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Changer l’école : prenez garde aux neuromythes !

N’utilisons-nous vraiment que 10 % de notre cerveau ? Les intelligences sont-elles multiples ? Attention aux idées reçues. Shutterstock

Les neurosciences sont fascinantes. Alors que le cerveau humain restait une forteresse inatteignable depuis la nuit des temps, une sorte de boîte noire recelant les mystères de l’esprit, voilà que les progrès technologiques transforment la science-fiction en réalité. En nous permettant d’observer l’activité cérébrale, ils ouvrent une perspective vertigineuse : toute personne deviendrait un livre ouvert, dont la réflexion et la « subjectivité » pourraient se traduire en signaux objectifs.

De l’espoir de réussir à décortiquer les rouages de la psychologie humaine naît la soif d’en comprendre et dominer la complexité. L’épithète « neuro » se voit alors accolée à de nombreuses disciplines, formant une série de labels intrigants : neuromarketing, neuromanagement, neuropolitique, neurodesign, neuroméditation, neurogastronomie, et… neuroéducation.

Cette dernière discipline paraît porteuse d’un enjeu particulier. Il ne s’agit pas en effet d’un simple domaine de l’activité humaine, mais du développement même des individus. Incontestablement, mêler le regard objectif des neurosciences à la pratique éducative constitue une belle aspiration. Mais la noblesse de la cause suffit-elle ?

Neurosciences ou sciences cognitives ?

Lorsqu’on parle de « neuro » éducation, force est de constater que ce sont presque toujours des résultats issus des sciences cognitives en général, et de la psychologie expérimentale en particulier, qui sont mis en avant. Précisons que les sciences cognitives, portant sur l’étude de la vie mentale, couvrent, outre les neurosciences, un ensemble hétéroclite de disciplines, allant de la psychologie à la philosophie, en passant par la linguistique, l’anthropologie, l’informatique, ou encore les mathématiques.

C’est un peu comme si on se mettait à vanter les mérites d’une nouvelle branche de la chirurgie, disons la chirurgie laser, alors que les résultats réels proviennent de la chirurgie traditionnelle.

Par ailleurs, s’appuyer sur une recherche qui relève spécifiquement d’un dispositif d’investigation des processus neuronaux pour proposer de nouvelles pratiques éducatives relève de la gageure. Entre un résultat issu de données d’imagerie cérébrale et une activité menée en classe, le décalage paraît tel que toute transposition à l’école semble hautement spéculative.

Ainsi, il semblerait qu’en matière d’éducation, les neurosciences proprement dites augmentent les tirages de la presse, donnent une image de rigueur et d’innovation aux politiques qui s’y réfèrent, mais sont pour l’instant peu porteuses de mesures effectives pour la salle de classe. Tentons de décrypter les ressorts de cette « neurophilie » qui repose largement sur des raccourcis de pensée qu’il est intéressant de dérouler pour mieux les saisir.

De l’imagerie cérébrale aux mirages

Tout d’abord, de fortes attentes sociétales dans le domaine de l’éducation, conjuguées à un sentiment d’échec et d’urgence, souligné par les faibles résultats de la France aux enquêtes internationales telles que PISA, abaissent la vigilance critique et ouvrent la voie à la diffusion de neuromythes. Les neuromythes ont en effet tendance à combler le vide laissé par le manque de résultats effectifs issus spécifiquement des neurosciences.

Un neuromythe tient pour établies scientifiquement, par le biais d’observations d’activités neuronales, des caractéristiques supposées du cerveau et de la psychologie humaine. Il se différencie d’une controverse scientifique par le fait que, dans le cas d’un neuromythe, les auteurs des travaux cités ne se reconnaissent pas dans les conclusions tirées de leurs recherches : il s’agit de généralisations abusives, voire d’extrapolations fantaisistes. Ces neuromythes sont séduisants car, faisant écho au sens commun, ils donnent le sentiment que la science valide nos intuitions.

Ainsi, il existe un engouement neurophile qui rend crédule. Il repose sur l’intuition (erronée) que l’imagerie cérébrale a systématiquement valeur probante et permet d’observer objectivement un processus de pensée – un peu comme l’observation d’une radio permet de déceler la présence ou non d’une fracture.

Résultat d’analyses statistiques complexes, les données d’imagerie sont sujettes à interprétation. Shutterstock

Or, en réalité, les données d’imagerie sont le résultat d’analyses statistiques complexes et ne sont pas moins sujettes à interprétation que les données issues, par exemple, de la génétique ou de l’observation des comportements. Et l’allure séduisante de l’imagerie cérébrale joue des tours à notre esprit : il a même été montré que le simple fait d’accompagner un texte d’une image de cerveau augmente l’impression de véracité du propos qui l’accompagne, y compris lorsque celui-ci comporte des erreurs de logique évidentes.

