tag:theconversation.com,2011:/columns/michel-wieviorka-213330Expliquer pour mieux agir – The Conversation2019-06-06T20:00:30Ztag:theconversation.com,2011:article/1182682019-06-06T20:00:30Z2019-06-06T20:00:30ZS’extraire du présentisme pour comprendre le présent<p>Collant à l’actualité, ce qui est leur vocation principale, les médias, mais aussi bien des commentateurs, dont on pourrait espérer un peu plus de capacité à se distancier, ont souligné à l’envi quelques caractéristiques du vote en France lors des élections européennes de mai dernier :</p>
<ul>
<li><p>effondrement de la droite, mais aussi de la gauche classiques, qui confirme la fin d’une ère où elles tenaient le haut du pavé ;</p></li>
<li><p>montée en puissance des écologistes, qui va de pair avec une sensibilité accrue pour les thématiques qui sont les leurs au sein de presque tous les électorats ;</p></li>
<li><p>ralliement du Rassemblement national de Marine Le Pen à des thèmes sociaux comme ceux véhiculés par les « gilets jaunes », au plus loin du néo-libéralisme qui séduisait beaucoup plus le Front national au temps de la splendeur de Jean‑Marie Le Pen ;</p></li>
<li><p>affaissement de la gauche radicale incarnée par la France insoumise et son leader, Jean‑Luc Mélenchon.</p></li>
</ul>
<p>Tout ceci est lu le plus souvent comme neuf, imprévisible, au point d’ailleurs qu’en amont des élections, les sondages d’opinion se seraient trompés. Bref, la pensée médiatique s’enferme pour l’essentiel dans l’immédiat, comme si le mouvement général de la société devait être lu dans les catégories du « présentisme » si bien analysé par l’historien François Hartog.</p>
<p>Celui-ci y voit notre approche du temps, avalant en quelques sorte aussi bien le passé que le futur, comme si nous, humains, n’étions rien de plus que ce que nous sommes au présent. Ce qu’il analyse lui-même dans un <a href="https://vacarme.org/rubrique353.html">bel entretien avec Sophie Wahnish et Pierre Zaoui</a>. Il évoque ainsi pour l’époque actuelle :</p>
<blockquote>
<p>« Une espèce de présent qui se voudrait auto-suffisant. C’est-à-dire quelque chose d’un peu monstrueux qui se donnerait à la fois comme le seul horizon possible et comme ce qui n’a de cesse de s’évanouir dans l’immédiateté. Ce présent se révèle du même coup beaucoup plus différencié selon qu’on se situe à un bout ou à l’autre de la société. Avec d’un côté un temps des flux et une mobilité très valorisée et de l’autre, du côté du précariat, un présent en pleine décélération, sans passé sinon sur un mode compliqué (surtout pour les immigrés), et sans vraiment de futur […]. D’un côté c’est un présent plein et en mouvement perpétuel, de l’autre c’est une prison close et figée (sans perspective). »</p>
</blockquote>
<h2>Du neuf avec du vieux</h2>
<p>Mais revenons à ce que nous disent les résultats électoraux récents : si les commentaires se noient dans le présentisme, un rapide survol historique nous invite aisément à nous en écarter.</p>
<p>La crise des partis de gauche et de droite classiques ? Elle est perceptible d’un côté, dès la fin des années 70, avec l’effondrement du communisme et l’affaissement du gauchisme, qui en fut la maladie sénile, et d’un autre côté, avec le rejet du véritable gaullisme, celui du Général de Gaulle, démissionnaire en 1969.</p>
<p>L’écologie ? Mais elle est devenue une force intellectuelle et politique dès la retombée de mai 68, avec le lancement du magazine <em>La Gueule ouverte</em> (1972), l’impact de l’appel du Club de Rome sur les limites de la croissance (1972), la candidature de René Dumont pour l’élection présidentielle de 1974, avec les interrogations de la CFDT sur « les dégâts du progrès » (1977), les grandes mobilisations du mouvement anti-nucléaire, les ouvrages utopiques d’Ivan Illich, etc.</p>
<p>La sensibilité, y compris à l’extrême-droite, à des thèmes sociaux, critique du néo-libéralisme ? Mais dès les années 70, il était question de société duale, ou à deux vitesses, de précarité, d’exclusion, et très vite des voix se sont faites entendre pour contester la « pensée unique », ou dénoncer un peu plus tard, au milieu des années 90, avec Viviane Forrester l’<a href="https://www.fayard.fr/documents-temoignages/lhorreur-economique-9782213597195">horreur économique</a> ou avec Marcel Gauchet puis Emmanuel Todd la « fracture sociale ».</p>
<h2>La métamorphose de notre vie collective</h2>
<p>Ce que viennent nous dire les récents résultats électoraux trouve tout son sens dès que l’on s’éloigne du présentisme pour prendre en considération l’évolution historique des cinquante dernières années. Les inflexions politiques contemporaines, en effet, traduisent à leur façon, à retardement, ce qui est une véritable métamorphose de notre vie collective, en profondeur.</p>
<p>Nous sommes sortis de l’ère industrielle, avec ses partis de droite et de gauche : leur épuisement est celui d’acteurs ayant été incapables, en tous cas en France, d’évoluer au rythme de la mutation sociale, culturelle ou économique du monde et de notre société.</p>
<p>Nous sommes entrés dans un nouveau type de société, avec ses valeurs, ses orientations – ce qu’Alain Touraine appelle son historicité –, avec aussi ses acteurs contestataires, parmi lesquels les tenants de l’écologie politique : si les luttes des « nouveaux mouvements sociaux » ont souvent sombré, c’est parce qu’elles n’ont pas toujours été capables de s’affirmer comme sous-tendues par un contre-projet les installant dans la société et le monde de demain, et qu’en particulier, elles ont été trop fragiles pour résister à diverses variantes de gauchisme, notamment léniniste, qui les condamnaient à l’échec.</p>
<p>De ce point de vue, l’effondrement de la France Insoumise lors des élections européennes témoigne de la perte de crédibilité de ce type d’acteur pour donner un sens marxisant ou communisant, voire révolutionnaire ou insurrectionnel, aux combats qu’il dit vouloir soutenir, et en fait précipiter dans les difficultés et la chute.</p>
<h2>Donner du temps au temps</h2>
<p>Le passage d’un type de société à un autre n’est pas un long fleuve tranquille. Il prend du temps, certes, et ce n’est que sur la longue durée que l’on peut réellement en prendre la mesure.</p>
<p>Il a fallu un bon siècle de luttes, de débats, de rêveries, de réflexions, d’utopies, y compris dans des lieux marginaux et obscurs, avant que l’image du mouvement ouvrier devienne celle du grand mouvement social de l’ère industrielle.</p>
<p>De même, il faudra encore du temps pour pouvoir dire que nous sommes pleinement entrés dans une nouvelle société, dans un nouveau monde, et pour pouvoir le décrire et le penser convenablement, avec ses acteurs, contestataires et dirigeants, son régime d’historicité, son rapport au temps.</p>
<p>Mais nous pouvons d’ores et déjà nous extraire du présentisme, qui réduit par exemple les résultats électoraux à une conjoncture, au mieux vaguement projetée vers les prochaines échéances électorales, et à des jeux d’acteurs au quotidien.</p>
<p>Il est grand temps de situer le présent dans l’histoire d’une mutation inaugurée il y a une cinquantaine d’années, et qui est loin d’être achevée.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/118268/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige, avec Jean-Pierre Dozon, le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.</span></em></p>Il est grand temps de situer le présent dans l’histoire d’une mutation inaugurée il y a une cinquantaine d’années, et qui est loin d’être achevée.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1145662019-03-31T14:41:26Z2019-03-31T14:41:26ZRumeur sur les Roms : quand la fragmentation sociale et culturelle produit du non-sens<p>L’archaïsme de la haine, de la violence et des rumeurs s’appuie sur l’hyper-modernité des réseaux sociaux et des téléphones mobiles pour faire des agressions <a href="https://theconversation.com/lynchages-de-roms-les-mecanismes-du-stereotype-114517">dont viennent d’être victimes des Roms</a> dans les banlieues du nord-est de Paris – un « fait social total », selon l’expression de l’anthropologue Marcel Mauss.</p>
<p>Ces évènements, en effet, nous invitent à conduire une réflexion à la croisée de multiples enjeux, parmi lesquels les « fake news », le racisme, les phénomènes migratoires, les problèmes dits de banlieue ou bien encore – ce qui exige plus de hauteur par rapport aux faits – la mutation sociale et culturelle dans laquelle notre pays est engagé et les fractures qui s’approfondissent au fil de cette transformation.</p>
<h2>Les rumeurs, et le passage à l’acte</h2>
<p>Les rumeurs, d’abord, et le passage à l’acte. Le 8 mars dernier, des plaignants déposent au Commissariat de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) des mains courantes à propos d’un véhicule, une camionnette blanche, dont les occupants, des Roms, chercheraient à enlever des enfants. Viennent ensuite diverses accusations de trafic d’organes, puis d’autres témoignages relatifs à des soi-disant tentatives de rapt d’enfants.</p>
<p>Tout ceci est totalement mensonger, démenti par les autorités locales, mais n’empêche pas la persistance de rumeurs que complète l’annonce d’expéditions punitives, le lundi 25 mars. Et effectivement, les agressions et exactions à l’encontre de Roms se multiplient alors, tandis que le mensonge fleurit sur les réseaux sociaux, et que les commentateurs en arrivent à parler de « petit pogrom ».</p>
<p><div data-react-class="Tweet" data-react-props="{"tweetId":"1110518853879193600"}"></div></p>
<p>Ces rumeurs et ces violences renouent avec des accusations et des pratiques anciennes qui visent traditionnellement les gens du voyage, les nomades, mais aussi les Juifs, accusés depuis l’essor du christianisme, de crimes rituels, et victimes fréquentes de persécutions.</p>
<p>À ces dimensions classiques s’en ajoute une qui les favorise dans l’imaginaire des porteurs de la haine : les Roms, en effet, sont à la fois l’objet de préjugés tenaces, enracinés, presque immémoriaux, et pour certains d’entre eux des migrants récents – et on sait à quel point l’opinion aujourd’hui est hostile aux migrants.</p>
<h2>La rumeur révèle le social et le culturel</h2>
<p>La sociologie a depuis longtemps identifié ces éléments, comme dans les travaux de Françoise Reumaux (voir notamment la réédition de son ouvrage de 1998, <a href="https://www.lesbelleslettres.com/livre/2762-abc-de-la-rumeur"><em>ABC de la rumeur. Message et transmission</em></a>) ou dans la célèbre enquête d’Edgar Morin à Orléans, à la fin des années 60 (<a href="https://www.canal-u.tv/video/fmsh/la_rumeur_d_orleans_un_entretien_avec_edgar_morin.37745"><em>La rumeur d’Orléans</em></a>, Paris, Seuil, 1969).</p>
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<p>La rumeur révèle le social et le culturel, nous dit quelque chose des peurs et des rêves de ceux qui y adhèrent et la font circuler. Elle propose à leurs yeux une explication, elle confère un sens à leur situation, et souvent met en branle des imaginaires centrés sur les femmes, les enfants et des trafics touchant à la vie et à la mort – ce qui renvoie à la reproduction et à l’identité profonde du groupe humain auquel appartiennent ceux qui en sont les vecteurs.</p>
<p>Ainsi, la rumeur qui visait les commerçants juifs du centre-ville d’Orléans après 1968 en les accusant de droguer leurs clientes pour les envoyer dans des réseaux de traite des blanches opérait-elle dans un contexte de crainte conservatrice, alors que l’époque était à l’émancipation des femmes.</p>
<h2>Un contexte de fragmentation sociale et culturelle</h2>
<p>Quel est, aujourd’hui, le contexte, qui autorise non seulement les rumeurs, mais aussi le passage à l’acte ? C’est celui, avant tout, d’une fragmentation sociale et culturelle de notre pays, comme de beaucoup d’autres, sur fond de crise du système politique et, plus largement, de la démocratie.</p>
<p>Dans une telle situation, certains ensembles humains aux contours plus ou moins flous fonctionnent en tendant à ne croire que ce qui provient de leurs propres membres, ou de leurs amis, qui sont désormais ceux à qui chacun est relié <a href="https://theconversation.com/lensauvagement-du-web-95190">via les réseaux sociaux</a>. Ces derniers fonctionnent sur le mode de la fermeture, ne réunissant que des personnes partageant les mêmes orientations. Et symétriquement, chaque ensemble se défie des idées ou des informations qui proviennent d’ailleurs, au point parfois que se déploie la paranoïa, qui est à la <a href="https://theconversation.com/fake-news-et-complotisme-pourquoi-une-telle-acceleration-91202">base du « complotisme »</a>.</p>
