisant à un jugement ou à un comportement à l’insu des personnes qui en ont été la cible <a href="https://www.scienceshumaines.com/les-influences-inconscientes_fr_5129.html">selon Jean-Léon Beauvois</a>) peuvent découler du façonnage d’un univers idéologique (opinion dominante) dans lequel certains thèmes de discussion sont jugés plus ou moins légitimes, tandis que des comportements ou des opinions sont valorisés ou stigmatisés, comme le souligne <a href="https://www.cairn.info/le-pouvoir-des-medias--9782706126376.htm">Grégory Derville (2017)</a>.</p>
<p>Le processus sociocognitif du modelage des idées et des jugements peut agir sur les représentations, valeurs et systèmes de croyance, en présentant des modèles et des anti-modèles, comme les associations verbales très souvent utilisées au début du conflit, les Ukrainiens étant par exemple perçus comme <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-la-lecon-d-heroisme-d-un-peuple-martyrise-par-poutine_2178741.html">« héroïques »</a>, <a href="https://multimedia.europarl.europa.eu/fr/video/2022-sakharov-prize-awarded-to-the-brave-people-of-ukraine_N01_AFPS_221215_SCWU">« courageux »</a>, et « travailleurs ». Une fois qu’ils ont acquis le statut de structures cognitives ou de noyaux informationnels stables et actifs, les stéréotypes dirigent le traitement de l’information et les jugements, sans que les personnes ne s’en rendent compte.</p>
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<p>Parallèlement, ces processus cognitifs sont également sollicités pour fixer des stéréotypes opposés, mobilisés à travers le narratif des médias russes puis <a href="https://www.lexpress.fr/societe/anti-imperialistes-anti-systemes-et-complotistes-enquete-sur-les-relais-de-poutine-en-france_2180276.html">repris par certains médias « alternatifs » occidentaux</a> : les Ukrainiens « nazis », l’instrumentalisation occidentale de l’Ukraine destinée à détruire la Russie et ses valeurs traditionnelles, etc. Ces noyaux informationnels sont d’autant plus aisément fixés chez les personnes dont le sentiment de défiance envers les médias traditionnels, <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2022/03/11/du-militantisme-antivax-a-la-tentation-du-soutien-a-vladimir-poutine_6117066_4355770.html">renforcé durant la crise du Covid</a>, prédomine. Le questionnement des médias, en situation d’incertitude, pourrait être l’instant T du point de rupture et du basculement vers une <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2023-3-page-47.htm?ref=doi">attitude « anti-consensus » et « anti-système »</a> qui favoriserait l’acceptation du narratif contraire.</p>
<p>Il est intéressant de noter que le traitement de l’information par les médias au sujet du conflit Israël-Hamas n’a pas formé un consensus partagé, tel que nous avons pu le voir avec la guerre en Ukraine : les mémoires collectives plurielles, les représentations concurrentes, représentent autant de difficultés à la formation d’un consensus et au renforcement d’une identité collective.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216851/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Carole Grimaud est vice présidente de l'Observatoire Géostratégique de Genève
Membre de l'IHEDN
Rattachée au programme doctoral Sécurité et Défense intérieure de l'AMU (Aix-Marseille Université) </span></em></p>Les médias traditionnels comme les réseaux sociaux sont les théâtres d’affrontements verbaux dont la violence reflète celle des vrais champs de bataille.Carole Grimaud, Chercheure Sciences de l'Information IMSIC, Aix-Marseille Université (AMU)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147712023-11-02T13:43:07Z2023-11-02T13:43:07ZLe régime de Vladimir Poutine est autoritaire et détestable, mais on ne peut le qualifier de fasciste<p>La <a href="https://ici.radio-canada.ca/guerre-ukraine">guerre en Ukraine</a> a entraîné un recours accru au concept de fascisme pour qualifier le régime russe actuel. Mais est-ce le bon terme ?</p>
<p>Comme spécialiste de la Russie postsoviétique et, par ailleurs, en tant que professeur enseignant la politique comparée sur le fascisme, les dictatures et les idéologies autoritaires, un tel qualificatif suscite mon étonnement. </p>
<p>À moins de redéfinir le concept pour l’adapter à la Russie poutinienne, il ne me semble guère judicieux de si mal nommer les choses. Car de l’étiquette attribuée à la Russie dépend l’attitude à entretenir à son égard. On ne se comporte pas envers un régime fasciste de la même manière qu’à l’endroit d’une dictature militaire ou conservatrice. Les perspectives d’évolution ne sont d’ailleurs pas les mêmes. </p>
<p>L’armée russe a certes envahi l’Ukraine pour des raisons, à mon avis, à la fois <a href="https://lautjournal.info/20220422/ukraine-expliquer-nest-pas-justifier">explicables et injustifiables</a>. Il est compréhensible que les images diffusées quotidiennement sur la guerre en Ukraine avec les massacres, les destructions, les millions de réfugiés et autres malheurs génèrent de fortes émotions nourrissant la détestation du régime Poutine.</p>
<p><a href="https://www.rfi.fr/fr/podcasts/les-dessous-de-l-infox-la-chronique/20230224-le-discours-de-poutine-sur-la-d%C3%A9nazification-de-l-ukraine-%C3%A0-l-%C3%A9preuve-des-faits">Le président russe lui-même justifie ses actions auprès de sa population en présentant l’Ukraine comme un pays à « dénazifier »</a>, rappelant à cette fin les massacres dont s’est rendu responsable l’armée ukrainienne <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Guerre_du_Donbass">au Donbass depuis 2014</a>, la <a href="https://www.lesoleil.com/2022/03/05/qui-sont-ces-neonazis-dans-larmee-ukrainienne-bd2d1489a62bb6ce1cd210f0abe72bc5/">présence de néonazis dans certains bataillons</a>, les lois répressives à l’égard des russophones, etc. L’analyse politique avisée invite cependant à se méfier de la propagande et de l’usage de concepts inappropriés.</p>
<h2>Pas d’« Homme nouveau » dans la Russie de Poutine</h2>
<p>Le fascisme, en tant qu’idéologie et régime, se veut « révolutionnaire », au sens où il cherche à mobiliser les masses, par l’entremise d’un parti unique mu par une idéologie totalitaire antilibérale, antimarxiste et anticonservatrice. Cette mobilisation opère dans une atmosphère de violence généralisée et officiellement valorisée, en vue d’une transformation totale de la société au bout de laquelle émerge un « Homme nouveau ». Chez des spécialistes tels <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Walter_Laqueur">l’historien juif allemand Walter Laqueur</a> ou <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Roger_Griffin">l’historien et politologue britannique Roger Griffin</a>, il s’agit là d’un minimum pour définir le fascisme.</p>
<p>À maints égards, le régime Poutine s’en trouve fort éloigné. Non seulement n’est-il pas question d’« Homme nouveau », mais le président et ses sbires évoquent fréquemment le « déclin de l’Occident », lui reprochant d’avoir <a href="http://en.kremlin.ru/events/president/news/69695">rompu avec les valeurs traditionnelles</a> en désignant notamment la montée du « wokisme ». Ce discours leur vaut d’ailleurs la sympathie de dirigeants étrangers, <a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2022-04-02/la-guerre-profite-a-viktor-orban.php">dont le Hongrois Viktor Orban</a>. </p>
<p><a href="https://www.lapresse.ca/international/europe/2023-10-05/la-mission-de-la-russie-est-de-batir-un-nouveau-monde-assure-vladmir-poutine.php">« Le nouveau monde »</a> récemment évoqué par Poutine fait référence non pas à un « Homme nouveau » mais à l’émergence d’un système international pluraliste et sans hégémonie, dans lequel la Russie trouverait la place qu’il estime lui revenir.</p>
<h2>Un régime conservateur et réactionnaire</h2>
<p>Loin de constituer une idéologie vouée à la transformation de la société russe, le discours du Kremlin se veut au contraire conservateur. On l’a vu avec le <a href="https://www.cairn.info/revue-defense-nationale-2015-5-page-74.htm">rôle important accordé à l’Église orthodoxe</a>, dont les positions se distinguent par leur caractère particulièrement réactionnaire. On peut également mentionner une certaine réhabilitation du passé tsariste. </p>
<p>Les dictatures conservatrices ne cherchent surtout pas à mobiliser les masses, qu’on préfère passives. Assiste-t-on à des parades fréquentes à l’échelle de toute la Russie, à une enrégimentation de la société, tout cela dans le but de former une communauté nationale conquérante se préparant à la guerre ? Les régimes nazi et fasciste ne dissimulaient aucunement leurs intentions à ce sujet et la société était préparée à l’aide d’une intense propagande. </p>
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<img alt="Une affiche dans une rue montre un soldat portant un masque noir et un casque kaki, avec des passants en arrière-plan" src="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/556925/original/file-20231031-19-gmypqs.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">La vie continue comme si de rien n’était à Moscou, malgré la guerre en Ukraine et les affiches invitant à rejoindre les rangs de l’armée.</span>
<span class="attribution"><span class="source">(Shutterstock)</span></span>
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<p>Même l’art et l’architecture étaient mis au service du régime et de ses projets de domination. En Russie, la propagande sert au contraire à nier toute intention de conquête en invoquant tantôt la lutte contre le « nazisme » ukrainien, tantôt la résistance à l’expansion de l’OTAN. Il est d’ailleurs strictement interdit d’utiliser le mot « guerre » auquel on substitue l’expression « opération militaire spéciale ». </p>