Effets d’annonce

Certains d’entre nous sont-ils « cerveau gauche » et d’autres « cerveau droit » ? Sur le plan cérébral, tout se joue-t-il avant 3 ans ? N’utilisons-nous vraiment que 10 % de notre cerveau ? Les intelligences sont-elles multiples ? Est-il possible d’apprendre en dormant ? Autant de questions sur les mystères de notre cerveau qui semblent avoir le potentiel de révolutionner l’éducation. Qu’en est-il pourtant au-delà des effets d’annonce ?

L’idée selon laquelle on utiliserait seulement 10 % de notre cerveau est totalement fantaisiste et ne repose sur aucune recherche, mais fait écho à l’intuition qu’il existerait des verrous mentaux, qui, si on trouvait le moyen de les faire sauter, permettraient de libérer « magiquement » des potentialités cachées.

La distinction « cerveau gauche/cerveau droit » comme distinguant les individus créatifs des personnes analytiques n’est pas plus fondée sur le plan biologique que l’expression « ne pas avoir les yeux en face des trous ».


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Dans sa forme la plus populaire, la théorie des styles d’apprentissage conduit à différencier les individus qui bénéficieraient plus d’un apprentissage visuel, de ceux pour lesquels un format auditif serait plus efficace, ou encore de ceux, « kinesthésiques » ayant besoin d’apprendre par la manipulation. Cette théorie est conforme à l’intuition que les personnes diffèrent les unes des autres, et peuvent être réparties en catégories.

Sur le plan éducatif, elle donne l’impression d’être un juste milieu entre un sur-mesure irréaliste et un traitement globalisant inapproprié. En fait, les études expérimentales échouent à montrer la pertinence de cette distinction et mettent plutôt en évidence une supériorité des apprentissages qui reposent sur la sollicitation de plusieurs modalités sensorielles.

Concernant la théorie des intelligences multiples, elle épouse l’idée que l’intelligence est trop complexe pour se réduire à une valeur unique telle que le QI, et que hiérarchiser les individus selon un unique score manque d’humanisme, que chacun a des talents où il peut exceller, et que l’échec scolaire marque un manque d’adaptation de l’école à l’individu.

Là encore, les investigations sur la validité de cette théorie montrent plutôt de fortes corrélations entre ces intelligences supposément indépendantes et questionnent la pertinence même des domaines distincts d’intelligences identifiés.

Conférence d’Elena Pasquinelli sur les neuromythes à l’ENS, à l’occasion de la Semaine du Cerveau, en 2012.

Confusions dangereuses

Quant au mythe de « tout se joue avant tel âge » (3 ans pour certains, 4 ans pour d’autres, etc.), il prend notamment sa source dans l’idée d’un stock de neurones initial qui ne ferait que décroître au fil des ans. En fait, les recherches montrent que la réalité est bien plus complexe car le cerveau se développe de manière si diversifiée qu’une affirmation aussi générale est dénuée de sens ; il a aussi été mis en évidence que des apprentissages sophistiqués sont possibles à des âges avancés.

Ainsi, à travers leur entrée dans l’organe même de notre pensée, les recherches en neurosciences recèlent un potentiel certain. Sont-elles pour autant en mesure de prendre l’ascendant sur les autres disciplines pour donner le « la » aux politiques éducatives ? Rien ne le laisse penser. Peuvent-elles espérer prospérer sans une alliance profonde avec les autres disciplines contributives ? Pas plus.

Alors qu’un débat profond anime actuellement la communauté éducative sur la question du passage du laboratoire à la classe, le label « neuro » est trompeur et porte à confusion. Sans un effort pour battre en brèche les confusions et les stéréotypes, le risque évident est celui d’un retour de balancier conduisant à un discrédit durable des neurosciences en éducation, et à un rejet radical tout aussi injuste qu’une adhésion aveugle.


Emmanuel Sander, Hippolyte Gros, Katarina Gvozdic et Calliste Scheibling-Sève sont les auteurs de l’ouvrage suivant : « Les neurosciences en éducation, mythes et réalités », publié en 2018 aux éditions Retz. Ils y passent en revue un certain nombre d’idées reçues – « Quand je dors, j’apprends », « Au contact des écrans, notre cerveau et notre façon d’apprendre se transforment », « Se tromper, c’est échouer » – et les confrontent aux résultats de la recherche.

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