<p>La puissance des fake news et, parmi elles, des rumeurs, d’une part, et d’autre part celle des visions complotistes de la vie collective, tient à la dissociation qui s’opère entre le dedans de chaque groupe, et le dehors. Entre « eux » et « nous », entre les « amis » qui veulent du bien au groupe et le considèrent, et les « ennemis » supposés l’ignorer, le maltraiter ou le menacer. Tout ce qui provient des « amis » est acceptable et vrai par définition, y compris les mensonges les plus grossiers ; tout ce qui vient d’ailleurs est suspect, voire maléfique.</p>
<p><a href="https://theconversation.com/fake-news-et-post-verite-20-textes-pour-comprendre-et-combattre-la-menace-97807">L’ère de la « post-vérité »</a>, où les opinions subjectives acquièrent sans la moindre démonstration valeur de vérité, cette ère qui est aussi celle du soupçon, de la dénonciation, de la délation, n’est pas seulement marquée par l’apport technologique d’Internet et des réseaux sociaux, qui certes lui facilitent l’existence. Elle est avant tout sociale et culturelle.</p>
<h2>Quand le sens s’abolit dans le non-sens</h2>
<p>Dans la phase historique actuelle, toute sorte de fractures séparent ainsi différents groupes sociaux ou culturels sans qu’existent les conditions du traitement politique ou négocié de ce qui les sépare, les oppose et qui divise la société. Et quand ces fractures constituent autant de plaies qu’exacerbent le sentiment d’être oubliés ou invisibles, et l’<a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-contre-emmanuel-macron-aux-racines-de-lincommunication-108048">arrogance du pouvoir</a> – réelle ou perçue comme telle –, le sens se perd ou s’abolit dans le non-sens, puis dans la violence, la raison cédant alors la place à la rage ou à la haine.</p>
<p>L’information recueillie et mise en circulation par des professionnels sérieux et compétents recule au profit de la rumeur. Des boucs émissaires sont désignés, et compte tenu des préjugés accumulés au fil des siècles, les <a href="https://theconversation.com/lantisemitisme-aujourdhui-111774">Juifs</a> et « les gens du voyage » sont, ici, en première ligne.</p>
<p>Cela concerne nombre de fragments de la société, <a href="https://theconversation.com/fractures-territoriales-et-sociales-portrait-dune-france-en-morceaux-112154">éventuellement définis aussi en termes territoriaux</a>, et peut jaillir ici et là, un jour par exemple parmi les habitants d’une banlieue populaire, un autre parmi des « gilets jaunes », jusqu’ici fort éloignés les uns des autres. Ce qui ne disqualifie ni les uns ni les autres, dans leur ensemble, mais souligne bien les carences contemporaines de la démocratie, à la peine s’il s’agit de traiter les demandes sociales qui façonnent les peurs et la violence et de transformer la crise en débats, en conflits institutionnalisés et en négociations.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/114566/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien. </span></em></p>Le contexte qui autorise les rumeurs et le passage à l’acte est celui, avant tout, d’une fragmentation sociale et culturelle de notre pays, sur fond de crise du système politique.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1117742019-02-13T16:07:52Z2019-02-13T16:07:52ZL’antisémitisme aujourd’hui<p>En avril dernier, quelque 250 personnalités publiaient dans <em>Le Parisien</em> un <a href="http://www.leparisien.fr/societe/manifeste-contre-le-nouvel-antisemitisme-21-04-2018-7676787.php">appel vibrant pour dénoncer le « nouvel antisémitisme »</a> –, imputé sans trop de nuances à l’islamisme et à l’islam, ainsi qu’à la gauche radicale antisioniste. Outre que le caractère « nouveau » du phénomène était douteux – on en parle depuis une vingtaine d’années, sous cette appellation – le texte, d’un revers de plume, passait à côté du « vieil antisémitisme d’extrême droite ».</p>
<p>Il est, hélas, grand temps d’en finir avec les obsessions monomaniaques d’une intelligentsia qui ne veut voir qu’un aspect du mal profond qui ronge notre société, comme beaucoup d’autres.</p>
<h2>Le « vieil antisémitisme » n’a pas disparu</h2>
<p>Le « vieil antisémitisme », en effet, n’a jamais disparu. Malgré les efforts considérables de l’Église catholique qui a rompu avec lui à l’occasion du Concile Vatican 2, ouvert en octobre 1962, il s’alimente encore d’un antijudaïsme chrétien, lourd de préjugés ayant pour eux une bonne quinzaine de siècles d’existence – les Juifs sont un peuple déicide, ils refusent la conversion, et ils incarnent le mal par des pratiques maléfiques.</p>
<p>Les préjugés, opinions ou stéréotypes hostiles aux juifs se rencontrent dans toutes sortes de milieux, et les <a href="https://www.nouveau-magazine-litteraire.com/idees/combattre-antisemitisme-actes-opinions-mayer">travaux de Nonna Mayer</a> montrent qu’ils sont d’autant plus fréquents à droite, pour culminer parmi les électeurs et sympathisants d’extrême droite.</p>
<p>Ils se nourrissent aussi de la Shoah, qui devient dans des milieux variés une pure invention des Juifs – c’est le négationnisme –, ou une source d’argent pour eux – c’est la thèse du « shoah business ». Il en va de même avec l’existence d’Israël, qui suscite, là encore dans des milieux divers, un antisionisme dont ne sait jamais très bien jusqu’à quel point il est réductible à une simple haine antisémite – à moins que ce soit l’inverse. On ne peut pas réfléchir à la haine contemporaine des juifs sans prendre en compte ces deux thématiques.</p>
<h2>Une circulation de la haine accélérée et démultipliée</h2>
<p>On ne passe jamais automatiquement ou simplement des idées aux actes, et ce n’est pas parce que nombre de nos concitoyens professent la haine ou le mépris des juifs qu’ils sont disposés à transcrire ces affects concrètement.</p>
<p>Au cours des années récentes, c’est arrivé, néanmoins, et on peut évoquer, par exemple, en dehors du terrorisme islamiste de Mérah ou de Coulibaly, les profanations de tombes, voire de cimetières juifs, par des néo-nazis et assimilables, comme à Carpentras en 1990, le meurtre crapuleux en même temps qu’antisémite d’Ilan Halimi, laissé pour mort en 2006 par le « gang des barbares » de Youssouf Fofana (qui découvrira l’islam pour sa défense, depuis la prison).</p>
<p>Mais si le passage à l’acte ne concerne que quelques individus sur une population très large, il n’est pas pour autant acceptable de postuler l’absence totale de relation entre les violences concrètes et un climat, une propagande, la circulation de la haine accélérée et démultipliée par Internet et les réseaux sociaux.</p>
<p>Au contraire, la recrudescence des agressions antisémites dans la période récente doit être lue dans le contexte de violence plus général qui affecte notre pays, en même temps que fleurissent les « fake news » et que le « complotisme » fonctionne à plein régime.</p>
<h2>Le re-légitimation de la violence</h2>
<p>La violence des « actes » orchestrés par les « gilets jaunes » a marqué une rupture majeure dans ce qui était la caractéristique des trente ou quarante dernières années : elle réintroduit, en effet, une <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-violence-la-fin-du-tabou-109163">légitimité de la violence</a> qui s’était perdue, le phénomène étant devenu un tabou.</p>
<p>N’est-ce pas elle, visible et hautement médiatisée, qui a permis – samedi après samedi – le recul d’Emmanuel Macron ? Ne peut-on pas dire qu’elle a payé ? N’a-t-elle pas aussi revêtu une tonalité insurrectionnelle qui a fait vibrer Jean‑Luc Mélenchon, alors même que les idéologies révolutionnaires étaient quasiment désertées depuis longtemps en France ? N’a-t-on pas entendu diverses références à 1789, mais aussi à la guillotine ? La violence a retrouvé dans la pratique, mais aussi dans l’imaginaire, une place qu’elle avait perdue, et cela peut exercer un effet sur certains esprits.</p>
<p>La <a href="https://www.lemonde.fr/religions/article/2018/11/09/les-actes-antisemites-en-hausse-de-69-en-2018-en-france_5380962_1653130.html">hausse récente des actes antisémites</a> n’est pas, a priori, imputable à une catégorie sociale précise, ni nécessairement à des organisations plus ou moins structurées idéologiquement et politiquement : il faut espérer que les enquêtes policières et la justice apporteront ici un éclairage qui, pour l’instant, fait défaut. Elle relève pourtant d’un raisonnement qui doit comporter une forte dimension sociologique.</p>
<h2>La dangereuse césure « amis-ennemis »</h2>
<p>D’une part, il est possible que certains actes relèvent du « nouvel antisémitisme », et donc de dérives islamistes. Et d’autre part, il est vraisemblable que d’autres actes s’inscrivent dans des logiques où co-existent le mensonge des fake news et la paranoïa du complotisme sur fond de fragmentation de la société.</p>
<p>Le mouvement des gilets jaunes a mis en effet en lumière une coupure très nette entre ceux qui craignent d’être les laissés-pour-compte du changement – ou qui le sont déjà, effectivement, sans être les plus pauvres ou les plus démunis – et l’univers des élites, du pouvoir, des centre-villes bourgeois, des partis politiques classiques, <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-et-journalistes-aux-sources-du-rejet-107901">des journalistes</a>, perçus alors comme des ennemis, ou presque.</p>
<p>Avec une telle césure amis-ennemis, la confiance, au sein de la population qui se sent abandonnée, ignorée ou méprisée est grande pour ceux qui s’intéressent aux « oubliés » et aux « invisibles » dont parlait Marine Le Pen. Au point que ce qui provient d’amis comme « information » est toujours crédible. Et symétriquement, la méfiance règne pour tout ce qui vient d’en haut, du centre, du monde politique et médiatique, prolongée presque naturellement par l’idée que les acteurs visibles de ce monde sont manipulés par d’autres acteurs, invisibles ou cachés.</p>
<p>On entre alors dans la défiance absolue, qui devient « complotisme », paranoïa. L’antisémitisme est un débouché disponible, facile, surtout lorsqu’il est activé par des experts en technologies digitales et des intellectuels comme Alain Soral ou des amuseurs comme Dieudonné.</p>
<p>En plus du « nouvel antisémitisme », qu’il ne s’agit pas de sous-estimer, les expressions les plus récentes d’antisémitisme, les plus concrètes aussi, ont certainement beaucoup à voir avec ce mélange explosif de re-légitimation de la violence dans l’espace public, et de coupure sociologique entre deux parties de la population.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/111774/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.</span></em></p>La recrudescence des agressions antisémites doit être lue dans le contexte de violence qui affecte notre pays, alors que fleurissent les fake news et que le « complotisme » fonctionne à plein régime.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1091632018-12-30T17:39:18Z2018-12-30T17:39:18Z« Gilets jaunes » : violence, la fin du tabou<p>Jusque dans les années 70, la violence politique ou sociale pouvait avoir une certaine légitimité. Les références à 1789 et plus largement à l’histoire des grandes colères sociales et des révolutions trouvaient un assez large écho, y compris dans la vie intellectuelle. Et les combats liés à la décolonisation suscitaient eux aussi une appréciation souvent favorable au recours à la violence.</p>
<p>Mais le monde a changé.</p>
<h2>« On a raison de se révolter »</h2>
<p>Pour l’Occident, la violence révolutionnaire a été associée à l’islam, avec les expériences de l’Iran de Khomeiny ou de l’Algérie du FIS – ce qui lui a aliéné les sympathies antérieures. L’islamisme est devenu une figure majeure du mal, même si le djihadisme n’a pas le monopole du terrorisme. </p>
<p>Le communisme s’est décomposé, et avec lui les images positives de la Révolution russe, qui elle-même s’était réclamée de la Révolution française. François Furet a pu décréter : « la Révolution (française) est terminée ». La décolonisation s’est presque achevée, et la violence émancipatrice qui pouvait l’accompagner a perdu l’essentiel de son sens.</p>