<p>Dans les régimes fascistes, le parti, armé et violent, joue un rôle central et indispensable comme instrument de mobilisation, de formation des cadres et de diffusion de l’idéologie. Dans les dictatures conservatrices, dont faisaient partie autrefois l’Espagne de Franco, le Portugal de Salazar, la Hongrie de Horthy et quelques autres, le parti du pouvoir joue un rôle secondaire, comme c’est le cas pour Iedinaïa Rossia (Russie unie). Il n’existe d’ailleurs pas d’idéologie unique et officielle en Russie. Le régime reconnaît l’existence d’autres partis politiques et d’autres courants de pensée, représentés par des députés au parlement, tels le Parti communiste et des partis libéraux.</p>
<h2>Les traits autoritaires du régime politique russe</h2>
<p>Le régime comporte évidemment diverses caractéristiques propres à l’autoritarisme, accentuées depuis par la guerre et les difficultés qu’elle entraîne. L’essentiel du pouvoir se trouve entre les mains de la branche exécutive, à commencer par le président, occupé à maintenir l’équilibre entre les intérêts les plus puissants du pays : forces de répression, « oligarques », bureaucratie et autres. En cela, le régime épouse certains traits du <a href="https://www.cahiersdusocialisme.org/la-russie-de-vladimir-poutine-un-regime-bonapartiste/">bonapartisme</a>. </p>
<p>Les élections se déroulent en l’absence d’une répartition équitable des ressources. La censure s’est renforcée, surtout pour tout ce qui concerne la guerre. Des <a href="https://www.sudouest.fr/international/russie/assassines-emprisonnes-exiles-quel-est-le-sort-reserve-aux-opposants-de-poutine-14825840.php">opposants actifs ont été emprisonnés</a>. Avec l’enseignement du patriotisme, la propagande du régime <a href="https://www.watson.ch/fr/international/russie/194156830-la-propagande-du-kremlin-s-infiltre-dans-les-ecoles-russes">cherche à s’insinuer dès l’école primaire</a>. Mais tout cela demeure bien loin d’une tentative de révolution anthropologique. </p>
<p>Certes, il existe en Russie des personnalités et des groupuscules adhérant à une quelconque forme d’idéologie fasciste. Mais ils se trouvent confinés à la marginalité, surtout depuis 2008-2010, le système judiciaire appliquant avec succès la loi interdisant l’incitation à la haine interethnique et les symboles nazis, notamment.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/poutine-mene-aussi-une-autre-guerre-celle-contre-lhistoire-179506">Poutine mène aussi une autre guerre : celle contre l’Histoire</a>
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<h2>Un régime qui se sent menacé</h2>
<p>La plus grande crainte des dirigeants russes actuels provient de l’impopularité des résultats de la transition postsoviétique. </p>
<p>Diverses enquêtes d’opinion témoignent du <a href="https://www.ledevoir.com/opinion/idees/659133/politique-internationale-la-fragilite-de-la-russie-de-vladimir-poutine">rejet majoritaire de la propriété privée au profit de la propriété d’État, de la nette préférence pour la planification plutôt que pour le marché, de la nostalgie pour la période Brejnev</a>, du dégoût pour la corruption, etc. C’est pour cela que l’ordre établi se sent menacé par les « révolutions de couleur » qui ont affecté l’Ukraine, la Géorgie, le Kirghizstan, et les mouvements de contestation plus récents au Belarus et au Kazakhstan. </p>
<p>La crainte que de tels soubresauts influencent la population russe constitue un sujet de préoccupation majeur qui pousse les autorités à se mêler de la vie politique de leurs voisins, tout comme les États-Unis ont contribué à mettre en place des dictatures dans plusieurs pays d’Amérique latine afin d’y contrer la montée révolutionnaire ou même les gouvernements jugés trop nationalistes.</p>
<p>La Russie se distingue par la faiblesse de l’ordre social consécutif à l’effondrement du régime soviétique, ce qui confère à l’État un caractère plus répressif que dans une société comme la nôtre où les classes possédantes ne se sentent guère menacées sur le plan idéologique. </p>
<p>Sa politique étrangère reflète à la fois cette insécurité politique face aux mouvements de contestation (comme c’était d’ailleurs le cas à l’époque soviétique) et son insécurité militaire devant l’expansion de l’OTAN. La Russie est limitée par une économie de type périphérique, dont la croissance est en grande partie axée sur l’exportation de matières premières et donc dans un état de subordination par rapport aux économies des pays développés. Les autorités russes ne disposent guère des moyens de se lancer dans une politique de conquête à grande échelle même si telle était leur volonté. </p>
<p>Ainsi, l’étiquette de fasciste ou les parallèles avec l’Allemagne hitlérienne relèvent davantage de considérations idéologiques que d’une volonté de réellement bien cerner la situation réelle. Elle ne saurait nous éclairer sur le fonctionnement du système politique de la Russie postsoviétique, ou sur la guerre que mène Vladimir Poutine en Ukraine.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214771/count.gif" alt="La Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Michel Roche ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le régime de Vladimir Poutine est autoritaire, conservateur et réactionnaire. Mais il ne peut être qualifié de fascisme, une idéologie qui se veut révolutionnaire et totalitaire.Michel Roche, Professeur de science politique, Université du Québec à Chicoutimi (UQAC)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2163142023-10-26T17:58:04Z2023-10-26T17:58:04ZLe soutien de façade des Russes à la guerre en Ukraine<p><em>« Les Russes veulent-ils la guerre ? » Depuis le 24 février 2022, le monde entier se pose souvent cette question, tentant de comprendre – au vu de sondages effectués dans un contexte de contrôle et de suspicion qui rend très complexe l’analyse de leurs résultats – si la société russe soutient réellement Vladimir Poutine dans son invasion de l’Ukraine.</em></p>
<p><em>Vera Grantseva, politologue russe installée en France depuis 2021, a donné ce titre, emprunté à un célèbre poème d’Evguéni Evtouchenko, à <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/20338/Les-Russes-veulent-ils-la-guerre">l’ouvrage qu’elle vient de publier aux Éditions du Cerf</a>. Il peut sembler, à première vue, que, aujourd’hui, les Russes n’ont rien contre la guerre qui ravage l’Ukraine. Pourtant, l’analyse fine que propose Vera Grantseva, sur la base de l’examen de nombreuses enquêtes quantitatives et qualitatives et de divers autres éléments (émigration, résistance passive, repli sur des communautés Internet sécurisées) remet en cause cette idée reçue. Nous vous proposons ici un extrait du chapitre « Un soutien de façade au conflit ».</em></p>
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<p>Il est important de comprendre combien l’attitude de la société vis-à-vis des opérations militaires en Ukraine a changé tout au long de la première année du conflit. Au cours de la période allant de mars 2022 à février 2023, plusieurs phases correspondant aux chocs externes et aux problèmes internes accumulés peuvent être identifiées. On en retiendra quatre : (1) le choc, du 24 février 2022 à fin mars 2022 ; (2) la polarisation, d’avril à septembre 2022 ; (3) la mobilisation, de septembre à novembre 2022 ; (4) la normalisation, de décembre 2022 à l’été 2023.</p>
<h2>Le choc</h2>
<p>Commençons par le choc qu’a constitué, pour l’ensemble des Russes, la déclaration de guerre du 24 février 2022. La plupart des gens ne pouvaient pas croire que Vladimir Poutine, malgré la montée des tensions au cours des mois précédents, oserait envoyer des troupes dans un pays voisin. Dans les premiers jours, beaucoup ont refusé de croire à la réalité des combats, que des chars avaient traversé la frontière et attaquaient des villes et des villages en Ukraine, qu’il s’agissait d’une véritable guerre. D’ailleurs, Poutine a présenté tout ce qui se passait comme une « opération militaire spéciale », qui devrait être achevée à la vitesse de l’éclair et presque sans effusion de sang. C’est le discours qu’ont tenu les médias russes, dont la plupart sont contrôlés par le gouvernement, sur la base de rapports militaires.</p>
<p>Le choc initial a paralysé la plupart des Russes, mais il a aussi incité certains à s’exprimer ouvertement. Ce sont ces personnes qui ont commencé à descendre dans les rues des grandes villes pour exprimer leur désaccord. Certes, ils étaient une minorité, quelques milliers seulement. Mais compte tenu de la répression à laquelle ils s’exposaient, leur démarche prend une importance tout autre. Ces quelques milliers de citoyens qui se sont rassemblés les premiers jours ont montré que malgré tous les efforts des autorités et de la propagande, il y avait dans le pays des gens capables non seulement de critiquer les autorités, mais d’aller jusqu’à risquer leur vie pour le dire lorsque le pouvoir franchit une ligne rouge.</p>
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<h2>La polarisation</h2>
<p>Assez rapidement, le choc a laissé place à une polarisation renforcée. Fin mars, la législation criminalisant l’opposition à la guerre sous toutes ses formes était venue à bout des voix discordantes dans l’espace public. Les dissidents se sont montrés plus prudents et les discussions politiques se sont déplacées dans les cuisines, comme c’était le cas à l’époque soviétique. Il est rapidement devenu clair que toute position médiane, que toute nuance, que tout compromis était intenable s’agissant d’un sujet comme la guerre en Ukraine.</p>
<p>Nombreuses furent les familles à se déchirer, la fracture générationnelle entre les jeunes et leurs parents ou leurs grands-parents étant la situation la plus fréquente. Pour les uns, la Russie commettait un crime de guerre, pour les autres, la SVO [sigle russe signifiant « Opération militaire russe »] était la condition de son salut. L’option consistant à quitter le pays s’invitant parfois dans les conversations. <a href="https://www.extremescan.eu/post/support-for-the-war-among-those-surveyed-in-russia-has-dropped-to-55">Une étude de Chronicles</a> a montré que 26 % des personnes interrogées ont cessé de communiquer avec des amis proches et des parents pour des raisons telles que des opinions divergentes sur la politique et la guerre, et la perte de contact avec ceux qui ont quitté le pays ou sont partis pour le front.</p>
