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Clientélisme politique : au-delà des clichés, une réalité contrastée

Vue sur Marseille et son stade, ici en 2017. La ville a souvent été montrée du doigt en raison de pratiques de pouvoir dites ‘clientélistes’. Boris HORVAT / AFP

En décembre 2020 plusieurs élus municipaux de Corbeil-Essonnes ont été condamnés pour des achats de voix avérés dans le cadre d’affaires judiciaires ayant impliqué l’élu républicain Serge Dassault.

Cette séquence judiciaire vient nourrir d’autres affaires ressemblantes, mêlant échanges politiques et financiers, et souvent affublés du terme de « clientélisme ». De plus en plus abusé dans le débat public, ce terme est évidemment utilisé sous un angle très souvent moralisateur, principalement à des fins de dénonciation par des journalistes, des élus, des fonctionnaires, des magistrats, des « lanceurs d’alerte », etc..

Le problème est que ce terme de « clientélisme » finit par devenir un fourre-tout comprenant, dans la même catégorie, des relations clientélaires interpersonnelles, des affaires de corruption, des activités ordinaires des élus, voire des phénomènes de banditisme et de mafia…

Malgré les amalgames qui en sont couramment faits, il faut donc distinguer le « clientélisme » de trois autres catégories d’analyse.

Des relations entre citoyens et élus depuis l’Antiquité

Ce qu’on appelle en sciences sociales le « clientélisme politique » est l’ensemble des relations interpersonnelles entre des individus (entre élus de différents niveaux, entre élus et fonctionnaires, entre élus et citoyens à différents titres) impliquant des échanges de biens et de services privés et personnels contre des soutiens électoraux et des promesses de voix.

Buste de Cicéron. Les travaux d’historiens ont montré l’importance des relations interpersonnelles entre élus et citoyens depuis l’Antiquité. Álvaro Pérez Vilariño/Flickr, CC BY

Ces relations existent sous différentes formes depuis l’époque grecque et romaine et elles sont sociologiquement fondées sur des rapports certes asymétriques de pouvoir entre un « patron » et un « client », mais aussi sur des liens d’amitié et de fidélité qui inscrivent ces relations dans un environnement de confiance et de non-obligation de restitution immédiate des services rendus.

Ces caractéristiques sociologiques des relations clientélaires nous permettent de dire que la logique utilitariste de l’achat de voix, de la rémunération y compris pécuniaire de services, voire de menaces et de rétorsion qui existent dans l’affaire de Corbeil-Essonnes s’adapte mal à des relations basées sur de la confiance réciproque.

De la même manière, la relation de corruption essentiellement fondée sur la rémunération pécuniaire et un échange immédiat et reconnaissable diffère d’un clientélisme fondé des échanges établis sur le long terme.

De ce clientélisme des relations interpersonnelles il faut donc distinguer ce que nous pensons être trois phénomènes à part entière : une demande sociale de biens et de services à l’adresse des élus, le métier politique et la pratique de la redistribution des ressources.

Une véritable demande sociale de biens et de services

Les témoignages d’élus un peu partout en France, nos enquêtes par entretiens et par archives menées sur Marseille confirment que les élus reçoivent beaucoup de sollicitations et des requêtes d’interventions très majoritairement pour des demandes et des services à rendre de type privé et personnel : obtention d’un logement social, d’un emploi public, d’une subvention à une association, d’une place en crèche, d’une aide sur un dossier administratif, etc.

Contrairement à une vision idéaliste de la démocratie et de la représentation politique, les citoyens ne vont solliciter leurs élus que très marginalement pour des questions d’intérêt général. La demande sociale de biens et de services personnels est complètement légitime car elle vise souvent à satisfaire tout simplement des droits (celui d’accéder à un logement social, ou de bénéficier d’un emploi).