<p>Le terrorisme global, d’un côté, et d’un autre côté l’essor du crime organisé à l’échelle internationale ont marqué la fin de cette époque où il était possible de conférer une légitimité au recours à la violence. Celle-ci devenait métapolitique – le terrorisme – ou infra-politique – le crime organisé – : son sens politique se perdait.</p>
<p>Les dernières grandes figures intellectuelles ayant plus ou moins justifié une certaine violence ne sont plus mises en avant, en tous cas pour ce qu’elles pouvaient en avoir laissé entendre de positif. </p>
<p>Quand Bernard-Henri Lévy, tout à son inquiétude suscitée par l’irruption des « gilets jaunes » sur la scène publique, s’appuie sur Sartre pour les critiquer (dans une allocution prononcée en clôture de la Convention du CRIF le 18 novembre 2018), c’est à propos de ce que le grand philosophe, s’intéressant aux sans-culottes, appelait le passage du « groupe sériel » au « groupe en fusion ». Ce n’est assurément pas pour rappeler le Sartre pour qui « on a raison de se révolter », exprimant une certaine sympathie pour les commerçants en colère emmenés par le CID-Unati de Gérard Nicoud, assurant la direction de <em>La Cause du peuple</em>, ou ayant écrit quelques années auparavant une désormais fameuse préface pour <em>Les damnés de la terre</em> de Franz Fanon. </p>
<p>Si Michel Foucault, aujourd’hui encore, demeure un penseur majeur, ce n’est certainement pas en référence au soutien qu’il a pu apporter à Klaus Croissant, avocat de la Fraction armée Rouge détenu en France que l’Allemagne avait de bonnes raisons de vouloir extrader.</p>
<h2>Une période historique s’achève</h2>
<p>Pendant une quarantaine d’années, la violence est devenue un tabou, le mal absolu, dénoncé et rejeté, y compris dans des milieux qui avaient auparavant fait preuve de compréhension, voire d’empathie à son égard. Avec une exception notable : celle du « Che », icône christique dont l’image positive demeure forte.</p>
<p>Une période historique s’achève, où la violence a ainsi été refusée massivement. Nous entrons dans une nouvelle ère, que le mouvement des « gilets jaunes » rend particulièrement visible. Peut-être peut-on tenir La violence, comme la lance d’Achille, peut cicatriser les blessures qu’elle a faites
Deux logiques ici sont en jeu, pour contester à nouveau à l’Etat son « monopole de la violence physique légitime », selon la formule célèbre de Max Weber tirée d’une conférence sur « le métier et la vocation d’homme politique » – Weber qui en fait a très peu écrit sur la question, et dont le propos vient s’inscrire ici dans une tradition philosophique inaugurée, d’une certaine façon, avec Thomas Hobbes expliquant comment l’État permet d’éviter que l’homme soit un loup pour l’homme.</p>
<h2>La déstructuration des systèmes de partis classiques</h2>
<p>La première logique, directement politique, procède de la déstructuration des systèmes de partis classiques. Elle s’ébauche aux deux pointes extrêmes du spectre politique, au-delà des forces populistes qui sont elles-mêmes à la hausse. Qu’il s’agisse des ultras du type Black Bloc, à l’extrême-gauche, ou de l’extrême-droite, le mode de pensée – qui n’est pas homogène au sein de ces ensembles – n’est évidemment pas neuf. </p>
<p>Ce qui l’est est leur présence significative dans l’espace public, grâce à la combinaison de l’action violente sur le terrain, et de l’usage d’Internet et des réseaux sociaux. C’est ainsi que la presse a parlé de 1200 Black Blocs venus participer à leur façon à la manifestation du 1<sup>er</sup> mai 2018 – un chiffre impressionnant.</p>
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<p>Le discours de dirigeants de <em>la France insoumise</em>, sans faire l’apologie de la violence, a consisté ces derniers temps à encourager les « gilets jaunes » à manifester à Paris ou dans les grandes villes alors même que la violence rôdait, et a recouru parfois à une imagerie révolutionnaire ou insurrectionnelle. Ce qui, là aussi, ouvre la voie d’un retour sinon justifié, du moins compréhensible de la violence dans le répertoire de l’action politique.</p>
<p>Jean‑Luc Mélenchon en a donné de belles illustrations en parlant d’« insoumission générale », d’« insurrection citoyenne » et d’entrée dans « la grande scène de l’histoire de France », une histoire qui n’est évidemment pas pour lui un long fleuve tranquille. De ce point de vue, Marine Le Pen s’est montrée plus mesurée, et peut-être plus fine politique.</p>
<h2>La violence comme prix à payer</h2>
<p>La deuxième logique qui met fin à l’absence totale de légitimité de la violence tient à la façon dont les « gilets jaunes » ont saturé ces dernières semaines l’espace politique et médiatique. Si l’on doit distinguer, dans les affrontements des « actes » 3, 4, et 5 de leur mouvement, à Paris et dans quelques villes, entre premièrement casseurs et pilleurs, deuxièmement activistes ultras, et troisièmement « gilets jaunes » devenant enragés sur place (ou étant venus manifester avec déjà l’idée d’éventuellement en découdre avec les forces de l’ordre), on doit surtout s’interroger sur le lien contradictoire car contre-nature qui a existé entre la violence et le mouvement social.</p>
<p>Ce dernier n’est pas violent, il ne prône en aucune façon l’affrontement brutal. Mais il a accepté et compris que la violence peut être éventuellement le prix à payer pour exister et exercer une forte pression sur le pouvoir. Il y a dans cette perspective une fonctionnalité de la violence du point de vue – paradoxal – de ce mouvement qui en même temps ne la recherche et ne la souhaite pas. Une telle fonctionnalité ne peut que donner vie à des modes de pensée nouveaux, ou renouvelés, dans lesquels la violence trouve une certaine légitimité.</p>
<p>Ainsi s’ébauche, politiquement et socialement, la fin d’un tabou. Avec une implication majeure : le discours et la pratique pour prévenir la violence, ou en sortir, perdent aussi une partie de leur légitimité. </p>
<p>Que veulent dire les efforts pour penser le passage de logiques de rupture violente à celles de la paix, du débat, de la négociation, de la « dé-radicalisation » (horrible expression) ou du conflit institutionnalisé quand il s’agit d’acteurs bénéficiant dans l’opinion de compréhension ou de sympathies agissantes ? Quand le désir d’histoire est désir de violence ? Quand les sources sociales, économiques, culturelles, politiques d’une action devenant violente, ou s’accompagnant de violences semblent plus légitimes, aux yeux d’une partie de la société, que la répression et l’exercice du pouvoir, même démocratiquement choisi ?</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/109163/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien. </span></em></p>Le mouvement des « gilets jaunes » a accepté et compris que la violence peut être éventuellement le prix à payer pour exister et exercer une forte pression sur le pouvoir.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1082132018-12-04T20:55:56Z2018-12-04T20:55:56ZLes « gilets jaunes », qu’est-ce que c’est ?<p>Souvent, les catégories des sciences sociales et celles de la vie quotidienne, de la politique et des médias reposent sur le même vocabulaire, ce qui est source de confusion. Il en est ainsi de l’expression « mouvement social », qui renvoie aussi bien à une conceptualisation sociologique ou de science politique qu’à des usages courants, ordinaires, quand une partie de la société se mobilise, qu’une lutte sociale fait l’actualité et par exemple qu’une grève paralyse la SNCF ou la RATP.</p>
<p>Et, pour compliquer le problème, les concepts, les définitions varient d’une école sociologique à une autre. De de ce point de vue, il faut être reconnaissant à The Conversation d’accueillir des articles qui témoignent de la vitalité des sciences sociales dès qu’il s’agit d’une mobilisation aussi importante que celle des gilets jaunes, tout en faisant apparaître la diversité des orientations théoriques des chercheurs.</p>
<p>Autant dire que si l’on veut qualifier l’action des « gilets jaunes » de « mouvement social », il est souhaitable d’indiquer ce que l’on entend en recourant à ce qualificatif. Ainsi, <a href="https://theconversation.com/gilets-jaunes-macron-pris-au-piege-dun-mouvement-social-deliberement-desorganise-108119">Thomas Roulet et Bertrand Valiorgue, dans leur article du 3 décembre</a>, se réclament d’un courant fréquemment qualifié de « la mobilisation des ressources », et dont la plus haute figure fut l’historien Charles Tilly. Dans cette perspective, un mouvement social est un mécontentement mobilisant des ressources pour parvenir à des fins qui éventuellement incluent son institutionnalisation.</p>
<p>Différemment, pour le courant auquel j’appartiens, avec pour chef de file depuis une soixantaine d’années Alain Touraine, un « mouvement social » est la signification la plus élevée d’une action contestataire mettant en cause face à un adversaire social les orientations générales de la vie collective et présentant deux faces, l’une tendue vers un projet, l’autre défensive. On notera, au passage, que dans les deux cas – Tilly et Touraine –, la figure paradigmatique du mouvement social est donnée par le mouvement ouvrier.</p>
<p>La mobilisation actuelle des « gilets jaunes » comporte-t-elle, parmi d’autres, la signification singulière de « mouvement social », au sens auquel je me réfère ? De façon certainement réelle, mais aussi limitée.</p>
<h2>Les deux faces des gilets jaunes</h2>
<p><a href="https://theconversation.com/les-gilets-jaunes-quand-la-france-se-cabre-107581">Lorsqu’ils demandent du respect, la fin du mépris ou de l’arrogance de la part du pouvoir</a>, lorsqu’ils se disent citoyens, qu’ils veulent être entendus et écoutés au sommet de l’État pour faire connaître leurs souffrances et leurs difficultés, et qu’ils plaident pour une démocratie renouvelée, étendue, on peut admettre que les gilets jaunes s’inscrivent dans la logique d’un « mouvement social » tel que je l’entends.</p>
<p>Lorsqu’ils dénoncent la précarité, les revenus insuffisants pour une vie digne, qu’ils demandent à ne pas être les laissés-pour-compte du changement et des réformes, ils incarnent à haut niveau, là encore, la face défensive du mouvement, et beaucoup moins celle d’un acteur capable de se tendre vers une utopie ou un contre-projet de société. D’autres revendications n’atteignent pas ce stade de la mise en cause des orientations générales de la vie collective, et sont d’envergure plus limitée, par exemple lorsqu’est demandée l’annulation d’une mesure fiscale.</p>
<p>Il arrive, comme dans toute mobilisation d’ampleur, qu’à partir de là, des dérapages s’observent, par exemple racistes ou xénophobes. On notera simplement ici que le cœur des revendications est bien social, et n’a rien à voir avec les questions de l’islam, de la laïcité, de l’immigration ou de l’ethnicité. La question de la violence, par contre, mérite qu’on s’y arrête.</p>
<h2>Violence et mouvement social</h2>
<p>De façon générale, et c’est le <a href="https://blogs.mediapart.fr/pascalboniface/blog/050218/face-au-mal-3-questions-michel-wieviorka">thème principal de mon dernier livre</a>, la violence est le contraire du mouvement social, en tous cas au sens indiqué plus haut. Elle surgit quand celui-ci ne parvient pas ou plus à exister et à se transcrire en action concrète, et transforme en rupture ce qui dans un conflit est de l’ordre de la relation, du débat et, éventuellement, de la négociation.</p>
<p>Le conflit met aux prises des adversaires, là où la violence oppose des ennemis. Mais cette dernière peut aussi être un élément du mouvement social, une composante à la fois stratégique et expressive. C’est même ainsi qu’il faut comprendre, à certains égards, les violences des samedi 24 novembre et 1<sup>er</sup> décembre derniers à Paris – sans oublier qu’il y en a eu aussi dans quelques autres villes de France.</p>
<p>Si l’on considère le <a href="https://theconversation.com/deux-ou-trois-choses-dont-je-suis-presque-certain-a-propos-des-gilets-jaunes-108183">profil des personnes interpellées et transmises à la justice</a>, les violences parisiennes ont été le fait d’ultra (de gauche et de droite), de purs casseurs voire pilleurs venus souvent de la périphérie, et de gilets jaunes enragés, peut-être montés à Paris pour en découdre éventuellement avec les forces de l’ordre, peut-être portés par le climat insurrectionnel dans lequel ils étaient immergés. Ce qui déjà oblige à corriger l’image simpliste qui ressortait des premiers commentaires, le 24 novembre, pour lesquels il fallait distinguer entre les « casseurs », politisés ou non, et le mouvement à la base, très éloigné de la violence. Mais il y a plus.</p>