<p>Dès lors, deux ordres de réalité se faisaient face, recoupant eux-mêmes un accès différencié à l’information. De nombreux partisans de la guerre ont sciemment choisi des sources d’information unilatérales, principalement gouvernementales, qui leur ont montré une image éloignée de la réalité, mais leur permettaient de maintenir leur propre confort psychologique. Il leur était relativement facile de rester patriotes, de ne pas critiquer les autorités et de ne pas résister à la guerre : après tout, dans leur monde, il n’y avait pas de bombardements de zones résidentielles, il n’y avait pas de tortures ou de violences perpétrées sur les habitants des territoires occupés, aucune ville ni aucun village n’a été rasé et, après tout, aucun crime de guerre n’a été découvert à Bucha et Irpin après le retrait de l’armée russe des faubourgs de Kiev : « Nos soldats n’ont pas pu faire cela, cela ne peut pas être vrai. » Cette barrière psychologique n’a pas été imposée à ces gens ; il faut reconnaître la part du choix personnel leur permettant de vivre comme avant sans avoir à se confronter à la réalité des combats.</p>
<p>À l’inverse, une partie de la population a refusé de fermer les yeux et de se renseigner sur les horreurs du conflit. Ces personnes se trouvent le plus souvent isolées.</p>
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<p>À l’été 2022, l’intensité de la polarisation dans la société russe a commencé à diminuer : l’enthousiasme des partisans du conflit s’estompait tandis que la non – résistance de la majorité de la population se faisait plus pessimiste. Les premiers ont été déçus que la Russie ne remporte pas une victoire rapide sur une nation dont ils niaient la capacité à résister et jusqu’à l’existence même. Quant aux autres, la perspective d’une paix retrouvée et avec elle du retour à la vie normale semble de plus en plus lointaine. De plus, les conséquences économiques de l’aventure militaire se font sentir : l’inflation des biens de consommation courante bat tous les records (atteignant 40 à 50 % pour certains produits), la qualité de vie décline rapidement avec le départ des entreprises occidentales du pays.</p>
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À lire aussi :
<a href="https://theconversation.com/guerre-en-ukraine-leconomie-russe-est-a-la-peine-182687">Guerre en Ukraine : l’économie russe est à la peine</a>
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<h2>La mobilisation</h2>
<p>Le 21 septembre, malgré sa promesse de ne pas utiliser de réservistes civils, le président Poutine a décrété la mobilisation partielle, provoquant un séisme dans le pays. À ce moment-là, les Russes ont enfin compris qu’il serait impossible de se soustraire à la guerre et que tout le monde finirait par y prendre part. C’était le coup d’envoi de la deuxième plus grande vague d’émigration après celle ayant suivi le 24 février 2022. Cette fois, ce sont les jeunes hommes qui sont partis. Beaucoup d’entre eux ont pris une décision à la hâte, ont fait leurs valises et, dès le lendemain, ont gagné la Géorgie, l’Arménie, le Kazakhstan.</p>
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<a href="https://theconversation.com/erevan-le-refuge-russe-au-coeur-de-larmenie-196526">Erevan, le « refuge » russe au cœur de l’Arménie</a>
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<p>La plupart n’avaient pas de plan, pas de scénario préparé, de connexions, de moyens. Cette vague de départs, contrairement à la première, n’a pas touché que la classe moyenne : les représentants des classes les plus pauvres, même des régions reculées, ont également fui la mobilisation forcée. Ainsi, fin septembre, environ 7 000 personnes ont quitté la Russie pour la Mongolie, principalement depuis les régions voisines de Bouriatie et Touva.</p>
<p>À ce moment-là, le reste de la population russe a commencé à recevoir massivement des citations à comparaître : des jeunes hommes ont été mobilisés directement dans le métro, à l’entrée du travail, et même surveillés jusqu’à l’entrée des immeubles résidentiels le soir. Beaucoup d’hommes sont passés à la clandestinité : ils ont arrêté d’utiliser les transports en commun, ont déménagé temporairement pour vivre à une autre adresse et n’ont pas répondu aux appels. Fin septembre 2022, le niveau d’anxiété avait presque doublé par rapport à début mars, passant de 43 % à 70 %.</p>
<p>De nombreux experts s’attendaient à ce que la mobilisation marque un tournant en matière de politique intérieure, poussant la société russe à résister activement à la guerre. Il n’en a rien été.</p>
<p>Malgré le choc initial provoqué par le décret de mobilisation, ceux qui ne pouvaient ou ne voulaient pas partir se sont adaptés aux nouvelles réalités, choisissant entre deux stratégies : se cacher ou laisser le hasard agir. Grâce à des lois répressives et à une propagande écrasante, certains Russes, ne ressentant aucun enthousiasme pour la guerre déclenchée par Poutine dans un pays voisin, ont progressivement accepté la mobilisation comme une chose normale. Le gouvernement russe a su jouer sur la peur autant que sur la honte pesant sur celui qui refuse d’être un « défenseur de la patrie » et de se battre « comme nos grands-pères ont combattu » – les parallèles avec la Grande Guerre patriotique de 1941-1945 ont largement été mobilisés. Et nombreux furent les jeunes Russes à se rendre finalement, avec fatalisme, au bureau d’enregistrement et d’enrôlement militaire pour partir au front.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555646/original/file-20231024-30-xgi4nl.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=503&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Dans toutes les villes, de grandes affiches, parfois de la taille d’un immeuble entier, célèbrent les militaires participant à la guerre en Ukraine, présentés comme des « héros de la patrie ».</span>
<span class="attribution"><span class="source">Arnold O. A. Pinto/Shutterstock</span></span>
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<h2>La normalisation</h2>
<p>En septembre-octobre 2022, tandis que Kiev multipliait les discours triomphalistes, le soutien à la guerre s’est durci sur fond de recul de l’armée russe dans la région de Kherson et d’augmentation du nombre de victimes militaires. À l’origine de ce nouvel état d’esprit ? La peur.</p>
<p>52 % des personnes interrogées à l’automne pensaient que l’Ukraine envahirait la Russie si les troupes du Kremlin se retiraient aux « frontières de février ». Ainsi se révélaient non seulement la peur de la défaite, mais aussi la peur croissante des représailles pour les crimes de guerre commis. De là un double mouvement : d’une part, la diffusion croissante d’une peur réelle que l’armée russe soit défaite, et de l’autre, une acceptation grandissante au sein de la majorité de la population de la nécessité de la mobilisation, perçue comme une « nouvelle normalité » et reconfigurée sous l’angle de la responsabilité civique et de la solidarité sociale. L’anxiété produite par la perspective de l’enrôlement massif des jeunes hommes s’est finalement estompée fin octobre : l’ampleur de la mobilisation s’est avérée moins importante que prévu.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=932&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/555627/original/file-20231024-27-sp2m39.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1171&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Cet extrait est tiré de « Les Russes veulent-ils la guerre ? », qui vient de paraître aux Éditions du Cerf.</span>
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<p>Ainsi, depuis décembre 2022, la société russe est entrée dans une phase de « normalisation » de la guerre ou, comme le suggèrent les chercheurs du projet Chronicles, d’« immersion dans la guerre ». Pour eux, la dimension la plus frappante des changements de l’hiver et du printemps 2023 a été l’adaptation des attentes du public à la réalité d’une guerre longue. En dépit du risque d’être appelé, la plupart des Russes pouvaient continuer à vivre leur vie normalement malgré la mobilisation partielle. Des études sociologiques ont montré que la proportion de Russes anticipant une guerre prolongée est passée de 34 % en mars 2022 à 50 % en février 2023. Les experts de Chronicles décrivent ainsi une société « immergée » dans la guerre, devenue pour beaucoup le cadre d’une nouvelle existence.</p>
<p>L’historien britannique Nicholas Stargardt <a href="https://www.vuibert.fr/ouvrage/9782311101386-la-guerre-allemande">distingue quatre phases</a> par lesquelles est passée la société allemande pendant la Seconde Guerre mondiale au cours des quatre années de conflit sur le front de l’Est : « Nous avons gagné ; nous allons gagner ! ; nous devons gagner ! ; nous ne pouvons pas perdre. »</p>
<p>On peut supposer qu’à partir du printemps 2023, la société russe a atteint le troisième stade : « Nous devons gagner ! » Entre autres différences significatives, quoiqu’immergée dans la guerre, la population russe n’en présente pas moins un potentiel de démobilisation non négligeable – et nombreux sont ceux qui aspirent à une paix rapide. En dépit des efforts de la propagande, le soutien idéologique à la guerre demeure faible et, pour un soldat, les objectifs fixés peinent à justifier l’idée de sacrifier sa vie.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/216314/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Vera Grantseva ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Le Kremlin affirme que la quasi-totalité de la population soutient pleinement son action en Ukraine. Une assertion qu’il convient de sérieusement nuancer.Vera Grantseva, Professeur associé de la Haute école des études économiques (Russie). Enseignante en relations internationales à Sciences Po., Sciences Po Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2152892023-10-17T19:32:19Z2023-10-17T19:32:19ZLe régiment Azov, l’épouvantail ukrainien au coeur de la rhétorique de « dénazification » russe<p><em>Un an et demi après le début de l’invasion de l’Ukraine, la Russie a régulièrement changé ses buts de guerre affichés et évoqué les raisons les plus variées pour justifier son agression à l’encontre du pays voisin. Mais l’affirmation que l’Ukraine serait « un régime nazi » ou, à tout le moins, un État considérant l’idéologie hitlérienne avec la plus grande sympathie, revient comme un mantra dans les propos des dirigeants russes et de leurs divers porte-voix, en Russie comme ailleurs.</em></p>
