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Ce que signifie vraiment la déchéance de nationalité

Déchéance de nationalité (in “Demeure du Chaos”) thierry ehrmann / Flickr, CC BY

Sur la question de la déchéance de nationalité divers avis, plus ou moins argumentés, se sont exprimés dans les médias autour d’une double question : faut-il une loi de déchéance de nationalité ? Faut-il l’inscrire dans la Constitution ? C’est une controverse intéressante, qui fait l’honneur de la démocratie et dont il faut examiner sérieusement les argumentaires en présence.

Les arguments faibles

Il y eut des arguments que l’on qualifiera de faibles dans la mesure où ils ne constituent pas une justification directe de cette proposition de loi. L’argument de l’unité qu’ont invoqué le chef de l’État et le premier ministre, le « besoin d’être soudés », qui n’est qu’un appel à la solidarité du peuple français, à son « patriotisme », et non la raison qui motive la déchéance. L’argument de la sécurité dont on ne voit pas en quoi la déchéance assurerait la sécurité des Français, vu que les terroristes n’ont que faire de la déchéance, d’autant que, de leur point de vue, ils ne tuent pas des Français, mais des mécréants.

Ces arguments furent d’ailleurs vite écartés et remplacés par la valeur symbole d’une telle loi : « On ne va pas se mentir : c’est une mesure essentiellement symbolique. C’est une sanction lourde que la Nation est légitimement en droit d’infliger à celui qui la trahit au plus haut point. Et cela montre qu’on lutte contre le terrorisme. À situation exceptionnelle, mesure exceptionnelle » dit l’Élysée. Mais symbole pour qui ? Pour les terroristes ? On l’a dit : inefficace. Pour les binationaux ? Cela mérite examen.

Ce que propose le gouvernement n’est pas de créer une loi de déchéance de nationalité, puisque celle-ci existe déjà depuis l’abolition de l’esclavage en 1848, réactualisée en 1927 pour les actes « constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation », et en 1996 pour des actes terroristes. Ce qu’il propose est d’étendre la déchéance de nationalité aux terroristes binationaux nés en France et à ceux qui, nés à l’étranger, sont naturalisés depuis plus de quinze ans, car à l’heure actuelle, la loi s’applique seulement aux terroristes nés à l’étranger et ayant été naturalisé depuis moins de dix ans.

Les deux façons d’être français

Les opposants feront alors valoir que cette mesure porte atteinte à la tradition française du droit du sol : « La déchéance stigmatise, divise et porte atteinte à l’égalité devant le droit du sol » dit Martine Aubry. Mais il est des historiens pour rappeler que, à cet égard, le droit français est mixte : droit du sol, par lieu de naissance, aux termes de l’article 19-32 du Code civil qui dit qu’est français tout « enfant né en France lorsque l’un de ses parents au moins y est lui-même né » ; droit du sang, par filiation, aux termes de l’article 18 du Code civil, qui dit qu’est française, quel que soit son lieu de naissance, toute personne « dont l’un des parents au moins est français ».

Cette situation juridique englobe donc les deux façons d’être français : par filiation (du simple fait des conditions de sa naissance) ou par naturalisation. Il n’y a donc pas accroc au sacro-saint droit du sol. Les opposants soulignent alors qu’une telle proposition va à l’encontre de l’égalité des individus devant la loi, principe irréfragable de la République, car il crée deux catégories de citoyens, les nationaux et les binationaux, les premiers n’étant pas justiciables d’une telle loi, car, comme le dit Olivier Roy  : « Ce n’est plus le crime qui détermine la peine (principe essentiel du droit), mais l’origine de la personne. » Et notre modèle républicain, qui ne faisait pas de différence entre personnes de parents étrangers nées sur le sol français, ou nées à l’étranger de parents français, et des nationaux, s’en verra entaché.

Coincés par cet argument, on entend des voix gouvernementales déclarer que la loi sera applicable aux deux catégories. Autrement dit, la déchéance pour tous, sans distinction de statut, afin de rétablir l’égalité. Mais cette idée se heurte à l’existence d’une législation qui interdit de créer des apatrides. En effet, l’article 15 de la déclaration universelle des droits de l’homme adopté par l’Assemblée générale des Nations unies, à Paris, en 1948, dispose que « Tout individu a droit à une nationalité », et que « nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ni du droit de changer de nationalité », la convention de New York de 1961 ajoutant que « Les États contractants ne priveront de leur nationalité aucun individu si cette privation doit les rendre apatrides. »

Et donc, puisqu’il n’est pas possible de déchoir les nationaux en raison de l’interdiction d’apatridie, cela crée de fait une double inégalité : inégalité entre Français nationaux de souche et Français binationaux, d’une part, inégalité entre binationaux nés en France et binationaux nés à l’étranger, d’autre part. Sans compter le cas des binationaux a posteriori, ceux qui, nés français par territoire et filiation, se font naturaliser dans la nationalité de l’un des parents.

Parler d’« individus »

C’est alors que, pour répondre à cette critique et tenter de sortir de cet imbroglio juridique, les partisans ont tenté d’éviter de parler en termes de catégories de Français et se sont rabattus sur celui d’« individus ». François Hollande parle d’« individus condamnés définitivement pour crimes terroristes », Jack Lang précise qu’il s’agit d’individus et non de nationalités, et le premier ministre qu’il s’agit d’« individus terroristes condamnés ». Mais alors, leur sera opposé que ces individus terroristes condamnés peuvent aussi bien être des nationaux, ce qui renvoie à la case départ d’interdiction d’apatridie. C’est, semble-t-il, ce à quoi va s’employer la rédaction du texte en n’employant que le terme de « personne », ce qui ne résout pas le problème.