<p>Pour être visibles et audibles, et attirer l’attention des médias, les gilets jaunes sont déjà venus à deux reprises à Paris, et ont tenté de manifester au plus près des lieux symboliques du pouvoir. La réussite, de ce point de vue, a été dans l’impact médiatique dû aux affrontements avec les forces de l’ordre et non pas tant à une présence massive de « gilets jaunes », en fait peu nombreux.</p>
<p>La violence est à la fois nécessaire, ou utile, pour occuper le devant de la scène, et inacceptable pour nombre de gilets jaunes. Il y a là une ambivalence du mouvement, qui est sous tension entre l’importance que revêtait leur présence à Paris et la violence inéluctable qui en a découlé jusqu’ici. Il faut distinguer analytiquement, même si elles ont frayé ensemble, la violence qui constitue l’extrémité enragée du mouvement, et celle qui, en dehors, en est le contraire, une sorte alors d’anti-mouvement. Et il faut en même temps considérer la totalité de la violence dans sa relation fonctionnelle, voire légitimante avec un mouvement social qui est par essence, en lui-même, non ou peu violent.</p>
<h2>Mouvement social et force politique</h2>
<p>Un mouvement social n’est pas une force politique, mais ses acteurs se posent la question du traitement politique de ses demandes. Certains, en son sein, peuvent vouloir se transformer en parti, un peu comme Podemos a jailli des « Indignados » du 15-M en Espagne. D’autres considèrent que l’action politique peut être portée par un parti qui l’exprime, comme dans la social-démocratie au bon temps de la splendeur du mouvement ouvrier, ou qui le dirige sur un mode léniniste.</p>
<p>Les gilets jaunes sont loin, aujourd’hui, de pouvoir donner naissance à une force politique qui leur serait propre, et ne se reconnaissent dans aucun parti, même si le Rassemblement national et la France insoumise s’efforcent, plus encore que la droite classique, de capitaliser leur mobilisation. Leurs revendications initiales, limitées <a href="https://theconversation.com/les-etroites-marges-de-manoeuvre-pour-attenuer-le-ras-le-bol-fiscal-108189">pour l’essentiel à des mesures fiscales</a>, n’ont pas été immédiatement entendues par le pouvoir, et leurs demandes se sont complexifiées et diversifiées.</p>
<p>Mais il n’existe pas de force sociale ou politique capable d’en assurer le traitement institutionnel. Dès lors, elles s’agglutinent dans une confusion que des propositions politiques de changement global tentent de ramener à une formulation unique.</p>
<h2>Référendum, dissolution, autoritarisme et VI<sup>e</sup> République</h2>
<p>C’est ainsi que quatre tendances se dessinent, au moins.</p>
<p>La première – transmission en langage politique du discours des acteurs quand ils scandent « Macron démission ! » – consiste à exiger un référendum. Ce qui, dans la tradition française et compte tenu des circonstances, ne peut être qu’un plébiscite à l’envers : la question en serait dictée par les contestataires, et le résultat prévisible en serait la mise en échec du président, avec à la clé son départ.</p>
<p>La deuxième est une mise en forme politique de l’idée « dégagiste » selon laquelle il faut en finir avec les parlementaires en place. Elle passe par la dissolution de l’Assemblée nationale, et ne peut aboutir qu’à une cohabitation, puisque le président reste en place dans une telle hypothèse.</p>
<p>Troisième tendance : l’autoritarisme, qui commence à se faire entendre. Il est alors demandé à la tête du gouvernement un nouveau premier ministre qui ait de la poigne – le nom du Général de Villiers circule dans certains milieux, vraisemblablement à son corps défendant. Parfois encore, quatrième tendance, il redevient question d’un changement institutionnel radical, et le thème de la « VI<sup>e</sup> République » refait alors surface.</p>
<p>Ainsi, <a href="https://theconversation.com/debat-macron-et-les-gilets-jaunes-le-miroir-de-la-desintermediation-107635">faute de niveau intermédiaire</a> dans le système politique et social institutionnel, les demandes du mouvement deviennent des projets politiques au sommet. Elles ne sont susceptibles d’aboutir alors qu’au prix d’un spasme social prolongé et paralysant pour le pays, encouragé par des politiciens désireux non pas de voir ramener rapidement la paix, le dialogue et la négociation que de faire vivre les tensions incarnées par le couple paradoxal gilets jaunes–violence.</p>
<h2>Un acteur défensif et… neuf</h2>
<p>Dans la définition du « mouvement social » qui est la mienne, celui-ci ne se réduit pas à un épisode, une lutte, un moment ; il s’inscrit dans l’épaisseur historique d’un type de société, il en est l’acteur contestataire. Les gilets jaunes, dans la mesure où une de leurs significations est celle du « mouvement social », s’inscrivent bien plus dans le type de société qui se défait que dans celui qui naît – c’est ce que dit fort justement <a href="https://theconversation.com/la-crise-des-gilets-jaunes-revele-lhistoire-dune-france-qui-disparait-107842">Daniel Behar sur ce site</a>.</p>
<p>Les gilets jaunes incarnent, avant tout, le refus de faire les frais de cette transformation, ils sont l’acteur défensif d’un modèle qui a commencé à se décomposer avec la fin des Trente Glorieuses. Mais les mobilisations actuelles sont-elles dans la continuité avec d’autres, plus anciennes, liées au mouvement social de l’ère industrielle classique que nous quittons, le mouvement ouvrier ? Pas vraiment. Les grandes luttes des cinquante dernières années n’ont jamais été portées par les acteurs d’aujourd’hui, et les témoignages abondent de personnes d’un certain âge expliquant qu’il s’agit là pour elles de leur toute première expérience de l’engagement et de la manifestation.</p>
<p>Pourtant, les comparaisons historiques vont bon train, y compris avec 1995. Ce qui n’est pas sérieux, et source de confusion et d’idéologie. Il faut une bonne dose d’incurie intellectuelle <a href="https://www.franceculture.fr/sociologie/racisme-de-classe-ou-conflit-mesquin-face-aux-gilets-jaunes-les-fantomes-de-1995">chez certains</a> pour profiter de la situation présente pour régler on ne sait quels comptes avec des chercheurs s’étant exprimés en 1995 à propos de la mobilisation de l’époque, et suggérer une continuité avec 2018 : les acteurs de 1995 défendaient un modèle social assurant diverses garanties aux salariés et fonctionnaires ; ceux de 2018 demandent des mesures fiscales et sociales au profit de tout autres catégories.</p>
<p>Le mouvement des gilets jaunes est neuf, alors même qu’il exprime la fin d’un monde sans entretenir un quelconque lien avec le syndicalisme ou ce qui reste de la classe ouvrière comme telle. Il est encore plus neuf, et par contre installé alors dans un nouveau monde, si l’on considère ses formes de mobilisation, qui conjuguent le recours aux technologies modernes de communication, et la présence physique en des lieux multiples permettant la couverture de tout le territoire national.</p>
<p>Mais la technologie est une chose, le sens en est une autre : les gilets jaunes ne nous parlent guère de l’entrée dans un nouveau monde où ils auraient une place créatrice, y compris sur un monde contestataire. Tout au plus plaident-ils – on l’a dit – pour un renouveau de la démocratie, et expriment-ils ça et là une réelle sensibilité au thème de l’environnement.</p>
<h2>Gilets jaunes, quel avenir ?</h2>
<p>Un mouvement n’est pas une classe sociale, et encore moins une catégorie ou un ensemble de catégories sociales : les « gilets jaunes » sont socialement diversifiés, et donc indéterminés, les uns modestes, les autres moins, ils comptent en leur sein des femmes, et pas seulement ou principalement des hommes ; des jeunes, et des « seniors ».</p>
<p>Ils ont raison de ne pas vouloir faire les frais d’une longue mutation dont ils ont été les « oubliés » et les <a href="https://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_France_invisible-9782707153746.html">« invisibles »</a>, de demander des mesures sociales en leur faveur, d’exiger, aussi, du respect et de la démocratie. Mais ils ne constituent pas le sel de la terre, et leur mouvement pour l’instant n’invente aucun avenir au-delà de ce qu’exigent des politiques sociales et de dignité.</p>
<p>Il est injuste d’y voir une ébauche de fascisme, à l’italienne, car ils ne sont pas porteurs de revendications qui en donneraient l’image ; il est tout autant erroné d’y voir l’acteur contestataire d’un monde nouveau, car ils n’apportent pas d’appels au renouveau culturel, intellectuel, utopique, créatif – ou fort peu.</p>
<p>Céder à leurs demandes est à la fois nécessaire, voire incontournable, et périlleux.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/108213/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien. </span></em></p>Le mouvement des gilets jaunes est neuf, alors même qu’il exprime la fin d’un monde sans entretenir un quelconque lien avec le syndicalisme ou ce qui reste de la classe ouvrière comme telle.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1075812018-11-25T19:44:48Z2018-11-25T19:44:48ZLes « gilets jaunes », quand la France se cabre<p>À l’heure où dans de nombreux pays les difficultés sociales, les inquiétudes, les problèmes du déclassement, de la précarité ou de la mobilité descendante aboutissent au populisme, au nationalisme et à l’extrémisme, la France donne une image singulière : celle d’une société où s’exprime un mouvement social dont le cœur est éloigné des tendances mondiales.</p>
<p>Un mouvement social mêle des significations variées, de niveau sociologique plus ou moins élevé. C’est le cas ici, avec des acteurs qui demandent des mesures fiscales et mettent en avant leurs difficultés économiques ; d’autres, ou les mêmes, qui posent la question de l’injustice et des inégalités ; d’autres encore, ou les mêmes là aussi, qui parlent de respect, se plaignent de ne pas être écoutés, veulent être entendus et reconnus comme citoyens capables d’intervenir dans le débat public.</p>
<p>Un mouvement social comporte toujours une face de lumière, positive, tendue vers des contre-projets, portée éventuellement par une utopie, la promesse d’un avenir meilleur, et une face d’ombre, défensive, tentée par la colère. Ces deux faces peuvent être complémentaires, s’épauler l’une l’autre. Elles peuvent aussi se dissocier – la violence, la haine, les conduites de rupture l’emportant alors sur toute autre logique. C’est ce que nous avons pu observer à Paris, sur les Champs-Élysées, samedi 24 novembre 2018, où des « casseurs » se définissaient dans leur seul affrontement avec les forces de l’ordre : le sens de l’action, ici, s’est dissout dans la violence.</p>
<h2>Ne pas réduire les « gilets jaunes » aux casseurs</h2>
<p>Un mouvement social ne doit pas être réduit à telle ou telle de ses expressions concrètes, à un moment singulier, à une lutte ponctuelle. Les évènements s’inscrivent, avec lui, dans la longue durée, dans une épaisseur temporelle et spatiale. Les significations qui se révèlent dans un contexte donné – ici, le 24 novembre- appellent donc un examen qui n’épuise en aucune façon la question du sens de l’action, puisque d’autres significations peuvent apparaître, dans d’autres contextes.</p>
<p>La présence de « casseurs » le 24 novembre à Paris, leur choc avec les forces de l’ordre ne nous dit pas tout et peut-être même bien peu du mouvement, pas plus que les incidents xénophobes ou racistes qui ont pu être signalés à partir du samedi 17 novembre dans plusieurs situations. Il est absurde de ne pas voir les forces du mal lorsqu’elles sont à l’œuvre, mais il est injuste de disqualifier les « gilets jaunes » du fait de la violence ou des actes et propos haineux qui ont pu apparaître, dérives éventuellement anisées surgissant à partir de la solidarité festive des braseros.</p>
<p>Il faudrait en savoir plus sur les « casseurs » de Paris, qui semblent avoir été d’abord des activistes d’extrême droite portés par une pulsion factieuse qui rappelle le 6 février 1934, avec les « Ligues » antiparlementaires et les associations d’anciens combattants mobilisés violemment contre un pouvoir, qui lui-même eut recours à la force dans le contexte de l’affaire Stavisky.</p>
