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Carles Puigdemont à Perpignan : quand l’indépendantisme catalan passe la frontière

Carles Puigdemont à Perpignan le 29 février 2020, devant au moins 100 000 partisans. Lluis Gene/AFP

Si le grand vainqueur du premier tour des municipales à Perpignan, le député Rassemblement national Louis Aliot (35,65 % des voix), est hostile à l’indépendantisme catalan, les trois autres candidats ayant dépassé les 10 % des suffrages ce 15 mars – le maire sortant LR Jean‑Marc Pujol (18,43 %), Agnès Langevine (EELV, 14,51 %), et Romain Grau (LREM-UDI, 13,17 %) – avaient pour leur part soutenu l’immense meeting que l’ancien président catalan Carles Puigdemont, héraut de l’indépendantisme, avait organisé dans la ville le 29 février 2020.

Un meeting hors-norme évoquant l’unité catalane

Élu eurodéputé en mai 2019, Carles Puigdemont s’était réjoui de « pouvoir fouler les terres catalanes ». Sa réunion publique donnée en plein air sur le parking du Parc des Expositions avait réuni 100 000 personnes selon la préfecture, 150 000 selon les organisateurs. Pourtant, du fait de l’épidémie de Covid-19, les rassemblements de 5 000 personnes en intérieur étaient alors proscrits partout en France.

Carles Puigdemont, poursuivi par la justice espagnole pour la tentative de sécession d’octobre 2017 avait déjà donné un an et demi plus tôt un meeting hors d’Espagne – en Belgique, à Waterloo où il réside depuis 2018. Mais, en pleine campagne des élections municipales en France, l’événement de Perpignan et cette déclaration sur « les terres catalanes » rappellent que la revendication d’un État catalan dépasse en dernier ressort les limites de la Communauté autonome espagnole de Catalogne (7,6 millions d’habitants en 2019), et inclut les îles Baléares (1,15 million), la Communauté valencienne (5 millions), la frange orientale de l’Aragon… et le département français des Pyrénées-Orientales (479 000 habitants en 2020).

Le drapeau européen a côtoyé les drapeaux indépendantistes catalans pendant le meeting du 29 février 2020. Lluis Gene/AFP

L’ensemble forme un territoire appelé les « Pays catalans », uni linguistiquement par la pratique de la langue catalane – la proportion de locuteurs du catalan est assez variable, de 80 % dans la plupart des territoires à seulement 35 % en Catalogne du Nord selon le gouvernement catalan – et, historiquement, par l’expansion méditerranéenne de la Couronne d’Aragon (1137-1469), qui incluait le comté de Barcelone. Perpignan fut ainsi, de 1276 à 1344, la capitale du royaume de Majorque, réunie à l’Aragon en 1344, puis cédée par l’Espagne à la France avec l’ensemble du Roussillon et de la Cerdagne dans le cadre du traité des Pyrénées de 1659, après la guerre de Trente Ans.

C’est pourquoi l’on peut appeler « Catalogne du Nord » les Pyrénées-Orientales françaises et « Catalogne du Sud » la Communauté autonome d’Espagne. Deux des trois grandes formations indépendantistes de Catalogne du Sud – ERC (Gauche républicaine de Catalogne, centre gauche) et la CUP (Candidature d’unité populaire, extrême gauche) –, rivales du parti Junts Pel Cat (Ensemble pour la Catalogne) de Carles Puigdemont, sont implantées dans tous les Pays catalans. Mais ces Pays catalans représentent aussi une sorte d’icône cartographique reproduite à l’envi par les indépendantistes catalans, à la fois comme espace de projection mentale, mais aussi comme… support des prévisions météorologiques de la chaîne de télévision publique catalane, accessible dans les Pyrénées-Orientales sur la TNT.

Les pays catalans selon deux conceptions divergentes : en orange figurent les régions catalanophones et en jaune clair, les zones culturellement différentes : parties de l’Occitanie au nord (Val d’Aran et Fenouillèdes) et parties castillanophones, frange occidentale au sud-ouest. Wikipedia, CC BY-SA

Pourquoi là ? Pourquoi maintenant ?

Loin d’être délocalisé à Perpignan, le meeting s’est tenu à un moment et dans un lieu qui fait sens à plusieurs titres. Carles Puigdemont avait à ses côtés deux anciens membres de son gouvernement partis avec lui en Belgique après la tentative de sécession ratée d’octobre 2017 : Clara Ponsatí, qui réside à présent en Écosse, et Toni Comín, qui réside en Belgique. Poursuivis par la justice espagnole pour rébellion, tous avaient fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen, suspendu en janvier 2020 (Puigdemont a fait l’objet de trois mandats d’arrêt européens successifs, le plus récent émis en mars 2018 et confirmé en mars 2019). Élus députés européens en mai 2019 sur la liste Junts Pel Cat, tous trois bénéficient à présent de l’immunité parlementaire en vertu d’une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJCE) du 19 décembre 2019 selon laquelle ils étaient députés européens depuis le 16 juin 2019, date de validation des résultats.