<p><em>L’un des arguments récurrents à l’appui de cette affirmation est le rôle joué au sein de la défense ukrainienne par le fameux régiment Azov, dont les références initiales et l’esthétique empruntent indéniablement, à l’extrême droite la plus radicale. Toutefois, pour bon nombre d’Ukrainiens, ces aspects sont soit caducs, soit secondaires. Qu’en est-il ? Adrien Nonjon, enseignant à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), vient de publier aux Éditions du Cerf la <a href="https://www.editionsducerf.fr/librairie/livre/20316/Le-regiment-Azov">première somme en français consacrée à ce régiment si controversé</a> qui a connu bien des évolutions depuis son apparition en 2014. Nous vous en proposons ici quelques extraits.</em></p>
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<p>En décidant d’envahir l’Ukraine, la Russie a pris de court l’ensemble des chancelleries du monde, et les éléments de langage pour le moins abrupts employés par son président pour justifier cette subite entrée en conflit en ont surpris plus d’un. S’inscrivant dans une rhétorique puisant aussi bien dans l’historiographie impériale que soviétique, son discours du 22 février 2022 niait l’existence de l’Ukraine, renvoyée à une « Petite Russie », et délégitimait l’État ukrainien. Erreur de l’histoire résultant de la chute de l’URSS en 1991, l’Ukraine était également, selon le président russe, dirigée depuis la révolution du Maïdan de 2014 par une « junte fasciste » souhaitant purger la région orientale du Donbass de la composante russophone de ses habitants. Le choix de ces termes n’a laissé aucun doute sur les considérations du Kremlin vis-à-vis de son voisin occidental : le nationalisme ukrainien serait une invention de l’étranger pour déstabiliser la Russie et ses marges par le biais de « révolutions de couleur ».</p>
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<a href="https://theconversation.com/kiev-mere-des-villes-russes-ou-kyiv-pilier-de-la-nation-ukrainienne-178675">Kiev, mère des villes russes, ou Kyiv, pilier de la nation ukrainienne ?</a>
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<p>En annonçant deux jours plus tard que « l’opération militaire spéciale » avait pour principal objectif de « dénazifier » l’Ukraine, Vladimir Poutine se présentait au peuple russe non seulement comme un libérateur mais aussi comme un juge devant l’histoire réécrite. Le terme « dénazification » n’est pas dû au hasard. Il renvoie à la conférence de Potsdam qui mit fin, en 1945, à l’idéologie nationale-socialiste en Allemagne. Artificiel et falsificateur, cet objectif s’est particulièrement cristallisé autour d’Azov.</p>
<p>Ce n’est pourtant pas la première fois que le régiment est pris pour cible. Depuis 2014, il est un enjeu sous-jacent du conflit russo-ukrainien. Apparu au lendemain de la révolution du Maïdan, dans le sillage des quelque 7 000 volontaires qui se sont engagés dans la <em>Zona provedennya antiterorystichnoyi operasiyi</em> (Anti Terrorist Operation Zone, ATO) pour contrer l’avancée des séparatistes appuyés par le Russie, Azov a d’abord attiré l’attention par ses étranges insignes faisant allusion à la symbolique du Troisième Reich et ses phalanges comme la SS. Certains de ses combattants ont d’ailleurs pu parfois se mettre en scène dans des clichés ne laissant aucun doute quant à leur affiliation politique.</p>
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<p>Il faudrait encore mentionner le parcours initial de certains des dirigeants de l’unité, autrefois affiliés à d’anciennes structures ultranationalistes et néonazies ukrainiennes comme Tryzub ou Sitch14 (C14). Quand bien même ces forces combattantes ne représenteraient qu’une infime minorité parmi celles et ceux ayant choisi de prendre les armes afin de défendre l’Ukraine, l’intégration d’Azov au sein de la Garde nationale, une institution rattachée directement au ministère de l’Intérieur, n’a fait que nourrir les polémiques concernant d’hypothétiques convergences entre cette unité et l’État.</p>
<p>Le régiment avait déjà été remis en cause dans une série de rapports établis par Amnesty International pour crimes de guerre dans le Donbass qui n’avait pu aboutir faute de preuves suffisantes et d’une disproportion des accusations au regard des crimes perpétrés par les séparatistes. Cependant, la crainte d’une banalisation complice de l’ultranationalisme a été renforcée par l’enregistrement, le 14 octobre 2016, du parti politique Corps National (Natsionalniy Korpous), fondé par des vétérans du régiment. Même si les élections législatives du 26 octobre 2014 ont débouché sur un échec partiel des forces nationalistes radicales, contenues à 5 % des voix, la présence de quelques députés ultranationalistes à la Rada – Andriy Biletskyi, le premier commandant en chef d’Azov remportant d’ailleurs avec plus de 33,75 % un siège au parlement – a été ressentie comme la preuve d’une montée en puissance de l’ultranationalisme, capable de mettre en danger la démocratie. On pourrait certes relativiser ces performances.</p>
<p>L’extrême droite a droit de cité et est même parfois largement plus représentée dans les suffrages quand elle n’est tout simplement pas déjà au pouvoir dans d’autres pays. Pour autant, la question de l’extrême droite ukrainienne, et plus précisément de l’ultranationalisme dont se revendique Azov, n’a eu de cesse de susciter de vifs débats sur ce qu’il incarne ou a pu incarner, et sa symbolique demeure au cœur des discussions.</p>
<p>La polémique a été relancée à la faveur de l’invasion russe de l’Ukraine, chaque expert entendant apporter ses éléments de réponse. Quand certains chercheurs comme Anton Chekhovtsov affirment que le régiment de 2022 n’est aucunement le bataillon de volontaires ultranationalistes de 2014 ; d’autres, à l’instar du journaliste Oleksiy Kouzmenko, affirment que le régiment reste une dangereuse menace pour la réconciliation même du pays. Cette divergence d’opinions est par ailleurs alimentée par des facteurs géopolitiques. Rappelons à cet égard le cas de l’opposant bélarussien Roman Protassevitch : en mai 2021, son avion a été détourné et contraint par l’armée bélarussienne de se poser en Biélorussie sur le trajet Athènes-Vilnius en violation de toutes les règles de l’aviation civile. L’opposant a été emprisonné. Le tollé international suscité par ce coup de force a donné lieu à une riposte concertée de la part de la propagande russe : celle-ci a souligné que Protassevitch entretiendrait des liens avec Azov et qu’il n’était donc pas un militant pacifique mais un néonazi.</p>
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<p>Repoussoir idéologique permettant à la Russie et ses alliés de justifier les pires atrocités, Azov divise également les Occidentaux. Certains n’hésitent pas à jeter l’opprobre sur Azov, qui devrait être condamné en raison de ses liens supposés avec des groupes extrémistes, tandis que d’autres estiment que son rôle dans la défense de l’Ukraine ne pouvait être ignoré.</p>
<p>On l’aura compris, Azov est omniprésent dans le conflit qui oppose l’Ukraine à la Russie et l’interprétation qui en est donnée. Bien plus qu’un régiment, qu’une organisation nationaliste ou un parti politique, il est un phénomène à part entière.</p>
<p>Le contexte général au moment où nous écrivons ces lignes nécessite bien entendu une prise de position prudente mais fondée par rapport à l’enjeu. Rappelons-le encore une fois, le conflit russo-ukrainien se caractérise par un emploi massif de l’information comme arme de propagande, de mobilisation et de mise en scène de la guerre. De même, il convient de le rappeler encore, ce sont pas moins de deux cent mille hommes et femmes qui défendent aujourd’hui avec courage et abnégation l’Ukraine. Contrairement à toutes les <em>reductio ad hitlerum</em> présentes dans les médias russes, la très grande majorité de ces combattants ne se reconnaît aucunement dans les valeurs du nationalisme radical ukrainien et des mouvements politiques qui en sont à l’avant-garde comme le mouvement Azov.</p>
<p>Cet ouvrage n’aspire aucunement à s’inscrire dans un débat partisan. Il vise à analyser un objet qui a suscité un emballement médiatique depuis le début de la guerre mais dont la vision est le plus souvent partielle et donc partiale. Au regard de ce sujet d’actualité brûlant, nous entendons revenir en détail et avec méthode sur l’histoire de ce régiment et du mouvement qui lui est lié.</p>
<p>Cette analyse n’est nullement imposée par l’actualité, elle s’inscrit dans un travail personnel, un terrain de recherche fréquenté depuis de nombreuses années, et des publications permettant de corriger pas à pas certains jugements. […] Face à la diversité voire la nébuleuse des thématiques soulevées par le sujet, ma démarche fut soumise à un seul et même impératif : sélectionner quelques angles d’approche particuliers et les aborder autant que possible de manière claire, objective, informée.</p>