Quartiers de la Busserine, Marseille. C. Mattina, Author provided

Mais il s’agit de droits pour lesquels les ressources publiques sont limitées ce qui implique un tri, des choix sur fond d’impossibilité de satisfaire tout le monde. D’où le fait que, dans des mondes qui ne sont que rarement régulés par une pratique administrative totalement neutre et objectivable, la marge de manœuvre des élus reste assez ample pour que par exemple un logement social soit attribué à telle famille plutôt qu’à telle autre.

Dans le domaine du logement social par exemple, comme observé durant mes travaux à Marseille depuis les années 1970, les règles d’attribution ne sont pas systématiquement claires et fondées sur des critères précis de classement des requérants (ancienneté de la demande, situation sociale des familles, fourchette de revenus très ample, non-respect fréquent des plafonds de revenus, décisions des commissions d’attribution passables par les présidents d’organisme HLM liés aux gouvernements locaux, etc.).

À leur permanence, personnelle ou institutionnelle, par mail, par courrier, par l’entremise d’un ami ou d’un conseiller municipal ou d’arrondissement, les élus font face à une demande sociale soutenue qui vient à la fois de leurs entourages rapprochés et de cercles plus éloignés de citoyens.

Face à cette demande sociale – et différemment selon leurs parcours et leurs valeurs – ces élus ne peuvent pas complètement se dérober et doivent de quelque façon répondre en dédiant du temps, de l’énergie et du personnel à cette activité.

Cette demande sociale de biens et de services personnels est un vrai phénomène à part entière qu’on ne peut pas réduire à du « clientélisme ».

Le métier politique

Le deuxième aspect à distinguer du clientélisme est le métier politique.

Le métier politique est le répertoire des pratiques et des représentations de militants, d’élus, d’intermédiaires agissant dans des arènes politiques et cherchant tout naturellement à gagner des compétitions électorales afin de réaliser les projets d’une idéologie politique et en même temps pour réaliser une carrière.

Or, dans les répertoires du métier politique, il y a certainement toutes les activités liées à la réélection et à la récolte des voix (permanences, visites de quartiers, cartes de vœux, rencontre avec des catégories socioprofessionnelles, rencontres institutionnelles, etc.) qui impliquent aussi un travail de quête d’une clientélisation des électeurs.

La mairie d’Aulnay-sous-Bois incite les jeunes à se rendre dans les permanences à travers une campagne, septembre 2018.

Certains élus en France ou ailleurs possèdent parfois d’importantes machines politiques leur permettant de capitaliser tous les contacts et de resolliciter les électeurs au moment des élections.

Autour d’eux il y a parfois une structure de permanence conséquente composée de plusieurs collaborateurs parlementaires, de leur parti politique ou à la lisière entre le parti et les collectivités locales prêtes à accorder des rendez-vous pour différentes requêtes et à relancer les électeurs au moment des élections.

Le film documentaire de Christophe Otzenberger (1995) « la conquête de Clichy », sur la machine politique de Didier Schuller représente particulièrement bien ces pratiques.

Didier Schuller, ancien conseiller général des Hauts-de-Seine, mis en examen et condamné dans le cadre d’une enquête sur des malversations financières et politiques dans les Hauts-de-Seine en 2002. Joël Saget/AFP

Mais cette quête ne débouche pas forcément sur des relations de clientèles stabilisées telles que nous les avons déjà décrites. La quête de la clientélisation d’électeurs fait partie du métier d’élu mais ce dernier est loin de se limiter à cela. Comme certains élus marseillais nous l’ont dit en entretien, rendre des services n’implique pas nécessairement que l’électeur qui les reçoit reste fidèle à l’élu, qui suive son activité politique et organise sa campagne électorale.

Les pratiques de redistribution des ressources aux différents groupes sociaux

Le troisième aspect à tenir distinct du « clientélisme » ce sont les politiques de redistribution des biens et de services individualisables à individus, groupes et familles de la société locale.

Il faut se rendre à l’évidence d’une idée qui rentre en collision avec un phantasme persistent autour des systèmes de gouvernement représentatif : celle que les élus en responsabilité font (ou doivent faire) l’intérêt général et traitent tous les citoyens et les groupes sociaux sur un pied d’égalité.