Carles Puigdemont pouvait donc se rendre où il voulait hors d’Espagne sans craindre d’être arrêté. Mais s’approcher autant de la frontière espagnole sans la franchir avait valeur de défi envers un pouvoir judiciaire espagnol qu’il a dénoncé à plusieurs reprises comme répressif.

Visiter les Pyrénées-Orientales visait bien sûr aussi à remercier les élus du département et de la région Occitanie pour leurs gestes de solidarité envers les dirigeants indépendantistes catalans face aux trois procédures judiciaires visant la tentative de sécession de l’automne 2017. La principale donna lieu, du 12 février au 12 juin 2019, à un procès devant la Cour suprême espagnole contre 12 dirigeants politiques et associatifs, dont l’ancien vice-président catalan et leader d’ERC Oriol Junqueras pour rébellion, sédition, et malversation. Celui-ci et huit autres prévenus furent placés en détention provisoire dès l’automne 2017. Dès avril 2018, le Conseil départemental des Pyrénées-Orientales affiche sur son fronton une banderole « Pour le respect des droits et des libertés fondamentales » entre deux rubans jaunes. Ces symboles étaient déjà employés massivement en Catalogne du Sud pour dénoncer les poursuites et détentions préventives d’indépendantistes catalans.

Le 14 octobre 2019, la Cour suprême prononce des peines allant de 13 ans de prison (Oriol Junqueras) à des amendes, assorties d’une inéligibilité d’une durée identique. Le 24 mars 2019, le sénateur Les Républicains des Pyrénées-Orientales François Calvet est l’un des initiateurs de la tribune de 41 sénateurs « Pour le respect des libertés et des droits fondamentaux en Catalogne ». Enfin, le 28 mars 2019, le Conseil régional d’Occitanie vote la résolution « Catalogne : pour la libération des prisonniers politiques catalans – des solutions politiques plutôt que répressives », notamment lancée par le président Europe Écologie–Les Verts (EELV) du Bureau de l’assemblée du Conseil, Gérard Onesta. Celui-ci apporta ensuite en personne à Carles Puigdemont à Waterloo cette résolution, qui rappelait en préambule qu’une eurorégion, Pyrénées-Méditerranée, unit la Catalogne, les Baléares et la région Occitanie.

Carles Puigdemont à la mairie de Perpignan, le 29 février 2020. Raymond Roig/AFP

Une relation transfrontalière très dynamique

Car d’intenses relations transfrontalières unissent la Catalogne et les collectivités d’Occitanie. Après la création en 1996 d’une communauté de communes transfrontalière entre les Pyrénées-Orientales et la Cerdagne, l’eurorégion Pyrénes-Méditerranée naît en 2004 entre les régions Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées, et les communautés autonomes espagnoles de Catalogne et des Baléares.

Surtout, le projet phare conçu dès les années 1990 est la création de l’hôpital transfrontalier de Cerdagne, à Puigcerdà (Catalogne du Sud). Né en 2010 grâce à un accord entre le ministère français de la Santé et le Conseil de la santé du gouvernement catalan, c’est la première mise en commun des services de santé entre deux États européens. L’établissement accepte non seulement la Carte vitale et la carte de Sécurité sociale espagnole, mais aussi la plupart des mutuelles des deux États. En outre, le gouvernement autonome catalan possède depuis 2003 une représentation permanente à Perpignan, la Casa de la Generalitat, ouverte à une époque où il cherchait à institutionnaliser sa présence extérieure. Cet organisme contribua bien sûr à l’organisation du meeting du 29 février 2020.

Il ne fut pas le seul. L’événement bénéficia de relais militants en Catalogne du Nord, où le sentiment indépendantiste existe également. Les urnes du référendum illégal du 1er octobre 2017 sur l’indépendance y furent dissimulées avant le vote pour échapper à la police espagnole. ERC et la CUP sont, on l’a dit, implantés à Perpignan, où ERC a soutenu la liste L’Alternative ! de Caroline Forgues aux récentes municipales (elle a obtenu 6,57 % des voix oui. L’actuel porte-parole d’ERC en Catalogne du Nord, Enric Vilanova, fut brièvement élu en 2008 conseiller municipal à Perpignan sur la liste d’union de la gauche oui de Jacqueline Amiel-Donat avant l’invalidation du scrutin pour fraude électorale dans l’affaire dite de la chaussette, laquelle entraîna une nouvelle élection en 2009.

