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Combattre la saturation de nos économies, enjeu de l’après Covid-19

Le musée du Louvre, victime du phénomène d'encombrement lié notamment au succès de la Joconde. Loïc Venance / AFP

Il va falloir s’attaquer sérieusement à l’économie de l’encombrement. La comprendre et la réduire. Viennent bien sûr à l’esprit les mesures à prendre pour limiter à l’avenir la saturation hospitalière en cas d’épidémies nouvelles. Mais les services encombrés s’étendent bien au-delà. L’encombrement est partout ou presque. Le confinement a effacé des embouteillages en tout genre, mais il faut prévoir à leur retour de mieux les limiter et maîtriser.

J’ai été médusé, comme vous sans doute, par une photo d’avant le virus montrant des silhouettes colorées à la queue leu leu parcourant une ligne de crête enneigée un jour de ciel bleu : l’embouteillage sur les derniers cent mètres pour atteindre le sommet du mont Everest. Mais finalement, puisque c’est le Toit du monde, il n’y a pas de raison qu’il échappe à son encombrement.

Grimpeurs à l’assaut mont Everest en mai 2018. Gesman Tamang/AFP

Coûts de l’encombrement contre bénéfices du rassemblement

Tout un pan de l’économie est en effet frappé d’encombrement : le tourisme de masse bien sûr, à Venise, au Machu Picchu, ou tout simplement sur les plages de la Côte d’Azur en été. À moins encore de flotter dans un de ces bateaux de croisière géants, à l’instar du Harmony of the Sea et ses 235 000 tonneaux.

Les événements sportifs sont également touchés. Plus de dix mille athlètes étaient attendus aux Jeux olympiques de Tokyo et mille fois plus de spectateurs pour assister aux épreuves. Beaucoup de monde aussi pour les rencontres professionnelles dans les foires et les congrès ainsi que dans les amphithéâtres universitaires et les colloques scientifiques. Sans oublier le roi de l’encombrement, l’embouteillage lié aux déplacements, des voitures, des métros, des avions, et même depuis peu des trottinettes et des vélos sur les trottoirs.

Harmony of the sea, le plus gros bateau de croisière au monde, dans le port de Marseille en septembre 2016. Boris Horvat/AFP

Mais attention, il y a un pendant positif à l’encombrement : les bénéfices du rassemblement. Les villes et les métropoles en témoignent. Et pas seulement à travers les terrasses de café et la vie de la rue. La concentration spatiale des habitants et des entreprises assure une meilleure rencontre des besoins réciproques, par exemple entre employeurs et employés ou entre producteurs et fournisseurs, ainsi qu’une meilleure production et diffusion des connaissances et des innovations. Modéliser et évaluer ces économies d’agglomération bénéfiques sont le pain quotidien des économistes urbains et il en va de même pour les vertus de la mobilité étudiées par les économistes du transport.

L’encombrement optimal est calculable

Il s’agit donc de mettre en regard les coûts de l’encombrement et ses bénéfices concomitants. Le niveau d’encombrement optimal n’est pas égal à zéro. Sur le papier, et avec les bonnes équations, et les hypothèses ultra-simplificatrices qui vont avec, la taille économiquement idéale d’une ville ou le nombre de voitures économiquement optimal sur une autoroute sont calculables. Et l’ont été.

L’économiste Serge-Christophe Kolm. Site personnel

On dispose également d’une théorie économique générale de l’encombrement, titre éponyme du petit livret d’un ingénieur-économiste, Serge-Christophe Kolm, paru en 1968.

La question scientifique à l’époque est de déterminer le prix optimal que devrait appliquer une autorité publique pour limiter l’accès de ressources et d’infrastructures partagées comme les communaux surpâturés ou les routes congestionnées ?

L’autorité est ici omnisciente – elle dispose en particulier de toutes les données sur les coûts et les bénéfices – et bénévolente, un terme consacré qui signifie que l’intervention publique n’est mue que par la recherche de l’intérêt général – ni prébende, ni corruption ou tout simplement souci électoral. Elle agit pour réaliser le plus grand gain collectif, soit pour l’ensemble de la société.

Le bonheur des uns gâche le bonheur des autres

L’encombrement quitte alors le domaine de l’intuition pour devenir conceptuellement la manifestation d’effets externes entre individus consommant le même service. Un service à comprendre au sens large – la simple localisation en est un – et que le marché n’est pas capable d’équilibrer, car chaque individu décide unilatéralement de consommer sans tenir compte de la dégradation de la qualité du service qu’il entraîne pour les autres.

Chaque grimpeur de l’Everest retire un peu de satisfaction aux autres de le gravir, mais il ne s’en soucie pas. Il ne s’en soucie pas, car il n’intègre pas dans sa décision le surcroît de ralentissement et d’allongement de la queue que les autres subissent pour parvenir au sommet. Sans compter la perte de gloire qu’il inflige aux autres : chaque année, quelques centaines de nouveaux venus rejoignent la liste des vainqueurs du Toit du monde, ce qui en fait baisser la perception du mérite.