Une bonne partie de la redistribution de ressources publiques (infrastructures publiques, transports, équipements scolaires, attribution des logements sociaux et d’emplois publics, services de propreté, etc.) se fait très souvent sur des logiques politiques favorisant tel ou tel territoire, tels ou tels groupes sociaux, socioprofessionnels, religieux ou ethnicisés forcément au détriment d’autres qui ne bénéficient pas des mêmes avantages. Elle se fait aussi sur la redistribution à des groupes sociaux et socioprofessionnels proches du pouvoir municipal.

Gaston Defferre à gauche, maire de Marseille, assis à côté de Mireille Mathieu lors d’une finale de boules le 25 juin 1986. AFP

J’ai moi-même remarqué comment les circuits de la redistribution notamment des emplois municipaux, des avancements de carrière dans les collectivités locales et des logements sociaux dans les années 1970-1980 bénéficient prioritairement à certains groupes comme ceux des employés municipaux et paramunicipaux des collectivités locales gérées par ce qu’on appelle le « defferrisme ».

Gaston Defferre, maire de Marseille de 1953 à 1986, avait mis en place un système de gouvernement local fondé sur l’alliance entre les socialistes marseillais et des partis du centre et de la droite modérée locale qui s’est prolongée au-delà.

Par le biais de ce système à Marseille, certains membres des professions libérales (avocats, médecins, pharmaciens, etc.), les notables des mondes associatifs de quartier et des associations à caractère ethniques et religieuses (associations communautaires arméniennes, juives, rapatriés, corses, etc.) ont bénéficié d’une notabilisation et d’une position d’intermédiaires entre le maire et les grands élus et les populations demandeuses de faveurs et de services personnels.

La redistribution des ressources est concrètement un des éléments fondamentaux de ce qui veut dire gouverner, même si cela paraît inacceptable aux idéalistes d’une « démocratie » rêvée.

Gouverner veut en effet dire construire des ordres sociaux et des hiérarchies entre priorités politiques et entre groupes sociaux (voir le chapitre de Jean Leca, 1996, « La gouvernance de la France sous la Cinquième République. Une perspective de sociologie comparative », dans De la Vᵉ République à l’Europe. Hommage à Jean‑Louis Quermonne.

Donc, forcément redistribuer plus à certains et moins ou pas grande chose à d’autres. Ainsi distribuer des subventions à des associations de personnes proches (sur le plan amical, professionnel ou politique) est d’abord une question de politique et de gouvernement qu’une question de « clientélisme ». Les deux aspects peuvent parfois converger mais ne sont pas la même chose.

Constater une démocratie représentative inégalitaire

Distinguer le clientélisme des relations interpersonnelles d’une part, la demande sociale de biens et de services personnels, le métier politique et les pratiques de redistribution des ressources, d’autre part, permet de mieux analyser ces phénomènes et de sortir du débat public dominant tendant à les dénoncer avant même de les comprendre.

L’historien Alain Garrigou a bien montré que c’est au moment de l’introduction du suffrage universel masculin en France dans la deuxième moitié du XIXe siècle que se créent les conditions pour le début d’un processus de dénonciation des relations clientélaires autour des notables de l’époque, relations qui avaient toujours été communément admises comme le reflet d’une domination sociale évidente sur un territoire.

Même si soumises à stigmatisation et à dénonciation sociale variables dans le temps et constamment remises en question par les processus de rationalisation bureaucratiques et gestionnaires, les relations clientélaires et les autres phénomènes que nous avons distingués font, malgré tout, pleinement partie des pratiques du gouvernement représentatif et des pratiques électorales.

L’hypothèse souvent avancée de leur affaiblissement est toujours mise en doute par leur résurgence constante dans le débat public et par le constat que ces pratiques se cachent très souvent dans le domaine de l’officieux.

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