En tout état de cause, le ver est dans le fruit quant à l’effet symbolique qu’une telle proposition aura sur les populations de binationaux. Car quelle que soit la nature de la binationalité, ces ressortissants la vivront comme une humiliation, car ils se sentiront à juste titre discriminés, leur nationalité, au rabais, ne valant pas celle des nationaux. Et, par contrecoup, cela aura pour effet de renforcer le sentiment de supériorité d’une catégorie de « Français de souche » sur les autres, et d’entretenir un esprit de vengeance vis-à-vis d’une partie de la population dans laquelle seraient confondus Arabes, musulmans, islamistes et terroristes. Les symboles produisent toujours des effets sociaux.

Symbole pour la République ? C’est là qu’il faut apporter un contre-argument à celui qui déclare que la déchéance se justifie pour des actes qui rompent avec le pacte républicain et notre « contrat commun ». La République n’est pas une assignation à être républicain, puisque des monarchistes, et même des anarchistes et autres libertaires peuvent vivre sur son territoire tout en restant français. La République est une proposition de vivre ensemble entre citoyens en fonction d’un certain nombre de valeurs. Mais au nom du même droit à l’égalité républicaine, ces valeurs peuvent être critiquées, et non respectées.

Être citoyen

Ne pas respecter la laïcité fait un mauvais citoyen français, mais ne l’exclut pas pour autant de la communauté des Français. Il peut être sanctionné, voire condamné, sans qu’on lui ôte son identité française. C’est que, au-dessus de la République, se trouvent les droits de l’homme. Si la Déclaration des droits de l’homme dit dans l’article 15 que « tout individu a droit à une nationalité » et que « nul ne peut être privé arbitrairement de sa nationalité », c’est parce qu’elle considère que la nationalité n’est pas seulement un droit attribué, mais une qualité inaliénable de l’homme qui constitue le fondement de son identité.

En fait, l’homme est à la fois un être humain et un être social dont une partie est liée à son choix d’être dans une communauté de lieu et de culture du fait de sa naissance, de sa filiation ou de son adoption, et une autre liée à sa participation à la vie de la Cité. Sous régime monarchique, il est sujet ; sous régime démocratique, citoyen. La nationalité est alors, à la fois, un « droit naturel » attaché à l’être humain par filiation et/ou par choix, et un « droit politique » lié à l’individu-citoyen par reconnaissance en droit du régime politique auquel il appartient.

En cela, et malgré la rupture du pacte républicain, la nationalité, pour ce qui fonde l’identité de l’individu, est inaliénable et ne peut être retirée à quiconque, car l’État, à moins de se dire de droit divin, ne peut retirer ce dont il n’a pas l’exclusive propriété. Personne, ni aucune collectivité, serait-ce les représentants de la nation réunis en Congrès, n’a autorité pour enlever à un individu une part de son identité. Ce fut la technique des projets génocidaire : éliminer physiquement l’autre, ou l’éliminer en faisant qu’il ne soit plus rien, qu’il n’ait plus aucune identité, réduite à un simple numéro, ou à un état d’animalité. L’identité, c’est l’humanité d’un homme et personne n’a autorité pour toucher à l’humanité d’un homme. Vouloir la lui retirer est un déni des droits humains dit Hanna Arendt.

En revanche on peut condamner un individu en le frappant d’indignité nationale, comme l’ont proposé certains élus, dont la maire de Paris : on pourrait rétablir la peine d’indignité nationale qui permet de retirer aux terroristes leurs droits civiques, ce qui aurait l’avantage de pouvoir s’appliquer à tous les Français. On peut par exemple exiler un traître sans toucher à son identité qui, elle, est imprescriptible. Cette mesure fut appliquée à la Libération pour punir Pétain et les collaborateurs du régime de Vichy ; il s’agissait pourtant de Français qui ont permis qu’on tue d’autres Français. Il leur a été retiré les droits citoyens et non la nationalité. Alors que le régime de Vichy, lui, avait pratiqué la déchéance de nationalité à l’encontre des juifs français, de De Gaulle et de Français libres. Il faudrait alors, au regard du pacte républicain qui détermine les droits de la citoyenneté, parler d’indignité citoyenne.

Aller contre la demande sociale

Enfin, s’il fallait s’appuyer sur les sondages qui révèlent que plus de 80 % des sondés sont favorables à une telle loi, on dira qu’il y a des moments où il faut savoir aller contre la demande sociale : les Zola, Jaurès et Clémenceau qui défendirent le capitaine Dreyfus contre une opinion influencée par une presse acquise aux arguments des nationalistes ; un de Gaulle qui décolonisa l’Algérie contre une opinion craignant de perdre une part de sa puissance ; un François Mitterrand qui fit abolir la peine de mort contre une opinion dont un sondage disait que 63 % des Français étaient pour son maintien ; un Valéry Giscard d’Estaing qui légalisa l’avortement, avec l’obstination de sa ministre de la Santé, Simone Veil, en faisant voter la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG), contre l’opinion de la majorité présidentielle et de certains secteurs conservateurs de la société. Voilà des symboles forts.

Ce fut l’honneur de la gouvernance de Mitterrand d’abolir la peine de mort et de montrer que l’esprit universel de reconnaissance de la suprême humanité est au-dessus de la tentation de vengeance. Ce serait un déshonneur pour la gouvernance de François Hollande de déchoir de nationalité une partie de la population en la jetant dans un no man’s land identitaire. Voilà de quoi la déchéance de nationalité est le nom : négation de l’humanité d’autrui. Sans oublier pour autant que c’est justice de condamner à vie des terroristes français en les frappant d’indignité citoyenne.

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