<p>À ce titre, partir du terrain de l’Ukraine post-Maïdan a été une opportunité indiscutable. Cette révolution a vu se libérer au sein de la société les nationalismes les plus divers, les a transformés en profondeur dans leurs variables de radicalité et d’orientation idéologique et Azov y a pris toute sa place. Il a fallu bâtir une approche historique à travers l’étude des sources produites par Azov : tracts, manifestes, brochures, affiches, sites Internet et articles. Collectées et classées, elles permettent de mieux cerner Azov dans sa complexité, et d’identifier plusieurs tournants et choix décisifs au sein de ce mouvement. […]</p>
<p>Il n’était pas question ici de réduire Azov de manière ad hoc à un simple phénomène extrémiste pouvant être appréhendé à travers ses seuls messages de propagande. L’enquête de terrain s’est révélée nécessaire – pour ne pas dire essentielle – pour mettre en cohérence des matériaux théoriques et empiriques préalablement mobilisés et des faits liés à l’actualité politique ukrainienne. […]</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=920&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/552786/original/file-20231009-25-pdig6w.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1157&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption"><em>Le Régiment Azov. Un nationalisme ukrainien en guerre</em>, Adrien Nonjon, Éditions du Cerf.</span>
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<p>Des simples entretiens aux observations effectuées in situ, le travail d’enquête sur le terrain, quelles que soient ses difficultés, demeure par sa richesse l’un des meilleurs moyens pour le chercheur de pouvoir faire évoluer sa réflexion, relativiser certains événements, comprendre la portée de certains engagements dans des circonstances bien évaluées, surtout dans le champ d’analyse très mouvant du nationalisme. Il permet d’accéder à des informations novatrices par rapport aux simples lectures et de dépasser l’insularité supposée du sujet en créant une solide passerelle avec l’analyse scientifique institutionnelle. Bien que l’anthropologue Daniel Céfaï reconnaisse qu’il est impossible de parler de travail de terrain en général, ou du moins de méthode type au regard de la pluralité des pratiques existantes (entretiens, observations participantes, étude de cas…), la systématisation de notre approche en Ukraine a été possible en renouvelant méthodiquement les échelles et unités d’analyse disponibles afin de rendre compte de manière exhaustive et fiable d’un sujet aussi délicat et objet de controverses que celui d’Azov et son mouvement.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215289/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Adrien Nonjon ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un récent ouvrage permet de mieux comprendre ce qu'est le régiment Azov, ramassis de néo-nazis pour les uns, héroïque organisation de lutte contre la Russie pour les autres.Adrien Nonjon, Doctorant en Histoire , Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2151092023-10-12T17:30:10Z2023-10-12T17:30:10ZComprendre les tensions polono-ukrainiennes<p>Alors que Varsovie apparaissait depuis un an et demi comme <a href="https://www.lexpress.fr/monde/europe/guerre-en-ukraine-la-pologne-meilleur-allie-de-zelensky-face-a-poutine-JQY6LOV53REMNAA3GVTJRLBDZM/">l’un des soutiens les plus déterminés de l’Ukraine face à l’attaque russe</a>, le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a annoncé le 20 septembre 2023 que <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2023/09/21/guerre-en-ukraine-varsovie-arrete-ses-livraisons-d-armes-a-kiev_6190267_3210.html">son pays ne livrerait plus de nouveaux armements à Kiev</a>.</p>
<p>Comment interpréter cette décision, à première vue surprenante, qui est intervenue dans un contexte de crise diplomatique entre les deux pays au sujet de l’exportation des produits agricoles ukrainiens, et surtout moins d’un mois avant les élections législatives polonaises du 15 octobre ?</p>
<h2>Les grains de la discorde</h2>
<p>En mai 2022, trois mois après le lancement de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, <a href="https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_22_2671">l’UE levait ses droits de douane sur les produits agricoles ukrainiens</a> et organisait des <a href="https://france.representation.ec.europa.eu/informations/corridors-de-solidarite-la-commission-europeenne-lance-une-plateforme-de-rapprochement-des-2022-06-03_fr">« corridors de solidarité »</a> pour permettre leur exportation, devenue impossible via les ports de la mer Noire du fait du blocage mis en place par la Russie.</p>
<p>Mais l’afflux de céréales ukrainiennes, couplé aux difficultés logistiques d’expédition depuis les pays de transit, a formé des goulots d’étranglement provoquant une baisse des prix des céréales vendues par ces pays, ce dont pâtissent les agriculteurs locaux.</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=400&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/552904/original/file-20231010-27-8vsaxi.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Les corridors de solidarité tels que présentés par l’UE.</span>
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<p>Dès le début 2023, les agriculteurs polonais ont <a href="https://www.courrierinternational.com/article/politique-en-pologne-les-agriculteurs-arrachent-un-accord-pour-limiter-l-afflux-de-cereales-ukrainiennes">protesté contre l’arrivée des céréales ukrainiennes</a>, aux prix plus compétitifs car non soumises aux normes européennes. Les manifestations organisées en Pologne et devant le siège de la Commission européenne à Bruxelles, les grèves, les défilés de tracteurs et blocages des points de passage à la frontière polono-ukrainienne ont entraîné la <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230405-d%C3%A9mission-du-ministre-polonais-de-l-agriculture-sur-fond-de-l-affaire-du-bl%C3%A9-ukrainien">démission du ministre de l’Agriculture et du Développement rural polonais Henryk Kowalczyk</a> en avril 2023.</p>
<p><em>[Plus de 85 000 lecteurs font confiance aux newsletters de The Conversation pour mieux comprendre les grands enjeux du monde. <a href="https://memberservices.theconversation.com/newsletters/?nl=france&region=fr">Abonnez-vous aujourd’hui</a>]</em></p>
<p>Face aux difficultés rencontrées par les agriculteurs des pays de transit, la Commission européenne a introduit en mai une interdiction de commercialisation du blé, maïs, colza et tournesol ukrainiens en Bulgarie, Hongrie, Pologne, Roumanie et Slovaquie. Cependant, alors que cette suspension devait prendre fin le 15 septembre, la Pologne, la Hongrie et la Slovaquie <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/cereales-ukrainiennes-nouveau-bras-de-fer-entre-bruxelles-et-leurope-centrale-1978752">ont pris la décision unilatérale d’outrepasser les règles européennes et de la prolonger</a>.</p>
<p>L’Ukraine a réagi en <a href="https://www.wto.org/french/news_f/news23_f/ds619_620_621rfc_21sep23_f.htm">déposant une plainte contre les trois pays auprès de l’Organisation mondiale du commerce (OMC)</a>, au motif que ces interdictions contreviennent aux dispositions de <a href="https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/06-gatt_f.htm">l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce</a> de 1994 et de <a href="https://www.wto.org/french/docs_f/legal_f/14-ag_01_f.htm">l’Accord de l’OMC sur l’agriculture</a> de 1995.</p>
<h2>La fin des livraisons</h2>
<p>La difficile entente agraire entre la Pologne et l’Ukraine s’est transformée au cours de l’été en <a href="https://www.latribune.fr/economie/international/les-relations-entre-la-pologne-et-l-ukraine-volent-en-eclats-varsovie-cesse-de-fournir-des-armes-a-kiev-976971.html">crise diplomatique</a>. Les déclarations des dirigeants des deux pays ont provoqué une montée des tensions, trahissant par là même des relations empreintes d’émotions.</p>
<p>Le point culminant de ces tensions fut l’annonce par Mateusz Morawiecki de la suspension des livraisons de nouveaux armements à l’Ukraine le 20 septembre, au motif que la Pologne souhaite désormais se concentrer sur la modernisation de ses propres capacités de défense.</p>
<p>Cette décision faisait à la fois suite à la plainte déposée par l’Ukraine auprès de l’OMC le 18 septembre, et au discours de Volodymyr Zelensky devant l’Assemblée générale des Nations unies à propos de la crise céréalière. Il déclara alors que « certains pays feignent la solidarité » et « soutiennent indirectement la Russie ». La Pologne n’a pas été nommément citée ; mais le ministère polonais des Affaires étrangères a <a href="https://www.sudouest.fr/international/europe/ukraine/guerre-en-ukraine-la-pologne-proteste-contre-les-propos-de-zelensky-a-l-onu-16725469.php">immédiatement convoqué l’ambassadeur ukrainien</a> et fait savoir que « cette thèse est fausse et, de plus, particulièrement injuste en ce qui concerne notre pays, qui soutient l’Ukraine depuis les premiers jours de la guerre ».</p>
<p>Cet été, les tensions se sont exacerbées. En juillet, la décision de la Russie de <a href="https://press.un.org/fr/2023/cs15358.doc.htm">ne pas prolonger l’accord céréalier en mer Noire</a> a accru la pression sur les voies de transport fluviales et terrestres. Dans ce contexte, Marcin Przydacz, le conseiller à la politique internationale du président polonais, a évoqué la possibilité pour la Pologne de prolonger l’interdiction de commercialiser les céréales ukrainiennes sur le sol national en dépit des règles communautaires :</p>
<blockquote>
<p>« Aujourd’hui, le plus important est de défendre les intérêts des agriculteurs polonais. […] En ce qui concerne l’Ukraine, elle a reçu un très grand soutien de la part de la Pologne. Je pense qu’il serait bon que l’Ukraine commence à apprécier le rôle que la Pologne a joué pour l’Ukraine ces derniers mois et ces dernières années. »</p>
</blockquote>
