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Chef de l’État, ministres, parlementaires : et si l’immunité était levée ?

Edouard Balladur (alors Premier ministre, à droite) en discussion avec son ministre de la défense François Leotard, le 15 novembre 1994 à Paris. Tous deux sont aujourd'hui poursuivis dans ce qui a été nommée l'affaire Karachi. Patrick KOVARIK / AFP

« Responsable mais pas coupable » : comment ne pas penser à la célèbre formule de l’ancienne ministre des Affaires sociales Georgina Dufoix face à sa mise en cause dans le scandale du « sang contaminé » en 1991, lorsque l’on évoque la responsabilité des membres du gouvernement ?

Ce mot revenait à dire que les ministres ne pouvaient qu’être politiquement – et non pénalement – responsables des délits involontaires commis dans l’exercice de leurs fonctions, sous peine de paralyser l’action gouvernementale.

Encore en 2018, le projet de révision constitutionnelle porté au nom du chef de l’État prévoyait d’inscrire à l’article 68-2 de la Constitution (68-2 C.) que leur responsabilité pénale ne pourrait « être mise en cause à raison de leur inaction que si le choix de ne pas agir leur est directement et personnellement imputable ».

Comme nombre de décisions gouvernementales sont, en pratique, prises de façon collégiale, la réforme aurait signifié qu’ils n’auraient pu à l’avenir être poursuivis de ces chefs au pénal si elle avait été adoptée.

Or, à la différence de la responsabilité pénale qui peut conduire à une peine d’amende ou à une peine restrictive ou privative de liberté, la responsabilité politique a pour seule sanction la perte du mandat ou de la fonction publique.

Une incompréhension de l’opinion publique

D’où, parfois, l’incompréhension de l’opinion publique face à ce que d’aucuns voient comme une « immunité-impunité ».

D’autant que, même lorsque l’infraction est intentionnelle, les règles spécifiques applicables peuvent conduire à substituer leur responsabilité politique à leur responsabilité pénale, comme le montre le précédent des « affaires Pasqua ».

Poursuivi pour des malversations politico-financières dans trois dossiers, l’intéressé a en effet été acquitté de façon contestable pour deux d’entre elles par la Cour (et condamné à un an de prison avec sursis pour le dernier). De sorte que la vraie sanction a sans doute été son renoncement à briguer de nouveaux mandats électifs dans la foulée.

Charles Pasqua, décédé le 29 juin 2015, avait été inquiété dans plusieurs affaires politico-financières. Ici lors d’un événement avec l’ancien partir UMP devenu Les Républicains en mai 2015. Stephane De Sakutin/AFP

Les ministres ne sont toutefois pas les seuls à qui la Constitution accorde une protection particulière face au droit pénal. Celle-ci s’étend également aux parlementaires et au chef de l’État.

Trouver le bon équilibre entre protection pénale et continuité des fonctions

À la suite de l’explosion des scandales politico-financiers, trois révisions constitutionnelles sont intervenues dans les années 1990, pour tenter de trouver un meilleur équilibre entre la soumission des intéressés à la loi pénale commune et la protection nécessaire à la continuité de leurs fonctions.

Depuis le vote des lois constitutionnelles n° 93-952 du 27 juillet 1993, n° 95-880 du 4 août 1995 et n° 2007-238 du 23 février 2007, les poursuites contre les parlementaires sont libres en cas de flagrant délit – même si elles restent subordonnées à une autorisation du bureau de leur chambre dans le cas contraire et si leur assemblée peut dans tous les cas exiger la suspension des poursuites ou des mesures coercitives dont ils font l’objet (art. 26 C.)

Le chef de l’État peut, quant à lui, être destitué par le parlement réunit en Haute cour – sorte de tribunal habilité à le priver de son mandat politique – « en cas de manquement à ses devoirs manifestement incompatible avec l’exercice de son mandat », de façon à faciliter sa mise en cause pénale par la suite – ce qui n’est encore jamais arrivé (art. 67 et 68 C.).

Enfin, les membres du gouvernement sont justiciables des tribunaux ordinaires pour les faits détachables de leurs fonctions ministérielles. Ceux qui y sont rattachables ne peuvent être jugés que par une Cour de justice de la République (CJR) elle-même essentiellement constituée de députés ou de sénateurs, même après la fin de leurs fonctions (art. 68-1 et 68-2 C.).