Le Consell per la República (Conseil pour la République), gouvernement parallèle créé le 8 mars 2018 par Carles Puigdemont depuis la Belgique, a installé une délégation à Perpignan à l’occasion du meeting. Des formations de sensibilité indépendantiste ont vu le jour dans les Pyrénées-Orientales : le parti Unitat Catalana fondé en 1986 et dirigé par Jaume Roure, adjoint au maire de Perpignan chargé des affaires catalanes, le Comité pour l’autodétermination de la Catalogne Nord créé en 2014 après la consultation non référendaire organisée en Catalogne du Sud, ou encore le mouvement « Oui au Pays catalan » né en 2016.

Celui-ci s’est allié au député LREM Romain Grau, quatrième au premier tour à Perpignan, et soutient des candidats avec ou sans étiquette dans d’autres communes. À Perpignan, Unitat Catalana a soutenu la liste sans étiquette Libres ! de Clotilde Ripoull (5,99 %). Tous ces mouvements promeuvent la pratique du catalan – Perpignan possède depuis 2008 des panneaux de signalisation bilingues français-catalan – et revendiquent une collectivité territoriale unique pour les Pyrénées-Orientales comme elle existe en Corse depuis 2018.

Affiche de la section de l’ANC de Lloret de Mar pour se rendre en bus à Perpignan. Tout le monde à Perpignan. La République au centre (du monde) samedi 29 février 2020. Organisation : Assemblea Lloret de Mar. Avec la collaboration de : Table pour la République Lloret de Mar. Tweet d’Èric Bertran le 27 février 2020

Enfin, le discours de Carles Puigdemont, de 12 minutes et seulement en catalan sans traduction pour les médias étrangers – fait rare pour un leader indépendantiste –, visait les Catalans du Sud. L’Assemblée nationale de Catalogne (ANC), qui orchestre chaque grand événement indépendantiste depuis 2012, avait affrété quelque 100 bus vers Perpignan. Le meeting s’inscrivait dans la rivalité électorale exacerbée entre Junts Pel Cat, le parti de Carles Puigdemont, et ERC, celui d’Oriol Junqueras, détenu en Catalogne, qui s’exprima à Perpignan à travers un message vidéo. ERC a remporté en Catalogne les municipales et les deux législatives espagnoles d’avril et novembre 2019.

En outre, si Junts pel Cat et ERC gouvernent ensemble la Catalogne sous la présidence de Quim Torra depuis mai 2018, celui-ci a annoncé en janvier 2020 des élections anticipées faute de cohésion stratégique avec une ERC qu’il juge déloyale. Durant son meeting, Carles Puigdemont n’a cité aucun parti politique et aucun dirigeant d’ERC n’était présent sur scène ; mais il parlait au nom du Conseil pour la République, qu’il préside, et tout son discours le désignait pour mener la « lutte finale » pour l’indépendance, exigeant de ses partisans un « état de mobilisation permanente ».

Les revendications de « démocratie et justice » et de « liberté pour les prisonniers politiques catalans » ont été parmi les plus fréquentes lors du meeting du 29 février. Lluis Gene/AFP

L’impact de l’épidémie de Covid-19

Mais le Covid-19 a bouleversé cette campagne comme il a bouleversé la vie quotidienne partout sur la planète ou presque. Le 13 mars 2020, dans une accélération exponentielle, la pandémie avait contaminé au moins 5 232 personnes en Espagne, dont 133 étaient mortes. Depuis, ces chiffres ont au moins doublé. Ce 13 mars, Carles Puigdemont condamne sur Twitter la non-fermeture des frontières de la Communauté autonome de Madrid, cœur de l’épidémie en Espagne, et l’ANC somme le gouvernement catalan d’« agir comme un État en fermant la Catalogne » au reste de l’Espagne. Le président Quim Torra, qui avait pris part au meeting, s’exécute le jour même, puis son gouvernement reconnaît ne pas en avoir la compétence

Le lendemain, le président du gouvernement espagnol Pedro Sánchez décrète l’état d’urgence en Espagne pour 15 jours, et confine la population. De son côté, la France proscrit le 13 mars 2020 les rassemblements de plus de 100 personnes, et déclenche le lendemain le stade 3 de l’épidémie. Le 16 mars 2020, Quim Torra annonce avoir être atteint du Covid-19, et l’Espagne ferme ses frontières terrestres. Reste que l’indépendantisme catalan ne sortira pas forcément affaibli d’une crise exceptionnelle pour tous les Espagnols, qui favorise la défiance envers le pouvoir central et l’affirmation d’une appartenance catalane exclusive.

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