<p>L’ambassadeur polonais en Ukraine fut convoqué dès le lendemain, le 1<sup>er</sup> août, jour de commémoration en Pologne de l’insurrection de Varsovie. Cette maladresse diplomatique a été mal reçue par les dirigeants polonais. Morawiecki a notamment souligné qu’il s’agissait d’une erreur, d’autant que l’ambassadeur polonais avait été le seul à rester à Kiev le jour de l’invasion russe. Face à cette escalade, Volodymyr Zelensky a réagi le jour même : « Nous ne laisserons aucune affaire politique gâcher les relations entre les peuples polonais et ukrainien, et les émotions doivent absolument s’apaiser. »</p>
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<p>Les deux pays se sont mutuellement accusés de se laisser emporter par les émotions. Par exemple, à la suite de la convocation de l’ambassadeur ukrainien à Varsovie en septembre, le porte-parole du ministère ukrainien des Affaires étrangères Oleg Nikolenko a appelé « nos amis polonais à mettre leurs émotions de côté ». De son côté, le ministre polonais de l’Agriculture et du Développement rural Robert Telus a indiqué, parlant de la plainte déposée par Kiev auprès de l’OMC, que « cette rancœur n’est pas nécessaire. Il faut calmer les émotions ».</p>
<p>Cependant, dans le contexte polono-ukrainien, ces réactions émotionnelles illustrent la fragilité des relations entre les deux pays – des relations sur lesquelles continue de planer l’ombre de dissensions plus anciennes.</p>
<h2>L’ombre des contentieux historiques</h2>
<p>Parties de la <a href="https://theconversation.com/quand-la-russie-la-prusse-et-lautriche-se-partageaient-la-pologne-197779">République des Deux Nations (1569-1795)</a> dominée par le royaume de Pologne, puis États voisins à partir de 1918, l’Ukraine et la Pologne partagent une histoire commune douloureuse. Depuis la chute de l’URSS et l’indépendance ukrainienne au début des années 1990, les deux pays n’ont pas su mener une véritable politique de réconciliation.</p>
<p>La décennie 2010 a vu les tensions s’exacerber en raison de politiques historiques antagonistes. Côté ukrainien, avec la réhabilitation de figures comme <a href="https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2023/01/08/guerre-en-ukraine-le-mythe-bandera-et-la-realite-d-un-collaborateur-des-nazis_6157084_4355770.html">Stepan Bandera</a> et <a href="https://fr.timesofisrael.com/ukraine-un-stade-renomme-en-lhonneur-dun-collaborationniste-nazi/">Roman Choukhevytch</a>, chefs de file de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN-B) et de l’Armée insurrectionnelle ukrainienne (UPA) pendant la Seconde Guerre mondiale ; côté polonais, avec la <a href="https://www.lepoint.fr/monde/varsovie-qualifie-de-genocide-le-massacre-de-polonais-par-les-ukrainiens-entre-1943-45-22-07-2016-2056277_24.php">reconnaissance du terme de « génocide »</a> pour qualifier les <a href="https://www.rfi.fr/fr/europe/20230522-le-massacre-de-volhynie-en-1943-le-sujet-qui-divise-la-pologne-et-l-ukraine">massacres de milliers de civils polonais de Volhynie et de Galicie orientale en 1943</a> par ces mêmes groupes de nationalistes ukrainiens, et la commémoration des victimes particulièrement mise en avant par le parti nationaliste Droit et Justice (PiS) au pouvoir.</p>
<p>La défense de chacune de ces conceptions de l’histoire a entraîné le blocage des travaux d’exhumation des victimes des massacres de Volhynie par les associations polonaises en Ukraine. Et la Pologne a criminalisé la négation « des massacres commis par les nationalistes ukrainiens et les membres de formations ukrainiennes collaboratrices du Troisième Reich » en 2018.</p>
<p>La guerre semblait avoir rapproché les deux pays sur le plan mémoriel. L’un des moments les plus symboliques fut la commémoration conjointe par les présidents Andrzej Duda et Volodymyr Zelensky des 80 ans des massacres de Volhynie, le 9 juillet 2023.</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1678001829613805569"}"></div></p>
<p>Cependant, la fébrilité des réactions des dirigeants polonais et ukrainiens lorsque les intérêts de leurs pays respectifs divergent interroge sur la solidité de l’alliance polono-ukrainienne.</p>
<h2>Des intérêts bien compris</h2>
<p>Nous l’avons dit : dès le début de la guerre, la Pologne a été, malgré ces dissensions, l’un des premiers soutiens de l’Ukraine sur les plans diplomatique, humanitaire, financier et militaire. Au cours des trois premiers mois, <a href="https://theconversation.com/3-5-millions-de-refugies-ukrainiens-sur-son-sol-comment-la-pologne-absorbe-t-elle-le-choc-184588">3,5 millions d’Ukrainiens</a> sont passés par la frontière polono-ukrainienne. Un an et demi après le début du conflit, 1,2 million de réfugiés vivent toujours en Pologne, qui a récemment prolongé leur droit de séjour et continue de leur garantir un accès aux prestations sociales équivalent à celui de ses propres citoyens.</p>
<p>Sur le plan géopolitique, l’attaque de l’Ukraine par la Russie a révélé les liens stratégiques qui lient la Pologne et l’Ukraine depuis le début des années 1990. Libérée des obligations du Pacte de Varsovie, la Pologne a alors fondé sa politique extérieure sur la <a href="https://www.taurillon.org/Les-politiques-de-voisinage-la-doctrine-ULB-dans-la-politique,04724">doctrine ULB</a> (Ukraine, Lituanie, Biélorussie), développée dans la revue parisienne <em>Kultura</em> par les intellectuels exilés Jerzy Giedroyc et Juliusz Mieroszewski dans les années 1970. Cette doctrine ULB entendait soutenir les mouvements indépendantistes baltes, biélorusses et ukrainiens afin d’obliger la Russie (mais aussi… la Pologne elle-même) à abandonner toute prétention territoriale sur cet espace autrefois parties de leurs empire et royaume. Ainsi, le 2 décembre 1991, la Pologne fut le premier État à reconnaître l’indépendance de l’Ukraine.</p>
<p>Au fil du temps, la pensée de Giedroyc et Mieroszewski a été transformée par les politiques des gouvernements successifs. Il s’agit désormais pour la Pologne de créer une zone tampon entre son territoire et celui de la Russie. En se faisant l’avocate de l’Ukraine au sein des institutions atlantiques et européennes, en soutenant les mouvements pro-européens comme la Révolution orange (2004-2005) et l’Euromaïdan (2013-2014), et en associant l’Ukraine à une série de forums régionaux, la Pologne espérait rattacher sa voisine à l’ensemble occidental et s’assurer définitivement de son alliance. Il est communément admis en Pologne que la sécurité du pays passe par l’indépendance de l’Ukraine, et le vaste soutien apporté par Varsovie à Kiev en février 2022 peut être lu à partir de cette analyse.</p>
<h2>L’enjeu des législatives polonaises</h2>
<p>Le 15 octobre 2023 se tiendront les élections législatives polonaises, ce qui n’a pas échappé au premier ministre ukrainien Denys Chmygal, qui a accusé le PiS d’instrumentaliser la question des céréales pour des raisons électorales. En effet, en défendant les agriculteurs polonais, le PiS pourrait espérer reprendre quelques voix au parti agrarien <em>Polskie Stronnictwo Ludowe</em> (PSL). Surtout, son intransigeance à l’égard de l’Ukraine affichée ces derniers mois avait peut-être pour objectif de s’attirer une partie de l’électorat du <a href="https://legrandcontinent.eu/fr/2023/08/30/les-guerres-de-lextreme-droite-polonaise/">parti Confédération (<em>Konfederacja</em>)</a>, qui dénonce l’« ukrainisation » du pays provoquée par l’arrivée massive de réfugiés, venus s’ajouter aux nombreux travailleurs ukrainiens déjà présents en Pologne avant la guerre. Le parti est annoncé troisième dans les sondages.</p>
<figure class="align-center ">
<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=339&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=339&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=339&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=426&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=426&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/552916/original/file-20231010-23-q7wqyq.png?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=426&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Sur la pancarte : « Pas notre guerre : www. Stop à l’ukrainisation de la Pologne.pl », Marche de l’indépendance, Varsovie, 11 novembre 2022.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Léa Xailly</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span>
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<p>Le 3 octobre, l’Ukraine et la Pologne ont <a href="https://www.lesechos.fr/monde/europe/cereales-la-pologne-et-lukraine-parviennent-a-sentendre-1984006">trouvé un premier accord</a> : le contrôle des céréales ukrainiennes qui transitent par la Lituanie sera désormais effectué sur le sol lituanien et non plus à la frontière polono-ukrainienne. Si la crise diplomatique semble se résorber petit à petit, il n’en demeure pas moins que l’avenir des relations polono-ukrainiennes dépendra des résultats des élections législatives du 15 octobre et, notamment, du score qu’obtiendra Confédération…</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/215109/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Léa Xailly a reçu des financements de l'Agence nationale polonaise pour les échanges universitaires (NAWA), dans le cadre du programme d'échanges académiques et scientifiques de coopération franco-polonaise (10/2021-05/2022 ; 09/2022-01/2023)
</span></em></p>La Pologne ne livrera pas d’armes supplémentaires à l’Ukraine. Une décision qui s’inscrit dans un contexte marqué par la crise agricole entre les deux pays et l’imminence des législatives polonaises.Léa Xailly, Doctorante en science politique et relations internationales, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2135872023-10-10T21:15:56Z2023-10-10T21:15:56ZVivre l’Ukraine en exil, son héritage culturel dans la peau<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/548307/original/file-20230914-26-xll2gm.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C3%2C613%2C342&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">Tatouage de vychyvanka sur le cou de Marguerita, à Lisbonne.