C’est ce qui explique qu’Édouard Balladur et François Léotard aient récemment été renvoyés devant la Cour de justice, plus de 20 ans après, pour des faits de financement occulte de la campagne présidentielle de 1995 commis alors qu’ils étaient eux-mêmes ministres.

Une protection historique obsolète ?

Leur procès est l’occasion de réfléchir à l’opportunité d’une nouvelle réforme de la protection constitutionnelle accordée à ceux qu’il est désormais convenu d’appeler les « décideurs publics ».

Car il donne l’occasion de questionner la persistance des raisons historiques qui ont présidé à l’adoption des immunités parlementaires, ministérielles et du chef de l’État.

Historiquement, cette protection pénale est née de la nécessité d’assurer la sauvegarde des élus de la Nation dans le contexte de la Révolution pour favoriser l’établissement de l’ordre public nouveau.

« Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes. »

Cette tirade mémorable prononcée par Mirabeau, le 23 juin 1789, au moment du serment du jeu de Paume, n’était pas sans risque : le roi pouvait céder à la tentation de répondre au défi qui lui était lancé en envoyant la Troupe contre les conjurés.

Le Serment du Jeu de paume, par Jacques Louis David, 1790. Wikimedia, CC BY

Par la suite, un savant système destiné à mettre les agents publics et les élus de la Nation à l’abri des juridictions pénales – alors entre les mains d’une noblesse de Robe nostalgique de l’Ancien régime – a progressivement été mis en place dans les années qui ont suivi.

Il consistait à faire remonter la chaîne des responsabilités de la base au sommet pour faire endosser celle des agents de l’administration aux membres du gouvernement, sous le contrôle de parlementaires seuls habilités à les mettre politiquement et pénalement en cause. Qu’un cantonnier commette un vol, il ne pouvait être poursuivi sans l’autorisation de son ministre de tutelle, à charge pour ce dernier de répondre le cas échéant de sa décision devant les membres de la représentation nationale. Que le chef de l’État dilapide l’argent public, sa responsabilité était de même transférée sur les membres du gouvernement, à qui ils revenaient de contresigner ses actes, avec la même conséquence.

Comme dans l’ancien droit :

« Il suffisait de tenir à l’administration par le plus petit fil pour n’avoir rien à craindre que d’elle. » (Tocqueville).

Des mécanismes soumis à l’usure du temps

Comme on peut s’y attendre, ce système a fini par subir l’usure du temps et à être en décalage avec les attentes populaires à mesure que cette justice d’exception faisait la preuve de ses défauts.

Soit-elle conduit à l’impunité des mis en cause, soit au contraire elle fait peser sur eux une sanction disproportionnée (comme dans l’affaire Malvy – du nom de l’ancien ministre de l’Intérieur condamné au bannissement pour forfaiture sous la IIIe République par les chambres alors que l’infraction n’existait même pas dans le code pénal).

Louis Malvy (1875-1949) est condamné à cinq ans de bannissement, ce qui suscite de vives réactions de la part de la presse de gauche qui évoque alors « une nouvelle affaire Dreyfus ». Wikimedia

C’est la raison pour laquelle la protection accordée aux agents publics a commencé à être démantelée sous la IIIe République par un Décret du 19 septembre 1870.

De l’aveu même d’un des acteurs de l’époque, le représentant Taillefert, le texte opérant la réforme a été « l’un des mieux accueillis [par] l’opinion publique ». Mais la réforme n’a pas été plus loin, les immunités constitutionnelles des représentants de la Nation étant maintenues dans une forme largement inchangée, malgré quelques évolutions rédactionnelles.

Les limites des réformes déjà votées

Encore aujourd’hui, les révisions précitées ont pour point commun de faire dépendre la mise en œuvre ou le jugement des poursuites pénales dirigées contre les parlementaires, les ministres et le chef de l’État de la décision d’autorités politiques : puisque la décision revient toujours aux membres des assemblées – qui pour certains sont eux-mêmes d’anciens ministres.

Continuer à confier le jugement des décideurs publics constitutionnels à cette justice d’exception fausse ainsi l’application de la loi pénale, dès lors qu’ils peuvent être « juge et partie » sur les affaires dont ils ont saisi.

Cela ressort des exemples précités ou de l’affaire Charasse : poursuivi, une fois élu sénateur, pour ne pas avoir répondu à la convocation d’un juge d’instruction – qui voulait avoir son témoignage d’ancien ministre – il en appelait, avec succès, à la solidarité des autres membres de la chambre pour suspendre ses poursuites.