Plus dramatique, chaque grimpeur ne se soucie pas qu’en contribuant à augmenter l’embouteillage il contribue aussi à mettre la vie des autres en danger. En 2009, quatre accidents mortels sont imputés à l’encombrement.

Chaque grimpeur paye son déplacement, son matériel et son autorisation d’accès ainsi que sa quote-part pour rémunérer les guides et les porteurs. Mais, dans ces dépenses en dollars et en roupies népalaises, rien pour les nuisances qu’il inflige aux autres grimpeurs. Bref, les externalités d’encombrement ne sont pas internalisées.

Taxer l’encombrement ?

Pour prendre en compte les externalités, la solution canonique consiste à ajouter aux dépenses des usagers une taxe à la hauteur du coût d’encombrement qu’ils entraînent pour les autres, par exemple un péage de congestion pour les automobilistes.

De façon générale, lorsque le coût de l’encombrement l’emporte marginalement sur le bénéfice du rassemblement, il convient de limiter l’usage du service encombré en imposant un tarif d’accès.

Et à l’inverse, situation plus rare, il convient de favoriser le rassemblement par une subvention comme, par exemple, celui des médecins dans des centres de santé en milieu rural.

Depuis une quarantaine d’années et dans de très nombreux cas, les coûts à partager le même service encombré semblent avoir augmenté plus vite que les bénéfices. Mais limiter l’encombrement en réduisant l’accès et l’usage, surtout si c’est par l’instauration d’un prix ou son augmentation, n’est pas chose aisée. Cette restriction est vite perçue comme une revendication élitiste. Plus de 22 millions de touristes visitent Venise chaque année. Depuis le premier janvier, les 40 000 excursionnistes quotidiens, les deux tiers du flot, doivent débourser quelques euros pour y entrer, à peine plus que le coût de collecte des ordures qu’ils y déposeront. Nul doute qu’il devait être plus agréable d’y flâner comme Stendhal au début du XIXe siècle.

La ville de Venise a décidé de mettre en place une taxe tourisme variant de 2,5 à 10 euros par jour et par visiteur selon la saison. Miguel Medina/AFP

L’encombrement est dès lors vite vu comme une critique bourgeoise de la modernité et une lutte des classes pour l’appropriation de l’espace. En ces temps de résurgence du populisme, il faut y prêter attention.

Le fait d’utiliser l’instrument prix pour rationner l’accès crée une difficulté supplémentaire. De la même façon qu’il existe des marchés inacceptables (l’offre de reins ou d’autres organes aux enchères, par exemple), l’imposition d’un prix administré, laissant l’accès au service encombré aux uns et refoulant les autres, rebute le plus souvent une large partie de la population.

Vers de nouveaux modes de vie et d’organisation de l’industrie

L’analyse économique de l’encombrement va donc devoir se renouveler, être plus inventive dans l’approfondissement, la mise au point et l’expérimentation des solutions, en particulier autres que le prix.

Ma modeste contribution en la matière : pourquoi ne pas réserver le périphérique intérieur parisien aux véhicules propres qui circuleraient alors dans un seul sens ?


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L’analyse économique devrait prêter également plus d’attention aux effets distributifs des remèdes qu’elle préconise et à la justice sociale qui exclut de faire porter le poids de la limitation des services encombrés quand elle se révèle nécessaire aux plus pauvres ou aux moins diplômés.

Du côté de l’offre de services encombrés, cette limitation va aussi toucher un ensemble d’entreprises et d’emplois, en particulier, dans les secteurs liés au tourisme et aux événements : hôtellerie, restauration, parcs d’attractions, bateaux de croisière, agences de voyages, organisateurs d’exposition et de congrès, clubs de sport professionnel, sans compter les activités de transports qui vont avec.

Les futures solutions contre l’encombrement auront pour obligation de s’appuyer sur des innovations et créer d’autres modèles d’affaires permettant de substituer en partie la présence physique par une présence électronique. Les technologies et applications numériques ont déjà créé ces nouveaux rassemblements (les jeux vidéo collectifs en ligne, par exemple). Elles devraient globalement faciliter la transition vers un monde moins encombré (globalement, car certaines plates-formes à l’instar d’Airbnb ou Booking accentuent le sur-tourisme, par exemple dans le quartier du Marais à Paris).

La pandémie de Covid-19 nous force ainsi à nous interroger sur l’économie de l’encombrement, à la fois dans sa dimension intellectuelle et dans sa dimension matérielle. Il serait préjudiciable à l’ensemble de la société que l’embouteillage généralisé revienne comme avant lorsqu’elle sera jugulée. D’autant qu’une transition vers moins d’encombrement devrait aussi réduire une autre concentration qui lui est liée conceptuellement et physiquement, celle des gaz à effet de serre dans l’atmosphère.


François Lévêque est l’auteur des Habits neufs de la concurrence paru chez Odile Jacob.

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