<p>Il est vraisemblable que des activistes d’ultragauche <a href="https://theconversation.com/le-black-bloc-quand-lantisysteme-effraie-80857">« black blocs »</a> et autres, soient également intervenus – leur violence exprime autre chose, une rage, parfois aussi une désespérance qui mériterait analyse. Mais ces protagonistes de la violence sont à la périphérie du mouvement, quand ils ne lui sont pas étrangers.</p>
<h2>Paris demeure à l’écart</h2>
<p>À suivre les sondages d’opinion, le mouvement des « gilets jaunes » bénéficiait encore, samedi 24 novembre, de forts courants de sympathie : près de trois quarts des personnes interrogées affichaient leur sympathie, leur compréhension. Mais ils n’ont pas mobilisé pour autant toute la société : on les a vus en région, bien plus qu’en ville, et la capitale est restée bien peu impliquée. Les Parisiens n’ont en aucune façon semblé vouloir leur apporter un soutien explicite. La jeunesse étudiante n’a pas été visible. Bien des professions se sont tenues à l’écart du mouvement. Les plus pauvres ne se sont pas non plus engagés.</p>
<p>Certaines analyses ont opposé la France d’en bas et celle d’en haut, celle de la périphérie et celles des centres-villes, celle des territoires et celle de la capitale. Il y a du vrai dans ces approches, et une leçon de la journée, du 24 novembre permet de faire un pas de plus : la mobilisation, en effet, est demeurée puissante en région, et faible s’il s’agit de Paris.</p>
<p>Il est vrai qu’il était coûteux de faire un déplacement qui pouvait être aussi un peu angoissant pour des provinciaux n’ayant pas l’habitude de manifester, et ne connaissant que bien peu la capitale ; qu’il n’y avait pas de capacité d’organisation, comme lorsque de grands syndicats affrètent des cars et des trains, prennent langue avec les représentants de la puissance publique pour fixer le parcours d’une manifestation, assurent un service d’ordre.</p>
<p>Toujours est-il qu’est apparu clairement non pas un continuum, entre une action s’exerçant au centre, dans les rues de Paris, et une autre ancrée localement, sur les axes et les carrefours routiers, mais une distance.</p>
<p>Les « gilets jaunes » n’ont pas su, ou pas voulu se mobiliser massivement à Paris, et ils peuvent même avoir la conviction qu’ils n’ont pas leur place près des lieux du pouvoir et de l’argent : la Place de la Concorde, les Champs-Élysées. Ils ont pu se sentir rejetés de la capitale, tenus à distance du centre symbolique – il leur reste effectivement la périphérie.</p>
<h2>La question du traitement politique reste posée</h2>
<p>Un mouvement social n’est pas une force politique, et s’il semble avoir eu un tropisme plus de droite et d’extrême droite que de gauche, celui des « gilets jaunes » n’est pas apparu comme politisé – nombre des manifestants sont d’ailleurs des abstentionnistes. Mais cela n’interdit pas de réfléchir au traitement politique de ses demandes.</p>
<p>Dans le contexte actuel, un tel traitement était attendu par ce mouvement du côté du pouvoir, tant le système politique classique, avec les partis de gauche et de droite, est décomposé. Si les forces extrêmes – à gauche (la France Insoumise) ou à droite (le Rassemblement national) – peuvent relayer ses demandes, elles ne sont pas en mesure d’en assurer la remontée efficace, du
moins à court terme.</p>
<p>Quant aux syndicats, dont il a été question y compris pour contribuer à un dialogue désormais souhaité par le pouvoir, il faut admettre qu’ils ne sont pas impliqués dans la mobilisation, alors même que les acteurs avancent des revendications qui portent assez largement sur le travail, sous-rémunéré, sur l’emploi, précarisé, et sur les retraites. Tous au plus les syndicats peuvent-ils tenter de se constituer en opérateurs d’une sortie par le haut de la situation actuelle, comme dans la proposition de Laurent Berger et de la CFDT d’ouvrir une vaste discussion articulant les enjeux fiscaux, sociaux et écologiques.</p>
<h2>Un mouvement défensif dans ses revendications, et moderne dans ses formes</h2>
<p>Un mouvement social s’inscrit dans le cadre d’un type de société. Ici, ce n’est pas faire injure aux acteurs que de dire qu’ils sont plus dans la défense d’un modèle social et culturel qui se défait depuis une trentaine d’années sous l’effet, notamment, de la mondialisation, avec la déstructuration de l’État-nation et la sortie de l’ère industrielle classique, que dans l’invention d’un nouveau modèle.</p>
<p>Très différemment, en même temps que s’exprimaient les « gilets jaunes », d’importantes manifestations témoignaient de la vigueur des revendications contre les violences faites aux femmes, s’inscrivant beaucoup plus dans l’invention d’un nouveau modèle culturel.</p>
<p>Mais à partir du moment où les demandes sociales portées par les « gilets jaunes » pourraient être articulées à l’action pour l’environnement, tout pourrait changer : la sortie par le haut de la situation actuelle exige une telle articulation, et ceux qui, parmi les « gilets jaunes », joueront cette carte feront entrer leur lutte dans un mouvement contre-offensif, et pas seulement défensif.</p>
<p>L’historien Charles Tilly avait proposé, à propos du mouvement ouvrier, le concept de « répertoire » des formes de l’action collective. Il indiquait par là que chaque époque historique se caractérise par des modalités concrètes de mobilisation que l’on retrouve d’une lutte à l’autre. Il est clair, de ce point de vue, que le mouvement des « gilets jaunes » correspond à un nouveau répertoire : s’il est défensif, et classique dans ses significations, il est particulièrement moderne dans ses formes. Il est mobile, « liquide » aurait dit Zygmunt Bauman, et en même temps capable d’ancrage local, il utilise massivement et intelligemment, les technologies nouvelles de communication, Internet, les téléphones mobiles, les réseaux sociaux.</p>
<h2>En mal de structuration et de référence historique</h2>
<p>Vue de loin, la lutte des « gilets jaunes » en région semble mettre en cause de façon générale la mobilité routière sur tout le territoire national. Vue de près, elle peut avoir des enjeux plus spécifiques, et donc des significations différenciées : un jour les dépôts d’essence, un autre les grandes surfaces et les centres commerciaux, parfois aussi, quand elle peut s’exprimer en centre-ville, les lieux symboliques du pouvoir central – préfecture, sous-préfecture – ou de la fiscalité – centre d’impôts. Ce qui dérape parfois, avec par exemple des agressions visant le domicile de députés de la majorité.</p>
<p>Pour comprendre une lutte, une mobilisation, il est souvent procédé à rappel historique et à comparaison. Le mouvement des « gilets jaunes » n’a pas jusqu’ici de dirigeant, ni d’organisation en dehors de ce que lui offrent les réseaux sociaux, avec d’ailleurs le risque de l’illusion : il ne suffisait pas d’appeler sur Facebook à une montée sur Paris pour que les manifestants suivent massivement.</p>
<p>Sans principe de structuration, le mouvement ne s’est pas doté non plus de ses propres références historiques. Il n’a ressemblé en rien à mai 1968, et pas davantage à la grève de 1995, et ses acteurs n’en parlent pas. Il n’est en aucune façon révolutionnaire, au sens où il ne vise pas à prendre le pouvoir d’État.</p>
<p>Enfin, plusieurs analyses ont insisté sur la distinction entre le fonctionnement vertical – de haut en bas – du pouvoir et le fonctionnement horizontal du mouvement. Le premier a développé une « com », une communication erratique, oscillant entre la disqualification de la contestation, la référence à la transition écologique et les appels au dialogue – mais avec qui, et comment ? Et il a en ligne de mire les élections européennes à venir, où il voudrait bénéficier d’une partie au moins du vote écologiste</p>
<p>Dans ses significations les plus élevées, le mouvement fait apparaître une France qui se cabre, qui s’indigne, qui demande à être respectée et entendue, qui voudrait une autre politique sociale, plus de démocratie aussi. Et il n’est pas spécialement préoccupé par les prochaines élections.</p>
<p>Ce qui rappelle une des difficultés pour le pouvoir à trouver une sortie par le haut : le problème n’est pas l’absence, comme on dit aujourd’hui, de « médiations », mais le manque de représentation dans un contexte où l’agenda n’est pas le même des deux côtés.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/107581/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien. </span></em></p>Le mouvement des « gilets jaunes » correspond à un nouveau répertoire : s’il est défensif, et classique dans ses significations, il est particulièrement moderne dans ses formes.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/1028532018-09-08T09:21:37Z2018-09-08T09:21:37ZLa crise en haut, la démoralisation en bas<p>« Affaires » (Benalla, Nyssen, etc.), démission de Nicolas Hulot, puis de Laura Flessel, grogne de Stéphane Bern, inquiétudes sociales, et pas seulement des retraités, etc. : dans les difficultés actuelles du pouvoir politique en France, quelle est la part d’éléments conjoncturels, quelle est celle d’enjeux structurels ?</p>
<p>L’actualité peut s’analyser en tant que telle, en elle-même, dans le très court terme, comme une crise, une mauvaise passe, un creux passager pour le chef de l’État. Mais ne vient-elle pas aussi, ou plutôt, nous engager à refuser le <a href="https://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2006-3-page-160.htm">« présentisme » dénoncé par l’historien François Hartog</a>, et à retrouver le sens sinon de la longue durée chère à Fernand Braudel, du moins du moyen terme ? Et dans cette perspective, ne faut-il pas regarder vers le bas, s’intéresser à la société civile, et pas seulement au pouvoir, aux partis et aux institutions ?</p>
<h2>Les difficultés du pouvoir</h2>
<p>Un constat élémentaire nous servira ici de point de départ : deux motivations principales ont poussé les électeurs à voter pour Emmanuel Macron lors de l’élection présidentielle de 2017. Pour la première, défensive, il s’agissait avant tout de faire obstacle à la montée du nationalisme et du populisme, dans un contexte préoccupant – les sondages étaient allés jusqu’à créditer Marine Le Pen de quelque 40 % des intentions de vote. De ce point de vue, Emmanuel Macron incarnait, <a href="https://theconversation.com/emmanuel-macron-plus-proche-de-juppe-que-de-hollande-dans-les-urnes-virtuelles-60402">comme Alain Juppé avant lui</a>, le moins pire des choix aux yeux d’un électorat de gauche et de droite modérées, ou centriste.</p>
<p>Avec la seconde motivation, constructive, l’enthousiasme était au rendez-vous : Emmanuel Macron proposait un élan, des perspectives de changement séduisantes, alors même que le système politique classique gauche/droite était vermoulu. Il apportait satisfaction aux plus réformistes tout en incarnant le dépassement d’oppositions obsolètes, et l’<a href="https://theconversation.com/macron-candidat-de-la-protestation-si-si-71018">espoir d’une nouvelle façon de faire de la politique</a>. Là résidait pour beaucoup l’engagement dans <em>En marche</em></p>
<p>Et se sont surtout affirmés face au nouveau pouvoir des acteurs radicaux, plus ou moins extrêmes.</p>
<p>Les observateurs parlent aujourd’hui de « rentrée difficile » pour le gouvernement. Les plus critiques soulignent le caractère intenable du modèle proposé par Emmanuel Macron, l’impossibilité qu’il y aurait, finalement, à satisfaire à la fois les riches et les pauvres, les actifs et les retraités, à conjuguer l’efficacité économique et le respect de l’environnement et l’écologie, les intérêts de divers groupes de pression et la sauvegarde de la planète, ce que la démission de Nicolas Hulot est venue aussi signifier.</p>
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<iframe width="440" height="260" src="https://www.youtube.com/embed/SnPBlw5wuSI?wmode=transparent&start=0" frameborder="0" allowfullscreen=""></iframe>
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<p>D’autres, ou les mêmes, s’en prennent au caractère techno-bureaucratique des équipes qui entoureraient le chef de l’État, ou à <a href="https://theconversation.com/reforme-constitutionnelle-le-macronisme-horizontal-en-campagne-et-vertical-au-pouvoir-93593">son mode de fonctionnement « jupitérien », de haut en bas</a>, sans réelle considération pour les médiations, notamment syndicales.</p>