Car l’opposition ne joue pas toujours son rôle de contre-pouvoir sur ces questions : parlementaire entre 1959 et 1988, Jean Foyer, par ailleurs ancien garde des Sceaux, en avait fait le constat : la maxime latine « Hodie tibi, cras mihi » – aujourd’hui moi, demain toi – la conduit parfois à faire bloc avec la majorité en la matière.

Une immunité à double tranchant

Principe démocratique, séparation des pouvoirs… les arguments théoriques invoqués à l’appui du maintien de ces immunités sont certes sérieux.

Mais, sous couvert de respecter les idéaux de la démocratie libérale, leur mise en œuvre pratique les méconnaît : en ignorant que la démocratie postule en toute circonstance le respect de la volonté générale ; et le libéralisme l’obligation de chacun d’assumer personnellement la responsabilité de ses actes – surtout lorsqu’il s’agit d’infractions à la loi pénale.

Sans nier le particularisme de la situation des décideurs publics, il convient donc de s’interroger sur la subsistance de solutions dérogatoires formulées à une autre époque au moment où, sous l’influence de l’article 6§1 de la Convention européenne des droits de l’homme, tout prévenu a désormais droit à ce que sa cause soit entendue par un tribunal indépendant et impartial.

Car cela implique que chacun puisse bénéficier de la présomption d’innocence en l’absence de condamnation définitive et que des juges professionnels recrutés par concours, pour leurs compétences, sur une base méritocratique, instruisent objectivement l’affaire, sans parti pris, à charge ET à décharge, pour assurer la pleine, entière et effective application de la loi pénale, « soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse » (art. 6 de la DDHC).

Le cas Christine Lagarde

Or, les règles actuellement applicables privent parfois les décideurs constitutionnels de leur droit à un procès équitable, comme cela ressort de certains verdicts visant des membres du gouvernement.

Le jugement de Christine Lagarde rendu le 19 décembre 2016 par la CJR a bien montré cet écueil. Alors qu’elle avait été condamnée par la Cour pour « négligence d’une personne dépositaire de l’autorité publique » dans l’affaire Tapie, le tribunal correctionnel jugeant ses co-mis en cause a tranché en sens inverse les concernant (le cas de Madame Lagarde ayant été disjoint du leur en vertu de son privilège de juridiction).

Christine Lagarde arrive à la Cour de Justice de la République en mars 2014 pour être entendue dans une affaire impliquant l’homme d’affaires et politiciens Bernard Tapie en 2008. Kenzo Tribouillard/AFP

Tandis que pour la CJR elle aurait dû contester la sentence arbitrale attribuant 45 millions d’euros d’indemnisation pour préjudice morale aux époux Tapie dans leur litige avec le Crédit Lyonnais, pour le juge ordinaire c’est « en toute indépendance et au vu des différents avis recueillis » que la ministre avait, au moment des faits, « pris la décision de ne pas former de recours en annulation ».

Elle n’aurait ainsi pas été condamnée si elle avait été jugée comme tout un chacun.

Une réforme parait indispensable

On l’aura compris : depuis le tournant des années 1990 le maintien même d’une justice politique conduisant à laisser aux membres du parlement le soin d’autoriser les poursuites visant les représentants de la Nation (qu’il s’agisse de leurs pairs ou du chef de l’État) ou carrément de juger les ministres fait débat.

C’est pourquoi en 2012 la Commission Jospin avait proposé de renforcer la compétence des tribunaux correctionnels ou des cours d’assises à l’égard des décideurs constitutionnels pour mettre un terme au soupçon permanent que nourrit cette justice d’exception.

Sans doute conviendrait-il de confier à une commission de magistrats expérimentés issus des juridictions judiciaires le soin de filtrer les plaintes pour écarter les poursuites abusives ou infondées à leur encontre et à d’autres magistrats pénalistes tout aussi expérimentés le soin de les juger.

Peut-être faudrait-il même instaurer un référendum révocatoire permettant à un dixième des électeurs de proposer la destitution d’un ministre ou du chef de l’État dans des cas graves, pour faciliter l’exercice des poursuites les visant en cas de paralysie des chambres, comme cela se fait aux États-Unis ?

Il est à tout le moins souhaitable que le débat puisse s’engager dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice tant les réformes menées dans les années 1990 ont fait la preuve de leurs limites.

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