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Chloration de l’eau : entre désinfection et sous-produits toxiques, l’art subtil du compromis

Éliminer les microorganismes pathogènes : tel est naturellement le but premier de toutes les installations de production d’eau potable. Problème, depuis les années 1970, on s’est aperçu que des substances potentiellement toxiques se forment suite à des réactions chimiques entre les produits désinfectants et la matière organique présente dans l’eau. Et tout récemment, certains de ces sous-produits ont attiré l’attention des médias, après qu’une étude menée dans 28 pays européens les ait mis en cause dans un nombre non négligeable de cas de cancers de la vessie. Faut-il donc revoir en profondeur nos méthodes de traitement de l’eau ?

L’importance de la désinfection

Des défaillances dans les systèmes de désinfection ont déjà provoqué de grosses épidémies, l’exemple emblématique étant celui de Milwaukee (Wisconsin, États unis), en 1993 : quelque 400 000 personnes avaient été rendues malades en buvant de l’eau, et 69 en étaient mortes (93 % des décès concernaient des patients immunodéprimés). Le microorganisme en cause, un parasite du nom de Cryptosporidium parvum, déclenchant de fortes diarrhées, est connu depuis longtemps pour être très résistant au chlore.

Si de telles catastrophes sanitaires n’ont jamais eu lieu en France, des épidémies de gastro-entérites aiguës ayant pour origine avérée ou suspectée une contamination de l’eau sont recensées chaque année, le plus souvent en zone rurale, où les contrôles sont moins fréquents.

Différents procédés de désinfection sont utilisés dans les centres de production d’eau potable : clarification, ozonation, chloration finale… Parmi eux, le chlore n’est pas le plus efficace : l’ozone détruit les microorganismes avec des doses plus faibles et des temps de contact plus courts. Mais le chlore est rémanent, c’est-à-dire qu’il peut rester actif dans l’eau assez longtemps. Or cette propriété est bien utile pour traiter l’eau depuis l’usine de production jusqu’au robinet du consommateur.

En revanche, elle a pour inconvénient de laisser le chlore en contact avec des substances autres que les microorganismes pathogènes.

Formation de composés organo-halogénés

L’eau contient de la matière organique, présente sous différentes formes. Il s’agit notamment de molécules complexes issues de la dégradation de feuilles ou de microorganismes : ce sont elles qui donnent leurs couleurs aux rivières comme aux infusions de thé. On les retrouve aussi, bien qu’en quantité moindre, dans les eaux souterraines. Or le chlore, à l’instar d’autres désinfectants, attaque ces composés tout comme il agit sur les microorganismes pathogènes.

Ces réactions aboutissent à la formation de composés organo-halogénés, des atomes de chlore sont incorporés dans la matrice organique suite à la formation d’une liaison entre les atomes de carbone et de chlore. D’autres halogènes, tels le brome et l’iode (présents sous forme d’halogénures), peuvent également réagir avec les désinfectants et générer des sous-produits.

Historiquement, les premiers sous-produits identifiés étaient des composés constitués d’un seul atome de carbone lié à des halogènes : les trihalométhanes. Quatre d’entre eux sont à surveiller dans les eaux distribuées : le chloroforme, le bromoforme, le dibromochlorométhane et le bromodichlorométhane. En Europe, leurs concentrations additionnées ne doivent pas dépasser au total 100 µg/L, et il est recommandé de faire son possible pour les diminuer, sans toutefois compromettre la désinfection.

L’Organisation mondiale de la santé a également émis des valeurs guides pour trois acides haloacétiques, des composés qui font l’objet d’une réglementation dans des pays comme les États-Unis, le Canada, le Japon ou encore l’Australie. Et cinq à neuf acides haloacétiques devraient être intégrés dans la future loi européenne sur la qualité des eaux.

Une longue liste

En réalité, la liste des sous-produits de la désinfection de l’eau est beaucoup plus longue : les progrès de la chimie analytique ont permis d’en découvrir plus de 700. Les trihalométhanes ne sont pas les plus toxiques de la liste. Mais en règle générale, ils représentent les composés majoritaires. On peut donc supposer qu’en contrôlant leurs niveaux, il est possible de limiter au mieux les risques pour la santé.

C’est la raison pour laquelle des pays comme les États-Unis ont modifié leurs pratiques de désinfection au début des années 2000, en ajoutant une faible quantité d’ammonium au chlore : cela conduit à la formation de chloramines moins réactives, et limite de manière drastique les concentrations de trihalométhanes. L’ennui, c’est qu’il fut constaté en 2006 que ce désinfectant conduit au relargage du plomb, après que l’on ait déploré quatre ans plus tôt la formation de nitrosamines ainsi que celle, encore auparavant, de sous-produits iodés plus nocifs que leurs homologues chlorés. L’acide iodoacétique, par exemple, est le sous-produit le plus toxique que l’on ait jamais identifié pour les cellules et leur génome.

Fort heureusement, on dispose de moyens pour restreindre la formation de tels sous-produits : il s’agit principalement d’éliminer leurs précurseurs, c’est-à-dire de diminuer la quantité de carbone organique de l’eau. En outre, il est possible de se passer de ce procédé, qui n’est pas indispensable pour autant que les filières de production d’eau potable soient performantes et bien entretenues. La chloration (ou chloramination) de l’eau est par exemple interdite aux Pays-Bas, et la majorité des eaux potables de Suisse sont produites sans l’utiliser.

Suivre le devenir de la matière organique

Pour bien gérer le problème des sous-produits de désinfection, il ne suffit pas de respecter leurs valeurs limites et la réglementation. D’une part, il faut s’intéresser au sort de la matière organique, laquelle a un impact sur la stabilité microbiologique dans les réseaux, et donc sur les quantités de chlore à ajouter. D’autre part, il faut également veiller à l’entretien et au renouvellement des réseaux de distribution, toujours dans le but de réduire les doses de chlore injectées.

C’est un véritable défi dans les réseaux français, bien plus longs que ceux de la Suisse et des Pays-Bas.

À cet égard, l’exemple de la ville de Grenoble est particulier : si ses eaux ne sont en effet pas chlorées, c’est parce qu’elles sont à la fois protégées et d’une qualité exceptionnelle, avec très peu de matière organique. Plusieurs autres villes françaises se sont lancées dans des expérimentations visant à diminuer les taux de chlore utilisés pour traiter l’eau, moyennant un contrôle accru : c’est le cas notamment de Dunkerque.

Pour conclure, soulignons que l’eau de nos robinets fait l’objet de nombreux contrôles – environ 310 000 prélèvements par an en France, auxquels il faut ajouter les contrôles réguliers des exploitants). Il serait cependant dangereux de considérer que pour cette raison, nous pouvons reléguer au second plan les priorités d’investissement en matière de recherches, d’innovations et d’infrastructures de ce secteur, en mettant en avant le petit nombre d’analyses non conformes à la réglementation, la maturité du secteur et son savoir-faire. D’autant plus que le changement climatique aura (et a déjà) des répercussions en termes de quantités, mais aussi de qualité des ressources en eau disponibles.

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