<p>La liste de ces critiques pourrait être allongée. Mais l’essentiel est de voir qu’elles procèdent toutes d’une même démarche, qui consiste finalement à considérer les difficultés du pouvoir comme liées au pouvoir lui-même, à la conception (réelle ou supposée, peu importe ici) que le chef de l’État a de son exercice, et à des choix dont l’articulation se révélerait impossible, le « en même temps » présidentiel tournant de ce point de vue au « wishfull thinking ».</p>
<p>En résumé, l’équation politique incarnée par le chef de l’État, et les promesses de changement allant de pair, s’avèreraient problématiques, et peut-être impossibles à assumer durablement.</p>
<h2>Quand la société se défie</h2>
<p>À ce mode d’analyse tourné donc vers le haut, vers le sommet de l’État, et à court terme, on peut sinon opposer, du moins ajouter une tout autre approche, qui consiste à regarder vers le bas, du côté de la société civile.</p>
<p>Nous y sommes encouragés par les sondages, qui sont devenus l’instrument favori d’auscultation sociale, en même temps qu’un outil incontournable de la communication politique. Même s’il faut regretter de les voir se substituer à l’analyse sociologique, déjà, ils nous mettent sur la voie d’une hypothèse que d’autres démarches pourraient valider : la société est actuellement de plus en plus défiante et réservée vis-à-vis du pouvoir, des pans entiers qui lui étaient favorables se braquent, ou deviennent sceptiques. Peut-être même, la société pourrait-elle se cabrer.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=399&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/235467/original/file-20180908-90553-vznhd8.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=502&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Devant l’hôpital Sainte-Anne, à Paris, le 6 septembre 2018.</span>
<span class="attribution"><span class="source">Philippe Lopez/AFP</span>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
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<p>Cette hypothèse sort renforcée à l’examen des politiques et réformes annoncées ou en cours : tout ce qui touche au revenu, au pouvoir d’achat, à la fiscalité, aux retraites, à la redistribution par l’État est en effet particulièrement sensible. Or en la matière, les appréhensions, parfois l’anxiété règnent et pourraient se transformer en refus et en vives protestations. De même, le départ de Nicolas Hulot a mis en cause la volonté, ou la capacité du chef de l’État de saisir à bout de bras les enjeux que porte l’<a href="https://theconversation.com/apres-nicolas-hulot-francois-de-rugy-et-les-dilemmes-de-lecologie-politique-102525">écologie politique</a> et de les mettre au cœur d’une vision neuve de l’action gouvernementale.</p>
<p>Il est vrai que jusqu’ici, l’inquiétude sociale, le mécontentement ou la colère n’ont débouché que sur de bien médiocres résultats. Les contestations syndicales, les grèves, les manifestations n’ont pas changé grand-chose. Les mouvements et partis écologistes sont peu mobilisateurs. Les interventions des parlementaires de l’opposition à l’Assemblée nationale n’ont guère eu d’impact sur l’action d’un gouvernement assuré d’une majorité solide. Et quand Jean‑Luc Mélenchon et <em>La France insoumise</em> ont prétendu incarner la jonction du politique et du social, au moment de la grève des cheminots, ce fut loin d’être la grande mobilisation annoncée.</p>
<p>À partir de là, deux questions méritent d’être posées.</p>
<h2>Une contradiction majeure</h2>
<p>La première est celle de la profondeur de la défiance ou du doute vis-à-vis du pouvoir. Nombre de ceux qui en constatent les limites, les fautes et les carences se disent que s’il échoue, de grands drames se profilent ; ils n’ont pas oublié la première motivation des électeurs d’Emmanuel Macron, la hantise défensive du national-populisme. La pulsion qui pourrait les pousser à se cabrer entre chez eux en conflit avec la raison, qui les somme de continuer à soutenir le chef de l’État.</p>
<p>Mais cette pulsion est d’autant plus puissante que les déceptions s’accumulent, et que l’enthousiasme lié à la deuxième motivation retombe. On le voit nettement parmi les « marcheurs » des premiers jours, dont beaucoup, à la base – c’est le moins qu’on puisse dire – sont à l’arrêt, et d’autres parfois même si déçus que leur engagement se retourne en critique acerbe.</p>
<p>Les réformes en cours ou envisagées n’entraînent pas un soutien accru au pouvoir, les promesses de « ruissellement », d’ascensions victorieuses sous la houlette de valeureux « premiers de cordée » suscitent de moins en moins l’adhésion des citoyens.</p>
<p>Dès lors, le choix tend à devenir : rompre, en son for intérieur ou plus visiblement, ou soutenir sans enthousiasme – mais jusqu’à quand ? La tension entre les deux possibilités est vive. Beaucoup continuent à ne pas vouloir trancher, mais plus le pouvoir semble patiner, et plus la contradiction devient intenable, et risque de se résoudre au profit de logiques de rupture.</p>
<h2>Un immense péril</h2>
<p>Mais – et là réside notre deuxième question – si la société civile semble de plus en plus disposée à regimber, quelle forme pourrait revêtir la protestation ? Comment pourrait se produire le passage à l’action ?</p>
<p>Il n’y a pas grand-chose à attendre des appareils des partis classiques, ou de ce qui en reste : ce n’est pas d’eux que viendront les catégories nouvelles, les formes, les projets, les idées, les méthodes du renouveau en profondeur de la vie politique, en tous cas à court terme.</p>
<p>Un séisme révolutionnaire ou un <a href="https://theconversation.com/mai-68-quand-la-france-se-joignait-aux-convulsions-du-monde-92896">nouveau mai 68</a> sont peu vraisemblables. Les grèves, les manifestations – on l’a dit – relèvent actuellement du répertoire de l’impuissance, et radicalisent les forces politiques ou syndicales qui les animent, ce qui les marginalise. On ne voit poindre ni idéologie mobilisatrice nouvelle, ni utopie. On ne voit guère se construire les mouvements sociaux ou culturels qui seraient au nouveau monde ce que le mouvement ouvrier a été pour la société industrielle. Un « anti mai 68 » est déjà plus plausible, une poussée pressante du nationalisme et du populisme.</p>
<p>Les individus qui composent la société et qui jusque-là étaient dans l’expectative, voire professaient un vague assentiment vis-à-vis de l’action gouvernementale semblent de plus en plus prendre leurs distances, mais peu désireux ou capables de véritablement se cabrer collectivement – jusqu’au jour où certains pourraient s’abandonner aux forces de la démagogie, et de la haine.</p>
<p>Il y a là un immense péril, qu’une célèbre étude de Paul Lazarsfeld, Marie Jahoda et Hans Zeisel sur <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Ch%C3%B4meurs_de_Marienthal">« les chômeurs de Marienthal »</a> (éd. de Minuit, 1982) peut illustrer : au début des années 30, la population de cette petite ville d’Autriche, confrontée à un chômage de masse brutal, verse dans le désespoir et l’apathie. Quelques années plus tard, la démoralisation laissera la place au nazisme, non moins massivement.</p>
<h2>Besoin d’un nouvel élan</h2>
<p>La dynamique incarnée par Emmanuel Macron conjuguait deux logiques, l’une défensive, l’autre offensive : elle tend à n’en plus représenter que la première, ce qui l’affaiblit considérablement.</p>
<p>Pour se relancer, il ne lui suffira pas de veiller à ne pas laisser la gauche ou la droite classiques se relancer. Il lui faudra prendre un nouvel élan, retrouver un souffle mobilisateur qui ne pourra se réduire à la mise en exergue de réformes qui, aussi nécessaires qu’il puisse paraître, passent de plus en plus mal. Conduire un tel élan, l’insuffler ne pourra pas être confié au parti LREM, dont l’image est presque aussi détériorée que celle des partis classiques.</p>
<p>Le principal chantier à venir, pour Emmanuel Macron, n’est plus celui de la modernisation du pays et des réformes qu’elle appelle, en cours, ou annoncées, sociales, économiques, fiscales, institutionnelles, non, le principal enjeu tient à sa capacité de proposer une relance intellectuelle audible, une vision pour l’avenir autre que gestionnaire et rationnelle, lui redonnant crédit au-delà de sa capacité à endiguer politiquement les forces du mal.</p>
<p>Quand un personnage public connaît des difficultés dans son action, il est tentant pour lui de se durcir, de vouloir maintenir le cap qu’il s’est fixé sans coup férir, et s’il dispose d’un quelconque pouvoir de passer à l’autoritarisme. Une telle tentation existe pour Emmanuel Macron, surtout dans un contexte où les médias sont de moins en moins tendres pour lui, de plus en plus blessants.</p>
<p>Elle mènerait à une sorte de radicalisation, bien au-delà d’une verticalité assumée et tempérée, qui serait à terme catastrophique pour lui, mais aussi pour le pays : espérons qu’il saura emprunter d’autres chemins.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/102853/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.</span></em></p>Le principal chantier à venir, pour Emmanuel Macron, n’est plus celui de la modernisation du pays et des réformes mais sa capacité à proposer une vision pour l’avenir.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/968592018-05-20T23:28:37Z2018-05-20T23:28:37ZOrphelins de Marx<p>En 1917, à peine les bolcheviques parvenus au pouvoir, Trotski, depuis la tribune du Congrès des soviets, s’adressait aux mencheviks et aux sociaux-révolutionnaires quittant la salle pour protester contre le coup d’État qui venait d’avoir lieu : </p>
<blockquote>
<p>« Vous êtes de pauvres types, des faillis. Votre rôle est terminé. Allez là où est votre place, dans les poubelles de l’Histoire. » </p>
</blockquote>
<p>Le marxisme, dans sa forme léniniste, s’installait aux affaires, et allait jouer un rôle décisif dans la vie intellectuelle et politique à l’échelle de la planète.</p>
<h2>La roue de l’Histoire a tourné</h2>
<p>Dans notre pays, un premier tournant a eu lieu en Mai 68, que l’on commémore ces temps-ci, et qui, contrairement à bien des discours encore aujourd’hui en vogue, a été bien éloigné d’être révolutionnaire, en tous cas au sens des marxistes. Mais c’est souvent ainsi qu’il a été interprété, par eux et par d’autres, et qu’a fleuri ce que Luc Ferry et Alain Renaut ont appelé « La pensée 68 », qui faisait effectivement la part belle à diverses variantes de cet héritage.</p>
<p>Puis dans un contexte qui indiquait déjà un certain épuisement du marxisme sous toutes ses formes, est venue en France comme dans d’autres pays la décomposition du communisme, ce qui a donné naissance à deux phénomènes. D’une part, une ultime tentative pour contrer les images désastreuses du Goulag, popularisées par Soljenitsyne, a voulu donner au communisme et au marxisme un visage humain, ouvert, acceptable dans des milieux éduqués et favorables à l’idée européenne : ce fut en politique l’eurocommunisme, et en matière davantage idéologique ou intellectuelle, comme on préférera, la découverte d’Antonio Gramsci, ce communiste italien détenu dans les geôles de Mussolini presque jusqu’à sa mort. La tentative a fait long feu.</p>
<p>Et, d’autre part, des mouvements ont cherché à maintenir en vie le marxisme sous des formes tendant au sectarisme ou au fondamentalisme idéologique – ce qui a alimenté en particulier le gauchisme, puis accompagné les dérives violentes de l’« autonomie » voire du terrorisme d’extrême-gauche, notamment dans l’Italie des années de plomb, les années 70.</p>
<p>À la fin de ces mêmes années 70, la voie était ouverte en France pour ceux qu’on a appelés les « nouveaux philosophes ». Leur impressionnant succès, préparé par un marketing inédit jusqu’ici dans l’édition d’ouvrages de philosophie, tient à ce qui fut leur rôle principal : d’avoir à leur tour rempli les poubelles de l’histoire – cette fois-ci avec ce marxisme si présent pendant plus d’un bon siècle.</p>
<p>La roue de l’histoire avait tourné, c’en était fini apparemment de Marx et des penseurs et acteurs qui s’étaient réclamés de lui.</p>
<p>Trente ans plus tard, Marx est-il bien mort ?</p>
<h2>Le jeune Marx et le Marx de la maturité</h2>