</span> <span class="attribution"><span class="source">A. Desille</span>, <span class="license">Fourni par l'auteur</span></span></figcaption></figure><p>Nous sommes dans un studio de tatouage à Lisbonne, au Portugal, en novembre 2022. L’artiste tatoueuse, exilée ukrainienne, presse son aiguille sur la peau de la nuque de Marguerita, une jeune femme elle aussi ukrainienne, qui s’est offert ce tatouage pour ses 18 ans. Dans son sac, elle a rangé la chemise traditionnelle (ou « vychyvanka »), brodée par son arrière-grand-mère et qui a inspiré ce motif.</p>
<p>Marguerita vit depuis sa naissance à Amadora, une ville de la banlieue de Lisbonne où je réalise un projet de recherche depuis 2021. La première fois que j’ai rencontré Marguerita, elle m’a raconté les jours qui ont suivi l’invasion de l’Ukraine, et l’urgence qu’elle a ressentie d’aider ses compatriotes. Aidée de sa mère, elle a organisé une collecte de dons à Amadora – qui comptait avant le début de la guerre 700 résidents et résidentes originaires d’Ukraine. Lors de cette collecte, la maire d’Amadora, Carla Tavares, l’a approchée et lui a proposé de l’aide : Marguerita a obtenu un local pour entreposer les dons. L’organisation de l’aide s’est par la suite institutionnalisée et la mairie a systématisé la collecte, mais Marguerita est devenue une figure emblématique de la ville d’Amadora.</p>
<h2>Les débuts de l’immigration ukrainienne au Portugal</h2>
<p>Depuis les années 2000, les personnes ukrainiennes figurent parmi les populations migrantes majoritaires du Portugal. D’abord <a href="https://journals.openedition.org/rccs/1340">employées temporairement dans la construction, l’industrie et l’agriculture</a>, ces populations se sont installées plus durablement : leurs familles les ont rejointes au Portugal, les demandes de nationalité portugaise se sont multipliées, et <a href="https://www.om.acm.gov.pt/documents/58428/179693/Estudo_Comun_3.pdf/5467ed94-e4b8-42a2-844f-7f1926dec708">elles ont ouvert leurs propres commerces ou ateliers</a>).</p>
<p>La crise économique qui a durablement affecté le sud de l’Europe à partir de 2008 a <a href="https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-41776-9_11">ralenti l’immigration ukrainienne au Portugal</a>, mais, avant que la guerre n’éclate, les autorités portugaises recensaient encore <a href="https://www.pordata.pt/portugal/populacao+residente+estrangeira+segundo+os+censos+total+e+por+pais+de+nacionalidade-3786">27 195 résidents ukrainiens au Portugal</a>. Au printemps 2023, le Portugal avait déjà octroyé une protection temporaire à <a href="https://www.dn.pt/sociedade/potecoes-temporarias-concedidas-por-portugal-a-ucranianos-diminuiram-16236026.html">59 000 exilés ukrainiens</a>.</p>
<p>Marguerita est née au Portugal, mais elle se revendique ukrainienne :</p>
<blockquote>
<p>« Je suis née ici [au Portugal], mais je n’ai pas à m’y adapter. Je peux m’adapter à la vie quotidienne, OK. Mais mon sang est ukrainien. Mon sang est hérité des générations précédentes, et il vient de ces terres. » (entretien avec Marguerita, 2022, traduction de l’autrice)</p>
</blockquote>
<p>Bien avant la guerre, et comme nombre d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes de la <a href="https://link.springer.com/article/10.1007/s12134-023-01064-2">diaspora</a>, Marguerita était déjà fortement impliquée dans la sauvegarde et la reconnaissance du patrimoine ukrainien. Élève à l’école ukrainienne le week-end, joueuse de l’instrument traditionnel ukrainien bandura, collectionneuse de vychyvankas, elle voit ce patrimoine fortement mis à l’épreuve dès le début du conflit.</p>
<p>Alors que son anniversaire approche, Marguerita décide d’imprimer sur son corps ce patrimoine national, diasporique, et aussi familial.</p>
<h2>Faire vivre ailleurs sa culture dominée</h2>
<p>Suite à des <a href="https://www.unesco.org/en/articles/damaged-cultural-sites-ukraine-verified-unesco">attaques russes sur des sites culturels ukrainiens</a>, le ministre de la Culture en Ukraine a dénoncé un <a href="https://www.euronews.com/culture/2022/09/13/its-cultural-genocide-ukraines-culture-minister-trying-to-salvage-the-countrys-artifacts">« génocide culturel »</a> en septembre 2022. Des <a href="https://www.unesco.org/en/articles/unesco-supports-culture-emergencies-through-heritage-emergency-fund">fonds d’urgence sont débloqués pour soutenir la culture ukrainienne</a>.</p>
<p>En parallèle, les autorités ukrainiennes ainsi que certaines institutions culturelles européennes encouragent le boycott de la culture russe : en Ukraine, ce boycott est la <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/dec/07/ukraine-calls-on-western-allies-to-boycott-russian-culture">continuité d’une « décolonisation » de la culture et d’une affirmation de l’identité ukrainienne entamée depuis quelques années en réponse à la domination russe</a> tandis que, pour les <a href="https://www.huffingtonpost.fr/culture/article/guerre-en-ukraine-faut-il-continuer-de-boycotter-le-monde-culturel-russe_193711.html">institutions culturelles européennes ou nord-américaines qui ont déprogrammé des artistes russes</a>, ces sanctions sont perçues comme un moyen de pression pendant la guerre.</p>
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<p>La décision de Marguerita s’inscrit dans un mouvement plus large, constaté depuis le début de la guerre aussi bien en Ukraine qu’au sein de la diaspora. En effet, face à l’agression russe, de nombreuses personnes choisissent de <a href="https://www.theguardian.com/world/2022/may/03/it-symbolises-resistance-ukrainians-get-tattoos-to-back-war-effort">se faire tatouer des symboles de leur pays</a>, et notamment des inscriptions en langue ukrainienne ou des images du folklore ukrainien. </p>
<p>La <a href="https://sociologica.unibo.it/article/view/15272/14825">chercheuse Kateryna Iakovlenko</a> raconte ainsi que l’artiste Olia Fedorova s’est tatoué « Souviens-toi qui tu es » en ukrainien sur son bras. Le tatouage comme acte de patrimonialisation n’est pas l’apanage des personnes ukrainiennes, et la pratique se multiplie dans de nombreux groupes diasporiques, allant même jusqu’à <a href="https://books.google.pt/books?hl=pt-PT&lr=&id=9pdREAAAQBAJ">l’incorporation de cendres de défunts dans le tatouage</a>.</p>
<p>Comme toujours décidée à mettre en valeur les compétences des femmes ukrainiennes qui l’entourent, Marguerita se tourne vers une artiste tatoueuse en exil, accueillie depuis son arrivée au Portugal dans un studio du centre de Lisbonne. Elle m’a invitée à passer la journée au studio avec elles où j’assiste à l’impression du tatouage basée sur la vychyvanka brodée par son arrière-grand-mère. J’ai pris des clichés que je lui ai envoyés le lendemain. Elle en a utilisé quelques-uns pour illustrer sa page Instagram, et a accompagné les photos de ce texte en portugais et en ukrainien :</p>
<blockquote>
<p>« Je ne sais pas si je vois ça comme un tatouage, parce que pour moi c’est beaucoup plus que ça, je sens que d’une certaine manière il faisait déjà partie de mon corps. » (« Não sei se vejo isto como tatuagem, porque para mim é muito mais, sinto que de certa maneira já fazia parte do meu corpo », publié en novembre 2022, traduction de l’autrice)</p>
</blockquote>
<p>C’est comme si le tatouage avait transpiré, plutôt qu’avait été imprimé. Patrimoine incarné.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/213587/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Amandine Desille est membre associée de l'UMR-Passages à l'Université de Bordeaux, et chercheuse postdoctorale à l'université de Lisbonne. Elle est membre de INTEGRIM Lab, une organisation non lucrative fondée à Bruxelles.
La recherche effectuée à Amadora entre avril 2021 et juin 2022 a été financée par l'ICM, programme Localacc. </span></em></p>Une image pour comprendre comment, de la diaspora aux réfugiés, on peut faire vivre sa culture quand on est loin de sa terre d’origine.Amandine Desille, Post doctorante géographe à l'Université de Lisbonne et membre associée de l'UMR-Passages, Université de BordeauxLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/2147672023-10-03T16:33:31Z2023-10-03T16:33:31ZGuerre en Ukraine : quand « réalisme » rime avec « machiavélisme »<figure><img src="https://images.theconversation.com/files/551477/original/file-20231002-27-nil7ii.jpeg?ixlib=rb-1.1.0&rect=0%2C2%2C1437%2C954&q=45&auto=format&w=496&fit=clip" /><figcaption><span class="caption">« Allégorie et effets du Bon et du Mauvais Gouvernement »,
Ambrogio Lorenzetti (1338-1339) (détail).