<p>En fait, il n’a jamais été complètement oublié, mis à l’écart. Rien qu’en France, des courants non négligeables de la science économique, et notamment l’École dite de la régulation, avec par exemple Michel Aglietta ou Robert Boyer, ne s’en sont jamais éloignés, et aussi bien Thomas Piketty que son succès ne se comprennent pas sans ses références à Marx.</p>
<p>Des philosophes, à commencer par Étienne Balibar, ont continué à faire vivre intelligemment l’héritage de Marx, et il existe ici et là, dans l’université, des petits cercles ou groupes de travail qui continuent de s’y intéresser. À l’étranger, quelques universités, notamment américaines, continuent d’abriter des penseurs marxistes.</p>
<p>Mais le marxisme, ce n’est pas seulement une pensée, et une œuvre, dans sa diversité voire ses contradictions. Rappelons, par exemple, que Louis Althusser distinguait le jeune Marx, ouvert à l’action et à la subjectivité des acteurs, du Marx de la maturité, étudiant scientifiquement le système capitaliste et ses contradictions.</p>
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<img alt="" src="https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&fit=clip" srcset="https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=1 600w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=2 1200w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=600&h=402&fit=crop&dpr=3 1800w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=45&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=1 754w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=30&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=2 1508w, https://images.theconversation.com/files/219653/original/file-20180520-42233-p5f3av.jpg?ixlib=rb-1.1.0&q=15&auto=format&w=754&h=505&fit=crop&dpr=3 2262w" sizes="(min-width: 1466px) 754px, (max-width: 599px) 100vw, (min-width: 600px) 600px, 237px">
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<span class="caption">Marx vu par l’artiste Thierry Ehrmann.</span>
<span class="attribution"><a class="source" href="https://www.flickr.com/photos/home_of_chaos/4016285125">Thierry Ehrmann/Flickr</a>, <a class="license" href="http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/">CC BY</a></span>
</figcaption>
</figure>
<p>Le marxisme, c’est aussi un ensemble de références qui ont animé des régimes, des partis ou des mouvements s’en réclamant, et dont la plupart ont sombré en même temps que s’effondrait le communisme « réel » de l’Empire soviétique, que celui de la Chine s’ouvrait au marché, que les partis communistes, partout dans le monde, perdaient leur influence. Quant aux organisations gauchistes, apparues sur leur gauche et témoignant de sa maladie sénile, elles se décomposaient, quitte on vient de le dire à s’engager ou à se rapprocher de la violence terroriste.</p>
<h2>La France insoumise et le désert de la gauche</h2>
<p>Le marxisme n’est pas mort, mais les diverses équations où il a été tout à la fois une pensée et une action ne fonctionnent plus. Comme idéologie, son agonie aura duré plus d’un demi-siècle si l’on considère les prédictions de ceux qui réfléchissaient à sa fin dans les années 60, avec Daniel Bell ou Raymond Aron. Mais ne pourrait-il pas retrouver un espace nouveau, ou renouvelé, jouer à nouveau un rôle historique ?</p>
<p>Cette possibilité doit être envisagée en examinant la situation générale de pays comme le nôtre. En France, il n’y a plus de pensée ni de partis de gauche en dehors de la <em>France insoumise</em>. Mais il serait pour le moins excessif de dire de cette force politique qu’elle constitue un laboratoire de réflexion et d’élaboration théorique, un lieu où se reconstruit une pensée qui pourrait se situer au niveau d’exigence qui fut celui du marxisme durant de longues années.</p>
<p>Les discours de gauche ou bien sont inaudibles, et à bien des égards inadaptés à notre époque, ou bien tournent à la radicalité ou à la démagogie sans proposer de repères ou de références témoignant d’un renouveau proprement intellectuel.</p>
<p>C’est peut-être même là le grand problème. Dans un contexte où le pouvoir dispose d’un vaste boulevard pour avancer dans ses réformes, une opposition de gauche peine d’autant plus à se construire qu’elle ne dispose pas de cadres de pensée pour conférer un sens, une portée d’avenir à une éventuelle action politique.</p>
<h2>En mal de système de pensée organisé et mobilisateur</h2>
<p>Le marxisme n’était pas seulement, comme a dit Sartre, un « horizon indépassable » pour ceux qui y adhéraient : il était présent, avec des pour et des contre, dans la vie intellectuelle et politique bien au-delà de sa seule sphère d’influence. Il structurait le débat public, mais aussi la vie sociale et culturelle. Il permettait de lier l’intérieur et l’extérieur, la politique nationale, l’action du Parti communiste et de la CGT, par exemple, et la géopolitique, avec notamment la Guerre froide.</p>
<p>Aujourd’hui, ceux qui agissent ou voudraient agir se passent des repères qu’il apportait quand ils sont mus par les droits de l’Homme, ou qu’ils se reconnaissent dans des causes comme l’environnement et le changement climatique. Mais ceux qui veulent se mobiliser sur des thématiques plus sociales ou économiques, les inégalités, les dégâts du néo-libéralisme, sont orphelins de Marx, ils n’ont pas les références et les modes d’approche qu’offrait dans ses variantes le marxisme, comme idéologie et comme cadre politique.</p>
<p>La rage, la violence de certains ont aussi quelque chose à voir avec ce manque, elles expriment aussi en creux un déficit, l’absence de tout système de pensée organisé et mobilisateur.</p>
<p>Les régimes politiques se réclamant quelque peu de Marx aujourd’hui encore fonctionnent en France comme des repoussoirs, et l’histoire même du marxisme, dans son épaisseur, ne suscite plus guère d’émotions positives, son évocation n’est plus source d’engagement. Marx pourra revenir comme philosophe, auteur d’une œuvre considérable, mais beaucoup moins comme inspirateur de l’action politique –- les expériences concrètes qui s’en réclament ou s’en sont réclamées ont fait bien trop de dégâts. Reste bien un vide, dès lors, l’absence et le manque de pensée émancipatrice forte et susceptible de nourrir des projets d’avenir.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/96859/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien.. </span></em></p>L’ opposition de gauche peine d’autant plus à se construire qu’elle ne dispose pas de cadres de pensée pour conférer un sens, une portée d’avenir à une éventuelle action politique.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/872982017-11-12T08:12:43Z2017-11-12T08:12:43ZTerrorisme islamique : déclin ou métamorphose ?<p>Vu de France, le terrorisme islamique semble entrer dans une nouvelle ère. Est-il en passe de se décomposer ? De se transformer ? S’il était présomptueux de claironner l’annonce de sa décomposition, par contre, l’image de fortes inflexions s’impose.</p>
<h2>Une force d’attraction amoindrie</h2>
<p>Les unes sont géopolitiques, moyen-orientales, liées à la fin historique du Califat, en tous cas tel que voulu par Daech. En perdant le contrôle de vastes territoires, sur lesquels il a régné sous la forme d’un quasi-État, il a perdu aussi la possibilité d’accueillir ceux qui, du monde entier, avaient souhaité le rejoindre, participer à ses combats ou vivre pleinement leur foi au sein de cette société islamique que faisait miroiter la propagande.</p>
<p>L’attractivité de Daech est aujourd’hui moindre, dans les premiers milieux qu’elle a fascinés, mais il est vrai qu’elle pourrait s’exercer dans d’autres, par exemple dans des secteurs désespérés plus qu’en quête de sens, ou bien encore du fait d’une éventuelle relance de la violence extrême depuis d’autres parties du monde, en Afrique subsaharienne. Par ailleurs, la capacité de Daech à organiser des opérations relativement lourdes, comme celles <a href="https://theconversation.com/a-la-recherche-du-temps-perdu-de-mohamed-merah-au-bataclan-86432">du 13 novembre 2015</a>, est amoindrie.</p>
<p>La débâcle militaire lui ôte une bonne part de son charme : Daech est désormais un perdant, et non plus un gagnant, au mieux c’est un acteur sur la défensive dans son combat, alors qu’il y a deux ou trois ans, l’État islamique volait de victoire en victoire. Les mêmes qui l’avaient rejoint pour participer à une expérience glorieuse déchantent, quand ils ont conservé une once de lucidité, et quelques-uns, peut-être pour éviter la justice locale, au Moyen-Orient, sont disposés à décrire pour la télévision française les aspects terrifiants de ce qu’ils ont vécu sur le terrain – les récits de femmes sont ici particulièrement éclairants.</p>
<h2>Le maintien d’une capacité de propagande</h2>
<p>Comme souvent avec le terrorisme, en phase ascendante, les médias avaient accompagné le phénomène en l’amplifiant, faisant de ses protagonistes des acteurs plutôt impressionnants : maintenant que Daech est en phase descendante, les mêmes médias en donnent l’image de la médiocrité, perceptible précisément dans les témoignages de jeunes femmes cherchant à revenir en France.</p>
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<p>Mais Daech n’a pas besoin de contrôler un vaste territoire pour continuer à <a href="https://theconversation.com/dabiq-ou-la-propagande-machiste-des-soudards-de-Daech-51100">diffuser sa propagande</a>, faire des émules, conférer une portée religieuse à une radicalité en quête de sens, animer des réseaux : Al-Qaeda, bien avant, n’avait pas prétendu construire un État, cela ne l’a pas empêché de persister pour être encore aujourd’hui une figure importante du terrorisme global.</p>
<p>Par contre, il sera plus difficile à l’avenir pour Daech de monter des opérations impliquant des ressources non négligeables, et des systèmes d’action intégrés faits de plusieurs types d’acteurs : jeunes Français, par exemple, ayant choisi de rejoindre cette organisation, leaders religieux, relais idéologiques en Europe, responsables permettant sur place d’assurer l’entraînement, mais aussi de compléter l’embrigadement, « communiquants », etc.</p>
<p>De plus, Daech aura moins qu’avant besoin – pour des raisons géopolitiques, stratégiques, militaires – de frapper un pays comme la France dès lors que la guerre qui lui est menée sera achevée. Ce qui semble ne devoir plus être qu’une question de mois, voire de semaines.</p>
<h2>Permanence des sources sociales et culturelles</h2>
<p>Considérons, maintenant, la situation de l’intérieur de la société française. <a href="https://theconversation.com/terrorisme-radicalisation-islam-michel-wieviorka-en-conversation-avec-marc-sageman-86574">Les sources sociales et culturelles</a> ayant pu contribuer non seulement au succès de l’idéologie du Djihad, mais aussi aux engagements concrets de ceux – et celles – qui l’ont rejoint ou ont tenté de le faire sont loin d’être taries : les ratés de l’intégration, la crise des « banlieues » populaires, mais aussi la quête de sens ayant par exemple conduit à la conversion à l’islam et de là à l’islamisme radical n’ont pas disparu. Mais la cause du djihad est moins noble, moins prometteuse. Plus désespérée peut-être aussi. Ce qu’on apprend de ceux qui reviennent est peu engageant. Le mouvement dans ses fondements les plus profonds est en crise.</p>
<p>Au moment où des jeunes femmes de Syrie, ou de retour de ce pays décrivent les horreurs, notamment sexuelles, qu’elles y ont subies, le fait qu’un leader musulman comme Tarik Ramadan puisse être accusé publiquement de graves violences sexuelles, même s’il n’a jamais prôné la lutte armée, joue aussi pour affaiblir l’ardeur romantique qui a pu contribuer à la mobilisation de certaines jeunes filles.</p>
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<p>Par ailleurs, l’heure est maintenant à une plus grande efficacité de la police et à l’intervention de la justice. Le procès d’Abdelkader Merah, aussi décevant qu’il puisse paraître pour ceux qui voulaient qu’il soit condamné pour complicité, s’est soldé par un jugement lourd, 20 ans de détention : la justice, et avant elle la police, ont fait leur travail. Et demain, d’autres procès auront lieu, à commencer par celui d’Abdeslam Salah, un des responsables de l’attentat du Bataclan. De nouvelles étapes judiciaires et donc institutionnelles vont être franchies dans l’histoire de la phase terroriste inaugurée par Mohamed Merah à Toulouse en 2012.</p>
<h2>Une République mieux armée</h2>
<p>Une loi faisant entrer les <a href="https://theconversation.com/la-lutte-contre-le-terrorisme-une-gouvernance-par-lincertitude-84713">mesures principales de l’état d’urgence</a> dans le droit commun a été adoptée, avec un assez fort assentiment de l’opinion, qui se sent davantage en sécurité. On connaît avec une grande précision le nombre et les caractéristiques de la plupart de ceux qui sont allés en Syrie ou en Irak et reviennent ou s’efforcent de revenir, ce qui s’ajoute à ce qui se dit des « fichiers S » pour donner, malgré quelques carences, l’image d’une assez forte maîtrise de la menace et suscitant un certain sentiment de sécurité au sein de la population.</p>
<p>La capacité d’action des services de renseignement, de surveillance, de police s’est, à l’évidence, <a href="https://theconversation.com/la-transition-macron-ou-en-est-le-renseignement-territorial-francais-77736">considérablement renforcée depuis deux ans</a>, et les familles de jeunes basculant dans le djihadisme sont moins démunies qu’il y a quelques années. Bref, les institutions, la famille, la justice, la police de la République sont en meilleur état de marche et semblent plus qu’avant à la hauteur des enjeux.</p>
<p>Le dernier acte terroriste, le meurtre de deux jeunes filles à la gare Saint Charles de Marseille, le 1<sup>er</sup> octobre 2017, a suscité une émotion qui faisait plus penser à celle que génère un fait divers qu’à celle consécutive aux attentats de 2015 – une émotion peut-être même moindre que celle due à l’assassinat d’Alexia Daval, la jeune joggeuse dont le corps a été retrouvé le 30 octobre 2017, calciné dans une forêt.</p>
<p>La tendance qui pourrait se dessiner serait donc celle d’un terrorisme trouvant ses prolongements à venir dans des actes peu élaborés, n’ayant pas impliqué la forte mobilisation d’un réseau, des crimes à la limite commis par des individus plus ou moins solitaires, et il faut le dire : relevant de plus en plus de la psychiatrie.</p>
<p>Cette hypothèse vient d’être illustrée à Blagnac, où un automobiliste a fauché volontairement plusieurs personnes sans que l’on puisse déceler dans son acte une dimension politique ou métapolitique, religieuse.</p>
<p>Si cette tendance se confirme, alors, on pourra considérer que le cycle ouvert en 1995 par Khaled Kelkal d’un terrorisme devenu global – à la fois interne et international – et ayant connu son apogée avec la phase actuelle, inaugurée par Mohamed Merah en 2012 touche à sa fin. Ce qui n’exclut évidemment pas l’entrée dans un nouveau cycle.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/87298/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
<h4 class="border">Disclosure</h4><p class="fine-print"><em><span>Michel Wieviorka dirige avec Jean-Pierre Dozon le Panel international sur la sortie de violence (IPEV), un projet de la Plateforme Violence et sortie de la violence (FMSH). La Carnegie Corporation of New York en est le principal soutien. </span></em></p>S’il était présomptueux de claironner l’annonce de la décomposition du terrorisme islamique, l’image de fortes inflexions s’impose.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.tag:theconversation.com,2011:article/853702017-10-08T18:52:57Z2017-10-08T18:52:57ZLes passions indépendantistes et la démocratie<p>L’amour de la nation est souvent une passion conservatrice, voire réactionnaire ou extrémiste, il est plus rarement un sentiment adossé à l’idée de progrès. On le voit, aujourd’hui, avec partout dans le monde la poussée de forces d’extrême droite, souverainistes, soucieuses d’obtenir la fermeture de la société sur elle-même, et plus ou moins obsédées par l’homogénéité culturelle, voire ethnique ou raciale du corps social.</p>
<p>Pourtant, dans l’histoire, il est arrivé que le thème de la nation soit associé à des logiques d’émancipation : il en a été ainsi, notamment, en 1848 avec le « printemps des peuples » qui a fleuri dans plusieurs pays d’Europe. Et dans la période actuelle, ou récente, certaines mobilisations à forte teneur nationaliste ne peuvent en aucune façon être taxées d’extrémisme antidémocratique. Ceci vaut <a href="https://theconversation.com/lecosse-et-langleterre-des-tourments-de-lhistoire-ravives-par-le-Brexit-72947">pour l'Écosse</a>, où le référendum pour l’indépendance (septembre 2014) s’est soldé par la victoire du « non » (plus de 55 % des suffrages exprimés), comme pour la Catalogne et le <a href="https://theconversation.com/au-kurdistan-irakien-une-nouvelle-etape-sur-le-chemin-de-lindependance-84651">Kurdistan</a>, où le oui à l’autodétermination vient de l’emporter.</p>
<p>Ce type de situation pose de belles questions de philosophie politique, et appelle une réflexion nuancée et complexe, mobilisant des catégories variées : démocratie, légitimité, nation, etc. Il pose aussi la question du réalisme en politique : le moment du vote n’est pas nécessairement celui où la raison et la réflexion en profondeur l’emportent.</p>
<h2>Légitimité et légalité</h2>
<p>Un État peut difficilement accepter la sécession d’une partie du territoire national. Pour fonder son refus de toute amputation, <a href="https://theconversation.com/la-reinvention-de-la-nation-espagnole-est-elle-encore-possible-85113">il mettra en avant la Constitution</a>, et donc la légalité, et il cherchera dans la communauté des autres États un appui, ou tout au moins une compréhension. Mais la légalité n’est pas nécessairement la légitimité dont les pouvoirs centraux – à Londres, Madrid ou Bagdad – n’ont pas l’exclusivité : comme en Écosse, les mobilisations catalanes et kurdes en Irak ont une réelle légitimité, <a href="https://theconversation.com/catalogne-victoire-legale-et-defaite-politique-de-madrid-84696">à défaut d'être légales</a>. Ainsi, deux légitimités s’affrontent dans ces expériences, celle d’un État, de l’ordre, de la légalité, et celle d’une Nation minoritaire qui tente d’être reconnue et de se doter d’un État.</p>
<p>L’État espagnol est un État fort, et démocratique depuis les années 70, l’État irakien est faible. Dès lors, l’affaire catalane est, pour l’essentiel, contenue dans le cadre de l’État-nation espagnol, alors que le dossier kurde est dominé par les intérêts de nombreux États plus ou moins concernés pour lesquels l’indépendance du Kurdistan irakien est inacceptable. Seul à ce jour Israël a fait connaître son soutien au référendum organisé par le Président Barzani.</p>
<p>Dans le cas espagnol, la démocratie est première, et avec elle l’État de droit. Dans le cas irakien, la géopolitique régionale et mondiale joue un rôle décisif. Encore faut-il ajouter qu’en ce qui concerne l’Espagne, la question débouche sur des dimensions européennes importantes – on notera que jusqu’ici, les <a href="https://theconversation.com/catalogne-le-silence-de-leurope-et-le-spectre-de-la-souverainete-85230">chefs de gouvernement des pays de l'Union européenne</a> ont été d’une grande discrétion sur ce sujet.</p>
<h2>Le périmètre du référendum</h2>
<p>Qu’il s’agisse de Madrid ou de Bagdad, l’absence d’ouverture est frappante. Quand David Cameron avait été confronté à la demande écossaise d’autodétermination, il avait su trouver la voie d’un processus démocratique. Quand, en 1988, Michel Rocard avait su faire aboutir <a href="https://www.franceinter.fr/emissions/affaires-sensibles/affaires-sensibles-23-decembre-2016">à Matignon</a> une négociation particulièrement délicate à propos de la Nouvelle-Calédonie, il s’agissait bien, là aussi, de faire prévaloir l’esprit démocratique.</p>
<p>Ces jours-ci, ce n’est pas ce que l’on observe de la part des pouvoirs espagnol et irakien qui ont choisi, en tout cas pour l’instant, de fermer la porte à toute discussion et même, s’il s’agit de l’Irak, de fermer les aéroports internationaux de Souleymanieh et Erbil.</p>
<p>Enfin, à partir du moment où une séparation est en jeu, le périmètre d’un vote éventuel est susceptible d’être au cœur de conflits. L’exemple récent du débat autour de l’<a href="https://theconversation.com/moi-president-il-ny-aura-jamais-de-referendum-58159">aéroport de Notre-Dame-des-Landes</a>, près de Nantes, peut illustrer ce type de question : quand le pouvoir a annoncé la tenue d’un référendum, la question qui s’est posée a été celle du territoire concerné par le vote : la commune, l’agglomération nantaise, plus encore… ? De même, bien des adversaires de l’idée d’indépendance pour la Catalogne ont indiqué qu’un référendum n’aurait eu à leurs yeux de sens qu’à l’échelle de l’Espagne.</p>
<h2>Des mobilisations profondément démocratiques</h2>
<p>Il serait injuste de rejeter les mobilisations de Catalogne ou du Kurdistan irakien dans les ténèbres de la non-démocratie : elles ont été et demeurent profondément démocratiques, et n’envisagent en aucune façon un régime politique qui ne le serait pas. L’autoritarisme et la violence ont été, pour l’instant, du seul côté espagnol face aux indépendantistes catalans. Le quasi-État que constitue déjà le Kurdistan est doté d’institutions démocratiques exceptionnelles dans cette partie du monde, avec notamment, l’inscription dans la Constitution de l’égalité des hommes et des femmes.</p>
<p>En Catalogne, une réelle maturité politique a toujours prédominé, il n’y a pas eu l’équivalent du terrorisme basque d’ETA. De même, le Kurdistan irakien est désireux de discuter et négocier son statut, il pourrait se satisfaire d’une solution intermédiaire – de type confédéral – entre la situation actuelle et l’indépendance. Dans les deux cas, le nationalisme présente, certes, quelques aspects qui pourraient inquiéter, et les tensions internes à la Catalogne comme au Kurdistan irakien sont considérables. Mais rien ne permet d’affirmer que les votes, en Catalogne ou au Kurdistan, annoncent nécessairement des dérives dangereuses.</p>
<p>Dans le cas catalan, il faut regretter que des mécanismes démocratiques internes à l’Espagne n’aient pas à ce jour été activés ; et dans le cas kurde, il faut d’abord s’inquiéter de voir la communauté internationale incapable d’apporter une autre réponse que purement négative et hostile à une initiative légitime, alors même qu’existent des possibilités de sortie du problème par le haut.</p>
<h2>L’enjeu de la temporalité</h2>
<p>Et c’est ici qu’il faut faire intervenir dans l’analyse la question de la temporalité, indissociable de celle du réalisme politique.</p>
<p>Les ressources dont dispose dans les deux cas chacune des deux parties ne sont pas symétriques. Les pouvoirs centraux ont, en fait, de <a href="http://lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/10/04/les-huit-questions-que-pose-la-future-declaration-d-independance-de-la-catalogne_5195953_4355770.html">nombreux et puissants leviers à actionner</a> – économiques, financiers, politiques et géopolitiques. Ils peuvent mettre en place un blocus, au moins partiel, éventuellement avec l’aide d’autres États, exercer des pressions en tous genres. Ils peuvent s’appuyer sur certains acteurs du secteur privé, des chefs d’entreprise qui, par exemple, peuvent en déplacer le siège et les activités.</p>
<p>En face, les dirigeants indépendantistes n’ont pas les mêmes ressources. Si un traitement politique, négocié, de leurs demandes leur est refusé, ils risquent d’entrer en dissidence, d’envisager la violence ou de devoir la laisser apparaître, ou bien encore céder, au risque alors d’un immense découragement de la partie de la population qui les a soutenus.</p>
<p>Les pulsions indépendantistes sont chargées d’utopie, d’émotion et de passions, plus que d’anticipation rationnelle et stratégique, et la capacité de traiter dans un esprit d’ouverture et de dialogue des demandes qui sont à la fois démocratiques et nationalistes comme celles de Catalogne ou du Kurdistan irakien est toujours faible. Ne pas tout faire pour aller dans ce sens ne peut que dangereusement pousser vers la violence et le rejet de la démocratie des forces qui, pour l’instant, en sont très éloignées.</p><img src="https://counter.theconversation.com/content/85370/count.gif" alt="The Conversation" width="1" height="1" />
Deux légitimités s’affrontent dans ces expériences : celle d’un État, de l’ordre, de la légalité, et celle d’une nation minoritaire qui tente d’être reconnue et de se doter d’un État.Michel Wieviorka, Sociologue, Président de la FMSH, Fondation Maison des Sciences de l'Homme (FMSH)Licensed as Creative Commons – attribution, no derivatives.