</span> <span class="attribution"><span class="source">Musée de Sienne</span></span></figcaption></figure><p><em>Dans <a href="https://www.editionsddb.fr/product/129578/pour-sortir-de-la-guerre/">« Pour sortir de la guerre. Vaincre l’agression de la Russie contre l’Ukraine et les démocraties »</a>, qui paraît ces jours-ci aux éditions Desclée de Brouwer, et dont nous vous proposons ici un extrait, l’historien Antoine Arjakovsky, spécialiste de l’espace ex-soviétique, s’interroge notamment sur des notions telles que « réalisme » et « pragmatisme », souvent invoquées dans les débats entourant la guerre en cours sur le territoire ukrainien par ceux qui invitent Kiev à faire des concessions à Moscou. Une vision des choses que l’auteur invite à remettre en cause en relisant Machiavel et en examinant le message transmis par une fameuse fresque allégorique du XIV<sup>e</sup> siècle.</em></p>
<p><em>Le livre sera présenté au Collège des Bernardins, à Paris, le 7 octobre prochain, lors de la <a href="https://www.collegedesbernardins.fr/events-agenda/repenser-letat-de-droit">journée de débats « Repenser l’état de droit », organisée de 10h00 à 17h00</a>.</em></p>
<hr>
<p>Longtemps, les diagnostics dits « réalistes » ou « pragmatiques » de la situation géopolitique en Europe orientale ont prévalu au sein des élites dirigeantes occidentales. Au point que, à la veille de l’invasion de l’Ukraine à grande échelle par la Russie, les services de renseignement français étaient convaincus qu’elle ne pourrait pas arriver. Le directeur du renseignement militaire, le général Éric Vidaud, a dû quitter ses fonctions en mars 2022 <a href="https://www.lemonde.fr/international/article/2022/03/31/le-chef-du-renseignement-militaire-francais-quitte-son-poste-faute-d-avoir-suffisamment-alerte-sur-le-risque-de-guerre-en-ukraine_6119862_3210.html">pour n’avoir pas alerté suffisamment le gouvernement sur le risque de guerre en Ukraine</a>. Aujourd’hui, nous savons pourquoi cet aveuglement, fondé sur des analyses pseudo-réalistes, des infiltrations par les services secrets russes auprès de personnalités militaires françaises, et une sensibilité aux thèses de la propagande russe, a pu paralyser l’armée française […].</p>
<p>Les conséquences dramatiques du « réalisme » à courte vue, dont la principale caractéristique est d’être déconnecté de toute métaphysique et donc de toute éthique, ne se sont pas fait attendre. Quelques jours avant le 24 février 2022, le président français et le chancelier allemand s’étaient rendus à Moscou avec la conviction que le président russe n’attaquerait pas l’Ukraine. Les experts autoproclamés de la Russie, anciens ministres ou universitaires, en charge de conseiller les dirigeants européens, affirmaient haut et fort qu’il n’était pas rationnel d’envahir l’Ukraine et donc que cela ne se produirait pas.</p>
<p>Dès le mois suivant cependant, Josep Borrell, le chef de la diplomatie européenne, a reconnu que les élites européennes <a href="https://desk-russie.eu/2023/04/04/rupture-depoque-vers-la-fin-provisoire-de-la-politique-russe-en-allemagne.html">n’avaient pas voulu croire ce que leur disaient les services de renseignement américains sur l’attaque imminente de l’Ukraine</a>. Beaucoup d’experts dits réalistes sont obligés aujourd’hui d’admettre leur aveuglement, mais rares sont ceux qui tentent de comprendre comment et pourquoi ils ont pu se méprendre pendant plusieurs décennies sur la personnalité de Vladimir Poutine. C’est la raison pour laquelle ni Angela Merkel ni Nicolas Sarkozy, pourtant responsables en 2008 d’avoir refusé à la Géorgie et à l’Ukraine leur entrée effective dans l’OTAN, et de les avoir offertes dès lors comme de la chair fraîche aux impérialistes proclamés du Kremlin, n’ont reconnu leurs erreurs.</p>
<p>Ma thèse est que l’aveuglement d’une partie de l’armée et de la diplomatie européenne et l’irréalisme de la pseudo-expertise réaliste contemporaine proviennent, sans qu’ils le réalisent toujours eux-mêmes, de leur extrême dépendance à l’égard de la pensée de Nicolas Machiavel (1469-1527), l’un des phares de la pensée moderne pour des intellectuels aussi différents que Léo Strauss ou Quentin Skinner. On s’appuie en général sur quelques vérités basiques, par exemple le fait que chez le penseur florentin <a href="https://www.la-croix.com/Debats/democratie-excede-legalite-lordre-etabli-2023-04-22-1201264527">l’ordre légal ne suffit pas à rendre un pouvoir légitime</a>, pour accréditer l’ensemble de son œuvre. On passe rapidement sur son caractère radicalement <a href="https://journals.openedition.org/methodos/3168">anti-démocratique et anti-humaniste</a>. Et on en vient à considérer comme acquis l’essentiel de son œuvre, à savoir que la politique est l’art de la prise du pouvoir et de sa conservation par tous les moyens possibles. On fait alors passer le cynisme le plus pur pour du réalisme.</p>
<p>L’oubli des fondements métaphysiques de la politique, <a href="https://stormfields.files.wordpress.com/2014/12/maritain-1942-end-of-machiavellianism.pdf">dénoncé par le philosophe français Jacques Maritain</a> dans une conférence célèbre à Chicago en 1941, a rendu, selon lui, cyniques et aveugles, les hommes politiques contemporains. Selon le penseur catholique, Machiavel a mis un terme à la métaphysique du bien commun à cause d’une vision radicalement pessimiste de la nature humaine et d’un a priori selon lequel l’immoralité est la loi de la politique. Il n’a pas vu la profondeur de la dignité humaine car, pour lui, fondamentalement, l’homme est guidé par la peur. Il a induit une division incurable entre la politique et la morale et a faussement divisé la politique entre l’idéalisme (compris comme la moralité naïve de l’homme désarmé et faible et confondue avec l’éthique) et le réalisme (confondu faussement avec la politique).</p>
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<p>Maritain a rejeté l’hypermoralisme pseudo-religieux de Machiavel qui ne vit que selon des principes sans compassion pour la réalité de l’humanité et refuse sa marche vers la divino-humanité. Selon lui, l’approche de Machiavel a empêché de mettre en œuvre une politique éthique, en laissant ainsi la plaine aux Barbares.</p>
<p>En fait, la conception de la vertu du penseur florentin était celle de la réputation, de la gloire, de l’autosatisfaction, à l’inverse de la morale évangélique qui appelle à user de la prudence du serpent et de la simplicité de la colombe. Pour Machiavel, la valeur morale n’a pas d’application en politique. Il enseigne à son prince la cruauté et l’absence de foi.</p>
<p>La principale erreur de Machiavel consista à ne pas comprendre que la politique appartient à la pratique et non à la poétique. En vérité, la politique relève avant tout de l’éthique. Sa vision artistique de la <em>virtu</em>, comprise comme une forme d’habileté, est un dévoiement de la conception aristotélicienne de la vertu. Seul compte le pouvoir du prince et non le bien du peuple. C’est pourquoi la religion pour Machiavel doit être mise au service de l’État. On sait les ravages, d’Adolf Hitler à Joseph Staline, de la persécution religieuse ou de la manipulation par l’État de la croyance. On accepte moins en revanche de reconnaître les implications dramatiques au XXI<sup>e</sup> siècle d’un tel dévoiement de l’art de gouverner.</p>
<p>La science politique contemporaine a pratiquement perdu de vue la fresque du bon et du mauvais gouvernement, réalisée en 1339 par Ambrogio Lorenzetti au Palais public de Sienne. Cette fresque illustre, en plein Quattrocento, une conception alternative de la pratique de la politique, comme l’art d’une communauté, régie par des lois orientées vers le bien commun, de se conformer de façon créatrice aux lois de la sagesse divine. Comme l’a écrit Quentin Skinner dans son texte <a href="https://www.decitre.fr/livres/l-artiste-en-philosophe-politique-9782912107152.html"><em>L’artiste en philosophie politique, Ambrogio Lorenzetti et le Bon Gouvernement</em></a>, cette fresque célébrait à l’époque pré-humaniste l’idéal de l’autogouvernement républicain. Elle illustrait la pensée centrale de la constitution de la ville de Sienne, à savoir que le bien le plus précieux d’une cité, la paix, ne pouvait se gagner que si aucun citoyen n’était en mesure de poursuivre ses propres ambitions aux dépens du bien commun. <a href="https://www.cairn.info/revue-annales-2005-6-page-1137.htmDocument">Comme l’écrit l’historien français Patrick Boucheron</a>, la paix, dans la composition d’Ambrogio Lorenzetti, est en position de triomphe, ou plus précisément, de repos après le triomphe. « Elle correspond donc bien moins à la définition thomiste d’une paix comme absence de discorde qu’à la conception romaine (que l’on trouve notamment chez Prudence, dont la <em>Psychomachie</em> était très lue au Moyen Âge) d’une paix comme victoire sur la discorde. »</p>
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<a href="https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=1000&fit=clip"><img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=237&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=947&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=1191&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=1191&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/551471/original/file-20231002-19-8jdrbd.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=1191&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px"></a>
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<span class="caption">Ce texte est issu de « Pour sortir de la guerre. Vaincre l’agression russe contre l’Ukraine et la démocratie », d’Antoine Arjakovsky, qui vient de paraître aux éditions Desclée de Brouwer.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Éditions Desclée de Brouwer</span></span>
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<p>Je considère pour ma part cette œuvre de Lorenzetti comme le manifeste d’une conception méta-moderne de la vie politique et comme l’étoile scintillante qui nous invite à sortir des ténèbres de la nouvelle guerre mondiale en préparation. Elle fournit l’horizon indispensable à la mise en place du plan de paix juste proposé par Volodymyr Zelensky au G20 de Bali le 15 novembre 2022. Elle est orientée vers le partage des pouvoirs et des responsabilités et protège la cité contre les assauts de la tyrannie. Elle n’est pas coupée des réalités transcendantes et des principes qui seuls sont en mesure de limiter leurs appétits de puissance ou de consommation. Son horizon métaphysique emprunte autant à la sagesse grecque d’Aristote qu’à la philosophie de Cicéron, à la conception judaïque de la Hokmah et à l’idéal chrétien des Béatitudes. On ne trouvera chez Lorenzetti ni fatalisme ni providentialisme comme cela sera le cas plus tard chez Machiavel. Ce chef-d’œuvre nous invite à comprendre que, pour sortir de la guerre, au XXI<sup>e</sup> siècle comme auXIII<sup>e</sup> siècle, il convient de recevoir le don de la paix, de s’organiser collectivement dans le discernement de la sagesse, et d’utiliser toutes les ressources de la vertu pour préserver la paix et la faire fructifier.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/214767/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<p class="fine-print"><em><span>Antoine Arjakovsky ne travaille pas, ne conseille pas, ne possède pas de parts, ne reçoit pas de fonds d'une organisation qui pourrait tirer profit de cet article, et n'a déclaré aucune autre affiliation que son organisme de recherche.</span></em></p>Un livre récent invite à réfléchir aux discussions autour de la guerre en Ukraine en convoquant l’histoire des idées politiques.Antoine Arjakovsky, Historien, Co-directeur du département «Politique et Religions», Collège des BernardinsLicensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.